Jalousie (A)

Comment citer ?

Minner, Frédéric (2018), «Jalousie (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/jalousie-a

Publié en septembre 2018

 

Résumé

On conçoit souvent la jalousie comme une émotion ayant pour objet les relations de proximité (amour, amitié, fratrie, etc.). Elle a généralement mauvaise presse et est typiquement envisagée comme une émotion moralement condamnable, voire comme un vice. Or, la jalousie ne porte pas uniquement sur les relations de proximité : elle peut également porter sur divers biens (prestige, richesses, biens matériels, privilèges, etc.). Par ailleurs, certains auteurs soutiennent que des cas de jalousie pourraient être moralement justifiés, voire que la jalousie pourrait être une vertu. La jalousie paraît également jouer un rôle dans l’institution et le maintien d’institutions visant à perpétuer des inégalités entre les individus jaloux de leurs avantages et ceux qu’ils envisagent comme des concurrents cherchant à les déposséder de leurs biens. De fait, la jalousie paraît utile pour la théorie politique de par les liens qu’elle entretient avec la justice distributive. Cet article propose, dans la première section, une discussion portant sur la nature de la jalousie où elle est contrastée avec l’envie et l’indignation. Dans la seconde section, on se demandera si la jalousie est un vice, ou si elle peut être parfois moralement justifiée, ou même être une vertu. La troisième section traitera les rôles joués par la jalousie collective dans la justice distributive et la fondation et le maintien d’institutions sociales visant à protéger les intérêts des jaloux. Pour le faire, le cas de la jalousie économique, telle que David Hume et Adam Smith la concevaient dans les relations commerciales entre États européens au XVIIIème siècle, est considéré.


Table des matières 

1. Définir la jalousie

a. La jalousie : une émotion, un sentiment et un trait de caractère
b. La jalousie contrastée avec l’envie et l’indignation
c. La jalousie, une émotion basique ou composée ?

2. La jalousie un vice ou une vertu ?

a. La jalousie, un vice
b. De la jalousie moralement justifiée à la jalousie comme vertu
c. Contre l’idée de moraliser la jalousie
d. Jalousie et compersion

3. Jalousie, justice et institutions sociales

a. Jalousie et justice distributive
b. Jalousie économique, institutions sociales et justice

i. La jalousie du commerce, contexte historique
ii. Remarques préliminaires sur la jalousie chez Hume et Smith
iii. Jalousie collective et institutions économiques
iv. Des institutions « injustes »
v. Quelles mesures contre ces « injustices » ?
vi. Pertinence pour la recherche contemporaine

Conclusion

Bibliographie


1. Définir la jalousie

Cette section vise à éclairer la nature de la jalousie. Le §a montre que le terme « jalousie » est ambigu et peut-être utilisé pour qualifier une émotion, un sentiment ou un trait de caractère. Le §b s’intéresse à l’émotion de la jalousie pour soutenir qu’elle est une émotion basique que l’on peut contraster avec l’envie et l’indignation. Le §c présente une vision alternative qui fait de la jalousie une émotion composée d’émotions plus basiques (l’envie, l’indignation et la colère) ; nous montrons que cette dernière conception se heurte à divers problèmes qui donnent à penser que la jalousie est bien une émotion basique et non pas une émotion composée.

a. La jalousie : une émotion, un sentiment et un trait de caractère

Dans la langue ordinaire, le terme « émotion » est ambigu car il peut faire référence à des épisodes émotionnels de courtes durées, – c’est-à-dire à des émotions à proprement parler – ou à des dispositions affectives de longue durée (Goldie 2010), comme le sont, par exemple, les sentiments ou les traits de caractère[1]. Il n’est dès lors pas étonnant que cette même ambiguïté s’applique au terme « jalousie » (ou à d’autres termes comme « envie » ou « indignation », par exemple) qui peut être utilisé au sens d’épisode émotionnel ou au sens de disposition affective comme le démontrent les exemples suivants :

  1. Antoine éprouve de la jalousie en voyant Marc faire du charme à Sarah.
  2. Depuis 3 ans qu’il est en couple avec Anne, Simon est profondément jaloux de Pierre, l’ex d’Anne, qu’elle fréquente encore car elle le considère comme un ami très proche.
  3. André est une personne très jalouse qui depuis des années fait systématiquement des scènes de jalousie à ses amantes.

Dans la phrase (1), nous attribuons à Antoine un épisode émotionnel de courte durée (Naar 2017, p. 149) (quelques secondes, minutes, ou heures) : Antoine observe Marc et Sarah interagir ; et cette observation conduit Antoine à faire l’expérience de l’émotion de la jalousie.

Dans la phrase (2), nous attribuons à Simon une disposition affective d’une durée bien plus importante (Naar 2017, p. 149) (depuis qu’il est en couple avec Anne). Cette disposition fait que Simon tend à éprouver de la jalousie vis-à-vis de Pierre dans certaines circonstances, comme quand il pense à lui ou est en sa présence. La disposition affective attribuée par la phrase (2) consiste en un sentiment (Goldie 2010; Naar 2017). Les sentiments se distinguent des émotions du fait de leur longue durée et de ce que, contrairement aux émotions, la question du moment où ils se produisent ne se pose pas (Deonna et Teroni 2012, p. 8). Par ailleurs, les sentiments et les émotions sont hiérarchisés : les sentiments consistent, au moins en partie, en des dispositions à faire l’expérience de diverses émotions occurrentes (Deonna et Teroni 2012, p. 109 ; Naar 2017, p. 165). Ainsi, la personne qui nourrit un sentiment de jalousie vis-à-vis d’une autre personne est-elle encline à éprouver des épisodes de jalousie vis-à-vis de cette dernière dans certaines circonstances. De ce fait, l’émotion occurrente est la manifestation du sentiment (Naar 2017, p. 165). De ce point de vue, les épisodes de jalousie de Simon envers Pierre sont des manifestations de son sentiment de jalousie qu’il entretient vis-à-vis de Pierre depuis qu’il est en couple avec Anne.

Dans la phrase (3), nous attribuons à André un autre type de disposition affective de longue durée (plusieurs années) qui qualifie le type de personne qu’André est. Cette disposition consiste en un trait de caractère (Deonna et Teroni 2012, p. 8). Ce trait de caractère amène André à éprouver l’émotion de la jalousie dans des circonstances diverses et variées : avec chacune de ses amantes dès que des personnes qu’il imagine, à tort ou à raison, être des concurrents se présentent. Ce trait de caractère fait qu’Antoine est également susceptible de développer des sentiments de jalousie vis-à-vis de personnes particulières, comme par exemple, les anciens partenaires de la personne avec laquelle il entretient actuellement une relation romantique. André possède donc un trait de personnalité durable dans le temps qui le conduit, d’une part, à faire, dans diverses circonstances, l’expérience d’épisodes de jalousie, et, d’autre part, à développer des sentiments de jalousie. Ainsi, les traits de caractère, les émotions et les sentiments sont-ils également hiérarchisés : les épisodes de jalousie éprouvés par la personne jalouse et les sentiments qu’elle a développés sont des manifestations de son trait de caractère.

Mais si les sentiments se fixent sur des objets déterminés, les traits de caractère visent plus généralement n’importe quel objet appréhendé en certains termes évaluatifs (Deonna et Teroni 2012, p. 8). De la sorte, contrairement à un sentiment de jalousie qui vise une personne en particulier (p. ex. Pierre), la jalousie, au sens d’un trait de caractère, se fixe généralement sur n’importe quelle personne qui est appréhendée comme un concurrent cherchant à déposséder le jaloux de son bien. De ce fait, André tend à évaluer, sans doute souvent à tort, les situations où des hommes parlent à ses compagnes comme des situations de rivalité où ces hommes chercheraient à séduire ses compagnes pour se les accaparer. Par ailleurs, comme pour les sentiments, il ne fait pas sens de demander à quel moment les traits de caractère se produisent (Deonna et Teroni 2012, p. 8) : en dehors des épisodes de jalousie qui manifestent le trait de caractère de la personne jalouse, cette personne possède toujours cette disposition d’être jalouse.

Il faut encore observer que les dispositions affectives se distinguent des épisodes émotionnels du point de vue de la phénoménologie : les dispositions affectives n’ont pas de qualité ressentie contrairement aux épisodes émotionnels, si ce n’est de manière dérivée à travers les émotions dans lesquelles elles trouvent leurs expressions (Deonna et Teroni 2012, p. 9). Ainsi, la jalousie au sens de disposition affective (sentiment ou trait de caractère) n’incorpore-t-elle pas de ressenti, à l’exception du moment où la disposition se manifeste dans un épisode de jalousie qui, lui, en possède un.

Dans les deux sections suivantes (§b et §c), nous traitons l’émotion de la jalousie. Nous revenons sur la jalousie comme trait de caractère au point 2 où nous abordons la question de savoir si la jalousie est un vice ou une vertu.

b. La jalousie contrastée avec l’envie et l’indignation

Qu’est-ce que la jalousie ? Répondre à cette question implique de présenter les caractéristiques centrales de cette émotion et de la distinguer de deux émotions avec lesquelles elle est souvent confondue pour des raisons conceptuelles et expérientielles : l’envie et l’indignation. De fait, le mot jalousie est souvent utilisé pour désigner l’envie et la personne jalouse peut faussement présenter à un public sa jalousie, un motif « immoral », comme étant de l’indignation, un motif « moral. » En outre, ces émotions peuvent être cooccurrentes : une personne suivant la façon dont elle conçoit une situation peut éprouver tour à tour de l’envie, de la jalousie ou de l’indignation.

La jalousie et l’envie appartiennent à une famille d’émotions qui a trait au thème de la rivalité (Roberts 2003). Bien qu’elles soient deux types d’émotion distincts (Foster 1972 ; R. H. Smith et al. 1988 ; R. H. Smith et Parrott 1993) qui se différencient sur le plan de l’expérience tant au niveau des évaluations dont elles résultent et qu’elles motivent, de leurs préoccupations (concerns), de leurs tendances à l’action et de leurs ressentis subjectifs, il n’est pas rare, dans la langue courante, que les noms « jalousie » et « envie », ainsi que les adjectifs « jaloux » et « envieux », soient utilisés de façon synonymique et que ces usages linguistiques obscurcissent leurs différences (Foster 1972). Il est intéressant de voir que cette « ambiguïté sémantique » est asymétrique (R. H. Smith et al. 1988) : les termes jalousie/jaloux sont utilisés comme synonymes des termes envie/envieux, mais non l’inverse. Par exemple, dans un scénario d’envie, Marie qui envie Jeanne en raison de ses grands succès peut dire indifféremment qu’elle est envieuse ou jalouse de Jeanne. Par contre, dans un scénario de jalousie, Luc, voyant que Clara, son amoureuse, flirte avec Marc, redoute de la voir céder devant les avances de ce concurrent, dira qu’il éprouve de la jalousie et non de l’envie. Ces confusions et asymétries sémantiques trouvent leur origine dans le fait que la définition de la jalousie est plus large que celle de l’envie (R. H. Smith et al. 1988). Bien entendu, des différences d’usage linguistique ne suffisent pas à prouver que l’envie et la jalousie ne sont pas identiques ; c’est pourquoi il faut s’intéresser à leurs différences phénoménales. Mais il est à noter que la synonymie partielle des notions de jalousie et d’envie rend compte d’un autre phénomène : l’envie et la jalousie sont des émotions qui sont souvent co-occurrentes (R. H. Smith et Parrott 1993). Par exemple, dans le scénario où Luc ressent de la jalousie car Clara et Marc flirtent, il se peut que Luc éprouve également de l’envie envers Marc, qu’il trouve plus beau, drôle et spirituel qu’il ne l’est lui-même. De fait, la jalousie et l’envie seront éprouvées en fonction de la façon dont la situation est catégorisée : dans le premier cas, Luc conçoit le flirt comme une menace qu’un rival fait courir à son désir de jouir exclusivement de Clara ; dans le second cas, Luc conçoit Marc comme un rival qui jouit d’attraits que lui-même ne possède pas ou qu’il possède en moindre quantité et qu’il désirerait posséder. Or, ces deux types de catégorisation ne sont mutuellement pas exclusifs : ils semblent aller souvent de pair et faire que la cooccurrence de la jalousie et de l’envie ne soient pas rares. Ces exemples mettent en lumière l’une des caractéristiques centrales qui distinguent la jalousie de l’envie : la jalousie est éprouvée vis-à-vis d’un bien que l’on possède et que l’on ne veut pas perdre au profit d’un rival ; l’envie est éprouvée vis-à-vis d’un rival possédant un bien que l’on veut et ne possède pas (Foster 1972 ; R. H. Smith et Kim 2007 ; R. H. Smith et Parrott 1993).

Classiquement, dans la jalousie, le bien en cause est défini comme étant une relation de proximité avec une personne (amour, amitié, etc.) (Ben-Ze’ev 2000 ; Gordon 2007 ; Parrott 1991; Salovey et Rodin 1984). Cette conception est une conception restreinte de la jalousie qui admet en réalité toutes sortes de biens (Foster 1972). En effet, de nombreux objets différents, pourvu que de la valeur leur soit conférée (Taylor 1988) et qu’ils suscitent de la rivalité (Purshouse 2004), peuvent faire office de biens jalousés : les relations d’amour ou d’amitié, les honneurs, la richesse, les privilèges politiques ou économiques, les faveurs, les biens matériels (nourriture, vêtements, livres, voitures, etc.), la liberté, l’autonomie. C’est que dans ce cas, le jaloux valorise un objet dont il veut jouir exclusivement sans devoir le partager ou le céder. Comme nous le voyons, le souci de l’exclusivité est central dans la jalousie (Ben-Ze’ev 2000, p. 296) : elle implique que le jaloux possède un bien et que les rivaux soient exclus de sa jouissance. La jalousie est ainsi dirigée sur un rival catégorisé comme un concurrent qui chercherait intentionnellement à s’accaparer le bien dont le jaloux souhaite jouir exclusivement.

La jalousie est donc une réponse à une situation que le jaloux envisage comme une situation de rivalité à somme nulle (de Swaan 1989 ; Neu 1980) où il risque de perdre ou a perdu son bien (Taylor 1988) au profit du concurrent. Il s’agit d’une situation où le bien peut être transféré (Tov-Ruach 1980). La jalousie implique de la sorte l’idée que le bien en question est la « propriété » du jaloux (Solomon 1995) et qu’il doit subsister une inégalité entre lui et le concurrent par lequel le premier jouit de son bien supérieur alors que le second n’en jouit pas. En conséquence, la jalousie est éprouvée vis-à-vis d’un bien appartenant exclusivement au jaloux, en fait ou en imagination ; et elle est liée à une relation d’inégalité entre le possédant et le non-possédant. Autrement dit, l’on est jaloux de ce que l’on pense nous appartenir. Ainsi, contrairement à la thèse selon laquelle la jalousie est éprouvée relativement à un bien que la personne jalouse valorise et qu’elle « craint de perdre » (Neu 1980; Tov-Ruach 1980) en raison de la prédation d’un rival, la jalousie n’est pas une réaction à la crainte de la perte du bien possédé, mais une réaction devant le risque ou le fait d’être privé de ce que le jaloux juge lui appartenir. De fait, la jalousie peut être éprouvée tant dans des situations où l’objet jalousé est perdu (Kristjánsson 2002), car le concurrent est entré en sa possession, que dans des situations où le concurrent menace de s’en emparer. Par exemple, Pierre peut ressentir de la jalousie en voyant un rival flirter avec sa femme ou Jean en éprouver car il sait que son ex-femme, dont il n’a pas fait le deuil, a un nouvel amant. Dans ce dernier cas, l’inégalité s’inverse car le bien a été transféré. Si la jalousie perdure, c’est qu’il semble que le jaloux continue de penser qu’il s’agit de son bien supérieur et qu’il veut en jouir exclusivement, donc de façon inégalitaire.

Cette analyse signifie que la jalousie est une émotion sociale qui s’organise autour du thème de la rivalité (Roberts 2003) et qui implique la comparaison sociale. Sa nature sociale se reconnaît encore dans la thèse classique selon laquelle la jalousie est une émotion triadique impliquant trois personnes : le jaloux, le concurrent et la personne avec laquelle le jaloux entretient une relation particulière (amour, amitié, faveur, attention, estime sociale, etc.) (par exemple, Ben-Ze’ev 2000 ; Farrell 1980 ; Foster 1972 ; Salovey et Rothman 1991 ; R. H. Smith et Parrott 1993). Toutefois, en termes de logique des relations (Vernant 2001), il n’y aurait pas trois, mais bien quatre termes liés (Kristjánsson 2016) : trois individus et le bien valorisé (amour, amitié, faveur, estime sociale, etc.). Ceci revient à dire que dans ce cas, la jalousie possède une structure tétradique (i.e. à 4 termes) où le jaloux et le concurrent sont liés par une relation de rivalité à un bien qui dépend des attitudes et des actions d’une tierce partie (amour de l’amant, attention des parents, estime d’un public, etc.). Il existe cependant des cas où la jalousie possède une structure triadique et non une structure tétradique, notamment en ce qui concerne les biens matériels. Par exemple, un enfant peut être jaloux de la glace qu’il déguste et ne pas vouloir la partager avec un autre enfant ; ou encore être jaloux de son jouet préféré et ne pas vouloir le prêter à son petit frère. De ce fait, les biens matériels, dont la valeur ne dépend pas constitutivement des attitudes ou des actions (estime, faveur, amour, etc.) d’une tierce partie, attestent de la nature minimalement triadique de la jalousie (Girard 2008) : ils engagent deux personnes, le jaloux et le concurrent, et un troisième terme médiateur qui est le bien rival appartenant au jaloux et que convoiterait le concurrent.

Par ailleurs, et c’est un point crucial, la jalousie n’est pas une émotion morale (Wreen 1989). En effet, les émotions morales sont des émotions qui portent sur des situations impliquant des notions comme la faute, l’injustice, la responsabilité, le mérite ou les notions inverses ou des préoccupations pour des valeurs et principes moraux (D’Arms et Kerr 2008). Or, la jalousie n’incorpore pas de telles notions ou préoccupations morales (Ben-Ze’ev 2000). Par exemple, la jalousie amoureuse ne requiert pas que le jaloux juge mériter moralement l’objet de son désir, il lui suffit de croire qu’il a le droit d’en jouir exclusivement sur la simple base de son désir de possession. Ou encore, le chercheur jaloux du prestige qu’il retire de son travail et dont il veut jouir exclusivement, en ne mentionnant pas ses collaborateurs qui ont participé à cette réussite, agit injustement envers eux et présente frauduleusement ses propres mérites au public. Tout ce qui l’intéresse est de satisfaire son propre désir de gloire : il se moque de l’équité. En fait, prétendre que la jalousie naît d’une préoccupation pour le mérite ou la justice est erroné et ce serait la confondre avec l’indignation qui a précisément pour objet les torts injustifiés (Descartes 1996 [1649] ; Elster 2007). Il est intéressant de remarquer que les personnes qui tentent de faire de la jalousie une émotion morale en livrent une conception « moralisée » : elles transforment indument la jalousie pour la faire accepter comme moralement bonne. Puisque la jalousie est un motif qui tend plutôt à être généralement considéré comme immoral, le jaloux peut chercher à « travestir » (Elster 1999) sa jalousie et à la présenter comme étant de l’indignation, un motif plus noble. En outre, la jalousie incorpore le désir de jouir exclusivement du bien jalousé. Or, sur la base de ce simple désir, le jaloux peut revendiquer le droit de ne pas partager ni de céder son bien en arguant qu’il le mérite : je désire jouir exclusivement de mon bien, donc j’ai le droit de le faire, je mérite ce bien. Mais il s’agit là de tendances cognitives irrationnelles où la personne, sous le coup de la jalousie, prend ses désirs pour des réalités. Ces jugements normatifs ne figurent de fait pas comme antécédents cognitifs de la jalousie (Neu 1980), ils sont l’expression du désir de possession exclusive intrinsèque à cette émotion.

Par comparaison, l’envie est ressentie vis-à-vis d’un bien que l’envieux ne possède pas mais qu’il veut posséder (Foster 1972 ; R. H. Smith et Parrott 1993). L’envie porte sur une personne qui jouit d’un plus grand bien que celui dont jouit l’envieux (Aristote 2007 [350 av. J.-C.] ; Ben-Ze’ev 2003 ; D’Arms et Kerr 2008 ; Foster 1972). Ce bien peut, comme dans la jalousie, correspondre à toutes sortes d’objets (Foster 1972) : les honneurs, le pouvoir, la richesse, les biens matériels, la nourriture, la santé, l’intelligence, la beauté, etc. Dans l’envie, le rival est conçu comme mieux loti que l’envieux et la rivalité correspond à une situation à somme nulle où l’envieux pense que la jouissance par l’envié de son bien ne permet pas à l’envieux d’en jouir (Foster 1972). Le bien enviable est ainsi conçu, tout comme celui de la jalousie, comme un bien rival mutuellement exclusif (Foster 1972) où la bonne fortune de l’envié fait la mauvaise fortune de l’envieux. De la sorte, il existe une relation d’inégalité entre l’envié et l’envieux à propos de leurs biens respectifs.

On voit donc que, tout comme la jalousie, du point de vue de la logique des relations, l’envie implique au minimum une triade entre l’envieux, l’envié et le bien enviable qui sont liés par une relation de rivalité où l’envié possède le bien, et une tétrade lorsque le bien dépend des attitudes et actions d’une tierce partie (p.ex. envier la gloire, la considération qu’un public confère au rival). Il ne s’agit donc pas dans l’envie d’une dyade entre deux personnes comme on le lit souvent (par exemple, Ben-Ze’ev 2000 ; Foster 1972 ; Salovey et Rothman 1991 ; R. H. Smith et Parrott 1993). Cette thèse selon laquelle la jalousie serait triadique et l’envie dyadique est présentée dans cette littérature comme un trait permettant de distinguer ces émotions : comme nous venons de le voir, ce critère distinctif ne fonctionne pas, ces deux émotions pouvant engager des triades ou des tétrades.

La jalousie se distingue encore de l’indignation en ce que cette dernière porte sur des situations qui sont évaluées comme des torts illégitimes (Descartes 1996, [1649] ; Elster 2007). Par exemple, on peut s’indigner lorsqu’on nous dépossède d’un bien que nous méritons (Aristote 2007 [350 av. J.-C.]), comme lorsqu’un rival plagie notre travail et vole les honneurs qui nous sont dus. De la sorte, l’indignation présuppose les idées du juste et de l’injuste que la jalousie ou l’envie n’incluent pas. Ces remarques ne signifient pas que le jaloux n’invoque jamais les idées du juste et de l’injuste pour justifier moralement son émotion. Bien au contraire, il s’agit d’une stratégie plutôt courante où la personne éprouvant une émotion moralement condamnable la travestit en une autre émotion moralement plus acceptable (Elster 1999) idée déjà exprimée plus haut. De fait, l’indignation peut servir de « masque » (Elster 1999) à la jalousie : le jaloux, pour lui-même ou pour le public, peut inventer une histoire dans laquelle il se présente comme la victime d’une injustice. Par exemple, il pourra dire que son rival l’a dépossédé injustement de son bien « mérité » en le volant.

Un autre critère distinctif qui permet d’individuer la jalousie, l’envie et l’indignation touche à qui éprouve ces émotions. La jalousie et l’envie sont nécessairement des émotions « intéressées » (Aristote 2007 [350 av. J.-C.] ; Descartes 1996 [1649] ; Elster 2009a) qu’éprouve une personne directement affectée par la distribution inégale des biens dans sa société. L’indignation est une émotion que peut éprouver la personne qui subit le tort illégitime, mais elle peut être aussi et surtout éprouvée par une tierce personne ou un spectateur « désintéressé » qui n’est pas la cible du tort, mais qui l’observe ou en a connaissance (Aristote 2007 [350 av. J.-C.] ; Descartes 1996 [1649] ; Elster 2009a ; Ranulf 1933 ; Strawson 2008) et se sent concerné par l’idée du juste.

La jalousie, l’envie et l’indignation peuvent encore être différenciées par leurs tendances à l’action propres. La jalousie motive typiquement le jaloux à ne pas partager le bien jalousé (Cairns 2003) avec le concurrent, en l’incitant à cacher son bien, par exemple, de façon à neutraliser la prédation. Elle peut aussi induire des comportements potentiellement destructeurs par lesquels le jaloux détruit son bien ou lui nuit pour que le concurrent ne puisse en jouir. Enfin, elle peut motiver des comportements allant jusqu’à la destruction du concurrent, comme dans le cas des meurtres passionnels (Harris 2003 ; Toohey 2014). La jalousie motive ainsi des actions visant à instaurer ou maintenir des inégalités entre le jaloux et le concurrent, ou visant carrément à annuler la rivalité par la destruction du bien ou du concurrent si le concurrent entre ou menace d’entrer en possession du bien valorisé. Quant aux tendances à l’action de l’envie, elles inclinent l’envieux à détruire le bien de l’envié afin de réaliser une forme d’égalité entre eux quitte à s’auto-infliger des pertes (Elster 1991, 1999, 2009b), mais aussi à s’accaparer le bien (en le volant, par exemple) (Schimmel 1997 ; Schoeck 2006 [1966]) et donc à réaliser une forme d’inégalité ou l’envieux, ayant dépossédé l’envié de son bien, aurait rabaissé l’envié et jouirait de son bien exclusivement et illégitimement. Par contraste, l’indignation motive des comportements de punition du responsable des torts illégitimes (Elster 2007 ; Ranulf 1933) et d’annulation des torts (les empêcher dans le présent, les prévenir dans le futur, p. ex.), de manière à rétablir le juste (Minner 2015).

Finalement, les ressentis subjectifs de la jalousie, de l’envie et de l’indignation paraissent différer. Quoiqu’il s’agisse d’émotions douloureuses, on pourrait intuitivement avancer que les sensations corporelles ressenties dans ces trois cas soient distinctes. Éprouver de la jalousie vis-à-vis d’un partenaire romantique qui entretient une relation « adultère » avec une autre personne, de l’envie vis-à-vis d’un rival qui, lauréat d’un concours, reçoit le premier prix que l’on convoitait avec avidité, ou de l’indignation scandalisée devant la violence injustifiée d’une charge brutale par la police de manifestants pacifiques, ne provoquerait pas les mêmes sensations.

c. La jalousie, une émotion basique ou composée ?

Les thèses défendues ci-dessus ont cherché à montrer que la jalousie se distinguait de l’envie et de l’indignation tant au niveau des évaluations, des préoccupations, des désirs, des actions, des catégories de personne, que des ressentis que ces émotions incorporent. Il s’est agi de montrer que la jalousie est une émotion à part entière qui ne dépend pas d’autres émotions pour exister. Une conception rivale voit dans la jalousie une émotion composée de plusieurs « émotions basiques » (Ekman 1999)[2] : ainsi, on n’assisterait pas à une simple coprésence ou cooccurrence d’émotions basiques, puisque c’est le mélange de ses émotions qui constituerait la jalousie même (Kristjánsson 2002). Cette vue est défendue par exemple par Farrell (1980), Kristjánsson (2002, 2016) et Toohey (2014). Comme Kristjánsson défend les thèses les plus sophistiquées, nous discuterons sa conception. Kristjánsson conçoit la jalousie comme étant une émotion composée qui, basée sur le mérite, est définie comme « A est jaloux de B à cause d’une faveur que B, dans la représentation de A, a reçue ou est sur le point de recevoir d’une tierce partie C. » (Kristjánsson 2016, p. 743). Il s’agit d’une émotion composée dans le sens où la jalousie n’existerait pas par elle-même, mais serait en fait un mélange d’envie où A envie B pour les faveurs qu’il reçoit de C, d’indignation où A est indigné des faveurs que B reçoit, car il les juge imméritées ; et de colère où A est finalement en colère contre C à cause de la façon différentielle injustifiée (favoritisme) dont il traite A. L’envie, l’indignation et la colère serait ainsi constitutives de la jalousie. Kristjánsson (2002) soutient également que la jalousie serait un type d’envie.

Cette façon de conceptualiser la jalousie est problématique, car nous l’avons vu, la jalousie n’incorpore pas d’éléments moraux et n’est donc pas basée sur le mérite ; ce qui permet de la distinguer de l’indignation. Par ailleurs, en arguant à la fois que l’envie est un composant de la jalousie et que la jalousie est un type d’envie, Kristjánsson paraît faire une erreur de catégorie : comment faire sens logiquement du fait qu’un X (la jalousie) soit à la fois constitué d’un Y (l’envie) et d’un sous-type de ce Y (l’envie) ? En outre, la jalousie n’implique pas toujours de tierce personne, elle ne porte pas que sur les faveurs, mais aussi sur les biens matériels. En fait, comme le montre la section précédente, la jalousie, l’envie et l’indignation mettent en jeu des préoccupations différentes ; elles incorporent des évaluations distinctes de leurs objets ; elles motivent des types d’action distincts ; et ont des ressentis subjectifs distincts. Qui plus est, concevoir la jalousie comme une émotion composée de l’envie, de l’indignation et de la colère, ne permet plus de penser les relations argumentatives entre ces émotions, comme par exemple lorsque la jaloux ou l’envieux travestissent leur jalousie ou leur envie pour les faire passer pour de l’indignation, un motif socialement plus acceptable que leurs émotions « immorales. » En outre, cette vue semble gommer l’expérience assez commune des épisodes émotionnels mixtes où plusieurs émotions sont éprouvées tour à tour ou simultanément en fonction des évaluations que l’individu effectue. Ainsi quelqu’un peut-il éprouver de la tristesse, de la jalousie, de l’envie, de l’indignation, de la colère, du ressentiment dans les circonstances d’une rupture amoureuse : la rupture est une perte (tristesse), mon amour est entre les mains de mon rival (jalousie), mon rival jouit d’une plus grande fortune que moi (envie), je ne mérite pas d’être traité de la sorte (indignation), cette rupture est une offense contre moi (colère), ils m’ont humilié (ressentiment).

Pour ces diverses raisons, il ne semble pas avantageux de soutenir que la jalousie est une émotion composée d’émotions plus basiques.


2. La jalousie un vice ou une vertu ?

Nous l’avons vu au point 1.a, la jalousie n’est pas qu’un type d’émotion, elle peut être également un trait de caractère : celui de la personne jalouse. Cette section s’intéresse donc non plus à l’émotion elle-même, mais à la personne disposée à éprouver de la jalousie du fait de sa personnalité. Il s’agit donc de savoir si la jalousie est un vice (§a), et si oui, s’il existe néanmoins des situations où la jalousie serait moralement justifiable (§b). Dans ce dernier cadre, des tentatives de réhabiliter la jalousie conçue, non comme un vice, mais comme une vertu sont discutées. Il est montré que les tentatives de justification morale de la jalousie sont idéologiquement fondées dans des modèles sociétaux et des normes émotionnelles particuliers (§c). En lien avec l’idéologie et les modèles sociétaux, la question de savoir si la jalousie est éliminable est posée (§d). La réponse est que sous certaines conditions, la jalousie peut être éliminée au profit de la compersion. D’emblée, précisons que cette discussion s’appuie sur la jalousie dans les relations de proximité et notamment les relations romantiques et sexuelles, car les auteurs discutés se concentrent principalement sur ces variétés de jalousie.

a. La jalousie, un vice

La jalousie est-elle un vice ? Cette question implique d’effectuer une distinction entre les émotions et les traits de caractère. Comme nous l’avons déjà vu, la jalousie peut être conçue comme une émotion occurrente qu’une personne éprouve hic et nunc ou comme la disposition du caractère de la « personne jalouse » (Taylor 1988). Sur le plan cognitif, elle organise la façon dont le jaloux évalue le monde et sur le plan conatif, la manière dont il agit (Deonna et Teroni 2012). Cette disposition conduit également cette personne à faire l’expérience fréquente d’épisodes de jalousie (Taylor 1988). Or, le jaloux peut réguler sa disposition en exerçant un contrôle réflexif sur lui-même avec plus ou moins de succès, ou il peut ne rien faire (Taylor 1988). Selon Taylor, c’est lorsque cette disposition à la jalousie n’est pas régulée activement par l’individu, que celui-ci exemplifierait le trait de caractère d’être jaloux, et partant, un vice.

Mais en quoi la jalousie serait-elle un vice ? Pour le montrer, il faut redire que la jalousie n’est pas une émotion morale. Nous l’avons établi sous le point 1.b en nous intéressant principalement aux évaluations qui provoquent la jalousie et à ses préoccupations qui n’incluent pas de notions morales (juste, injuste, mérité, non-mérité, etc.). Mais on peut encore spécifier l’idée que la jalousie n’est pas une émotion morale par d’autres critères. En effet, ce qui est moralement bon peut être identifié ou fortement associé à ce qui facilite les relations interpersonnelles et le bien-être du collectif (Deonna et Teroni 2008). Les émotions qui joueraient un tel rôle prosocial seraient ainsi moralement bonnes. Or, on l’a vu, la jalousie, du fait de ses tendances à l’action qui motivent le non-partage, l’hostilité, voire l’agression pour neutraliser un concurrent et détruire le bien jalousé, semblent ne pas faciliter les relations interpersonnelles et le bien commun, mais bien plutôt provoquer de l’animosité, nourrir des conflits (de Swaan 1989 ; Simmel 1999 [1908]), et susciter des comportements violents nuisibles envers autrui (agression, meurtre, etc.). En outre, la jalousie est une émotion intéressée et s’oppose typiquement aux motifs moraux par excellence que sont l’altruisme et ses diverses déclinaisons (le partage, le don, la générosité, etc.). C’est pour ces diverses raisons que la jalousie n’est pas vue comme une émotion morale, et qu’elle est souvent d’ailleurs considérée comme une émotion moralement négative. De ce fait, puisque la personne jalouse manifeste lors d’épisodes de jalousie les caractéristiques négatives de cette émotion, la jalousie peut être considérée comme un trait de caractère immoral ; c’est-à-dire comme un vice.

Mais une caractéristique négative de la jalousie dont nous n’avons pas encore fait mention est celle qui rend le jaloux possessif du bien jalousé. D’après Taylor (1988), la jalousie est un vice car elle motive la protection du bien jalousé que le jaloux possède ou imagine posséder. Pour le montrer, Taylor discute le cas de la jalousie qui porte sur une personne (jalousie amoureuse, entre frères et sœurs, entre amis, etc.). Quand le bien jalousé est une personne, la tendance à être possessif reviendrait à réifier la personne et à la traiter comme un objet ou une chose (Taylor 1988) et non plus comme un être autonome et digne. En outre, dans cette perspective, le fait d’être possessif peut impliquer des actions visant à « séquestrer » (littéralement ou métaphoriquement) la personne réifiée pour la soustraire à l’attention de rivaux (potentiels) et pour contrôler ses pensées, sentiments et actions (Goldie 2002). Par ailleurs, le fait d’être possessif peut incliner à revendiquer des droits de propriété sur la personne ainsi réifiée (Neu 1980). Une telle revendication ne saurait être vue comme légitime car on ne peut revendiquer des droits de propriété sur une personne : la jalousie serait ainsi moralement inappropriée (Neu 1980). De fait, la jalousie serait un vice qui, conduisant à réifier les personnes qu’elle prend pour objet, nie leur autonomie, leur liberté et leur dignité et les fait apparaître comme la propriété privée de l’individu jaloux.

b. De la jalousie moralement justifiée à la jalousie comme vertu

En dépit de ces critiques qui font de la jalousie un vice, Taylor (1988) explique que la jalousie peut être justifiée dans certains contextes sociaux, d’après la façon dont il est permis d’y traiter une personne. Ainsi, Goldie (2002) avance-t-il que la jalousie n’implique pas de toujours traiter la personne comme une possession, mais qu’il peut exister dans une relation romantique des attentes légitimes qui n’amènent pas à traiter l’amoureux d’une manière éthiquement injustifiable. Selon Goldie, pour que des attentes soient légitimes, elles doivent être fondées sur la compréhension mutuelle des amants et avoir leur accord explicite. Parmi ces attentes légitimes, pour certains couples (i.e. souscrivant à une idéologie monogame), existent des attentes d’exclusivité de l’amour, de l’attention et des soins. Comme ces attentes d’exclusivité seraient légitimes, elles justifieraient moralement les épisodes de jalousie qui résulteraient de la présence d’un rival. Toutefois, Goldie avance qu’en regard de la nature de la jalousie, il peut arriver que, même si ces attentes légitimes justifient la jalousie en présence d’un rival, la jalousie peut demeurer contreproductive car les pensées, mots et actions qu’elles motivent peuvent être pris par celui ou celle qui en est l’objet comme une restriction de sa liberté, faisant qu’il ou elle éprouve du ressentiment contre le jaloux. Goldie explique que la jalousie, par l’effet qu’elle a sur la pensée, peut altérer les attentes légitimes : la jalousie qui tend à rendre possessif élève le degré des exigences et restreint par-là la liberté de la personne aimée. De la sorte, des exigences qui n’étaient pas vécues comme des restrictions de liberté par la personne aimée le deviennent à cause des comportements possessifs du jaloux (contrôle, suspicion, « séquestration », etc.). Ainsi, la jalousie peut-elle introduire des distorsions à propos de la perception des attentes légitimes : le jaloux peut attendre trop de la relation et par la surextension, dans son esprit, des attentes légitimes, peut élargir les restrictions sur ce que la personne aimée conçoit comme étant sa liberté de droit. Goldie explique que cette critique doit être acceptée, car la jalousie peut bien évidemment devenir incontrôlable. Mais d’après lui, cette critique doit être relativisée, car la jalousie peut et doit être contrôlée et régulée : un adulte moral qui fait l’expérience de la jalousie doit savoir que cette émotion peut faire dévier de la vérité et des réponses appropriées et proportionnées, et que les actions que cette émotion motive peuvent être volatiles, destructrices pour nos buts et les autres, et dommageables pour la liberté d’autrui.

Ainsi, la thèse que la jalousie n’est pas nécessairement un vice (i.e. il y a des cas de jalousie moralement justifiée) n’impliquerait pas une défense de la personne jalouse, comprise comme une personne qui n’exerce pas de contrôle réflexif sur sa disposition (Goldie 2002). Cette émotion, du fait de sa nature qui tend à faire perdre le contrôle de la pensée et des actions, conduit Goldie à s’accorder avec Taylor (1988) pour dire que la jalousie, en tant que trait de caractère, doit être maintenue sous le contrôle de la personne. Mais il ajoute que ceci est cohérent avec le fait de ne pas considérer négativement tous les épisodes de jalousie ou la capacité à avoir de tels épisodes : il n’y aurait pas de raison de faire en sorte de ne pas avoir de pensées jalouses ou d’être incapable de jalousie, plutôt que de faire en sorte d’être une personne dont les pensées jalouses sont bien fondées, appropriées et proportionnées.

Ces dernières remarques sur le caractère bien fondé, approprié et proportionné de la jalousie conduisent à l’idée que la jalousie loin d’être un vice pourrait être une vertu. Cette idée est explicitement défendue par Kristjánsson (2002) qui soutient que la jalousie est une vertu au sens où Aristote l’entend, c’est-à-dire un trait de caractère correspondant à un besoin humain de vivre bien et de prospérer. Pour Kristjánsson, la jalousie est une vertu car elle est justifiable au sens où elle peut être une réponse rationnelle et moralement appropriée aux circonstances en étant éprouvée dans une juste mesure (ni trop, ni pas assez), au bon moment, à propos des justes choses et personnes, pour la juste fin et de la juste manière. La jalousie de A serait ainsi une réponse rationnelle si elle se fonde sur des croyances vraies ou garanties (warranted) à propos du fait que C favorise B et défavorise A de manière imméritée et qu’elle s’ancre dans une préoccupation de A pour sa valeur propre (self-worth) quand il se compare à autrui. Et la jalousie pourrait être éprouvée de façon moralement appropriée dans les circonstances en cause. De fait, la jalousie, en qualité de « vertu », serait une moyenne entre deux « vices » : (1) une trop grande sensibilité aux traitements immérités qui occulterait d’autres réponses appropriées, comme le pardon, la bienveillance, etc. et (2) trop peu de sensibilité à un tel traitement qui serait un signe de magnanimité excessive envers les autres et de servile timidité (sheepisness) (Kristjánsson 2002, p. 163). Kristjánsson discute en particulier le second « vice », qui consisterait en l’incapacité à devenir jaloux. Il discute ce « vice » en particulier car de nombreuses personnes seraient enclines à voir au contraire dans la capacité à ne pas éprouver de la jalousie une vertu.

D’après Kristjánsson (2002, p. 163‑165), en qualité de vertu, la jalousie est la disposition à faire l’expérience du mélange correct de colère, d’indignation et d’envie dans les circonstances adéquates (right). En outre, la jalousie justifiée serait une condition nécessaire de l’orgueil (pridefulness), et donc du respect de soi. Une personne qui manquerait d’éprouver de la jalousie en étant défavorisée de façon imméritée par C vis-à-vis de B semblerait ne pas posséder de préoccupation pour le respect de soi qui inclut la préoccupation de ne pas être discriminée de manière imméritée. Le respect de soi devrait de fait commander la réponse émotionnelle de la jalousie et une forme de protestation morale contre cette discrimination imméritée. Or, sans respect de soi, il n’y aurait pas jalousie et ce manque conduirait la personne totalement non-jalouse à ne pas revendiquer d’être traitée de façon juste (fair) vis-à-vis de ses rivaux. Cette personne serait, du fait de cette incapacité morale, la cible de mauvais traitements et de discriminations supplémentaires. Ainsi, Kristjánsson pense-t-il que ne pas être disposé à la jalousie représente un défaut du caractère, car le non-jaloux n’aurait pas de préoccupation pour le respect de soi et ne serait pas prêt à faire des revendications morales quand il est mal traité. Il manquerait donc à cette personne la capacité de réagir émotionnellement d’une manière appropriée aux défaveurs imméritées.

Cette tentative de réhabilitation de la jalousie soulève plusieurs difficultés. Tout d’abord, comme nous l’avons vu dans la section précédente, la jalousie n’inclut pas d’évaluation en termes de mérites, ce n’est pas une émotion morale. Kristjánsson paraît de ce fait parler d’une autre émotion : l’indignation, qui est une réaction aux torts injustifiés, dont font partie les discriminations imméritées. Or, la personne capable de s’indigner mais qui n’aurait pas la faculté d’éprouver de la jalousie est immunisée contre les reproches de Kristjánsson : son indignation témoignerait d’une préoccupation pour le juste, dont le respect des personnes (de soi et des autres) est un élément constitutif important. Cette préoccupation serait ainsi nécessaire et suffisante pour conduire cette personne à faire des revendications morales quand elle est illégitimement discriminée. De ce point de vue, la jalousie n’est ni nécessaire, ni suffisante pour de telles revendications.

Un autre problème que Kristjánsson (2002, p. 158) reconnaît partiellement est que sa définition de la jalousie s’applique difficilement à la jalousie sexuelle, car l’amour romantique n’a rien à voir avec les mérites. Il en conclut que la jalousie sexuelle serait « irrationnelle » si elle s’ancre dans la croyance qu’une personne traite de manière imméritée la personne jalouse en étant amoureuse de quelqu’un d’autre (Kristjánsson 2002, p. 158) : on ne pourrait revendiquer mériter l’amour de quelqu’un. Toutefois, Kristjánsson (2002, p. 159) défend une position proche de celle de Goldie en arguant que la jalousie amoureuse peut être rationnelle, car les relations amoureuses sont des institutions sociales qui impliqueraient des règles et des attentes raisonnables portant sur l’équité (fairness). Ainsi, pour Kristjánsson, dans une relation amoureuse, il serait moralement attendu de traiter avec justice et respect son partenaire, de n’être pas infidèle, etc. Dans le contexte de la jalousie sexuelle, la justification de cette émotion reposerait donc sur le fait que C a violé les attentes raisonnables d’être justement traité dans une relation amoureuse plutôt que sur le simple fait que C n’aime pas ou plus A romantiquement. À nouveau, cette manière de présenter le cas n’exclut pas l’indignation. Or, si cette dernière ne peut être exclue, la jalousie est rendue superflue et peut être éliminée de la liste des vertus.

On le voit, la tentative de Kristjánsson de réhabiliter la jalousie est problématique. Nous serions par ailleurs enclins à dire que celle de Goldie l’est aussi. Les difficultés rencontrées dans ces réhabilitations semblent provenir d’une confusion à propos de l’ontologie de la jalousie qui n’est pas une émotion morale mais une émotion de la rivalité, et d’une cécité devant le rôle joué par l’idéologie dans la justification morale de la jalousie romantique.

c. Contre l’idée de moraliser la jalousie

Le problème des tentatives de réhabilitation de la jalousie est donc double : il porte (1) sur l’ontologie de la jalousie et (2) sur la justification de la jalousie. Premièrement, ces tentatives de réhabilitation consistent en la moralisation d’une émotion qui n’appartient pas aux émotions morales, car elle n’incorpore pas de préoccupations ou de notions morales et ses tendances à l’action (non-partage, hostilité, agression, meurtre, possessivité, contrôle, restriction de liberté, etc.) intrinsèques ne facilitent pas les relations interpersonnelles et le bien-être du collectif. Elle appartient plutôt aux émotions de la rivalité qui, comme l’envie ou l’émulation, sont des émotions de la compétition. Il y aurait donc une erreur portant sur l’identité de la jalousie qui est présentée comme une émotion appartenant à la catégorie des émotions morales (et partant des vertus).

Toutefois, certains auteurs soutiennent que la jalousie amoureuse pourrait renforcer et enrichir le lien amoureux (Kristjánsson 2002) : les tentatives réalisées par l’amant de rassurer la personne jalouse pourraient avoir un effet bénéfique sur ce lien (Toohey 2014) et la jalousie prouverait que la personne jalouse se préoccupe (care) de l’être aimé (Goldie 2002) ; la jalousie serait donc un signe d’amour. Ce faisant, la jalousie semblerait faciliter les relations interpersonnelles et le bien-être dans le couple. On pourrait de ce fait arguer que la jalousie possède une valeur prudentielle. Cependant, il ne s’agirait pas d’une valeur intrinsèque à la jalousie, mais d’une « valeur instrumentale » en ce que la jalousie aurait des conséquences bénéfiques (Kristjánsson 2003) qui ne dépendent pas de sa nature et en particulier pas des actions qu’elle motive. Or, nous l’avons vu, la jalousie paraît intrinsèquement motiver (i.e. cela fait partie de sa nature) des comportements qui ne sont pas prosociaux et ne favorisent pas le bien-être dans le couple : la jalousie amoureuse ou sexuelle tend à rendre le jaloux possessif, à l’amener à contrôler la personne jalousée, à restreindre les libertés de cette dernière, voire même à user de violence, quitte à tuer. Il n’est d’ailleurs pas rare que des couples se défassent en raison de la trop grande jalousie de l’un des deux partenaires. La jalousie, en vertu de la façon dont elle motive intrinsèquement, tend ainsi à entraîner des conséquences négatives sur le couple, l’amant-e et le ou la rival-e. Ceci fait que la valeur prudentielle positive attribuable à la jalousie doit être relativisée en regard des effets négatifs que cette émotion tend à promouvoir. Il semble donc qu’il faille plutôt dans l’ensemble attribuer une valeur prudentielle négative à la jalousie. Ainsi, arguer que la jalousie possède une valeur prudentielle positive fait courir le risque de fournir une justification morale ou éthique à la jalousie et à la tenir pour être une émotion moralement ou éthiquement bonne, et donc partant à la moraliser, alors que le bien intrinsèquement visé dans la jalousie n’est pas le bien d’autrui ou celui du collectif : le jaloux cherche à jouir égoïstement de façon exclusive de l’objet jalousé et est prêt à nuire à autrui ou à se nuire à lui-même pour le faire (s’il tue ce n’est pas pour jouir mais pour empêcher autrui de le faire, par exemple).

La moralisation de la jalousie amoureuse ou sexuelle se reconnaît encore dans les justifications morales qui font de cette variété de jalousie une réponse adéquate dans le cadre d’attentes légitimes au sein d’un couple. Or, cette justification est une moralisation de la jalousie, car elle s’appuie sur des conventions sociales et une idéologie propre à des sociétés où l’exclusivité sexuelle et la monogamie sont tenues pour être de bonnes choses (de Sousa 2017) et où elles font l’objet de droit et de devoir au sein des couples.

Pour le montrer, il est utile de distinguer entre différents critères par lesquels on peut juger de l’adéquation d’une émotion[3]. Ceux-ci peuvent être des critères épistémologiques (Deonna et Teroni 2012), des critères de correction, et des critères moraux ou sociaux (D’Arms et Jacobson 2000 ; Deonna et Teroni 2012). Du point de vue des critères épistémologiques, la jalousie peut être épistémiquement justifiée, et donc être rationnelle, si les croyances sur lesquelles elles se fondent sont elles-mêmes justifiées. Par exemple, la jalousie que Pierre éprouve est épistémiquement justifiée s’il a de bonnes raisons de croire que Marie, sa femme, entretient une liaison avec Jean. Du point de vue des critères de correction, la jalousie de Pierre est également correcte si elle présente adéquatement la situation comme une situation où le bien jalousé (Marie) n’est plus en la possession exclusive de Pierre. Du point de vue des critères moraux ou sociaux, la jalousie de Pierre peut être évaluée comme étant moralement justifiée en présence d’un rival si l’exclusivité sexuelle et la monogamie sont des institutions sociales positivement valorisées dans sa société. Or, en soi, la préoccupation pour l’exclusivité, qui appartient en propre à la jalousie et lui est donc intrinsèque, a trait aux idées de compétition, de rivalité et de possession d’un bien et n’est donc pas une préoccupation morale. De la sorte, fournir une justification morale à cette préoccupation dans le cadre d’une idéologie monogame revient à évaluer la jalousie sexuelle en lui appliquant un « critère moral extrinsèque » (Lemaire 2014) qui n’appartient pas à sa nature.

De fait, la moralisation de la jalousie sexuelle comme étant une émotion moralement justifiée, qui doit faire l’objet d’une régulation, reflète en réalité des normes émotionnelles qui s’inscrivent dans des idéologies (de Sousa 2017) portant sur la justification des émotions. Ces normes émotionnelles (Hochschild 2003 ; Mauss 1968 ; Thoits 2004) sont des normes sociales qui régulent les divers composants des émotions et le type d’émotions devant ou ne devant pas être éprouvé dans la société considérée. En ce sens, les normes émotionnelles règlent de l’extérieur les émotions en énonçant des permissions, des devoirs et des interdits à propos des émotions dont les membres d’une société font l’expérience.

De la sorte, la jalousie sexuelle peut être moralisée et considérée comme un type d’émotion moralement justifié qu’il serait approprié d’éprouver dans une juste mesure et dans les bonnes circonstances, car la préoccupation de la jouissance exclusive de la personne aimée est tenue pour être un bien dans une société monogame, alors que l’infidélité ou le polyamour y sont vus comme des maux. Au contraire, dans le contexte de sociétés où la préoccupation pour l’exclusivité de l’amour et des relations sexuelles n’est pas valorisée, les épisodes de jalousie sexuelle, dont les membres feraient malgré tout l’expérience, seraient rationnels et corrects, mais socialement désapprouvés. En fait, ce que ces normes émotionnelles montrent, ou révèlent, sont les soubassements idéologiques des plaidoyers en faveur de la jalousie sexuelle ou des condamnations de cette émotion propres aux sociétés d’appartenance de leurs auteurs : il s’agit donc « d’idéologie des émotions » (de Sousa 2017) où la justification et la disqualification morale de la jalousie dépend des valeurs éthiques et conventionnelles incarnées dans les institutions sociales des sociétés.

Il est à noter que ce dernier point ne signifie pas que la catégorisation de la jalousie comme une émotion de la rivalité dont les tendances à l’action ne sont pas prosociales relève des conventions morales d’une société donnée. En effet, il s’agit de dire qu’intrinsèquement la jalousie est une émotion qui conduit à des comportements qui potentiellement peuvent nuire à autrui à divers degrés (de la simple nuisance au meurtre) sans que n’existe de justification morale de le faire, attendu que cette émotion n’inclut pas de préoccupations ou de notions morales. De ce point de vue, il est dans la nature de la jalousie de donner lieu à des comportements potentiellement (très) dommageables pour autrui. Le caractère nuisible des tendances à l’action de la jalousie sont donc intrinsèques à l’émotion, appartiennent à sa nature propre et ne dépendent donc pas d’un point de vue extrinsèque qui serait celui des conventions sociales qui verraient, selon l’idéologie en vogue dans la société en cause, la jalousie comme un mal à expurger, un mal à contrôler ou un bien à cultiver. Évidemment, ceux qui voient la jalousie comme un mal à expurger ou à contrôler arguent, comme Taylor et Goldie, que la jalousie intrinsèquement motive divers comportements nuisibles envers autrui. Ceci fait que la critique normative de cette émotion semble s’appuyer sur la thèse ontologique que la jalousie n’est pas une émotion morale, mais une émotion de la rivalité. Il paraît en effet difficile de disjoindre sans risque d’incohérence la thèse ontologique de la thèse de l’injustification morale de la jalousie. De fait, il nous semble que les auteurs (p. ex. Goldie 2002 ; Toohey 2014) qui affirment à la fois que la jalousie induit des comportements pouvant nuire très gravement à autrui, et qu’elle peut être toutefois moralement justifiée dans le cadre de conventions sociales monogames, tentent de justifier moralement la jalousie de façon incohérente. De plus, il est intéressant de voir que la défense de la jalousie sexuelle et amoureuse est une défense assez arbitraire d’une variété de jalousie. Mais quid de la jalousie professionnelle, de la jalousie des biens matériels, du prestige, des privilèges économiques, politiques, etc. ? Un authentique plaidoyer pour la jalousie devrait pouvoir montrer que cette émotion se justifie moralement dans tous ces divers cas. Cette démonstration manque encore, car, comme on l’a vu, l’auteur qui s’en rapproche le plus, Kristjánsson (2002), paraît confondre la jalousie et l’indignation et modifie arbitrairement sa définition générique de la jalousie quand il s’agit de justifier la jalousie sexuelle. De fait, Kristjánsson définit la jalousie comme un type d’émotion basée sur le mérite, mais définit le sous-type de la jalousie sexuelle comme une émotion basée sur des conventions sociales qui déterminent, dans les relations de couple, des « attentes légitimes » sur la façon juste et équitable de traiter le ou la partenaire.

d. Jalousie et compersion

En lien avec l’idéologie des émotions et l’organisation des sociétés, on peut à bon droit poser la question : la jalousie peut-elle être éliminée ? Neu (1980) soutient que non. D’après lui, la jalousie serait inéliminable quelle que soit la façon dont une société est organisée : certaines différences de traitement entre individus ne peuvent être supprimées, et certaines relations seraient essentiellement non-réplicables et non-partageables. Pour généraliser et mieux refléter la conception de la jalousie qui se dégage de la première section sur l’ontologie de cette émotion, on pourra dire que la jalousie est inéliminable, car il y aura toujours des biens rivaux mutuellement exclusifs impliquant l’idée de somme nulle (i.e. non-réplicables et non-partageables), mais aussi des désirs de posséder et de jouir exclusivement de certains biens et des concurrents qui chercheraient à s’emparer des biens d’autrui à ses dépens. Or, il semble que certains arrangements sociaux permettent peut-être, non pas d’éliminer la jalousie entièrement, mais en tout cas de la faire disparaître sous certaines conditions et de donner naissance à une émotion opposée à la jalousie qui consisterait à se réjouir de la bonne fortune des personnes qui jouiraient des mêmes biens que nous. Dans le contexte des communautés de polyamoureux ou de personnes pratiquant les relations amoureuses libres ou le candaulisme, cette émotion porte un nom particulier : la compersion. Elle consisterait à se réjouir de ce que notre amant-e tire du plaisir de l’amour ou des relations sexuelles qu’il/elle entretient avec autrui (de Sousa 2017). La jalousie sexuelle ou amoureuse pourrait être ainsi éliminée par transmutation en la changeant en compersion, même s’il peut y avoir des résidus de jalousie chez certains membres de ces communautés (de Sousa 2017). Ces observations de de Sousa laissent penser que dans ce type de communauté des normes émotionnelles sont à l’œuvre pour neutraliser la jalousie et amener les membres à envisager la situation où l’amant-e entretient une relation amoureuse avec une autre personne non pas comme une situation de rivalité à somme nulle où cette relation se fait aux dépens de l’amoureux/se, mais comme une situation à somme non-nulle où la jouissance de la même personne n’est pas mutuellement exclusive : la relation amoureuse, sexuelle est partageable, mais pas nécessairement à un égal degré. De fait, les polyamoureux identifient parfois des « partenaires premiers » avec lesquels ils entretiennent des connections plus profondes et riches qu’avec d’autres partenaires (de Sousa 2017). Ces relations peuvent donc être qualifiées de relations à somme variable. Elles ne sont pas nécessairement des relations d’égalité où chacun jouit d’une égale manière des autres, puisque chacun y jouit du bien qui est partagé mais à des degrés distincts : la jouissance par l’un peut être supérieure à la jouissance par l’autre, mais chacun « gagne » quelque chose du partage. En effet, parmi les facteurs qui améliorent et approfondissent la relation primaire, les relations sexuelles, sensuelles, intimes, ouvertes avec d’autres personnes joueraient un rôle important (de Sousa 2017). Par ailleurs, il y aurait la mutualité de la compersion et l’assurance pour chaque partie que la rencontre avec une tierce partie, qu’elle soit sexuelle ou d’affection, sera l’occasion d’approfondir l’intimité et la compréhension des partenaires (de Sousa 2017). Les situations décrites peuvent être ainsi interprétées comme des situations de partage, de mutualité, d’avantages réciproques, mais pas nécessairement d’égalité entre tous les partenaires pratiquant le polyamour.


3. Jalousie, justice et institutions sociales

Le fait que la jalousie entretienne des liens avec les idéologies et que certains arrangements sociétaux paraissent la faciliter ou la limiter conduit à examiner les rapports que la jalousie entretient avec la justice (§a) et l’émergence et le maintien d’institutions sociales que cette émotion paraît pourvoir fonder (§b). En particulier, nous nous intéressons aux rôles que la jalousie économique joue dans les essais économiques de David Hume (2009 [1777]) et d’Adam Smith (1995 [1776]) dans l’émergence et le maintien d’institutions économiques et légales que ces auteurs considèrent comme injustes.

a. Jalousie et justice distributive

La jalousie joue-t-elle un rôle dans les questions de justice ? Aux yeux de Solomon (1995), oui, car le sens de la justice reposerait sur un ensemble complexe de passions incluant diverses émotions « positives » comme la compassion, la gratitude, le pardon, mais aussi des émotions « négatives » comme la honte, la culpabilité, la colère, l’indignation, le ressentiment, l’envie ou la jalousie, p.ex. La perspective de Solomon est holistique : toutes ces émotions participeraient en commun au sens de la justice ; il ne serait pas possible de n’en éprouver que quelques-unes à l’exclusion d’autres et d’avoir un sens de la justice complet. Cependant, nous avons vu que la jalousie n’est pas une émotion morale : elle est partiale, intéressée, inclut une préoccupation pour la jouissance exclusive d’un bien, motive des comportements qui nuisent à autrui (attaque, meurtre, contrôle, non-partage, etc.) et qui ne sont donc pas prosociaux. De ce point de vue, la jalousie ne paraît pas être liée au sens de la justice. On peut toutefois faire observer que la jalousie est une émotion pertinente pour les questions de justice, non pas qu’elle soit directement liée aux idées du juste et du bien, mais parce que, tout comme l’envie, la jalousie a trait aux notions de « possession » et de « privation » (Solomon 1995, p. 254) et renvoie à des questions de « justice distributive » (Solomon 1995 ; Tov-Ruach 1980). En sus, certaines institutions sociales semblent être fondées dans la jalousie, car elles visent à « protéger » les biens jalousés (Neu 1980) et à maintenir des inégalités entre des possédants et des non-possédants.

De fait, aux yeux de Rawls (1999), un individu qui se trouve dans une meilleure position que d’autres peut être jaloux de sa bonne fortune et souhaiter avec une certaine malveillance que les moins fortunés restent à leur place. Jaloux de sa position supérieure, il leur en veut, par anticipation, d’un éventuel avantage qui les mettrait au même niveau que lui (Rawls 1999). Cette propension peut s’étendre à leur nier les bénéfices dont il n’a pas besoin et qu’il ne peut utiliser lui-même (Rawls 1999). Il y a donc ici l’idée que le jaloux peut être jaloux de biens superflus dont il n’a ni l’usage, ni le besoin. Et ces inclinations sont « collectivement dommageables » car le jaloux serait prêt à abandonner quelque chose pour « maintenir la distance entre lui et les autres. » (Rawls 1999, p. 468). Ainsi, aux yeux de Rawls, la jalousie serait-elle un vice qui va à l’encontre du bien commun en induisant des comportements se faisant au « détriment de tous. » (Rawls 1999, p. 468).

Il est également intéressant de voir que la jalousie affecte la manière d’envisager la distribution des biens : elle tend en effet à produire des distorsions cognitives où la personne jalouse perçoit des situations qui sont objectivement à « somme variable » comme des situations à « somme nulle » (de Swaan 1989). Ainsi, s’il existe une distribution de revenu faisable dans laquelle certains gagnent sans que d’autres ne perdent quelque chose (un groupe élève ses revenus et se rapproche d’un autre groupe qui n’a rien dû abandonner de son propre revenu), ces derniers peuvent toujours contester une telle distribution du fait de leur jalousie qui réduit leur satisfaction en dépit du fait que leur revenu reste le même (de Swaan 1989, p. 261).

Dans tous les cas, les questions de justice et de distribution liées à la jalousie peuvent être envisagées à un niveau sociétal entre différents collectifs sociaux (groupes, classes sociales, etc.). Ceci signifie que la jalousie peut être une émotion collective que les membres d’un groupe éprouve à l’encontre des membres d’un autre groupe qui obtiennent des privilèges ou des ressources déjà en possession des premiers (de Swaan 1989). Quand la jalousie devient une émotion collective, les relations inter-groupes deviennent de facto conflictuelles : les membres jaloux perçoivent comme des pertes pour eux-mêmes les avantages que les membres du groupe rival obtiennent, indépendamment du fait qu’ils aient à abandonner ou à renoncer à quelque chose ; les avantages des rivaux sont directement conçus comme des désavantages par les jaloux (de Swaan 1989). Cela signifie que la jalousie collective qui aurait trait à des inégalités de distribution à un niveau sociétal pourrait contribuer à fonder ou soutenir des institutions visant l’établissement ou le maintien d’inégalités entre des possédants jaloux de leurs biens et des non-possédants conçus comme des concurrents par les premiers. Sous l’angle de la justice distributive, il s’agit donc pour les jaloux d’instituer ou de maintenir des inégalités à leur avantage et de se protéger de personnes vues comme des concurrents. De la sorte, des personnes mieux loties peuvent ne pas vouloir partager leurs biens avec des personnes moins bien loties dans des situations où le partage se justifierait (biens superflus, pas de perte, pertes minimes n’ayant pas d’impact réel sur le bien-être et le partage améliorant la condition des autres) du point de vue du bien commun. Les jaloux peuvent donc chercher à ériger des barrières visant à protéger les possessions dont ils sont jaloux pour empêcher leurs rivaux d’en jouir.

Ces diverses observations permettent d’identifier les préférences de la jalousie en matière de justice distributive. Trivialement, les tendances cognitives et à l’action de la jalousie feront préférer un état du monde où le jaloux continue de jouir de son bien sur un autre état du monde où il n’en jouirait plus du fait qu’un concurrent le priverait de cette jouissance exclusive. Le jaloux, du fait de la comparaison sociale, effectue donc des comparaisons entre diverses situations représentant des distributions à somme nulle et non-nulle d’un bien entre lui et le concurrent.

Tableau 1 : les préférences de la jalousie

Préférences de la jalousie I     II    III    IV    V
Jaloux 6 3 6 6 5
Concurrent 3 6 6 5 5

La situation de départ de la jalousie consiste dans la situation I où le jaloux possède un bien que le concurrent moins bien loti convoiterait et où cette situation est préférée à toutes les autres envisagées dans le tableau : le jaloux veut maintenir son avantage sur le concurrent. La perte de la jouissance exclusive du bien peut correspondre de fait à 3 scénarios qui mettent en jeu les situations II, III, IV et V :

  1. Le concurrent dépossède le jaloux de son bien en se l’accaparant et le bien est donc transféré (situation II)
  2. Le concurrent obtient un bien égal à celui du jaloux qui se trouve donc partager son bien (situation III) et pense que par ce partage il subit une perte (situation II)
  3. Le concurrent s’accapare un bien qui réduit l’inégalité entre le jaloux et lui (situation IV) et le jaloux envisage cette réduction d’écart comme une perte (situation V).

On le voit, la jalousie, du fait de ses tendances cognitives irrationnelles, tend à transformer les situations III et IV, où le rival améliore son sort sans que cela n’a d’impact sur le jaloux, dans les situations II et V, où le jaloux pense avoir perdu quelque chose du fait du gain du rival.

Sur le plan sociétal, les jaloux préfèreront donc des institutions sociales qui leur permettront de protéger leurs biens de la prédation de rivaux, afin d’éviter les situations aversives où les jaloux ne jouissant plus exclusivement de leurs biens pensent subir des pertes qui représentent les gains des concurrents. Les buts politiques des jaloux réunis en un collectif peuvent être ainsi de créer, de soutenir, de maintenir des institutions qui permettent de protéger leurs biens et de maintenir une distance, c’est-à-dire des inégalités, avec le groupe des concurrents en limitant leur liberté d’agir pour les empêcher d’acquérir les biens jalousés quels qu’ils soient (richesses, prestige, privilèges politiques et économiques, partenaires sexuels, etc.).

b. Jalousie économique, institutions sociales et justice

Cette question des liens entre la jalousie, la justice et la création des institutions sociales n’est aujourd’hui pas une question centrale de la théorie politique ou de la philosophie sociale, ni même de la recherche empirique en sciences sociales. L’envie domine toujours les débats théoriques et normatifs et la recherche empirique. On peut le regretter, mais aussi s’en réjouir, car un champ de recherche passionnant s’ouvre pour la recherche contemporaine. Toutefois, dans l’histoire de la philosophie, deux vénérables philosophes, David Hume (2009 [1777]) et Adam Smith (1995 [1776]), ont abordé la question de la jalousie collective dans leurs essais économiques. Cette section est consacrée à la présentation de leurs thèses. Elles permettent de penser les liens susmentionnés et fournissent des outils que la recherche contemporaine pourrait utilement employer.

i. La jalousie du commerce, contexte historique

On doit à Hume l’expression « jalousie du commerce » (jealousy of trade) qui sert de titre à son essai De la jalousie du commerce. Cette expression fait référence à une conjonction historique particulière entre le politique et l’économique, apparue au XVIIIème siècle, quand le « succès dans le commerce international » était devenu une question de « survie militaire et politique des nations [européennes] » (Hont 2010, p. 5). Cette expression signalait que l’économie était devenue politique : « la concurrence du marché global » était devenue une « activité première de l’État. » (Hont 2010, p. 5). De ce point de vue, l’essai De la jalousie du commerce de Hume offre un bref aperçu de la compétition commerciale de l’Europe du XVIIIème siècle (Hont 2010) qui avait fait du monde un « théâtre de guerres économiques perpétuelles » (Hont 2010, p. 6). En comparaison, les études de Smith, dans le livre IV de la Richesse des nations, sont plus longues et détaillées ; elles sont une analyse fouillée de cette situation historique. Il est intéressant de voir que bien qu’il reprenne et développe certains thèmes abordés par Hume, Smith préfère employer l’expression « jalousie mercantile » (A. Smith 1995, p. 561) plutôt que celle de « jalousie du commerce » pour qualifier plus généralement la jalousie ayant trait aux institutions économiques qu’il étudie.

Ainsi, la jalousie collective est-elle thématisée, tant chez Hume que chez Smith, comme une jalousie économique portant sur les richesses dans le cadre des relations commerciales internationales entre États européens dans le contexte socio-historique du XVIIIème siècle. Cette jalousie commerciale soulèverait, d’après Hume et Smith, diverses questions de justice liées à la liberté économique et au bien commun.

ii. Remarques préliminaires sur la jalousie chez Hume et Smith

Avant de poursuivre cet exposé, nous devons faire plusieurs remarques. On ne trouvera pas dans les Essais de Hume et la Richesse des nations de Smith de définition de la jalousie. Le terme y est parfois utilisé au sens d’envie, parfois non. Smith, par ailleurs, mène une charge contre les marchands et les producteurs : il s’indigne de leurs pratiques économiques et politiques qu’il trouve injustes et qu’il juge aller à l’encontre du bien commun. Il attribue à ces agents économiques diverses motivations affectives, telles que l’avidité, la convoitise, l’envie, la jalousie, qui, travaillant de concert, ont trait à l’acquisition et à la protection de biens économiques en vue de s’enrichir et de ne pas s’appauvrir ; et il les subordonne à la notion d’intérêt (i.e. ces motivations sont intéressées, comme on a pu le voir avec la jalousie et l’envie). Ceci fait qu’il n’est pas toujours aisé de démêler précisément les contributions respectives de ces motivations dans les actions des agents économiques considérés et dans la fondation des institutions économiques et juridiques que Smith examine. Malgré tout, il est possible de contourner ces limitations en s’appuyant sur la conception de la jalousie présentée dans les sections précédentes. On peut de fait reconstruire une théorie de la jalousie, tirée des thèses de Smith et Hume, pour faire des hypothèses sur la façon dont la jalousie des membres d’un collectif peut contribuer à la fondation d’institutions légales qui visent à défendre leurs intérêts par l’institution et le maintien d’inégalités et d’exclusivités à leur seul avantage et montrer que la jalousie, dans le cadre des thèses de Hume et surtout de Smith, soulève tout un ensemble de questions normatives liées au bien commun et à la justice.

iii. Jalousie collective et institutions économiques

Pour Hume (2009 [1777], p. 101), la « jalousie du commerce » s’exerce entre États commerçants. Lorsque l’un de ces États a fait des progrès commerciaux, il tendrait à regarder d’un « œil soupçonneux » les progrès économiques accomplis par les États commerçants voisins et à les considérer comme des rivaux dont la prospérité économique ne pourrait se faire qu’à ses dépens. La situation décrite correspond donc à la situation à somme nulle typique de la jalousie : le premier État voit dans ses rivaux des concurrents qui, par leurs progrès économiques, lui infligeraient des pertes et réduiraient donc sa propre prospérité. De façon à prévenir ces pertes, les divers États s’engageraient dans des guerres commerciales, imposeraient des restrictions au commerce international et chercheraient par là à faire décliner les économies de leurs rivaux.

C’est dans son essai De la balance du commerce que Hume (2009, p. 86 [1777]) fait observer que, dans les grandes nations commerciales, une « grande jalousie » existerait « à l’égard de la balance du commerce », nourrie par la crainte que les métaux précieux, l’or et l’argent, qu’elles possèdent ne quittent le pays : si plus de bien sont importés, alors l’or et l’argent de la nation seront transférés dans le pays exportateur, au détriment du pays importateur qui aura vu ses richesses diminuer. Le pays importateur s’appauvrirait et le pays exportateur s’enrichirait aux dépens du premier. Pour remédier à des balances commerciales désavantageuses, des restrictions à la liberté du commerce international seraient imposées : le commerce libre serait entravé par des barrières légales qui ont pour origine la jalousie.

Smith, souscrivant grosso modo à ces idées de Hume, explique qu’une fois qu’auraient été établis, dans les doctrines économiques de son temps, les deux principes que (1) la richesse consisterait dans les métaux or et argent et que (2) ces métaux ne pourraient être importés dans un pays qui ne possède pas de mines que par la balance du commerce, ou qu’en exportant plus de valeur qu’il n’en serait importé, le « grand objet » de l’économie politique aurait été de diminuer l’importation de biens étrangers pour la consommation intérieure et d’accroître l’exportation des produits domestiques (A. Smith 1995, p. 506 [1776]). Les deux instruments utilisés pour enrichir un pays seraient de ce fait « les restrictions à l’importation » et les « encouragements à l’exportation » (A. Smith 1995, p. 506 [1776]).

Comme la jalousie est une émotion de la protection de biens jalousés et non une émotion de l’acquisition de biens convoités ou enviés, nous ne traitons que des restrictions à l’importation. Ces restrictions consistaient en deux sortes de mesures protectionnistes. Les premières concerneraient l’importation de biens étrangers qui, provenant de n’importe quel pays, étaient destinés à la consommation intérieure et concurrençaient des biens produits sur place (A. Smith 1995, p. 507 [1776]). Les deuxièmes concernaient l’importation de toutes sortes de biens provenant des pays avec lesquels la balance du commerce était jugée désavantageuse par le pays importateur (A. Smith 1995, p. 507 [1776]). Ces restrictions prenaient deux formes : des taxes élevées sur les biens importés ou des interdictions absolues d’importer certains biens.

Restreindre par des taxes élevées ou des interdictions absolues l’importation de marchandises étrangères pouvant être produites dans le pays aurait permis de « plus ou moins » assurer « à l’industrie domestique employée à leur production le monopole du marché intérieur. » (A. Smith 1995, p. 509 [1776]). Or, ceux qui auraient tiré avantage de ces monopoles du marché intérieur auraient été, selon Smith, les marchands et manufacturiers qui auraient possédé un « esprit corporatiste » et auraient cherché ainsi à s’assurer des « privilèges exclusifs » : ils auraient été les « inventeurs originels » de ces restrictions à l’importation des « marchandises étrangères », qui leur assuraient le « monopole du marché intérieur » (A. Smith 1995, p. 520 [1776]). Il se serait agi, pour les marchands et manufacturiers, d’exclure, grâce à ces restrictions, leurs rivaux de la compétition : les premiers auraient cherché à maintenir leurs avantages économiques et à ne pas les perdre au profit des seconds. Ce serait donc la jalousie collective des marchands et des manufacturiers qui aurait contribué à fonder ces restrictions. En effet, comme l’écrit Smith, au sujet des interdictions d’importation : « il est interdit d’importer pour la consommation intérieure certaines marchandises qui suscitent particulièrement la jalousie de nos manufacturiers » (A. Smith 1995, p. 568 [1776]).

Mais le lien de fondation entre la jalousie collective des marchands et des manufacturiers n’est pas direct : ces agents économiques n’avaient pas le pouvoir de faire les lois. C’est par leurs activités de lobbying sur les élites gouvernantes et législatives que les marchands et manufacturiers auraient été à l’origine des lois qui, restreignant le commerce, leur assuraient un certain monopole (A. Smith 1995, p. 531‑533). De fait, les marchands étaient devenus les conseillers de confiance des élites gouvernantes qui jugeaient leur expertise indispensable pour gouverner une nation commerciale (Hont 2010, p. 55) ; ils seraient parvenus, par supercherie, à faire passer auprès de ces élites leurs intérêts de classe pour ceux de la nation (A. Smith 1995, p. 558‑559).

La jalousie collective des marchands et des manufacturiers se reconnaît encore dans les restrictions à l’encontre des marchandises provenant de pays avec lesquels la balance du commerce aurait été défavorable pour le pays adoptant ces restrictions. Smith (1995, p. 552) juge cette doctrine absurde. D’après elle, lorsque deux places commercent ensemble à balance égale, aucune des deux parties ne perd ni ne gagne ; alors qu’en cas de balance inégale, l’une des parties perd et l’autre gagne d’autant : les gains de l’une se feraient au détriment de l’autre. La situation décrite est ainsi une situation à somme nulle et correspond à la situation II des préférences de la jalousie, – situation décrite comme une situation d’aversion pour les jaloux qui préfèrent maintenir leurs avantages plutôt que de les perdre. En ce sens, les restrictions à l’encontre des pays avec lesquels la balance du commerce était crue être défavorable auraient visé à rétablir les avantages du pays essuyant des pertes. Ces restrictions auraient consisté en des instruments visant à rétablir la situation I des préférences de la jalousie. Si l’on peut également parler dans ce cas de jalousie, c’est que Smith explique que les marchands et manufacturiers de pays voisins « redoutent la concurrence du savoir-faire et de l’activité de leurs homologues » (A. Smith 1995, p. 561 [1776]). Or, comme le commerce international s’effectue d’un État à un autre, Smith (1995, p. 561‑562 [1776]) avance que la « jalousie mercantile » se nourrit de et nourrit réciproquement « l’animosité nationale » : selon les marchands, les balances défavorables, que le commerce libre entre nations engendrerait, conduiraient nécessairement à la ruine de chacun ; c’est-à-dire à un appauvrissement général qui se ferait à l’avantage des nations rivales.

Ces doctrines et régulations économiques appliquées par des États auraient ainsi trouvé leur origine dans la jalousie collective des marchands et des manufacturiers qui conseillaient les rois et leurs ministres. Ce seraient des premiers que ces maximes posant que l’intérêt des nations est d’appauvrir leurs voisins seraient nées. Ces doctrines et ces politiques auraient ainsi tiré leur origine de la « rapacité » et de « l’esprit de monopole » des marchands et des manufacturiers qui auraient corrompu les politiques et les législateurs et seraient de ce fait parvenus à substituer au bien commun leurs intérêts de classe (A. Smith 1995, p. 558‑559 [1776]). Il aurait été en effet dans l’intérêt des marchands et des manufacturiers de chaque pays de s’assurer le monopole du marché intérieur. Leur jalousie mercantile, intéressée, aurait ainsi été à l’origine, (1) des taxes extraordinaires sur la plupart des biens importés par des marchands étrangers ; (2) des fortes taxes et prohibitions sur les biens étrangers qui pouvaient entrer en compétition avec les biens domestiques ; et (3), des restrictions extraordinaires sur l’importation de presque toutes les sortes de biens des pays avec lesquels la balance commerciale était supposée être désavantageuse et contre lesquels l’animosité nationale aurait été la plus enflammée (A. Smith 1995, p. 559 [1776]).

Mais, à côté de ces règlements qui restreignaient l’importation, il en existait d’autres qui interdisaient absolument l’exportation de certains biens : comme, par exemple, les « instruments de travail » et les « instruments vivants » (A. Smith 1995, p. 752 [1776]) ; c’est-à-dire, d’une part, des technologies permettant de produire certains biens manufacturés et, d’autre part, des ouvriers qualifiés qui avaient interdiction de travailler librement à l’étranger pour « exercer ou enseigner leur métier » (A. Smith 1995, p. 752 [1776]). La jalousie se reconnaît à ces mesures protectionnistes qui visaient à empêcher le transfert de technologie, de savoir-faire et de force de production pour qu’aucun rival ne puisse en tirer avantage. Ces règlements auraient donc cherché à affaiblir et à mettre fin à la concurrence des rivaux (A. Smith 1995, p. 752 [1776]). Il est aussi intéressant de voir que l’interdiction d’exercer à l’étranger son métier était une entrave à la liberté d’autrui qui était conçu comme un outil de travail, une possession ; ce qui n’est pas sans rappeler les thèses de Taylor (1988) sur les tendances possessives qu’induit la jalousie et le fait qu’elle tend à réifier les personnes qui comptent comme des biens jalousés.

En résumé, ces institutions légales qui restreignaient le commerce libre se seraient fondées dans la jalousie de classe des marchands et des manufacturiers qui, par leur activité de lobbying, seraient parvenus à convaincre les élites politiques et législatives d’adopter des règlements pour défendre leurs intérêts de classe plutôt que le bien commun. La jalousie collective des marchands et des manufacturiers avait pour objet les richesses issues de la vente de biens sur le marché intérieur ; ils cherchaient à s’assurer l’exclusivité des profits qu’ils réalisaient en instituant des monopoles pour exclure leurs concurrents ; ils concevaient les relations commerciales comme des relations à somme nulle où les marchands et producteurs des autres pays étaient vus comme des concurrents, dont les gains se seraient faits au détriment des commerçants et producteurs nationaux qui auraient perdu ou vu diminuer leurs richesses. Les doctrines protectionniste et monopolistique paraissent en outre s’être ancrées dans les tendances à l’action de la jalousie qui visent à protéger le bien jalousé de la prédation des concurrents qu’il s’agit de neutraliser. De fait, ces derniers étaient neutralisés, tout ou en partie, dès lors qu’il leur était interdit ou difficile d’être présents sur le marché intérieur, et dès lors qu’il existait des interdits, qui, portant sur le transfert de technologie et l’employabilité d’ouvriers nationaux qualifiés, cherchaient à empêcher que les concurrents s’accaparent des avantages compétitifs. Par ailleurs, les doctrines visant à déprimer les économies des nations rivales peuvent également avoir trouvé leur origine dans les tendances à l’action hostiles de la jalousie qui motivent l’agression des concurrents. Un lien est également établi entre l’intérêt des classes commerçantes et leur jalousie collective, qui, par nature, est une émotion intéressée. On voit donc que, dans cette théorie, la jalousie collective des marchands et des manufacturiers aurait contribué à instituer et soutenir des institutions économiques et légales et à inspirer des politiques internationales qui leur auraient permis de tenir à distance des concurrents. Les marchands et manufacturiers nationaux auraient fait en sorte de protéger leurs avantages contre leurs concurrents internationaux pour continuer à jouir exclusivement de ces avantages et maintenir des inégalités.

iv. Des institutions « injustes »

Ces institutions économiques et légales, on l’aura compris, étaient tenues par Smith pour être injustes : elles se seraient opposées au bien commun tant au niveau des relations internationales entre nations commerçantes qu’au niveau des relations intérieures entre habitants d’un pays commerçant.

Ceci se reconnaît dans la critique que Smith (1995, p. 552 [1776]) adresse à la doctrine de la balance du commerce qu’il juge infondée. En effet, à ses yeux, les restrictions qui visent à empêcher des balances commerciales désavantageuses ont en fait deux désavantages : premièrement, pour les nations commerçantes et secondement pour la nation qui les a instituées. D’après Smith, cette doctrine s’appuie sur l’idée qu’un commerce libre se ferait au désavantage de la nation importatrice. Or, Smith argue qu’au contraire, si le commerce était libre, il serait avantageux pour les deux parties qui commercent : la situation serait à somme non-nulle car chaque partie s’enrichirait mutuellement. Il est capital de remarquer que cet enrichissement mutuel ne serait pas nécessairement égal : l’une des parties pourrait gagner plus que l’autre. Le commerce libre contribuerait ainsi à la prospérité des nations commerçantes, car chaque nation gagnerait quelque chose de ce commerce même si les gains ne seraient pas égaux.

Le second désavantage, d’après Smith, proviendrait des monopoles forçant le commerce de manière préjudiciable pour le pays qui les a instaurés. Plus précisément, ce sont les consommateurs qui seraient lésés, car les restrictions au commerce, les monopoles, le protectionnisme iraient à l’encontre des intérêts du « grand corps du peuple » qui, dans chaque pays, seraient et devraient être d’acheter les biens qu’il veut à ceux qui les vendent le moins cher (A. Smith 2007, p. 318 [1776]). En plus de perdre cette liberté de consommer les produits qu’ils veulent, les consommateurs seraient lésés à l’avantage des producteurs du fait du renchérissement des prix que les monopoles induiraient presque toujours (A. Smith 1995, p. 753 [1776]). Or, d’après Smith, la consommation serait la seule fin et le seul but de toute production et l’intérêt du producteur ne devrait être considéré que « dans la mesure » où il peut « être nécessaire pour favoriser » l’intérêt du consommateur (A. Smith 1995, p. 753 [1776]). Toutefois, dans le « système mercantile », c’est l’inverse qui se produirait, car l’intérêt du consommateur serait sacrifié à celui du producteur : la production, et non la consommation, serait considérée comme la fin et l’objet ultime du commerce (A. Smith 1995, p. 753 [1776]). En outre, les règlements interdisant aux ouvriers de travailler à l’étranger reviendrait à sacrifier la liberté des sujets aux « intérêts futiles » des marchands et des manufacturiers (A. Smith 1995, p. 752 [1776]).

Tout le système mercantile aurait été inventé par les producteurs, marchands et manufacturiers dont les intérêts auraient été soigneusement pris en compte alors que ceux des consommateurs auraient été « complètement négligés » (A. Smith 1995, p. 754 [1776]). La jalousie mercantile aurait contribué à substituer les intérêts partiaux de la classe des producteurs (marchands, manufacturiers) à ceux supérieurs des consommateurs et donc à subvertir l’idée du bien commun. Or, Smith considère que la nation commerciale est d’abord et avant tout une « communauté de consommateurs » dont les intérêts devraient primer sur ceux des producteurs (Hont 2010, p. 62). Du fait de leur jalousie intéressée et de leurs activités de conseillers des élites gouvernantes et juridiques et de leurs activités de lobbying, les producteurs auraient œuvré contre le bien commun et corrompu les gouvernements, faisant dire à Smith que les producteurs et marchands n’ont pas la légitimité de gouverner et doivent être tenus à l’écart des gouvernements (A. Smith 1995, p. 558 [1776]). Ainsi, la « jalousie du commerce » aurait consisté, pour Smith, dans la politique des États tombés sous l’influence des marchands et des manufacturiers qui seraient parvenus à faire croire aux gouvernements que la protection de leurs profits était une précondition de la sécurité nationale et du bien-être national (Hont 2010, p. 62). La jalousie commerciale aurait donc contribué à l’institution et au maintien d’institutions commerciales et légales et de politiques injustes façonnées par et pour les intérêts des producteurs au détriment de la communauté nationale et internationale des consommateurs et du bien commun national et international.

v. Quelles mesures contre ces « injustices » ?

Pour contrecarrer ces « injustices » résultant de la jalousie commerciale, diverses mesures peuvent être adoptées. Comme nous venons de le voir, Smith préconise notamment d’écarter du gouvernement les membres des classes commerçantes : il s’agit donc de les empêcher dans leurs activités de lobbying et de conseillers des élites gouvernantes et juridiques afin d’empêcher la subversion de l’intérêt général à celui partial des classes commerçantes.

Une autre stratégie consiste à éteindre la jalousie par une « révision des croyances » (Livet 2002) qui la provoquent. Cette stratégie est adoptée tant par Hume que par Smith. D’après eux, si le commerce était libre de toute restriction, cette liberté contribuerait à un enrichissement général et donc au bien-être de tous. En particulier, nous avons vu que Smith soutient que la doctrine de la balance du commerce est fausse : loin d’engendrer des situations à somme nulle propres à provoquer la jalousie, le commerce international engendrerait des situations à somme non-nulle où chaque place commerçante tirerait avantage de ce commerce, même si les avantages ne seraient pas nécessairement égaux. En redéfinissant la situation de commerce international comme une situation à somme non-nulle, la stratégie poursuivie est donc d’éteindre la jalousie en montrant que les croyances qui la suscitent ne sont pas fondées. Ce faisant, l’un des buts de Smith, dans la Richesse des nations (Hont 2010; A. Smith 2007 [1776]), et de Hume (2009 [1777], p. 104), dans l’essai sur La jalousie du commerce, était d’instituer une rivalité économique « saine » qui se nourrirait d’émulation, – cette émotion qui pousse à vouloir égaler ou surpasser des rivaux sans chercher à leur nuire –, plutôt que de jalousie ou d’envie.

Mais Hume propose encore une autre stratégie consistant à opposer à la jalousie une autre émotion :

« Je ne crains pas d’avouer qu’en tant qu’homme, et même en tant que citoyen britannique, je formule des vœux pour la prospérité du commerce de l’ALLEMAGNE, de l’ESPAGNE, de l’ITALIE et même de la FRANCE. Je suis bien certain que la GRANDE-BRETAGNE et toutes ces nations seraient plus prospères si leurs souverains et leurs ministres adoptaient en faveur des autres un tel sentiment d’ouverture et de bienveillance. » (Hume 2009 [1777], p. 104)

Souhaiter la prospérité d’autrui avec ouverture et bienveillance revient à se réjouir de sa bonne fortune. Comme cette réjouissance s’inscrit dans le cadre de rivalités nationales, il semble que ce que Hume propose à propos de la jalousie commerciale est une stratégie similaire à celle que de Sousa (2017) propose à propos de la jalousie sexuelle : une transmutation de la jalousie en « compersion », qui, dans le cadre de ces rivalités économiques, consisterait à se réjouir du fait que les partenaires d’échanges commerciaux accèdent également à des richesses. L’idée que le commerce libre, fait de réciprocité et de mutualité, contribuerait à l’enrichissement de tous, conduit à considérer les richesses comme des biens partageables, pouvant être de surcroît accrus. Dans cette conception, la répartition des richesses ne correspondrait donc pas à des situations à somme nulle, mais correspondrait à des situations à sommes variables où les partenaires d’interaction jouiraient réciproquement et mutuellement de richesses partageables et augmentables. Par une telle redéfinition de la situation de rivalité initiale entre des rivaux jaloux de leurs avantages en une situation d’enrichissement mutuel et réciproque entre des partenaires d’interaction qui collaborent au bien commun, il semble donc que le but visé soit de neutraliser la jalousie en la « contrebalançant » (Hirschman 1997 [1977]) par une émotion qui consiste à se réjouir de la bonne fortune des individus qui, n’étant plus envisagés comme des rivaux, le sont comme des partenaires et des associés.

vi. Pertinence pour la recherche contemporaine

Que l’on souscrive ou non aux thèses sur les vertus du libre-échange économique et sur les intérêts prioritaires à considérer dans la perspective du bien commun, force est de constater que les arguments de Smith sont un exemple parlant de la façon dont des questions de justice peuvent être traitées relativement à la jalousie collective des membres d’un groupe qui cherchent à défendre leurs intérêts et à maintenir leurs avantages par la neutralisation de concurrents. Il est par ailleurs remarquable de voir que les injustices ne concernent pas seulement la relation entre les jaloux et les concurrents, mais aussi une tierce partie représentée par les consommateurs que la jalousie des marchands et des manufacturiers lèserait. L’analyse de Smith est de ce fait particulièrement intéressante, car elle étend la question de la justice au-delà de la dyade jaloux-concurrent pour considérer le bien commun dans une perspective triadique qui inclut les consommateurs lésés par cette rivalité. La stratégie d’extinction de la jalousie, que l’on retrouve chez Smith et Hume, et celle, identifiable chez Hume, de la transmutation ou du contrebalancement de la jalousie par l’émotion consistant à se réjouir de la bonne fortune des partenaires d’interaction, sont également intéressantes en ce qu’elles montrent comment la jalousie peut être neutralisée par des redéfinitions de la situation et remplacée par une émotion qui favoriserait la coopération sociale et la promotion du bien commun.

Les raisonnements normatifs dont il a été question montrent comment des problèmes de justice peuvent être conceptualisés relativement à la jalousie collective d’un collectif particulier, dont les membres se mobilisent pour influencer aux niveaux politique et législatif la création d’institutions visant à instituer ou maintenir des inégalités pour jouir exclusivement de certains avantages et privilèges. Ces raisonnements possèdent ainsi une pertinence particulière pour la recherche contemporaine en ce qu’ils illustrent une façon de penser les liens entre la jalousie collective, le bien commun, l’émergence et le maintien d’institutions jugées injustes et certaines mesures visant à contrecarrer la jalousie pour favoriser la promotion du bien commun.


Conclusion

 

Notre examen de la nature de la jalousie a montré que les termes « jalousie » et « jaloux » peuvent qualifier une émotion, un sentiment ou un trait de caractère, et que l’émotion de la jalousie est une émotion basique qui, se distinguant de l’indignation et de l’envie, ne porte pas uniquement sur les relations de proximité, puisque les biens jalousés peuvent être de différents types (prestige, politique, économique, etc.). La jalousie n’appartient pas à la catégorie des émotions morales et les tentatives de la réhabiliter en la moralisant semblent échouer : la jalousie est une émotion de la rivalité et de la compétition qui motive typiquement des comportements pouvant nuire à autrui à divers degrés. Nous avons examiné le rôle de l’idéologie dans ces tentatives de réhabilitation et avons discuté la thèse selon laquelle la jalousie serait inéliminable : selon les arrangements sociaux, il semble que la jalousie puisse être limitée, voire même être transmutée en compersion. Ceci nous a conduit à considérer la jalousie dans ses rapports à la justice : elle paraît jouer un rôle fondamental dans la création et le soutien d’institutions visant à instituer ou maintenir des inégalités entre un collectif de jaloux et un collectif de concurrents. Pour le démontrer, nous avons présenté et discuté les thèses de Hume et Smith sur la jalousie commerciale dans l’Europe du XVIIIème siècle. Cette dernière section revêt un intérêt particulier pour la recherche contemporaine, puisqu’elle montre comment les liens entre la jalousie, la fondation des institutions sociales et la justice peuvent être envisagés.


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Frédéric Minner
Université de Genève
Frederic.Minner@unige.ch