Paradoxe (GP)

Comment citer ?

Proietti, Carlo (2018), «Paradoxe (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/paradoxe-gp

Publié en avril 2018

Dans son usage courant, le mot paradoxe indique une opinion absurde, extravagante, ou en tout état de cause inacceptable par rapport à ce qui est considéré comme connaissance commune. Cette acception est aussi manifeste dans son étymologie grecque pará dóxa, littéralement « opinion contre ». Toutefois, afin que l’on puisse proprement parler d’un paradoxe, une telle opinion doit être supportée par un argument. On peut en fait définir un paradoxe comme un argument dont la conclusion est inacceptable tout en étant dérivée à partir de prémisses en apparence acceptables, et au moyen d’un raisonnement apparemment correct (Sainsbury 2009). Dans une telle définition, certains termes sont plutôt vagues ou ambigus, comme par exemple « prémisse acceptable » ou bien encore « raisonnement apparemment correct ». Une définition plus précise risque cependant de contraindre de manière excessive l’usage du mot, ainsi que d’exclure bon nombre de propriétés caractéristiques du concept. Il est utile ici de clarifier la notion de paradoxe par ses instances plus ou moins typiques, afin d’une part de mieux comprendre son extension, et d’autre part de montrer que caractériser un argument comme paradoxal est chose relative.

Considérons l’argument suivant :

J’avais une grippe et j’ai pris des antibiotiques

Ma grippe a disparu après deux jours

Les antibiotiques ont soigné ma grippe

Les antibiotiques sont un remède efficace contre la grippe

Très probablement, personne ne sera persuadé par ce raisonnement, car il est facile d’y repérer un passage incorrect, celui de 2 à 3, qui résulte en une conclusion invalide. On a ici un exemple typique du raisonnement fallacieux dit post hoc ergo propter hoc, par lequel on conclut que A est la cause de B par le simple fait que B est temporellement postérieur à A. Ce raisonnement est un exemple de ce qu’Aristote appelait paralogisme – un raisonnement fallacieux dans lequel l’erreur est plus ou moins bien dissimulée- et parfois sophisme, lorsque l’argument est construit avec l’intention délibérée de tromper l’auditoire. Ce type d’argument est un cas limite de ce que l’on appelle un paradoxe : un cas où le passage incorrect est clairement identifiable – bien que dans la plupart des paralogismes courants cela soit plus difficile à repérer.

Un autre exemple est donné par le paradoxe du barbier. Dans un village des Pyrénées vit un barbier qui rase tous les hommes du village qui ne se rasent pas eux-mêmes, et seulement ceux-là. Est-ce que ce barbier se rase lui-même ? Supposons qu’il se rase lui-même. Il s’en suit qu’il est l’un des hommes rasés par le barbier. Mais cette catégorie inclut seulement les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes. Donc si le barbier se rase lui-même il s’en suit qu’il ne se rase pas lui-même, ce qui est absurde. Peut-on donc en conclure que le barbier ne se rase pas lui-même ? Si cela est le cas, il rentre précisément dans la catégorie des hommes qui sont rasés par le barbier, si bien qu’il se rase lui-même après tout. Par conséquent, si le barbier ne se rase pas lui-même il s’en suit qu’il se rase lui-même, ce qui est aussi absurde. En comparaison avec le cas précédent, la faute est ici plus difficile à isoler. On se trouve face à un cas plus typique de paradoxe. Pour être encore plus précis, cet argument a la structure dite d’une antinomie, c’est-à-dire un raisonnement où l’on dérive de manière apparemment impeccable une conclusion (le barbier se rase lui-même) ainsi que sa négation (le barbier ne se rase pas lui-même). Ici les deux conclusions prises ensemble engendrent une contradiction, c’est-à-dire une proposition ayant la forme « p et non p ». Traditionnellement, une contradiction est regardée comme la conclusion inacceptable par excellence, au point que le terme « paradoxe » a souvent été défini comme la dérivation d’une contradiction à partir de prémisses raisonnables.[1] Après une réflexion attentive on peut trouver l’astuce cachée dans l’histoire du barbier qui est… qu’il n’existe pas. Ce paradoxe aussi a donc une solution bien identifiable, où l’on rejette la prémisse principale de l’argument « il y a un barbier tel que… ». Pour cette raison Sainsbury (2009) considère que le paradoxe du barbier a un degré de paradoxalité assez bas, disons 1 sur une échelle de 1 à 10.

Les deux exemples que l’on a donnés peuvent conduire à penser que tout paradoxe est une sorte de jeu : un casse-tête ou bien un exercice de pensée. Cet aspect ludique est surement présent dans le barbier ainsi que dans beaucoup d’autres paradoxes qui figuraient parmi les « insolubles » (insolubilia) des textes de logique de la scolastique médiévale. Toutefois, bon nombre de paradoxes ne sont pas de simples jeux et n’ont pas, ou n’ont pas eu pendant longtemps, une solution bien définie. Cela a été le cas pour les paradoxes de Zénon, qui remontent au Ve siècle av. J.-C. et parmi lesquels on trouve le paradoxe d’Achille et de la tortue, celui de la flèche et celui de la dichotomie. Ce dernier nous permet de bien illustrer notre point. Imaginons un coureur, disons Achille, qui doit aller du point A au point A*. Pour arriver à A* Achille doit d’abord arriver à A1, qui est situé à de la distance entre A et A*. Avant d’arriver à A1, de la même manière, Achille doit rejoindre A2 qui est situé à moitié du chemin entreA et A1, c’est-à-dire à de la distance entre A et A*, et ainsi de suite pour toutes les distances de la série , , , etc. Clairement, cette série est infinie. Etant donné cela, on construit le paradoxe de la dichotomie par les étapes suivantes.

Prémisse 1 : Pour aller d’A à A* Achille doit parcourir un nombre infini de distances finies.

Prémisse 2 : Il est impossible pour qui que ce soit de parcourir un nombre infini de distances finies dans un temps fini.

Conséquence 1 : Par conséquent il est impossible pour Achille (ou qui que ce soit) d’aller d’A à A*.

Conséquence 2 : La distance d’A à A* étant arbitraire, il s’en suit qu’il est impossible pour Achille de parcourir toute distance arbitrairement courte.

Conclusion : Aucun mouvement n’est possible (pour qui que ce soit).

La conclusion est clairement inacceptable pour le sens commun. L’aspect problématique du paradoxe, du moins jusqu’au XIXe siècle, est le fait que les prémisses 1 et 2 sont en apparence difficiles à attaquer et que les étapes inférentielles qui mènent à sa conclusion semblent correctes. Toutefois, la prémisse 2 repose sur l’assomption que toute somme infinie de quantités finies donne une quantité infinie. Jusqu’au XIXe siècle, c’est-à-dire jusqu’au processus d’arithmétisation de l’analyse mathématique, la notion de somme infinie est restée un concept vague et mal défini. Il était donc compliqué, ou du moins il avait l’air arbitraire, de rejeter la prémisse 2 sans justification. C’est depuis le travail de Cauchy que la notion de somme infinie a acquis une définition précise et tout à fait rigoureuse. De nos jours le fait qu’une somme infinie de quantités finies ait une valeur finie est une chose bien connue de tout élève de classe terminale. Un exemple immédiat est donné par l’addition infinie + + + +… = 1, qui fournit un contre-exemple décisif à la prémisse 2.

Une autre classe de paradoxes qui requièrent des solutions mathématiques de haute complexité sont les paradoxes de la théorie des ensembles, formulés entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Parmi eux on trouve le paradoxe de Russell, qui a une structure analogue à celui du Barbier, et qui a déclenché une véritable crise dans la théorie des ensembles et par conséquent dans les fondements des mathématiques. Beaucoup d’autres paradoxes sont de nos jours des outils de réflexion et parfois de révision théorique dans les différentes branches des mathématiques et dans d’autres disciplines scientifiques. Parmi eux, on peut mentionner les paradoxes du voyage dans le temps pour la théorie de la relativité, le paradoxe de Einstein-Podolsky-Rosen pour la mécanique quantique, le paradoxe de Ellsberg en théorie de la décision, celui de Arrow dans la théorie du choix social, le problème de la Belle au Bois dormant (Sleeping Beauty) dans la théorie des probabilités et le paradoxe de Banach-Tarski en topologie.

Le paralogisme proposé au début de cet article ainsi que le paradoxe du barbier et celui de la dichotomie sont tels que leur conclusion est inacceptable au sens qu’elle est fausse. Toutefois le mot « inacceptable », tel qu’on l’a utilisé dans notre définition de paradoxe, est bien plus large et comprend des conclusions qui sont, à bien voir, vraies, tout en étant en apparence bizarres. Le paradoxe des jumeaux de la théorie de la relativité peut être considéré comme un exemple de ce type. Ici, la conclusion paradoxale – deux jumeaux qui se rencontrent après avoir voyagé à des vitesses différentes dans l’espace-temps ont un âge différent – est une conséquence de la théorie de la relativité restreinte. Elle a l’air problématique seulement parce qu’on est habitué à raisonner dans le cadre de la mécanique classique. Quand on utilise un cadre théorique différent, l’aspect paradoxal disparaît. La paradoxalité d’un argument est donc souvent, pour ainsi dire, une question de perspective. Cela devient particulièrement clair lorsqu’on regarde l’histoire des sciences. Comme le note Quine (1966, p. 9), le fait que la terre tourne autour du soleil était autrefois connu comme le paradoxe de Copernic. Cela n’est plus le cas aujourd’hui, puisque la théorie de Copernic est bien établie et est devenue connaissance commune.

Dans la classification des paradoxes que fait Quine (1966), les paradoxes sont divisés entre ceux qui sont « disant faux » (falsidical), ceux qui sont « disant vrai » (veridical) et ceux qui sont des « antinomies » à proprement parler (antinomies). Les paradoxes disant faux sont ceux dont la conclusion est établie comme fausse. Tels sont les arguments trompeurs ou fallacieux de toute sorte, mais aussi, selon Quine, les paradoxes de Zénon, dans lesquels la conclusion est rendue fausse par une prémisse incorrecte. Les paradoxes disant vrai sont ceux dont la conclusion est établie comme vraie, comme le paradoxe des jumeaux. Les antinomies représentent les cas les plus délicat parmi les paradoxes : ceux dont une solution, dans un sens ou dans l’autre, n’a pas encore été établie. Toutefois, comme on le mentionnait, une telle catégorisation n’est pas immuable. Il y a très probablement eu une époque où les paradoxes de Zénon étaient considérés comme de véritables antinomies, même s’ils ne le sont plus de nos jours. De la même façon, les antinomies d’aujourd’hui ne le seront probablement plus dans le futur. Mais c’est dans leur phase antinomique que les paradoxes jouent leur rôle principal – comme dans le cas de la théorie des ensembles - de stimulus à la révision des théories et comme moteur de l’avancée scientifique.

Bibliographie

Beall, J.C., Glanzberg M., Ripley D. : Liar Paradox. Dans E.N. Zalta (ed.) Stanford Encyclopedia of Philosophy (Fall 2017 edition).

Quine, W. V. O.: The ways of paradox and other essays, Harvard University Press (1966).

Sainsbury, R. M.: Paradoxes (third edition), Cambridge University Press (2009).

Vidal-Rosset, J. : Qu’est-ce qu’un paradoxe ?, Vrin (2004).

1. Aristote, dans sa Métaphysique, considérait la loi de non contradiction comme étant la bebaiotate arché, le principe le plus solide. La raison majeure pour cela est codifiée par le principe ex falso quodlibet de la logique classique, selon lequel on peut dériver n’importe quelle conclusion à partir d’une contradiction (on dit parfois aussi que la contradiction est « explosive »). Il en suit que tout raisonnement ou théorie contradictoire est vide de contenu. Il faut toutefois remarquer que parmi les logiques développées au XX-XXIe siècles il y a des systèmes dits paraconsistants pour lesquels une contradiction « locale » n’implique pas l’explosion du système. Dans ce cadre, on ne peut pas toujours assimiler « contradiction » et « conclusion inacceptable » et il est donc préférable se tenir à la définition de paradoxe que l’on a donnée au début.

 

Carlo Proietti

Université d'Amsterdam

carlo.proietti@fil.lu.se