Développement moral (GP)

Comment citer ?

Maxwell, Bruce (2019), «Développement moral (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/developpement-moral-gp

Publié en janvier 2019

La notion de développement moral décrit le processus de croissance psychologique naturel et à long terme, de la capacité d’un individu à réfléchir sur des problèmes moraux. Selon la théorie classique du développement moral, les enfants commencent par former des idées simples et axées sur leur milieu de vie immédiat afin de déterminer ce qui constitue une raison morale acceptable. Si les conditions sociales favorables sont présentes lors de l’enfance, de l’adolescence et au début de l’âge adulte, le raisonnement moral de l’individu deviendra plus abstrait, universel et flexible. Compris de cette manière, le raisonnement moral est indissociable de la théorie du développement moral de Lawrence Kohlberg. Celle-ci a été élaborée, testée et appliquée dans un programme de recherche qui s’est étalé sur plusieurs décennies et a impliqué des milliers de psychologues du développement à travers le monde. On peut dire que la théorie du développement moral de Kohlberg, qu’on nomme également le « modèle cognitif de la psychologie morale », et son application au sein des écoles, l’approche cognitivo-développementale en éducation morale, demeure un exemple marquant de collaboration fructueuse entre les chercheurs en psychologie et les éducateurs en milieu scolaire.

Cette théorie ne fait toutefois pas l’unanimité. De toutes les critiques virulentes dont elle a fait l’objet, c’est certainement celle de Carol Gilligan qui a été la plus durable. Gilligan a notamment attiré l’attention sur le fait que les sujets de l’étude de Kohlberg étaient exclusivement masculins, si bien que le modèle cognitif de la psychologie morale présenterait une image déformée du raisonnement moral des femmes. Ses recherches ont préparé le terrain pour l’émergence d’une toute nouvelle approche en l’éthique normative, connue sous le nom d’éthique de la sollicitude ou d’éthique du care (qui signifie à la fois soin et souci en anglais). Le grand débat qui s’en ait suivi sur la question de savoir si la théorie de Kohlberg est fondée sur des schémas sexistes, demeure un point de référence essentiel dans la théorisation du développement moral. Avant de décrire les enjeux qui caractérisent ce qu’on a coutume de nommer la controverse Kohlberg-Gilligan, cet article offre un survol de la théorie du développement moral de Kohlberg et de son apport aux connaissances et pratiques dans le domaine de l’éducation morale.

1. La théorie cognitive du développement moral de Kohlberg

Lorsque Kohlberg débuta sa carrière en psychologie sociale dans les années 1950, deux écoles de pensée dominaient ce domaine: le béhaviorisme et la psychanalyse. Kohlberg considérait ces deux approches comme inadéquates pour servir de cadres de références théoriques dans l’étude psychologique de la moralité. Bien qu’à cette période, le cognitivisme développemental de Jean Piaget était encore assez marginal aux États-Unis, Kohlberg y vit une bonne ressource pour élaborer une théorie de la psychologie morale qui puisse dépasser les insuffisances que Kolhberg constatait dans le béhaviorisme et la psychanalyse : une négligence générale du rôle de la responsabilité dans la définition du comportement moral ainsi qu’un glissement vers le relativisme.

Appliquer l’orientation cognitiviste du développementalisme de Piaget au domaine de la cognition morale, permit d’abord à Kohlberg d’avancer que le domaine moral ne pouvait être conceptualisé de façon cohérente que s’il relevait de la responsabilité individuelle. Ce qui différenciait aussi radicalement le cognitivisme développemental du béhaviorisme, c’était qu’au lieu de rejeter les expériences mentales subjectives (notamment les pensées conscientes d’un individu, ses émotions, intentions ou raisons motivant l’action) parce qu’inobservables et donc sans intérêt scientifique, l’approche cognitivo-développementale s’appuyait sur le sens subjectif que les individus accordent à leurs expériences sociales. Kohlberg définissait d’ailleurs ce point de vue théorique comme un phénoménalisme : les psychologues doivent mesurer la validité des concepts moraux en psychologie par la façon dont ils sont articulés dans le langage ordinaire. Autrement dit, selon le phénoménalisme, le langage conceptuel des approches béhavioristes et psychanalytiques en psychologie morale est en inadéquation totale avec le cadre théorique nécessaire pour mener un programme de recherche sur la psychologie morale. En effet, pour Kohlberg, les intentions conscientes d’un agent qui accomplit une action sont les conditions sine qua non pour que cette action soit qualifiée de morale ou non. Par exemple, une fillette s’empare d’un crayon et le met dans sa poche. Toutes choses égales par ailleurs, si elle sait que le crayon appartient à quelqu’un d’autre et qu’elle n’a pas obtenu la permission du propriétaire pour le prendre, alors elle est en train de voler (immoral). Si elle a obtenu la permission de le prendre, alors elle l’emprunte (amoral). Si elle a obtenu la permission avec l’intention d’utiliser le crayon pour aider un ami à faire un devoir, alors l’action est pro-sociale (morale). Voilà pourquoi, pour Kohlberg, toute conception cohérente de la psychologie morale doit être directement liée aux raisons données par les agents moraux ordinaires pour expliquer et justifier leurs actions.

En plus de l’idée des stades cognitifs de développement et de la primauté de la compréhension explicite des sujets pour la recherche en psychologie, un second aspect du cognitivisme développemental de Piaget attira Kohlberg. Lorsqu’on l’applique à la recherche en cognition morale, la théorie de Piaget semble fournir un argument contre le relativisme moral pour sortir de l’impasse des vieux débats philosophiques sur la question. En effet, les différentes perspectives suscitées par un dilemme ne s’expliquent pas par différents systèmes de valeurs (les uns aussi valables que les autres pour un relativiste). Elles sont plutôt fonction de stades cognitifs qui sont vérifiables empiriquement.

L’idée centrale du cognitivisme développemental de Piaget, c’est que les systèmes de pensées qu’utilisent les individus pour représenter le monde ne sont pas statiques. Ainsi, au fur et à mesure que les gens tentent de trouver un sens à leurs environnements, leurs systèmes de pensées deviennent plus sophistiqués, plus flexibles et plus efficaces – bref, mieux « adaptées » (adaptive en anglais) aux conditions environnantes. Autrement dit, pour le cognitivisme développemental, tenter de résoudre des problèmes génère non seulement de nouvelles représentations du monde mais aussi de toutes nouvelles structures cognitives ou « schémas mentaux » qui déterminent à l’avance sa façon de le voir et d’interpréter son expérience. Par ailleurs, les changements cognitifs décrits par la théorie du développement constituent un processus d’évolution cognitive qui est entièrement prévisible, au sens où tous les êtres humains possèdent le potentiel de passer à travers les étapes du développement cognitif. S’ils ont accès à une expérience minimale de résolution de problèmes (par exemple, à l’école), la plupart des humains s’engagent dans ce développement. En important la conception du développement de Piaget au domaine de la cognition morale, Kolhberg soutient donc qu’il existe un processus de développement moral qui, à la manière du schéma de Piaget, commence par des façons simples et peu adaptées de réfléchir aux problèmes moraux avant d’évoluer vers des modes de plus en plus adaptées. La description de ce processus est devenue la théorie des stades cognitifs du développement moral, résumée dans le tableau ci-dessus. Cette théorie s’est basée sur un volume considérable de recherches empiriques dans lesquelles on demandait à des enfants d’âges différents de raisonner sur des dilemmes moraux. Nous discuterons plus loin du cas célèbre du « dilemme de Heinz ».

2. Niveaux et stades du développement moral selon Kolhberg

a. Niveau 1 : Moralité pré-conventionnelle

Conception de la moralité centrée sur l’individu

Stade 1: Perspective d’obéissance et de punition

Dans cette perspective, les normes morales doivent êtres respectées en vertu d’une obéissance aveugle aux autorités qui les établissent. Une raison importante de justifier l’obéissance aux normes morales consiste à éviter un châtiment de la part des figures d’autorité morale.

Exemple : « Si tu ne partages pas, maman sera fâchée. »

Stade 2 : Perspective instrumentaliste et d’échange

Une action est justifiée moralement lorsqu’elle s’inscrit dans une économie d’échanges instrumentaux entre êtres égaux. La moralité est analogue à un marché public dans lequel les actions qui causent du tort aux intérêts d’autrui méritent un châtiment et celles qui favorisent les intérêts individuels génèrent une dette.

Exemple : « Œil pour œil, dent pour dent. »

b. Niveau 2 : Moralité conventionnelle

Conception de la moralité centrée sur le social

Stade 3 : Perspective des pairs et des relations interpersonnelles

Le comportement moral est défini en termes de conformité aux attentes et aux normes partagées par une communauté de pairs immédiats ou générées par des rôles sociaux tels que le voisinage, l’amitié ou les liens de parenté. Ne pas décevoir les autres et paraitre moralement honnête aux yeux des autres, ainsi qu’à ses propres yeux, constituent des justifications morales convaincantes.

Exemple : « Sois un bon garçon et aide ta sœur. »

Stade 4 : Perspective de maintient du système social

Les normes morales sont comprises comme ce qui a pour but de maintenir l’ordre social. La justification morale fait typiquement appel à l’importance d’assurer le bon fonctionnement de la communauté, de rendre service à la société et d’éviter les troubles sociaux et l’instabilité.

Exemple : « L’homosexualité est mal puisqu’elle mine les fondements de l’institution de la famille. »

c. Niveau 3 : Moralité post-conventionnelle

Conception des normes morales centrée sur la raison

Stade 5 : Perspective des droits individuels

La moralité a pour objet principal de promouvoir les droits individuels tels que le droit à la vie, le droit à la libre association et à la liberté religieuse. Les lois existantes, les règles et les normes peuvent plus ou moins bien servir et protéger ces droits et libertés. Les normes qui sont cohérentes avec la reconnaissance des droits sont justifiées. Celles qui vont à l’encontre des droits individuels doivent être rejetées ou révisées.

Exemple : « Interdire l’avortement est inacceptable puisque les femmes ont le droit de contrôler leurs corps. »

Stade 6 : Perspective des principes universels

Les exigences morales sont comprises sous l’égide de principes universels abstraits qui peuvent être exprimés en tant que devoirs généraux universels tels que le devoir d’être juste, de respecter la dignité humaine et de toujours traiter les personnes comme des fins et non comme des moyens. Les normes sociales doivent être évaluées sous l’angle de ces principes. Seules les normes qui correspondent à ces principes sont de véritables normes « morales ». En tant qu’êtres rationnels, tous les individus sont dans l’obligation de respecter les normes morales.

Exemple : « Refuser d’aider des patients en phase terminale à mettre fin à leur vie est un affront à la dignité humaine. »

Source : Adapté de Kohlberg, Levine et Hewer (1981)

Dans la théorie des stades de Kohlberg, la transition développementale la plus importante a lieu entre la perspective conventionnelle du Niveau 2 et la perspective post-conventionnelle du Niveau 3. Au sens propre, ce n’est qu’au moment où l’on commence à raisonner au niveau post-conventionnel qu’on peut être considéré comme étant engagé dans un raisonnement « moral ». Cette distinction fondamentale entre la pensée morale « hétéronome » et la moralité post-conventionnelle ou « autonome » relève d’une autre dette théorique envers Piaget. Cela ne fait aucun doute : la théorie de Kohlberg peut être lue comme un raffinement et une refonte du travail de Piaget sur la moralité enfantine. Lorsque les règles morales sont comprises au sens hétéronome (c’est-à-dire qu’elles dépendent des influences extérieures), leur légitimité vient de ce qu’elles sont établies et renforcées par une autorité sociale quelconque, que ce soit un dieu, la société dans son ensemble ou une personne jugée digne d’admiration et de respect. Piaget soutenait ainsi que tous les enfants commencent par une compréhension hétéronome des règles morales. Les jeunes enfants se sentent obligés de se conformer à une règle morale telle que « Ne frappe pas! » parce qu’ils respectent et craignent le pouvoir des adultes d’établir les règles et d’imposer des sanctions. Ils ne considèrent absolument pas le but ou la fonction sociale des règles morales. Par conséquent, du point de vue de la moralité hétéronome, « Parce que maman l’a dit! » est une raison cohérente et convaincante de ne pas frapper. Selon Piaget, la moralité hétéronome définie par l’obéissance aveugle à une autorité constitue une « moralité de contrainte ». Par contraste, lorsque les règles morales sont entendues de manière autonome, leur légitimité s’appuie sur une compréhension pragmatique des rôles sociaux que jouent les règles morales dans l’économie des relations interpersonnelles. C’est pour cette raison que Piaget qualifie la moralité autonome de « moralité de coopération ». N’étant plus considérées comme des commandements arbitraires exigeant de s’y conformer aveuglement, les règles morales deviennent plutôt, du point de vue de l’autonomie morale, des arrangements sociaux entre égaux qui partagent à la fois des intérêts individuels (ex., l’intégrité physique et les droits de la propriété) et des intérêts collectifs (ex., solidarité et stabilité sociale). Les règles morales représentent un accord consensuel sur la façon dont s’équilibrent les tensions individuelles et collectives qui peuvent, par là même, être renégociées, ajustées, voire rejetées si elles ne servent plus adéquatement le respect mutuel et la coopération. En ce sens, frapper est mal puisque cela entraîne des effets négatifs intrinsèques (douleur, blessures, etc.) mais aussi parce que des règlements négociés lors de conflits interpersonnels sont plus stables que des solutions imposées par l’utilisation de la violence physique.

Aujourd’hui, en raison de la concurrence livrée par un éventail de modèles de cognition sociale (heuristiques, intuitionnistes, personologiques, etc.), le cognitivisme développemental n’est plus le paradigme théorique dominant en psychologie morale. Pourtant, au cours des trois dernières décennies menant du 20e siècle, il était pratiquement seul à servir de base théorique pour la recherche en psychologie morale. Si la théorie des stades a été si influente pour toute une génération de psychologues moraux, c’est parce qu’elle combinait de manière inusitée une vraie rigueur psychologique et une mission morale claire. Dans le fond, la théorie de Kohlberg affirme de manière assez audacieuse que la recherche en psychologie morale peut jouer un rôle de médiateur dans des questions morales complexes, controversées et souvent chargées idéologiquement comme celles de l’avortement, de la peine de mort ou de l’euthanasie. Supposons, avec Kohlberg, que les postures idéologiques et philosophiques variées qu’on associe aux perspectives socio-morales (libéralisme, républicanisme, socialisme, conservatisme, déontolo-gisme, conséquentialisme, éthique du care, etc.) s’expliquent non pas en termes de priorisation de certaines valeurs morales (ex., égalité ou justice) par rapport à d’autres (ex., loyauté ou solidarité) mais parce qu’elles représentent, plus fondamentalement, des modes de pensée morale qui sont adaptatifs à différents degrés. En fournissant un cadre de référence qui permette d’analyser les différences qualitatives entre des manifestations variées de pensée morale selon leur adéquation cognitive, la théorie du développement moral de Kohlberg aurait pu s’avérer un instrument puissant pour démentir l’idée reçue selon laquelle les perspectives morales adverses sont relatives à un point de vue axiologique particulier, qu’il soit fondé culturellement ou socialement. La théorie de Kohlberg suggérait fortement que certains points de vue moraux sont cognitivement supérieurs à d’autres, et c’était en ce sens précis que la théorie du développement moral finirait par « déjouer le relativisme », du moins selon Kohlberg. Un demi-siècle plus tard, un tel optimisme sur le potentiel de la psychologie morale à faire avancer le discours social est à peine imaginable. L’héritage de Kohlberg continue toutefois à se faire sentir, notamment dans cette pratique bien établie en éducation morale et éthique qui consiste à recourir à la formule pédagogique des discussions semi-formelles au sujet de dilemmes. Cela nous conduit maintenant aux recherches de Kohlberg sur l'influence des débats moraux structurés et menés par les pairs, quant au développement moral des jeunes.

3. L’approche Kolhbergienne de l’éducation morale

Tout au long de sa carrière, Kohlberg a fait des efforts considérables pour lier la théorie du développement moral cognitif et les pratiques éducatives. Ces efforts peuvent être situés au niveau institutionnel et au niveau de la salle de classe.

Sur le plan institutionnel, avec Piaget, Dewey et d’autres auteurs progressistes en éducation, Kohlberg était sensible au rôle que peut jouer l’exercice judicieux de l’autorité sociale pour aider les individus à atteindre une compréhension rationnelle de la moralité et déceler les faiblesses des normes sociales inefficaces, nuisibles, injustes ou arbitraires. À travers la recherche, sa mise en application, l’évaluation de programmes et d’autres initiatives, Kohlberg s’est servi de la théorie du développement moral cognitif comme point de départ pour critiquer les pratiques communes entourant la mise en place, la transmission et le renforcement des règles au sein des institutions publiques. Que ce soit de la part d’un enseignant, d’un directeur d’école, d’un gardien de prison, d’un juge ou d’un parent, Kohlberg considérait toujours que les pratiques disciplinaires qui dépendent de l’affirmation d’une autorité (ex., « Fais-le parce que je le dis! ») ou de l’administration de punitions ou de récompenses externes (ex., « Fais-le ou tu resteras après l’école! ») étaient défavorables au développement moral cognitif des jeunes. On peut d’ailleurs dire que le couronnement du travail de Kohlberg visant à encourager les changements culturels au niveau institutionnel fut un programme éducatif que Jacques Dionne nomme l’intervention de la communauté juste (Just communities project). Mis à l’essai dans des écoles et des centres de détention pour jeunes, il atteignit des niveaux variés de succès et de durée : l’intervention de la communauté juste cherchait à créer un environnement institutionnel favorable au développement moral des jeunes pour qu’ils acquièrent des compétences démocratiques via de mécanismes permanents de prises de décision fonctionnant selon des principes d’autogestion et de démocratie directe et participative. Il n’en demeure pas moins que le legs le plus important de la théorie du développement moral cognitif reste probablement la nouvelle assise scientifique donnée à une approche traditionnelle en éducation morale : l’analyse des dilemmes.

4. Encadré : Le dilemme de Heinz

L’épouse de Heinz était sur le point de mourir et son seul espoir résidait en un médicament récemment découvert par un pharmacien qui le vendait à un prix exorbitant. Le médicament coûtait 20,000$ à fabriquer et le pharmacien le vendait au prix de 200,000$. Heinz n’avait pu amasser que 50,000$ et l’assurance ne couvrait pas la différence. Il offrit au pharmacien l’argent qu’il avait et lorsque son offre fut rejetée, Heinz déclara qu’il paierait la différence plus tard. Le pharmacien refusa une nouvelle fois. Au bord du désespoir, Heinz envisagea de voler le médicament. Serait-ce mal de le faire? Est-ce que Heinz devrait entrer par effraction dans le magasin pour voler le médicament et le donner à son épouse? Pourquoi ou pourquoi pas?

Source : Adapté de Kolhberg, Levine et Hewer (1981)

La théorie de Kohlberg remet en question une manière usuelle d’utiliser les dilemmes dans l’éducation morale qui existe au moins depuis la période scolastique de la tradition occidentale. Encore largement admise en éducation professionnelle post-secondaire et en éthique appliquée, cette approche est menée par un tuteur et est axée sur l’application des principes. L’éducateur présente aux apprenants un problème moral similaire au dilemme de Heinz (voir l’encadré ci-dessus) et illustre en quoi l’application de principes moraux, de préceptes ou d’obligations morales différentes entraîne des réponses différentes. Par exemple, dans le dilemme de Heinz, si l’on priorise les obligations du mari envers sa femme en vertu de leur mariage, on peut facilement conclure que Heinz devrait voler le médicament. Mais prioriser les droits de propriété du pharmacien mène à la conclusion contraire. En ce sens, l’approche standard de l’analyse des dilemmes a pour but d’introduire les apprenants à une multitude de principes moraux abstraits et prend pour acquis qu’on doit les appliquer de façon judicieuse en observant un adulte plus sage et plus expérimenté les manipuler.

Du point de vue du cognitivisme développemental, cette approche des dilemmes moraux menée par l’éducateur dénote un manque de sensibilité développementale. Une première faiblesse vient de ce qu’elle oublie que les principes moraux introduits par l’éducateur peuvent se situer hors de l’atteinte cognitive des élèves. Par exemple, selon la théorie de Kohlberg, une conception morale post-conventionnelle orientée vers les droits individuels (Niveau 3, Stade 5) dans le dilemme de Heinz est en grande partie incompréhensible pour un élève qui a tendance à envisager les problèmes moraux selon une perspective conventionnelle, orientée vers les pairs et les relations interpersonnelles (Niveau 2, Stade 3). Or, un des principes centraux du cognitivisme développemental de Piaget est que le mécanisme du développement cognitif s’appuie sur des expériences de « déséquilibre » ou de conflits cognitifs qui posent un défi, en quelque sorte, à la perspective morale actuelle de l’individu. C’est pourquoi la recherche sur l'impact que les discussions au sujet de dilemmes peuvent avoir sur le développement moral repose sur un postulat de base qu’on appelle la « convention plus un ».

Selon ce postulat, des conflits cognitifs favorables au développement moral sont provoqués lorsqu’on propose aux enfants et aux jeunes de réfléchir selon des styles de raisonnement moral d’à peu près un stade plus avancé que leur orientation courante. Or, ce sont exactement ces conditions favorables au développement moral existent dans la plupart des groupes scolaires classés par âge. Ainsi, débattre des dilemmes éthiques avec leurs pairs permet aux jeunes d’entrevoir rationnellement les avantages cognitifs du stade plus avancé et, puisqu’ils perçoivent ces avantages, ils sont motivés à rejeter leur orientation courante et à se déplacer vers le prochain stade. D’ailleurs, des recherches minutieuses sur l’induction de conflits cognitifs en éducation morale, qui confirment et raffinent cette hypothèse de base, indiquent que les discussions sur les dilemmes dirigées par les pairs sont plus favorables au développement moral que les analyses de dilemmes dirigées par l’éducateur, particulièrement lorsque celles-ci sont caractérisées par un style de communication dialogique (c’est-à-dire lorsqu’on met l’emphase sur le respect réciproque des points de vue pour viser l’atteinte authentique d’un accord).

5. Carol Gilligan et la controverse Kohlberg-Gilligan

Dans son fameux livre Une si grande différence (1986), Carol Gilligan a formulé une critique du schéma utilisé par Kohlberg pour catégoriser les styles de raisonnement moral. Sa principale erreur, selon Gilligan, c’est de présumer une adéquation cognitive qui reflète en réalité une tendance masculine à prioriser la valeur de la justice lorsque les hommes font face à un problème moral. Gilligan souligne que Kohlberg n’a pas inclus de femmes dans son échantillon de recherche. Or, selon ses propres recherches, les femmes privilégient les valeurs de la sollicitude (care) et de la bienveillance par rapport à celles de la justice et l’égalité, ce qui implique un biais négatif envers les femmes dans la théorie de Kohlberg. En avançant cette affirmation, Gilligan associe la théorie de Kohlberg à une longue lignée de philosophes et de psychologues de la tradition intellectuelle occidentale (ex., Saint Augustin, René Descartes, Jean-Jacques Rousseau et Sigmund Freud) qui ont élaborés des appareils théoriques selon lesquels les hommes et les femmes conçoivent la morale de manière essentiellement différente les uns des autres et qui considèrent l’orientation morale typique des femmes comme étant limitée, inférieure et même enfantine. Toutefois, des méta-analyses rigoureuses des recherches empiriques portant sur l’influence du sexe sur le jugement moral et son développement depuis le milieu des années 1980, celles de Lawrence Walker notamment, suggèrent que les idées de Gilligan sur les différences entre les sexes dans le domaine du jugement moral ne peuvent être soutenues. Il n’empêche que malgré ses limites empiriques, la critique de Gilligan à l’endroit de la théorie de Kohlberg a exercé une énorme influence sur l’évolution des champs de la psychologie morale et de l’éducation morale. En premier lieu, elle a contribué à pousser les tenants du cognitivisme développemental à chercher davantage de validations empiriques pour appuyer la théorie du développement moral, en effectuant des études comparatives entre les sexes et les cultures. Deuxièmement, et à un niveau théorique, la critique de Gilligan a mené le cognitivisme développemental à une meilleure appréciation de la bienveillance en tant que valeur morale fondamentale. En troisième lieu, et à l’instar des observations du philosophe Michael Slote, le livre de Gilligan a donné une force d’impulsion considérable à l’émergence d’une toute nouvelle approche dans la réflexion, la délibération et le choix éthique, aujourd’hui appelée l’éthique du care (ou éthique de la sollicitude). Maintenant bien établie comme l’une des écoles de pensée majeure en éthique normative, l’éthique du care a été préconisée et élaborée par un nombre considérable de philosophes, au premier rang desquels la philosophe de l’éducation Nel Noddings. Dans les travaux de Gilligan, les éthiciens du care voient une contestation puissante, non seulement de la conception de la personne moralement développée de Kohlberg, axée sur la justice, mais, plus largement, d’une culture éthique et politique des sociétés occidentales qui semble élever arbitrairement la justice, l’égalité, les droits et l’individu tout en dénigrant la bonté et la bienveillance, la solidarité et les relations en face-à-face comme éléments essentiels de la réflexion morale et de la société juste.

Conclusion

La question principale du débat qui oppose les tenants de la théorie du développement moral de Lawrence Kohlberg à la perspective critique mise de l’avant par Carol Gilligan dans son livre phare de 1982, In a different voice, est de savoir si la théorie de Kohlberg est fondée sur un biais négatif envers les femmes. Le constat fondamental des recherches initiales de Kohlberg, à savoir que le développement moral peut être décrit en fonction d’un système de stades cognitifs qui sont de plus en plus différenciés, a été validé et soutenu dans un programme rigoureux de recherche s’étalant sur plusieurs décennies. Dans les années 80, les mêmes méthodes établies de recherche psychologiques ont été mises en œuvre afin de tester l’hypothèse selon laquelle le modèle Kohlbergien de développement moral serait sexiste. Les résultats de ces enquêtes laissent penser que l’accusation de Gilligan était sans fondement. Toutefois, force est de reconnaitre que l’influence exercée par la pensée de Gilligan sur l’évolution du domaine de la psychologie et de la philosophie morale est majeure. Elle a donné naissance, entres autres, à une toute nouvelle approche en éthique normative, l’éthique de la sollicitude parfois aussi nommée l’éthique du care.

Bruce Maxwell (Université du Québec à Trois-Rivières)

Bibliographie

a. Littérature en français

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Gilligan, C. (1986). Une si grande différence. Paris : Flammarion (traduction de In a different voice, 1982).

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b. Littérature en anglais

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Bruce Maxwell
Université de Québec à Trois-Rivières
bruce.maxwell@uqtr.ca