Imagination (GP)

Comment citer ?

Gibert, Martin (2016), «Imagination (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/imagination-gp

Publié en mai 2016

 

Résumé

Une des tâches de la philosophie de l’esprit est de caractériser et différencier les grands types d'états mentaux dans lesquels nous pouvons nous trouver, comme la perception, la mémoire, le désir ou la croyance. Une croyance, par exemple, lorsque je crois qu'il neige en ce moment à Montréal, peut être définie comme une attitude mentale que j’ai à l’égard de la proposition « il neige à Montréal ». Plus précisément, l'attitude que j'ai à l'égard de cette proposition consiste à la tenir pour vraie. Je peux avoir cette attitude dans diverses circonstances, par exemple si je suis à Montréal et que je vois la neige tomber ou si une amie – qui est à Montréal – me le dit au téléphone (et si j'ai confiance en ce qu'elle me dit).

Peut-on dire quelque chose de similaire au sujet de l'imagination ?

Comme la croyance, le désir, la perception ou la mémoire, l’imagination peut être envisagée comme une attitude mentale. Par exemple, imaginer qu'il neige à Montréal, c'est avoir un certain type d'attitude à l'égard de la proposition « il neige à Montréal ». Toute la question est de savoir quelle est cette attitude dans le cas de l'imagination, et ce qui la distingue de la croyance (et du désir et de la perception, si ce sont aussi des attitudes mentales).

Pour mieux approcher cette question, nous pouvons commencer par une petite expérience de pensée. Imaginez un arbre, imaginez que vous touchez son écorce et sentez son odeur de résine. Imaginer le bruit des branches agitées par le vent. Imaginez maintenant qu’un animal dangereux est tapi derrière un rocher, non loin de cet arbre. Il ne fait aucun bruit, mais vous savez qu’il est là. Vous imaginez avoir tellement peur que vous désirez vous enfuir.

Si vous avez bien suivi les instructions précédentes, qu’est-ce que vous avez exactement fait en vous représentant cette scène ? Telle est la question de la nature de l’imagination. En gardant cette question pour fil conducteur, nous allons commencer par revenir sur le traitement de la notion d'imagination dans l'histoire de la philosophie, avant de considérer la réponse la plus communément acceptée dans la philosophie de l'esprit contemporaine. Nous aborderons pour finir les questions de la fonction et de la fiabilité de l'imagination qui font partie du débat contemporain.

1. Qu’est-ce que l’imagination?

Au cours de l’histoire, plusieurs philosophes se sont intéressés à l’imagination. Ainsi Aristote avait-il noté que l’imagination (phantasia en grec) « est quelque chose de distinct à la fois de la sensation et de la pensée » (De anima, III, 3). Au 17e siècle, Nicolas Malebranche voyait surtout l’imagination comme une faculté qui nous trompe sur la réalité : une source de confusion à laquelle il faut préférer la raison lorsqu’on est à la recherche de la vérité. Au 18e siècle, David Hume, remarquait que l’on n’est jamais aussi libre que lorsqu’on imagine puisque nous pouvons imaginer tout ce que nous volons (y compris des choses incroyables et fantastiques). Pour les penseurs romantiques comme Friedrich Schiller, il s’agit d’abord d’une faculté créatrice. Elle sert aussi à critiquer une vision du monde et de l’homme jugée trop séculière (pas assez spirituelle) ou trop scientifique.

Au 20e siècle, dans L’imagination (1936) Jean Paul Sartre critique la « métaphysique naïve » ou le « chosisme » qui nous pousse à croire qu’il existerait des images mentales indépendantes. En réalité, explique-t-il, l’imagination est une certaine sorte de relation entre ma conscience et le monde (et comme ma conscience, l’imagination possède une « intentionnalité », ce qui signifie ici qu'elle est un état mental dirigé vers le monde). De même, le philosophe Britannique Gilbert Ryle qui examine différents concepts psychologiques dans La notion d’esprit (1949), nous met en garde de « chercher une demeure aux imaginations ». Imaginer est d’abord un acte, celui de simuler, de faire semblant : imaginer l’arbre, c’est faire semblant de le voir, de le toucher, de l’entendre. Cela n’empêche pas les chercheurs en neurosciences de parler, de leur côté, d’images mentales (Thomas 2010).

Quoi qu’il en soit, on peut dire qu’aujourd’hui, il existe un certain consensus chez les chercheurs en philosophie de l’esprit pour définir l’imagination. L’imagination est une attitude mentale d’un type bien particulier. Elle ne consiste pas à croire ou à percevoir quelque chose, mais à entretenir une sorte de « pseudo-croyance » ou de « pseudo-perception ». Lorsque j’imagine un arbre, je ne le perçois pas avec mes cinq sens, mais je procède à une sorte de simulation « dans ma tête ». De même, lorsque j’imagine qu’un animal dangereux est caché derrière un rocher, je ne crois pas que c’est réellement le cas ; je suis plutôt en train faire comme si c'était le cas (et je n’ai pas forcément d’image mentale de l’animal dangereux). On pourrait donc définir l’imagination comme la faculté de simuler certains états mentaux tels que les perceptions ou les croyances.

Ainsi, lorsqu’on imagine un arbre, on construit une image mentale, plus ou moins précise de cet arbre. Et cette image obtenue par une simulation de la perception n’est pas nécessairement ou uniquement visuelle : elle peut être tactile, auditive, olfactive, gustative. On peut parler dans ce cas d’imagination perceptuelle. Elle se distingue de l’imagination propositionnelle qui consiste à entretenir une certaine attitude à l’égard d’une proposition comme « un animal dangereux se cache derrière le rocher ». Je ne crois pas « pour de vrai » qu’il y a un animal, mais je l’imagine au sens ou je fais comme si cette proposition était vraie. (Notons également qu’il existe une controverse sur la possibilité de simuler d’autres états mentaux comme les désirs : voir Currie et Ravenscroft 2002 et Nichols 2006).

Qu’elles soient de nature propositionnelle ou perceptuelle, les représentations imaginées ont des caractéristiques communes (Gendler 2010). Elles sont d’abord dans une relation de miroir avec la réalité. Cela signifie que la plupart des éléments d’une situation imaginée réitèrent ou représentent leurs analogues réels : l’arbre imaginé ressemble à un arbre réel. De plus, on peut dire que les représentations imaginées sont mises en quarantaine : elles sont hors du monde réel et n’ont pas de lien causal avec lui (je suis conscient que je ne peux pas utiliser l’arbre imaginé pour me chauffer en hiver). Enfin, contrairement à la croyance et à la perception, l’imagination est habituellement soumise au contrôle de la volonté. On ne peut pas décider de croire ou de percevoir quelque chose, mais on peut décider de l’imaginer.

Dans l’expérience de pensée initiale, nous simulions la perception visuelle d'un arbre ou la croyance qu’un animal était caché derrière un rocher. Une question se pose toutefois : peut-on simuler l’émotion de peur devant l’animal dangereux? Autrement dit, la peur ressentie dans une situation imaginée est-elle une véritable peur ou s’agit-il d’une « pseudo-peur », d’une peur simulée par l’imagination ? Même si cette question suscite certains débats (Walton 1990, Currie et Ravenscroft 2002), il ne fait guère de doute qu’imaginer quelque chose peut déclencher des émotions qui ont toutes les caractéristiques d’émotions authentiques (comme une accélération des battements du cœur pour la peur, par exemple). Nous avons vraiment peur devant un film d’horreur et nous sommes vraiment tristes lorsque la mère de Bambi est tuée par un chasseur. En philosophie de l’art, on parle d’ailleurs à ce propos d’un paradoxe de la fiction puisque ces émotions surviennent alors même que nous savons que rien de tout cela n’est vrai.

Cette conception de la nature de l'imagination appelle naturellement une nouvelle question : si l'imagination, contrairement à la croyance et à la perception, ne porte pas sur le monde réel, quelle peut bien être sa fonction ?

2. À quoi sert l’imagination?

Pourquoi imaginons-nous? On peut bien sûr le faire pour le plaisir : c’est le cas avec l’immersion narrative, lorsqu’on se plonge dans un roman ou dans un film. Mais cet usage hédoniste n’est probablement pas celui qui explique l’origine de l’imagination comme faculté cognitive. Du point de vue évolutionnaire, quel avantage peut-il y avoir à imaginer? Karl Popper (2001, p. 146) remarquait que la pensée a ceci de supérieur à la sélection naturelle qu’elle permet « d’envoyer ses hypothèses mourir à sa place. » Or, comme capacité à simuler, l’imagination permet justement de se projeter hors de la réalité perçue et d’explorer des possibilités en toute sécurité. Dans la mesure où cela nous apporte des informations et enrichit notre connaissance (Gibert 2014), on peut dire que l’imagination possède alors une fonction « épistémique » (du grec « épistémè », qui signifie « connaissance »).

Plus précisément, l’imagination est cruciale pour ce que les Anglo-saxons nomment le mindreading, c’est-à-dire la capacité à se figurer les pensées ou les émotions des autres. Avec la prise de perspective, par exemple, on essaye d’imaginer à quoi ressembleraient les choses si nous étions à la place d’autrui. Mon ennemi pourra-t-il me voir si je m’approche de lui en passant par tel chemin ? Quels sont les besoins de mon ami ou de mon enfant ? L’empathie – une faculté qui n’est pas propre aux humains (de Waal, 2010) – est une forme de prise de perspective où l’on éprouve les mêmes émotions (peur, tristesse, plaisir) que l’autre.

Un second usage consiste à comparer ce qui est avec ce qui aurait pu advenir. Lorsque nous évaluons une situation, il est souvent pertinent de la contraster avec des alternatives. Ainsi, on blâmera plus facilement le comportement de quelqu’un si l’on peut imaginer qu’il aurait pu faire autrement. De même, une personne blanche peut prendre conscience de ses privilèges en comparant sa situation avec celle qu’aurait pu affronter une personne noire (McIntosh 1988). On peut aussi dire que les utopies - et de leurs cousines effrayantes, les dystopies – nous apprennent des choses en contrastant notre réalité avec un monde possible plus – ou moins – désirable.

L’imagination est enfin cruciale pour planifier et anticiper le futur. Ainsi, John Dewey voyait l’imagination comme une répétition mentale de l’action : « Un acte effectivement essayé, écrivait-il, est irrévocable, ses conséquences ne peuvent être effacées. Un acte essayé dans l’imagination n’est ni fatal ni final » (1922, p. 190). Encore une fois, l’imagination nous aide à prendre des décisions parce qu’elle simule une réalité qui pourrait advenir.

Les recherches en psychologie du développement confirment cette idée et insistent sur le rôle de l’imagination pour comprendre la causalité. Ainsi, lorsqu’on demande à des bébés d’enfiler des anneaux – dont l’un est bouché par du ruban adhésif – la réaction varie selon l’âge. Alors que les bébés de quinze mois essayent en vain d’enfiler l’anneau rebelle, à partir de dix-huit mois, ils le brandissent et refusent de l’enfiler ou le jettent à l’autre bout de la pièce. Pour la psychologue Alison Gopnik (2010), c’est le signe qu’ils sont passés d’une connaissance par tâtonnement à une connaissance par imagination d’une possibilité. Ils parviennent ainsi à une certaine compréhension de la causalité : c’est parce que l’anneau est troué qu’on peut l’enfiler.

On constate également qu’à partir de l’âge de deux ans, les enfants jouent à faire semblant (Harris 2007). Ils s’assignent des identités fictives et s’engagent dans des jeux de rôles en solitaire ou en groupe (« on dirait que je suis une princesse »). Près de deux enfants sur trois se créent même des compagnons imaginaires : ces simulations peuvent être vues comme des manières d’expérimenter la causalité psychologique (« mon amie va-t-elle être triste si je lui mens ou si son chien meurt ? »).

Si la principale fonction de l’imagination consiste à enrichir notre connaissance, on peut légitimement se demander si cette connaissance est fiable. Dans quelle mesure peut-on faire confiance à l’imagination lorsqu’on prend la perspective d’autrui, lorsque se demande comment les choses auraient pu se dérouler ou lorsqu’on anticipe le futur ?

3. Peut-on faire confiance à l’imagination?

C’est ce genre de questions qu’étudie l’épistémologie modale, la branche de la philosophie qui s’intéresse à la connaissance de ce qui pourrait être le cas. Les philosophes, en particulier, utilisent souvent des expériences de pensées, ces situations imaginaires (ou contrefactuelles) – pleines de tramways, de pièces dans les poches et de violonistes – pour développer certains arguments (Gibert 2015). Sont-elles pertinentes? Comment ce qui advient dans une fiction où un monde seulement possible peut-il nous apprendre quoi que ce soit sur la réalité?

Il faut d’abord voir que les émotions ressenties lorsqu’on imagine sont significatives. Si, lorsque je m’imagine en haut de l’arbre regardant en bas je ressens un vertige, je ferais peut-être mieux de ne pas grimper. Si je suis en colère en imaginant qu’une injustice aurait pu être commise, j’ai de bonnes raisons de penser que je serais vraiment en colère si une situation analogue se produisait. La connaissance que je tire de ces émotions est donc relativement fiable.

Plus généralement, les mondes possibles que nous imaginons sont beaucoup plus tournés vers la réalité qu’on veut bien le croire. En effet, comme on l’a vu, ils sont sous le contrôle de notre volonté, qui peut dès lors imposer certaines contraintes. Nous sommes d’ailleurs parfaitement capables de simuler en respectant des contraintes réalistes – par exemple les lois de la physique. Bref, lorsqu’on y regarde de près, nous n’imaginons pas n’importe quoi, ni n’importe comment (Byrne 2005).

Le philosophe britannique Timothy Williamson (2010) remarque pour sa part que nous n’avons de toute façon guère le choix : même s’il ne faut pas s’y fier aveuglément, la simulation imaginative demeure indispensable lorsqu’il s’agit de s’émanciper du ici et du maintenant. Cela implique enfin, explique-t-il, que les expériences de pensée des philosophes peuvent être réellement utiles :

« Dès lors qu’on reconnaît l’imagination comme un moyen normal d’apprendre, l’utilisation par les philosophes contemporains d’une telle technique peut être vue comme une application tenace et extraordinairement systématique de notre appareil cognitif ordinaire. Il reste beaucoup à comprendre sur la fonction de l’imagination comme moyen de connaître – mais si elle n’avait pas fonctionné, nous ne serions pas là pour nous poser la question » (Williamson, 2010, nous traduisons).

Bibliographie

Byrne Byrne, Ruth, The Rational Imagination: How People Create Alternatives to Reality, Cambridge, MIT Press, 2005.

Currie, Gregory, et Ian Ravenscroft, Recreative Minds : Imagination in Philosophy and Psychology, Oxford, Oxford University Press, 2002.Un ouvrage de philosophie de l’esprit qui présente une théorie de l’imagination très complète et s’appuie sur la recherche en psychologie.

de Waal, Frans, L’Âge de l’empathie, Paris, Les liens qui libèrent, 2010.

Dewey, John, Human nature and conduct: an introduction to social psychology. New York, Modern Library, 1922.

Gendler, Tamar, « Imagination ». The Stanford Encyclopedia of Philosophy http://plato.stanford.edu/archives/spr2011/entries/imagination/, 2011.

Gibert, Martin, L’imagination en morale, Hermann, 2014.

Gibert, Martin « Et si c’était bien… Précis de l’imagination en morale » Implications philosophiques, 2015. http://www.implications-philosophiques.org/actualite/une/et-si-cetait-bien/

Gopnik, Alison, Le bébé philosophe : Ce que le psychisme des enfants nous apprend sur la vérité, l’amour et le sens de la vie, Paris, Editions Le Pommier, 2010.

Harris, Paul L., L’imagination chez l’enfant, Paris, Retz, 2007.

Un livre de psychologie qui fait la synthèse des connaissances actuelle sur le sujet.

McIntosh, Peggy, « White Privilege  and Male Privilege », 1986. http://www.collegeart.org/pdf/diversity/white-privilege-and-male-privilege.pdfUn article féministe célèbre (dans le monde anglo-saxon) pour avoir introduit la notion de privilège mâle et privilège blanc.

Nichols, Shaun, The Architecture of the Imagination : New Essays on Pretence, Possibility, and Fiction, Oxford, Oxford University Press, 2006.

Ryle, Gilbert, La notion d’esprit : pour une critique des concepts mentaux (1949), Payot, 2005.Un classique en philosophie de l’esprit qui consacre plusieurs pages à l’imagination.

Sartre, Jean-Paul, L’imagination (1936), PUF, 2003.C’est le premier livre de Sartre et une réflexion sur l’imagination dans la tradition phénoménologique.

Thomas, Nigel J. T., « Mental Imagery », The Stanford Encyclopedia of Philosophy http://plato.stanford.edu/archives/fall2010/entries/mental-imagery, 2010.

Walton, Kendall, Mimesis as Make-believe: on the Foundations of the Representational arts, Cambridge, Harvard University Press, 1990.Un livre de philosophie de l’art souvent cité qui propose une théorie de la représentation artistique comme une sorte de jeu de « faire semblant ». On y traite aussi du paradoxe de la fiction.

Williamson, Timothy « Reclaiming the Imagination », The New York Times, 15 août 2010.

Martin Gibert

Université de Montréal

martin.gibert@gmail.com