Beauté (A)

Comment citer ?

Morizot, Jacques (2020), «Beauté (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/beaute-a

Publié en mai 2020

 

Introduction

La beauté a ceci de singulier qu’elle se manifeste souvent par une sorte d’évidence irrésistible et qu’elle recèle toujours en même temps une part de non élucidé sinon d’inélucidable. Devant un chef d’œuvre, un site exceptionnel ou une simple fleur aperçue inopinément au creux du talus, tout semble se passer comme si la vivacité de l’impression dispensait de toute autre question. Un peu de recul suffit en général pour se désillusionner et prolifèrent alors une multitude d’intuitions et d’interrogations qui se développent en tous sens, ne cessant de s’entrecroiser et de se contredire. Au point que, si elle incarne un des idéaux les plus puissants de l’humanité (une version de l’absolu ou du parfait), elle nourrit aussi les soupçons les plus tenaces et offre une occasion exemplaire de se révolter contre un carcan devenu insupportable (ainsi Rimbaud, dans sa Saison en enfer, qui assoit la beauté sur ses genoux, la trouve amère et l’injurie).

Ce qui complique la réflexion est qu’il n’est jamais certain que les conclusions qu’on croit valables pour un registre particulier de beauté (le corps humain, la nature ou tels produits de l’art) soit d’emblée généralisable à d’autres domaines, sauf à s’en tenir à des généralités aussi creuses qu’inutiles. Traiter de la beauté, c’est donc être tiraillé sans fin entre le désir d’accéder à un universel apte à transcender toute situation trop locale et la pluralité des obstacles et détails qui relativisent voire démentent cette prétention. Car elle est toujours à la fois trop particulière pour satisfaire les exigences d’un système philosophique et jamais assez détaillée pour rendre compte de son adéquation concrète.

Bref, à parcourir la masse d’écrits de toutes époques, on est vite gagné par un soupçon lancinant. Le terme qui la désigne ne serait-il pas – comme Valéry le remarquait au sujet de la liberté – au nombre de « ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens ; qui chantent plus qu’ils ne parlent ; qui demandent plus qu’ils ne répondent ; de ces mots qui ont fait tous les métiers » étant bien plus aptes à nourrir la controverse ou la subtilité que de servir l’analyse conceptuelle. L’appréhension de la beauté est-elle d’avance condamnée au brouillage ou à une forme d’exaltation qui dissimule maladroitement ses carences ? En fait, il importe assez peu de savoir si le beau « contient toujours un peu de bizarrerie » et trouve sa quintessence dans le romantisme comme l’affirmait Baudelaire en 1859, s’il est simple attrait sensuel ou promesse profonde de bonheur. On peut à coup sûr le voir tour à tour comme une idole intimidante ou comme un feu follet qui nous abuse, y chercher l’empreinte rassurante du Bien ou un signe contingent du plaisir ou de l’utilité. Mais dans tous les cas, il convient de ne pas perdre de vue les conditions qui en permettent l’interprétation, et rester lucide devant les enjeux ontologiques, épistémologiques et esthétiques sans lesquels il ne possède ni contenu assignable ni possibilité de recevoir un sens.

Aussi cet article ne s’intéressera guère à l’histoire et à la description de la beauté pour elles-mêmes ou aux innombrables positions défendues à son sujet par tel ou tel auteur. Ces informations n’ont bien sûr rien de futile, mais elles en apprennent davantage sur la société, les arts ou les croyances que sur la notion considérée. Elles ne sont donc citées qu’en tant que représentantes d’une orientation mais choisies de manière à donner sinon un panorama complet du moins un échantillon significatif de la diversité des positions. Il est toutefois difficile de faire l’économie de rappels généraux portant sur les grandes options qui ont structuré l’approche philosophique du beau, au sein de la tradition métaphysique et dans le processus d’autonomisation de l’esthétique, deux zones actives qui dépassent de loin la référence à l’art, ce pourquoi il semble souvent si malaisé à la modernité d’en rendre compte. Il est en tout cas nécessaire de garder à l’esprit que la problématisation de la beauté est inséparable de couples conceptuels récurrents dont chacun ouvre des perspectives propres et contribue par là à redéfinir son expérience et ses contours, et dont elle subit aussi le poids.

Il accordera en revanche une attention spéciale aux contributions récentes qui, si elles ne bouleversent pas systématiquement le paysage conceptuel, proposent néanmoins des approches méthodologiques qui conduisent à infléchir le regard sur le beau, tant au niveau des questions à poser que dans la portée des réponses qu’on avait données. Objectif sans doute plus modeste mais en définitive pas moins instructif. C’est entre autres le cas avec les dimensions évolutionnaire, cognitive et expérimentale, qui y trouvent aujourd’hui un nouveau champ de recherches qui était déjà largement développé dans d’autres secteurs. La leçon qui s’en dégage est que la réflexion méthodologique et la modélisation d’expériences parfois triviales constituent une source irremplaçable d’instruction et qu’une catégorisation métaphysique ou esthétique trop raffinée ne fournit pas systématiquement le dernier mot sur la beauté.


Table des matières

1. Le discours philosophique sur la beauté

a. L’héritage du réalisme

i. l’Idée de Beau
ii. l’inhérence des propriétés esthétiques

b. Du primat du goût au sacre de l’art

i. beauté libre et désintéressement
ii. l’art et l’Absolu

c. Tensions contemporaines

i. hyper-individualisme
ii. réactivation d’un horizon métaphysique

2. Lignes de partage

a. Esthétique et philosophie de l’art

i. le propre de l’esthétique
ii. l’art et la beauté

b. Hédonisme et formalisme

i. beauté et plaisir
ii. formalisme(s)

c. Prédicats esthétiques : le beau, ses variantes et ses concurrents

d. La beauté physique

3. Nouvelles explorations méthodologiques

a. Le paradigme évolutionnaire

b. Esthétique et cognition

i. les mécanismes de l’attention
ii. repenser l’appréciation esthétique

c. Perspectives transculturelles

d. L’esthétique expérimentale

Conclusion : Beauté et normativité


1. Le discours philosophique sur la beauté

Si le beau est partie prenante des données empiriques relatives au monde qui nous environne et à l’interaction des hommes avec ce monde, et qu’à ce titre il ne présente pas de singularité remarquable vis-à-vis d’une foule d’autres situations, la philosophie s’est d’emblée donné la tâche de tenir un discours cohérent sur l’unité et la portée de ses manifestations. Au-delà de la dispersion des formes et des expressions ainsi que de l’hétérogénéité des expériences qui le mettent en jeu, est-il possible de s’accorder sur quelques repères principiels qui en fixent la physionomie et conditionnent son interprétation ? La philosophie l’a entrepris selon deux modalités que tout semble de prime abord opposer, tant dans leur inspiration que dans leur période d’effectivité maximale.

a. L’héritage du réalisme

De l’Antiquité au XVIIe siècle, l’orientation dominante de la pensée est réaliste, quel que soit d’ailleurs le domaine considéré. Dans ce cadre, la beauté est conçue comme une réalité dotée de caractéristiques qui lui appartiennent en propre, indépendantes de l’opinion et de l’appréciation des hommes qui s’y rapportent, et donnant accès à la substance du monde, quelque conception qu’on s’en fasse. Dans sa version la plus forte (platonicienne), cette réalité est une essence ou une Forme existant pour elle-même (le Beau qui n’est que beau) et dont les expressions sensibles (une statue, un discours, un corps d’athlète) ne sont que des éclats ou des images diffractés dans une matière plus ou moins opaque. Une approche plus modeste d’inspiration aristotélicienne consiste à l’envisager non pas comme une entité séparée, hypostasiée sur un plan suprasensible, mais comme une propriété intrinsèque qui manifeste certaines des qualités primordiales d’une chose. Bien que nettement distinctes dans leur origine et dans leurs implications, ces deux conceptions ont pour socle commun d’appréhender la beauté en relation avec l’être des choses et elles ont souvent interféré, en particulier au cours de la Renaissance.

i. l’Idée de Beau

Lorsque Socrate questionne Hippias sur ce qu’est la beauté, il se heurte d’emblée à l’obstacle de lui faire comprendre qu’aucun objet, aussi valorisé soit-il, ne fournit la définition requise. Répondre que c’est une belle jeune fille n’est pas seulement faire un choix arbitraire (une cavale ou une lyre conviendraient tout autant) et logiquement inconsistant en ce qu’il contient la notion à définir, mais encore il est contestable en raison de sa particularité et contradictoire puisque la plus belle des femmes est incapable de rivaliser avec une déesse. Évoquer une vie accomplie marque un progrès certain sur le plan du contenu mais demeure dans la sphère des exemples et ne permet pas d’atteindre la généralité adéquate. Même les tentatives suggérées par Socrate (la convenance, l’avantageux, l’agrément provenant des sens de l’ouïe et de la vue) ne fournissent pas le moyen d’exclure des contre-exemples ni de réaliser une unification suffisante. Loin de troubler Hippias, ces échecs répétés sont pour lui l’indice d’une méthode inappropriée qui ne peut engendrer que « des raclures, des rognures, un émiettement de langage » (304ab) et conduit à des apories ; il ne perçoit en tout cela qu’un accident de parcours et n’en a retenu aucune leçon de définition.

Lorsque Platon aborde à nouveau le sujet du beau dans Le Banquet, le contexte est totalement différent. Dans le discours qu’il tient sur l’amour, nous ne sommes plus en présence de Socrate âgé questionnant sans relâche son interlocuteur rétif, mais au contraire d’un Socrate juvénile qui se fait le confident de Diotime, dans un contexte d’initiation aux mystères. Ce qui est en jeu cette fois est le désir du beau, en tant qu’aspiration qui, bien qu’issue du charnel et de l’éphémère, est en quête d’immortalité. Eros est un daimon, un passeur ou un psychopompe qui guide l’âme dans sa pérégrination ou son enfantement selon la beauté. Le processus prend la forme d’une ascension qui passe par une série de niveaux hiérarchisés – du corps aux activités de l’esprit puis aux connaissances et à la révélation de la beauté en soi – et opère à chaque niveau une généralisation (d’un cas fortuit ou particulier à une vérité de portée plus large). Au terme, la discursivité des étapes débouche sur une rupture puisque la contemplation d’une Idée est de nature intuitive. On comprend que cette dimension mystique ait exercé une forte influence sur le jeune Plotin, le Dante de la Vita nova, les cercles médicéens (Ficin, Michel-Ange) et les platoniciens de Cambridge (autour de Shaftesbury) jusqu’à l’idéalisme allemand (Solger, Schelling).

Il serait pourtant trompeur d’envisager Platon sous ce seul angle, tant il semble conscient que la meilleure parade contre l’illusionnisme toujours renaissant ne se joue pas dans l’héroïque ou le désincarné mais dans la responsabilité de parvenir à une vie équilibrée, comme le Philèbe en explore les conditions. Si le beau est en apparence peu présent, il exerce toutefois une action discrète mais décisive sur la caractérisation de la vie heureuse. Platon défend la conception de plaisirs purs, c’est-à-dire non mêlés de souffrance ni bariolés, tels que peuvent en procurer la sensation des couleurs, formes, parfums et sons (51b), mais il les situe néanmoins sans hésitation en dernière position dans la hiérarchie des valeurs, après la juste mesure, la proportion, l’intelligence et les connaissances procurées par les sciences et les arts (66ac). Car ce qui compte n’est pas d’obtenir un maximum en quelque domaine mais de réaliser une vie mixte qui sache mélanger harmonieusement connaissance et jouissance, sagesse et plaisir. Conception qui laisse une trace durable dans la théorie de la musique d’Augustin et Boèce, ainsi que tout au long de la tradition eudémoniste. Le beau ne relève pas encore de l’esthétique à proprement parler mais les réflexions sur la pureté et le bonheur préparent la reconnaissance de son rôle au sein du monde humain.

En dehors des mathématiques où il a toujours bénéficié d’un fort ascendant, le platonisme a fait un retour remarqué en ontologie de la musique, en dépit de conséquences esthétiques paradoxales. En effet si une œuvre est une structure pure ou un type, sa réalité est indépendante de toute incarnation concrète et même de toute exécution (Peter Kivy). Pas plus qu’un nombre, elle ne peut être ni créée ni détruite (même la disparition de toute trace effective, partition ou enregistrement, ne suffit pas à la faire disparaître). Composer, c’est donc seulement découvrir un chemin qui mène vers elle (ce que Currie appelle une heuristique), en d’autres termes un itinéraire le long duquel rencontrer (ou piéger ?) le Beau. Levinson a proposé une version plus modérée et nettement plus crédible qui indexe l’œuvre comme structure à un contexte historique et à des moyens d’exécution donnés (type initié), ce qui revient à reconnaître entre création au sens fort et simple créativité l’existence d’un niveau intermédiaire de créatibilité au sens d’une action originale dont les effets s’inscrivent dans l’histoire.

De cet ascendant platonicien, on trouve un écho explicite jusque dans la littérature romanesque. Proust en fournit un exemple caractéristique et extrême, dans sa volonté de surmonter « ce que nous appelons faussement la vie » et qu’il faut cependant traverser pour accéder à « l’essence permanente des choses ». La musique y joue un rôle initiateur, témoin la petite phrase dans la Sonate de Vinteuil dont Proust affirme que les instrumentistes jouaient moins la séquence de ses notes « qu’ils n’exécutaient les rites exigés d’elle pour qu’elle apparût ». Derrière la thématique bergsonienne du temps et la vocation littéraire du narrateur, c’est la résonance avec la réflexion sur la beauté et les essences inspirée (entre autres) de Schopenhauer qui est décisive, étant donné que la puissance de l’art réside dans un processus de réminiscence qui réalise hors du temps la fusion entre ce qui est commun aux impressions du passé et du présent, pour appréhender une entité tout à la fois intime et surnaturelle.

ii. l’inhérence des propriétés esthétiques

En termes modernes, le réalisme esthétique signifie que les propriétés admises comme belles appartiennent de plein droit à l’objet qu’elles qualifient, au même titre que d’autres propriétés phénoménales. À la racine de cette conception, il y a la thèse aristotélicienne de l’unité de l’être et de la hiérarchie des fonctions de l’âme qui culmine dans l’« identité du sujet intelligent et de l’objet intelligé » (De Anima, 430a4) c’est-à-dire du connaissant et du connu. Le principe que « la science en exercice s’identifie à ce dont elle traite » (431a1), reprise par Thomas d’Aquin, constitue le socle de l’épistémologie réaliste dans laquelle la sensation ou la représentation ne conserve que la forme des choses, sans leur matière (432a10), mais « transporte immédiatement ma pensée vers la chose qu’elle signifie » comme dira Reid.

On conçoit que cette analyse s’appliquerait sans difficulté au cas du beau, mais le fait est qu’Aristote et Thomas n’en font pas une de leurs préoccupations principales. Et pourtant, du pseudo-Denys jusqu’aux médiévaux, on trouve d’importants développements qui voient dans la beauté un des attributs divins et l’un des transcendantaux c’est-à-dire ces déterminations trans-génériques qui sont coextensives et convertibles sans être pour autant synonymes. Cette beauté n’a rien d’une notion abstraite, elle est en prise directe sur des réalités concrètes et n’entretient aucun lien fondamental avec la représentation. Nul ne l’a exprimé avec plus de force qu’Etienne Gilson, quand il affirme que « être beau, c’est être, et être, c’est être beau ». En un langage plus contemporain, cela signifie que parler du beau en termes de propriétés n’introduit pas de différence d’ordre ontologique, bien que l’artiste enrichisse le monde à sa manière. L’œuvre qu’il produit actualise l’être en tant qu’acte, dans la fécondité spécifique qui est celle du beau mais elle reste par ailleurs soumise aux mêmes vicissitudes que les vivants, sans même exclure la mort. La théorie de l’instauration de Souriau dans laquelle l’œuvre se constitue progressivement en traversant 4 sphères d’existence (physique, phénoménale, « réique » et transcendante) demeure pour une bonne part tributaire de ce cadre.

Il serait toutefois erroné de conclure qu’Aristote ne témoigne d’aucune sensibilité pour la question du beau, mais il n’en situe pas la place privilégiée dans les arts. « Les formes les plus hautes du beau sont l’ordre, la proportion et le défini que montrent surtout les sciences mathématiques » (Métaphysique M, 1078b). Ici se dessine une conception formelle de la beauté, inspirée par le pythagorisme, régie par la causalité et par des principes rationnels, en particulier la summetria qui, (comme le montre É. Périllié) n’est pas simple symétrie géométrique mais rationalité harmonique et eurythmique. La beauté laisse transparaître une organisation sous-jacente conforme à des lois et se manifeste comme un facteur d’autonomie de la forme. En cela, le beau est moins pulchrum que decorum, ce qui suppose non seulement un mode organique de composition (y compris pour le corps humain dont la beauté résulte de l’association de tous les aspects qui conviennent à un corps) mais la prise en compte de la pleine réalisation des potentialités propres à chaque objet (entéléchie). Il y a à coup sûr une continuité à cet égard entre le canon de Polyclète et l’Imago hominis plus sommaire dans la tradition médiévale et cela est tout autant vrai pour les principes architectoniques repris à Vitruve (construction des théâtres ou des temples avec le choix du plan d’ensemble et du style des chapiteaux) et réinterprétés. En porte également témoignage le cas de la tragédie qu’Aristote examine dans la Poétique, bien qu’il insiste davantage sur l’action exercée par l’intrigue sur les spectateurs et l’effet thérapeutique qui en découle pour le contrôle des passions. Comme y insiste Ricœur, la notion aristotélicienne de mimèsis est « tout le contraire du décalque d’un réel préexistant » mais la mise en intrigue d’un matériau originaire en un objet littéraire capable d’interagir avec le monde du lecteur. En tant que « coupure qui ouvre l’espace de fiction », elle peut enrôler les qualités formelles au service de la pertinence interprétative. L’humanisme prolonge cette perspective au bénéfice de propriétés qui, bien que liées elles aussi à l’objet, ne sont pas définissables et dont la trace n’est pourtant pas moins réelle.

Le rationalisme sous-jacent à cette approche du beau trouve un écho persistant dans toute la tradition classique jusque tard dans le XVIIIe siècle. En porte témoignage l’idée de beauté absolue telle qu’elle est envisagée par Hutcheson (1725) et qu’il distingue soigneusement de la beauté relative ou comparative pour laquelle il n’est pas nécessaire que l’original soit lui-même beau. Mais il revient au Père André, dans son Essai sur le beau (1741), d’avoir proposé une hiérarchie complète des diverses acceptions du beau. Il distinguait un beau essentiel (divin) d’un beau naturel et d’un beau d’institution « arbitraire jusqu’à un certain point », selon la place qu’y tiennent le génie, le goût et le caprice. Tout en concédant une certaine liberté aux artistes, il ne manquait cependant pas de réserver l’usage pertinent du terme à ce dont l’excellence propre retient l’attention de la raison.

b. Du primat du goût au sacre de l’art

Alors que le réalisme reconnaît une place éminente au beau en tant que celui-ci célèbre la dignité de l’être, la pensée esthétique qui s’est constituée au cours du XVIIIe siècle ne lui accorde qu’un rôle secondaire puisqu’il est désormais subordonné à la liberté d’évaluation de chaque sujet. Toutefois il convient de nuancer aussitôt ce constat car il existe de multiples formes de subjectivisme qui conduisent à des résultats très divergents, soulignant tantôt ce qui est le plus irréductiblement singulier dans l’individu, tantôt ce qu’il possède en partage avec tout être pourvu de rationalité. Les philosophes qui ont à cette époque laissé l’empreinte la plus forte sur la pensée esthétique se sont nettement démarqués du réalisme tout en refusant toute dérive relativiste, Hume en indexant l’objectivité des attributions esthétiques sur la convergence de juges qualifiés, Kant en recherchant les conditions de possibilité d’une nécessité subjective (sensus communis esthétique). Dans les deux cas, c’est la question du goût qui occupe une situation centrale, une fois que cette notion est passée du registre sensoriel à une perspective d’évaluation raisonnée, tant en ce qui concerne la nature que les produits de la société. Mais celle-ci va être à son tour supplantée lorsque le tournant idéaliste allemand identifie l’Art (souvent pourvu d’une majuscule) à une figure remarquable de l’Esprit absolu.

i. beauté libre et désintéressement

L’analyse kantienne du jugement de goût constitue une des contributions majeures de la pensée esthétique et aucune réflexion sur le beau ne peut manquer de s’y référer. N’en retenons que quelques éléments indispensables (voir aussi plus loin C 1).
(a) La caractérisation générale porte sur ce que nous appellerions aujourd’hui « attitude esthétique », c’est-à-dire une manière de se rapporter au monde qui prend le contrepied de nos habitudes pratiques et entreprend de répondre de manière désintéressée aux sollicitations d’une situation perceptive donnée. Pour Kant, on rencontre le beau, souvent de façon fortuite – plutôt qu’on ne le recherche et le découvre –, à travers une expérience qui est à la fois active et contemplative, autrement dit attentive à ce qui est propre à l’objet concerné (il est évalué pour lui-même) et disposant aussi de la distanciation suffisante. Il renvoie dos à dos l’attrait sensuel (trouver agréable) et l’impératif moral (se conformer au bien ou à un objectif qui lui est subordonné) et met l’accent sur une forme d’intransitivité : elle ne crée aucun lien entre le prédicat de beauté et le concept de l’objet, nous ne sommes en définitive renvoyés qu’à nous-mêmes, et invités à une réflexion qui stimule le « libre jeu des facultés de connaissance dans une représentation » (CFJ §9), état d’esprit qui est au cœur du sentiment de plaisir/déplaisir. Ceci offre la clé du paradoxe de la communicabilité, dans le domaine qui semble de prime abord le moins propre à la réaliser, car ce plaisir de simple réflexion qui correspond au beau, à distinguer du plaisir de jouissance, ne fait appel qu’à l’harmonie des facultés guidée par l’imagination, bien qu’elle nécessite en dernière instance de postuler l’existence du goût comme un sens commun esthétique.
Ainsi le trait le plus remarquable souligné par Kant dans le jugement de goût est qu’il demeure toujours subjectif et particulier dans son contenu (je juge que cette rose est belle, non pas que les roses sont belles, ce qui serait un jugement logique), au point que l’existence même de l’objet n’est pas une condition nécessaire, et en même temps que la (dis)satisfaction qu’on peut en attendre a une portée universelle et non pas statistique (tout un chacun doit pouvoir la confirmer, ce qui enlève tout sens, note Jean-Marie Schaeffer, à déclarer que « cette œuvre est belle, mais je m’en contrefous » [1996, p.214]).
(b) Hume est d’accord avec Kant sur le fait que la beauté n’est pas une qualité objective (la beauté du cercle ne réside en aucune de ses parties) mais elle dérive à ses yeux de notre capacité de sentir (sensitivity), ce dont témoigne l’extrême diversité des évaluations en matière esthétique. En empiriste et sentimentaliste conséquent, il devrait donc conclure que « tout sentiment est juste », étant donné que le sentiment n’est qu’une modification originelle et non pas la représentation d’une réalité extérieure et que « vouloir chercher la beauté réelle, la laideur réelle, est une étude aussi vaine que de prétendre déterminer avec certitude ce que sont en réalité le doux et l’amer » (RG §7). Mais il ajoute aussitôt qu’une espèce de sens commun contraire vient équilibrer le précédent : tous les sentiments ne se valent pas car l’arbitraire ou le frivole ne disposent d’aucune légitimité. Une multitude de facteurs viennent les perturber et ils nécessitent une foule de circonstances favorables (éducation, délicatesse d’imagination, gamme d’exemples fixant des points de comparaison, etc.). Au terme d’une telle énumération, on en viendrait facilement à penser que le goût relève du miracle ou équivaut à un coup de force ; ce n’est pourtant pas du tout ce que pense Hume qui remarque que l’observation des hommes montre qu’ils s’accordent plus facilement sur le beau que dans leurs opinions politiques ou religieuses. Comment expliquer cela ?
En fait, il convient de renverser la manière de poser le problème de la règle : plutôt que de voir le critique idéal comme celui qui est parvenu à surmonter les obstacles innombrables et redoutables qui s’accumulaient sur son chemin, il faut le voir comme celui qui parvient à fixer la référence : la règle est ce qui découle de la pratique de l’expert ; en ce sens, il ne suit pas la règle, il l’incarne, il est lui-même la norme. Tout semblerait donc se passer au niveau collectif comme si l’histoire avait déjà tranché à notre insu (conservatisme validé par la tradition) mais non sans admettre des révisions, voire des ruptures. Au niveau individuel, ce qui prend le pas est la signification des divergences entre critiques supposés compétents ; il convient donc de se demander avec Alan Goldman si celles-ci ne reflètent pas in fine des différences irréductibles de goût ou de sensibilité quant au beau.
(c) Parler de beauté en général est probablement trop vague. La pensée esthétique s’efforce de distinguer entre une beauté inconditionnée que Kant appelle libre et des formes de beauté adhérente qui doivent tenir compte d’une fonction ou d’une destination (on a du mal à imaginer qu’un bâtiment serve indifféremment d’entrepôt ou d’église). Il est significatif qu’une large majorité des auteurs du XVIIIe siècle mentionnent comme exemples de beauté libre des êtres de la nature (fleurs, oiseaux, papillons) ou des éléments ornementaux qui ne représentent rien (frises, rinceaux, etc.). Si on n’est pas surpris de trouver citée la musique pure, d’autres exemples laissent plus perplexes, ainsi lorsque Kant affirme que la beauté du cheval ou celle de l’homme est adhérente, du fait qu’elle « suppose un concept d’une fin, qui détermine ce que la chose doit être et par conséquent un concept de sa perfection » (CFJ §16). Il faut évidemment tenir compte du contexte de la téléologie naturelle et Kant semble lui-même reconnaître que la ligne de partage est parfois ténue entre un pur jugement de goût et un jugement appliqué (Schaeffer le rejoint dans la distinction qu’il fait entre jugement esthétique et jugement opéral).
En revanche, certains produits de l’art s’imposent comme exemplaires : « sans avoir été eux-mêmes engendrés par l’imitation, ils doivent toutefois servir aux autres de mesure ou de règle du jugement » (§ 46) en fixant le critère d’un Idéal de beauté. Seul le génie peut s’élever jusqu’à cette hauteur, en tant qu’il est une « disposition innée de l’esprit par laquelle la nature donne les règles à l’art ». Reste tout de même que Kant ne remet jamais en question le privilège de la beauté naturelle sur celle de l’art (aucun connaisseur de l’art ne peut se prévaloir d’être une belle âme) et que toujours « l’art doit avoir l’apparence de la nature, bien que l’on ait conscience qu’il s’agit d’art » (§ 45).

ii. l’art et l’Absolu

On n’a pas manqué de remarquer que le contenu des ouvrages publiés en Allemagne au début du XIXe siècle et intitulés Esthétique n’a plus grand-chose à voir avec ceux des auteurs anglais et français du siècle précédent de même titre. De Solger à Schleiermacher et surtout Hegel, l’esthétique devient une « philosophie de l’art beau ». Il y a sans conteste de nombreuses conditions sociales et culturelles qui ont œuvré en ce sens, mais l’essentiel tient dans son intégration dans le programme englobant de l’idéalisme qui en fait un moment privilégié de l’Esprit absolu.
(a) Hegel n’est certes pas le seul à bâtir une philosophie systématique du beau mais il le fait avec une minutie et une ampleur qui dépassent de loin ce qu’offrent la plupart de ses contemporains. Il incarne même le paradoxe d’un penseur qui parvient à faire tenir ensemble au sein du même discours un développement spéculatif intransigeant et un matériau concret d’une richesse étonnante, et toujours digne d’intérêt aujourd’hui, sans que ses fortes tensions internes ne le fassent éclater.

Hegel commence par expulser de son système la beauté naturelle, jugée imparfaite parce qu’il lui manque la médiation de l’esprit : « le beau n’est véritablement beau qu’autant qu’il participe de cette supériorité et qu’il est créé par elle » (Esthétique 52). Si la beauté artistique appartient encore à la sphère sensible, le fait est que dans l’œuvre d’art le sensible n’y figure pas en tant que sensible par soi-même. Au contraire, ce qui caractérise le concept philosophique du beau est qu’il « doit comprendre les deux extrêmes réconciliés, réunifier l’universalité métaphysique avec la détermination de la particularité réelle. C’est seulement ainsi qu’il est conçu en soi et pour soi dans sa vérité » (74-75), une formation mutuelle du rationnel et du sensible comme l’avait déjà écrit Schiller. Mais Hegel compte faire un pas de plus, en visant l’idée comme « concept absolu concret en soi » (156), ce qui situe l’art de plein droit dans le même domaine que la religion et la philosophie. À ce titre, il poursuit un idéal qui n’emprunte aux passions et à l’imagination que pour les maîtriser, et qui s’incarne dans la liberté en tant que détermination suprême de l’esprit. En définitive, « semblables pour leur contenu et l’identité de leur objet, l’absolu, les trois sphères de l’esprit absolu se distinguent seulement par la forme sous laquelle elles se révèlent à la conscience » (166).

C’est en tenant compte de cet arrière-plan qu’on doit comprendre l’affirmation de Hegel que notre époque n’est pas favorable à l’art, au sens où il ne nous procure plus la « satisfaction des besoins spirituels que les époques et les peuples anciens ont cherchée en lui » (61), comme s’il n’était plus adéquat pour manifester l’absolu. Cela signifie deux choses en apparence opposées qui, l’une et l’autre, tendent à mettre le beau à distance :
– d’une part, l’esprit cesse d’être absorbé dans une incarnation sensible : « si l’essentiel est ce sentiment intérieur, la beauté de la représentation sensible n’est plus qu’une chose accessoire et indifférente. Car la vérité est révélée à la conscience comme indépendante de l’art » (664), relayé ici par la religion révélée et la philosophie ;
– d’autre part, et de manière beaucoup plus inattendue, l’art doit inventer des formes de manifestation qui lui soient propres, en se détournant des idées profondes au profit de sujets ordinaires sinon vulgaires (mendiants de Murillo, scènes de cabaret ou d’arrière-cuisine) mais réalisées avec le maximum de talent et même de virtuosité dans le rendu de l’apparence, dans ce qu’elle a d’éphémère et d’irremplaçable, comme une « musique visible » qui peut maintenant s’affranchir du beau. Telle est par excellence la réussite de l’art hollandais, dans lequel une population qui a atteint l’aisance matérielle « veut jouir une seconde fois, par la peinture, du spectacle de cette existence, aussi forte qu’honnête, satisfaite et joyeuse » (II, 315-316) – atteignant à ce véritable « dimanche de la vie qui égalise tout et qui éloigne toute idée du mal ».

(b) Comme tous les Romantiques, Schelling entend surmonter la scission opérée par Kant entre monde phénoménal et choses en soi et renouer le lien entre connaissance et absolu. Conscient de l’incompatibilité entre contenu ontologique et forme discursive, il cherche la solution dans une « science du tout sous la forme ou la puissance de l’art » (Philosophie de l’art, p. 59). Plus précisément, « l’art est le réal, l’objectif, la philosophie est l’idéal, le subjectif. On pourrait d’avance définir en ces termes la tâche de la philosophie de l’art : présenter dans l’idéal le réal qui est contenu dans l’art » (55). L’art découle donc de l’Absolu et il y reconduit puisqu’il exprime l’identité absolue des deux, ce qui le conduit à affirmer que « l’univers est formé en Dieu comme œuvre d’art absolue et dans une beauté éternelle » (§ 21), à partir d’une force cosmique inépuisable. Mais il faut bien reconnaître que, dans ce processus de création, les œuvres plastiques et la beauté sensible ne jouent à peu près aucun rôle ; seule la poésie est en mesure de s’élever jusque-là.

(c) La situation est en apparence plus favorable chez Schopenhauer, en raison de la forte composante contemplative présente dans sa conception de l’art en tant qu’il s’abstrait du principe de raison (MVR § 36). L’art parle « la langue naïve et enfantine de l’intuition » et donne accès à une image de la vie, une fois qu’a été déchiré « le voile des accidents subjectifs et objectifs » (Suppl. XXXIV). Mais s’il consacre de longs développements à la beauté de l’architecture, des jardins ou de la peinture, et s’il voit dans les arts plastiques un moyen efficace pour affaiblir l’emprise de la volonté et une manière de consolation, seule la musique nous met sur la voie d’une libération effective. En effet, à la différence des autres arts, elle n’est pas « une reproduction des Idées mais une reproduction de la volonté au même titre que les Idées elles-mêmes », fonctionnant en parallèle et par analogie avec elles (§ 52).

c. Tensions contemporaines

Il en va ici comme dans bien d’autres situations, la pensée contemporaine a poussé à l’extrême des tendances ébauchées bien avant elle. Elle l’a fait dans deux directions opposées, l’une radicalisant l’idée subjectiviste que la beauté est dans l’œil du regardeur et qu’elle ne nécessite aucune justification au-delà de la simple appréciation personnelle, l’autre au contraire qui éprouve la nostalgie d’une référence stable, indépendante des penchants ou du caprice des individus.

i. hyper-individualisme

Durant les derniers siècles, des empiristes anglais et des écrivains d’art du XIXe jusqu’aux défenseurs du modernisme et au-delà, le subjectivisme domine la scène esthétique, souvent de manière ouverte et parfois plus indirectement. Nul n’a exprimé cette conviction avec plus d’évidence que Baudelaire, affirmant dans le Salon de 1859, que « si tel assemblage d’arbres, de montagnes, d’eaux et de maisons, que nous appelons un paysage, est beau, ce n’est pas par lui-même, mais par moi, par ma grâce propre, par l’idée ou le sentiment que j’y attache ». Zola défend une version plus radicale (ce que Burke fut à Hume) : « c’est notre corps qui sue la beauté de nos œuvres » (Mon salon, 1866).

Le moment sans doute le plus significatif dans le contexte d’aujourd’hui est cet ensemble multiforme désigné par le terme vague et fourre-tout de post-moderne. Yves Michaud note qu’il « engendre ce sentiment puissant et insidieux que la beauté est partout, doit être partout, alors même que l’art n’est plus nulle part » et qu’on serait bien en peine de s’accorder sur des critères de reconnaissance et a fortiori de définition. La plupart du temps, on a surtout insisté sur la juxtaposition d’opinions bigarrées sinon contradictoires ; on a moins relevé une injonction à laquelle la beauté et le contentement servent de support ou de prétexte, qui passe par des activités dans lesquelles on s’immerge (flow experiences) et la valorisation de toutes les formes d’apparence (dans l’image du corps, la mode, le décor, etc.). Lipovetsky n’hésite pas à parler d’une « véritable économie esthétique et d’une esthétisation de la vie quotidienne ». On peut toujours revendiquer que la beauté sauvera le monde mais la portée de cette maxime a totalement changé de signification ; pour Souriau (La couronne d’herbes, 1975), il s’agissait encore de revivifier la morale au moyen d’une imagination esthétique inventive capable de donner tout leur sens aux conduites humaines, alors qu’elle n’est plus aujourd’hui que la marque incertaine d’une posture consumériste qui ne dispose plus du moindre point de repère.

Il est d’ailleurs remarquable qu’il n’existe pas de philosophie subjectiviste radicale qui fournisse un modèle adéquat pour penser ce qui fait la singularité de cette situation. Genette croit trouver une explication dans le fait qu’aucune théorie indigène ne peut « rester fidèle à l’expérience subjective de l’appréciation » (1997, p. 106). La seule manière de rendre compte de façon correcte de la position subjectiviste dont il se réclame suppose de faire intervenir une construction à deux étages : (a) au niveau vécu, on a un fait psychologique qui est ce que je ressens à cet instant : dire « c’est beau » revient tout simplement à dire que « j’aime çà » ; comme chez Burke, il s’agit d’une relation causale qui ne comporte aucune croyance ou médiation sémantique ; (b) au niveau méta-esthétique, nous objectivons de l’extérieur et illusoirement le contenu relatif à cette appréciation. C’est pourquoi Genette affirme que « l’appréciation esthétique est objectiviste par illusion constitutive » (id.). À ses yeux, la seule formule cohérente est donc celle-ci : « le sujet esthétique juge l’objet beau parce qu’il l’aime, et croit l’aimer parce qu’il est beau » (110), ce qui entérine la position subjectiviste en surmontant son incapacité à proposer une explication. Mais elle ne peut le faire qu’en empruntant par un mécanisme d’auto-aveuglement à la thèse rivale ; omettre le second membre dans cette formule serait donc la vider de toute forme d’intérêt. Mais ceci ne fournit pas pour autant de raison pour la qualifier d’hyper-kantienne (144) !

ii. réactivation d’un horizon métaphysique

 

Insatisfaite de la remarque d’Urmson que la beauté se tient à fleur de peau et semble parfois se dissoudre en une poussière d’impressions flottantes, une part importante de la pensée contemporaine cherche à renouer le fil avec des questions relatives à l’évaluation et à la valeur intrinsèque de l’expérience esthétique. Cette tendance a été stimulée par le développement de nouvelles théories logiques et épistémologiques (réalisme modal, sémantique des mondes possibles, théories de la survenance, etc.) et encouragée par une méfiance grandissante envers le poison dissolvant du relativisme. Il est à coup sûr significatif que de nombreux travaux participant de cette réaction comportent une référence explicite au beau, dès la couverture et le titre des ouvrages, alors que le modernisme triomphant tendait à en faire un objet de dérision.

À titre d’exemples, on peut mentionner quelques ouvrages récents qui ont en commun de valoriser des cas paradigmatiques sur lesquels on peut s’accorder et revendiquent que la beauté a de l’importance. Mary Mothersill (Beauty Restored, 1984) soutient que l’absence de lois du goût ne condamne pas le jugement esthétique à l’insignifiance si l’on adopte une théorie causale de la beauté dans laquelle l’objet considéré est une configuration perceptuelle unique mais répétable de propriétés ordinaires induisant la satisfaction. Eddy Zemach (Real Beauty, 1997) insiste sur les conditions de vérité des énoncés esthétiques, ce qui présuppose une base de cas validés fixant une signification publique et stable, et souligne les liens de convergence entre beauté et vérité. Pour Nick Zangwill (The Metaphysics of Beauty, 2001), ce qui fait de la beauté la forme générique de l’excellence esthétique tient au rôle particulier des propriétés verdictives qui surviennent sur les propriétés substantielles. Pour Dominic Lopes (Being for Beauty, 2018) attribuer la beauté à quoi que ce soit suppose toujours un contexte social d’interaction esthétique et renvoie à une épistémologie des vertus (inspirée de Goldie et de Moore).

Jerrold Levinson a sans doute raison pour sa part de rappeler que « La beauté n’est pas Une » (2011) mais au contraire irréductiblement multiple (il ne distingue pas moins de 7 niveaux ou catégories de beauté visuelle). Toutefois le corollaire important est que, quand bien même il est illusoire de vouloir les ramener à l’unité, une telle situation n’engendre aucune menace de chaos tant qu’il est possible de proposer des bases (intentionnelle, structurale, phénoménologique) pour différencier et articuler ces beautés.

2. Lignes de partage

S’inspirant d’une formule célèbre de Stendhal, Alexander Nehamas affirme que la beauté n’est qu’une promesse de bonheur (2010) en ce qu’elle crée la possibilité d’une communauté de personnes qui se reconnaissent à travers un commun intérêt qui les transforme sans annuler leurs motifs d’incertitude. Lorsqu’on réfléchit sur la beauté, un point essentiel est en effet de savoir comment on en fait un objet d’expérience et même d’expérimentation. Il va de soi qu’en ce domaine il n’existe pas de stratégie assurée d’avance mais il est tout aussi important de remarquer que la manière d’interroger la beauté et de lui donner sens dépend pour une bonne part du type de références ou d’arrière-plan que nous choisissons de privilégier. Partir de l’esthétique ou de la philosophie de l’art, donner la préférence à l’hédonisme ou au formalisme aboutit à ne pas accorder la même portée à la beauté ni même à lui reconnaître le même statut.

a. Esthétique et philosophie de l’art

Bien que dans la pratique courante (y compris en philosophie) on tienne souvent les intitulés « esthétique » et « philosophie de l’art » pour interchangeables, surtout en Europe, il est difficile de les tenir pour synonymes. Fiedler n’hésitait pas à les mettre en disjonction, constatant que « la beauté ne peut être construite à partir de concepts, la valeur d’une œuvre d’art si. Une œuvre d’art peut déplaire et cependant être bonne » (Aphorismes, §9). D’autres adoptent une ligne moins stricte, considérant que toute expérience de l’art n’est pas d’ordre esthétique et qu’inversement la beauté se rencontre en bien d’autres secteurs que dans les arts.

i. le propre de l’esthétique

Frank Sibley est sans aucun doute l’auteur moderne qui s’est le plus efforcé de saisir ce qui faisait la spécificité du mode de connaissance esthétique. Il a introduit plusieurs couples conceptuels qui, appliqués aux énoncés esthétiques, lui ont permis de faire émerger des distinctions fondamentales et fréquemment négligées.

–  descriptif / évaluatif. Le partisan d’une conception émotiviste interprète le jugement que x est beau comme une sorte d’exclamation plus raffinée. Ceci a parfois le mérite de souligner la spontanéité que manifestent certains jugements esthétiques mais s’ils doivent prétendre à une forme d’objectivité, on doit pouvoir les analyser, leur reconnaître une portée assertive c’est-à-dire les traiter comme une description renvoyant à un état de choses, que ce soit de façon littérale ou en incluant une dimension métaphorique. Le point critique pour Sibley est que l’existence (inévitable) de désaccords puisse donner prise à un échange d’arguments et non refléter des décisions arbitraires. Pour autant, même si la finalité de l’esthétique n’est pas intrinsèquement évaluative (d’où sa méfiance à l’égard des verdicts), il ne fait aucune difficulté à reconnaître une gradation qui fait intervenir des termes-de-mérite descriptifs (comme équilibré, dynamique, émouvant) et des termes pour ainsi dire mixtes qui combinent un composant descriptif et un composant évaluatif qui le détermine (ex. savoureux ou insipide).

– prédicatif / attributif. Chaque fois que, dans un jugement de forme « X est un NA » (N pour nom et A pour adjectif), il y a un sens à le scinder en « X est N » et « X est A », ce jugement est prédicatif. Ainsi le fait de trouver beau un galet dépend purement de ses caractéristiques physiques et non de ce que c’est un galet, alors que la beauté d’un visage semble ne faire qu’un avec lui (il n’est pas un visage auquel la beauté se surajoute), ce qui en fait un jugement attributif. L’usage du prédicat « beau » est donc ambifonctionnel puisque tantôt on l’utilise de manière prédicative et tantôt non. Mais inversement Sibley soutient que ce n’est pas le cas de « laid » dont l’usage serait toujours attributif, dans la mesure où il faut savoir à quelle catégorie appartient l’objet qu’on juge pour se prononcer valablement. C’est ce qui explique aussi qu’une prairie jonchée de déchets peut bien être visuellement plaisante, la présence de détritus interdit de la déclarer belle car cela entre en contradiction avec le concept d’une prairie.

– position particulariste / généraliste. Comme Beardsley, Sibley répugne à tenir pour recevable une justification ne valant que pour le cas considéré et fonctionnant pour ainsi dire ad hoc. Toute attribution esthétique doit reposer sur des raisons générales s’appliquant à une classe d’objets comparables. Affirmer cela n’est en rien revenir à une position dogmatique où l’on appliquerait mécaniquement des règles. Par exemple la raison de tenir une œuvre pour belle ou séduisante peut être son élégance et l’équilibre de sa construction, et dans un autre contexte en dépit d’une élégance trop passe-partout. Sans référence à des critères de valeur publics, il n’y a pas grand sens à faire usage de prédicats valorisés esthétiquement mais la seule manière de se familiariser avec leur maniement passe par une forme d’éducation active dont les critiques sont les guides indispensables.

ii. l’art et la beauté

La philosophie de l’art s’intéresse quant à elle à des conditions relatives au statut définitionnel des œuvres, sur le plan ontologique (monisme ou pluralisme esthétique), poïétique (genèse), fonctionnel (place de la représentation ou de l’expression), et surtout interprétatif, etc. Le beau n’y occupe en tant que tel qu’une place secondaire, à tel point que Dickie ou Carroll considèrent que les théories esthétiques exercent une contrainte néfaste sur la compréhension de l’art. Pourtant sa considération est loin d’être absente, en fonction des écoles artistiques concernées, de l’importance accordé au style et à ses idéaux sous-jacents. Classiquement c’est le dessin qui a été responsable de cette exigence. Qu’on pense à l’image des Vénus et Madones de Botticelli qui incarnent une vision pour ainsi allégée du monde et des corps, à la sérénité de Raphaël ou à l’affirmation démiurgique de Michel-Ange. Si Hegel a raison de penser que « la tâche et la fin de l’art consistent à ramener à nos sens, à notre sentiment et à notre inspiration tout ce qui a une place dans l’esprit humain », il serait bien étrange que le beau n’y trouve aucun rôle et que son extension ne varie pas de concert avec la diversité des idées et l’évolution des sociétés.

Certes l’art moderne ou contemporain n’a pas hésité à se démarquer des formes traditionnellement valorisées par le beau. J. J. Sweeney décrit la situation de l’art vivant comme celle d’un autobus qui dévale sans s’arrêter un long boulevard et dans lequel il est impossible de ne pas monter, sauf à être irrémédiablement marginalisé. La peinture a tourné le dos au naturalisme, en revendiquant un « art de conception » ; Apollinaire en donne la version optimiste d’« un art qui devient plastique, qui ne veut servir qu’un seul propos : inspirer la nature humaine à l’égard de la beauté » (Chroniques, p. 347). D’autres versions sont plus agressives. Mais si les déclarations maximalistes dans le style de Marinetti (« une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace ») ou des dadaïstes semblent ériger la provocation en norme implicite, on assiste simultanément à une migration ou une relocalisation du beau sur de nouveaux territoires comme le design, la décoration ou l’esthétique industrielle. C’est en ce sens qu’on a pu soutenir que les véritables œuvres d’art d’aujourd’hui sont des ponts suspendus ou des gratte-ciels. Quant aux musées, ils sont désormais moins le conservatoire des chef-d ’œuvres du passé que le lieu qui réunit les témoignages d’une époque ou d’une activité et le moyen de reconfigurer le regard qu’on peut porter sur eux.

Reste à se demander si le véritable enjeu du beau artistique ne résiderait pas dans le plein accomplissement du projet plutôt que dans la qualité plastique du résultat. Mikel Dufrenne aimait à dire en ce sens que le contraire du beau est moins le laid que l’avorté ou ce qui laisse indifférent. Admettre le banal, le négligé, les déformations outrées, n’est pas un désaveu de la création artistique, à condition qu’il porte la marque de la sincérité ou de l’authenticité. Et s’il est difficile de soutenir qu’« écrire un poème après Auschwitz est barbare » (Adorno, Prismes), il n’en est pas moins vrai que toute œuvre qui prend naissance après les grandes convulsions politiques des deux derniers siècles ne peut qu’intégrer dans sa notion du beau quelque chose qui porte la trace de ses vicissitudes (qu’on pense à Goya, Picasso ou Bacon).

b. Hédonisme et formalisme

Défendre une position subjectiviste revient le plus souvent à accorder un rôle central au plaisir, qu’il soit sensoriel ou plus élaboré, et le beau devient alors pour l’essentiel la capacité à engendrer un tel plaisir. Mais l’objet n’est pas amorphe, il possède des caractéristiques qui favorisent ou qui perturbent la manière dont nous l’appréhendons. D’où un chassé-croisé perpétuel entre plaisir et autonomie de la forme dont les échanges façonnent l’expérience vivante et dont les positions antagonistes de l’hédonisme et du formalisme ne sont que les dépouilles rigides.

i. beauté et plaisir

Peu de gens contesteraient sans doute l’affirmation de Santayana qu’« une beauté non perçue est un plaisir non senti et une contradiction » (p. 29). Mais comment interpréter le plaisir dont nous jouissons devant la beauté ? Samuel Alexander (parmi d’autres) soutient que le cas n’est pas fondamentalement différent de celui de trouver le goût du sucre plaisant, le plaisir appartient à l’esprit et lui seul, et comme on sait tout esprit perçoit une beauté différente (Hume). Reid objecte que cette conclusion devient franchement absurde dans le cas des objets culturels car « il s’ensuivrait que quand nous disons des Géorgiques de Virgile qu’elles sont belles, nous n’entendons rien affirmer du poème mais que nous nous bornons à exprimer un fait qui nous concerne » (chap. VIII, p. 448). Présentée de cette manière, la querelle semble néanmoins assez vaine car le plaisir attaché à la beauté ne naît pas au hasard (on n’est jamais sûr de répéter une expérience esthétique) mais il survient comme une rencontre privilégiée entre des facteurs objectifs et subjectifs.

– c’est bien sûr un fait que certaines formes sont jugées plus harmonieuses que d’autres et que les couleurs n’affectent pas indifféremment. Un des premiers au XVIIIe siècle, Hogarth refuse de se retrancher derrière le « je ne sais quoi » et thématise une ligne de beauté qui associe des contrastes de courbes dont la variation est réglée. Les premières études de psychophysiologie expérimentale de la perception (Wundt, Fechner) ont cherché à estimer les préférences spontanées de sujets devant des formes géométriques (rectangles ou triangles) dont on fait varier les paramètres. De même, les Gestaltistes parlaient de « bonnes formes » lorsqu’un ensemble de données perceptives s’organise en une configuration simple et stable. Birkhoff a même proposé une formule mathématique quantifiant ce qu’il appelle la mesure esthétique, laquelle serait proportionnelle à l’ordre qu’on appréhende et inversement proportionnelle à la complexité rencontrée.

Mais le point le plus important lorsqu’on parle de beauté esthétique porte sur l’organisation interne d’une composition et la subordination de ses parties. Le plaisir semble indiquer qu’on a atteint un point d’équilibre et que tout n’est donc pas placé sur le même plan. Beardsley raisonnait en termes de « qualités régionales » qui dépendent des conditions perceptuelles d’appréhension des composants (on peut penser aussi aux diagrammes d’Erle Loran sur Cézanne ou des couples de couleurs mises en tension par Kandinsky). L’expérience qui en découle, à la base de sa position instrumentaliste, se révèle d’autant plus probante qu’elle est plus unifiée, plus intense et plus complexe (§28). Mais il n’est sans doute pas indispensable que cette situation soit directement présente à la conscience. C’est en ce sens qu’on a pu parler d’une « basse continue » qui relie par des affinités sous-jacentes les diverses parties d’un tableau, et Richard Taylor a pu vérifier que les lacis de coulures de Pollock correspondaient de manière inattendue à des structures fractales presque parfaites.

– le sujet doit pour sa part faire preuve d’une attitude de curiosité et d’attention en alerte car ici comme ailleurs l’habitude est le pire ennemi du plaisir et la surprise son complice attentionné. Montesquieu s’en avise lorsqu’il caractérise le goût comme « l’avantage de découvrir avec finesse et avec promptitude la mesure du plaisir que chaque chose doit donner aux hommes » (Essai). Il renvoie dos à dos l’ennui qu’engendre « une vicieuse uniformité » et la confusion qui viendrait d’une nouveauté trop exubérante car « tout nous fatigue à la longue, et surtout les grands plaisirs ». L’aspect fondamental porte toutefois sur l’engagement actif vis-à-vis d’une situation dans laquelle la beauté nous révèle d’abord à nous-mêmes par le biais d’un objet. Lipps parle de « jouissance objectivée de soi » qu’il ne faut pas concevoir comme une délectation égotiste mais plutôt comme une manière de faire vivre une relation idéelle de contemplation. C’est pourquoi l’imitation esthétique vise à une auto-activité qui est d’emblée expressive ; par exemple, « toute forme d’une ligne requiert que la ligne avec sa forme crée sa propre activité créatrice ou recréatrice. Et je répète que cette activité ne se trouve dans la ligne que dans la mesure où elle existe pour moi. Elle n’existe pas un seul instant pour moi si je ne la crée pas par mon activité » (Elie p. 139). De même, pour Volkelt, la conscience esthétique passe par une co-perception qui nous met en résonance avec les qualités du monde ou de l’œuvre. Cela n’exclut cependant pas des tensions comme celle entre Einfühlung et abstraction chez Worringer qui oppose au sentiment de plénitude organique l’instinct abstrait de stylisation, ce que Deleuze qualifiera de vie inorganique.

ii. formalisme(s)

À sa racine, l’option formaliste est une réaction contre la conception émotionnelle qui jauge la beauté à l’aune de la vie intérieure et du plaisir, sous ses multiples acceptions. Comme l’affirme Zimmermann, « le beau ne se laisse pas démontrer mais il n’est pas exact qu’il ne puisse être que senti » (Maigné, 153). Fondamentalement il renvoie à des qualités formelles qui valent pour elles-mêmes, indépendamment du contenu particulier propre à une œuvre. Les origines philosophiques du formalisme remontent à Herbert et Bolzano dans leur débat critique avec Kant, lesquels ont exercé une profonde influence sur l’esthétique générale en langue allemande et en particulier sur les théoriciens de la musique (dont Hanslick) puis plus indirectement sur la grande école viennoise des historiens d’art où elle se conjugue avec l’historicisme. En certains de ses aspects, il côtoie la théorie morphologique de Goethe et celle de la pure visibilité de Fiedler, tout en conservant sa spécificité esthétique que symbolise le souci du beau.

La motivation profonde des formalistes est de bâtir l’esthétique sur une base aussi objective que possible, c’est-à-dire conforme à une approche gnoséologique. Ce qui permet d’avancer n’est pas la notion brute de forme devant laquelle on vient souvent buter (cf. Diderot « Qu’aperçois-je ? Des formes, et quoi encore ? des formes ; j’ignore la chose ») mais plutôt celle de rapports formels entre des représentations qui la dote dès lors d’une autonomie et d’une cohérence suffisantes. La meilleure caractérisation qu’on pourrait en donner est à coup sûr la formule de Focillon selon laquelle « le contenu fondamental de la forme est un contenu formel » (p. 5). Dans le domaine plastique, ces rapports de forme s’incarnent dans des configurations, rapports de lignes et de couleurs qui sont irréductibles à de simples contours ou à des motifs sans atteindre pour autant le niveau de généralité de lois structurales (ce sera toutefois l’obsession des théoriciens de l’abstraction, et notamment de Mondrian). Ce sont à coup sûr les historiens (Riegl, Wölfflin, Dvorak), par des voies chaque fois originales, qui ont thématisé avec le plus de précision ce qui est en jeu dans une telle appréhension des formes de la peinture.

La contribution esthétique majeure est en revanche à chercher dans la réflexion sur la musique, en particulier Le beau dans la musique d’Edouard Hanslick (1854) sous-titré de manière significative « Essai de réforme de l’esthétique musicale ». Art le plus immatériel et le moins soumis à l’injonction mimétique, il est de manière constitutive et par tradition le plus attentif à sa propre structuration formelle. Hanslick affirme logiquement que « la musique instrumentale seule est la musique pure et absolue » (80), aux antipodes de Wagner qui fonde son idée de l’œuvre d’art de l’avenir sur la prééminence de l’action dramatique et la collaboration des arts (débat qu’on retrouve avec Greenberg au cœur du modernisme). Davantage, « le compositeur donne forme à une beauté indépendante » (186) qui n’exprime rien d’autre qu’elle-même (idée reprise par Stravinsky), même si l’interprète peut y instiller ce qui relève de son jeu. Cette beauté est inséparable de conventions (par exemple le système tonal ou le dodécaphonisme) mais elle ne nécessite pas l’expérience de ce qui est au-delà d’elle. La mélodie n’est qu’une forme sonore en mouvement incessant. C’est pourquoi Hanslick peut écrire que « la beauté d’un thème simple nous plaît par elle-même, comme une arabesque, comme une colonne, ou comme les beautés de la nature, les feuilles ou les fleurs » (99). Déclaration de tonalité presque kantienne (sans la téléologie) et à l’opposé de Poussin qui voyait dans les colonnes de la Maison Carrée de vieilles copies des belles filles de Nîmes ou de Schopenhauer qui cherchait dans les églises gothiques la trace de forêts primitives.

Une autre variante du formalisme trouve sa source en Angleterre, dans un contexte pictural et philosophique à la fois. Si les œuvres d’art visuelles suscitent une émotion si particulière chez les personnes dotées de sensibilité, c’est que celles-là doivent posséder une qualité essentielle. Clive Bell affirme dans Art (1913) qu’à ses yeux seule « la forme significative » (significant form), en tant qu’elle est cette disposition singulière des lignes et couleurs, fournit une réponse satisfaisante (p. 8). Il écarte volontairement le terme de beauté qui n’est pas spécifique de ces œuvres et qui charrie par ailleurs d’autres connotations, bien qu’en pratique les deux vocabulaires tendent à se chevaucher. En revanche, si les auteurs de langue anglaise font de Bell la référence indiscutable en matière de formalisme, ils ne s’avisent pas suffisamment qu’il associe à « l’hypothèse esthétique » une hypothèse « métaphysique » selon laquelle l’émotion ressentie devant une œuvre qui est à elle-même sa propre fin (ou son propre sujet) est en même temps aussi le moyen de saisir à travers elle quelque chose de ce qu’est la réalité ultime.

Une critique récurrente adressée à Bell est que les expressions « être une œuvre d’art » et « avoir une forme significative » sont dans sa présentation coextensives et même interchangeables, si bien que l’une ne peut pas servir à expliquer l’autre. Bell ne fait rien d’autre en réalité que restreindre l’usage du mot « art » à une catégorie donnée de peintures, par excellence celles de la période postimpressionniste. Plus radicalement, Klee ressent que « le formalisme, c’est la forme sans la fonction » (1998, p. 54), et donc un terme plutôt qu’un germe créateur ; trop souvent d’ailleurs l’art « s’est arrêté à l’observation de la forme au lieu de s’élever jusqu’à la construction active de la forme » (p. 10).

c. Prédicats esthétiques : le beau, ses variantes et ses concurrents

Une conviction tenace postule que le beau est à l’esthétique ce que le vrai est à la logique et le bon à l’éthique. Personne ne met en doute que la beauté occupe un centre de gravité important, parfois en conjonction avec ces notions apparentées (cf. le kaloskagathos grec), et que leur fonctionnement épistémologique présente d’incontestables affinités. Mais l’inconvénient d’une telle présentation est qu’elle donne une image trop sommaire et trop uniforme d’un ensemble beaucoup plus fluide de déterminants, à tel point qu’il n’est pas absurde de soutenir que l’identité du beau n’est pas séparable des termes voisins qui le connotent ou s’en démarquent.

– une constante de la pensée esthétique consiste à exclure la galaxie de l’agréable, du joli, du charmant, etc., tous termes que leur origine sensible rend suspects et incapables de donner accès à la sorte de désintéressement qui s’impose. Mais dans les faits, la frontière est assez poreuse ; le gracieux par exemple semble osciller entre le beau et le joli.

– depuis ses origines, la pensée esthétique s’est établie sur la dualité du beau et du sublime, parfois remplacé par l’extraordinaire ou le grand (cf. Addison, Kames, Reid). Ici l’auteur le plus représentatif est sans conteste Edmund Burke (Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, 1757) qui, le premier, inverse l’ordre habituel (contrairement à Kant, dans ses Observations de 1764 et dans la 3e Critique), suivi par Alison (1790) qui se place pourtant davantage dans la descendance de l’associationnisme de Hume. Burke propose une approche physiologique et une typologie des passions. Le sublime n’est pas un superlatif du beau mais une variété spécifique et concurrente de delight. La place privilégiée qu’y tient le sublime vient de ce qu’il s’agit d’un plaisir relatif, mixte de privation et de satisfaction, « sorte d’horreur délicieuse (ou) de tranquillité teintée de terreur » (IV, 7), car il en va en lui de la préservation de soi – d’où son lien avec l’obscur, le pouvoir et l’infinité – alors que le beau donne un sentiment de plénitude et d’épanouissement. Le sublime dépossède de soi, là où le beau rassérène.

– l’évolution de la pensée esthétique est jalonnée de l’émergence de nouvelles catégories qui prolongent et compliquent le beau. Dès la fin du XVIIIe siècle, c’est le cas du pittoresque (Price, Gilpin) qui joue du double dialogue entre nature et pictural, puis au XIXe le grotesque (Hugo, inspiré par Shakespeare) qui récuse l’antithèse entre comique et tragique et mêle le sérieux et le bouffon (« le gnome embellit le sylphe », Préface de Cromwell). Il n’est pas jusqu’au kitch qui, d’Hermann Broch à Génin, ajoute sa gamme de nuances et s’impose, non pas seulement comme un sous-produit médiocre de la consommation de masse mais également comme un genre paradoxal dans lequel le beau ne cesse de côtoyer sa capacité d’autodérision.

– dans un article célèbre, John Austin déplorait : « si seulement nous pouvions oublier pour un moment le beau et nous intéresser au délicat (dainty) et au moche (dumpy) ». [Dainty est l’héritier du bas latin bellus (alors que le beau renvoie à pulchrum), c’est-à-dire ce qui est mignon, gentil mais reste superficiel. Dumpy par contraste évoque des qualités négatives liées à ce qui est grossier, quelconque ou balourd.] Comme le remarque Zangwill, les deux adjectifs relèvent de la sphère de ce qui est substantiel, tout comme garish (tape-à-l’œil) ou balanced (équilibré). Il ne vise pas à expulser de tels prédicats de l’esthétique car ils y exercent à l’évidence un rôle important, autant d’un point de vue descriptif qu’évaluatif, mais à défendre une certaine idée de l’esthétique. Zangwill se refuse en effet à placer la beauté sur le même plan, quand bien même elle est souvent utilisée à la légère mais sans nulle intention dépréciative. Développant une idée de Beardsley, il soutient que ces propriétés servent de soubassement à la propriété verdictive de beauté, comme telle irréductible à la mesure d’un mérite esthétique. Car « quelque chose qui est beau ne peut être beau tout simplement. Il doit être beau parce qu’il possède une variété de propriétés substantielles » (325), lesquelles déterminent la valeur esthétique qu’on lui reconnaît (328).

d. La beauté physique

 

À la différence de leurs homologues français, la plupart des ouvrages en langue anglaise consacrés à la beauté incluent un chapitre spécial sur la beauté relative au corps et à la personne. Parce que nous sommes des hommes, nous sommes en effet portés à voir dans la figure humaine un objet particulier qui doit son importance autant à ses constantes anthropologiques qu’à ses dimensions culturelles puisqu’elle incarne une médiation entre l’expérience intime et le regard individuel et collectif qui connote une image du corps.

En tant que donnée biologique naturelle, le corps est appréhendé en fonction de critères de beauté qui privilégient les proportions harmonieuses, la symétrie et la régularité. De tels traits, une fois idéalisés, ont servi à l’élaboration de canons, fût-ce en rusant avec les apparences, témoin Praxitèle dont l’Aphrodite de Cnide est la synthèse des parties les plus belles empruntées à diverses mortelles. En pénétrant dans l’espace public, sa présentation est toutefois inséparable d’une foule de conventions, depuis les tatouages rituels jusqu’aux artifices de la parure et du maquillage. Exemple extrême, Orlan tente d’incarner par le recours à la chirurgie esthétique une image de beauté corporelle directement inspirée des peintres de la Renaissance.

La beauté corporelle peut difficilement être dissociée de l’attrait érotique et du désir, même s’il est douteux qu’on puisse s’en tenir à la version sommaire d’une survie des plus attrayants (à la manière d’Etcoff). L’exhibition de la nudité ne fournit aucun argument (dans l’art elle est en partie désexualisée), et devant Amour sacré, amour profane de Titien on a pu soutenir des hypothèses totalement opposées quant à la correspondance des deux personnages féminins (cf. O. Pächt). Ce qui complique aussi les choses est que le vocabulaire esthétique a été constamment transposé dans le domaine éthique pour signifier la beauté des actions ou des pensées qu’elles inspirent. Inversement l’exploitation de l’image du corps dévêtu par la publicité et la mode a été la cible légitime du féminisme qui y trouve un renversement de l’émancipation qu’elle portait à l’origine. Reste que la référence au corps constitue le seul langage permettant d’exprimer une expérience dans laquelle l’individu met en jeu ses limites, comme on le voit dans le discours des mystiques mais tout autant dans les entreprises artistiques les plus abstraites (Boite noire de Tony Smith ou peintures ultimes de Reinhardt) ; au-delà des controverses sur l’anthropomorphisme, tout se passe comme si la beauté dans l’art, une fois détachée des apparences visibles, ne trouvait pas de meilleur ancrage que la force et la fragilité de l’organisme humain.

3. Nouvelles explorations méthodologiques

Si une bonne part de la philosophie de la première moitié du XXe siècle est principalement structurée par l’opposition de la phénoménologie et de la philosophie analytique, sa seconde moitié donne une impression nettement plus morcelée. L’influence des débats scientifiques y semble plus présente et de nouvelles disciplines y prennent une part plus active. Leur impact s’est exercé sur tous les secteurs du champ philosophique, quoique plus tardivement en esthétique mais souvent avec une acuité particulière, notamment en ce qui concerne la notion du beau. Ces développements n’ont pas pour objectif de désavouer la réflexion esthétique antérieure. Ils apportent d’abord des investigations complémentaires, en attirant l’attention sur des facteurs négligés et en favorisant une approche moins soucieuse des chefs-d’œuvre que de réalisations plus humbles et bien plus répandues. Ils relativisent parfois la portée de certains résultats qu’on tenait pour des évidences sur la base d’intuitions non interrogées, et il en ressort en définitive une image moins uniforme ou consensuelle dans laquelle l’esthétique au sens étroit de ce qui s’est constitué dans un contexte historique et spatial bien déterminé, apparait comme un noyau bien délimité entouré de zones plus floues.

Parmi les contributions qui ont eu le plus fort retentissement sur l’analyse et la discussion du beau, il faut mentionner en priorité : les sources biologiques et anthropologiques qui jettent un éclairage neuf sur l’émergence de phénomènes comme l’art et l’expérience esthétique ; l’essor des sciences cognitives qui permettent de les aborder comme la résultante complexe de traitements mentaux à la fois communs et spécifiques ; l’ouverture à des références culturelles non-occidentales et non élitistes ; le développement d’approches expérimentales dans lesquelles le beau ou le sens esthétique sont soumis à des tests de validation évaluables et révisables, actualisant « l’esthétique d’en-bas » qui fut si chère à Fechner.

a. Le paradigme évolutionnaire

La pensée esthétique a eu tendance à traiter le phénomène des arts et le paradigme du beau comme des situations incomparables. Au contraire une approche anthropologique cherche à les réintégrer au sein de la culture la plus ordinaire et de penser celle-ci selon des coordonnées élargies – d’ordre biologique, écologique et sociétal – sans lesquelles des formes plus spécifiques ou plus raffinées auraient été dans l’incapacité de se développer. Les recherches menées par les ethnologues et les préhistoriens ont été décisives ainsi que le cadre plus large de la naturalisation où la théorie de l’évolution a un rôle structurant. Dans toutes ces analyses, il est inévitable que le beau n’apparaisse pas au premier plan, il figure toutefois toujours pour ainsi dire en creux, comme un défi qui stimule et parfois comme une énigme sur laquelle on vient buter.

(1) Agentivité et stimulation créative. Dans son livre posthume de 1998, Art and Agency, Alfred Gell met à distance le beau pour mieux repenser l’art à partir de son contexte intentionnel global de fabrication et de réception d’artefacts qui sont tout à la fois des objets d’usage ordinaire et des médiateurs de communication. Il s’agit fondamentalement de les replacer dans un réseau de liens et d’interactions qui leur confèrent une forme originale de personnalité. Le beau dans l’acception esthétique n’en offre qu’une interprétation bien trop restrictive (ce qui s’apparenterait à une théologie de l’art) car on trouve déjà dans les formes jugées primitives une puissance de fascination qui permet de faire la différence entre une réalisation quelconque et quelque chose de pleinement accompli, témoin ces boucliers de proue mélanésiens qui sont ses exemples favoris. C’est pourquoi il parle si volontiers de « pièges mentaux » et qu’il caractérise les débuts de l’activité artistique comme une véritable « technologie de l’enchantement ».

À partir d’un point de vue d’éthologiste, Ellen Dissayanake est frappée par l’universalité de certains comportements liés à la décoration, la création, la participation à des jeux ou rituels, etc. qui ne sont pas de simples activités récréatives mais une dimension à part entière de la vie collective. Ce qui l’intéresse au premier chef n’est pas le contenu ou la valeur intrinsèque (y compris symbolique) de ces objets ou situations mais le bénéfice humain et adaptatif qui en découle. Tous ces comportements proto-artistiques relèvent de ce qu’elle dénomme « faire spécialement » (making special) ou encore « élaboration » c’est-à-dire la volonté de façonner son corps ou son proche environnement de manière à le rendre plus plaisant ou plus attirant car l’embellissement va de pair avec de meilleures chances d’intégration. Dans son livre plus récent, Art and Intimacy (2000), elle situe la matrice active de ce qui s’épanouira sous forme d’expression artistique dans la relation primitive de la mère à l’enfant, par le biais de processus d’imitation verbale ou de mimiques faciales. Il en découle qu’il est beaucoup plus pertinent d’envisager l’art et ses corrélats comme un comportement que comme une collection d’entités, ce qui rejoint par des voies différentes la leçon d’auteurs comme Dewey ou Cometti qui mettent l’accent sur les usages, l’arrière-plan ou les réinterprétations permanentes.

(2) Sélection sexuelle. Pour d’autres auteurs, comme Geoffrey Miller et surtout Denis Dutton, le facteur décisif dans cette évolution passe par la sélection sexuelle. « Si l’art est une adaptation, la simple survie [dans un environnement hostile sur le modèle de la sélection naturelle] est une explication totalement inadéquate de son existence. La raison en est claire : les objets et performances artistiques font par excellence partie des créations les opulentes, extravagantes, brillantes et excessives de l’esprit humain. Les arts gaspillent la puissance cérébrale, l’effort physique, le temps et les ressources précieuses » (Dutton, p. 136). Ils n’auraient donc jamais dû perdurer (pas plus que la queue du paon qui obsédait tellement Darwin) et pourtant ils n’ont cessé de se développer, avec un succès non démenti. Une solution séduisante pour rendre compte d’un tel « principe du handicap » (Zahavi, 1997) est d’admettre que ces productions ostentatoires n’ont rien de gratuit mais qu’elles fonctionnent comme des indicateurs de fitness, dans le cadre d’une conception élargie de la sélectivité sociale. Le mécanisme de base est celui des signaux dits coûteux qu’on ne peut pas simuler puisqu’ils indiquent « précisément les qualités qui rendent possible [leur] production » (Schaeffer). Les arts obéissent au même type de contrainte et s’inscrivent également dans des situations de communication risquée ou problématique qui donnent lieu à une réception qui est à son tour coûteuse.

Dans le contexte étroit de la sélection de partenaires potentiels, les femmes ont un rôle déterminant, en raison des contraintes liées à la gestation. Mais les conditions socioculturelles qui prennent le relais leur conservent cette position privilégiée, en leur donnant un rôle pivot dans la galanterie, l’art de la conversation et la pratique de la lecture. À plus grande échelle, on assiste à un véritable processus d’auto-domestication de l’espèce, dans lequel la beauté, la séduction ou la fiction contribuent à élargir le registre des capacités mentales (cf. Boyd 2009). Il en résulte un enrichissement des interactions fructueuses car, comme le remarque Carroll à propos de David Copperfield, par la fiction « l’homme ne s’évade pas de la réalité ; il s’évade d’une réalité appauvrie dans le monde plus vaste d’une possibilité humaine saine » où l’imaginaire exerce une fonction structurante.

(3) L’esprit-cerveau. Dans leur article de 2001, « Does Beauty Build Adapted Minds ? », John Tooby et Leda Cosmides font un pas de plus en remarquant que les actions qui augmentent le taux de fitness ne portent pas seulement sur le monde extérieur et sur le corps mais sur le développement même de l’esprit-cerveau qui est non seulement inachevé mais en constante réorganisation. Un tel processus qui mobilise le jeu, l’exploration de variantes ou d’alternatives et pas seulement les inférences familières, s’appuie souvent sur des motivations d’ordre heuristique et esthétique. Pour accepter une telle conclusion, il faut néanmoins postuler que nos dispositifs neurocognitifs sont en mesure d’activer deux modes d’activité différents : un mode fonctionnel qui met en œuvre une fonction déjà effective (ainsi les routines du langage et de la perception) et un mode organisationnel qui construit la fonction adaptée en sélectionnant les composants et en leur fournissant l’information qui leur est nécessaire. De même que le babil enfantin semble dénué de dessein mais prépare sans le savoir le succès du langage, les ébauches de comportements esthétiques aident à hâter la pleine maturité du cerveau. En somme, résume Symons, « la beauté existe dans les adaptations du spectateur », parce qu’un être humain ne reconnaît pas le beau par des principes mais par le biais d’indices qui retiennent son attention en fonction de l’évolution propre à son espèce et l’invitent à multiplier les rapprochements et les découplages. Il ressort aussi de ces recherches une double leçon, d’une part limitative : la question de l’adaptation est notoirement embrouillée et il est difficile d’en retracer la généalogie exacte, d’autre part positive : notre système fait preuve à tous les niveaux d’une plasticité remarquable. Une théorie générale de la beauté est donc probablement superflue et factice mais cela rend d’autant plus indispensables des théories locales, au sujet de l’attractivité physique, du paysage, des modes musicaux ou métriques, etc.

(4) Universaux et mêmes. À toutes les époques, on a éprouvé le besoin de ramener la diversité empirique foisonnante à un petit nombre de lois ou de principes sous-jacents censés fournir une raison à l’émergence du beau. Une des tentatives récentes les plus connues (Ramachandran et Hirstein, 1999) énonce huit lois objectives qui auraient pour effet de stimuler positivement les aires visuelles du cerveau. Elles reposent pour l’essentiel sur des données d’orientation gestaltiste comme la symétrie, le groupement ou l’isolement sélectif, ou la désambiguïsation de figures par évitement de points de vue avantageux ou ad hoc. Mais on trouve aussi des ressources de type métaphorique et surtout un procédé bien connu en psychologie du développement qui consiste à décaler ou amplifier le point maximal (peak shift effect) d’un processus ou d’une représentation (cf. l’exagération d’un trait facial dans la caricature, les fesses protubérantes des Vénus stéatopyges ou les seins rebondis sur les sculptures de divinités indiennes). S’il est incontestable que des facteurs de ce type sont récurrents dans de nombreux styles et plausible qu’ils relèvent de la structure profonde de la représentation lorsqu’ils sont utilisés en synergie et contextuellement, il est en revanche douteux qu’ils identifient soit une essence de l’art, soit la genèse de la beauté.

Une perspective probablement plus fructueuse est de faire l’hypothèse de mêmes (Dawkins, Blackmore). Un même (ou mème) est une unité réplicable qui transporte une information de type culturel et la fait circuler d’un individu à d’autres. Porté par le langage, l’image ou des comportements collectifs, il fonctionne sur un modèle darwinien de sélection – voir par exemple l’épidémiologie des représentations de Dan Sperber – là où il n’existe pas d’hérédité de l’acquis. À la transmission verticale (et fermée) du patrimoine génétique s’ajoute donc une transmission horizontale par dissémination de mêmes, qui est ouverte et amplifiante. Il en résulte la possibilité d’une co-évolution dans laquelle les processus innés favorisent le rendement mèmétique (cf. effet Baldwin).

L’originalité de Jean-Pierre Changeux est d’envisager les objets culturels (tels que tableaux, livres, etc.) comme des architectures complexes de mêmes qu’ils fixent et font évoluer, à la manière dont l’écriture a pu réinventer la puissance du langage. Collectionneur averti lui-même, il éclaire les racines du plaisir taxonomique de regrouper des espèces différentes dans une catégorie plus large et de différencier celle-ci d’autres, lequel relève moins d’un instinct de possession que du désir de faire partager des significations imaginaires qui consolident par leurs interactions le lien social. Il se réclame ouvertement de « l’entreprise en cours d’une naturalisation de la contemplation du beau » (Du vrai, du beau, du bien, p. 113) et s’appuie en particulier sur les ressources mentales du « style projectif » par lequel le spectateur parvient à réactiver imaginativement le geste de l’artiste (cf. Rizzolatti et la découverte de neurones-miroirs), jouant des multiples résonnances entre raison et plaisir. Il n’est pas déraisonnable de penser que la signification concrète de la beauté est fortement corrélée à de tels mécanismes d’activation.

b. Esthétique et cognition

Pas plus que les études inspirées de la théorie de l’évolution, celles issues des sciences cognitives n’ont pour but d’expliquer la beauté, au sens d’une théorie dont elle serait la conclusion nécessaire. Ces recherches ont d’ailleurs tendance à traiter conjointement de la beauté et de la fiction, plus généralement de la simulation. Toutefois les développements très importants de la psychologie de la perception ont apporté une riche moisson qui éclaire de multiples aspects qui sont partie prenante de notre relation à la beauté, à commencer par les mécanismes qui la rendent effective.

i. les mécanismes de l’attention

Le paysage conceptuel s’est considérablement modifié depuis que Koffka pouvait déplorer que l’attention était la « bonne à tout faire » de la psychologie. Elle constitue aujourd’hui un secteur d’étude particulièrement dynamique et différencié.

(a) Il ne suffit pas de faire attention pour percevoir des choses magnifiques ni pour être en mesure de reconnaître ce qui est beau. Mais le rôle de l’attention dans l’expérience esthétique n’en est pas moins décisif, à condition de bien différencier attention et perception. En effet, on ne prête pas également attention à tout ce qu’on voit et le fait qu’on n’ait pas conscience d’un contenu ne signifie pas qu’il n’a pas été perçu. Dans le cas d’une image, il est même habituel qu’on ne remarque pas sa surface, notre regard étant focalisé sur la scène ou l’objet dépeint, sauf si la facture présente des particularités très marquées (empâtements ou non fini, etc.). Ce qui caractérise l’attention esthétique est que l’attention ne soit pas mobilisée au hasard, comme lorsqu’on laisse vagabonder rêveusement son regard, mais qu’elle soit centrée sur un objet tout en étant distribuée en ce qui concerne les propriétés de cet objet (Nanay, chap. 2) et pour les objets iconiques qu’elle sache tirer profit de la perception double, en jouant de la dualité entre surface et sujet (chap. 3 et 7). Ce que l’esthétique classique appelait « désintéressement », et qu’elle associait en priorité au détachement qui accompagne la beauté libre, est donc mieux décrit comme une stratégie d’exploration non routinière qui exploite chaque sollicitation visuelle pour ce qu’elle comporte d’intéressant ou de surprenant. En ce sens, le sens du beau est moins dépendant d’ingrédients exceptionnels que d’une disponibilité à repérer ce qui passe de prime abord inaperçu.

Les propriétés qui méritent d’être relevées sont celles qui sont esthétiquement pertinentes, c’est-à-dire celles qui font ressortir une différence esthétique par rapport à d’autres, plus banales ou trop attendues (Sibley) et qui constituent donc le germe de nouveaux développements qui complètent, corrigent, voire supplantent les interprétations antérieures d’une œuvre. Une telle situation demande à la fois une ouverture d’esprit envers des hypothèses non encore validées et une information appropriée sur l’arrière-plan et les choix qui ont guidé le travail de l’artiste. Un des intérêts de l’art conceptuel par exemple – et une raison qui freine sa reconnaissance – est son pari de faire fonctionner comme propriétés pertinentes d’un point de vue esthétique des données qu’on aurait du mal à compter comme des propriétés esthétiques au sens traditionnel (Nanay chap. 4).

(b) Jean-Marie Schaeffer remarque excellemment que « le secret de toute expérience esthétique réussie réside dans sa capacité à piéger l’attention » (L’expérience esthétique, p. 87). Pour y parvenir avantageusement, elle doit obéir davantage à la divergence cognitive qu’aux automatismes de l’attention standard. Elle utilise le traitement descendant de l’information qui rétroagit sur l’ensemble du processus, ce qui a pour effet d’abaisser le seuil attentionnel (Ahissar et Hochstein). Il en résulte un fonctionnement polyphonique et déhiérarchisé qui peut plus facilement jouer des analogies, correspondances et contrastes. Ce serait toutefois une erreur de penser que la simple « fluidité processuelle » (Reber, Schwarz et Winkielman), c’est-à-dire la facilité perceptuelle et cognitive de traiter le contenu des stimuli et les représentations mentales correspondantes, rende correctement compte de la situation sur le plan qualitatif autant qu’hédonique. Comme le signale Jérôme Dokic, elle concerne davantage le joli que le beau et il faut en venir à un schéma plus complexe qui joue sur la tension entre fluence et curiosité (Schaeffer) ou plaisir et intérêt (Silvia). Ici encore, l’on retrouve la leçon insistante que le beau ne nous attend pas dans une indifférence lointaine mais que la satisfaction qu’il procure se mérite et se cultive, et qu’elle s’enrichit de toutes les variations que sa recherche ne manque pas d’activer.

ii. repenser l’appréciation esthétique

À la différence des objets ordinaires, les œuvres ont besoin d’être interprétées, ce qui suppose à la fois que l’interprète soit doté d’une organisation anatomique et fonctionnelle appropriée et qu’il accède à une documentation aussi complète que possible sur les sources, les intentions et les contextes. Sur le premier versant, on dispose de multiples modèles centrés sur le processus créatif (R. Vigouroux), sur la dynamique émotionnelle (K. Scherer, H. Leder) ou sur la cognition incarnée (J. Prinz, A. Noë), et il existe sur le second une immense littérature en provenance des historiens et critiques d’art. Mais la distance qui sépare l’approche psychologique fondée sur les phénomènes mentaux et l’approche historique qui repose sur les humanités en général semble tellement énorme qu’elles semblent irrémédiablement condamnées à s’ignorer. C’est ce qui fait l’intérêt de la tentative de N. Bullot et R. Reber d’élaborer une méthode psycho-historique qui combinerait les apports des deux voies.

L’enjeu est d’utiliser des hypothèses contextualistes qui soient compatibles avec un projet de naturalisation de l’esthétique. Pour cela, il faut ne pas s’en tenir à l’exposition perceptive basique à une œuvre, seule envisagée par les tenants de l’approche psychologique et s’engager dans une enquête qui met à contribution la sensibilité de l’interprète à des paramètres non triviaux. Reprenant à Dennett le concept de « stratégie du design », Bullot et Reber entendent appliquer à l’appréciation artistique un traitement de l’information qui exploite les origines causales des propriétés, y compris dans ce qu’elles ont d’individuel, et les intentions sous-jacentes. La compréhension artistique qui en résulte doit être en mesure d’expliciter le statut et la signification des œuvres et in fine de justifier que certaines œuvres laissent une trace durable, alors que ce n’est pas le cas d’autres qui peuvent leur ressembler (cf. fac-similés et contrefaçons). Mais le beau lui-même en ressort-il renforcé ou simplement mieux requalifié ?

Des interrogations de même type se posent au sujet de la neuroesthétique encore balbutiante dont les généralisations sont souvent hâtives et certaines analogies (comme celle d’une œuvre d’art avec un cheesecake ou une drogue récréative) assez sommaires. Néanmoins la comparaison de formes d’art différentes et l’approfondissement du rôle de déficiences spécifiques attestées (ainsi la dyschromatopsie de Monet, les perturbations aphasiques et apraxiques de Ravel âgé, les troubles épileptiques chez Dostoïevski ou Flaubert, etc.) apportent un éclairage utile au-delà même de leur histoire personnelle. Comme la psychanalyse sur un autre plan, elles montrent que ce qu’on perçoit de l’extérieur comme une extension originale de la catégorie de beauté s’alimente parfois à un mécanisme complexe et parfois contrarié d’ajustement qui compense ou surmonte une situation de déséquilibre.

c. Perspectives transculturelles

Comme tous les autres secteurs, la pensée esthétique connaît l’impact des effets de la mondialisation. La notion de musée imaginaire est devenue une réalité qui supplée aux insuffisances des musées institutionnels et aux aléas des politiques publiques de gestion du patrimoine. La découverte de l’art exotique exerce un attrait puissant sur les artistes, notamment chez les cubistes et surréalistes. Mais surtout on assiste à un élargissement sans précédent de l’horizon esthétique de plus en plus globalisé qui prend le contrepied de l’ethnocentrisme et des formes traditionnelles de l’élitisme.

(a) Crispin Sartwell attire l’attention sur le rôle du langage dans le discours esthétique. Il a consacré un petit ouvrage, Six Names of Beauty (2006), à relever les contrastes et décalages que comporte la terminologie du beau dans des cultures différentes. Car d’une appellation linguistique à l’autre, ce n’est pas seulement le mot qui change mais le mode de conceptualisation d’une expérience et l’horizon de signification dans lequel il s’inscrit. Sartwell retient six modalités emblématiques et davantage marquées dans certaines aires culturelles :
en anglais (ainsi que ses homologues dans la plupart des langues occidentales modernes), beauty renvoie à ce qui est objet de désir, dans une recherche confiante et parfois inquiète de ce qui peut le combler ;
l’hébreu yapha vise à capter l’efflorescence des choses, comme la fragilité de la floraison et la mélancolie de ce qui peut disparaître ;
le sanskrit sundara est inséparable d’une appréhension de la complétude et de la sainteté de la réalité entière dans le moindre de ses aspects ;
en grec, to kalon incarne le pouvoir d’une idée de subsumer un monde de manifestations diverses et de leur insuffler un cadre de clarté rationnelle ;
le japonais wabi-sabi privilégie une attitude humble dans laquelle la conscience trop sollicitée éprouve le besoin de faire une pause et de se soucier de ce qui est « ordinaire dans lequel l’ordinaire perd son caractère ordinaire » (p. 117) ;
en navaho, hozho connote le sentiment d’harmonie cosmique ressenti par une créature fragile devant l’équilibre et la santé des choses.
Il est important de ne pas faire une lecture culturaliste qui enfermerait chaque notion dans sa niche écologique. Le principal intérêt de cette analyse est au contraire de faire redécouvrir des aspects négligés dans notre relation à la beauté et donc de rafraîchir notre propre regard.

(b) Depuis quelques années, le thème de l’ordinaire et même du banal s’est acquis une place grandissante en esthétique. Avec son arrière-plan de culture et d’esthétique japonaises, Yuriko Saito était spécialement préparée pour aborder les phénomènes esthétiques dans lesquels il n’y a pas d’obsession pour les chefs-d’œuvre ou l’exceptionnel mais qui concernent au contraire les activités les plus courantes, ce que les gens pratiquent en cuisinant, jardinant, décorant leurs maisons ou faisant des collections, et qui leur apportent du bien-être. Dans ce contexte, « quotidien » renvoie moins à une liste d’occupations ou d’objets mais à l’attitude adoptée à leur égard, avec parfois pour résultat d’estomper la frontière entre l’art et la vie. C’est pourquoi elle attache moins d’importance à la défamiliarisation qu’au repérage d’ambiances complexes dans lesquelles fusionnent des sensations multiples, gratifiantes et/ou parfois négatives (de la vulgarité à la pollution). L’objectif ultime ne réside pas dans la volonté généralisée de tout transformer en art mais dans un engagement en faveur de la démocratisation et de la soutenabilité.

Par ailleurs, il faut prendre conscience que l’esthétique de l’ordinaire s’inscrit dans une mouvance beaucoup plus vaste qui comprend également (entre autres) une attention sensible à l’environnement (Berleant, Brady, Sepänmaa), à la connaissance sensible (Ackerman, Korsmeyer), au corps (Shusterman, Irvin), aux traditions socio-culturelles ou à la dimension collective de l’existence (de Dewey à Bourriaud).

d. L’esthétique expérimentale

L’idée de soumettre le jugement esthétique à des tests empiriques de validité n’est pas nouvelle (Fechner, Berlyne ou Valentine entre autres s’en sont faits dès longtemps les ardents défenseurs) mais ce n’est qu’à la toute fin du XXe siècle qu’un courant s’est structuré en réaction contre l’analyse conceptuelle pratiquée « en fauteuil » (cf. Cova et Réhault, éds). Ce qui est mis en avant est une forme d’« esthétique impure » (Prinz et Seidel), au sens où elle refuse de s’inscrire d’avance dans la filiation kantienne du désintéressement et exige de passer d’abord au crible de l’expérimentation critique nos intuitions spontanées sur le beau, en mettant au jour la variété de facteurs qui en influencent la genèse et doivent en conséquence en relativiser la conclusion.

On a inévitablement tendance à ne retenir dans un premier temps que la portée négative des expériences menées, et de fait les enquêtes réalisées auprès de publics diversifiés montrent qu’ils n’obéissent pas du tout aux mêmes priorités que les spécialistes. Par exemple, ils ne semblent pas faire de différence marquée entre le beau dont la validité serait intersubjective et le plaisant ou le joli qui sont des points de vue individuels (Cova et Pain), ni considérer qu’il existe une infériorité épistémique du témoignage esthétique en comparaison d’autres domaines (Andow). En somme, tout se passe pour eux comme s’il n’y avait pas de relation causale forte entre la source empirique de leur expérience et le jugement terminal que tel objet est beau. Est-ce à dire qu’ils sont totalement perméables à l’influence d’autres sortes de facteurs (de la mode ambiante à l’image sociale qu’ils donnent) pouvant les déterminer ? Pas complètement si l’on tient compte du contexte de communication qui restreint de fait le cadre à une situation toujours particulière au sein de laquelle prennent le pas d’autres principes hiérarchisants.

Le recours à des tests sert également à discuter certaines hypothèses spéculatives. Ainsi Kendall Walton a postulé l’existence de quasi-émotions dont la phénoménologie est semblable à celle des émotions mais qui s’appliquent à des entités dont nous savons pourtant qu’elles n’existent pas. Les recherches menées par Mario Sperduti sur les formes de régulation émotionnelle internes aux situations de fiction mettent en évidence qu’on peut en rendre compte différemment, non pas par une suspension de l’incrédulité dans un jeu de faire semblant mais par la position d’extériorité du spectateur qui peut mieux évaluer les ressources artistiques et narratives de ce qu’il vit.

Un des enjeux est d’élargir le champ de l’esthétique vers des programmes de « philosophie publique » (Meskin et Liao) dans lesquels le public devient participant de la recherche et prend conscience des obstacles qu’elle rencontre. On peut se demander à rebours si les examens en aveugle, à partir de questionnaires simplifiés voire de simples vignettes, ne détruisent pas les conditions d’une saine analyse esthétique. N’est-ce pas supprimer tout sens de la nuance et toute capacité subjective de prendre du recul par rapport à ses propres choix (comme lorsqu’on juge banal ce qu’on a d’abord trouvé beau ou l’inverse) ? Comme le remarque Zangwill, réduire la normativité à une conformité statistique revient à abolir ce qui fait l’intérêt et la raison d’être des attributions esthétiques, et en dernière instance contester l’idée même d’une liberté de juger.

Conclusion : Beauté et normativité

Il ne fait pas de doute que les liens entre l’art, la beauté et l’esthétique n’ont cessé de se distendre au cours de la modernité. Carroll remarque que les réquisits de désintéressement et de sympathie attentionnelle ne varient plus de pair et se contredisent volontiers. En appliquant aux arts le projet d’une « axiologie interdisciplinaire », on s’avise que la beauté n’est qu’une des dimensions ou valeurs qu’on peut leur reconnaître, et pas forcément la plus pertinente ou convaincante (Heinich, Schaeffer et Talon-Hugon). Et de manière provocante, Wittgenstein affirmait : « il est remarquable que dans la vie réelle, lorsqu’on émet des jugements esthétiques, les adjectifs esthétiques tels que ‘beau’, ‘magnifique’ ne jouent pratiquement aucun rôle » (Leçons, §8).

Parmi une foule d’autres symptômes, ceci semble indiquer une poussée du relativisme esthétique et par contrecoup une perte de toute prétention à la normativité. S’agit-il d’un phénomène superficiel de désorientation comme il s’en rencontre à peu près dans tous les secteurs ou l’indice d’une crise plus grave qui touche aux fondements sur lesquels s’était établie l’esthétique en tant que discipline ? Il n’est pas facile de trancher mais cela n’empêche pas de distinguer plusieurs stratégies.

Il y a, semble-t-il, trois grandes attitudes possibles :

(1) céder au relativisme. C’est la solution de facilité, qui n’est pas seulement une forme de paresse intellectuelle car on met ainsi le doigt dans un engrenage qui va progressivement broyer le reste. Si n’importe quoi peut être beau en vertu seulement de l’impression présente ou du caprice, on renonce d’avance à pouvoir arbitrer les conflits. Il n’y aurait même plus de sens à le faire puisqu’on est dans le particularisme intégral pour lequel une solution est sans portée au-delà d’elle-même. L’idée de normativité ou même simplement de comparaison disparaît.

(2) adopter une posture héroïque de résistance en affirmant que la beauté est une valeur (Santayana), non seulement au sens instrumental des effets qu’elle induit mais au sens où la valeur intrinsèque de l’expérience qu’elle procure est la valeur de l’objet en tant qu’œuvre d’art (Budd), ce qui rend cette solution peu appropriée pour la beauté naturelle. Même si l’on évite l’écueil de l’esthétisme, on se trouve vite confronté à la nécessité d’expliquer pourquoi certains sont incapables de reconnaître cette valeur, non pas parce qu’ils la négligent mais parce qu’ils ne parviennent pas à la faire correctement fonctionner. Étant une propriété qui dépend de la réponse d’un être conscient, la beauté est inséparable de tout ce qui rend la vie digne d’être vécue. C’est en ce sens que Wittgenstein pouvait noter que « pour décrire ce que vous entendez par le goût, vous avez à décrire une culture » (§25). Mais plus la normativité fixe un horizon idéal, plus la difficulté de pouvoir s’en rapprocher nourrit un sentiment d’échec.

(3) défendre l’objectivité des attributions esthétiques. Ce fut le projet de Hume d’expliciter les obstacles et les facteurs favorables qui fournissent un soubassement à nos jugements en matière de beau. S’ils ne sont pas arbitraires, quelle justification les sous-tend ? L’idée n’est pas de se réclamer de principes (si tel était le cas, la seule conclusion légitime serait que la norme esthétique est hors d’atteinte) mais de construire des pratiques cohérentes qui puissent servir de guide pour d’autres. Sibley aimait à rappeler en ce sens que le rôle des critiques est simplement d’aider à voir, d’attirer l’attention sur un point remarquable ou négligé, et non pas de fournir des réponses toutes faites.

En empruntant à Beardsley l’idée de métacritique, Rainer Rochlitz propose que la « rationalité esthétique » est fondée sur le débat critique. Ici l’argumentation ne vise pas à engendrer une explication ultime ; elle met en jeu une confrontation de positions d’abord éloignées et qui interagissent pour cerner de plus en plus efficacement le foyer qui fait l’intérêt d’une œuvre et la part de fascination qui s’en dégage. La beauté n’est certes pas l’unique paramètre mais elle agit souvent comme un catalyseur qui met en perspective d’autres propriétés et leur confère une plus grande portée. Mais quel que soit le degré de convergence obtenu, il est illusoire de penser qu’il existe une base unique, même si l’on postule des juges impartiaux et les conditions les plus favorables car les différences de sensibilité et d’arrière-plan sont sans doute irréductibles (Alan Goldman).

La leçon à tirer est qu’il appartient à la pensée esthétique de faire tenir ensemble deux pôles qui sont plus complémentaires que concurrents :

– une exigence d’adéquation à ce qui fait le tissu sensible d’un objet ou d’une expérience. Ceci est loin d’être banal car, comme le remarque Roger Scruton, l’intérêt porté aux apparences ou à l’allure des choses est « un cas particulier d’un intérêt plus vaste dans la manière dont les choses se présentent elles-mêmes et (…) ceci est un intérêt commun à tous les êtres rationnels » et probablement à eux seuls. Il révèle un besoin inhérent d’interpréter, de repérer les sources vives de la signification et la « compréhension esthétique » qui s’y rapporte met en jeu des capacités cognitives et imaginatives très diversifiées.

– une exigence de validité qui dépasse le simple constat d’un individu et en appelle à des critères en droit partageables. L’objectif n’est pas de parvenir à une vérité définitive, encore moins de la figer dans un système philosophique, mais de rendre commensurables des hypothèses et des références qui disposent chacune de leurs propres coordonnées. C’est un processus jamais assuré et toujours en instance de révision qui fixe un horizon sans pouvoir promettre de résultat proche. Il en va du beau comme du vrai, aucun n’épuise le monde, bien qu’ils en fassent un miroir énigmatique de notre condition.

La seule conclusion qui s’impose est que l’esthétique peut se passer sans mal d’une version forte de la norme si on la pense comme un principe déterminant qui lui fixerait ses modèles ou ses usages, mais il serait étrange qu’elle puisse être indifférente à la normativité de son propre fonctionnement. Pour la caractériser, on pourrait transposer une formule célèbre de Canguilhem que « c’est la vie elle-même et non le jugement médical qui fait du normal biologique un concept de valeur et non un concept de réalité statistique », au sens où ce sont les forces de la vie individuelle et sociale qui dotent la beauté de son humanité et de sa densité concrète. Dès lors l’idée que la beauté sauvera le monde peut bien être illusoire, sans la beauté une part notable de ce qui nous attache à lui perd tout attrait pour nous et le jugement esthétique n’en fournit d’ailleurs qu’une expression très partielle. C’est en cela que la normativité est si essentielle à la beauté, elle en fixe la normalité.

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Jacques Morizot
Aix-Marseille Université
j.morizot@orange.fr