Meinong (GP)

Comment citer ?

Langlet, Bruno (2018), «Meinong (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/meinong-gp

Publié en avril 2018

 

Résumé

Meinong (1853-1920) est un philosophe autrichien qui a enseigné à Vienne, puis, pour la plus grande partie de sa vie, à Graz, en Styrie autrichienne. Il est le fondateur de la Théorie de l’objet. Comme Husserl, Twardowski, Freud, Stumpf ou Marty, il a été l’un des élèves de Brentano, avec lequel il a été assez vite en désaccord théorique sur un certain nombre de points. Il a créé à Graz le premier laboratoire de psychologie expérimentale d’Autriche. Ses idées ont joué un rôle à la fois dans la naissance de la phénoménologie et de la philosophie analytique tournée vers un certain réalisme. Son œuvre a été quelque peu éclipsée pendant une partie du XXème siècle en raison de critiques plus ou moins fondées, formulées par Russell, Ryle ou Quine, ou encore de l’écrasante célébrité de Husserl et de Heidegger. Elle connaît toutefois un regain d’intérêt et est à la source du meinongianisme contemporain en méta-ontologie comme de théories de la fiction ou relatives aux logiques non classiques.

1. L’approche psychologique en philosophie. Abstraction et relations

Théorie de l’abstraction. Meinong adopte d’abord une démarche psychologique en philosophie. Il élabore une théorie directe de l’abstraction : dans les Hume-Studien I (1877), il tient l’esprit pour capable d’opérer, par un acte mental, au sein de ses représentations, une séparation des qualités de ce qui est représenté dans un contenu de pensée. Par exemple, pensant à une pomme, je peux séparer en esprit sa forme particulière du reste de ses qualités et concentrer mon attention sur cette forme en négligeant sa couleur, sa taille, sa texture. Cette conception, classique et conforme à l’expérience ordinaire, est explicitement opposée à l’approche de Hume qui affirmait qu’il est nécessaire de repérer préalablement des ressemblances pour pouvoir se représenter les propriétés desquelles dépendent ces ressemblances (par exemple saisir d’abord des ressemblances entre formes colorées, pour être capable ensuite de se représenter les couleurs ou formes). Pour Meinong, cette dernière approche est contraire à l’expérience et théoriquement discutable. Abstraire ne présuppose pas de comparer pour lui. Il propose en 1900, contre les thèses de Cornélius inspirées par Hume, sa critique la plus développée de cette idée : toute représentation aurait pour condition une mise en relation préalable, laquelle devrait elle-même être représentée, et donc dépendre d’une nouvelle mise en relation, laquelle à son tour devrait être représentée, et ainsi de suite, en vertu de quoi il serait impossible à l’esprit de former la moindre représentation, quel que soit l’élément auquel on se rapporte via la comparaison. La théorie de l’abstraction à la mode humienne serait tout simplement impraticable.

Les relations fondamentales. Dans le deuxième volet des Hume-Studien, publié en 1882, Meinong traite des relations et notamment de celles que l’on peut établir par la pensée pour former des connaissances. Il élabore une théorie des relations fondamentales, au sens où elles encadrent les opérations que l’esprit peut réaliser sur le contenu de ses représentations.

Les deux grandes classes de relations fondamentales sont les relations de comparaison et les relations d’incompatibilité.

Les relations de comparaison fondamentales sont les relations d’identité ou d’égalité (permettant de penser que ceci est exactement égal à cela) et de diversité (permettant d’établir des différences d’ordres divers). Les relations de diversité et d’identité sont la condition de toute comparaison et des nombreuses opérations de pensée qui en dépendent. Par exemple, penser les ressemblances ou les différences précises entre des qualités de deux choses différentes, comme entre la forme d’un objet oblong et celle d’une sphère, cela suppose un cadre où on les rapporte l’une à l’autre, et donc où on les tient comme deux objets de pensée distincts. De même, pour penser les caractéristiques de quelque chose, comme la perfection de la forme d’une sphère, il faut pouvoir concevoir une certaine différence entre cette chose (la sphère) et la caractéristique examinée (la perfection de la forme).

Cette théorie est de nouveau opposée à celle de Hume, qui soutenait le caractère premier des relations de ressemblance, en affirmant que la diversité n’était pas une relation authentique, mais seulement la négation de la ressemblance ou de l’identité. Meinong considère que cette vision de la ressemblance est, de nouveau, contraire à l’expérience. De plus, la ressemblance ne peut pour lui  être qu’une relation dérivée : pour dire que des choses se ressemblent, il faut déjà que soient établies leur diversité numérique et leur diversité qualitative. La relation de diversité est donc primitive. De même, ressemblance et dissemblance se distinguent par degrés, tandis que la différence entre l’égal et l’inégal est une différence réelle et non pas graduelle. La relation d’identité (ou d’égalité) est donc aussi primitive.

Ce sur quoi porte la pensée, lorsqu’elle opère des abstractions ou lorsqu’elle vise des relations, doit ainsi être doté d’une certaine complexité, c’est-à-dire être composé d’une pluralité d’éléments. Pour m’intéresser, par abstraction ou comparaison, aux teintes couleur rouille du morceau d’Alios devant moi, à ses diverses protubérances, ou à son aspect ferrugineux, il me faut bien avoir affaire à un morceau de matière, qui est aussi coloré, bosselé, creusé, ferrugineux – donc à une entité concrète et complexe, dont la représentation conserve en son sein une part de la complexité.

Les relations d’incompatibilité sont quant à elles en jeu lorsque la pensée porte sur des objets dont les qualités sont, précisément, incompatibles – ce qui est aller plus loin que de les voir comme simplement distinctes. Par exemple, une boule de pétanque et un cube possèdent des qualités différentes, mais un objet dont la forme serait à la fois sphérique et cubique serait un objet dont les qualités sont incompatibles, et donc un objet impensable. Par opposition, les stries d’une boule de pétanque, sa masse, sa forme et sa teinte argentée ne sont pas des qualités incompatibles au sein de cette boule quoiqu’elles puissent être distinguées les unes des autres par la pensée.

Relations et représentations indirectes. Que x soit similaire à y, ce n’est pas une qualité de plus pour x en regard de celles que x possède intrinsèquement. Cette relation ne produit pas de changement réel dans ce x même. Les relations n’ajoutent ainsi pas de qualités réelles à la chose. Toutefois, une importante fonction des relations tient pour Meinong au fait qu’elles rendent possible des « représentations indirectes » : elles permettent ainsi d’augmenter nos connaissances à propos d’objets qui ne sont pourtant pas sous nos yeux.

Si, par exemple, j’apprends que les fougères aigle des Landes sont en fin d’été aussi vertes que le frais gazon printanier de Provence, j’ai appris quelque chose sur la couleur des fougères aigle des Landes en fin d’été, grâce à la relation de ressemblance et à ma connaissance de la couleur du gazon printanier en Provence.

Les cas de représentations indirectes peuvent être très simples mais aussi très complexes. Les relations permettent en ce sens de rapporter l’inconnu au connu et de pouvoir développer des connaissances.

2. Qualités gestaltiques et contenus fondés

Vers les contenus fondés. Meinong a fait évoluer sa théorie des relations à partir du concept de « qualité gestaltique » (ou « qualité de forme ») développé par l’un de ses étudiants, Ehrenfels. Une qualité gestaltique est une propriété d’un tout, de laquelle on ne peut pas dire qu’elle se réduit à la somme des éléments de ce tout. Par exemple, une mélodie est une qualité gestaltique et dépend de notes musicales, qui sont les éléments constituant sa base, mais auxquelles elle ne se réduit pas. La mélodie « émerge » à partir de  la série de notes. Or on ne peut pas saisir une mélodie en comparant entre elles les notes successives que l’on entend : l’esprit passe ici plutôt par une appréhension d’ensemble. Meinong admet ainsi que les qualités gestaltiques ne peuvent pas résulter d’une comparaison et n’entrent donc pas dans sa théorie des relations. Saisir une mélodie, ce n’est donc pas saisir des relations, mais une certaine configuration, traitée en tant que tout, qui dépend des notes successives dans des phases temporelles précises, mais par laquelle celles-ci sont données au sein d’une unité dont le trait caractéristique est précisément celui de la mélodie.

Meinong distingue à ce titre entre des complexions et des relations : les complexions sont des configurations pensées à partir d’une base fondationnelle et d’une organisation interne et saisies comme un tout, tandis que les relations supposent de passer par des opérations de comparaison.

Ehrenfels laissait entendre que les qualités gestaltiques ont une réalité. Meinong soutient que ce qui est ainsi présenté à l’esprit ne peut pas être tenu comme existant dans la réalité matérielle : il s’agit plutôt de contenus de pensée. Il propose d’appeler « contenus fondés » les qualités en question et « contenus fondationnels » les qualités qui leur servent de base.

L’activité du sujet. Un problème connecté porte sur le rôle du sujet. Est-il passif et se contente-t-il de « saisir » de telles qualités qui s’imposeraient à lui, comme le pense Ehrenfels ? Ou bien joue-t-il un rôle actif rendant possible « l’émergence » de ces qualités mêmes ? Meinong défend la deuxième approche : pour saisir un contenu fondé, le sujet doit être actif, précisément envers les contenus fondationnels dont dépend le contenu fondé pour son émergence même. Suite à quoi le contenu fondé est présenté à l’esprit. Par exemple, en me concentrant de manière adéquate sur la série temporelle des notes, je peux saisir la mélodie qui en dépend. Je peux aussi exercer d’autres opérations, activement, sur les notes, de façon à saisir une autre qualité de forme, comme par exemple l’harmonie entre les sonorités de certains instruments.

Cette conception a, sous certains rapports, partie liée avec l’activité d’abstraction. Isoler une qualité en pensée, c’est aussi viser quelque chose de manière à faire « émerger » une certaine qualité. Les autres qualités jouent alors le rôle de contenus fondationnels. Le processus menant à saisir la qualité « abstraite » est ainsi comparable à celui par lequel des qualités gestaltiques sont appréhendées : la qualité est saillante et donnée à l’esprit en tant que telle, mais aussi en tant que qualité de tel complexe ou de tel objet, sur le fond duquel elle se distingue. Nous avons ici affaire à un contenu (de pensée) fondé et à sa base fondationnelle, et le rapport entre les deux peut varier en fonction de l’activité de l’esprit – ce qui fait aussi varier la présentation de la qualité isolée abstraitement. Cette idée est développée par Meinong dans un autre texte, les “Beiträge zur Theorie der psychischen Analyse » (1894).

Une particularité de Meinong est d’avoir aussi travaillé en tant que psychologue expérimental et d’avoir publié des articles sur les illusions, les couleurs, les sensations, les aberrations.

Il a élaboré en 1894 une première théorie de la valeur, fondée sur des considérations psychologiques, où les valeurs dépendent des états d’esprit des sujets : des sentiments fondés sur des jugements et qui portent ici sur l’existence et la non-existence de valeurs dans des situations. Cette approche de la valeur sera renouvelée avec l’élaboration de la théorie de l’objet – cf infra. Meinong défend déjà à cette époque la thèse que nous désirons certaines choses parce qu’elles nous apparaissent, via le sentiment, comme dotées d’une valeur, et non pas l’inverse.

3. Le moment des objets d’ordre supérieur

L’apparition du concept d’objet d’ordre supérieur est considéré comme l’acte de naissance de la théorie de l’objet, à travers un texte de 1896 sur la théorie de la mesure (« Über die Bedeutung des Weber'schen Gesetzes: Beiträge zur Psychologie des Vergleichens und Messens ») et de manière plus explicite dans le célèbre « Sur les objets d’ordre supérieur et leur rapport à la perception interne » de 1899.

Meinong considère la mesure comme une comparaison de parties, et donc comme un cas de sa théorie des relations. Cependant, il conçoit alors que certaines relations qui ne sont ni psychiques ni physiques, par exemple : « être plus grand que », « l’infériorité », « la diversité en soi », « l’incompatibilité ». Elles sont ici visées par des représentations d’ordre supérieur. Ces relations sont alors dites « idéales » mais toujours dotées d’une objectivité forte, en vertu de laquelle elles ne se réduisent pas à quelque chose de psychologique.

La problématique de Meinong se déplace alors vers des objets de pensée qui ne sont ni psychiques ni physiques. Pour Meinong de tels objets de pensée sont dotés d’une certaine robustesse faisant d’eux un type de réalité. Ceci fait l’objet d’une étude plus systématique dans le texte sur les objets d’ordre supérieur.

Les objets d’ordre supérieur sont des objets fondés sur d’autres et saisis par l’esprit dans une unité, où l’objet fondé est l’objet propre de la pensée, sans que cette pensée ne puisse mettre totalement de côté les objets fondationnels desquels dépend l’objet d’ordre supérieur. Ceci vaut aussi bien pour les relations que pour les complexions. Par exemple, une relation de ressemblance entre x et y est ici un objet d’ordre supérieur, tout comme l’est une relation de différence entre x et y. Ces relations ont une objectivité et sont dotées d’une réalité comparable à celle des objets existants, tout en différant de ceux-ci en nature. Elles sont des relations dites « idéales », pour lesquelles l’activité de l’esprit ne fait que créer les conditions de leur saisie, par exemple en comparant x et y. Une mélodie est aussi considérée comme un objet d’ordre supérieur et non plus comme un contenu fondé. De même, compter quatre objets devant moi revient à traiter ces objets de façon à ce que l’idée produite par là vise la quadricité des noix, celle-ci étant l’objet d’ordre supérieur alors présenté à mon esprit à partir de ces données et de l’activité en question. Ces objets n’existent pas matériellement mais ont toutefois une réalité objectuelle, et ils sont dits « subsister » par Meinong. Cette « subsistance » concerne ici les vérités logiques, ou encore les relations ou configurations qui sont fondées par nécessité sur des inferiora : par exemple, la différence entre le vert et le jaune, la ressemblance de deux rectangles, la triplicité présentée à l’esprit à partir d’une opération de numération devant trois cerises. (Par la suite, la notion de subsistance est étendue à des objets de pensée qui sont structurés, complexes, et factuels – ce que Meinong appelle des « Objectifs » vrais. Elle est distincte de la notion d’existence mais aussi de celle de l’Aussersein (ou hors-l’être). Voir infra).

Ameseder, un étudiant de Meinong, a proposé le schéma suivant pour expliquer les rapports entre la pensée et les objets d’ordre supérieur :

Ici, « a » et « b » désignent des contenus de pensée visant des objets « A » et « B » qui sont conçus ou donnés dans la perception.

« r » est une idée produite par une activité de l’esprit s’exerçant sur « a » et « b », et cette idée « r » qui passe pour Ameseder par un processus de production d’idées, vise un objet « ρ » qui est fondé sur « A » et « B » et saisi dans une complexion alors présentée à l’esprit.

Une telle optique suppose de distinguer les actes, les contenus et les objets de la pensée. Chez Meinong, un acte de l’esprit est une modification de l’esprit, lorsqu’il pense. Ainsi, le fait d’avoir une représentation, de produire un jugement, d’avoir une émotion, ou encore de former un désir, sont des actes de l’esprit. Certains ont une caractéristique de passivité (avoir une représentation de quelque chose, avoir une émotion) et d’autres une caractéristique d’activité (juger, former un désir). Ces actes ont un contenu qui leur est intrinsèquement lié, et ce contenu est ce par quoi un objet se trouve visé. On retrouve ici la notion d’intentionnalité que Brentano avait reformulée à partir de la philosophie médiévale : le fait, pour une représentation, d’être dirigée vers un objet. Le contenu est pour Meinong un existant, même s’il s’agit de quelque chose de nature mentale. De ce fait, contenu et objet ne peuvent pas être identifiés l’un à l’autre car il est possible de penser à quelque chose qui n’existe pas, comme des faits passés ou futurs, des fictions, ou à des impossibilités comme des carrés ronds. L’existence des contenus mentaux et la non-existence des objets de certains contenus de pensée font que contenu et objet doivent être différents en nature.

La distinction entre contenu et objet est souvent attribuée à Twardowski, un autre élève de Brentano, auquel Meinong fait référence à ce propos. Il semble toutefois que le principe de cette distinction ait été aussi acquis par Meinong à travers sa réflexion sur les relations, de laquelle émerge la thèse qu’il y a des relations et des complexions objectives ou « objectuelles », ni psychiques ni physiques, et distinctes des opérations et contenus de l’esprit qui sont tournés vers elles.

4. La Théorie de l’objet (Gegenstandstheorie). Les types d’actes psychiques et les types d’entités qu’ils visent.

La théorie de l’objet, dans sa version mature, va au-delà du cadre de la théorie des relations et des objets d’ordre supérieur. Ses idées centrales sont présentées dans un article de 1904, « Sur la théorie de l’objet », et surtout dans les deux éditions de son ouvrage sur les assomptions (Über Annahmen, 1902 et 1910), où Meinong présente une nouvelle théorie des actes de l’esprit et des entités sur lesquelles portent ces actes.

Assomptions. A côté des représentations, jugements, émotions et désirs, apparaissent les assomptions. Elles sont assez proches de l’état mental dans lequel se trouve quiconque pense à quelque chose tout en admettant volontairement que ce à quoi il pense n’est pas un existant. L’assomption est pour Meinong un acte mental authentique et indispensable, qui se distingue du jugement.

Un jugement consiste à affirmer ou à nier, donc à penser à quelque chose en termes positifs ou négatifs, et à le faire avec une conviction caractéristique : celle que l’on a lorsque l’on juge que ce à quoi l’on pense existe, par exemple.

Une assomption revient à penser, de manière similaire, à quelque chose ayant la structure d’un fait, positivement ou négativement, mais sans la conviction à propos de l’existence de ce à quoi l’on pense.

Par exemple, un mécanicien juge que la courroie de transmission du moteur d’une voiture est craquelée, tandis que le théoricien qui pense à des moteurs possibles avec un autre type de courroie de transmission le fait au moyen d’assomptions. Imaginer des états de choses correspond donc à une pensée procédant par assomptions.

Il en va de même pour le scientifique qui travaille sur des modèles. Par exemple, les modèles de l’atome ne représentent pas exactement le réel mais en encodent, pourrait-on dire, des aspects sur lesquels peuvent travailler les physiciens, et en laissent d’autres de côté : l’attitude psychologique ici impliquée est une assomption car le modèle n’est pas la réalité.

Les expériences de pensée (qui impliquent des situations fictives ou contre-factuelles) en philosophie ou en science semblent aussi reposer sur des assomptions.

Les assomptions sont centrales dans notre rapport à la fiction. Elles sont présentes dans l’attitude psychologique d’un enfant qui joue en inventant une situation fictive, dans celle d’un acteur à l’oeuvre, ou encore dans celle du lecteur des tribulations du Chevalier à la triste figure, et du spectateur des actes brutaux de Negan ou de ceux de MacBeth. Ils sont psychologiquement investis dans une situation fictive, en sachant qu’il manque à cette situation les caractéristiques qui feraient d’elles une situation réelle, et en feignant de l’ignorer ici.

Objectifs. Les objets des assomptions et des jugements sont appelés des « objectifs », qui, lorsqu’ils sont vrais, ont les caractéristiques d’un fait, en tant qu’il est pensé par quelqu’un, mais sans que celui qui le pense ne crée de manière arbitraire les rapports entre les éléments d’un tel fait. Par exemple, juger que la table est rectangulaire est juger un objectif. Ce jugement est formé à propos d’un objet, la table. Il est possible de juger l’existence de la table ou de juger qu’elle possède la caractéristique d’être rectangulaire : dans le premier cas, nous avons affaire à un jugement dépendant d’une visée « selon l’être », dans le second à un jugement dépendant d’une visée « selon l’être-tel ». Les visées selon l’être-tel peuvent ne pas porter sur des existants. Par exemple, via les assomptions, nous avons aussi affaire à des objectifs, comme dans la fiction : penser à l’état de détresse dans lequel se trouve le docteur Henry Jekyll, lorsqu’il comprend qu’il ne maîtrise plus sa transformation en Edward Hyde, revient à penser par le moyen d’une assomption à un objectif relevant de l’être-tel.

Un objectif qui est vrai ou factuel est dit subsister. Si je juge que la mousse végétale absorbe les matières organiques en décomposition, j’ai affaire à un objectif qui est factuel et qui subsiste.

Si je juge qu’il existe actuellement sur la lande anglaise un chien avec du phosphore sur la gueule, en chasse de Henry Baskerville et poursuivi par Holmes et Watson, l’objectif ne subsiste pas, car il n’y a pas de telle chose, hormis dans le roman de Conan Doyle.

Assomptions et jugements s’appuient sur des représentations, qui sont pour Meinong leurs fondations. Assomptions et jugements permettent de penser des objectifs formés à propos d’objets, mais les objets quant à eux sont les entités que visent par nature les représentations.

Il est toutefois très rare pour Meinong d’être dans une situation où notre esprit n’est peuplé que de représentations : assomptions et jugements sont plutôt omniprésents au sein de notre pensée.

Une représentation vague, par laquelle nous pensons à quelque chose sans réel contrôle, comme lors d’associations de l’imagination, implique pour lui une assomption, qui forme la condition de ces pensées, même si cela n’est pas perçu clairement par le sujet.

D’autre part, les représentations sont très diverses et n’ont par elles-mêmes qu’une objectualité potentielle, une simple disposition à viser des objets. Avoir une représentation dirigée vers un objet (réel ou non) suppose une visée actuelle cet objet (réel ou non) où une représentation a donc pris le pas sur les autres. Les représentations étant ici passives, il faut une dimension d’activité pour qu’elles présentent à l’esprit un objet de manière contrôlée en fonction des intérêts du sujet. Les assomptions, en vertu de leur dimension active, permettent aux représentations d’avoir un tel objet actuel, et aux contenus de pensée d’être réellement connectés entre eux et de viser un objet précis.

Sentiments. Ils sont fondés sur des jugements ou des assomptions. Ils ont cependant un objet propre, que Meinong caractérise non pas comme un objectif mais comme un objet d’ordre supérieur – objet qui se trouve précisément être présenté à travers l’émotion : une valeur. Être ému devant un acte bienveillant revient à affirmer qu’il y a une valeur en jeu dans la situation. Le rapport entre sentiment et valeur est tel que le sentiment indique la présence ou l’absence de valeurs au sein de faits.

Pour des valeurs morales auxquelles nous sommes sensibles dans la fiction, un problème se pose, car nous avons affaire à des situations non existantes : Meinong affirme cependant qu’il existe des « sentiments assomptifs » – dépendants d’assomptions, donc – qui nous permettent de vivre un rapport à des valeurs sur un mode fictif. C’est donc une proposition pour donner une solution au paradoxe de la fiction (comment expliquer que je sois ému devant une scène de fiction alors que je sais qu’elle n’est pas réelle et que mon émotion semble dépendre, pour se manifester, de ce qui est réel).

Ces sentiments assomptifs permettent aussi de ressentir des émotions en regard de situations qui ne nous concernent pas directement, comme les situations touchant autrui (et sont donc une condition à toute empathie), ou à propos de situations futures, donc qui n’existent actuellement pas, et ainsi à faire qu’un état de choses futur soit appréhendé comme désirable ou non. C’est la position développée en 1910 dans Über Annahmen.

En 1917, Meinong élabore une théorie plus complexe de la présentation émotionnelle, qui vaut aussi pour les objets esthétiques, et où il distingue des valeurs personnelles et des valeurs impersonnelles (n’étant pas relatives au sujet ou à la personne).

Il y a donc selon lui des situations où les émotions présentent des valeurs susceptibles d’être appréhendées par tout être humain, comme par exemple via le sentiment que l’on ne peut pas ne pas ressentir, écrit-il, devant une situation où des marins soldats se sacrifient volontairement au combat pour permettre la retraite d’un grand nombre d’autres marins, et où ce sacrifice est la seule possibilité pour que la retraite soit possible.

Les désirs dépendent ici des sentiments et conditionnent pour Meinong la visée d’objectifs déontiques qui commandent des devoirs. Le désir vise par définition un objet non-existant qui ne sera effectif que par la réalisation du désir. Les actions relatives aux lois morales ou juridiques l’impliquent à ce titre.

5. De l’être à l’extra-être : la connaissance de ce qui est et de ce qui n’est pas

Meinong attribue ce que l’on pourrait appeler un type d’être aux objets de l’esprit – c’est une façon de déterminer comment parler de leur réalité en fonction de leur nature. Certains objets sont dits exister : entre dans cette catégorie tout ce qui est matériel, caractérisé par une dimension spatio-temporelle. Cependant, les évènements de pensée sont aussi des existants pour Meinong : représentations et contenus de pensée ont une existence, et entre certains d’entre eux il y a pour lui une relation réelle (et non pas idéale), comme par exemple entre la représentation et son contenu, ou entre un sentiment et la volonté particulière qui dépend de celui-ci.

Les autres sortes d’objets doivent être tenus pour des objets non-existants, mais cela ne signifie pas qu’ils ne soient rien. Par exemple, les objets idéaux sont appelés des objets subsistants : ils n’ont pas d’existence spatio-matérielle mais ils ne sont pas rien, car des vérités logiques ou objectives en dépendent et parce que leur fondation sur d’autres objets, qui eux existent, implique une forme de nécessité. Les objets d’ordre supérieur qui sont des objets fondés subsistent. La triplicité des noix, qui est présentée à mon esprit lorsque je compte trois noix ici devant moi, est un objet fondé qui subsiste. Les noix quant à elles existent. Je pourrais aussi considérer leur ressemblance en tant que noix ou leur diversité – cette ressemblance et cette diversité constituent deux objets fondés qui subsistent. Jusqu’en 1910, Meinong a considéré que les objectifs étaient des objets fondés et qu’il y a une relation nécessaire entre les objets et les objectifs subsistants qui les intègrent. Il modifie ce point de vue et considère que tous les objectifs vrais sont des subsistants, donc aussi les objectifs contingents (par l’exemple l’objectif que le soleil est actuellement voilé par un nuage).

Le cas des objets hors-l’être (qui relèvent de « l’Aussersein ») est plus difficile. Un objet hors-l’être est un objet ni existant ni subsistant. Par exemple, les objets de la fiction ne sont pas des subsistants mais sont hors l’être. Il en va de même pour les objets impossibles ou contradictoires comme la vertu verte, la montagne d’or ou le triangle ovale.

Les pensées, lorsqu’elles visent, précisément, un objet, ont affaire à quelque chose qui existe, subsiste, ou qui ne fait ni l’un ni l’autre : elles impliquent cependant un objet appréhendé en quelque façon, objet qu’elles ne créent pas. Par là, Meinong se positionne au-delà de toute thèse faisant dépendre les objets des représentations. L’esprit qui pense quelque chose se voit présenté un objet, via une activité adéquate ; ce qu’il peut penser est au-delà de ce qui existe ou subsiste – cet « au-delà » consistant dans un infini d’objets graduellement distincts et potentiellement saisissables par la pensée. Il est classiquement dit à cet égard que l’objet « pur » relève du hors-l’être.

Ces objets hors-l’être n’obéissent pas aux lois de l’existence ni à celles de la subsistance et il ne faut pas dissocier de leur pensée la notion d’objectif : penser à un triangle ovale est bien sûr penser à un objet irreprésentable pour l’imagination comme pour le concept, mais une telle pensée passe par une assomption qui vise un objectif non factuel, qui donc ne subsiste pas, au sein duquel est attribuée à un carré la propriété de carréité et de rotondité – en ce sens, la proposition « le carré rond est rond » est vraie même s’il n’y a pas de carré rond qui puisse exister. Un objectif peut être vrai même si l’objet qui est visé à travers lui est non-existant et non-subsistant.

Ce point a conduit nombre de philosophes, dont Russell, à s’opposer à la théorie de Meinong, alors accusée de ne pas respecter le principe de non-contradiction. Meinong affirmait toutefois explicitement que ce principe n’a de sens que pour ce qui existe ou subsiste et que la pensée visant des objets hors-l’être s’en affranchit naturellement. Il y a ainsi pour lui des propositions vraies à propos d’objets pour lesquels le principe de non-contradiction n’est pas mobilisable – ces objets n’existant pas et ne pouvant pas le faire.

Enfin, les objets incomplets, ainsi nommés tardivement dans l’œuvre de Meinong, concernent l’épistémologie et sont dits avoir un être « implexif ». Il est impossible de connaître un objet concret sous tous ses rapports : le nombre de ses propriétés rendrait la tâche herculéenne et cela présupposait de connaître l’intégralité de ses qualités, dispositions et relations aux autres objets.

On peut connaître des choses à propos d’une pierre sous les rapports de sa minéralité spécifique, sa masse, sa texture, les éléments chimiques qui la constituent, son degré d’érosion, sa friabilité, etc., mais la connaissance de quelque chose est toujours à ce regard partielle. Sont alors en jeu des objets incomplets, qui forment l’intermédiaire par lequel un exemplaire de quelque chose est pensé sous un aspect précis. Les objets incomplets permettent aussi de penser des traits communs à plusieurs objets, et ont un être « implexif » au sens où ils sont incomplets relativement à l’objet complet qui est visé par leur intermédiaire.

Ces positions sont à la source du meinongianisme contemporain et sont discutées en méta-ontologie, la partie de la philosophie qui traite des critères pertinents lorsqu’il s’agit de déterminer comment penser ce qui est. Elles ont aussi inspirées des thèses philosophiques sur les objets non-existants, notamment pour ce qui concerne les objets de fiction.

Bibliographie

Textes de Meinong disponibles en Français :

« Sur les objets d’ordre supérieur et leur rapport à la perception interne », Tr. Fr. par G. Fréchette, in Fisette Denis et G. Fréchette (Eds.), À l’école de Brentano : De Würzburg à Vienne, Paris : Vrin, 2007, pp. 261-342. Traduction de “Uber Gegenstande hoherer Ordnung und deren Verhaltnis zur inneren Wahrnehmung”, Zeitschrift für Psychologie und Physiologie der Sinnesorgane, 21, 1899, S. 182-272; repr. in GA II, pp. 377-471.

« La Théorie de l’Objet », in A. Meinong, Théorie de l’Objet et Présentation Personnelle, Paris, Vrin, 1999. Traduction de Über Gegenstandstheorie”. In Meinong (ed.), Untersuchungen zur Gegenstandstheorie und Psychologie. Leipzig: Barth 1904. pp. 1-50, GA II pp. 481-530. Tr. Fr. par Marc De Launay.

« Présentation personnelle », in A. Meinong, Théorie de l’objet et présentation personnelle, Paris, Vrin, 1999. Traduction de“A. Meinong Selbstdarstellung”, in R. Schmidt [Hrsg.] (1921), Die deutsche Philosophie der Gegenwart in Selbstdarstellungen, Bd. 1, Leipzig, Meiner, S. 1921, pp. 91-150; réédition in GA VII, pp. 1-62. Tr. Fr. Par M. De Launay.

Correspondance autour de la théorie de l’objet : Textes de Meinong, Russell, Husserl. Philosophie, 2002/1, N°72.Ce numéro de la revue Philosophie présente la traduction par Bastien Gallet d’une sélection de lettres de Meinong, Russell et Husserl, du §3 de l’ouvrage de Meinong Über die Stellung der Gegenstandstheorie im System der Wissenschaften (1906), et des extraits de notes critiques de Meinong en marge de Ideen I de Husserl (1914).

Quelques autres ouvrages et études :

Albertazzi, Liliana and Jacquette, Dale and Poli, Roberto, (eds.), 2001. The School of Alexius Meinong, Aldershot: Ashgate.Un recueil d’articles sur les aspects de la pensée de Meinong et sur celle de ses élèves. L’ouvrage permet d’avoir une intéressante vue d’ensemble sur ce qui a été appelée « L’école de Graz » et sur les idées de philosophes directement inspirés par Meinong et assez peu étudiés.

Benoist Jocelyn, Représentations sans objet. Aux origines de la phénoménologie et de la philosophie analytique, Paris, P.U.F Epiméthée, 2001.Une discussion du problème des représentations sans objets et de l’impact que l’auteur voit, pour ce problème, sur les théories de plusieurs philosophes autrichiens dont Meinong.

Chisholm Roderick M., Brentano and Meinong studies, Amsterdam: Rodopi, 1982.Des articles classiques en anglais d’un philosophe ayant consacré une partie de sa réflexion à la philosophie autrichienne.

Findlay, John Niemeyer, Meinong's Theory of Objects and Values, 2nd ed., Clarendon Press, Oxford,1963. L’ouvrage de référence sur Meinong. En anglais. Très clair et informé. Les positions de Meinong y sont parfois présentées de manière systématique et sans tenir compte d’infléchissements dans l’histoire de sa pensée.

Fisette Denis et G. Fréchette (Eds.), À l’école de Brentano : De Würzburg à Vienne, Paris : Vrin, 2007.Un recueil d’articles de Meinong, Marty, Twardowski, Stumpf et d’autres étudiants de Brentano, qui permet de se familiariser avec ces penseurs. Le texte de Meinong sur les objets d’ordre supérieur s’y trouve, ainsi que celui de Ehrenfels sur les qualités de forme.

Giraud, Thibaud, (2016), « Objet », version académique, in M. Kristanek (dir.), L’encyclopédie philosophique, URL : http://encyclo-philo.fr/objet-a/.Un article qui, examinant les problématiques contemporaines autour de la notion d’objet, présente certaines thèses de Meinong ou relatives au meinongianisme telles qu’elles se positionnent sur cette question.

Grossmann Reinhardt, Meinong, The arguments of the philosophers, Routledge and Kegan Paul, London-Boston (1974).Un autre ouvrage de référence sur Meinong, qui procède par reconstruction rationnelle de ses arguments, préalablement à une discussion de leur sens et de leur portée. L’ensemble consiste le plus souvent dans une approche critique des positions ainsi reconstruites de Meinong.

Jacques Francis, « Meinong Alexius von (1853-1920)», Encyclopedia Universalis. Version en ligne : URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/alexius-von-meinong/.Entrée d’encyclopédie très claire sur Meinong de la part d’un des premiers philosophe français à s’être intéressé à sa pensée.

Jacques Francis, « Reference et description chez Meinong », Revue Internationale de Philosophie, n° 104-105, 1973, pp. 266-287.Une étude précise de thèses matures de Meinong à la lumière de quelques problématiques de philosophie analytique.

Nef Frédéric, L'objet quelconque. Recherches sur l'ontologie de l'objet, Paris, Vrin, 1998.Plusieurs chapitres sont consacrés à la pensée de Meinong et à son interprétation.

Bertrand Russell, 1904, « Meinong’s Theory of complexes and assumptions (I), (II) & (III) », Mind, Vol. 13, N°50 (Avril), pp. 204-219 ; N°51 (Juillet), pp.336-354) ; N°52 (Octobre), pp.509-524). Une analyse, une présentation et une discussion très précises du texte de Meinong sur les objets d’ordre supérieur et de celui de la première édition (1902) de Über Annahmen.Une connaissance des positions des Principles of Mathematics de Russell est toutefois requise, car les positions russelliennes interfèrent parfois dans la présentation et la discussion de celles de Meinong. Sur certains points, Russell y est parfois plus meinongien que le Meinong de l’époque.

Tegtmeier Erwin, « Meinong et sa théorie des complexes », in Les Etudes de philosophie, Presses de l’Université de Provence, 2010. Trad. par B. Langlet de “Meinong’s complexes”, The Monist, Hegeler Institute, 2000.Un texte clair sur la notion de complexité chez Meinong et sur l’évolution de certains aspects de sa pensée.

 

Bruno Langlet

Aix-Marseille Université

bruno.langlet@univ-amu.fr