Emergence (A)

Comment citer ?

Sartenaer, Olivier (2017), «Emergence (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/emergence-a

Publié en janvier 2018

 

Résumé

En tout généralité, le concept d’émergence capture une relation entre deux entités, un « émergent » E et sa « base d’émergence » B, de telle manière que l’on puisse affirmer que E dépend de B et que, malgré cette dépendance, E s’avère irréductible à B. Une façon classique de concrétiser cette idée est de considérer E comme un « tout » et B comme les « parties » de ce tout. Dans l’esprit de la maxime classique selon laquelle « Le tout est plus que la somme de ses parties », l’émergence cristallise ainsi un double refus : celui de la simple assimilation du tout à ses parties, ainsi que celui de la radicale déconnexion entre le tout et ses parties. À cet égard, affirmer par exemple qu’une cellule vivante émerge d’une base moléculaire inerte sous-jacente revient à considérer que, d’une part, la nature de la cellule est bien dépendante de la nature des molécules qui la composent et que, d’autre part et malgré cette dépendance, certaines propriétés de la cellule ne peuvent être réduites aux propriétés de ces molécules. Ainsi posée, l’émergence se révèle un outil philosophique prometteur pour constituer et défendre une voie médiane entre le réductionnisme et le dualisme, positions selon lesquelles, respectivement, « le tout n’est que la somme de ses parties » et « le tout est hétérogène à ses parties ». Elle permet alors de faire droit à l’intuition selon laquelle les sciences comme la biologie ou la psychologie, ainsi que les objets que ces sciences étudient – par exemple les organismes ou l’« esprit » – témoignent d’une relative autonomie par rapport aux sciences étudiant les constituants élémentaires de la réalité naturelle.

Dans la présente entrée, après avoir introduit à l’idée générale de l’émergence et au projet philosophique initiateur de l’émergentisme, et après avoir fait recension de différents phénomènes possiblement émergents, nous tâchons d’élucider les déterminants historiques des différentes théories contemporaines de l’émergence. Dans un effort ensuite plus conceptuel, nous nous attachons à distinguer les différents sens dans lesquels une entité peut être considérée comme émergente. Nous concluons cette entrée en identifiant les apories majeures de l’émergentisme actuel dans sa version dominante.


Table des matières

1. Introduction

a. Le projet philosophique de l’émergentisme

b. L’outil philosophique : l’émergence

c. Un monde naturel hiérarchiséd. Illustrations typiques

2. L’histoire de l’émergence

a. L’idée d’émergence avant le mot

b. L’évolutionnisme émergent

c. L’éclipse réductionnisted. La ré-émergence de l’émergence

3. Analyse conceptuelle de l’émergence

a. Émergence synchronique et émergence diachronique

b. Émergence épistémologique et émergence ontologique

c. Émergence faible et émergence forte

d. Les principaux défis de l’émergence

i. L’absence d’un concept de référence

ii. L’exclusion causale et l’exclusion explicative

iii. Le compromis entre portée philosophique et plausibilité empirique

4. Conclusion – L’émergentisme aujourd’hui : une position divisée

Bibliographie


[sta_anchor id="intro"]1. Introduction[/sta_anchor]

[sta_anchor id="projphilemerg"]a. Le projet philosophique de l’émergentisme[/sta_anchor]

Un bon point d’entrée pour saisir l’idée générale véhiculée par le concept d’émergence consiste à s’interroger sur la nature de la relation qui se noue entre les systèmes qui peuplent le monde naturel et les éléments dont ces systèmes sont intrinsèquement constitués. En guise de cas d’étude que nous prendrons le soin de conserver tout au long de cette introduction, considérons d’emblée le système naturel particulier qu’est la cellule vivante, faisant office d’un « tout » dont les « parties » consistent en diverses variétés de molécules en interaction. Face à un système composé de ce genre, la question philosophique suivante peut légitimement être soulevée : la cellule, en tant que tout, possède-t-elle une existence en sus de celle de ses parties, à savoir les diverses molécules qui la composent ?

Face à une telle question, deux pistes de réponses antagonistes se dégagent. D’un côté, on peut défendre l’idée selon laquelle, en toute généralité, « le tout n’est que la somme de ses parties », suggérant par là une réponse négative à la question posée. L’existence du tout est supposée épuisée par celle de ces parties. Exprimé par l’autre sens, et dans le contexte de notre illustration choisie : il n’y a rien dans la cellule, en tant que cellule, qui n’existe pas déjà dans les molécules en relation qui la composent, ou rien qui ne puisse être réduit ou ramené aux propriétés de ces molécules en relation. D’un autre côté, et en totale opposition avec cette première approche, il peut également être affirmé que, en général, les touts témoignent d’une existence indépendante par rapport à leurs parties, dans le sens où les premiers et les secondes ressortissent à des règnes ontologiques séparés et distincts. Dans cette seconde perspective, le rapport tout-parties se pense ainsi sur le mode, non de l’assimilation ou de l’identité, mais plutôt sur celui de la dichotomie ou de la rupture radicale. Dans le contexte de notre illustration, la cellule témoignerait ici d’une existence indépendante et irréductible à celle de ses molécules constitutives.

Les deux approches ici brièvement évoquées, et qui s’opposent quant à la question du statut d’existence des touts par rapport à celui de leurs parties, peuvent être appelées respectivement « monisme réductionniste » et « dualisme antiréductionniste ». Cette dénomination est, somme toute, assez intuitive. Concevoir le rapport entre cellules et molécules sous-jacentes au travers du prisme du monisme réductionniste ne veut en effet dire que ceci : cellules et molécules participent d’un règne ontologique unique et commun – en l’occurrence le règne physique, ce qui fait du monisme ici en jeu un « physicalisme » –, et tout ce qui est attaché aux premières peut en principe être réduit aux propriétés des secondes. Dans l’optique du dualisme antiréductionniste, on concevra plutôt les cellules et les molécules comme ressortissant à deux règnes ontologiques distincts, respectivement le règne vital (dans l’esprit d’un dualisme alors souvent qualifié de « vitaliste ») et le règne physique. Incidemment, certaines propriétés cellulaires typiquement vitales, comme par exemple la respiration ou la reproduction par mitose, ne pourront être réduites ou assimilées à de quelconques combinaisons de propriétés moléculaires.

Le contraste entre monisme réductionniste et dualisme antiréductionniste étant ainsi posé, il nous est maintenant possible de saisir le lieu d’opération initial de l’émergence. En substance, l’émergence est à penser comme une relation qui se noue entre un tout et ses parties qui se veut constituer un intermédiaire entre l’identité pure et la dichotomie métaphysique, dans l’esprit de la maxime selon laquelle « le tout est plus que la somme de ses parties ». Refusant par exemple de considérer à la fois qu’une cellule n’est que l’ensemble de ses molécules constituantes en relation, ou qu’elle participe à l’inverse d’un tout autre registre ontologique que ses molécules constituantes, l’émergentisme pose plutôt que les cellules sont ancrées dans leur substrat moléculaire physique sans pour autant s’y réduire. D’emblée, l’émergentisme s’affiche donc comme une tentative de médiation entre le monisme réductionniste et le dualisme antiréductionniste, dans l’esprit de ce qu’il est coutume d’appeler, assez naturellement, un « monisme antiréductionniste ».

Dans le cas particulier des rapports entre entités vivantes et inertes, l’un des pionniers historiques de l’émergentisme capture l’essence même de cette doctrine par l’entremise des mots suivants :

« La vie est un complexe physico-chimique et, à la fois, n’est pas simplement physique et chimique » (Alexander, 1920, p. 46. Ma traduction).

En identifiant la vie à un complexe physico-chimique, l’émergentiste marque un refus affiché du dualisme selon lequel la vie serait tout bonnement hétérogène à la physico-chimie, ou qu’elle serait d’un autre ordre – l’ordre vital, en l’occurrence. Et en ajoutant que la vie n’est pas non plus simplement physique et chimique, l’émergentiste s’oppose dans le même mouvement à l’idée réductionniste selon laquelle la réalité de la vie s’épuiserait dans celle des entités inertes dont elle dépend. L’enjeu de l’émergentisme est ainsi d’emblée posé : il s’agit pour le mouvement de réconcilier une pensée moniste avec la reconnaissance d’une certaine diversité ontologique. Exprimé autrement, il s’agit de penser que les touts et leurs parties ressortissent d’un même et unique règne ontologique – par exemple, et assez classiquement, le règne physique –, sans pour autant qu’il soit impossible de considérer qu’existent entre eux certaines différences ontologiques significatives. La philosophie de l’émergence s’aligne ainsi généralement avec la pensée commune et intuitive selon laquelle les objets complexes, bien que dépendant de leurs parties, possèdent une certaine autonomie par rapport à celles-ci.

[sta_anchor id="outilphilemer"]b. L’outil philosophique : l’émergence[/sta_anchor]

Historiquement, l’émergence a été conçue comme un outil au service de ce projet philosophique réconciliateur. C’est ainsi assez naturellement que, depuis les origines de l’émergentisme, le concept se voit caractérisé à l’aune de deux clauses, l’une capturant le refus du dualisme, l’autre cristallisant le refus du réductionnisme, sur le modèle général suivant :

L’émergence est une relation qui se noue entre un tout T et ses parties {Pi} de manière à ce que (i) T dépende de {Pi} et que, malgré cela, (ii) T soit irréductible à {Pi}.

En réalité, s’il est vrai que l’émergence se conçoit bien souvent comme une relation entre touts et parties, sur le modèle évoqué de la cellule et de ses molécules constitutives, il est important de noter que, dans les faits, la relation d’émergence peut se penser plus largement. On parlera ainsi parfois de l’émergence de l’esprit sur le corps, de propriétés esthétiques sur leur base matérielle, ou encore de valeurs sur les faits, sans que de telles interfaces ne soient directement pensables sur le modèle tout-parties. Prendre cette observation en compte conduit assez directement à la généralisation suivante, que nous exploiterons plus volontiers dans la présente entrée dans un souci de généralité :

L’émergence est une relation qui se noue entre un émergent E et sa base d’émergence B de manière à ce que (i) E dépende de B et que, malgré cela, (ii) E soit irréductible à B.

Ainsi posée, cette caractérisation est neutre quant à la nature exacte des relata de l’émergence, qui peuvent tout aussi bien être des objets (comme des touts et des parties), mais aussi des propriétés, des lois, des processus, des pouvoirs causaux, etc. Tout ce qui est d’emblée requis pour l’émergence, c’est que la relation entre E et B allie (i) dépendance et (ii) irréductibilité, dans l’esprit du refus (i) de la dichotomie et (ii) de la pure identité.

Il est évident que, à ce stade préliminaire, l’émergence ainsi caractérisée est un concept équivoque qui appelle à de multiples lectures possibles. Nombreuses sont en effet les manières envisageables de capturer l’essence des clauses de dépendance et d’irréductibilité et, corrélativement, nombreuses sont les manières possibles de construire une position émergentiste (en particulier, pour plus de détails quant aux interprétations possibles de l’idée même d’irréductibilité, le lecteur peut se référer à l’entrée « réductionnisme » de la présente encyclopédie). Il en ressort qu’existent aujourd’hui de nombreuses variétés d’émergence et d’émergentisme ayant cours sur le marché philosophique, ayant toutes leurs propres enjeux, avantages et apories. Il n’est dès lors pas étonnant de voir fleurir dans la littérature diverses entreprises taxinomiques ayant pour vocation de cartographier le paysage conceptuel riche et complexe de l’émergentisme (Lovejoy 1927 ; Klee 1984 ; Stephan 1999 ; Van Gulick 2001 ; Humphreys 2008a ; Sartenaer 2016). Sans nous prêter de manière approfondie à ce genre d’exercice au cours de cette entrée, nous aurons néanmoins l’occasion, en section 3, d’identifier et de caractériser plus précisément certains des taxa possibles de l’émergence.

Avant de continuer, il est important de mettre en lumière un point qui n’aura peut-être pas échappé au lecteur, à savoir que, de prime abord, il semblerait que l’émergence encoure le risque de se révéler auto-contradictoire, dans la mesure où elle entend concilier deux idées, la dépendance et l’irréductibilité, qui entrent en conflit l’une avec l’autre. Comment en effet faire sens de l’exigence selon laquelle une entité émergente dépend de sa base d’émergence, tout en conservant en même temps une certaine indépendance par rapport à celle-ci ? L’émergentisme ne cherche-t-il pas à capturer quelque chose qui relèverait de la simple contradiction ? Faisant écho à la citation d’Alexander présentée plus haut, comment peut-on penser par exemple qu’une cellule vivante est essentiellement physique, sans pour autant n’être que physique ? Loin d’être anodine, cette mise en question de la consistance même de l’entreprise émergentiste constitue en réalité l’un des plus grands défis de tout le mouvement, quelle que soit la manière dont on choisit de le décliner dans la pratique. La tension dont il est ici question fait écho à la nature souvent quelque peu mystérieuse ou énigmatique de l’émergence, ayant conduit de nombreux penseurs à être suspicieux à l’égard de la notion (voir par exemple Weinberg 1992 ; pour des associations douteuses entre certaines facettes de l’émergentisme et diverses positions de mauvaise réputation, comme le fascisme ou le courant « New Age », voir Gilbert et Sarkar, 2000). Une manière de capturer précisément cette aporie centrale de l’émergentisme, à savoir l’argument de l’« exclusion causale », sera discutée en section 3.d. Pour le moment, il suffit au lecteur de garder à l’esprit que diverses stratégies d’évitement de la contradiction existent bel et bien, mais que celles-ci s’accompagnent malheureusement souvent d’un certain coût philosophique qu’il n’est pas toujours aisé de supporter.

[sta_anchor id="mondenathier"]c. Un monde naturel hiérarchisé[/sta_anchor]

Que ce soit en sa version « tout-parties » ou en celle, généralisée, relative au rapport entre un émergent putatif et sa base d’émergence, la relation d’émergence semble d’emblée requérir qu’un certain rapport hiérarchique existe entre ses relata. On considérera en effet généralement l’émergent comme situé à un niveau « supérieur » par rapport à sa base « sous-jacente » ou de niveau « inférieur ». Par exemple, les propriétés de respiration ou de reproduction par mitose sont considérées comme existant ou se manifestant au niveau cellulaire, supérieur par rapport à celui, moléculaire, des composants chimiques constitutifs de la cellule. Similairement, si l’on pense aux rapports corps-esprit au travers du prisme de l’émergence, on concevra aussi généralement l’esprit et ses modalités, comme par exemple l’intentionnalité, la conscience ou la volonté, comme « supérieurs » par rapport à une base corporelle « sous-jacente », par exemple neuronale, faisant office de substrat matériel à l’esprit.

On le voit donc, un cadre opératoire intéressant – mais strictement non nécessaire – pour situer l’émergence dans le monde naturel consiste à voir ce dernier comme structuré de part en part en niveaux de composition ou de « complexité » croissante, niveaux successivement physiques, chimiques, biologiques, psychologiques, sociaux, etc. Une telle stratification du monde naturel prend généralement appui sur un « niveau zéro », habité par les entités les plus élémentaires postulées par la physique – comme les cordes, les champs ou les particules, ceci importe peu ici – qui, en s’organisant, engendrent les niveaux supérieurs, successivement atomiques, moléculaires, cellulaires, organismiques, sociaux, etc. (pour une critique de l’existence même d’un niveau de base, voir Schaffer 2003). Bien sûr, les détails quant à la structure exacte d’une telle hiérarchie naturelle sont complexes et controversés – est-elle par exemple linéaire ou multi-branches, à penser en termes ensemblistes plutôt que comme une arborescence, univoque ou dépendante de nos intérêts de recherche ? (sur ces questions et sur d’autres, se référer par exemple à Wimsatt 1994 ; ou Kim 2002) – mais de tels détails ne nous retiendrons pas ici.

Suffisante pour notre propos présent sera la double idée suivante : d’une part, le monisme dont il est question dans l’émergentisme embrasse la stratification naturelle dans son ensemble, de manière à ce que toutes les entités qui la peuplent, à quelque niveau que ce soit, participent d’un seul et unique règne ontologique. Par ailleurs, comme nous l’avons déjà évoqué, ce règne est généralement considéré comme celui de la physique, et ceci pour des raisons essentiellement empiriques. Non seulement le monde physique fait office de base compositionnelle pour tout l’édifice (en atteste par exemple le fait que l’on peut décomposer une cellule en particules physiques, et non l’inverse), mais en outre, le monde physique est aussi la source généalogique de tout l’édifice (dans le sens où, hylozoïsme mis à part, le monde physique a par exemple préexisté au monde biologique, et c’est le premier qui a historiquement engendré le second, et non l’inverse). Le physicalisme prévaut ainsi naturellement dans les débats sur l’émergence, dans la mesure où, par l’entremise de la relation de dépendance, la nature physique des ultimes entités de base « percole » aux niveaux supérieurs, alors eux-mêmes considérés comme essentiellement physiques, car ancrés dans le monde physique. D’autre part, la nature antiréductionniste du monisme physicaliste généralement associé à l’émergence traduit le fait que, malgré leur nature essentiellement physique, les entités des niveaux supérieurs de la hiérarchisation naturelle, comme par exemple les cellules ou l’esprit humain, échouent à simplement se ramener ou se réduire aux entités peuplant les niveaux inférieurs.

On retiendra finalement de tout ceci que, dans la perspective du modèle stratifié du monde naturel, un émergent est donc une entité située à un certain niveau de la stratification naturelle (par exemple le niveau cellulaire) et qui, en vertu de la clause (i) de dépendance, participe du même règne ontologique que les entités des niveaux inférieurs, comprenant le « niveau zéro » (la cellule étant ultimement et exclusivement constituées de particules physiques, elle est elle-même physique) et, en vertu de la clause (ii) d’irréductibilité, ne se réduit pourtant pas aux entités de ces niveaux inférieurs (la cellule possède une certaine réalité en sus de celle des particules physiques qui la composent).

Trois remarques : d’abord, aucune connotation morale ou, plus généralement, évaluative, ne saurait être attachée à l’idée d’une hiérarchisation naturelle, au sens où les entités des niveaux supérieurs seraient plus abouties, désirables, parfaites ou intéressantes, que les entités inférieures. Penser les relata de l’émergence comme hiérarchisés ne revêt en réalité qu’une dimension purement descriptive, qualifiant par exemple un rapport de priorité ontologique (la base a existé avant l’émergent, ou la base compose l’émergent) ou épistémique (comprendre la base permet de comprendre l’émergent). À cet égard, les considérations selon lesquelles l’émergence permettrait de repenser le physicalisme d’une manière qui « rende justice […] à la qualité de vie humaine » (Sellars 1959, p. 16, ma traduction), ou encore que les sciences réductionnistes vident la réalité de la « dignité humaine » et de toute « signification supérieure » (Sperry 1983, p. 23, ma traduction) sont assez marginales et, pour être intéressantes, demanderaient dans tous les cas une argumentation indépendante qui n’a rien de propre à l’émergentisme.

Ensuite, comme nous le verrons en section 3.a, certaines variétés d’émergence plus récentes et exotiques font abstraction de tout schème hiérarchisé ou stratifié pour développer une posture physicaliste antiréductionniste, ce qui tend à remettre en question la nature indispensable d’un tel schème pour comprendre l’émergence.

Enfin, bien que, pour les vertus de l’exposé, les cadres philosophiques discutés ici – monisme réductionniste, dualisme antiréductionniste et émergentisme médiateur – l’ont été de manière globale, en tant que prises de position quant à la nature des rapports qui se nouent entre tous les niveaux de la stratification naturelle, il est important de noter que, en toute rigueur, il est possible, et même en l’occurrence courant, d’opter pour des positions différenciées relativement à divers niveaux de la stratification. En guise d’exemple, il est possible de penser en même temps les rapports physique-chimie sous la perspective du monisme réductionniste – « les molécules ne sont que des amas de particules élémentaires » –, les rapports chimie-biologie dans le cadre de l’émergence – « les cellules sont plus que la somme de leurs molécules constitutives » – et enfin les rapports biologie-psychologie sous l’éclairage du dualisme antiréductionniste – « l’esprit est attaché à une substance hétérogène à celle à laquelle est attaché le corps vivant ». Cette possible hybridation des positions en présence se fonde généralement sur la reconnaissance du fait que certaines interfaces entre niveaux présentent des particularités que les autres interfaces ne présentent pas nécessairement. Dans le contexte de l’exemple évoqué, on pourra par exemple penser que c’est l’existence d’un mécanisme de sélection naturelle qui fait de la biologie le lieu privilégié de l’émergence (Bersini 2012), et que c’est dans la reconnaissance de la nature même de la conscience, intrinsèquement et par principe opaque à la science, qu’un dualisme corps-esprit peut se constituer (Eccles 1979). De tout ceci, nous retiendrons le point suivant : l’émergentisme n’est pas nécessairement une doctrine universelle, selon laquelle, entre autres, tous les touts seraient toujours « plus que la somme de leurs parties » (rares sont en réalité les penseurs défendant un tel émergentisme généralisé ; voir néanmoins Morgan 1923 ; ou, plus récemment, Morowitz 2002). Il se pourrait en effet très bien que, si émergences il y a, celles-ci ne soient à trouver qu’au sein de certains phénomènes particuliers, ou dans le contexte de certaines interfaces entre niveaux qui satisfont les conditions idoines.

[sta_anchor id="illusttypiq"]d. Illustrations typiques[/sta_anchor]

Avant de clore cette introduction, il est intéressant de recenser certains phénomènes qui ont en commun d’avoir déjà été présentés ou considérés comme candidats prometteurs au titre d’émergents. Le fait qu’ils le soient réellement, et selon quelle(s) variété(s) précise(s) de l’émergence, n’est pas discuté ici. C’est en effet l’une des idiosyncrasies des débats sur l’émergence qu’il n’existe aucune exemplification archétypique de la notion qui ne soit pas hautement controversée (sur ce point, voir Humphreys 2016, et en particulier le préambule). Eu égard à chaque candidat que nous mentionnons donc ici à titre indicatif, nous laissons le soin au lecteur de compulser la littérature correspondante pour plus de détails. Par ailleurs, la liste présentée ci-dessous, et qui est de loin non exhaustive, est partitionnée en disciplines, scientifiques ou non, afin de prendre la mesure du fait que, aujourd’hui, il n’est plus beaucoup de contextes où l’émergence ne s’est encore introduite.

  • [Gravitation quantique] Le temps lui-même (et parfois l’espace-temps) est présenté comme émergeant d’un substrat fondamental lui-même non temporel (ou non spatio-temporel). Voir : Butterfield et Isham 2000 ; ou Huggett et Wüthrich 2013.
  • [Théorie quantique des champs] L’émergence est employée dans le contexte de l’élaboration de théories effectives. Plus précisément, l’émergence entre en résonnance avec l’idée antiréductionniste selon laquelle la physique n’aboutirait jamais au développement d’une unique théorie ultime et universelle – une « théorie du tout » –, mais qu’elle s’éclaterait plutôt irrémédiablement en une stratification sans fin de théories effectives, relatives à des domaines ontologiques (quasi)autonomes de prédilection. Voir : Castellani 2002 ; ou Bain 2013.
  • [Mécanique quantique non relativiste] L’intrication quantique – nom donné à l’enchevêtrement de deux systèmes corrélés dont il n’est pas possible de décrire les états individuels – est parfois présentée comme le cas archétypique d’émergence en physique. Voir : Teller 1992 ; ou Humphreys 1997.
  • [Physique de la matière condensée] L’apparition de quasiparticules dans certains solides peut se penser au travers du prisme de l’émergence, notamment en lien avec l’idée de brisure spontanée de symétrie. Voir : Morrison 2012 ; ou Falkenburg 2015.
  • [Théorie du chaos] La nature hautement non-linéaire de certains phénomènes, notamment ceux dits « chaotiques », est souvent exploitée pour affirmer l’existence de propriétés émergentes, en lien avec l’idée d’imprédictibilité. Voir : Newman 1996 ; ou Scott 2007.
  • [Thermodynamique] L’émergence peut être associée aux processus d’auto-organisation de structures dissipatives, comme par exemple les cellules convectives dites « de Bénard » ou la réaction de Belousov–Zhabotinsky. Voir : Nicolis et Prigogine 1977 ; ou, plus récemment, Bishop 2008.
  • [Chimie quantique] Certains auteurs présentent les liaisons chimiques comme mécanismes potentiellement producteurs d’émergents. Voir : Luisi 2002 ; ou Humphreys 2016 (dans le cas des liaisons covalentes). D’autres philosophes de la chimie s’interrogent sur le fait que les structures moléculaires et leurs propriétés de symétrie émergent d’une base atomique sous-jacente. Voir : Hendry 2010.
  • [Chimie organique et biologie moléculaire] La transition entre chimie prébiotique et biologie, théâtre de l’« émergence de la vie », est aujourd’hui encore un lieu propice pour l’émergentisme, dans la lignée des racines historiques du mouvement. Pour des traitements récents, voir : Luisi 2006 ; ou Malaterre 2010.
  • [Biologie cellulaire] Le fonctionnement de la cellule (et plus généralement de tout organisme vivant) est souvent conçu comme émergeant d’un substrat matériel sous-jacent, notamment dans la mesure où il implique de nombreuses boucles de rétroaction causale, conférant au « tout » une place déterminante dans la dynamique du système. Voir : Boogerd et al. 2005 ; ou Denton et al. 2013.
  • [Biologie systémique] Les fonctions biologiques et les différentes dimensions qui les accompagnent, comme la téléologie, la finalité ou la normativité, peuvent être présentées comme émergentes, dans la mesure où de telles dimensions n’ont pas de répondant dans le domaine de l’inerte. Voir : Vicente 2011 ; ou Walsh 2012.
  • [Biologie évolutionniste] Le statut d’émergent est parfois attribué à certaines adaptations ou innovations évolutionnaires. Voir : Huneman 2008 ; ou Reid 2009.
  • [Psychologie et neurosciences] Dans ce contexte très large sont rassemblées toutes les contributions qui suggèrent que l’esprit ou la conscience émergent d’une structure matérielle sous-jacente, probablement le système nerveux central de certains êtres vivants. C’est certainement ici que la littérature émergentiste est la plus prolifique et diversifiée. Pour une défense de l’émergence de la conscience, voir : Chalmers 1996 ; ou Vision 2011. Pour une défense plus générale de l’émergence de l’esprit, voir : O’Connor 2000 ; ou Lowe 2008.
  • [Éthologie et sociobiologie] L’avènement de comportements collectifs ou « stigmergiques » dans certains groupes d’individus est également souvent qualifié d’émergence. Certains exemples typiques consistent en la division du travail dans les colonies d’insectes sociaux, l’agrégation d’oiseaux volant en nuées, ou encore les embouteillages routiers. Voir : Holland 1998 ; ou Mitchell 2012.
  • [Sociologie] Dans ce contexte, la question de l’émergence se pose essentiellement sous la forme : une société (ou une institution sociale particulière) est-elle plus que la somme des individus qui la composent (ou qui y participent) ? Voir : Sawyer 2005 ; ou Elder-Vass 2010.
  • [Écologie] Depuis l’avènement de l’écologie scientifique, la question de la dynamique mutualiste des écosystèmes et de leurs composants se pose en des termes holistes et, par extension, émergentistes. Voir Bergandi et Blandin 1998 ; ou Nielsen et Müller 2000.
  • [Sciences computationnelles et vie artificielle] Bien que les émergentistes entendent généralement exemplifier l’émergence au sein de certains phénomènes mondains, dont la liste dressée jusqu’à présent donne un aperçu non limitatif, il est à noter qu’une autre perspective où l’émergence se retrouve souvent convoquée consiste en l’emploi de modèles ou de simulations destinés à représenter, expliquer ou prédire de tels phénomènes. Les sciences computationnelles constituent ainsi un théâtre récent où la question de l’émergence se pose, par exemple dans le contexte de réseaux d’automates cellulaires comme le « jeu de la vie » de Conway. Voir à cet égard : Kauffman 1984 ; ou Bedau 1997. Sur les relations plus larges entre émergence et vie artificielle, voir : Cariani 1991 ; ou Ronald et al. 1999.
  • [Art et culture] Il a été défendu, bien que de manière plus marginale, que les œuvres d’art constituent des entités culturellement émergentes d’une base matérielle. Voir : Margolis 1974.
  • [Théologie ou sciences des religions] L’émergence pourrait enfin être mobilisée pour faire sens de la place ou de l’action de Dieu dans le monde naturel. Voir : Clayton 1999 ; ou Haught 2007.

[sta_anchor id="histemer"]2. L’histoire de l’émergence[/sta_anchor]

Dans cette section, nous proposons un aperçu historique schématique de l’histoire de l’émergence. L’objectif n’est pas de proposer une exégèse approfondie de divers émergentistes anciens (à cette fin, le lecteur est renvoyé aux références bibliographiques suggérées). Plutôt, il s’agit de présenter certaines balises qui aident à apprécier d’où l’émergence provient, et sur quel arrière-fond les débats se déploient aujourd’hui.

[sta_anchor id="idemeravmot"]a. L’idée d’émergence avant le mot[/sta_anchor]

Bien que, comme nous allons le voir, le terme d’émergence n’ait été introduit dans l’arsenal philosophique qu’en 1875 par George Henry Lewes, il s’avère que le projet philosophique de constitution d’une position intermédiaire au monisme réductionniste et au dualisme antiréductionniste est bien plus ancien. On peut en l’occurrence retracer l’élaboration d’une approche alliant monisme et antiréductionnisme jusqu’aux origines mêmes de la philosophie. Par exemple, relativement au cas spécifique du problème des rapports corps-esprit, on peut effectivement constater que, dès l’antiquité, les trois modalités possibles d’articulation du corps et de l’esprit sont déjà fermement établies. Alors que, par l’entremise des dernières paroles de Socrate mises en scène dans le Phédon, Platon défend que le corps et l’esprit consistent en deux entités hétérogènes en interaction, l’école atomiste de Démocrite conçoit plutôt l’esprit, au même titre d’ailleurs que toutes les autres entités mondaines, comme réductible à l’activité d’un nombre fini d’unités invariantes et identiques en interaction – les atomes. En guise de « proto-émergentisme » médiateur entre ces deux positions antagonistes, Aristote développe quant à lui, notamment dans le De Anima, une philosophie essentiellement moniste et antiréductionniste des rapports corps-esprit (Heinaman 1990).

S’il y a donc un sens à considérer Aristote comme l’un des premiers proto-émergentistes, une telle assimilation peut également être opérée relativement à deux membres plus tardifs de l’école aristotélicienne : Alexandre d’Aphrodise (circa 150-215) et le médecin Claude Galien (131-201). Ce dernier, et le seul sur l’œuvre duquel nous prenons la peine de nous pencher brièvement ici, serait l’auteur ayant proposé la première théorie explicite de l’émergence (Caston 1997). Quoi qu’il en soit de la véracité d’une telle affirmation, il semblerait bien que ce soit chez Galien, en particulier dans son œuvre De elementis ex Hippocratis sententia, que soit proposé pour la première fois un critère de démarcation entre deux classes de propriétés naturelles faisant écho à celui qui sera proposé plus tard par les pionniers de l’émergence du 19ème siècle, et qui servira de matrice à la distinction entre propriétés émergentes et propriétés réductibles. Galien explicite cette démarcation en ces termes :

« Un tout constitué de parties existera toujours sur le même mode que ses parties, pour autant que celles-ci demeurent inchangées ; il n’acquerra de l’extérieur aucune nouvelle propriété qui ne soit déjà possédée par les parties. Par contre, si les parties venaient à être altérées, transformées ou modifiées de diverses façons, quelque chose d’un genre nouveau pourrait survenir dans le tout, et qui n’appartient pas aux éléments premiers » (Extrait de On the Elements according to Hippocrates (trad. P. De Lacy), 1.3, 70.18-70.20, cité dans Caston 1997, p. 355. Ma traduction).

Selon Galien, certains objets manifestent des propriétés similaires à celles de leurs parties. Si par exemple une maison est construite au départ de corps simples et divers comme le bois, le plâtre ou la pierre, elle manifestera des propriétés similaires à celles de ces constituants, comme la forme, l’étendue, la dureté ou la couleur. Lorsque leurs constituants s’organisent de la manière appropriée, il est toutefois possible que certains touts manifestent des propriétés d’un genre différent de celles manifestées par leurs parties. Si le corps vivant est ultimement composé des quatre éléments – terre, air, eau et feu –, il n’en demeure pas moins que celui-ci est sensible alors que ces éléments ne le sont pas en isolation. Dans la perspective de Galien, la sensibilité du vivant, entre autres choses, peut ainsi être dite « émerger » d’un substrat élémentaire.

On le voit donc, un intermédiaire entre les extrêmes réductionniste et dualiste existe bel et bien dès l’antiquité. Bien plus, la controverse tripartite entre monisme réductionniste, dualisme antiréductionniste et émergentisme médiateur traverse en réalité l’histoire entière de la pensée philosophique et scientifique. Pour ne s’arrêter ici que sur un autre contexte historique particulier, on peut évoquer les débats modernes entre mécanistes et vitalistes relativement à la nature des relations entre le vivant et l’inerte. À nouveau, entre les dépositaires de l’école démocritéenne selon laquelle les systèmes vivants ne sont que des amas d’entités physiques organisées diversement (Descartes, La Mettrie) et, de l’autre côté, dans un sillage plutôt platonicien, les partisans de l’idée selon laquelle les êtres vivants sont animés d’un principe vital irréductiblement non physique – comme une « âme » ou une « entéléchie » (Stalh, Driesch) –, des penseurs « vitalistes matérialistes » se dressent dans un effort de réconciliation entre les enseignements de la biologie et la reconnaissance d’une certaine spécificité du vivant (Barthez, Bernard), et ce dans un esprit émergentiste avant la lettre (Malaterre 2007 ; Sartenaer, à paraître).

Bien que riche d’une longue préhistoire, il faut en réalité attendre le 19ème siècle pour que l’idée d’émergence prenne explicitement forme. On retrace généralement l’origine directe du concept contemporain à la Logique de John Stuart Mill. Dans l’étude sur la manière dont se composent différentes causes pour provoquer un certain effet, ce dernier opère une démarcation entre deux modes possibles de composition causale qui préfigurent la distinction entre ce qui est réductible et ce qui est émergent : le mode « homopathique » et le mode « hétéropathique » de composition causale (Mill 1843).

Le premier cas de figure se présente lorsque l’effet conjoint d’un ensemble de causes est équivalent à la somme des effets qui auraient chacun été provoqués par les causes partielles isolées. Une illustration paradigmatique consiste en la composition des forces en mécanique newtonienne, régie par la loi d’addition vectorielle communément appelée « règle du parallélogramme ». En vertu de celle-ci, l’accélération résultante d’un mobile est en effet identique à la somme (vectorielle) des accélérations partielles qui auraient été suscitées par l’ensemble des forces externes agissant sur le mobile en isolation. Alexander Bain, philosophe positiviste contemporain de Mill, déclinera à loisir ce genre d’illustration. Il notera par exemple que deux hommes, deux locomotives ou deux poids tirant sur une corde dans un même sens induisent en celle-ci une force de traction deux fois plus grande que dans le cas où ceux-ci tirent isolément (Bain 1873). Si ces diverses illustrations constituent sans doute les exemples les plus naturels du mode homopathique de composition causale, ce mode ne se limite toutefois pas à la seule mécanique. Empruntant à nouveau les exemples particulièrement originaux – et, comme le lecteur s’en rendra compte, éminemment contestables – de Bain, on peut penser que le mode de composition homopathique est aussi opérant en chimie – deux feux produisent deux fois plus de chaleur qu’un seul ; deux bougies deux fois plus de lumière qu’une seule –, en biologie – une plante qui bénéficie d’une double quantité de nutriments et de lumière croît deux fois plus vite –, en psychologie – la joie d’un homme augmente proportionnellement à ses gains –, ou encore en sociologie – une augmentation de mécontentement social correspond à une avancée proportionnelle vers l’anarchie et la révolution.

Lorsque ce mode homopathique de composition causale n’est pas opérant, i.e. lorsqu’un effet complexe ne consiste pas en la somme des effets simples suscités par les causes partielles isolées, le cas de composition est alors qualifié d’« hétéropathique ». Un tel cas de figure se présente typiquement lors de réactions chimiques. Le produit d’une réaction suscité par la combinaison de réactifs n’est en effet généralement pas identique à la somme des effets provoqués par les réactifs isolés. La composition de deux causes toxiques, le sodium et le chlore, par exemple, ne produit pas une substance doublement toxique, mais du chlorure de sodium – c’est-à-dire du sel de cuisine ordinaire – tout à fait comestible. De manière analogue, si l’administration d’une certaine dose de médicament possède un certain effet thérapeutique sur un patient malade, l’administration d’une dose cinq fois plus importante peut entraîner sa mort et non, malheureusement, une guérison cinq fois plus rapide ou efficace. Un effet hétéropathique complexe, comme la nature comestible du sel de cuisine ou les propriétés létales d’une dose trop importante de médicament, semble ainsi, dans les termes de Mill lui-même, « hétérogène » à la somme des effets simples suscités par leurs causes isolées.

Il faut en fin de compte attendre 1875 pour que le concept d’émergence fasse son entrée officielle dans le lexique philosophique. Ce n’est en effet qu’alors que le philosophe positiviste anglais George Henri Lewes propose de rebaptiser la distinction de Mill et Bain en des termes jugés moins rébarbatifs et plus en phase avec l’intuition. Dorénavant, un effet homopathique sera nommé « résultant » et un effet hétéropathique « émergent » (Lewes 1875).

Rétrospectivement, il est possible de formuler le concept d’émergence développé par Mill, Bain et Lewes selon le schéma récurrent employé dans cette entrée, c’est-à-dire, rappelons-le, comme la combinaison d’une clause de dépendance et d’une clause d’irréductibilité. En choisissant de manière conventionnelle les propriétés comme relata privilégiés de la relation d’émergence, on peut alors dire ceci :

L’émergence de Mill, Bain et Lewes est une relation qui se noue entre une propriété E et des propriétés de base Bi de manière à ce que (i) E soit causée par une combinaison de causes Ci dont chacune des Bi serait l’effet isolé, et (ii) E soit différente de la somme des Bi.

Cette première mouture de l’émergence constitue une lecture littérale de l’aphorisme classiquement associé à l’émergentisme : « Le tout est plus que la somme des parties ». Cela étant, la restriction arbitraire de la caractérisation de l’émergence à la relation mathématique particulière de sommation sera rapidement levée par Lewes lui-même, qui associera plutôt l’émergence à un échec plus général de mathématisation. Seront ainsi qualifiées d’émergentes toutes les propriétés qui échouent à s’exprimer comme des relations mathématiques – impliquant des sommes, mais pas seulement – entre leurs propriétés de base. C’est à cet égard que deux ingrédients typiquement émergentistes se révèlent déjà ici en gestation. D’abord, les propriétés émergentes témoignent d’une certaine nouveauté qualitative par rapport à leurs propriétés de base, nouveauté qui se manifeste par l’impossibilité d’exprimer les premières comme le résultat d’opérations sur les secondes. Propriétés émergentes et propriétés de base se révèlent ainsi d’emblée incommensurables. Ensuite, de l’absence d’algorithme mathématique permettant de « calculer » l’émergent au départ de sa base, il résulte que l’émergent est imprédictible au départ d’une connaissance exclusive de sa base. Ceci contraste avec les propriétés résultantes qui, elles, peuvent être anticipées aussitôt que l’on a connaissance des propriétés dont elles résultent et de la relation mathématique qui lie les premières aux secondes. Ce dernier thème, nous allons le voir, sera particulièrement important pour la première véritable philosophie de l’émergence, vers laquelle nous nous tournons à présent.

[sta_anchor id="evolemer"]b. L’évolutionnisme émergent[/sta_anchor]

Bien que, depuis la contribution importante de McLaughlin à l’élucidation de certains pans de l’histoire de l’émergence (McLaughlin 1992), on regroupe sous le vocable d’« émergentisme britannique » des philosophes hétéroclites tels que Mill, Bain, Lewes, Morgan, Alexander et Broad, il est important de noter que ce « mouvement » n’a en réalité en commun que le nom. Bien que les penseurs qu’il rassemble partagent effectivement une certaine affinité avec la notion d’émergence, leurs philosophies divergent à de nombreux égards, au point que la suggestion qu’ils forment un mouvement unifié peut se révéler trompeuse. En conséquence, nous faisons le choix de nous focaliser dans la présente entrée sur ce qui constitue en réalité la première véritable école émergentiste ayant historiquement existé, et rassemblant des auteurs tels que Morgan, Alexander, Sellars, Thomson ou Jennings autour d’un projet philosophique commun, à savoir celui de l’élaboration d’une philosophie particulière de l’évolution, appelée, à la suite de Morgan, « évolution émergente ». Notre objectif principal est ici de dégager les motivations essentielles d’une telle école, ainsi que de proposer une caractérisation reconstruite du concept d’émergence qui y est explicitement mobilisé (pour plus de détails sur les aspects philosophiques de la doctrine qui ne sont pas abordés ici, le lecteur peut se référer à Blitz 1992 ; Doat et Sartenaer 2014 ; ou Sartenaer, à paraître).

En substance, l’évolutionnisme émergent prend comme point de départ la question suivante : comment l’évolution peut-elle avoir donné naissance aux différences de genre que nous pouvons observer aujourd’hui dans le monde naturel, dont l’exemple le plus sensible consiste en la distinction apparemment radicale entre les êtres vivants dotés d’un esprit et ceux qui en sont dénués ? Face à cette question, deux pistes de réponse antagonistes peuvent être d’emblée dégagées. D’une part, l’option darwinienne, qualifiée de « continuiste » ou « gradualiste », fait le pari de la totale continuité du processus d’évolution. Dans cette optique, l’esprit ne serait advenu au monde que comme la fonction d’un substrat matériel – le système nerveux – ayant évolué structurellement par accumulation progressive d’infimes modifications anatomiques. D’autre part, l’option « discontinuiste » ou « saltationniste », dont on peut identifier l’un des représentants notables en la personne de Bergson, consiste plutôt à défendre l’idée selon laquelle l’évolution est le théâtre de réelles discontinuités. Sous cette perspective, l’esprit serait survenu au cours de l’évolution à l’occasion d’une « saltation » ou d’un saut évolutif, poussant un système initialement physique à entrer dans un nouveau registre ontologique, déconnecté du règne physique.

Comme le lecteur pourra s’en rendre compte, ces deux manières de concevoir l’évolution, gradualiste et saltationniste, conduisent assez naturellement à embrasser les positions que nous discutions dès l’introduction à cette entrée, à savoir le monisme réductionniste et le dualisme antiréductionniste, respectivement. En effet, dans le premier cas de figure, penser l’avènement de nouveautés évolutives sur un mode purement continu ne peut que conduire à nier la spécificité ontologique de telles nouveautés, qui se révèlent dès lors réductibles à leurs conditions d’apparition. Dans le cas spécifique de l’avènement de l’esprit, l’option gradualiste conduit d’emblée à considérer que l’esprit se réduit simplement au corps – panpsychisme à part. Dans l’optique saltationniste, à l’inverse, il y a place pour penser les nouveautés évolutives comme « authentiques » et irréductibles, mais cela induit nécessairement de souscrire à l’idée que ce qui advient est d’un autre ordre que ce de quoi il advient. Dans le contexte de notre illustration, si l’esprit advient historiquement au monde de manière discontinue, un dualisme corps-esprit est automatiquement de mise.

C’est dans le contexte d’une telle opposition que vont progressivement se faire entendre les partisans d’une réconciliation, tentant de tirer parti des atouts, et d’éviter les écueils, des conceptions darwiniennes et bergsoniennes de l’évolution naturelle. Une telle réconciliation prend diverses formes, dont deux des plus importantes, et reconnues comme essentiellement équivalentes, sont le « naturalisme évolutionnaire » de Sellars (Sellars 1922) et l’« évolutionnisme émergent » de Morgan (Morgan 1923 ; Morgan faisant un usage explicite de la notion d’émergence et ayant précédé Sellars dans son projet d’élaboration de cette conception de l’évolution (voir par exemple Morgan 1913), c’est principalement sa version de la doctrine que nous discutons dans ce qui suit).

L’intuition essentielle de ces auteurs est, en substance, relativement simple. Elle consiste fondamentalement en une analogie. Comme l’ont défendu Mill, Bain et Lewes en leur temps, certains processus physiques conduisent à l’émergence de propriétés. Par exemple, la mise en ébullition d’eau liquide produit de l’eau à l’état gazeux, qualifié d’état émergent. Dans ce cas, et comme nous l’avons vu, l’idée véhiculée par le concept d’émergence est double : la propriété « être gazeux » est à la fois dépendante des propriétés sous-jacentes qui forment sa base d’émergence et irréductible à celles-ci (au sens où la relation de composition qui les lie n’est pas additive ou, plus généralement, mathématisable). L’émergence capture ainsi l’idée selon laquelle le processus de vaporisation de l’eau est dans un sens continu – la propriété « être gazeux » provient de l’interaction entre propriétés sous-jacentes – et, dans un autre sens, discontinu – on ne peut réduire la propriété « être gazeux » à sa base d’émergence. Il est dès lors possible d’affirmer que, lorsque de l’eau bout, « il y a "évolution émergente" d’un gaz à partir d’un liquide » (Montague 1929, p. 261). C’est à ce stade que s’opère l’analogie constitutive de la stratégie de l’évolutionnisme émergent pour répondre à la question centrale qui a motivé son avènement. À l’instar du processus de vaporisation qui donne naissance à une propriété émergente, l’évolution est un processus au cours duquel émergent de nouvelles propriétés telles que, par exemple, l’esprit. L’évolution n’est ainsi ni un processus de modification quantitative opérant graduellement, ni un processus induisant des modifications qualitatives par saltations. Elle est plutôt évolution émergente, c’est-à-dire, elle autorise l’advenue de discontinuités qualitatives dans un processus d’engendrement continu, en phase avec les prescriptions d’une philosophie moniste et antiréductionniste en projet. Des mots de Morgan lui-même :

« La revendication naturaliste est que, à l’évidence, non seulement les atomes et les molécules, mais aussi les organismes et les esprits sont susceptibles d’être abordés à l’aune de méthodes scientifiques d’un genre fondamentalement similaire ; que tous font partie d’un même tissus événementiel ; et que tous exemplifient un même plan fondationnel. En d’autres termes, la position est que, au regard d’une philosophie fondée sur la procédure sanctionnée par le progrès de la recherche et de la pensée scientifique, l’advenue au monde de toute forme de nouveauté se doit d’être fidèlement acceptée partout où elle est découverte, et cela sans recourir à un quelconque Pouvoir extra-naturel (Force, Entéléchie, Élan, ou Dieu) au travers de l’activité efficace duquel les faits observés pourraient être expliqués » (Morgan 1923, p. 2. Ma traduction).

Bien-sûr, que soit concevable un processus d’évolution naturelle alliant continuité et discontinuité n’est que le pendant diachronique de la tension intrinsèque à tout émergentisme que nous épinglions déjà en introduction, et selon laquelle il pouvait apparaître contradictoire de penser que certaines entités dites émergentes puissent être à la fois dépendantes de, et irréductibles à, leurs bases d’émergence. Dans le contexte de l’évolutionnisme émergent, une telle tension se retrouve dissoute à l’aune d’un concept clé du mouvement, à savoir la « relationnalité » (ou, chez Sellars, l’« organisation »). Lorsque Morgan affirme que « ce qui émerge à un quelconque niveau constitue une instance de ce que j’appelle un nouveau genre de [«] relationnalité [»], dont aucune instance n’existe aux niveaux inférieurs » (Morgan 1923, pp. 15-16 ; Ma traduction), il souligne l’idée selon laquelle l’émergence constitue l’advenue au monde, par composition d’entités physiques préexistantes, d’un nouveau mode d’organisation manifestant des propriétés nouvelles, i.e. des propriétés qui n’existaient pas – même en puissance – avant leur émergence. Les entités physiques nouvellement organisées constituent ainsi le lieu d’un nouveau régime effectif de transaction avec le monde (Broad illustrera plus tard ce rôle causal irréductible de l’organisation par l’entremise du phénomène chimique d’isomérie ; voir Broad 1925, pp. 55-56). Sous-jacente à ces considérations est l’idée selon laquelle l’émergence de nouvelles propriétés se produit lorsqu’un seuil est atteint dans le degré d’organisation d’un ensemble d’entités physiques. En reprenant les termes de l’exemple que nous évoquions plus haut relativement à la vaporisation de l’eau, on peut dire qu’il y a émergence au cours de l’évolution lorsque la matière s’organise progressivement jusqu’à croiser un « point d’ébullition » au niveau duquel apparaissent de nouvelles propriétés par exemple mentales, corrélatives de l’apparition d’un nouveau mode d’organisation jusque-là inexistant.

Les considérations que nous venons de développer rendent explicites la parenté profonde entre la philosophie de l’évolutionnisme émergent et la théorie proto-émergentiste de l’hylémorphisme aristotélicien, dont nous avons touché un mot plus haut. On ne sera dans ce contexte par étonné d’apprendre que le sens des concepts de relationnalité ou d’organisation peut être capturé, selon les premiers émergentistes eux-mêmes, par le concept aristotélicien de forme (voir par exemple Alexander 1920, p. 47). Il est à noter toutefois que les émergentistes confèrent à cette notion un sens radicalement nouveau, dans la mesure où ils lui ôtent sa dimension immuable et atemporelle. Pour reprendre l’illustration aristotélicienne bien connue : au travers du prisme de l’évolution émergente, la forme du chêne n’existe pas en puissance ou de manière latente dans le gland. Elle n’apparaît dans l’existence qu’au moment même de son instanciation, c’est-à-dire quand le chêne est formé, ou, plus précisément, quand il émerge. À cet égard, l’évolutionnisme émergent peut être conçu comme une mise en mouvement évolutionniste de l’hylémorphisme, sous l’impulsion des théories de l’évolution naissantes au 19ème siècle.

S’il est vrai que l’évolutionnisme émergent mobilise le concept d’émergence développé par Mill, Bain et Lewes quelques décennies auparavant, le courant interprète néanmoins la notion de manière fort différente. En substance, la reconstruction suivante capture cette mouture modifiée :

L’émergence de Morgan (et autres évolutionnistes émergents) est une relation qui se noue entre une propriété E et des propriétés de base Bi de manière à ce que (i) E soit univoquement et uniformément déterminée par les Bi, et (ii) E soit « authentiquement nouvelle » par rapport aux Bi.

Ainsi caractérisée, l’émergence remplit bien le rôle pour lequel elle a été convoquée. Si l’on pense par exemple que l’esprit émerge du corps au sens précisé ici, ceci implique bien, d’une part, que la nature de l’esprit est tout entière déterminée par celle du corps, ou que le premier survient du second sans rupture – en opposition avec le saltationnisme et le dualisme – et, d’autre part, que la nature de l’esprit est malgré cela « tout autre » que celle du corps, ou qu’entre esprit et corps subsiste toujours une discontinuité ontologique significative – en opposition avec le gradualisme et le réductionnisme. On le voit donc, l’évolutionnisme émergent entend exploiter les ressources de l’émergence pour défendre une philosophie moniste (ou, selon Morgan, « naturaliste ») en phase avec la reconnaissance d’une authentique diversité naturelle.

Bien sûr, affirmer que l’évolution est le théâtre constant d’émergences au sens indiqué ici relève de l’acte de foi. Il ne suffit en effet pas d’observer le monde naturel pour affirmer que certaines propriétés sont effectivement « authentiquement nouvelles » (et pas, par exemple, simplement nouvelles aux yeux d’un observateur donné qui échouerait à identifier leurs possibles bases de réduction). Bien conscients de cet état de fait, les évolutionnistes émergents vont rapidement opérationnaliser leur compréhension de l’émergence, c’est-à-dire, la reformuler en des termes qui (au moins théoriquement) peuvent être mis à l’épreuve du monde naturel vu au travers du prisme des sciences. Exprimé autrement, il s’agit pour les évolutionnistes émergents d’identifier des indices détectables qui serviront de base pour affirmer que leur déclinaison de l’émergence – métaphysique par nature – s’exemplifie bien dans le monde qui est le nôtre. Ceci s’opère sur le modèle suivant :

Il y aura émergence au sens de Morgan lorsqu’une propriété E déterminée par un ensemble de propriétés Bi s’avère imprédictible au départ d’une connaissance exhaustive des Bi, et cela même aux yeux d’un être aux capacités cognitives illimitées (comme par exemple un démon laplacien).

La nature liquide de l’eau, la respiration cellulaire et l’esprit sont ainsi émergentes aux yeux de Morgan, dans la mesure où, malgré le fait qu’elles soient univoquement déterminées par leurs bases – respectivement du dihydrogène et du dioxygène, un ensemble de macromolécules et un corps vivant –, leur nature n’aurait pu être anticipée, même par un être illimité, avant leur survenue. C’est cette radicale nouveauté épistémique qui est indicative du fait que ces propriétés sont aussi radicalement nouvelles d’un point de vue ontologique (le lecteur l’aura peut-être remarqué : l’évolution émergente est ainsi entièrement déterministe, mais compatible avec une mise en échec de la prédictibilité de principe. Cette observation étonnante n’est qu’une nouvelle facette de la tension constitutive de l’émergentisme. Pour plus de détails à ce sujet : voir Sartenaer 2015a ; Sartenaer 2017a).

Avant de clore cette section, mentionnons brièvement la dernière formulation de l’émergence qui sera proposée avant l’interlude réductionniste dont nous parlerons dans un instant. Celle-ci, issue des travaux de Broad, est importante dans la mesure où, comme nous allons le voir, elle sera largement discutée par la postérité, notamment critique. En substance (voir Broad 1926) :

L’émergence de Broad est une relation qui se noue entre une propriété E et des propriétés de base Bi de manière à ce que (i) E soit univoquement et uniformément déterminée par les Bi, et (ii) E soit non-déductible au départ des Bi (ou, plus rigoureusement, les énoncés relatifs à E soient non-déductibles au départ de ceux relatifs aux Bi).

[sta_anchor id="eclipred"]c. L’éclipse réductionniste[/sta_anchor]

Après son avènement aux alentours des années 1910-1920, la doctrine de l’émergence, dont nous venons de souligner certains aspects, provoqua un « petit tumulte philosophique » (Ablowitz 1939, p. 1 ; Ma traduction). Celui-ci ne fut cependant pas de longue durée car, dès la fin des années 1920, le courant émergentiste connut, sinon un déclin prématuré, au moins une profonde remise en question. Autour de la moitié du 20ème siècle, l’émergentisme s’est ainsi vu majoritairement éclipsé par un physicalisme réductionniste dominant toute la pensée philosophique et scientifique occidentale. Il faudra attendre les années 1970 pour que l’émergentisme connaisse une seconde naissance, qui sera l’objet de notre prochaine et dernière section à vocation historique.

Diverses raisons philosophiques, scientifiques et contextuelles ont concouru à provoquer la chute de la première vague émergentiste. Nous n’évoquons ici que deux d’entre elles, très certainement les plus décisives (pour des raisons supplémentaires, le lecteur peut se référer à Sartenaer 2013) :

  • Fait brut et piété naturelle

Dans la perspective de l’évolutionnisme émergent, nous l’avons vu, les émergents constituent des « nouveautés authentiques » ayant pour corrélât épistémique une impossibilité radicale d’anticiper leur survenue. Incidemment, l’apparition d’émergents au cours de l’évolution se révèle par principe inexplicable. Les émergents s’avèrent constituer des faits empiriques bruts, que le scientifique doit se borner à « constater ». Dans les termes évocateurs d’Alexander :

« L’existence de qualités émergentes […] est une réalité qui se doit d’être acceptée, comme certains le diraient, sur le mode du fait empirique brut ou, en les termes moins sévères que je préconiserais, avec la ‘piété naturelle’ de l’investigateur. Elle n’admet pas d’explication » (Alexandre 1920, pp. 46-47. Ma traduction).

Si l’on prend au sérieux la maxime antique de Virgile « Felix, qui potest rerum cognoscere causas » [« Heureux celui qui peut connaître les causes des choses »], l’émergence ne peut que frustrer le scientifique, contraint d’accepter avec une révérence pieuse et aveugle le fait brut qu’elle constitue. Si ceci nous apparaît aujourd’hui comme une conséquence méthodologique intolérable de l’émergentisme, ce fait était déjà sévèrement critiqué par certains des premiers commentateurs du mouvement. D’aucuns qualifièrent en effet la prescription de Morgan et Alexander de « plus lourd défaut de toute la théorie » (Ablowitz 1939, p. 14), d’« obscurantisme métaphysique » (Pap 1952, p. 304) ou encore de « traitrise scientifique » (Montague 1929, p. 265). Ces auteurs parmi d’autres dénoncèrent ainsi la nature cache-misère de l’émergence des origines, et exhortèrent corrélativement à substituer à une piété « sédative » une étiologie rationnelle « stimulante » (Ibid., p. 264).

  • Un manque de crédibilité scientifique

Au-delà de cette première faiblesse d’ordre philosophique, l’émergentisme des origines a aussi décliné en raison d’une importante carence de nature scientifique. En substance, l’existence supposée d’émergents, tels la nature liquide de l’eau, la respiration cellulaire ou l’esprit humain, n’a reçu, dans le meilleur des cas, aucun support empirique, sinon a été tout bonnement réfutée par divers développements scientifiques subséquents. Il est à noter que la nature empiriquement erronée – ou du moins sujette à caution – de bon nombre d’exemples d’émergents n’est pas nécessairement due à une négligence scientifique de la part des premiers émergentistes. En réalité, il est vraisemblable que ceux-ci n’aient fait qu’exploiter, sans doute sans mauvaises intentions, l’ignorance des scientifiques de l’époque à l’égard de la nature de certains phénomènes. Ayant développé l’essentiel de leur philosophie lors d’une période qui précède la révolution quantique, l’avènement de la biologie moléculaire ou la naissance (plus tardive) des neurosciences, il n’est pas étonnant que des phénomènes alors inexplicables, comme par exemple, au niveau le plus élémentaire, les liaisons chimiques, aient conduit des penseurs tels que Morgan à y déceler la présence d’émergents. Déjà dans le domaine des sciences de la matière inerte, disciplines dont on sait que les premiers émergentistes ont tiré la grande majorité de leurs exemples empiriques, le contexte du début du 19ème siècle se prêtait à merveille à l’idée d’une impossibilité d’expliquer le comportement des touts à partir de leurs parties. Par exemple, la découverte de l’électron par Thomson datant de 1897, les émergentistes tels que Mill, Bain et Lewes ignoraient tout de la structure de l’atome. L’existence de l’atome elle-même était alors encore l’objet de controverses jusqu’en 1905, année de la publication d’Einstein sur le mouvement brownien. Si les partisans de l’évolutionnisme émergent étaient sans doute conscients en leur temps de l’existence de l’électron et du proton, ainsi que de la théorie atomique révolutionnaire de Bohr rendue publique dès 1913, ils ne pouvaient anticiper l’avènement de la mécanique quantique – issue essentiellement des travaux indépendants d’Heisenberg, Schrödinger et Dirac entre 1926 et 1928 – dont on considère qu’elle constitua sans doute le pas le plus significatif vers l’élucidation de la nature des liaisons chimiques et, ce faisant, d’une réduction des phénomènes chimiques à la physique. Avec la révolution quantique et, dans son sillage, l’avènement de la biologie moléculaire, c’est la crédibilité scientifique même de l’émergentisme qui fut radicalement remise en cause (McLaughlin 1992 ; Malaterre 2013).

Conscients de ces apories, divers penseurs se sont élevés à l’encontre de l’émergentisme dès la publication de ce qui est considéré comme la dernière œuvre majeure du mouvement, à savoir The Mind and Its Place in Nature de Broad, publiée en 1926. Si leurs rapports exacts à l’émergentisme diffèrent selon les cas, une critique commune et récurrente peut néanmoins être identifiée : l’émergence ne peut pas être raisonnablement conçue comme ontologique ou absolue, c’est-à-dire, comme capturant une relation entre entités existant dans le monde. En d’autres termes, si l’émergence est synonyme d’imprédictibilité, de non-déductibilité ou d’inexplicabilité, aucune bonne raison ne peut être avancée pour penser que celle-ci est principielle, i.e. relative à tous les édifices théoriques à venir, aussi raffinés et perfectionnés qu’ils puissent être (voir par exemple Pepper 1926 ; Malisoff 1939 ; ou Henle 1942). Cet appel concerté à une relativisation de l’émergence a d’autant plus d’impact que l’histoire du développement des sciences semble aller dans ce sens. On assiste en effet depuis la fin des années 1920 à la formulation d’explications réductives de certains phénomènes jugés jusqu’alors émergents. Dans ce contexte, l’émergentisme apparaît peu à peu comme une doctrine un peu obscure d’inspiration vitaliste ou spiritualiste – d’ailleurs souvent récupérée pour défendre des intérêts peu louables –, voguant à contre-courant de l’enthousiasme ambiant et d’une foi de plus en plus partagée en une unification possible des sciences (à cet égard, voir Oppenheim & Putnam 1958). Il en résulte l’avènement d’une période essentiellement physicaliste réductionniste, durant laquelle le concept d’émergence disparaît pratiquement de l’horizon philosophique et scientifique, sinon pour être durement critiqué ou reformulé en des termes qui ne font pas justice aux intuitions très fortes des penseurs originaires de l’évolutionnisme émergent. À titre d’exemple, évoquons le concept d’émergence inspiré de celui de Broad mais, pour ainsi dire, vidé de sa substance ou de sa force ontologique (voir Hempel & Oppenheim 1948 ; ou Nagel 1949 ; les passages repris en italique indiquent les amendements importants réalisés sur le concept initial) :

Relativement à une théorie T, l’émergence n’est qu’une relation épistémique qui se noue entre un prédicat E et des prédicats de base Bi de manière à ce que (i) E réfère à une propriété déterminée par les propriétés auxquelles réfèrent les Bi, et (ii), relativement à T, les énoncés impliquant E ne sont pas déductibles des énoncés impliquant les Bi.

Il en ressort que le concept d’émergence constitue ici une notion épistémique qui fait office de mesure de notre ignorance du monde à une époque donnée. Lorsqu’un scientifique est confronté à un émergent (relativement à une théorie T), il est invité non pas à s’abandonner à une révérence pieuse, mais plutôt à s’efforcer de développer une théorie T* dans laquelle l’émergent en question deviendra réductible. Telle est l’« hypothèse de travail » prônée par les empiristes logiques, dont se réclament les penseurs tels que Oppenheim, Putnam, Hempel ou Nagel, hypothèse qui pourrait – ou devrait – nous conduire un jour vers une théorie finale, c’est-à-dire, une théorie relativement à laquelle plus aucune propriété naturelle ne serait émergente.

[sta_anchor id="reemeremer"]d. La ré-émergence de l’émergence[/sta_anchor]

Nous l’avons vu, vers la moitié du siècle dernier, et sous l’influence d’un empirisme logique hostile à toute métaphysique, l’émergence est reléguée au rang de mesure passagère de notre ignorance du monde, et est appelée à disparaître progressivement avec les nouveaux développements de la science. Si, durant cette période d’éclipse, certains antiréductionnistes font certes de la résistance (voir par exemple Bertalanffy 1950 ; Rorty 1961 ; Polanyi 1968 ; ou Koestler & Smythies 1969), le monisme réductionniste domine néanmoins toute la pensée scientifique et philosophique de tradition occidentale.

Vers les années 1970, la situation connait toutefois une nouvelle transformation. La pensée néo-positiviste constituant alors l’orthodoxie est elle-même soumise à de virulentes critiques issues de sources variées, dont le point de concours commun consiste en un abandon, ou du moins une relativisation, du programme réductionniste. Il en résulte un déclin progressif de l’enthousiasme ambiant envers la possibilité de formulation d’une théorie physique finale, déclin qui s’accompagne par effet de levier d’une remise au goût du jour des idées émergentistes. On assiste progressivement à ce qu’il est aujourd’hui coutume d’appeler la « ré-émergence de l’émergence » (d’après Cunningham 2001).

Nous ne nous attardons pas à mener ici une analyse approfondie des nombreuses raisons qui ont conduit à un tel passage d’une orthodoxie réductionniste vers une résurgence de l’émergence. Nous pouvons nous contenter d’évoquer le principal moteur de la transformation, à savoir les successives mises en échec empiriques du modèle nagélien de réduction (et, en amont, l’incapacité du modèle déductivo-nomologique de l’explication scientifique à capturer la réalité de la pratique des sciences spéciales ; pour plus de détails à ce sujet, se référer à l’article « Réductionnisme » de la présente encyclopédie). Alors que, dans la première moitié du 20ème siècle, il semblait plausible de croire en la réduction à venir des sciences spéciales à la physique fondamentale, la complexité des phénomènes découverts par les sciences de la seconde moitié du siècle est telle qu’il n’est dès lors plus réaliste de concevoir les rapports entre théories sur le mode simpliste et idéalisé de la réduction envisagé alors (un premier exemple consiste en la mise en échec de la réduction classique de la thermodynamique à la mécanique statistique, sous l’impulsion des travaux de l’école de Prigogine (voir Glansdorff & Prigogine 1971) ; un second ressortit à la remise en question de la réduction en génétique moléculaire (voir Hull 1972)).

Cette remise en cause du réductionnisme conduit les philosophes des sciences à une bifurcation : soit ils repensent la réduction sur un nouveau modèle plus en adéquation avec la nature des sciences spéciales, soit ils abandonnent la réduction au profit de l’émergence (ou d’un concept qui s’y apparente). En conséquence, l’histoire de la philosophie des sciences manifeste une fracture, vers les années 1970, entre les partisans conservateurs d’un physicalisme réductionniste « révisé » et les défenseurs d’une forme contemporaine d’émergentisme. Si cette dernière est au départ principalement représentée dans les sciences de l’esprit – on peut par exemple épingler le monisme anomal de Davidson (1970), le token physicalism de Fodor (1974) ou l’interactionnisme moniste de Sperry (1986) –, il est important de constater qu’au sein de la physique elle-même se produit, dans une certaine mesure, le même mouvement. À cet égard, on peut noter la contribution éminemment symbolique du physicien nobélisé Philip Warren Anderson dans la revue Science en 1972, au titre explicitement émergentiste de « More is Different », comme moment de bascule à partir duquel le concept d’émergence fait son entrée au sein de la microphysique elle-même. Cette introduction de l’émergence dans le domaine de la physique fut très certainement déterminante pour la résurgence et la popularisation de la notion. Celle-ci y a en effet gagné une certaine respectabilité scientifique (ou du moins un support empirique crédible) en étant associée à des concepts tels que la « transition de phase », la « bifurcation » ou la « brisure de symétrie » (revoir à ce sujet la liste de phénomènes putativement émergents présentées en section 1.d). Dans ce contexte, il devient plus délicat de suspecter les partisans de l’émergence d’avoir des accointances avec des doctrines dépassées et métaphysiquement chargées telles que le vitalisme ou le spiritualisme.

Ceci étant, il n’est aujourd’hui pas déraisonnable d’affirmer, conjointement à Gallagher et Appenzeller qui signent l’éditorial d’un numéro spécial de la revue Science relatif aux systèmes complexes (1999), que la science a amorcé un mouvement la menant « au-delà du réductionnisme » ou, dans les termes du physicien nobélisé Robert Laughlin, que « la science est passée d’une Ère du réductionnisme à une Ère de l’émergence » (Laughlin 2005, p. 262 ; Ma traduction). Le concept fait en effet actuellement l’objet d’une abondante littérature. Il s’est popularisé à un point tel que lui sont maintenant dédiés des périodiques (par exemple, Emergence: Complexity and Organization), qu’il fait l’objet de numéros spéciaux dans des revues de vulgarisation (voir « L’énigme de l’émergence » dans Sciences et Avenir (n°143, 2005) ou « Émergence. La théorie qui bouscule la physique » dans La Recherche (n°405, 2007)) ou qu’il figure dans les manuels à destination des étudiants (voir par exemple Campbell 1995). Loin de constituer un concept marginalisé aux relents obscurantistes, l’émergence est aujourd’hui entrée dans le lexique usuel des scientifiques de tous les horizons.

[sta_anchor id="analconcemer"]3. Analyse conceptuelle de l’émergence[/sta_anchor]

S’il ne fait pas de doute que l’émergence est aujourd’hui couramment exploitée dans toutes les strates du discours scientifique, il ne veut pas pour autant dire que la notion est nécessairement bien comprise ou même, dans une certaine mesure, bien définie. Dans cette dernière section, nous nous donnons comme objectif de donner la mesure de la richesse interprétative de l’émergence, qui conduit souvent, il est vrai, à de nombreuses confusions et incompréhensions. Les débats relatifs à la manière même de comprendre l’émergence sont aujourd’hui complexes et nombreux. Pour une introduction simplifiée à ceux-ci, le lecteur peut se référer à Sartenaer 2017b. Pour des aperçus plus techniques, de bonnes sources sont : Kim 2006b ; Bedau & Humphreys 2008 ; Gillett 2016 ; ou Humphreys 2016. Dans ce qui suit, nous nous limitons à décrire ce qui constitue aujourd’hui les grandes catégories de l’émergence, et terminons par identifier les principales difficultés auxquelles l’émergentisme contemporain doit inexorablement faire face.

[sta_anchor id="emersynch"]a. Émergence synchronique et émergence diachronique[/sta_anchor]

Rappelons-le, en section 1.b, nous avons proposé la caractérisation minimale et générale de l’émergence suivante :

L’émergence est une relation qui se noue entre un émergent E et sa base d’émergence B de manière à ce que (i) E dépende de B et que, malgré cela, (ii) E soit irréductible à B.

Comme telle, cette caractérisation s’avère neutre quant à la manière d’interpréter la relation entre E et B en termes temporels. Une première interprétation est de considérer que E et B s’instancient au même moment, et que la relation d’émergence qui les lie – ou les relations de dépendance et d’irréductibilité qui les lient – s’avère(nt) ainsi essentiellement synchronique(s) (on parle d’ailleurs dans ce cas d’« émergence synchronique »).  S’il est vrai que, à la suite de la conceptualisation de Broad et de sa critique par l’empirisme logique, l’accent a principalement été placé sur une telle compréhension de l’émergence, qui a d’ailleurs encore aujourd’hui majoritairement cours en philosophie de l’esprit, rien n’impose de penser l’émergence en ces termes, surtout au regard du contexte historique de naissance de l’émergence où, nous l’avons vu, celle-ci était mise au service d’une conception de l’évolution. Il est ainsi possible, et d’ailleurs aujourd’hui de plus en plus courant, surtout dans le contexte des sciences physiques, de parler d’« émergence diachronique », entendant par-là que l’émergent s’instancie à un moment ultérieur par rapport à sa base (un contexte typique de mobilisation d’une telle émergence consiste en la physique des transitions de phase ; pour plus de détails sur cette première régimentation de l’émergence, le lecteur peut se référer à Humphreys 2008b ; ou Sartenaer 2015b).

Si la différence entre approches synchronique et diachronique de l’émergence peut sembler anodine de prime abord, il est en réalité important de noter qu’elle peut s’avérer décisive à certains égards. D’une part, d’un point de vue métaphysique, les relations de dépendance et d’irréductibilité en jeu sont fort différentes selon la variété d’émergence envisagée (dans le cas synchronique, la dépendance pourra être de la survenance ou de la réalisation ; dans le cas diachronique, ce sera par exemple de la causalité). Et d’autre part, les visions du monde et les enjeux associés aux deux versions de l’émergence peuvent parfois être radicalement distincts. En guise d’exemple, alors que l’image stratifiée du monde naturel dont nous avons parlé en section 1.c se prête à merveille à la perspective synchronique, où un tout est « plus que la somme de ses parties simultanées », une telle image n’est pas strictement nécessaire pour l’approche diachronique, qui peut en l’occurrence se développer dans une ontologie sans niveau (à cet égard, voir la récente théorie « transformationnelle » de l’émergence proposée dans Humphreys 2016 ; et Guay et Sartenaer 2016). Également, l’argument anti-émergentiste dit de l’« exclusion causale », que nous esquisserons en section 3.d, ne touche principalement que les versions synchroniques de l’émergence.

[sta_anchor id="emerepist"]b. Émergence épistémologique et émergence ontologique[/sta_anchor]

Outre la possibilité de distinguer entre émergences synchronique et diachronique, l’émergence peut encore être dissociée en deux nouvelles variétés, selon que la clause d’irréductibilité en jeu se comprend en termes ontologiques ou épistémologiques. Dans le premier cas de figure, alors associé au concept d’« émergence ontologique », on considérera que les entités émergentes sont ontologiquement irréductibles à leurs bases, signifiant par-là qu’elles possèdent une existence en sus de celle de leur base. Conséquemment, l’émergence est avant tout une relation ayant cours dans le monde naturel. Elle lie deux entités, la base et l’émergent, qui possèdent toutes les deux, malgré leur dépendance, un poids ontologique distinct. D’un autre côté, on peut aussi construire la clause d’irréductibilité en jeu dans la caractérisation de l’émergence sur un mode exclusivement épistémologique. Dans cette perspective, on ne cherchera pas à affirmer que les émergents possèdent une certaine réalité en sus de celle de leurs bases. Par contre, on prétendra que les premiers posent une certaine limite quant à certaines de nos activités épistémiques. Par exemple, on dira que les émergents sont inexplicables ou imprédictibles au départ d’une connaissance de leurs bases, ou qu’on ne peut décrire les premiers en termes des concepts employés pour décrire les secondes, ou encore que certains énoncés à propos des premiers ne peuvent être déduits d’énoncés à propos des secondes. Au sein de cette seconde famille d’approches, l’émergence est avant tout une relation ayant cours dans nos modalités de représentation du monde naturel, et non dans le monde lui-même. Elle lie deux entités, la base et l’émergent, qui possèdent toutes les deux, malgré leur dépendance, un poids épistémique distinct.

Bien sûr, comme la frontière entre ontologie et épistémologie est éminemment floue en plus d’être mouvante selon que l’on soit, par exemple, réaliste ou antiréaliste, il n’est pas toujours aisé de savoir si une théorie particulière de l’émergence est proprement ontologique ou épistémologique. Cette difficulté est d’autant plus prégnante que ces deux familles de l’émergence ne sont pas tout à fait indépendantes l’une de l’autre. Il est en l’occurrence souvent supposé que l’émergence ontologique implique l’émergence épistémologique, bien que l’inverse ne soit généralement pas vrai. Ceci transparaît fortement dans les considérations que nous avons développées en section 2 relativement à l’histoire de l’idée d’émergence. Bien que l’interprétation standard soit de considérer des auteurs comme Mill, Morgan ou Broad comme ayant défendu une émergence ontologique – dans la mesure où, avec l’émergence de Mill, Morgan et Broad apparaissent de nouvelles lois ou de nouveaux pouvoirs causaux –, nous avons vu que la compréhension de l’émergence de ces auteurs repose aussi fortement sur des considérations épistémiques, impliquant notamment un échec de mathématisation, de prédictibilité ou de déductibilité, respectivement. L’exégèse des premiers émergentistes est en réalité ici doublement compliquée par le fait que, avant 1950, il est parfois difficile de distinguer chez certains philosophes ce qui ressortit à nos représentations de ce qui ressortit à ce que ces représentations représentent. Une raison en est que, à l’âge « pré-analytique », certains philosophes ne distinguaient pas encore systématiquement entre concepts et propriétés (voir à ce sujet Putnam 1981 ; ou, dans le cas précis des rapports vie-matière, Beckner 1967).

Il est important de remarquer que la distinction entre émergences ontologique et épistémologique est orthogonale à celle discutée plus haut entre émergences synchronique et diachronique. Il en résulte qu’une cartographie utile pour naviguer dans la littérature contemporaine est de considérer les quatre approches distinctes suivantes de l’émergence, au sein desquelles il est possible de cataloguer la majeure partie des auteurs de cette littérature : l’émergence ontologique synchronique (e.g. Broad 1926), l’émergence ontologique diachronique (e.g. Guay & Sartenaer 2016), l’émergence épistémologique synchronique (e.g. Batterman 2002), et l’émergence épistémologique diachronique (e.g. Bedau 1997).

[sta_anchor id="emerfaifor"]c. Émergence faible et émergence forte[/sta_anchor]

Bien que la distinction entre émergences faible et forte ait parfois été considérée comme coextensive de celle entre émergences épistémologique et ontologique (voir par exemple Smart 1981), il est aussi possible de l’exploiter pour suggérer une gradation entre différents degrés d’un même type d’émergence (à la manière de van Gulick 2001). Par exemple, dans le contexte de l’émergence épistémologique, il arrive de concevoir l’émergence faible comme impliquant une inexplicabilité ou une imprédictibilité passagère de phénomènes émergents, liée par exemple à un manque de perfectionnement technique ou à l’emploi de modèles encore incomplets ou imprécis (on pensera à cet égard à l’émergence telle qu’elle a été pensée par Hempel ou Nagel lors de la période d’éclipse réductionniste dont il a été question en section 2.c ; bien sûr, que l’émergence faible conçue de la sorte soit encore « véritablement » de l’émergence est sujet à controverse). À l’inverse, on considérera dans cette perspective l’émergence forte comme capturant une inexplicabilité ou une imprédictibilité de principe, c’est-à-dire indépendante de tout état de perfectionnement technologique ou théorique à une période donnée (on pensera ici par exemple à l’émergence de Morgan qui, bien que prioritairement ontologique, est aussi « fortement » épistémologique, dans la mesure où elle s’accompagne d’une limite absolue quant à la prédictibilité des émergents).

[sta_anchor id="ppxdefemer"]d. Les principaux défis de l’émergence[/sta_anchor]

Dans cette dernière section, nous souhaitons mettre en lumière les trois plus grands défis auxquels l’émergentisme contemporain dans sa variété la plus courante, à savoir l’émergentisme synchronique, a à faire face. Ces défis, encore essentiellement irrésolus à ce jour, font d’un tel émergentisme une position encore instable, bien qu’elle soit, quelque peu paradoxalement, largement dominante.

[sta_anchor id="absconcref"]i. L’absence d’un concept de référence[/sta_anchor]

L’une des premières apories de l’émergentisme actuel, dont on prend assez vite la mesure en parcourant la littérature contemporaine, même superficiellement, consiste en cela qu’il n’existe pas, à proprement parler, de conceptualisation de l’émergence qui fasse l’unanimité, et qui puisse ainsi servir de concept « orthodoxe » de référence, à l’aune duquel des concepts hétérodoxes ou plus exotiques pourraient être mesurés. Exprimé autrement, au-delà de la caractérisation minimale proposée dès l’introduction de cette entrée, personne n’est aujourd’hui réellement d’accord sur ce que l’émergence veut dire exactement.

Dans un effort salutaire et encore aujourd’hui considéré comme une référence, le métaphysicien Jaegwon Kim a entrepris de proposer une théorie de l’émergence qui puisse remplir ce rôle de concept de référence, dans un esprit de continuité avec les racines historiques de la notion et d’intérêt philosophique pour les préoccupations antiréductionnistes contemporaines (voir Kim 1999 ; ou, plus récemment, Kim 2006a). Dans les grandes lignes, la proposition de Kim est de construire les clauses de dépendance et d’irréductibilité de l’émergence au travers du prisme de deux relations distinctes, à savoir la survenance et la causalité descendante, sur le modèle suivant :

L’émergence de Kim est une relation qui se noue entre un émergent E et sa base d’émergence B de manière à ce que (i) E survienne sur B et que, malgré cela, (ii) E soit le théâtre de nouveaux pouvoirs causaux, influençant notamment l’évolution de B.

L’idée sous-jacente à cette caractérisation est celle d’un réalisme causal dans la perspective duquel, « exister, c’est exercer un pouvoir causal ». Un émergent est ainsi une entité qui, bien que dépendante de sa base, est capable d’agir sur cette dernière, de manière à ce que l’advenue au monde d’émergents – par exemple mentaux – « fasse une différence » dans le cours des événements physiques. Le fait que Kim décide de capturer la relation de dépendance entre les émergents et leurs bases par l’entremise de la relation technique de survenance importe en fait assez peu ici. Ce recours à la survenance, qui constitue une relation de covariation entre deux familles d’entités A et B telle que, selon l’adage, « il ne peut y avoir de différence eu égard à A sans différence eu égard à B », est en réalité principalement historique.

Ce qui importe pour notre propos est que, si le concept de Kim capture bien en effet, d’après l’expression de Gillett (2001), le « graal métaphysique » de tout émergentiste, dans la mesure où il cristallise la parfaite réconciliation entre un monisme minimal (garanti par la survenance) et la reconnaissance d’une authentique irréductibilité (en l’occurrence causale), il succombe à la tension intrinsèque de toute forme d’émergence, en tentant de soutenir en même temps deux aspirations contradictoires. C’est d’ailleurs la reconnaissance de ce fait qui fonde la position radicalement anti-émergentiste de Kim : la version la plus aboutie du concept qu’il est possible de développer est en fait foncièrement incohérente. Tel est l’un des messages de l’argument de l’exclusion causale que nous aborderons dans un instant.

Malgré le fait que l’émergence de Kim constitue, comme nous allons le voir, un phantasme philosophique, il n’en demeure pas moins que de nombreuses formes contemporaines d’émergentisme sont nées en tant que des amendements de l’émergence de Kim, précisément pensés pour échapper au piège de l’incohérence. Ceci explique le fait que, bien que conjointement problématiques, en l’état, pour penser l’émergence, la survenance et la causalité descendante soient encore de nos jours couramment discutées en relation avec l’émergence.

[sta_anchor id="excausexp"]ii. L’exclusion causale et l’exclusion explicative[/sta_anchor]

Venons-en maintenant à l’argument de l’exclusion, se déclinant dans une version causale ciblant notamment l’émergence ontologique, et dans une version explicative à destination, notamment, de l’émergence épistémologique. Dans ce qui suit, nous ne présentons que la version causale de l’argument, la version explicative étant structurellement similaire (pour plus de détails, voir Kim 1989 ; pour la version la plus récente de l’argument, voir Kim 2005).

Dans sa déclinaison la plus compacte, l’argument entend montrer que, relativement à un événement mental M1 et un événement physique P1 (instanciés au temps t1), les quatre thèses suivantes sont impossibles à soutenir simultanément :

  1. M1 dépend (synchroniquement) de P1 (par exemple, M1 survient sur P1) ;
  2. M1 est distinct de P1 (par exemple, M1 possède des pouvoirs causaux irréductibles que P1 ne possède pas) ;
  3. Le monde physique est causalement clos, c’est-à-dire, tout effet physique ayant une cause a au moins une cause qui est elle-même physique ;
  4. Il ne peut y avoir d’effet causalement surdéterminé (de manière authentique et systématique), c’est-à-dire que, généralement, un effet ne peut posséder plus d’une cause suffisante.

Une manière de constater que les thèses (i), (ii), (iii) et (iv) sont incompatibles est de choisir d’en soutenir trois d’entre elles, et de remarquer que la quatrième est alors falsifiée. Par exemple, si l’on choisit de soutenir simultanément (i), (ii) et (iii), on peut montrer qu’il existe un événement physique P2 qui est tel que, M1 dépendant de P1 (en accord avec (i)), P1 cause P2 de manière suffisante (en accord avec (iii)) et M1 cause P2 d’une manière suffisante qui ne se réduit pas à P1 causant P2 (en accord avec (ii)). Il en ressort que P2 est causalement surdéterminé, ce qui contredit (iv).

La morale de l’argument qui nous importe ici apparaît clairement aussitôt que l’on considère que les thèses (i) et (ii) explicitées plus haut ne sont jamais que les thèses définitoires de l’émergence de Kim, l’événement mental M1 jouant ici le rôle de l’émergent et l’événement physique P1 de sa base d’émergence sous-jacente. Ce que l’argument indique, en substance, c’est qu’il n’est pas possible qu’existent des émergents au sens de Kim, et de soutenir en même temps que le monde physique est causalement clos et que la surdétermination causale authentique et systématique est à proscrire. Or, ces deux dernières thèses sont communément bien acceptées (pour des raisons dont l’exposition outrepasserait largement l’ambition de la présente entrée). Il en résulte que, pour lever l’inconsistance entre les thèses (i), (ii), (iii) et (iv), c’est généralement (i) ou (ii) qu’on cherche à écarter. Choisir de nier (i) revient à embrasser le dualisme antiréductionniste. Choisir de nier (ii) revient plutôt à souscrire au physicalisme réductionniste – ce qui en l’occurrence est l’option prônée par Kim. Dans un cas comme dans l’autre, l’émergentisme médiateur ne peut être soutenu.

L’argument de l’exclusion se révélant dévastateur pour l’émergentisme, il n’est pas étonnant qu’il soit, depuis sa première formulation, très couramment discuté et critiqué dans la littérature. Il n’est d’ailleurs pas déraisonnable d’affirmer que, aujourd’hui, il n’est pas de publication sérieuse relative à l’émergence (synchronique) qui ne se positionne pas par rapport à celui-ci. Indépendamment du fait que, en dernier recours, sa conclusion anti-émergentiste se vérifie ou non, il faut reconnaître que l’argument joue un rôle structurant dans les débats contemporains.

[sta_anchor id="compromis"]iii. Le compromis entre portée philosophique et plausibilité empirique[/sta_anchor]

Une autre manière de saisir la portée de l’argument de l’exclusion est de souligner le fait que ce dernier place tout émergentiste devant un inexorable dilemme. Étant donné qu’il n’est pas possible de concilier dépendance et irréductibilité – en tout cas dans leur interprétation courante de survenance et de causalité descendante –, il incombe de renoncer à l’une ou à l’autre, trahissant par-là inévitablement l’esprit même de la médiation émergentiste originaire entre réductionnisme et dualisme. Ce dilemme dévastateur peut néanmoins être tempéré, lorsque l’on constate qu’il est possible d’éviter les conséquences de l’argument de l’exclusion en affaiblissant, plutôt qu’en renonçant tout bonnement, à la dépendance ou à l’irréductibilité des émergents, et cela afin de rendre leur existence compatible avec les thèses (iii) et (iv) de clôture causale du monde physique et de refus de la surdétermination systématique. C’est dans une telle voie que de nombreux émergentistes s’orientent aujourd’hui (une autre voie, pas toujours complètement distincte, consistant à nier ou à reformuler les thèses de clôture et de refus de la surdétermination).

Toutefois, cette voie n’est elle-même pas sans péril. D’une part, affaiblir la relation de dépendance peut certes conduire à éviter l’exclusion, mais elle fait tendre l’émergentisme vers une forme de dualisme, où la relation entre les niveaux émergents – par exemple le niveau mental – et le niveau physique devient dangereusement tenue (voir par exemple le dualisme des propriétés d’O’Connor et Wong 2005 ; ou le dualisme des substances « non cartésien » de Lowe 2008). Exprimé autrement, l’émergence en question, de nature ontologique, court le risque d’être « trop forte » pour rester physiquement respectable. Le danger pour cette première famille d’approches est ainsi de rendre l’émergence philosophiquement porteuse – chez O’Connor et Lowe, elle est en l’occurrence au service d’un agenda libertarien –, mais empiriquement non supportée, voir, plus radicalement, non supportable (chez Lowe, par exemple, les propriétés émergentes ne sont appréhendables qu’intuitivement, car empiriquement « invisibles »). D’autre part, si l’on affaiblit ou qu’on relâche l’exigence de causalité descendante ou d’irréductibilité causale, l’émergentisme se rapproche alors plutôt du physicalisme réductionniste, la distinction entre niveaux émergents et niveau physique devenant de plus en plus tenue (voir par exemple l’émergentisme de Butterfield 2011a, compatible avec le réductionnisme). L’émergence qui en résulte, souvent simplement épistémologique, devient « trop faible » pour être philosophiquement intéressante, bien qu’elle gagne alors en crédibilité empirique (voir par exemple Butterfield 2011b, où l’auteur exemplifie sa position dans de nombreux cas physiques bien documentés).

Il résulte de tout ceci que, s’il existe bien des voies pour rendre l’émergence consistante et éviter l’exclusion, celles-ci semblent ne pouvoir tomber que dans deux catégories d’approches, généralement associées, respectivement, à des versions fortes ou ontologiques, et faibles ou épistémologiques de l’émergence. Et choisir l’une de ces approches plutôt que l’autre semble en définitive en revenir à choisir entre constituer une position émergentiste crédible empiriquement, mais philosophiquement peut stimulante, ou, à l’inverse, philosophiquement porteuse mais empiriquement controversée.

[sta_anchor id="conclusion"]4. Conclusion – L’émergentisme aujourd’hui : une position divisée[/sta_anchor]

Les considérations que nous venons de développer indiquent que parler d’une « école émergentiste contemporaine », ou affirmer que l’émergentisme est aujourd’hui « dominant » dans la pensée philosophique et scientifique, relève sans doute en réalité de l’abus de langage. S’il est vrai que le concept d’émergence est aujourd’hui devenu un terme d’usage dans les différentes strates du discours philosophique ou scientifique, il n’en demeure pas moins qu’en lieu et place d’un émergentisme anti-dualiste et anti-réductionniste unitaire, il faudrait plutôt parler de plusieurs émergentismes, entretenant chacun des rapports différenciés avec le dualisme et le réductionnisme. En l’état, les émergentistes contemporains forment au mieux un « courant » divisé et extrêmement polarisé, entre les partisans d’une émergence forte courant le risque de s’assimiler au dualisme, et les partisans d’une émergence faible qui ne prend que peu de distances avec le réductionnisme. Loin d’ouvrir à la réconciliation initialement visée, l’émergentisme semble ainsi reconduire de manière interne la division qu’une telle réconciliation entendait surpasser.

Que le lecteur ayant des affinités avec l’émergence ne se laisse tout de même pas accabler par cette conclusion relativement pessimiste. Récemment, divers philosophes inspirés par les sciences ont mis à jour des pistes de recherche prometteuses qui permettraient le développement d’un émergentisme faisant honneur aux ambitions originaires du mouvement. Dans le cadre classique, hiérarchisé et synchronique dont nous avons principalement parlé ici, on notera les travaux récents de Wilson (2015) et Gillett (2016). Une voie alternative consiste à reconfigurer les débats en profondeur, en prenant au sérieux l’approche diachronique telle qu’elle a été brièvement décrite en section 3.a (voir à ce sujet Humphreys 2016 ; et Guay et Sartenaer 2016). Quoiqu’il en soit du succès éventuel de ces nouvelles approches à enfin capturer l’intuition initiale de Mill ou de Morgan, elles garantissent que la nouvelle période dorée de l’émergence dans laquelle nous vivons aujourd’hui n’est pas encore en passe de s’achever.

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Olivier Sartenaer

Université catholique de Louvain

olivier.sartenaer@uclouvain.be