Ontologie formelle (A)

Comment citer ?

Arapinis, Alexandra (2018), «Ontologie formelle (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/ontologie-formelle-a

Publié en septembre 2018

 

Table des matières

Introduction

1. Ontologie formelle comme analyse de la forme pure de l’être

a. Catégories formelles et matérielles chez Husserl
b. De la « neutralité » des principes formels : le cas de la méréologie
c. De la portée formelle de l’ontologie matérielle : dépendance ontologique

2. Corrélation formelle entre logique et ontologie

a. Forme logique et forme ontologique : les deux versants formels de l’unité théorique
b. Du contenu ontologique de la logique formelle
c. Ontologie formelle et renouveau de la logique comme langage

3. Ontologie formelle et formalisée : de la philosophie à l’informatique

a. Propriétés « algébriques » et formalisation des relations ontologiques formelles
b. Ontologies formalisées et représentation des connaissances
c. Réutilisabilité et Interopérabilité et ontologies de haut niveau
d. Distinctions et analyse catégorielles empruntées à la philosophie et applications

Bibliographie


Introduction

Si l’ontologie se définit étymologiquement comme la théorie de l’être, il est difficile de donner une définition univoque de son objet précis d’étude. Certains considèrent ainsi qu’il incombe à l’ontologie d’étudier l’être, et en particulier d’aboutir à un inventaire de ce qui existe. D’autres considèrent que l’objet de l’ontologie est d’étudier les caractéristiques les plus générales de l’être, et plus précisément la façon dont les choses qui existent sont reliées les unes aux autres. D’autres encore défendent que l’ontologie se résume dans l’étude de l’engagement ontologique de théories ou langages donnés (théories scientifiques, langage ordinaire, etc.). Partant, et étant donné que l’ontologie formelle est bien sûr un sous-domaine de l’ontologie, il n’est pas surprenant de retrouver dans les divers courants de l’ontologie formelle des différences relevant de l’ontologie plus généralement et de l’objectif qui lui est reconnu. Par ailleurs, comme le laisse penser le qualificatif formel, du moins sous une certaine interprétation, l’ontologie formelle rejoint à bien des égards la logique formelle. Or, là encore, il existe de nombreuses interprétations de ce qu’est la logique, celle-ci étant tantôt comprise comme l’étude de langages artificiels et de leurs propriétés structurelles, tantôt comme l’étude des inférences valides et de la conséquence logique, tantôt encore comme l’étude des formes générales du jugement. Là encore, il n’est pas surprenant que les différents courants de l’ontologie formelle soient solidaires d’une certaine vision de la logique plutôt qu’une autre dans leur façon de concevoir le recoupement entre investigations logiques et ontologiques.

Cependant, dans ce chapitre dédié à l’ontologie formelle, nous ne procèderons ni suivant les clivages caractéristiques de l’histoire de l’ontologie, ni suivant ceux qui caractérisent les différents projets logiques. Ceci nous mènerait à la fois trop loin de notre objet particulier et serait impossible à couvrir dans l’espace d’un seul chapitre. Nous aborderons donc l’ontologie formelle relativement à ses problématiques propres, et lorsque celles-ci rejoignent des questions qui dépassent l’objet propre de l’ontologie formelle nous pointerons vers les entrées dédiées. En particulier, nous suivrons le fil directeur suivant. Nous considèrerons les différentes acceptions que revêt le formel lorsqu’employé pour qualifier un projet ontologique : (i) théorie de la forme de l’être, (ii) structure logique du monde, (iii) théorie formalisée de l’être.

Derrière cette tripartition que nous nous efforcerons de maintenir pour des raisons de clarté d’exposition, se trouvent bien sûr des recoupements fondamentaux qu’il convient de souligner. Ainsi la naissance de l’ontologie formelle comme théorie de la forme de l’être, abordée dans la première section, est historiquement liée au développement de la logique formelle moderne. Ces deux disciplines formelles se rejoignent en particulier dans un idéal Leibnizien de développement d’une caractéristique universelle et s’articulent à plusieurs niveaux, comme nous le verrons dans la seconde section de cette entrée. Par ailleurs, la notion de formalisation, relevant de la formulation dans un langage symbolique artificiel, est en réalité transversale en ce que toute théorie est en principe formalisable. La formalisation occupe ainsi une place centrale dans l’ensemble des travaux contemporains relevant de l’ontologie formelle comprise comme théorie de la forme de l’être, et bien sûr dans l’ensemble des travaux, y compris ontologiques, mobilisant la logique formelle contemporaine. C’est cependant dans le domaine informatique de la représentation des connaissances que la formalisation et l’ontologie se rejoignent de façon plus essentielle, pour donner naissance à l’ontologie formelle informatique. Dans la troisième section dédiée à l’ontologie formelle comme ontologie formalisée, nous aborderons alors les liens entre les différents projets ontologiques formels issus de la tradition philosophique et cette nouvelle discipline qu’est l’ontologie informatique.

Enfin notons que si les débats et théories de l’ontologie formelle reposent souvent sur l’usage de systèmes symboliques formels, comme le laisse entrevoir cette brève introduction, nous avons pris le parti de rester au niveau de leur discussion conceptuelle (aucun symbolisme ne sera donc introduit). Les théories formalisées abordées sont en effet tellement variées que cela demanderait trop d’espace pour que les langages correspondants soient tous convenablement et rigoureusement définis.


1. Ontologie formelle comme analyse de la forme pure de l’être

Le terme même d’ontologie formelle fit sa première apparition dans les travaux de Husserl. En effet, les Recherches Logiques (1900/01), posèrent les fondements de ce qui devint par la suite un sous-domaine à part entière de la philosophie, reprenant et systématisant l’étude de la distinction entre forme et matière d’origine Aristotélicienne. L’ontologie formelle se définit ainsi, en première approximation, comme l’étude de l’être indépendamment de toute détermination matérielle particulière, de l’être en tant qu’être, en tant que pur quelque chose.

a. Catégories formelles et matérielles chez Husserl

La distinction entre forme et matière a une longue histoire qui remonte à Aristote (Métaphysique), pour qui tout être est un composé (hylomorphique) de forme (eidos ou morphê) et de matière (hulê). Tout homme, par exemple, est constitué de matière, mais ce qui subsiste à travers les différents changements (accidents) qui affectent la matière, ce qui lui confère son unité et son identité malgré les propriétés changeantes (e.g. poids, couleur de peau, etc.) est sa forme, ou son essence (i.e. humain). Toute modification de la forme n’est pas une modification de l’individu, mais correspond nécessairement soit au moment de sa naissance soit au moment de sa mort. La « mise en mouvement » de la forme est ce par quoi toute entité vient à l’être ou cesse d’être. En s’appropriant cette distinction, et une part importante de la terminologie Aristotélicienne, Husserl lui donne cependant une toute autre portée, opérant des distinctions nouvelles.

En effet, Husserl distingue deux types d’essences, et corrélativement d’ontologies : l’une matérielle, l’autre formelle. La première se divise en trois régions (non-exclusives) : la Nature, la Culture, et la Conscience. Au règne de la nature appartiennent toutes les entités concrètes localisées dans l’espace et le temps, les objets physiques, les plantes, les animaux, les humains etc. Mais les humains, par exemple, appartiennent également à la région culturelle, au même titre que les institutions (tels que les états, les universités, etc.), l’art, les religions, les sciences, ou encore les artéfacts (comme les bâtiments, les outils en tout genre, etc.). Enfin la conscience regroupe tous les actes ou expériences intentionnels, comme la pensée, le désir, l’imagination, mais aussi les humains en tant que sièges de la conscience. Il est donc clair, qu’une seule et même entité peut être catégorisée sous plusieurs régions matérielles, et être simultanément régie par les lois de chacune d’entre elles. Les catégories de l’ontologie formelle s’appliquent quant à elles à toute entité, quelle que soit la région matérielle à laquelle elle appartient, portant sur l’étude de concepts comme quelque chose, une chose quelconque, objet, qualité, relation, connexion, pluralité, nombre, ordre, tout, partie, grandeur, etc. (Husserl 1900/01, RL III, §11, trad. p35-36).

Nous voyons déjà que le déplacement opéré ici par rapport à la philosophie première d’Aristote, à son étude de l’être en tant qu’être, est significatif et loin d’être purement terminologique. Les formes ou essences Aristotéliciennes sont bien plus proches des catégories ou essences matérielles que des catégories formelles du système Husserlien. Il est par ailleurs intéressant de constater que les catégories de l’être (substance, qualité, quantité, relation, etc.) présentées en ouverture des Catégories d’Aristote, ouvrage qui appartient à son corpus logique, sont bien plus proches des catégories de l’ontologie formelle, laissant entrevoir un lien fort entre ontologie formelle telle que définie par Husserl et logique formelle, point sur lequel nous reviendrons par la suite. Cependant, et malgré cette parenté évidente, Husserl concluait à juste titre que « Aristote eut uniquement une ontologie générale « réelle » et c’est cette ontologie réelle qui valut pour lui comme « philosophie première ». Il lui manqua l’ontologie formelle et donc aussi la connaissance que l’ontologie formelle, en soi, précède l’ontologie réelle » (Husserl 1929, §26a, trad. p110-111).

Contrairement aux catégories matérielles, qui procèdent de l’abstraction généralisante, et s’ordonnent dans un rapport hiérarchique de genre à espèce (e.g. chienmammifèreanimal etc.), les catégories formelles sont vides de tout contenu, de toute détermination matérielle aussi générale soit-elle. Elles procèdent d’une toute autre forme d’abstraction, i.e. formalisante. Les catégories formelles ne sont donc pas les catégories supérieures de la hiérarchie des catégories matérielles ; elles ne sont pas dans un rapport de plus grande généralité par rapport à ces dernières. Elles sont transversales par rapport à la division du réel en régions matérielles et peuvent, en principe, être exemplifiées par des objets appartenant à toutes les sphères ou domaines du réel.

En ce sens, la tâche de l’ontologie formelle n’est pas d’établir ce qui existe. La question de savoir si tel ou tel type d’entité existe, comme les nombres ou autres entités idéelles abstraites, est hors de son champ. Il s’agit d’une philosophie première, posant les conditions nécessaires de toute ontologie réelle ou matérielle possible. Les lois de combinaison des catégories matérielles sont subordonnées aux lois de l’ontologie formelle, les premières étant, selon Husserl, des lois a priori synthétiques, et les secondes des lois a priori analytiques. Sans rentrer dans le débat concernant l’existence de vérités synthétiques a priori, il est aisé de saisir la visée de cette distinction d’origine Kantienne. La loi selon laquelle un objet ne peut être simultanément de deux couleurs, entièrement rouge et entièrement vert par exemple, ou bien la loi selon laquelle un carré ne peut être rond, sont nécessairement vraies en vertu de propriétés spatiales, et appartiennent donc à l’ontologie matérielle. La loi selon laquelle rien ne peut avoir une unique partie propre est quant à elle en principe applicable à tout le réel, aussi bien aux objets physiques, qu’aux expériences intentionnelles ou aux significations. Elle appartient donc, à supposer qu’elle soit vraie, à l’ontologie formelle, comme l’ensemble de la théorie des touts et des parties.

Mais est-il possible, comme le suppose Husserl, d’accéder aux conditions formelles de l’être indépendamment de toute prise de position quant à ce qui est matériellement possible, et inversement ? Comme le souligne Varzi (2010) « Il existe, en fait, un quantificateur caché dans la caractérisation du formel, un quantificateur portant sur toutes les entités possibles (i.e. concevables). Et il n’est absolument pas clair que l’on puisse en saisir la portée sans s’engager dans des considérations ontologiques matérielles. Inversement, en posant l’existence et en décrivant certaines entités, on est également amené à spécifier certaines règles nécessaires qui structurent ces entités ». Comme nous le verrons dans les sections qui suivent, la frontière entre le matériel et le formel est ainsi loin d’être aussi nette. D’un côté, nous verrons que les débats contemporains concernant la théorie des touts et des parties ainsi que la dépendance ontologique, relations ontologiques formelles par excellence (constituant d’ailleurs le thème central de la IIIé RL qui donne naissance à l’idée d’une ontologie formelle), sont loin de la neutralité métaphysique visée. De l’autre côté, nous montrerons que certains débats appartenant à l’ontologie matérielle, portant sur l’existence de tel ou tel type d’entité, mobilisent bien souvent des analyses proprement formelles. Cette partie des investigations matérielles est d’ailleurs généralement désignée par le terme « ontologie formelle de X » (par exemple des trous, des entités géographiques, etc.). Sachant que dans les deux cas, les débats s’entrecroisent, et afin d’éviter les redondances, nous traiterons de la porosité de l’ontologie formelle à l’égard de l’ontologie matérielle en prenant des exemples de débats méréologiques, et dans la direction inverse, en prenant appui sur la théorie de la dépendance.

b. De la « neutralité » des principes formels : le cas de la méréologie

Avant même d’aborder la question de savoir s’il existe réellement une théorie (ensemble de principes) qui soit métaphysiquement neutre et qui qualifie adéquatement la relation partie-tout, notons que le fait même de considérer cette relation comme une relation formelle, au sens où elle serait applicable à tous les domaines de l’être sans restriction aucune, offre matière à débat. Ainsi, si la majorité des métaphysiciens accepte volontiers que la relation partie-tout s’applique aussi bien aux entités matérielles, ou spatio-temporellement localisées, qu’aux entités abstraites comme les propositions (e.g. le sujet S comme partie d’une proposition prédicative P(S) fait partie de P(S)) ou aux universaux (e.g. l’hydrogène H fait partie de l’eau H2O), il existe également des arguments contre. Lewis, par exemple, dans son célèbre article sur les universaux structurés (1986), argumentait que les universaux ne pouvaient être méréologiquement structurés (voir l’entrée de l’encyclopédie dédiée aux « Universaux »). Par exemple, le lien entre un universel de méthane (CH4) et celui d’hydrogène (H) ne peut, selon Lewis, être de nature méréologique, puisque, chaque universel étant isomorphe à ses instances, cela reviendrait à dire que l’hydrogène fait quatre fois partie du méthane. Mais que pourrait bien signifier pour un universel de faire quatre fois partie d’un autre universel ? Comme le fait justement remarquer (Varzi 2010), que l’on accepte ou non l’argument en question, sa possibilité même montre que l’inclusion des relations méréologiques au rang des relations ontologiques formelles n’est pas totalement indépendante de prises de positions quant à la nature, par exemple, des universaux. Or, cela appartient clairement au domaine de l’ontologie matérielle au sens de Husserl.

Maintenant, mettant un instant en arrière plan ces considérations quant à la nature formelle de la relation du tout à ses parties, et admettant qu’elle soit applicable à toute entité, quel que soit son domaine ou sa nature, la question subsiste de savoir s’il est possible d’établir les principes particuliers que devrait contenir une théorie méréologique adéquate indépendamment de tout biais ontologique substantiel. Etant donné l’ampleur des travaux dédiés à la méréologie, l’étendue des débats concernant l’admissibilité de tel ou tel principe et le développement de systèmes axiomatiques alternatifs, il est pratiquement impossible de procéder de façon systématique et exhaustive. Nous nous contenterons ainsi de mentionner certains principes centraux de la méréologie extensionnelle classique (CEM) qui se sont avérés inconciliables avec des positions métaphysiques particulières concernant la nature de tel ou tel type d’entité, et ont à ce titre été rejetés par certains auteurs. Si ces arguments n’établissent pas la fausseté des principes en question, il mettent néanmoins à mal leur supposée « innocence » ontologique, et par là même, sont indicatifs de la difficulté à tracer une frontière claire entre investigations ontologiques formelles et intuitions ontologiques matérielles. Pour une présentation systématique et détaillée de la CEM et de ses alternatives voir (Simons 1987) ainsi que l’entrée de cette encyclopédie consacrée à la « Méréologie ».

De façon informelle, les axiomes de la CEM définissent la relation partie-tout comme (i) une relation d’ordre partiel (réflexive, transitive et antisymétrique), (ii) munie de principes de décomposition (allant du tout aux parties) et (iii) de principes de composition (allant des parties au tout). Sans entrer dans leur formulation axiomatique précise, chacun de ces ensembles de principes exclut des positions métaphysiques particulières. Plusieurs auteurs rejettent par exemple le principe de transitivité de la relation partie-tout, arguant qu’elle est inapte à rendre compte de l’existence de « touts intégraux » et de la notion de partie fonctionnelle (voir entre autres, Cruse 1979, Winston et al. 1987, Moltmann 1997, Johansson 2004). En un mot, l’idée est que certains touts sont caractérisés par un principe d’intégration qui leur confère leur unité, principe auquel participent leurs parties propres, mais pas nécessairement les parties de leurs parties. Tel est le cas des touts organiques ou des objets fonctionnels comme les artéfacts. Par exemple, s’il est commun de considérer que la porte fait partie de la maison et que la poignée fait partie de la porte, la poignée ne fait néanmoins pas intuitivement partie de la maison. De même, de nombreux auteurs défendent que les cellules font partie des organes ou organismes qu’elles composent, et que les sous-unités de ces cellules font partie de ces dernières, mais que ces même sous-unités ne font pas partie de l’organe ou organisme en question.

Concernant les axiomes correspondant aux principes de décomposition de la CEM, ceux-ci expriment intuitivement l’idée qu’il existe toujours une différence méréologique, i.e. une partie restante, entre le tout et ses parties propres. A l’évidence, cette idée va à l’encontre d’une théorie comme celle des qua-objets de Fine (1982) selon laquelle l’objet de base (e.g. John) est la seule partie propre de ses incarnations (e.g. John qua philosophe, John qua mari, etc.), incarnations qui sont cependant des entités distinctes en vertu du principe des indiscernables de Leibniz (e.g. John peut être très doué qua philosophe mais pas qua mari). Par ailleurs les principes de décomposition de la CEM impliquent le principe d’extensionalité selon lequel :

Si x et y sont des objets composites avec les mêmes parties propres, alors x = y

Or, de nombreux auteurs ont opposé à ce principe que les comités et autres collectivités pouvaient être composés des mêmes personnes sans pour autant être identiques (Simons 1987). De même, certaines théories de la composition matérielle affirment que les objets matériels et les portions de matière qui les constituent sont, à tout instant, distincts bien que composés des mêmes parties (Baker 1997, Lowe 2013). En particulier, si un objet peut survivre à la perte de certaines parties, ce n’est pas le cas de la portion de matière. Inversement, si un objet peut ne pas survire à l’altération totale de sa forme, la portion de matière quant à elle subsiste.

Enfin, les axiomes correspondant aux principes de composition expriment quant à eux l’idée que lorsque l’on considère certaines entités, il existe toujours un tout qui contient exactement lesdites entités. Là encore, nombreux sont les philosophes qui se sont opposés à l’import ontologique de tels principes de composition, introduisant selon eux l’existence d’un « bric-à-brac » infini, supportant la vision d’un monde constitué de sommes méréologiques aussi improbables que la somme de mon bras droit, du soleil et du chiffre 2 (Schaffer 2010, Watson 2010).

c. De la portée formelle de l’ontologie matérielle : dépendance ontologique

La relation de dépendance ontologique occupe, comme celle de partie, une place centrale en ontologie formelle. Intuitivement, l’idée est qu’une entité x dépend d’une autre y si, et seulement si, x ne peut exister sans y. Dans sa formulation la plus générale, la relation de (in)dépendance ontologique ne connaît donc pas de restriction métaphysique, couvrant tous les domaines de l’être. L’analyse systématique de cette notion, qui remonte aussi loin que la théorie des substances Aristotélicienne, révèle cependant que la dépendance ontologique n’est pas une unique relation, mais bien une famille de relations proches : dépendance existentielle ou essentielle, générique ou rigide, permanente ou historique, etc. Comme pour la méréologie, nous ne nous attacherons pas ici à présenter un panorama exhaustif des différentes notions de dépendance et leurs théorisations alternatives, et renvoyons le lecteur intéressé à (Fine 1994a, Lowe 1998, Correia 2005 et 2008). Nous nous pencherons plutôt sur certaines des positions métaphysiques qui s’articulent traditionnellement en termes de dépendance ontologique. Ce faisant, nous verrons que, si le formel se défait difficilement des intuitions ou positions matérielles, à l’inverse les investigations matérielles, dès lors qu’elles vont au delà de la simple énumération de ce qui existe, requièrent des analyses formelles substantielles pour être développées.

Il existe par exemples différentes positions métaphysiques quant à la nature des universaux (e.g. les couleurs). Considérons brièvement l’opposition entre la vision Aristotélicienne des universaux et la vision Platonicienne. De façon générale l’opposition s’articule autour de la question de savoir si les universaux, comme la propriété être rouge, peuvent exister sans être instanciés. En d’autres termes, le débat s’articule autour de l’énoncé de dépendance suivant :

Nécessairement, la propriété être rouge dépend des instances de rouge

Ceci n’est cependant qu’une première approximation. Cet énoncé de dépendance appel d’avantage des qualifications, qui varient selon la position métaphysique exacte défendue. En particulier, la proposition ci-dessus peut être interprétée comme énonçant une relation de dépendance existentielle générique. C’est-à-dire que l’existence de l’universel être rouge ne dépend pas de telle ou telle instance particulière, mais de l’existence d’au moins une instance (i.e. rejet des propriétés non-instanciées).

Nécessairement, si la propriété être rouge existe, alors il existe quelque chose qui est rouge

Mais il ne s’agit pas de la seule interprétation possible, ni même de la plus répandue. Ainsi, la position Aristotélicienne est généralement comprise comme affirmant que les universaux ne sont que des abstractions, et que seules les propriétés particularisées – également nommées tropes, moments, ou accidents individuels – existent (e.g. le rouge particulier de tel ou tel objet concret). Dans ce cas, deux interprétations distinctes de la relation de dépendance sont à nouveau possibles. L’une générique, suivant laquelle :

Nécessairement, si tel rouge particulier existe, alors il existe quelque chose de rouge

L’autre rigide, affirmant que les tropes ne peuvent « migrer ». Le rouge particulier de telle, fleur par exemple, ne peut exister que dans cette fleur et ne saurait changer de porteur.

Nécessairement, si le rouge particulier de x existe, alors x existe

Comme ces quelques considérations l’indiquent, toute théorie matérielle postulant l’existence d’entités ontologiquement non auto-suffisantes, parasitiques par rapport à d’autres, ou mineures, comme sont parfois appelées les entités dépendant d’autres entités, ne peut faire l’économie d’incursions dans le domaine de l’ontologie formelle (voir entre autres Casati & Varzi 1999, Casati 2009).

D’autres exemples méritent ici d’être cités, illustrant la nécessité de s’engager dans des considérations formelles, et souvent de contribuer au développement des outils de l’ontologie formelle, afin de mener à bien telle ou telle investigation matérielle. Nous mentionnions plus haut la distinction entre dépendance existentielle et dépendance essentielle. Un certain nombre d’auteurs ont en effet défendu l’idée que certaines entités non seulement ne peuvent exister sans que d’autres n’existent également, mais que cette dépendance est qui plus est constitutive de leur identité ou essence. La fameuse thèse Kripkéenne de l’essentialité des origines (Kripke 1980) en est un exemple. Lorsque Kripke se demande si la Reine Elisabeth II aurait pu naître de parents différents tout en étant elle-même, la question qu’il pose n’est pas une simple question d’existence mais bien d’identité. Ou encore, remontant à l’origine Aristotélicienne de la notion d’essence, celui-ci identifiait (dans les Catégories) le rapport des objets à leur forme, ou propriété essentielle, comme un type de dépendance spécifique, distinct de la dépendance existentielle liant les objets à leurs propriétés accidentelles. Il distinguait en effet clairement la dépendance entre Socrate et la propriété particulière correspondant à la taille ou au poids de Socrate, de la dépendance essentielle entre Socrate et l’humanité de Socrate.

Or, s’il était commun, jusqu’à récemment, de considérer que la notion de dépendance pouvait être entièrement caractérisée en termes modaux-existentiels (position classiquement défendue par Marcus 1967), des voix de dissensions ont émergé, issues principalement de travaux métaphysiques de tradition néo-Aristotélicienne. Ce qui est plus précisément reproché à ce réductionnisme modal est qu’il résulte en une définition trop grossière de la dépendance essentielle. La position rejetée peut alors être informellement résumée ainsi :

Un objet x est essentiellement P si et seulement si, nécessairement, si x existe, alors x est P

Or, certains auteurs (Fine 1994b, le premier) ont fait valoir qu’une telle définition était non seulement inapte à pleinement caractériser la notion Aristotélicienne d’essence, mais qu’elle induisait des conséquences non souhaitées. En particulier elle implique que tout objet x dépend essentiellement du singleton {x} qui le contient comme unique élément, mais aussi de toute entité nécessairement existante, comme par exemple les nombres. En somme, si la notion de dépendance semble neutre quant à la nature des propriétés essentielles, certaines de ses applications (en particulier néo-Aristotéliciennes) ont amené à élargir l’ensemble des outils de l’ontologie formelle, là où d’autres, appartenant à d’autres bords métaphysiques, préfèrent maintenir la version modale sur la base de la parcimonie (voir Fine 1995, Koslicki 2012, Lowe 2012, pour des analyses non modales de la dépendance essentielle).

Au cours des dernières décennies, de nombreuses analyses matérielles sont ainsi venues enrichir la panoplie de l’ontologie formelle, et en particulier de la théorie de la dépendance. Dans son ouvrage consacré à l’étude du statut métaphysique de la fiction et des personnages de fiction Thomasson (1999) consacre par exemple un chapitre entier à l’analyse systématique des différents types de dépendance ontologique, ajoutant la distinction entre dépendance historique (e.g. des personnages de fiction par rapport à leur auteur) et dépendance permanente (e.g. des personnages de fiction par rapport à certains types d’actes intentionnels). Nous pourrions multiplier les exemples, mais ceux déjà mentionnés suffisent à établir la perméabilité, du moins de fait, et très probablement de principe, de l’ontologie matérielle à l’égard de l’ontologie formelle.

2. Corrélation formelle entre logique et ontologie

Dans une veine différente, le formel s’identifie au logique et l’ontologie formelle se définie par son articulation avec la logique, par l’application des méthodes rigoureuses de la logique mathématique aux descriptions ontologiques informelles. Ce couplage du niveau logique et ontologique se justifie alors par une l’analogie évidente entre logique et ontologique formelle, au sens où, dans leurs sphères respectives, ces disciplines procèdent de l’abstraction du particulier pour atteindre les lois structurelles les plus générales. Mais cette corrélation laisse elle-même place à divers interprétations, étant comprise de façon plus où moins étroite.

a. Forme logique et forme ontologique : les deux versants formels de l’unité théorique

Une première façon de concevoir ce lien entre logique et ontologie formelle repose sur la conception selon laquelle la logique serait une théorie pure des formes de jugement (qu’ils soient mentaux ou linguistiquement exprimés). En ce sens, la logique rejoint l’ontologie formelle comme théorie de la forme au même titre que l’ontologie formelle, abstraction faite de tout contenu particulier. Pour reprendre les termes de Smith (2000) : l’ontologie formelle est au monde ce que la logique formelle est aux théories du monde. Dans les deux cas, la question n’est pas de savoir quelles entités existent, respectivement quelles propositions sont vraies, mais quelles sont les relations qui subsistent entre les différentes entités en vertu de leurs conditions d’existence, respectivement entre propositions en vertu de leurs conditions de vérité. Suivant cette idée, ces disciplines procèderaient toutes deux de l’abstraction formalisante, opérant sur les catégories objectuelles dans le cas de l’ontologie, et sur les catégories de signification dans le cas de la logique. Là où la logique élucide les principes gouvernant les relations entre les catégories formelles de signification : proposition, vérité, sujet, prédicat ; l’ontologie formelle étudie les relations entre les catégories formelles de l’être : état de chose, propriété, relation, relata, etc. (cf. Smith 2000). On notera tout de suite la similitude entre les catégories de ces deux domaines, qui n’est pas surprenante étant donné que toute proposition particulière et les concepts qui la composent portent in fine sur le monde. Leurs modes de composition sont également étroitement liés, comme l’illustre l’analogie entre les propositions ou jugements de type Sujet-Prédicat, et les faits ou états de choses de type Objet-Propriété.

Telle est la vision de Husserl qui se dessine dans ses Recherches Logiques et qui s’articule plus clairement dans Logique Formelle et Logique Transcendantale (1929). La logique, ou apophantique formelle, se définit comme l’analyse des formes pures de jugement et de leur clôture, qui déterminent conjointement la structure nécessaire et a priori de toute théorie, de tout ensemble unifié de connaissances, quel qu’il soit. L’ontologie formelle, quant à elle, est, selon Husserl, une mathématique formelle universelle. Il s’agit d’une théorie des multiplicités pures, dépourvues de toute détermination quant à leur matière, déterminées exclusivement quant à la forme de leurs liaisons. « Dans la théorie de la multiplicité le signe « + » par exemple n’est pas le signe de l’addition numérique mais le signe d’une liaison en général pour laquelle sont valables des lois de la forme a + b = b + a, etc. La multiplicité est déterminée par le fait que ses objets […] rendent possibles ces « opérations ». » (ibid, pp124-125). Le lien nécessaire entre logique et ontologie formelle se pose dès lors comme suit. Il existe une corrélation nécessaire entre les déterminations purement formelles de toute théorie possible et les déterminations purement formelles de tout domaine possible de connaissance. D’une part, les lois élémentaires formelles de tout domaine de connaissance déterminent la forme des théories, et inversement, tout domaine de connaissance ne peut être dominé que par des connaissances déductivement unifiées, obéissant aux lois logiques élémentaires de toute théorie possible.

Malgré cette solidarité, logique et ontologie formelle restent cependant thématiquement bien distinctes. Et si la symbolisation et le partage de certaines caractéristiques algébriques entre ontologie et logique formelle attestent de la proximité de ces deux nivaux d’analyse, ils n’en demeurent pas moins séparés. Husserl soulignait ainsi le danger d’une « surenchère symbolique » et la perte de vue de la nature propre de la logique. Bien que l’ontologie formelle n’était alors qu’à ses débuts, et restait encore pour une large partie descriptive, Husserl était conscient de la révolution qui était en train de s’opérer à l’époque dans le domaine de la logique et des mathématiques formelles. Il en mesurait la portée et l’impact pour les disciplines connexes comme l’ontologie, tout en tirant la sonnette d’alarme : « Nous ne pouvons pas […] nous laisser abuser par le fait que la syllogistique se laisse traiter algébriquement et qu’elle a alors un aspect théorique semblable à celui d’une algèbre des grandeurs et des nombres [ontologie formelle], et nous ne pouvons nous laisser abuser même par le fait que, d’après une remarque géniale de G. Boole, le calcul de l’arithmétique (considéré formellement) se réduit au « calcul logique » si on s’imagine la suite des nombres limitée à 0 et à 1. L’analytique apophantique [logique formelle] et l’analytique de l’ontologie formelle seraient donc deux sciences différentes, séparées par leur domaine » (Husserl 1929, p108).

Notons ici que, bien que cette façon d’aborder la corrélation entre logique et ontologie formelle repose sur une conception de cette première comme métathéorie des jugements et de leur forme, corrélée à une métathéorie de la forme des domaines possibles de connaissance, cette corrélation ne préjuge pas en soi du primat de l’un des niveaux par rapport à l’autre. Ceci est en effet compatible avec l’idée réaliste selon laquelle la forme de nos jugements serait déterminée par la structure du monde sur lequel porte toute connaissance, tel le réalisme Aristotélicien. La première classification Aristotélicienne de l’être, que l’on retrouve dans les Catégories, opère des divisions métaphysiques suivant les concepts « être dit de » et « être présent dans » (ainsi que leur négation). Si l’on retrouve ici les bases de la structure apophantique Sujet-Prédicat, qui constituent les prémisses de la syllogistique Aristotélicienne, le concept « être dit de » qualifie en premier lieu l’être, et non les parties du jugement. Ceci explique la place des Catégories, analyse métaphysique centrale du corpus Aristotélicien, dans l’Organon, qui réunit ses travaux logiques. Au contraire, l’hypothèse d’une corrélation entre structure du monde et des jugements est appréhendée et expliquée par la tradition idéaliste selon l’ordre de priorité inverse. Dans cette perspective, les choses en soi n’existent pas. Elles n’existent qu’en tant qu’elles sont connaissables, en tant qu’elles sont formatées par la structure de l’entendement (le plus fameux des philosophes ayant soutenu une telle position est bien sûr Kant (1781/7)). Husserl, quant à lui semble dans un premier temps, celui des Recherche Logiques, avoir embrassé une position réaliste proche à bien des égards de celle d’Aristote, position qu’il a par la suite abandonnée pour embrasser l’idéalisme, sans que cela n’impacte sa vision du lien entre logique formelle et ontologie formelle.

b. Du contenu ontologique de la logique formelle

Aussi bien la logique que l’ontologie formelle, en tant que théories universelles posant respectivement les conditions de possibilité de toute théorie particulière, présentent des affinités évidentes avec l’idée Leibnizienne de Characteristica Universalis. En effet, ces deux disciplines, dans leurs développements modernes, comportent l’idéal d’une langue universelle formelle (lingua characteristica capable d’exprimer aussi bien les concepts mathématiques, que scientifiques, ou métaphysiques) associée à un calcul universel (calculus ratiocinator permettant de résoudre tout problème par des raisonnements calculatoires décidables). On retrouve ainsi cette idée aussi bien dans les travaux de Husserl, qui réunit logique formelle et ontologie formelle sous le projet unifié d’une mathesis universalis, que dans l’Idéographie (Begriffsschrift) de Frege (1879, 1884). Malgré l’héritage commun de l’idéal Leibnizien, ces deux auteurs ont cependant tracé des orientations distinctes pour la réalisation dudit projet, reflétant leur divergence quant au poids accordé à la logique par opposition au versant ontologique. Suivant (Smith 1978) nous pouvons ainsi tracer deux lignées philosophiques, deux écoles de pensée : l’une adhérant à la philosophie de Frege, Russel et Wittgenstein ; l’autre à la philosophie de Brentano, Husserl et Ingarden. Comme nous l’indiquions plus haut, la deuxième tradition conçoit l’ontologie et la logique comme des disciplines étroitement liées, deux versants distincts d’une même entreprise de fondation rigoureuse de toute connaissance possible. La tradition issue de Frege donne quant à elle le primat à l’analyse logique, qui s’identifie dès lors à une Characteristica Universalis, tenant place à la fois de calcul et de langage universel. Le langage logique est alors porteur d’engagements ontologiques, contrairement à la vision contemporaine prédominante de la logique comme calcul abstrait sans contenu propre, entièrement neutre quant à ce qui est.

Historiquement, l’idée selon laquelle la logique opèrerait tel un miroir du monde, révélant sa structure profonde, était vraisemblablement en grande partie motivée par le lien étroit qu’elle entretenait avec les mathématiques au tournant du XIXè siècle, lien qui se retrouve derrière les plus grands résultats de la logique contemporaine. En effet, la naissance de la logique formelle telle que nous la connaissons aujourd’hui prend racine dans le programme logiciste, et en particulier la philosophie de l’arithmétique Frégéenne. Elle fut développée dans l’objectif de fournir un fondement à l’arithmétique, i.e. de démontrer que celle-ci et les nombres dont elle implique l’existence pouvaient être dérivés à partir des lois de la logique (munies de certaines définitions supplémentaires). Ainsi, loin d’être ontologiquement innocente, la logique devait permettre de prouver l’existence de certaines entités, parmi lesquelles les nombres. Dans le système Frégéen, le cœur de sa thèse ontologico-logique se trouve condensé dans la formulation de la Loi V et la théorie des parcours-de-valeurs, ou extensions de concepts, qu’il pensait être de nature purement logique. Sa théorie de l’extension des concepts à partir de laquelle il tenta de dériver les nombres cardinaux, reflète le postulat ontologique substantiel de l’existence de classes abstraites.

On retrouve également chez Russell (1959), allant de pair avec l’hypothèse logiciste qu’il partageait avec Frege, cette vision de la logique comme reflet de la structure ontologique profonde. Au delà de la sphère des mathématiques, Russell concevait en effet la logique comme un langage parfait dans lequel tout ce qui serait intelligemment exprimable par une proposition pourrait être formulé en ajoutant à la théorie des types simples (Russell 1908) le vocabulaire non-logique requis par les sciences particulières ou le langage ordinaire. Ainsi, si le programme de fondation logique de l’arithmétique fut à l’origine du bond que connu la logique formelle à cette époque, il inspira également un programme plus ambitieuse d’une reconstruction logique du monde. Notons de plus que, si le traitement formel de la notion de classe a évolué au fil des travaux de Russell, ayant aboutit au développement de la théorie intensionnelle des types simples suite à la découverte du paradoxe auquel était sujet leur traitement extensionnel de Frege, l’ensemble de l’édifice logique Russellien témoigne de son adhésion à une vision platoniste des universaux. Pour une analyse plus détaillée de l’engagement ontologique des travaux logiques de Russell nous renvoyons le lecteur à (Quine 1966).

Aux vues de cette forte adhésion historique entre logique et mathématiques, et partant, entre logique et ontologie, la question qui se pose est de savoir dans quelle mesure la logique peut encore être considérée comme porteuse d’engagements ontologiques une fois le projet logiciste abandonné. Est-il encore possible, contre la vision Husserlienne, et tout en maintenant une séparation plus stricte entre logique et mathématiques, de concevoir la logique comme langage porteur d’un contenu ontologique substantiel, viz. d’identifier logique et ontologie formelle ?

c. Ontologie formelle et renouveau de la logique comme langage

Le principal défenseur de l’idée que la logique serait ontologiquement chargée et que l’analyse ontologique formelle procèderait de l’analyse logique est actuellement Cocchiarella (1991, 2001, 2007), qui identifie cette vision à l’idée de la logique comme langage, et donc comme moyen de représentation, par opposition à l’approche calculatoire de la logique. Selon Cocchiarella, les formes et principes de la logique devraient être formulés dans le but de représenter adéquatement les différentes catégories de l’être et leurs lois de connexion. Les catégories ontologiques et logiques devraient ainsi non seulement être étroitement liées, mais être combinées dans un cadre unifié. Telle est sa vision de l’ontologie formelle comme science déductive complète, comme science première. Pour reprendre ses propres termes : « L’Ontologie Formelle résulte de la combinaison des méthodes intuitives et informelles classiques de l’ontologie avec les méthodes mathématiques formelles de la logique symbolique moderne, et en définitive de leur identification en tant qu’aspects différents d’une seule et même science. C’est-à-dire, là où la méthode de l’ontologie est l’étude intuitive des propriétés, modes et aspects de l’être les plus fondamentaux, ou des entités en général, et la méthode de la logique symbolique moderne consiste en la construction rigoureuse de systèmes formels axiomatiques, l’ontologie formelle résulte de la combinaison de ces deux méthodes, s’identifie au développement formel axiomatique de la logique de toutes les formes de l’être. En tant que telle, l’ontologie formelle est une science qui précède toutes les autres dans lesquelles des formes, modes, ou sortes d’être sont étudiés. » (Cocchiarella 1991).

Cette vision n’est pas en tout point opposée à la vision de l’ontologie formelle héritée de Husserl. Elles partagent toutes deux la conviction que, grâce aux méthodes et aux outils symboliques, la théorie ontologique des formes de l’être peut évoluer pour devenir une science stricte, une réelle ontologie formelle. Les investigations intuitives laissent dès lors place à la construction de langages artificiels dont la syntaxe puisse se faire le miroir systématique de la structure de l’univers, les différents types syntaxiques correspondant à différentes catégories ontologiques formelles, et les relations entre symboles de chaque type correspondant aux relations entre entités des catégories correspondantes. Mais la position ici défendue s’écarte de façon significative de la tradition Husserlienne en ce qu’un tel langage artificiel ne serait pas simplement soumis aux principes de la logique, mais serait identifiable à la logique même. Il ne s’agirait ni d’appliquer la logique à l’ontologie, par l’ajout de primitives non-logiques et d’axiomes correspondant aux notions ontologiques, ni de construire une théorie ontologique formelle qui satisfasse les principes fondamentaux de la logique. Mais bien de voir dans les catégories syntaxico-grammaticales de la logique l’expression de distinctions fondamentales entre catégories ou modes de l’être. A cet égard Cocchiarella se revendique explicitement de l’héritage de Frege, de Russel et du premier Wittgenstein (suivant ici (van Heijenoort 1967) qui les range parmi les partisans de la logique comme langage).

Dans le sillon de ces auteurs, Cocchiarella réactualise la distinction entre logique comme langage portant sur le monde, doté de contenu propre, par opposition à la logique comme calcul pur. Comme le souligne Cocchiarella, les développements de la sémantique modèle-théorique à la Tarski, ainsi que les théorèmes d’incomplétude de Gödel, marquèrent un tournant important dans l’histoire de la logique, et motivèrent l’abandon progressif de la vision Leibnizienne de la logique comme langage. En effet, l’idée que la logique pourrait se voir assigner différentes interprétations sur des domaines ensemblistes était complètement étrangère, voir incompatible, avec la vision initiale de la logique comme lingua characteristica (Sluga 1999). Par ailleurs, les théorèmes d’incomplétude achevèrent le projet logiciste et avec lui le projet de fondement logique de l’ontologie mathématique comprenant la théorie des nombres (le premier théorème montrant que pour tout système suffisamment riche pour démontrer les théorèmes de base de l’arithmétique il existe des propositions arithmétiques qui ne sont ni démontrablement vraies ni fausses ; le deuxième établissant que la cohérence d’un tel système ne peut être démontrée dans ledit système).

Résistant au divorce subséquent, aujourd’hui fortement consolidé, entre logique et représentation du monde, Cocchiarella insiste quant à lui sur la nécessité de distinguer sémantique interne à la logique et sémantique externe. Seule la première, non-ensembliste, serait alors à même de révéler l’engagement ontologique du langage logique, permettant de saisir, derrière les catégories syntaxiques tracées par les différents systèmes logiques, les catégorisations de l’être correspondantes. La seconde, qui correspond à la théorie standard des modèles ensemblistes, porterait quant à elle sur le versant proprement calculatoire de la logique, ayant attrait aux notions de validité et de déduction. Les importants résultats de la théorie des modèles et de la théorie des ensembles, en particulier les résultats d’incomplétude de Gödel, n’auraient dès lors pas de portée directe sur l’adéquation de telle ou telle logique du point de vue de la catégorisation du monde qu’elle exprime. Ils permettraient cependant, du point de vue externe des mathématiques ensemblistes, de mener une analyse comparative des différents systèmes logiques, à savoir, des différentes ontologies formelles. Un tel cadre « fournit un modèle mathématique externe de l’ontologie que [chaque logique] vise à représenter de façon interne selon son mode propre» (Cocchiarella 2001). En d’autres termes, si les notions de validité et de déduction sont les notions centrales autour desquelles s’articule la sémantique (comparative) externe des différents systèmes logiques, c’est sur la notion de prédication que doit se focaliser la sémantique interne, celle-ci reflétant différentes positions quant à la nature des universaux.

3. Ontologie formelle et formalisée : de la philosophie à l’informatique

a. Propriétés « algébriques » et formalisation des relations ontologiques formelles

Bien qu’informelle, ou plutôt descriptive, à ses débuts, l’ontologie formelle se développe actuellement majoritairement sous la forme de théories symboliques axiomatiques, mobilisant de façon intensive les outils de la logique formelle. De fait, la formalisation dans un langage symbolique artificiel est devenue pratique courante dans de nombreux domaines, dont la philosophie (et en particulier la métaphysique) analytique. Bien que l’abréviation symbolique des relations ontologiques ne soit conceptuellement nécessaire, l’analyse pouvant en principe être entièrement poursuivie, avec des formulations plus longues, dans le langage naturel, elle a cependant le mérite d’exposer clairement certaines ambiguïtés ou présupposés implicites qui passeraient autrement inaperçus.

Par ailleurs, au même titre que les relations logiques ou arithmétiques, les relations ontologiques formelles possèdent certaines propriétés générales, comme la réflexivité, la transitivité, ou encore la clôture ou non clôture relativement à certaines opérations ontologiques (e.g. la somme ou le produit méréologiques). De tels principes sont communément considérés comme fixant de façon non-extensionnelle la signification du concept qu’ils caractérisent, i.e. indépendamment des entités dans le monde qui le satisfont. Or, s’il y a matière à débat concernant les propriétés algébriques des concepts ontologiques formels (cf. Husserl 1929 et Varzi 2008 sur la vision de l’ontologie formelle comme algèbre), la formulation et la comparaison logique des différents systèmes axiomatiques est un outil précieux. Elles permettent en effet d’en mesurer comparativement la puissance et le pouvoir expressif, démontrant par exemple que certains systèmes, et donc certaines interprétations d’une même relation, sont strictement plus faibles ou forts que d’autres.

Enfin, là où certains concepts fondamentaux de l’ontologie formelle semblent plus naturellement être formalisables en termes de relations entre entités, comme la relation partie-tout, d’autres sont traditionnellement traités comme des opérateurs ou connecteurs propositionnels. Par exemple, bien qu’il existe des traitements formels des notions d’essence et de fondation en termes de relations, la position actuellement dominante consiste à les traiter comme des opérateurs propositionnels primitifs (Fine 1995, 2000, Correia 2000). Intuitivement, cela revient à traiter la notion d’essence de façon analogue, mais non réductible, à la modalité aléthique de nécessité, et la notion de fondation comme une forme d’implication explicative de nature métaphysique. Les systèmes formels définis pour ces connecteurs incluent ainsi des ensembles d’axiomes établissant le comportement propositionnel des opérateurs en question, des règles d’inférences, ainsi qu’une sémantique relativement à laquelle ces systèmes sont démontrablement adéquats et complets. Construits sur le modèle de systèmes logiques standards, les auteurs de ces théories les qualifient d’ailleurs volontiers de « logique de l’essence » ou « logique de la fondation » respectivement.

b. Ontologies formalisées et représentation des connaissances

Puisant dans l’ensemble des traditions philosophiques que nous avons parcourues jusqu’à présent, et en grande partie grâce à leur formalisation, un nouveau domaine d’étude s’est développé au cours des dernières décennies en informatique, portant sur la modélisation logique du domaine, i.e. du monde, à différentes fins : allant de l’Intelligence Artificielle (IA), à la Linguistique Computationnelle, ou encore à la Théorie des Bases de Données. Suivant l’usage philosophique, de tels systèmes logiques s’appellent des ontologies, soulignant leur parenté avec l’ontologie comme disciplines philosophique. Si, comme nous tâcherons de le montrer, ces deux sous-disciplines, l’une philosophique, l’autre informatique, partagent certaines méthodes et objectifs, il convient néanmoins d’être nuancé dans l’affirmation de leurs similitudes. Pour cette raison, il est usuel d’insister sur la différence entre Ontologie (avec une majuscule et au singulier) et ontologies (avec une minuscule et au pluriel). En particulier, à ses débuts, et encore aujourd’hui de façon significative, le développement d’ontologies n’a été considéré que de façon secondaire, comme un passage nécessaire à l’accomplissement de certaines tâches calculatoires de raisonnement mobilisant un certain nombre de connaissances sur le monde. Le plus souvent formulées dans la logique du premier ordre, ces ontologies constituent des représentations du monde lisibles par des machines, et sur la base desquelles les ordinateurs peuvent « raisonner ». L’accent est ainsi mis, en grande partie jusqu’à aujourd’hui, sur la capacité cognitive de raisonnement, c’est-à-dire la résolution de problèmes par différents types de systèmes experts, le monde n’intervenant que de façon indirecte, relativement à la tâche considérée. D’où le fait que les informaticiens parlent plus volontiers de représentation du domaine (relatif à une tâche) que du monde (en soi). Nous verrons que cet écart tend de nos jours à se resserrer, et que l’apparition desdites ontologies formelles ou de haut niveau dans le champ des systèmes traitant de l’information (au sens le plus général) témoigne de cette orientation, ou du moins de la volonté d’amorcer une telle orientation.

Avant d’aborder ces questions, il convient cependant de poser certaines définitions générales afin de clarifier ce que constitue une ontologie du point de vue informatique. En premier lieu, ce terme est employé de façon prédominante en IA pour désigner un artéfact (construction humaine) formel constitué des éléments suivants : (i) un vocabulaire spécifique utilisé pour décrire une portion donnée de la réalité, (ii) un ensemble de postulats explicites concernant la signification attendue pour ce vocabulaire. Le plus souvent, ces postulats sont formulés dans un segment de la logique du premier ordre, où le vocabulaire en question est introduit par des constantes non-logiques (noms de prédicats unaires ou binaires) représentant des concepts et des relations. Dans les cas les plus simples, les ontologies ainsi définies décrivent des hiérarchies de concepts ordonnées par la relation de subsomption. Dans les cas les plus sophistiqués, des axiomes spécifient des relations supplémentaires entre concepts, contraignant d’avantage l’interprétation attendue (Guarino 1998).

Plus précisément, il est courant, reprenant la définition de (Gruber 1995), de définir une ontologie comme « spécification d’une conceptualisation ». Formellement, une conceptualisation est une structure comportant un domaine D et un ensemble de relations pertinentes R définies extensionnellement sur le domaine. Etant donné un langage formel L constitué du vocabulaire VL, l’ontologie est un ensemble d’axiomes contraignant l’interprétation de VL de sorte à ce qu’elle corresponde à l’interprétation attendue, i.e. à la conceptualisation correspondante. En ce sens, une ontologie pour un langage donné vise à spécifier une conceptualisation. (Guarino & Giaretta 1995) proposent quant à eux une définition plus fine de la notion de conceptualisation, représentant les relations de façon intensionnelle. Une conceptualisation est ainsi redéfinie comme une structure qui contient un domaine, un ensemble de mondes possibles, et des « relations conceptuelles » qui sont définies comme des fonctions associant à chaque monde possible une relation extensionnelle, c’est-à-dire, un ensemble d’éléments du domaine. Cela impacte alors directement l’adéquation des ontologies, qui doivent contraindre les interprétations possibles du langage de sorte à être au plus proche des modèles attendus, à savoir des modèles compatibles avec la conceptualisation intensionnelle visée. Comme le souligne (Guarino 1995) une correspondance parfaite entre l’ensemble des modèles d’un langage spécifié par une ontologie et l’ensemble exact des modèles compatibles avec la conceptualisation intensionnelle associée au langage est de fait impossible. Il est en effet impossible de reconstruire la correspondance entre l’ensemble des mondes possibles et les relations extensionnelles établies par la conceptualisation sous-jacente (pour une introduction à la notion de monde possible voir les entrées de cette encyclopédie dédiées à la « Logique Modale » ainsi que la « Connaissance formelle »). L’ontologie n’est alors, à proprement parler, pas la spécification d’une conceptualisation, mais plutôt la caractérisation faible d’une conceptualisation, une approximation indirecte des modèles attendus.

c. Réutilisabilité et Interopérabilité et ontologies de haut niveau

S’il existe une définition partagée bien précise de ce qu’est, formellement, une ontologie pour les informaticiens, et si les travaux portant sur le développement d’ontologies ont fleuri au cours des dernières décennies, force est de constater que ceux-ci se situent dans des sous-domaines aussi nombreux que variés. Visant avant tout des applications et tâches bien particulières, le développement d’ontologies se focalise bien souvent sur les aspect les plus pragmatiques relevant de l’ingénierie et ne constitue pas une discipline à part entière, unifiée par certains grands principes méthodologiques et problématiques centrales. En effet, l’importance des ontologies, entendues comme des artéfacts formels définis plus haut, a été progressivement reconnue dans des domaines aussi variés que l’ingénierie et la représentation des connaissances, l’ingénierie du langage, la conception de bases de données, l’intégration d’informations, l’extraction de connaissances, etc. Leurs applications sont certes notoires, mais également très disparates, incluant la traduction de langues naturelles, le traitement d’informations médicales, le commerce électronique, les systèmes traitant d’informations géographiques, légales ou encore biologiques.

Le problème est qu’au fur et à mesure de l’évolution de nos sociétés vers une digitalisation croissante, l’ensemble de ces systèmes traitant de l’information, en un sens ou un autre, a progressivement évolué vers une complexité croissante. Cette complexification a à son tour entrainé des difficultés quant à la capacité de ces systèmes à être réutilisés pour des tâches connexes ultérieures. Par ailleurs, leur développement étant, comme nous l’avons souligné, généralement guidé par des contraintes pragmatiques d’implémentation, chacun de ces systèmes s’est basé sur des langages et concepts idiosyncratiques, propres à la résolution d’un problème spécifique, appliqué à un domaine tout aussi spécifique et restreint. Ce second aspect pose quant à lui la difficulté de l’interopérabilité de ces systèmes peu propices à une intégration à une plus grande échelle (problème de la tour de Babel). En particulier, les efforts d’intégration de différentes ontologies domaines-spécifiques ont mis en lumière des incompatibilités terminologiques et conceptuelles notoires. De ces difficultés a progressivement émergé l’idée d’une certaine standardisation des langages et terminologies employés. Allant un pas plus en avant, et constatant que de fait, l’incompatibilité terminologique superficielle pouvait cacher une incompatibilité plus profonde des conceptualisations sous-jacentes, l’idée de construire des ontologies de haut niveau a émergé, i.e. des ontologies indépendantes de tout domaine d’application, à mêmes de fournir un fondement et de spécifier des contraintes générales pour les ontologies de domaine. De telles ontologies, également désignées comme ontologies formelles, ont ainsi vu le jour (DOLCE, BFO, GFO, UFO, etc.), et avec elles, un certain nombre de grandes conférences interdisciplinaires dédiées à ce sujet (en particulier la conférence annuelle Formal Ontology for Information Systems lancée en 1998).

Dans cette direction, certaines voix se sont donc élevées insistant sur la nécessité de fournir au champ naissant des ontologies informatiques un fondement plus solide, d’identifier des principes scientifiques communs et questions ouvertes communes, tels qu’ils se dégagent des outils et méthodologies à l’œuvre et de l’ensemble des applications actuelles de l’ontologie. Le besoin croissant de concevoir des systèmes globaux traitant de tout type d’information, par les nouveaux défis technologiques qu’il soulève, semble ainsi donner un souffle nouveau à l’idée Leibnizienne d’encyclopédie universelle, réactivant la question du lien entre le niveau linguistique (terminologie), le niveau conceptuel (conceptualisation) et celui de la réalité (ontologie). Il semblerait que l’ontologie formelle rejoigne à l’heure actuelle, par d’autres chemins que ceux tracés par l’histoire de la philosophie, le projet d’une Characteristica Universalis, dans une veine proche de l’ontologie formelle philosophique. En effet, les ontologies formelles (de haut niveau ou fondationnelles), indépendantes des domaines particuliers d’application (loi, biologie, géographie, etc.), sont conçues comme des ontologies générales, neutres, et à la fois compatibles avec toutes les ontologies de domaine, incluant ainsi la spécification et théorisation axiomatique de catégories comme : espace, temps, identité, instanciation, mesure, qualité, dépendance, processus, évènement, attribut, frontière, etc.

Parmi les pionniers de cette quête d’unification et de fondement, il convient de mentionner d’une part N. Guarino, ontologiste informaticien partisan d’une approche fortement interdisciplinaire pour la bonne conception d’ontologies formelles de haut niveau, et en particulier intégrant les questions et méthodes centrales de l’ontologie philosophique et de la logique. Provenant du camp opposé, si l’on peut dire, la figure centrale incontestée est B. Smith, ontologiste philosophe s’inscrivant dans la tradition des Brentano-Husserl-Ingarden et un des premiers et rares philosophes à défendre la pertinence de distinctions et analyses proprement philosophiques pour les ontologies informatiques de haut niveau, et par extension pour toutes les ontologies de domaine. Dans la section qui suit, nous clorons cette brève incursion dans le domaine des ontologies informatique en mentionnant certaines des distinctions et notions philosophiques précédemment discutées qui sont actuellement largement adoptées dans le domaines des ontologies informatiques, sous l’influence particulière des deux auteurs que nous venons de citer.

d. Distinctions et analyse catégorielles empruntées à la philosophie et applications

Si les ontologies de haut niveau doivent elles aussi répondre à des questions et problématiques applicatives concrètes, et ne se posent pas en premier lieu comme des théories de l’être et de ses formes, leurs concepteurs ont cependant pu montrer que de nombreuses distinctions et méthodes philosophiques étaient bien souvent les plus à même de répondre aux nouveaux défis technologiques posés par la recherche informatique liée aux ontologies. Les théories de la dépendance ou la méréologie font ainsi à l’heure actuelle partie de « la trousse à outils » de la plupart des concepteurs d’ontologies, régulièrement mobilisées dans la représentation de relations non-taxonomiques entre catégories. De façon plus importante peut être, le recours à l’ontologie formelle philosophique s’est avérée centrale s’agissant d’adresser des problèmes de cohérence auxquels se trouvait confronté le domaine informatique de l’ontologie.

Guarino et Welty (2009) ont par exemple montré que des notions aussi fondamentales que celles d’essence, d’identité et d’unité, puisées dans la littérature philosophique, pouvaient fournir des critères de cohérence interne, i.e. des « moyens de validation de l’adéquation ontologique de relations taxonomiques ». Plus précisément, une des principales menaces d’incohérence réside dans l’usage abusif et ambigu des relations de subsomption, qui constituent le squelette de toute ontologie, problème plus connu en tant que « IS_A overloading problem ». Dans une certaine mesure, ce problème renvoie au problème bien connu des philosophes de la non univocité de la copule « être », exprimant de façon ambiguë des liens de prédication, d’identité ou encore de catégorisation. La perspective adoptée est cependant celle de la conception de taxonomies cohérentes, et à cet effet, les notions d’essence, d’identité et d’unité sont envisagées comme des méta-propriétés caractérisant les propriétés et relations constitutives de l’ontologie (e.g. chien est une propriété rigide ou essentielle de ses instance, alors que étudiant est une propriété anti-rigide). De telles méta-propriétés sont alors employées pour spécifier des contraintes concernant les liens taxonomiques qui les ordonnent. Il est ainsi stipulé, par exemple, qu’étant données deux propriétés p et q, si q subsume p alors, si q est porteuse d’un principe d’identité (propriété sortale) p l’est aussi. Ou encore, si q est anti-rigide (i.e. n’est pas une propriété nécessaire de ses instances) alors p l’est aussi. De tels principes permettent par exemple de distinguer, parmi les propriétés, celles qui constituent des catégories à proprement parler (e.g. humain), des rôles (e.g. président), et des attributs (e.g. rouge) qui se retrouvent bien souvent regroupés dans une unique hiérarchie confuse in incohérente.

De l’autre côté, certains travaux abordent l’apport de la philosophie en insistant plutôt sur le problème de la cohérence entre ontologies, en un mot, de leur interopérabilité. Celui-ci peut se résumer de la façon suivante : comment faire en sorte que des données collectées dans un système soient utilisables dans le cadre d’un second système sans intervention humaine supplémentaire. Soulevant plus spécifiquement le problème de la compatibilité terminologique entre différentes ontologies, il a été montré qu’au lieu de corriger les imprécisions et apporter des clarifications au cas par cas, i.e. de manière « bottom-up », il était bien plus efficace d’aborder le problème de manière « top-down », en adoptant des distinctions claires et théoriquement fondées sur les catégories de plus haut niveau, et en les répercutant de manière systématique sur toute l’arborescence des catégories plus spécifiques. Comme le soulignent (Arp et al. 2016), les problèmes d’interopérabilité résultent bien souvent de confusions quant aux catégories et aux distinctions ontologiques les plus fondamentales, se répercutant systématiquement dans les différents systèmes développés. Face à ce problème, les ontologies de haut niveau les plus philosophiquement inspirées et informées (en particulier BFO) ont en particulier grandement contribué à familiariser la communauté informatique avec la distinction entre les Occurrences qui perdurent dans le temps (e.g. processus, événements, etc.) et les endurants (Cuntinuants) qui existent entièrement à chaque instant, ainsi que leurs sous-divisions en termes d’entités dépendantes et indépendantes. On retrouve ainsi la distinction Aristotélicienne, héritée également par la tradition Husserlienne, entre continuants indépendants (objets concrets et universaux) et les continuants dépendants (incluant les qualités et les entités réalisables comme les rôles et les dispositions). Dans la plupart des ontologies appliquées, de telles distinctions ontologiques fondamentales sont bien souvent couvertes par les imperfections du langage, des usages abusifs, ou encore des définitions terminologiques vagues et erronées.

Il semble clair que si l’usage de méthodes et de distinctions philosophiques s’est avéré porter ses fruits pour adresser des problèmes technologiques concrets, allant de pair avec une approche plus conceptuelle et fondationnelle caractéristique des ontologies formelles de haut niveau, cela témoigne d’un lien plus profond entre ontologies informatiques et Ontologie philosophique. Bien sûr il est impossible de livrer ici une présentation ou une discussion détaillée des enjeux philosophiques des ontologies de haut niveau, restant en grande partie encore à découvrir. Nous nous contentons donc, pour clore ce chapitre, d’attirer l’attention et d’insister sur l’existence de ponts possibles, comme en témoignent les exemples éloquents que nous venons de mentionner.

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Alexandra Arapinis
Istituto di Scienze e Tecnologie della Cognizione
alexandra@loa.istc.cnr.it