Souffrance animale (GP)

Comment citer ?

Harang, Laurence (2018), «Souffrance animale (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/souffrance-animale-gp

Publié en mars 2018

Résumé

Parler de douleur physique pour le vivant semble aller de soi mais dès lors que l’on évoque la question de la souffrance animale se pose la question de sa réalité; car la bête à la différence de l’homme ne peut «dire» sa souffrance ni en avoir conscience - « je sais que je souffre.» Faut-il alors considérer tout questionnement relatif à la douleur mentale des animaux comme dénué de tout intérêt? Et faut-il n’y voir qu’une manifestation d’un anthropomorphisme naïf?

Toutefois, il convient de saisir tous les enjeux idéologiques de refuser à l’animal le statut d’être «souffrant»: n’est-ce pas le réduire à n’être qu’un corps dépourvu de toute sensibilité ou du moins d’une sensibilité qui puisse être rapportée à l’âme selon la perspective cartésienne? Bref, l’animal éprouverait de la douleur mais ne souffrirait pas comme l’homme! Il semble donc nécessaire de remettre en cause les oppositions traditionnelles admises entre la douleur de l’animal et la souffrance de l’homme; la sensation de l’animal à la conscience de l’homme et enfin la vie de l’animal au vécu de l’être humain. L’animal non humain est en effet un être « sentient » ; c’est-à-dire un être capable d’avoir des expériences, d’éprouver de la souffrance et du plaisir. L’idée de « sentience » chez l’animal détermine son statut moral et par voie de conséquence la prise en compte de ses intérêts et de ses droits.

1. Douleur physique et souffrance

a. Subjectivité de la conscience

La souffrance désigne une capacité à ressentir une douleur, une sensation désagréable. C’est à la fois une «expérience de désagrément et d’aversion» et une perception d’une menace. En cela, la souffrance peut être «physique» lorsqu’elle fait intervenir un processus somatique ou psychique quand elle s’associe à une crainte, à une angoisse. Or, pour percevoir une menace, un danger, il semble nécessaire pour la plupart des philosophes de postuler une conscience. Car seule la pensée peut se représenter un sentiment, une affection. De ce fait, l’animal serait incapable d’éprouver de la souffrance ou ne souffrirait pas « comme nous ». En ce sens, deux questions distinctes semblent apparaître à propos de la souffrance: d’une part, si la souffrance est une expérience et un affect, elle reste subjective et difficile à appréhender et à mesurer. D’autre part, si la douleur animale désigne la capacité des êtres vivants à souffrir, la question de la mesure objective se pose d’autant plus que la subjectivité de l’animal ne nous est pas accessible.

Toutefois, nous pouvons faire remarquer que la souffrance pour tous les êtres « sentients » (humains et non humains) reste subjective et donc très complexe à mesurer si nous ne l’éprouvons pas. C’est en effet une affirmation à la première personne du singulier: « je souffre », « j’ai mal ». Le privilège accordé aux êtres humains découle de leur capacité à disposer d’un langage qui nous est familier, d’une capacité à s’exprimer et surtout de la conscience. L’animal semble comme « amputé » de sa conscience et de sa capacité à se faire entendre. Paradoxalement, le cri d’un animal hurlant devant un abattoir, le désarroi d’une vache face à la perte d’un veau ne fait aucun doute pour le sens commun: l’animal souffre bel et bien.

La difficulté de la souffrance animale repose donc sur deux caractéristiques contradictoires: l’animal souffre car son comportement en témoigne - ses cris, ses mouvements désordonnés, ses yeux remplis de tristesse - mais la science est incapable d’en mesurer l’objectivité. Dès lors, il serait pertinent de se demander ce qui rend un animal heureux et ce qui l’expose à la souffrance si nous sommes incapables de lui donner un sens puisqu’elle ne peut être ni mesurée, ni accessible à l’homme.

Or, il est absurde d’opposer la douleur physique de l’animal à la souffrance de l’homme. Il sera donc nécessaire de montrer que la souffrance est commune à l’homme et à l’animal sans pour autant qu’elle se manifeste de la même manière; mais de là à nier son existence, ce serait faire du vivant une matière inerte.

b. Douleur physique et nociception

Le modèle dominant de la douleur défendu par Spencer et Darwin est l’idée qu’elle favorise la croissance des espèces et la sélection. Certes, Darwin montre qu’une connaissance des traits du visage permettrait de mesurer les affections douloureuses; mais il n’est pas question du vécu de l’animal. En cela, elle constitue un bien puisqu’elle nous alerte d’un mal plus grand. Il est vrai que ce finalisme semble confirmé par l’existence de neurones sélectifs qui permettrait à certaines espèces de mieux se défendre et donc de lutter efficacement contre des agressions. Il reste bien évidemment à se demander si la douleur telle qu’elle est pensée par Spencer protège l’homme et l’animal. Mais c’est oublier que la douleur n’est pas une simple réaction physiologique mais concerne aussi le malade. Canguilhem a raison de souligner que la douleur n’est pas simplement subie mais aussi éprouvée. Faire de la douleur une souffrance morale, c’est aussi transformer le discours médical ambiant. Car, il est en effet problématique de concevoir une douleur sans lésion. Si tel animal éprouve de la douleur, c’est bien parce qu’on lui a inoculé une substance toxique ou sectionner un membre; mais il semble impossible qu’on puisse concevoir une douleur sans lésion, une souffrance vécue en « son âme et conscience.» L’International Association for the study of pain (IASP) confirme cette intuition. La douleur est «une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée à un dommage tissulaire présent ou potentiel ou décrite en termes d’un tel dommage.» La douleur résulte d’une lésion, mais la souffrance d’un malade ne semble pouvoir être entendue. Et si de surcroît, l’animal ne la «dit» pas, elle semble dès lors niée.

En conséquence, la seule prise en considération de la douleur de l’animal reposerait sur la nociception: elle est définie comme une fonction défensive d’alarme, «un ensemble de processus mis en place par l’organisme pour réagir à des « stimuli extérieurs négatifs». Chez certains animaux, les nerfs nociceptifs détectent des stimuli causant des blessures. Autrement dit, l’existence d’un système nerveux approprié permettrait à l’animal des stratégies d’évitement dans le seul but d’éviter la douleur. Ainsi, les mollusques par exemple disposeraient de ce système de défense. Mais la reconnaissance de la douleur physique de l’animal ne prouve en rien sa souffrance. Car, il pourrait s’agir d’une modification corporelle causée par un affect sans que l’animal fasse l’épreuve de la douleur ou de la souffrance. Ainsi, certains philosophes défendent l’idée que la douleur d’un taureau ne serait qu’un état physique sans être pour autant une souffrance. Citons Francis Woolf 50 raisons de défendre la corrida :

«Le taureau «brave», loin d’éprouver la «douleur» comme une souffrance, la ressent comme un stimulant au combat; elle est immédiatement transformée en une excitation agressive.»

Bref, l’animal serait considéré comme un corps gouverné par des automatismes, comme une machine au sens cartésien. En un certain sens, la souffrance de l’animal est niée parce qu’elle est interprétée comme un dépassement, comme un acte de bravoure. C’est tout au plus défendre une forme d’anthropomorphisme naïf: le comportement de l’animal est compris à l’aune des canons de la rationalité humaine – non en lui-même, pour ce qu’il donne à voir.

Or si le stimulus nociceptif conduit à une modification comportementale, il ne permet pas de concevoir un sujet qui éprouve la douleur, qui en fasse précisément l’expérience. Car la nociception est pensée en termes de «sensation», «stimulation» et elle évacue le sens de la douleur qui est pourtant «une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable» selon l’IASP. En conséquence, la distinction opérée entre la douleur physique de l’animal et la souffrance humaine découle de postulats métaphysiques dont la conception mécaniste cartésienne en constitue une bonne illustration.

2. Sensation et souffrance

a. Le dualisme cartésien

En vertu du dualisme de l’âme et du corps, Descartes refuse d’accorder à l’animal une pensée:

a) L’animal n’a pas d’âme (âme immatérielle) donc il n’y a pas de pensées

b) La perfection des activités animales est à comprendre à partir de principes mécaniques

Descartes l’affirme clairement dans la lettre à Newcastle le 23 novembre 1646:

« Toutes les choses qu’on peut faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont, que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu’ils les peuvent faire sans aucune pensée. »

On peut en déduire que :

a) Les comportements des animaux ne constituent pas des pensées

b) Les animaux peuvent en revanche exprimer des passions diverses

Les animaux ne peuvent en conséquence exprimer des pensées mais uniquement «signifier» des «impulsions naturelles»:

«Qu’elles nous signifient très facilement leurs impulsions naturelles, telles que la colère, la crainte, la faim ou autres états semblables, par la voix ou par d’autres mouvements du corps. » (Morus, 5 février 1649).

Ce serait un préjugé selon Descartes que d’accorder une pensée aux bêtes car leurs mouvements et leurs sensations ne sont pas identiques aux hommes. De surcroît, les animaux ne peuvent «dire» leur douleur car ils ne pensent pas:

« Mais il n’y a pas de préjugé auquel nous ne soyons tous plus accoutumés qu’à celui qui nous a persuadés depuis notre enfance que les bêtes pensent. »

Pourtant Descartes reconnaît qu’il ne prive pas de sensibilité les animaux mais elle semble être sans vie:

« Je ne leur refuse pas même le sentiment autant qu’il dépend des organes du corps.»

Il serait donc possible de concevoir une âme «matérielle», mais elle renverrait à une matière «subtile», un fluide qui remplit tout l’espace (le corps occupe un espace) bref un corps dépourvu de sensibilité.

Mais on peut s’interroger sur le statut de la sensibilité animale: comment est-il possible de concevoir les passions si les animaux n’ont point d’âme? Comment l’animal peut-il sentir, éprouver de la douleur?

Descartes défend une thèse forte quant au statut de la sensation chez l’homme et l’animal; l’un éprouve de la douleur tandis que l’autre ne fait que la subir. On pourrait dire que la douleur chez l’animal est toute entière dans le corps et c’est pourquoi, il ne peut souffrir «comme nous.» Seul l’homme aurait la possibilité de rapporter ses sensations à l’âme; de les intellectualiser en quelque sorte. Toute perception et toute sensation doivent être attribuées à l’âme non au corps. Dans Les réponses aux sixièmes objections, Descartes distingue trois degrés dans les sensations:

a) « on ne doit considérer autre chose que ce que les objets extérieurs causent immédiatement dans l’organe corporel » ; ce sont des mouvements

b) « tout ce qui résulte immédiatement en l’esprit, de ce qu’il est uni à l’organe corporel ainsi mû et disposé par ses objets » ; il s’agit du sentiment de douleur, saveur, sons…

c) « tous les jugements que nous avons coutume de faire depuis notre jeunesse, touchant les choses qui sont autour de nous à l’occasion des impressions, ou mouvements, qui se font dans les organes des sens » Pour comprendre ces différents degrés du sentiment, Descartes prend l’exemple de la vision d’un bâton. Le dernier degré est attribué au jugement:

« je détermine quelque chose touchant la grandeur, la figure et la distance de ce même bâton, quoiqu’on ait accoutumé de l’attribuer au sens, et pour ce sujet je l’aie rapporté à un troisième degré de sentiment. »

L’animal est caractérisé par le premier degré de la sensation: le mouvement du vivant est matériel car il s’agit d’une affection causée par un objet extérieur sans que n’intervienne l’âme. Il semble pourtant réducteur de définir la sensibilité de l’animal sans rapporter la douleur à un sujet, mais à un corps « matériel.». Or, le corps ne sent pas. N’est-ce pas rendre incompréhensible la souffrance de l’animal? Deux solutions sont envisageables afin de rendre compte de la souffrance ou de la douleur animale:

a) penser la subjectivité de l’animal

b) penser le corps dans sa vitalité et non comme une matière inerte

3. L’existence de la souffrance animale

a. Subjectivité et sentiment de soi

Si «la santé c’est la vie dans le silence des organes» selon le chirurgien et physiologiste René Leriche, il n’est pas certain que la douleur puisse être attribuée chez l’homme et chez l’animal sans sujet souffrant. Or, l’animal n’est pas reconnu dans sa souffrance dès lors qu’il est amputé de sa subjectivité, de son expérience de «vivant» Florence Burgat montre avec beaucoup de pertinence que l’expérience dont témoigne le vivant n’exige pas d’être réflexive comme on peut concevoir une conscience non réflexive de soi. En cela, la douleur du vivant serait «non conceptualisable.»

La compréhension de la douleur animale exige la reconnaissance de l’existence de la vie animale et non simplement sa vie. Le grand psychologue et physiologue de la fin du XIXème siècle Frederik Buytendijk l’affirme avec clarté:

« L’organisme animal et humain ne fait pas que vivre, il existe, c’est-à-dire qu’il crée une relation avec l’entourage.»

Le mécanisme cartésien remet précisément en cause cette capacité du vivant à sortir de soi, à interagir avec son milieu. Or, le refus de faire de l’animal un sujet sentant et souffrant témoigne d’une peur d’une « humanisation de l’être animal.» Or, la compréhension de la souffrance animale dépend de la manière dont le vivant perçoit le monde. En premier lieu, il semble nécessaire de distinguer le niveau causal de l’explication du niveau intentionnel. La seule explication causale ne rend compte que de mécanismes alors que l’animal manifeste des buts et des intentions:

«...Mais le comportement ( de l’animal) ne nous est intelligible que si nous comprenons les mouvements et les positions de son corps non comme des contractions du système nerveux, mais comme des actes qui sont orientés vers une situation, bref comme l’expression d’une signification vécue et d’une activité intentionnelle.»

Buytendijik pose une question fondamentale que Nagel reprendra plus tard: que savons-nous d’une grenouille qui attrape des mouches? Les scientifiques expliquent un mécanisme alors qu’il s’agit de rendre compte d’une expérience du voir; mais elle reste bien inaccessible à l’homme ; la perception vécue de l’animal échappe à l’homme. Or, la compréhension de telles activités repose sur une «situation donnée» non sur des automatismes.

C’est pourquoi, il est nécessaire de rendre compte de la relation que le vivant entretient avec son milieu: elle implique une résistance et une hostilité. L’animal n’est donc pas régi uniquement par des automatismes mais par une « présence à soi. » C’est dans la douleur que l’animal éprouve cette présence à soi. Il doit lutter pour sa subsistance et il n’est pas nécessairement en harmonie avec le monde extérieur. Le corps de l’animal n’est donc pas une matière inerte mais constitue une médiation entre le sujet et le monde. Avec raison, Florence Burgat montre que le corps participe de l’intériorité et de l’extériorité. C’est ainsi que la douleur selon Buytendijik est «sensation de l’abolition de notre relation normale à notre corps.» Mais l’animal ne peut selon le physiologiste néerlandais acquérir la conscience de soi. En revanche, l’être humain peut se distancier de son corps par sa capacité à faire retour sur soi. Il existe pour le scientifique Griffin une catégorie intermédiaire entre la conscience perceptive et la conscience réflexive : il existe un certain type de conscience de soi non-réflexif que les animaux doivent nécessairement avoir : on n’imagine pas qu’un animal, lorsqu’il agit, ou lorsqu’il sent quelque chose, n’ait pas conscience que c’est lui qui agit et sent cette chose.

Or, l’animal est incapable de faire retour sur soi et de conceptualiser ce qu’il éprouve, ce qu’il endure. C’est ainsi que l’animal souffrant sombre dans le désespoir, l’angoisse et la folie. La subjectivité de l’animal dès lors n’est pas caractérisée par un retour réflexif mais par un «sentiment de soi.» Le cri de désespoir d’un cochon à l’approche d’un abattoir et le désarroi d’une vache privée de son veau attestent de cette présence à soi, de ce sentiment de soi. La souffrance est d’autant plus grande qu’elle est ignorée. Il ne nous appartient pas de déterminer si la connaissance ou l’ignorance d’une douleur la rend plus intolérable; mais il est certain qu’on ne peut priver l’animal de son existence et de sa subjectivité. En cela, l’animal - sans aborder la question des niveaux de complexité de l’existence animale – est à la fois un être sentant et un être souffrant. C’est précisément en reconnaissant la subjectivité de l’animal et sa souffrance que la question de la considération morale se posera avec une grande force au XXème siècle.

b. Quelques pistes: la souffrance est un critère de considération morale

En reconnaissant le statut d’être sensible à l’animal (droit pénal en 1976), la «sentience» (capacité à sentir et à souffrir) devient un critère essentiel pour le droit et la morale

Le Sénat en France reconnaît depuis janvier 2015 « le statut d’être vivant doué de sensibilité » à l’animal (déjà présent dans le Code pénal). Le philosophe australien Peter Singer dans La libération animale l’exprime clairement :

« Si un être souffre, il ne peut y avoir de justification morale pour refuser de tenir compte de cette souffrance. »

La capacité à éprouver de la douleur fait de l’animal un être ayant des intérêts contrairement à un objet inanimé. Une pierre par exemple n’a pas de rapport à la vie. Or l’intérêt d’un être vivant consiste précisément à ne pas souffrir. Il est donc nécessaire sur un plan moral de prendre en compte la douleur animale pour qu’une égalité de considération puisse en découler. Dans la même logique que le philosophe utilitariste et juriste Bentham, l’égalité de considération est une « égalité de droit »:

« Tous les animaux sont égaux. Ou pourquoi le principe éthique sur lequel repose l’égalité humaine exige que nous étendions l’égalité de considération aux animaux. »

Il ne suffit donc pas d’être un simple vivant pour avoir droit à une considération morale - il s’agit dans ce cas d’éthique environnementale - mais de souffrir. Ainsi, si un être souffre, il mérite notre considération en vertu du fait de sa sensibilité. Or maltraiter un être sensible, c’est faire preuve d’injustice. Dans les faits, il existe bien des discriminations entre les hommes, les animaux mais l’éthique utilitariste de Singer fait de la considération morale un devoir à l’égard des êtres vivants. La différence de capacités entre les animaux humains et les animaux non- humains n’empêche en aucun cas de prendre en considération leurs intérêts. De ce point de vue - là, la souffrance d’un animal est semblable à celle d’un être humain.

Pour autant, une « considération égale » pour les animaux ne conduit pas à une égalité de traitement : en effet, les intérêts d’un cochon ne sont pas ceux d’un humain ; autant dire que l’un et l’autre méritent notre considération morale mais ne peuvent être traités de la même manière. En effet, en vertu de sa nature, une vache préférera rester dans un pré plutôt que de lire un ouvrage comme un humain !

L’égalité de considération se distingue également de l’égalité de vie : en effet, du point de vue de la souffrance, il n’y a pas de distinction à faire entre un animal humain et non-humain. En revanche, d’autres critères interviennent quand il s’agit de la valeur d’une vie : un être rationnel qui élabore des projets, qui fait des efforts pour accomplir ce qu’il veut accomplir semble manifester une conscience plus aigüe que l’animal selon Peter Singer :

« Il n’est pas arbitraire de soutenir que la vie d’un être possédant conscience de soi, capable de penser abstraitement, d’élaborer des projets d’avenir, de communiquer de façon complexe, et ainsi de suite, a plus de valeur que celle d’un être qui n’a pas ces capacités. » Mais fonder la valeur d’une vie sur la rationalité désigne une forme de « capacitisme » et il n’est pas évident moralement qu’une vie humaine ait plus de valeur que celle de l’animal.

Toutefois, la souffrance - parce qu’elle implique même chez les utilitaristes une conscience élaborée - n’est pas un critère suffisant pour rendre compte de la subjectivité de l’animal. Selon le philosophe Francione, quand un animal éprouve une douleur, on peut considérer qu’il en fait l’expérience et donc qu’il en acquiert une certaine conscience. Evidemment, la question est de savoir s’il faut distinguer «conscience de soi» et «sentiment de soi» mais l’essentiel est de faire de l’expérience de l’animal le coeur de sa subjectivité. Or, la reconnaissance de la souffrance de l’animal ne semble pas en mesure de rendre compte de la richesse de son vécu.

c. Etre «sujet-d’une-vie»

Tom Regan, auteur de Les droits des animaux et professeur émérite de philosophie morale en Caroline du Nord conteste l’utilitarisme de Singer. Il défend une position abolitionniste quant aux droits des animaux. Par « droits » des animaux, il s’agit de défendre des droits fondamentaux comme cela se trouve pour les droits de l’homme. C’est en vertu de ses caractéristiques qu’un animal doit acquérir des droits.

La critique de Regan remet en cause la conception utilitariste de la valeur de l’individu. En effet, l’égalité de considération défendue par l’utilitarisme n’a rien à voir avec l’égalité de « la valeur inhérente » des individus. En tant que tel, l’individu possède une « valeur inhérente » qui se distingue d’une valeur instrumentale. Il est évident que le fait de définir un individu par une valeur se distingue du fait de dire qu’il est caractérisé par le désir de ne pas souffrir. Il faut en déduire que les agents moraux (les personnes) et les patients moraux (les personnes déficientes, les enfants, les animaux) sont définis par cette valeur indépendamment du fait qu’ils soient exploités. Il s’agit donc de refuser que la valeur d’un être repose sur son utilité ou sur l’intérêt qu’on peut en tirer. A ce titre, on peut considérer qu’il est injustifié de fonder le droit sur des critères liés à l’utilité car ce serait justifier des injustices.

Etre « sujet d’une vie » implique donc que certaines caractéristiques de la valeur d’un individu soient reconnues. C’est manifester une vie subjective caractérisée par des désirs, craintes… La vie est une expérience que les animaux « peuvent ressentir comme favorable ou défavorable au cours du temps. »

En conséquence, la seule souffrance de l’animal ne suffit pas à lui conférer une considération morale mais il faut prendre en compte le fait d’être «sujet d’une vie»:

« Nous désirons et préférons des choses, nous croyons et ressentons des choses, nous nous rappelons des choses et nous nous attendons à d’autres. Et toutes ces dimensions de notre vie, - y compris le plaisir et la douleur, la joie et la souffrance, la satisfaction et la frustration, la poursuite de notre existence ou notre mort prématurée - toutes ces dimensions font la différence pour la qualité de notre vie telle qu’elle est vécue, éprouvée par nous en tant qu’individus ; Comme il en va de même pour les animaux qui nous concernent (ceux qui sont mangés ou piégés, par exemple), eux aussi doivent être considérés comme des sujets d’une vie dont ils font l’expérience, comme possédant leur propre valeur inhérente

Conclusion

L’animal ne peut donc être considéré comme un corps inerte, sans vie: il est à la fois un sujet «sentant» et «souffrant.» Il serait faux de le priver de sa sensibilité. Certes, les animaux sont reconnus au XXème siècle comme « des êtres vivants doués de sensibilité » dans le code civil. Mais pour autant, l’animal a -t-il droit à notre considération morale ? Il est certes possible de reconnaître, d’un point de vue scientifique,des similitudes entre la douleur d’un humain et celle d’un animal non-humain ; mais il semble nécessaire d’accorder à l’animal le statut d’être « sentient » afin de lui accorder une considération morale.

L’enjeu aujourd’hui est donc de définir une communauté, un territoire pour les animaux humains et non humains.

Bibliographie

F. Burgat, «Souffrance humaine», «douleur animale», la mise à l’épreuve d’un lieu commun» in Jean-Luc Guichet, Douleur animale, douleur humaine, éditions Quae, 2010.Brillant essai sur la spécificité de l’animal

F. Buytendijk, L’homme et l’animal, essai de psychologie comparée, Gallimard, 1965.L’analogie entre le comportement de l’homme et de l’animal

G. Canguilhem, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, Les belles lettres, 1950 .Une réflexion pertinente sur la médecine

Darwin, L’expression des émotions chez l’homme et les animaux, Rivages, 2001Nos racines communes avec l’animal non humain

Descartes, Oeuvres et lettres, Gallimard, 1953.Fasciné par une explication mécaniste de la nature, mais il ignore la souffrance animale

G. Francione :Introduction aux droits des animaux, L’âge d’homme, 2015.Rétrospective intelligente de la question des droits des animaux

D.Griffin : Animal thinking, Cambridge, Harvard University Press, 1984 et Animal minds, Chicago, University of Chicago Press, 1992.Un passionné du monde de la chauve-souris

T. Nagel : « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? » (1974)On ne peut entrer dans le monde de la chauve-souris

T. Regan : Les droits des animaux, Hermann, 2013.Fondamental et décisif quant à la question des droits des animaux

P. Singer : La libération animale, Grasset, 1993.Il faut savoir que l’animal a un intérêt à vivre

F. Woolf : 50 raisons de défendre la corrida, Mille et une nuits, 2010.Un plaidoyer fort discutable de la corrida

 

Laurence Harang

Université d'Aix-Marseille

haraug.laurence@neuf.fr