Russell (A)

Comment citer ?

Vernant, Denis (2019), «Russell (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/russel-a

Publié en janvier 2019

 

Résumé

Avec Peirce, Frege et Peano, Russell contribua à élaborer la logique contemporaine. Juste après avoir construit ses calculs des propositions, des prédicats et des relations, il découvrit son paradoxe des classes. Il mit neuf ans à élaborer sa théorie ramifiée des types qui permettait de l’éviter. Il tenta alors d’utiliser sa nouvelle logique pour fonder l’ensemble des mathématiques. Par-delà, il s’en servit comme outil d’analyse des questions philosophiques portant sur le rôle du langage, la nature de la signification, la connaissance du monde extérieur. Initiateur du mouvement analytique anglo-saxon, il fut une figure majeure de la philosophie au XXe siècle.

Mais aussi petit-fils du Comte John Russell, Premier Ministre de la Reine Victoria, Lord Bertrand Russell n’hésita pas à prendre activement part aux luttes pour la libéralisation des mœurs, pour la paix, contre l’arme atomique et, parallèlement, écrivit maints ouvrages dits « populaires » afin d’expliquer ses combats.


Table des matières

1. Vie de Russell

2. Logique & Analyse

a. Les calculs fonctionnels

b. Les paradoxes

i. Le paradoxe des classes
ii. Le paradoxe des imprédicables
iii. Le paradoxe du Menteur
iv. La régression infinie des nombres

c. Le diagnostic : le principe du cercle vicieux

d. La thérapie : la distinction des types

e. La résolution des paradoxes logiques

i. du paradoxe des imprédicables
ii. du paradoxe des classes

f. La ramification en ordres de proposition

i. La résolution des paradoxes sémantiques

g. Les acquis de la théorie ramifiée des types

i. La signifiance et les énoncés dénués de sens
ii. Langage/métalangage

h. La difficulté : l’axiome de réductibilité

i. Le projet logiciste

j. De la logique au langage

i. Descriptions indéfinies
ii. Descriptions définies
iii. Perspective pragmatique
iv. Les particuliers égocentriques
v. Assertion/considération
vi. Assertions première/seconde

k. L’attitude scientifique

3. L’œuvre populaire

a. L’origine « mystique » des principes pratiques
b. La critique de la religion
c. Le souci pédagogique
d. La posture morale
e. Les écrits politiques

Conclusion

Bibliographie


1. Vie de Russell

Bertrand Arthur William RUSSELL, né le 18 mai 1872, est le dernier fils de Lord et Lady Amberley. En 1874, une épidémie de diphtérie emporte sa mère et ses deux sœurs. À la mort de son père, deux ans plus tard, il est recueilli avec son frère par sa grand-mère, Lady John Russell. Rejetant le réconfort d’une religion si chère à sa grand-mère, il cherche dans les mathématiques le moyen de combler son insatiable besoin de certitude. En 1890, il entreprend au Trinity College de Cambridge des études de mathématiques, puis de philosophie. Il subit alors l’influence dominante de l’idéalisme allemand. Ainsi, après son mariage avec Alys Smith, il présente une thèse Sur les fondements de la géométrie d’inspiration kantienne. Mais, dès la fin de 1898, avec son ami G. E. Moore, il se révolte contre l’idéalisme. La rencontre, en 1900 à Paris, du mathématicien italien Giuseppe Peano le convainc de la puissance analytique de la nouvelle logique. Il s’attache alors à développer cette logique et à y réduire les mathématiques. Avec l’aide de son collègue A. N. Whitehead, il publie, de 1910 à 1913, les trois volumes des Principia Mathematica. Par la suite, abandonnant l’austérité des recherches formelles, il se consacre à la philosophie du langage et de la connaissance. Lors du premier conflit mondial, ses prises de position résolument pacifistes et sa défense virulente des objecteurs de conscience lui valent de perdre son enseignement au Trinity College en 1916, puis d’être incarcéré six mois à la prison de Brixton en mai 1918. Sans abandonner conférences et rédaction d’ouvrages philosophiques, Russell prend alors activement part aux débats politiques. En 1920, il voyage en Union Soviétique d’où il revient très critique (Théorie et pratique du bolchevisme). Avec sa seconde épouse Dora Black, il milite pour le contrôle des naissances, en 1924 se présente sans succès aux élections législatives sur une liste travailliste à Chelsea, puis en 1927 ouvre une école mettant en pratique les conséquences pédagogiques et morales de ses Principes de reconstruction sociale. En 1931, il succède à son frère Frank à la Chambre des Lords. Un an après son divorce d’avec Dora, il épouse en 1936 Helen Patricia Spence. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, qu’il passe aux États-Unis comme conférencier à la Fondation Barnes, il est réélu professeur au Trinity College. Après l’explosion de la bombe à Hiroshima, il intervient contre l’usage militaire de l’atome. En 1950, il reçoit le prix Nobel de littérature. Pour autant, il ne « s’assagit » pas, divorce à nouveau et se remarie avec Edith Finch. Lors de la guerre du Viêt-Nam, il fonde en 1961 avec Jean-Paul Sartre un « Tribunal international » chargé de dénoncer les crimes de guerre. La même année, alors âgé de quatre vingt neuf ans, il est arrêté lors d’une manifestation contre l’armement nucléaire dans Parliament Square. Il meurt le 2 février 1970.

2. Logique & Analyse

Russell n’hésita jamais à mettre en cause les thèses qu’il proposait. Toutefois, il demeura toujours fidèle à quelques-unes d’entre elles qui assurent l’unité de son œuvre philosophique. D’abord son recours à l’analyse pour découvrir les « principes » de la logique, partant, de toute connaissance. Cette orientation analytique se fonde sur le principe des relations externes selon lequel les relations sont intrinsèquement indépendantes de leurs termes et donc peuvent faire l’objet d’un véritable calcul. Ceci contredit le « dogme des relations internes » qui caractérisait la logique qui, depuis Aristote, réduisait toutes les relations à l’inhérence d’un attribut à un sujet : Prédicatum inest subjecto. Fondement du monadisme de Leibniz comme du monisme de Hegel ou de Bradley, ce présupposé logique induisait une métaphysique substantialiste. Au contraire, Russell prôna un atomisme logique selon lequel le réel est composé de faits indépendants constitués par la mise en relation d’objets autonomes. Ces faits sont exprimés par des propositions atomiques, la vérité des propositions complexes que l’on peut logiquement construire à partir d’elles étant fonction de la vérité de ces propositions atomiques (principe d’extensionnalité). Ainsi, Russell considéra toujours la logique comme le mode d’accès privilégié au réel. Le versant scientifique de l’œuvre philosophique de Russell est tout entier commandé par la logique.

a. Les calculs fonctionnels

Lors du Congrès International de Philosophie de Paris en 1900 Russell fut subjugué par la précision des analyses de Peano et la rigueur de ses argumentations. Il découvrit qu’elles tenaient au fait qu’il utilisait un formalisme et un symbolisme nouveaux. Russell passa le reste de l’année 1900 et le début de 1901 à construire son propre formalisme en s’en inspirant et en procédant systématiquement à une analyse « grammaticale » des propositions.

Prenant « la grammaire pour guide », il définit, par une analyse de la proposition, les concepts fondamentaux de la logique (Principles of Mathematics, PoM, chap. IV). À l’articulation classique sujet/prédicat, il substitue un découpage en variable/fonction. Si le symbole « H » traduit «… est humain », la fonction propositionnelle « Hx » se lit « x est humain » et l’ensemble des valeurs rendant vraie cette fonction – Socrate, Platon, …, César, etc. – compose la classe qu’elle détermine. Le même schéma fonctionnel s’étend aux relations : « x est frère de y » se traduit par la formule « F(x,y) » dans laquelle F – « … est frère de… » – est une fonction à deux variables. Poursuivant les travaux de Peirce et Schröder, Russell développa un calcul des relations qui marque à la fois l’originalité et la fécondité de la logique formelle. Par une analyse de type régressif, il parvint à réduire les calculs propositionnel et fonctionnels à douze « prémisses » (implication formelle et matérielle, classe de propositions de même forme, vérité, assertion, variable, fonction propositionnelle, satisfaction d’une fonction, dénotation, quantification universelle, relation d’un terme à la classe, relation). Vérités premières que la philosophie doit expliquer, ces « idées primitives », auxquelles il fallait adjoindre des « propositions primitives »,  constituaient le fondement ultime de sa logique. Ce faisant, Russell élabora la nouvelle logique dont Frege avait jeté les bases dans son magistral opuscule de 1879 : la Begriffsschrift. On y trouvait le calcul des propositions, des prédicats monadiques et surtout le calcul des relations, le tout constituant ce qui est devenu la logique standard.

Toutefois, à peine née, cette nouvelle logique se heurta à un écueil dirimant : elle engendrait d’inéluctables contradictions.

b. Les paradoxes

Russell découvrit le paradoxe des classes (dit « paradoxe de Russell ») en juin 1901 (cf. PoM, chap. 10 : « La contradiction », § 100-106, trad. p. 148-158). Whitehead ne put le consoler en citant ce vers de Robert Browning : « Jamais ne reviendra le matin heureux et confiant » et Russell n’eut de cesse de trouver une solution à ces paradoxes (My Philosophical Development, MPD, chap. 7, trad. p. 94).

i. Le paradoxe des classes

Le concept fondamental de la logique nouvelle est celui de fonction propositionnelle. Une fonction propositionnelle est un schéma qui permet d’engendrer des propositions atomiques du genre F(a) où a est le nom d’un individu déterminé. Il semble alors naturel de considérer que tous les individus qui satisfont la fonction en question constituent une classe particulière. Par exemple si F(x) symbolise la fonction « x est une femme », on peut obtenir la classe de toutes les femmes qui regroupe tous les individus de sexe féminin depuis Ève. Il semble ainsi évident que toute fonction propositionnelle détermine une classe. C’est cette thèse fondamentale, apparemment innocente, que la découverte des paradoxes est venue mettre en cause, ouvrant la crise des mathématiques qui a secoué tout le vingtième siècle.

Soit une classe quelconque, on peut s’interroger sur les individus qui lui appartiennent et rien n’interdit non plus de se demander si cette classe appartient à elle-même, si elle possède elle-même la propriété qui caractérise ses membres. Si on admet qu’une classe peut appartenir à elle-même (e.g. la classe de toutes les classes est une classe) et qu’une autre peut ne pas s’appartenir (e.g. la classe des humains n’est pas un humain), on peut alors se demander si la classe de toutes les classes qui ne s’appartiennent pas s’appartient. Si oui, elle possède la propriété qui la caractérise et ne s’appartient pas ; si non, elle ne possède pas sa propriété caractéristique : il est faux qu’elle ne s’appartienne pas, donc elle s’appartient ! On aboutit à un paradoxe : chaque branche de l’alternative conduit à une contradiction (cf. « Philosophy of Logical Atomism », PLA, trad. p. 422).

Dès 1902, Russell présenta ce paradoxe à Frege sous la forme suivante :

Soit W la classe des classes ∝ qui ne s’appartiennent pas : ¬(∝∈ ∝), on a alors :

(∝)[(∝∈ W) →¬(∝∈ ∝)]

(cf. Lettre du 16 juin 1902 et réponse, trad. p. 236-243). Puisque W est une classe comme une autre, on peut la substituer à la variable de classe ∝ dans la formule précédente, ce qui inéluctablement engendre la contradiction suivante :

(W ∈ W) →¬(W ∈ W).

Frege en fut très affecté dans la mesure où ce paradoxe touchait de plein fouet son système (l’axiome V). Il ne s’en remit jamais totalement et abandonna ses recherches arithmétiques. Sur l’historique de la découverte des paradoxes par Russell, voir notre Philosophie mathématique de Bertrand Russell, PMR, § 41-42, p. 271-289).

Formalisation du paradoxe des classes

W : ¬(∝∈ ∝)

(W ∈ W) →¬(W ∈ W)

W

 

¬(W ∈ W) →¬¬(W ∈ W) = (W ∈ W)

ii. Le paradoxe des imprédicables

Comme on pouvait s’y attendre, ce paradoxe des classes possède son correspondant exact au niveau intensionnel avec celui des prédicats imprédicables : « La plupart des prédicats ordinaires ne peuvent se prédiquer d’eux-mêmes, bien qu’en introduisant des prédicats négatifs on trouve qu’il y a autant d’exemples de prédicats qui sont prédicats d’eux-mêmes. L’un d’eux au moins, à savoir la prédicabilité, ou la propriété d’être un prédicat, n’est pas négatif : la prédicabilité, c’est évident, est prédicable, i.e. est un prédicat d’elle-même. Mais la plupart des exemples ordinaires sont négatifs : ainsi la non humanité est non humaine et ainsi de suite. Les prédicats qui ne sont pas prédicables d’eux-mêmes constituent donc seulement une sélection parmi les prédicats, et il est naturel de supposer qu’ils forment une classe ayant un prédicat définitionnel. Mais s’il en est ainsi, ce prédicat définitionnel appartient-il ou non à la classe ? S’il appartient à la classe, il n’est pas prédicat de lui-même, car c’est la propriété caractéristique de la classe. Mais s’il n’est pas prédicable de lui-même, alors, contrairement à l’hypothèse, il n’appartient pas à la classe dont il est le prédicat définitionnel. De nouveau, c’est contraire à l’hypothèse. Ainsi pouvons-nous déduire de chaque hypothèse sa contradictoire » (PoM, § 78, trad. p. 121. K. Grelling & L. Nelson reprirent ce paradoxe en parlant de prédicats hétérologiques, cf. « Bemerkungen zu den Paradoxien von Russell und Burali-Forti »).

iii. Le paradoxe du Menteur

La difficulté, portant sur un concept logique fondamental, était d’autant plus grave que Russell s’aperçut rapidement qu’on pouvait aisément engendrer, sur le même modèle, d’autres paradoxes portant non plus seulement sur le concept de classe, mais sur bien d’autres concepts logiques, tout aussi importants (pour une présentation des différents paradoxes, cf. PM, chap. 2, Intro, § 8, trad. p. 301-308). C’est notamment le cas avec le concept de proposition. Resurgit l’antique paradoxe du Menteur. Attribué au Mégarique Eubulide de Millet (IVe s. av. J.-C.), il s’énonce sous sa forme dialectique initiale ainsi :

— Si j’affirme que je mens, est-ce que je dis la vérité ou est-ce que je mens ?

— Tu dis la vérité.

— Mais si je dis la vérité en affirmant que je mens, alors je mens.

— Donc, tu mens.

— Mais si je mens en affirmant que je mens, je dis la vérité.

(cf. Robert Muller, Les Mégariques, p. 77).

Russell le simplifie par la simple expression : « Tout ce que je dis est faux », ou même « Je mens » (pour une formalisation, cf. Carnap, The Logical Syntax of Language, § 60b, p. 214-217). Il se réfère aussi souvent à sa présentation biblique : Saint Paul, Épître à Tite, 1:12 : « L’un d’entre eux, leur propre prophète [Épiménide], a dit : “Crétois toujours menteurs, méchantes bêtes, ventres paresseux” ».

iv. La régression infinie des nombres

De même, ce genre de construction tératologique s’étend irrémissiblement aux mathématiques et singulièrement au traitement des nombres. Le simple fait d’autoriser la construction de classes de classes produit par exemple une irrémissible régression à l’infini. Russell le rappelle plaisamment en rapportant les paroles du philosophe chinois Hui Tzu : « un cheval brun et une vache brune font trois (choses) parce que, prises séparément, elles sont deux, et prises ensemble, elles sont une : deux et un font trois » (cf. Our Knowledge of the External World, OKEW, chap. 7, trad. p. 246). Il aurait tout aussi bien pu évoquer l’argument de Guillaume d’Occam contre la réalité des nombres, argument qui prend la forme d’une régression à l’infini dont Russell fera grand usage : « Prenons le nombre deux. Ce nombre deux est, quand on le pose, une autre chose réellement distincte des deux unités. Donc il y a ici trois choses réellement distinctes, deux unités et un deux. Mais trois choses ne peuvent être sans le nombre trois, donc il y a ici un nombre trois réellement distinct des trois unités dont il est composé et par conséquent il y a ici quatre choses et donc le nombre quatre et en plus, par conséquent, le nombre cinq et ainsi à l’infini » (cité par Gottfried Martin in Leibniz, trad. p. 200-201 qui fait l’hypothèse que Russell aurait pu retrouver ce type d’argument à travers Leibniz).

c. Le diagnostic : le principe du cercle vicieux

Retrouvant les réflexions des Mégariques sur les limites de la rationalité discursive, Russell prit très au sérieux ces paradoxes et chercha le moyen de les éviter. Rappelons qu’on rapporte que le mégarique Philétas de Cos (≈ 340-285 av J.-C.) mit fin à ses jours, désespéré de ne pas trouver la solution des paradoxes. De même, Russell fut conduit au bord du suicide. Après six ans d’efforts acharnés, il proposa enfin en 1908 une solution : sa théorie des types (cf. « Mathematical Logic as Based on the Theory of Types », MLTT et aussi PoM, App. B et PM, Intro, chap. 2).

Le premier pas vers la solution consista à trouver la cause de tous ces paradoxes. Le diagnostic émergea lentement de la solution proposée par Jules Richard, simple professeur de mathématiques au lycée de Dijon, à son propre paradoxe d’un nombre défini par un nombre fini de mots (Lettre de Richard du 30 juin 1905), puis de la controverse entre Russell et Henri Poincaré (« La logique de l’infini », pour le détail de cette controverse, cf. notre PMR, § 41, p. 271-281).

Le paradoxe des classes provient de ce qu’on autorise l’appartenance d’une classe à elle-même. Il se produit alors un cercle vicieux qui rend tératologique la classe en question dans la mesure où sa clôture n’est pas assurée. Comme le dit joliment Russell : « C’est comme de vouloir marcher sur sa propre ombre ». Ce diagnostic admis, le remède paraît évident : faire en sorte de ne plus engendrer de telles classes. Si aucune restriction extrinsèque au domaine de valeur des variables ne demeurait admissible, il fallait se résoudre à lui imposer des restrictions intrinsèques de nature syntaxique afin de garantir le sens syntaxique, i.e. la signifiance (significance) des formules : « les limitations auxquelles la variable non restreinte est sujette n’ont pas à être explicitement indiquées, puisqu’elles sont des limites de signifiance de l’énonciation dans laquelle figure la variable, et sont donc intrinsèquement déterminées par cette énonciation » (PM*, Intro., chap. 1, trad. p. 226, nous soulignons). Ainsi, une fonction n’a de signification que si les valeurs qu’elle présuppose sont déterminables par elles-mêmes indépendamment de la fonction. C’est la déterminabilité du domaine qui fonde la signification de la fonction et non l’inverse. Cette exigence d’antériorité du domaine de valeurs sur la fonction introduit à la dimension proprement syntaxique du sens. Le principe du cercle vicieux n’est autre que la forme négative et prohibitive que prend le critère syntaxique de détermination des valeurs possibles d’une fonction : « “Φx” n’a une signification bien déterminée (bien déterminée doit être compris avec la réserve qu’il est de son essence d’être ambiguë) que si les objets Φa, Φb, Φc, etc. sont bien définis. Ce qui veut dire qu’une fonction n’est bien déterminée que si ses valeurs le sont déjà. Il s’ensuit qu’aucune fonction ne peut compter parmi ses valeurs quelque chose qui la présuppose car, s’il en était ainsi, nous ne pourrions considérer les objets dénotés de façon ambiguë par la fonction comme déterminés à moins que la fonction ne soit déterminée, alors qu’inversement, comme nous venons de le voir, la fonction ne peut être déterminée tant que ses valeurs ne le sont pas. Ceci est un cas particulier, mais peut être le plus fondamental, du principe du cercle vicieux. Une fonction est ce qui dénote de façon ambiguë quelque membre d’une certaine totalité, à savoir les valeurs de la fonction ; par conséquent cette totalité ne peut contenir aucun membre qui mette en jeu [involve] la fonction, puisque, s’il en était ainsi, elle contiendrait des membres mettant en jeu la totalité, ce que, en vertu du principe du cercle vicieux, aucune totalité ne peut faire » (PM, p. 39, trad. p. 273). On ne saurait donc concevoir une fonction dont les valeurs dépendraient de la détermination de la fonction elle-même. Pareille inversion du rapport de fondation conduit à un irrémissible cercle vicieux : le domaine de valeurs qui détermine la fonction devient tributaire de la détermination de la fonction elle-même.

d. La thérapie : la distinction des types

Russell proposa alors de renforcer les contraintes syntaxiques de construction des formules logiques (règles de bonne formation) en imposant une condition de signifiance selon laquelle une classe ne peut se contenir comme élément. « Chaque proposition contenant tous les [all] asserte que quelque fonction propositionnelle est toujours vraie, ce qui signifie que toutes les valeurs de ladite fonction sont vraies, et non que la fonction est vraie pour tous les arguments, puisqu’il y a des arguments pour lesquels une fonction donnée est dénuée de sens [meaningless], i.e. n’a pas de valeur. Ainsi nous pouvons parler du tout d’une collection quand et seulement quand la collection forme la partie ou le tout du domaine de signifiance [range of significance] de quelque fonction propositionnelle, le domaine de signifiance étant défini comme la collection des arguments pour lesquels la fonction en question est signifiante, i.e. a une valeur. […] Un type est défini comme le domaine de signifiance d’une fonction propositionnelle, i.e. comme la collection des arguments pour lesquels la dite fonction a une valeur. Quand une variable apparente figure dans une proposition, le domaine de valeurs de la variable apparente est un type, le type étant fixé par la fonction dont “toutes les valeurs“ sont concernées. La division des objets en types est rendue nécessaire par les sophismes réflexifs qui autrement surgissent. Ces sophismes, comme nous l’avons vu, doivent être évités par ce qui peut être appelé le ”principe du cercle vicieux”, i.e. ”aucune totalité ne peut contenir des membres définis en termes d’elle-même”. Ce principe, dans notre langage technique, devient : ”Tout ce qui contient une variable apparente ne doit pas être une valeur possible de cette variable”. Ainsi ce qui contient une variable apparente doit être d’un type différent des valeurs possibles de cette variable ; nous dirons qu’il est d’un type supérieur. Ainsi les variables apparentes contenues dans une expressions sont ce qui détermine son type ». (MLTT, p. 74-5).

D’où une hiérarchie de domaines de signifiance, ou types, mutuellement exclusifs : si un individu peut être membre d’un club de football, un tel club ne peut être membre que d’une fédération de clubs. Un type est le domaine de signifiance [range of significance] de la fonction. Les types se construisent progressivement à partir des individus :

Type 0 : des individus : a, b, c, d…

Type 1 : des classes d’individus : {a}, {a, b}, …

Type 2 : des classes de classes d’individus : {{a}}, {{a,b}}, …

etc.

La distinction des types interdit désormais qu’une classe puisse appartenir à elle-même. L’appartenance ne peut valoir qu’entre éléments de types différents comme dans a  où a est un individu (type 0) et  une classe (type 1). Une classe doit d’abord être complètement constituée avant d’appartenir éventuellement à une autre classe de type immédiatement supérieur.

De façon parallèle, on doit construire une hiérarchie de fonctions :

Type 0 : Individus : a, b, c, d…

Type 1 : Fonctions d’individus : {a}, {a, b}, …

Type 2 : Fonctions de fonctions d’individus : {{a}}, {{a,b}}, … etc.

e. La résolution des paradoxes logiques

La distinction des objets et des fonctions permet de résoudre les paradoxes logiques, tels celui des imprédicables et celui des classes.

i. du paradoxe des imprédicables

Désormais, la hiérarchie des fonctions prohibe que l’on puisse poser la question tératologique de savoir si une fonction est fonction d’elle-même : si un prédicat est prédicable de lui-même. Toute fonction devient illégitime dès l’instant où on lui assigne des valeurs qui ne peuvent être déterminées que si la fonction est elle-même déterminée. Une fonction ne peut donc se prendre elle-même pour argument : « …le symbole “Φ(Φx)” ne doit pas exprimer une proposition, comme Φa le fait quand Φa est une valeur pour x. En fait, “Φ(Φx)” doit être un symbole qui n’exprime rien ; nous pouvons donc dire qu’il n’est pas signifiant [significant]. Aussi, étant donné une fonction quelconque Φx, il y a des arguments pour lesquels elle n’a pas de valeur, de même qu’il y a des arguments pour lesquels elle a une valeur. Nous appellerons les arguments pour lesquels Φx a une valeur “les valeurs possibles de x” » (PM, trad. p. 275). L’individu a étant une valeur déterminable de x, Φa devient une valeur possible de la fonction Φx. Mais, dans les mêmes conditions, nous ne pouvons pas donner de signification à la forme quadratique Φ(Φx), car la formule Φ(Φa), qui paraît constituer sa valeur, ne dépend pas seulement de la déterminabilité de a pour être déterminée, mais aussi de la déterminabilité de la fonction Φx ; dès lors, la détermination de la fonction dépend de sa propre déterminabilité.

On comprend alors la source des sophismes qui dans le même raisonnement combinent fallacieusement des fonctions de types différents, tel ce paralogisme construit sur le schéma syllogistique en barbara :

Ce coquelicot est rouge

Rouge est une couleur

∴Ce coquelicot est une couleur.

Il est clair que si le coquelicot en question est un individu de type 0, rouge est une propriété d’individu, donc une fonction propositionnelle de type 1 alors que « être une couleur » est une propriété de propriété d’individu, donc une fonction de type 2. Elle ne peut donc être attribuée, comme dans la conclusion proposée ci-dessus, comme une propriété d’individu.

ii. du paradoxe des classes

Pour Russell, les classes sont des « symboles incomplets », c’est-à-dire de pures constructions logiques réductibles à une sélection d’individus opérée par une fonction propositionnelle : « une proposition portant sur une classe doit toujours être réduite à un énoncé portant sur une fonction qui définit la classe, i.e. sur une fonction qui est satisfaite par les membres de la classe et par aucun autre argument. Ainsi une classe est-elle un objet dérivé d’une fonction et qui présuppose une fonction, de même que, par exemple, (x).Φx présuppose la fonction Φx » (PM*, Intro., chap. II, trad. p. 304, nous soulignons).

Nous dirons donc qu’il est légitime de parler d’une classe lorsqu’elle présuppose une fonction qui peut être déterminée par elle-même. Et, à l’inverse, toute mention d’une classe définie par une fonction qui ne peut être déterminée sans référence à cette classe est illégitime et produit une formule dénuée de sens. Dès lors, il suffit d’appliquer cette nouvelle formulation du principe du cercle vicieux au paradoxe de Russell pour en manifester la circularité. Définie en termes logiques, la classe w qui n’est pas membre d’elle-même signifie : « La classe qui ne satisfait pas la fonction qui la définit ». Pareil énoncé laisse entendre qu’une classe peut ou non satisfaire sa propre fonction, qu’elle peut ou non être argument de la fonction qui la définit. Or, c’est là manifestement une violation de la condition nouvelle de déterminabilité liant la classe à la fonction qui la fonde : «  une classe ne peut ni satisfaire ni ne pas satisfaire la fonction qui la définit, et donc…/… ne peut ni être membre d’elle-même, ni ne pas être membre d’elle-même » (ibidem). (Pour une analyse de la résolution du paradoxe de Russell par la théorie des types, cf. notre PMR, § 41-43, p. 271-305).

f. La ramification en ordres de proposition

Les paradoxes des classes et des imprédicables peuvent être aisément évités par la théorie simple des types que l’on vient d’examiner et qui consiste à éviter les totalités tératologiques du genre F(Fx) et à construire des hiérarchies d’objets et de fonctions. Mais ceci ne suffit pas à éviter tous les paradoxes, et en particulier les paradoxes du genre du Menteur qui ne portent pas sur des objets ou des fonctions, mais sur des propositions. Afin de les proscrire, il convient de ramifier la théorie et d’ajouter aux types de fonctions des ordres de propositions.

Considérons les fonctions « x est un général » et « x a toutes les qualités d’un grand général ». Ces deux fonctions sont toutes deux des fonctions de x et donc dépendent du même domaine de signifiance : l’ensemble des individus, dont par exemple Napoléon. Elles sont toutes deux du type 1. Pour autant, la seconde présuppose la première, car pour avoir toutes les qualités d’un grand général, il faut être général, être courageux, etc. D’où la nécessité d’introduire à l’intérieur de la distinction des types une distinction des ordres de propositions. On distingue alors entre les propositions qui se référent à une totalité de propositions et les autres, les premières ne pouvant pas faire partie de cette totalité. La distinction des types se ramifie alors en distinction des ordres. D’où une hiérarchie de niveaux de propositions et de vérité : « Nous distinguerons entre les propositions qui se réfèrent à une totalité quelconque de propositions et les propositions qui ne le font pas. Celles qui se réfèrent à une totalité quelconque de propositions ne peuvent jamais être membres de cette totalité. Nous pouvons définir les propositions de premier ordre comme celles qui ne se réfèrent à aucune totalité de propositions ; les propositions de second ordre, comme celles qui se réfèrent à des totalités de propositions de premier ordre ; et ainsi ad infinitum » (MPD, chap. 7, trad. p. 102-3). D’où une hiérarchie des propositions :

Ordre 1 : des propositions : p, q, r, s…

Ordre 2 : propositions portant sur les propositions d’ordre 1 : « p »,

Ordre 3 : propositions portant sur les propositions d’ordre 2 : « “p“ »,

etc.

Par exemple :

Ordre 1 :

« Napoléon était courageux » : Φ(n).

présuppose la classes des individus : { a, b, c, … n, …}

Ordre 2 :

« Napoléon avait toutes les qualités d’un grand général » :

(Φ)[ƒ(Φ!x) ⊃ Φ!(Napoléon)]

présuppose la classe des propositions d’ordre 1 : {Ψ(x), Φ(x), …}.

Dans le détail des écritures symboliques, la chose se complique rapidement dans la mesure où le jeu du nombre des variables et de la quantification (universelle et existentielle) permet d’engendrer des propositions générales qui peuvent requérir de multiples types ramifiés en divers ordres différents (pour le détail, voir notre PMR, § 43, p. 289-295).

i. La résolution des paradoxes sémantiques

Cette dernière distinction des ordres de propositions permet de résoudre les paradoxes sémantiques du genre du Menteur. On distinguera entre les propositions qui se réfèrent à une totalité de propositions et les autres, les premières ne pouvant pas faire partie de la totalité. Dans la pseudo-proposition « Je mens », on confond deux ordres différents. La vérité dépend de l’ordre des propositions. D’où une hiérarchie de niveaux de propositions et de vérité : « Le menteur dit “Tout ce que j’affirme est faux”. Cela, en fait, est une assertion qu’il fait, mais qui se réfère à la totalité de ses assertions et c’est seulement si on la comprend dans la totalité que le paradoxe apparaît. Nous distinguerons entre les propositions qui se réfèrent à une totalité quelconque de propositions et les propositions qui ne le font pas. Celles qui se réfèrent à une totalité quelconque de propositions ne peuvent jamais être membres de cette totalité. Nous pouvons définir les propositions de premier ordre comme celles qui ne se réfèrent à aucune totalité de propositions ; les propositions de second ordre, comme celles qui se réfèrent à des totalités de propositions de premier ordre ; et ainsi ad infinitum. Ainsi, notre menteur devra dire maintenant : “j’asserte une fausse proposition de premier ordre qui est fausse”. Mais cette proposition est elle-même une proposition de second ordre. Ce qu’il dit est ainsi tout simplement faux, et l’argument selon lequel c’est également vrai tombe. Le même raisonnement s’applique exactement à toute proposition d’un ordre plus élevé » (MPD, trad. p. 102-3).

La distinction des ordres de proposition bloque l’auto-réflexivité qui conduisait de façon vicieuse à faire tomber l’énonciation du Menteur sous sa propre portée.

g. Les acquis de la théorie ramifiée des types

La théorie du symbolisme de Russell se déploie sur une double dimension : celle de la signification (meaning) et celle de la signifiance (significance). On insiste souvent sur la première dimension qui est celle selon laquelle Russell développe dès le début une conception résolument référentielle qui fut au cœur de sa théorie de la dénotation, puis de la quantification. Mais la seconde dimension du sens est tout aussi cruciale. C’est celle de la signifiance, c’est-à-dire de la dimension proprement syntaxique du sens. Elle commande les règles de construction des propositions logico-mathématiques.

i. La signifiance et les énoncés dénués de sens

À l’époque des PM, les règles de bonne formation des formules logiques étaient fournies par les définitions d’usage des opérateurs logiques, mais elles restaient largement implicites. L’apport crucial de la théorie des types est toutefois d’établir clairement la nécessité de renforcer ces règles de formation pour éviter les constructions tératologiques. La théorie des types prolonge la syntaxe en fournissant les règles de signifiance des formules logiques et elle prohibe les constructions tératologiques désormais dépourvues de sens (cf. PM, Intro. chap. 2, trad. p. 270-308 et notre PMR, § 41-43, p. 271-299). Celles-ci sont disqualifiées comme dénuées de sens (meaningless) c’est-à-dire mal formées. Ce nouveau concept constitue un apport majeur pour la théorie logique. Il sera dès le Tractatus repris par Wittgenstein avec son concept de unsinnig (à ne pas confondre avec sinnlos = dénué de contenu) et les positivistes logiques, après en avoir fait la théorie (cf. Carnap dans sa Syntaxe logique du langage), lui assigneront un nouvel usage polémique en s’en servant d’une machine de guerre contre les énoncés métaphysiques. Ainsi Carnap dénonça comme proprement dénués de sens l’énoncé cartésien « Je pense » et celui heideggérien « Le néant néantise » (cf. « Le dépassement de la métaphysique par l’analyse du langage »). Hans Reichenbach ne s’y trompa pas qui considérait l’introduction de ce concept de dénué de sens comme « une des plus profondes et justes découvertes de la logique moderne » (cf. « Bertrand Russell’s Logic »).

La théorie ramifiée des types de Russell, qu’elle porte sur les classes, prédicats ou propositions, constitue en fait une théorie du symbolisme et non des objets. Ainsi, pour Russell, la distinction entre types d’objets et ordres de propositions ne correspond qu’à une différence de complexité syntaxique. Si les individus de type 0 constituent les réalités ultimes et leurs noms des symboles complets, tous les autres objets logico-mathématiques : classes, relations en extension et nombres ne sont rien d’autre que des symboles incomplets, des constructions logiques dont précisément la théorie des types garantit la signifiance.

ii. Langage/métalangage

Pour Russell, la logique a une juridiction universelle sur tout le discours rationnel. Il n’est donc question ni de restreindre la portée de la variable d’individu, ni d’imaginer un contrôle métalogique du discours logique comme le proposeront les formalistes à la suite de Hilbert. Par exemple, la méthode de démonstration de l’indépendance des axiomes utilisée en géométrie, qui consiste à tenter de prouver dans le système l’axiome en cause par l’absurde, ne peut valoir pour les axiomes logiques : « Car tous nos axiomes sont des principes de déduction ; et s’il sont vrais, les conséquences qui semblent découler de l’emploi d’un principe opposé n’en découleront pas réellement, si bien que les arguments tirés de la supposition de la fausseté d’un axiome sont ici sujets à des erreurs particulières » (PoM, § 17, trad. p. 37). Techniquement, il en résulte par exemple que la vérité et l’assertion constituent des idées primitives du système logique lui-même (cf. PoM, § 12, trad. p. 32) et que le principe d’inférence (modus ponens) comme d’ailleurs les règles syntaxiques de construction des formules logiques font partie du même système au titre de propositions primitives bien qu’ils ne puissent être exprimés dans le formalisme (cf. PoM, § 38, p. 35 et notre Discours et vérité, [D&V], chap. 1, p. 15-16).

Il n’en reste pas moins qu’à l’intérieur du discours logique formé des formules dont la théorie des types garantit la signifiance, il est possible, et même indispensable pour éviter les paradoxes, de distinguer des niveaux de langage. Par exemple, la hiérarchie des propositions introduit explicitement une distinction entre propositions de premier niveau et propositions de niveau supérieur portant sur les propositions du niveau précédent. La distinction des niveaux de langage est parfaitement justifiée et la théorie des types en est par elle-même une illustration.

On sait qu’au nom de sa distinction entre ce qui peut se dire et ce qui seulement peut se montrer dans la forme du dire, le Wittgenstein du Tractatus récuse toute possibilité de métalangage. Dès lors, il préfère construire un symbolisme qui évite les paradoxes plutôt que d’énoncer une théorie du symbolisme. Il n’y a pas à dire par des « concepts formels » ce qui se montre par l’usage effectif des symboles : « Ainsi le nom variable “x” est le signe propre du pseudo-concept objet » (Tractatus, 4.1272) et « Aucune proposition ne peut rien dire à son propre sujet, puisque le signe propositionnel ne saurait être contenu en lui-même (c’est là toute la théorie des types) » (Tractatus, 3.332). Ce à quoi, à la fin de son « Introduction » à l’ouvrage de Wittgenstein, Russell s’oppose explicitement : « tout langage, comme dit M. Wittgenstein, a une structure au sujet de laquelle rien ne peut être dit dans le langage, mais il peut y avoir un autre langage traitant de la structure du premier, ayant lui-même une nouvelle structure, et à cette hiérarchie de langages il peut ne pas y avoir de limite » (Tractatus, Introduction, p. 27).

Lisant au début des années Vingt avec son acribie coutumière les Principia, le logicien polonais Stanislaw Lesniewski critiquera les confusions russelliennes entre usage et mention, notamment à propos de l’idée de vérité et de son usage du symbole d’assertion (cf. notre Questions de logique et de philosophie, chap. 8, § 1.2). À sa suite, son élève Alfred Tarski, produisant la première définition formelle de la vérité, fixera la distinction technique entre langage-objet et métalangage (cf. « Le concept de vérité dans les langages formalisés »). Pour Tarski, le concept de vérité doit relever du métalangage pour éviter les paradoxes sémantiques. Toute définition matériellement adéquate de la vérité doit avoir pour conséquences toutes les instances de la convention T suivante (dans laquelle X est le nom qui désigne la proposition p) :

X est vraie si et seulement si p

Tarski ne définit donc pas la vérité directement, mais seulement l’extension du terme de vérité. La vérité est propriété d’une proposition qu’il faut nommer. Pour ce faire, plusieurs procédures sont possibles. On peut construire le nom structural de la proposition. Par exemple, le nom structural de « la neige est blanche » est composé de la lettre l, puis de la lettre a, puis un espace, puis n, etc. Mais la manière la plus simple de désigner le proposition en question consiste à la mettre entre guillemets : « la neige est blanche » (suppositio formalis) : les guillemets créent le nom d’un objet linguistique. Appliquée à cette proposition, l’instance de la convention T s’écrit :

« La neige est blanche » est vraie si et seulement si la neige est blanche.

Ceci explique comment on utilise le prédicat « vrai ». C’est un prédicat métalinguistique qui ne s’applique pas à des objets matériels, mais à des entités langagières. Autrement dit, un fait (un état de choses) n’est pas vrai, il est ou il n’est pas. En revanche, la proposition qui décrit ce fait est vraie ou fausse (cf. notre D&V, chap.11, § 3).

Les paradoxes sémantiques résultent tous d’une confusion de ces niveaux de langage. C’est patent pour le Menteur. On peut aisément le mettre en évidence en proposant la formalisation suivante (qui s’inspire de celle de Carnap, cf. The Logical Syntax of Language, § 60b, p. 214-215) :

Conventions d’écriture :

langage : p

métalangage « p »

Équivalences :

1. – Vrai : V(« p ») ≠ p

2. – Faux : F(« p ») ≠ ¬p

Traduction de « Je mens » : « m »

Paradoxe :

1. Supposons « m » vrai :

V(« m ») ≠ V[ « ¬V(« m ») »] ≠ ¬V(« m ») (en vertu de 1).

2. Supposons « m » faux :

F(« m ») ≠ F[ « ¬V(« m ») »] ≠ ¬¬V(« m ») ≠ V(« m ») (en vertu de 2).

Chaque hypothèse produit une contradiction. L’origine de cette contradiction est évidente, elle résulte directement du fait qu’on autorise le cercle consistant à appliquer réflexivement l’énoncé de mensonge à lui-même au moyen des substitutions [entre crochets] de « ¬V(« m ») » à « m ». On mêle indûment langage et métalangage.

h. La difficulté : l’axiome de réductibilité

L’axiome de réductibilité, requis pour assurer précisément la généralité du discours logique lui-même, vise à neutraliser les restrictions drastiques imposées par la théorie des types.

Interdisant de mêler les domaines de signifiance, la théorie des types prohibe de construire la classe de toutes les classes, c’est-à-dire une unique classe universelle ou une unique classe nulle. Il en résulte que l’on doit admettre autant de classes universelles ou nulles que de types de classes. Et ceci vaut de même pour les relations. Considérons la relation logique d’identité (cf. PM, *13, p. 168). Cette fonction logique fondamentale est définie dans les PM à partir du classique principe des indiscernables et de sa converse, le principe de l’indiscernabilité des identiques (cf. notre Introduction à la logique standard, [ILS], § 3.1.10.2.3-4, p. 281-282). On écrit :

(x = y) =Df (Φ)(Φx ⊃Φy).

Une telle définition viole manifestement la distinction des ordres puisqu’elle quantifie universellement sur les propriétés d’individus : deux individus sont identiques s’ils possèdent en commun toutes leurs propriétés. On peut alors considérer une telle définition comme systématiquement ambiguë et lui assigner une signification par ordre : une première définition vaudra pour les fonctions d’ordre 1, une deuxième pour les fonctions d’ordre 2, etc. Cette solution n’est toutefois pas satisfaisante car, en la matière, la généralité doit s’énoncer en tant que telle. On peut en effet imaginer que deux objets aient toutes leurs propriétés d’ordre 1, 2, … n en commun sans être pour autant identiques parce qu’ils diffèrent par leurs propriétés d’ordre n + 1. Deux individus sont identiques seulement s’ils possèdent en commun toutes leurs propriétés, quels que soient leur ordre.

Pour sauver la totale généralité du discours logique, il n’est d’autre solution que de desserrer les contraintes imposées par la théorie ramifiée des types en permettant de restaurer une manière de parler de tous les types possibles. Russell fut ainsi conduit à admettre un axiome ayant pour unique objet d’assurer la réduction d’ordre des fonctions propositionnelles : « chaque fonction propositionnelle est équivalente, pour toutes ses valeurs, à quelque fonction prédicative » (PM, *12, p. 166). Ainsi, pour une fonction de n’importe quel ordre, l’axiome de réductibilité postule l’existence d’une fonction prédicative coextensive. Dans le cas le plus simple d’une fonction d’individu Φx, il existe une fonction prédicative équivalente – notée Φ!x – d’un ordre immédiatement supérieur à sa variable : comme il s’agit ici d’une variable d’individu d’ordre 0, elle est d’ordre 1. Pour les fonctions à une variable d’individu, l’axiome de réductibilité est appelé par Russell « axiome des classes » et s’écrit :

*12.1 (ƒ)(x)(Φx ≡ƒ!x) Pp.

ce qui revient à postuler l’existence d’une fonction prédicative ƒ!x équivalente à la fonction Φx.

Pour mieux saisir le fonctionnement d’un tel axiome, considérons l’exemple proposé dans l’introduction des Principia.

Soit la proposition : « Napoléon avait toutes les qualités qui font un grand général ». Si on note par Φ!x les fonctions d’ordre 1 que sont les qualités guerrières de courage, audace, bon stratège, etc., « avoir toutes les qualités d’un grand général » est une fonction d’individu d’ordre 2 en ce qu’elle enveloppe l’ensemble des fonctions précédentes. Si on l’écrit ƒx), la proposition initiale se traduit par : (Φ)[ƒ(Φ!x) ⊃Φ!(Napoléon)]. Le recours à l’axiome de réductibilité nous garantit qu’il existe une fonction prédicative particulière équivalente à la fonction de second ordre en cause. Ce qui signifie que tous les grands généraux possèdent en commun une qualité spécifique. Cette qualité peut être la disjonction de toutes leurs qualités propres : « car le nombre des grands généraux est fini, et chacun d’eux possède certainement quelque prédicat que ne possède aucun autre être humain – par exemple, l’instant exact de sa naissance. La disjonction de ces prédicats constituera un prédicat commun et particulier aux grands généraux. Si nous appelons ce prédicat ψ!x, l’énoncé que nous avons fait sur Napoléon était équivalent à ψ!(Napoléon). Et cette équivalence vaut également si nous substituons n’importe quel autre individu à Napoléon. Ainsi arrivons-nous à un prédicat qui est toujours équivalent à la propriété que nous avons attribuée à Napoléon, i.e. qui appartient aux objets ayant cette propriété et pas aux autres. L’axiome de réductibilité établit qu’un tel prédicat existe toujours, c’est-à-dire que si une propriété quelconque d’un objet vaut pour une collection d’objets, il y a un prédicat déterminé qui vaut pour la même collection » (PM*, Intro, chap. 2, trad. p. 296).

Dans le cas où, comme ici, le nombre des individus en question est fini, il est toujours possible de construire, par une disjonction logique des propriétés propres à chaque individu, la fonction prédicative requise. Mais il s’agit là d’un cas particulier qui ne saurait se produire en toute généralité lorsqu’on considère (comme l’exige les mathématiques) le cas où un nombre infini d’objets sont en cause. C’est précisément là que l’axiome de réductibilité joue son rôle en garantissant l’existence d’une fonction prédicative que l’on ne peut construire et, partant, qu’on ne saurait ni connaître ni nommer.

Manifestement, cet axiome de réductibilité permet de restaurer l’expression de la généralité logique. Il suffit pour cela de substituer à la formule ambiguë : « toutes les fonctions de x », l’expression « toutes les fonctions prédicatives de x », celles-ci étant notées par un point d’exclamation. Vérifions-le sur la définition de l’identité. On obtient une définition satisfaisante en appliquant la formulation initiale à des fonctions prédicatives :

*13.01  (x = y) =Df (Φ)(Φ!x  Φ!y)

ce qui revient à dire que x et y sont identiques s’ils partagent toutes leurs fonctions prédicatives. Comme l’axiome de réductibilité garantit que toute fonction de x est réductible à une fonction prédicative, la définition vaut pour toute fonction de x. Le même raisonnement s’appliquant naturellement aux fonctions de y, on a bien restauré la généralité de la définition de l’identité initialement prohibée par la distinction des ordres (cf. PM, p. 169).

Ainsi, l’axiome de réductibilité parvient-il à sauver l’indispensable généralité des définitions et des raisonnements logico-mathématiques sans pour autant restaurer la circularité tératologique des paradoxes. Est-il cependant irréprochable ? Les auteurs des Principia mathematica reconnaissent qu’il constitue de facto un axiome d’existence qui introduit dans l’axiomatique l’assertion de l’existence d’un objet que l’on est incapable de construire dans le discours logico-mathématique (cf. PM, *9, p. 131). En ce sens, il constitue lui aussi un « défaut logique » : « La logique pure, comme les mathématiques pures (ce qui est au reste la même chose), prétendent être vraies dans tous les mondes possibles, pour reprendre la terminologie de Leibniz, et pas seulement en ce bas monde où le hasard nous a emprisonnés. Il y a une certaine noblesse d’attitude que le logicien doit préserver : il ne doit pas condescendre à tirer argument de ce qu’il voit autour de lui. De ce strict point de vue logique, je ne vois aucune raison de penser que l’axiome de réductibilité est une vérité logiquement nécessaire, ce que l’on veut dire lorsqu’on affirme qu’il est vrai dans tous les mondes possibles. C‘est donc un défaut d’admettre cet axiome dans un système de logique, quand bien même il serait empiriquement vrai » (Introduction to Mathematical Philosophy, [IMP], chap. 17, trad. p. 353. Sur la solution proposée par Ramsey, voir notre QLP, chap. 5, § 2.1.3).

i. Le projet logiciste

Après avoir évité les paradoxes et restauré la généralité de la logique, Russell a cherché à prouver la fécondité de son nouveau formalisme en opérant systématiquement l’analyse réductrice des principaux concepts mathématiques, jetant ainsi les bases du projet logiciste réalisé magistralement en 1910 dans les Principia Mathematica, bible de la nouvelle logique en trois volumes réalisée avec son ancien professeur devenu son ami Alfred North Whitehead (cf. notre article « Russell & Whitehead »).

Au début du siècle, Kronecker et Weierstrass avaient réduit l’Analyse à l’arithmétique axiomatisée par Peano. Russell proposa alors de définir logiquement les idées primitives de l’axiomatique peanienne. Tirant parti des analyses de Cantor, il définit le nombre en termes de « classes de classes semblables à une classe donnée ». Ainsi le nombre 2 est définissable comme la classe de toutes les paires, i.e. des classes du type {x, y}, x différant de y. Les Principia Mathematica tentèrent de réaliser en détail ce projet logiciste. Mais rapidement, il devint nécessaire d’admettre des axiomes non logiques. D’abord, comme l’on sait, un axiome de réductibilité pour affaiblir les restrictions de la théorie des types, puis un axiome d’infini pour assumer l’existence d’un nombre infini d’individus, enfin un axiome multiplicatif pour définir la multiplication appliquée aux classes infinies (l’équivalent de l’axiome du choix de la théorie des ensembles). L’effort pour fonder logiquement les mathématiques échouait, laissant place à d’autres tentatives pour résoudre la crise des mathématiques : formalisme de Hilbert, intuitionnisme de Brouwer.

j. De la logique au langage

Une fois constituée à partir du guide grammatical, la logique russellienne a pu servir, dans un second temps et par effet-retour, d’outil d’analyse formelle de la langue naturelle et a opéré une réduction des symboles authentiques initialement définis comme noms propres.

En 1903, dans les Principles, c’est la théorie grammaticale de la dénotation qui expliquait le fonctionnement des « mots logiques » gouvernant de la référence indirecte aux choses et objets (individus et classes) (voir notre Philosophie mathématique de Russell [PMR], chap. 3, § 9-11, p. 55-74. À partir de 1905 et du fameux article « On Denoting », Russell revient sur la question et recourt à la théorie de la quantification qu’il introduit progressivement pour opérer un traitement spécifiquement logique de la dénotation.

i. Descriptions indéfinies

Comme l’axiomatique des Principia comporte les idées primitives de quantification universelle/existentielle et d’assertion d’une fonction propositionnelle, ne sont désormais plus retenus que les trois mot logiques « tous », « quelque » et « un… quelconque » pour constituer ce qui est caractérisé comme des descriptions indéfinies, c’est-à-dire des descriptions qui régissent la référence logique à des classes. On a alors :

« Tous les A » =Df (x)Ax

« Quelque » =Df∃xA(x)

« Un A quelconque » =Df A(x)

Disparaissent comme de simples nuances rhétoriques les mots « chaque » et « un » (OD, p. 43-44). L’idée de « un…quelconque » (Any), d’assertion d’une fonction propositionnelle ne sera abandonnée que dans la seconde édition des Principia Mathematica (Intro à la seconde édition, pp. xiii et notre PMR, § 40, p. 266-268).

ii. Descriptions définies

Reste le mot « le » qui caractérise les descriptions définies. Russell remarque d’abord que l’analyse de ces descriptions ne peut être purement grammaticale, car la grammaire ne saurait distinguer entre deux usages de l’expression : « le Roi de France » :

1°) l’usage générique comme dans « Le Roi de France est un personnage historique » qui exprime une description indéfinie se traduisant par l’implication formelle  (x)(Rx→Px) et valant pour tous les Rois de France ;

2°) l’usage singulier comme dans « Le Roi de France qui s’enfuit à Varennes » qui exprime une description définie désignant conceptuellement un individu unique, en l’occurrence Louis XVI.

L’analyse ne peut qu’être logique qui impose à la description « L’actuel Roi de France » deux conditions : d’unicité et d’existence de l’individu dénoté qui se traduisent par la construction logique suivante : « Il existe un et un seul individu x tel qu’il soit actuel Roi de France ».

Dès lors, le jugement « L’actuel Roi de France est chauve » s’analyse en :

1°) « Il existe au moins un individu qui est actuellement Roi de France »

2°) « Il existe au plus un individu qui est actuellement Roi de France »,

3°) « Il est chauve ».

d’où (avec C(x) = est chauve et F(x) = est actuellement Roi de France) :

C[(x)Fx] =Df ∃y{ (x)[ Fx ≡(x = y )] • Fy} • C(x)}

On obtient ainsi la définition logique de toute description définie suivante :

*14.01 (x)Fx =Df y [(x){Fx ≡ (x = y)}] • Fy} Df

qui se lit : « « Le x qui a la propriété F » signifie « Il existe un y tel que, quel que soit x, x a la propriété F si et seulement si x est identique à y et y a la propriété F« » (PM, *14, p. 173).

Cette définition, remarquable à plus d’un titre, possède au moins quatre conséquences importantes : logique, sémantique, gnoséologique et ontologique.

– Logiquement, elle permet l’introduction d’un nouvel opérateur qui – noté (x) – permet le traitement de la quantification singulière. À ce titre, cette novation technique constitue désormais un paragraphe indispensable à tout manuel de logique (cf. par exemple notre ILS, § 2.2.7, p. 176-8).

– Sémantiquement, elle provoque une salutaire réduction de la catégorie initiale des noms propres. L’analyse logique dissout l’apparence grammaticale de toute description définie : elle s’avère non plus un nom propre complexe, mais une construction conceptuelle qui est « démembrée » et dont les constituants « contribuent à la signification de la proposition entière » (OD, p. 43 & 51). S’instaure ainsi une distinction entre apparence grammaticale et fonctionnement logique (qui préfigure la distinction chomskyenne entre structure de surface et structure profonde) : « C’est le mérite de Russell d’avoir montré que la forme logique apparente de la proposition n’est pas nécessairement sa forme logique réelle » (Wittgenstein, Tractatus, 4.0031).

Les descriptions définies se réduisent alors à des symboles incomplets, purement syncatégorématiques : « Si le sujet grammatical d’une proposition peut être supposé ne pas exister sans rendre la proposition dépourvue de sens, il est évident que le sujet grammatical n’est pas un nom propre et que, donc, dans tous les cas, la proposition doit pouvoir être analysée de telle manière que ce qui en était le sujet grammatical ait disparu. Donc, quand nous disons : “Le carré rond n’existe pas”, nous pouvons lui substituer “Il est faux qu’il y ait un objet x qui soit à la fois rond et carré” » (PM, Introduction, chap. 3, p. 66).

Cette disqualification symbolique des descriptions définies complexes vaut de même pour les noms propres grammaticaux qui constituent des descriptions définies déguisées, abrégées (truncated, telescoped). « Apollon » signifie « Le dieu Soleil » (OD, p. 54). Le seul symbole authentique comme moyen de désigner directement un individu est désormais un nom propre logique qui, tel « ceci », signifie (means) en ce qu’il désigne directement une chose présente qui ne peut pas ne pas exister lorsqu’on la désigne et dont on a l’accointance (OD, p. 55-56).

– Gnoséologiquement, la distinction symbolique entre authentiques noms propres et descriptions définies précédente se double d’une distinction cruciale entre l’accointance comme mode d’appréhension directe des objets des sens (comme des universaux) et la connaissance par description qui relève de l’usage discursif des descriptions définies. Dès lors, la compréhension d’une proposition repose sur la réduction des éléments descriptifs à ceux, irréductibles, accessibles par accointance. De même, la connaissance, empirique aussi bien que scientifique du monde, comme celle des autres esprits relève d’une connaissance descriptive qui doit, in fine, s’enraciner dans une accointance de nature solipsiste (cf. « Knowledge by Acquaintance and Knowledge by Description », [KAKD]).

– Ontologiquement, s’opère une réduction parallèle à la disqualification sémantique. Selon l’analyse grammaticale de 1903, le mot logique « Le » suivi d’un concept-classificatoire fournit « une méthode pour dénoter un terme unique et défini au moyen d’un concept (PoM, § 63, p. 62, trad. 99. Or un terme est un objet qui possède existence ou à défaut subsistance : « chaque terme a de l’être, i.e. est en un certain sens » (PoM, § 47, p. 43, trad. p. 74). Pour assurer alors la référence de l’expression dénotante « La chimère » il s’avère indispensable de postuler l’être de l’objet chimère : « une chimère, ou n’importe quoi d’autre qui peut être mentionné, est certainement un terme ; et nier que telle ou telle chose soit un terme doit toujours être faux » (ibidem). En 1905, l’analyse logique de toute description définie dispense désormais de tout engagement ontologique : il suffit de chercher dans l’ensemble des individus actuellement existants si l’un d’eux est Roi de France. Comme aucun ne l’est, tout jugement sur l’actuel Roi de France est simplement faux. Ainsi, permettant de dispenser des entités fictives, abstraites ou impossibles, la théorie des descriptions définies constitue une application moderne du classique « rasoir d’Occam » qui exprimait une position nominaliste : Entia non sunt praeter necessitatem multiplicanda. Dès lors, le fameux « J’existe » de Descartes s’avère dénué de sens et la preuve ontologique de l’existence de Dieu caduque. Dans le jugement d’existence « Dieu existe », le contexte propositionnel est constitué non d’une qualification, mais d’une attribution langagière d’existence. Ce contexte particulier se traduit dans les Principia Mathematica par le nouveau symbole E! qui, loin de constituer un nouvel opérateur logique, s’avère totalement réductible à la quantification existentielle. L’attribution d’existence se réduit logiquement à se demander si on peut trouver un unique individu du monde qui possède telle propriété. Le symbole E! ne fait qu’expliciter la condition d’existence qui, avec celle d’unicité, est implicitement présente dans toute description définie. Les deux conditions

prises ensemble sont équivalentes à : (x)(c)[x (x = c)] que nous définissons comme : E!( x)(x). Ainsi « E!( x)(x) » doit faire partie de toute proposition qui porte sur (x)(x) » (PM*, Intro., chap. 3, (1), p. 68, nous soulignons).

On a alors la définition :

*14.02 E!{( x)Fx} =Df y(x)[Fx (x = y)].

Dans le definiens de cette nouvelle définition contextuelle, le symbole d’attribution d’existence E! (que Russell lisait E Shriek) a purement et simplement disparu au profit d’une simple conjonction logique des deux conditions d’existence et d’unicité, c’est-à-dire d’une quantification existentielle sur une unique valeur y.

Comme l’avait compris Pascal, l’existence de Dieu ne se prouve pas par Raison, par démonstration logique, mais s’éprouve par Cœur, par la foi.

Sur le modèle de la définition de la description définie, la définition logique de la classe et du nombre cardinal, les réduisant à des symboles incomplets, permettait de se dispenser à leur tour des objets logico-mathématiques, les classes se réduisant à des « fictions » et les nombres à des « fictions de fictions » (Sur cette réduction des objets logico-mathématiques, voir notre Bertrand Russell, [BR], § 2.2-2.3, p. 69-97 & § 3.4, p. 130-136).

Usant de sa technique d’analyse inaugurée avec la théorie des descriptions définies comme d’un moderne Rasoir d’Occam, Russell appliqua sa réduction sémantique et ontologique à la connaissance du monde extérieur. Le savoir consistait alors à construire logiquement les objets du monde à partir de la connaissance directe qu’ont les sujets des données sensibles [sense-data]. En 1918 Russell adoptait le monisme neutre de William James selon lequel, à partir de données premières, ni mentales ni matérielles, on peut construire logiquement aussi bien les objets physiques en recourant aux lois causales que les esprits en utilisant les régularités psychologiques (Analyse de l’esprit, Analyse de la matière ; pour plus de détails, voir notre BR, chap. 6 et 7). Dans ses dernières recherches sur l’inférence non démonstrative, i.e. les généralisations empiriques, Russell établissait la nécessité d’admettre cinq postulats fondamentaux pour rendre compte de l’induction. S’ajoutant aux principes logiques qui gouvernent les inférences démonstratives, ces postulats marquaient les limites de l’empirisme (La Connaissance humaine).

En fournissant une méthode d’analyse des notions, de définition formelle des concepts et de résolution (ou de dissolution) des problèmes, la logique formelle donna ainsi naissance à ce qui fut appelée par la suite la « philosophie analytique » et que Russell préfèrera qualifier de « méthode scientifique en philosophie » ou même de « philosophie scientifique ».

iii. Perspective pragmatique

S’ajoutant à la théorie de la quantification, la définition de l’opérateur de singularité vint compléter la logique russellienne qui ne subit pas de modification technique substantielle dans la seconde édition des Principia (les auteurs adoptent en introduction l’opérateur d’incompatibilité de Sheffer et l’unique schéma d’axiome de Nicod correspondant sans toutefois en modifier le corps du texte, cf. PM, Introduction to the second edition, p. xiii). S’acheva ainsi la construction de la logique russellienne à partir de l’enquête « grammaticale ». Toutefois, il ne faudrait pas en conclure que Russell cessa de s’intéresser au langage. Jusqu’à la fin, ses analyses empruntèrent la voie langagière. Elles cessèrent simplement de contribuer à l’élaboration de la logique et de déboucher sur des innovations formelles.

En fait, on trouve dès le début des considérations pragmatiques en marge des analyses syntaxico-sémantiques. En témoignent ses développements initiaux sur la dénégation (cf. notre D&V, chap. 2). Dans les années Trente, la réflexion de Russell sur le langage prit une dimension encore plus nettement pragmatique. Pour témoigner succinctement de cette inflexion qui ouvrait des perspectives fécondes nous évoquerons l’analyse des noms propres logiques et celle de l’assertion.

iv. Les particuliers égocentriques

À la suite de la théorie des descriptions définies, les authentiques symboles se réduisent aux « noms propres logiques », c’est-à-dire aux mots qui signifient directement des individus dont on a l’accointance. En 1910, il s’agit du pronom « Je » et du démonstratif « ceci ». Dans KAKD Russell envisage de définir le sujet de l’accointance comme « Le terme-sujet d’états de conscience dont je suis conscient » mais il écarte cette description trop complexe. En 1918, sur le modèle de la définition des nombres, il définira le « Je » comme la classe de toutes les expériences d’une même personne, (cf. « La philosophie de l’atomisme logique », § 8, p. 437). En 1919, il adoptera enfin le monisme neutre d’Ernst Mach, William James et des néo-réalistes Ralph Perry, Edwin Holt, Percy Nuun et fera de la « sensation » la seule donnée première, ni psychique ni physique, (cf. notre BR, § 6.3, p. 264-271 & § 7.5, p. 321-328). Par la suite, le mot « Je » fit référence à la « biographie à laquelle ceci appartient » (cf. An Inquiry into Meaning and Truth, [IMT], chap. 8, p. 108), et le démonstratif « ceci » lui-même fut réduit à dénommer un « faisceau de qualités sensorielles co-présentes » (cf. IMT, chap. 7, p. 109-115 & chap. 8, p. 128). À noter que les termes de qualités sensorielles – telle nuance de « rouge » – deviennent les seuls noms propres, cf. IMT, chap. 6, p. 97). Tout en opérant leur disqualification symbolique, Russell assigna aux circonstantiels égocentriques une spécificité proprement pragmatique en ce que leur usage requiert un rapport de co-présence des interlocuteurs à la situation d’interlocution, au contexte spatio-temporel ainsi qu’aux particuliers impliqués.

Fut ainsi achevée la réduction commencée en 1905 par la disqualification des noms propres grammaticaux. Ce faisant, Russell anticipait les analyses pragmatiques développées par les linguistes dans les années Soixante, telle celle de Benveniste sur les « indicateurs de subjectivité », (cf. Problèmes de linguistique générale).

v. Assertion/considération

L’élargissement de la perspective logique initiale apparaît nettement avec le devenir du concept d’assertion dans la réflexion russellienne (Sur la complexité logico-pragmatique du concept frégéo-russellien d’assertion, voir notre D&V, chap. 1).

Comme on a pu le constater, ce concept s’avère central dans la constitution de la logique de Russell puisqu’il rend compte de l’unité de la proposition (L’assertion demeurera à travers les différentes axiomatisations russelliennes une idée primitive). Complexe et surdéterminé, ce concept reçut d’abord une thématisation consistant à distinguer son fonctionnement logique de celui de la simple considération pour rendre compte notamment de la différence entre implication matérielle et inférence déductive (modus ponens) (cf. notre D&V, chap. 1, p. 15-16).

L’implication matérielle du genre « Si p, alors q » met en jeu des propositions simplement considérées : « La proposition “p implique qasserte une implication, bien qu’elle n’asserte ni p ni q » (PoM, § 38, p. 35).

Par contre, l’inférence déductive : « A et B, donc C » impose l’assertion des propositions en jeu :

Chaque fois qu’apparaît donc, l’hypothèse peut être levée et la conclusion assertée pour elle-même (ibidem).

On a : A

B

––––

C

vi. Assertions première/seconde

En 1940, dans Inquiry into Meaning and Truth, Russell reprend cette question de l’assertion d’un point de vue plus général lié à l’usage de la langue naturelle. Il est alors conduit à distinguer deux types d’assertion :

1°) l’assertion primaire de nature expériencielle dans le langage-objet. Ce langage-objet, dénué de toute complexité syntaxique, est composé exclusivement de mots-objets qui, appris par définition ostensive, sont des signes d’expérience perceptive et, comme tels, constituent autant d’assertions : « Chaque mot isolé de ce langage est capable de tenir seul, et quand il tient seul, cela signifie qu’il peut s’appliquer à un datum présent de la perception.. …/… dans le langage-objet, sur lequel tous les autres se basent, chaque mot isolé est une assertion » (IMT, chap. 4, trad. p. 88).

2°) l’assertion secondaire, de nature dialogique, fonctionne par opposition à la dénégation (denial) : « Supposons, par exemple, que vous ayez par mégarde pris du sel pour du sucre et que vous vous exclamiez : “Ce n’est pas du sucre”. C’est un refus [denial], et il appartient au langage secondaire. Vous utilisez ensuite un autre ustensile et vous dites avec soulagement : “Ceci est du sucre”. Psychologiquement, vous répondez affirmativement à la question : “Est-ce du sucre ?”. En fait, vous dites, avec le moins de pédanterie que vous pouvez : « La phrase “Ceci est du sucre” est vraie »..…/… L’assertion, qui est l’antithèse du refus, appartient au langage secondaire. L’assertion appartenant au langage primaire, n’a pas d’antithèse (ibidem, trad. p. 76).

Ces deux formes d’assertion relèvent de deux niveaux différents d’usage de la langue naturelle. La forme logique, dégagée initialement dans les Principles, constitue désormais un usage particulier d’assertion secondaire.

Les réflexions russelliennes de nature pragmatique sur l’assertion et la considération – auxquelles il importe d’ajouter la dénégation corrélative de l’assertion secondaire (Sur ce concept de dénégation, cf. notre D&V, chap. 2) – qui remontent en fait à 1903 et sont plus précisément thématisées dans leur usage langagier en 1940, n’ont pas fait l’objet chez Russell d’une formalisation et d’une symbolisation spécifiques. Et si elles ont été peu exploitées à son époque, elles éclairent rétrospectivement le fonctionnement de la langue naturelle et peuvent désormais fournir des pistes fructueuses pour rendre compte des opérateurs pragmatiques de véridiction qui traitent de l’attitude du locuteur relativement à la vérité de ce qu’il dit et soutient au cours d’un dialogue.

Les recherches pragmatiques actuelles, qui atteignent le stade de la formalisation et de l’axiomatisation, témoignent des avancées de la recherche en matière d’idéographie inaugurée par Frege, Peano et Russell. Il ne s’agit plus d’élaborer une langue formulaire, symbolique et parfaite, apte à formaliser les inférences exclusivement déductives, mais de rendre compte de pratiques rationnelles plus vastes recourant à toutes les ressources d’un usage discursif et dialogique de la langue naturelle. Ce faisant, le projet consistant à rendre compte de la rationalité discursive, largement défriché par Russell, rejoint les intuitions inaugurales des Mégariques (voir notre D&V).

k. L’attitude scientifique

Russell considère que la connaissance des sciences joue un rôle important dans la constitution de l’esprit scientifique moderne. Le philosophe doit être au fait de la science de son temps et doit développer une réflexion de nature épistémologique sur, outre les sciences formelles – logique et mathématiques –, les sciences empiriques que sont la physique, la chimie, la biologie, etc. Ainsi doit-il avoir conscience que la Géométrie ne se définit plus comme science de l’espace ; que, depuis Hilbert, elle constitue un système formel complètement axiomatisé relevant de l’étude de l’ordre ; et que la conception kantienne de l’intuition pure en mathématiques ne fit que théoriser la pratique, désormais obsolète, d’Euclide (cf. « Les mathématiques et les métaphysiciens ». Voir aussi dans « Sur la méthode scientifique en philosophie », la critique de l’Esthétique transcendantale à partir de la distinction analytique entre géométrie logique et géométrie physique). De même doit-il savoir que l’Arithmétique ne se définit plus comme science de la quantité et que, depuis Cantor, il est parfaitement possible de définir sans contradiction l’infini comme précisément ce qui autorise l’application réflexive de la partie sur le tout.

De même, il doit prendre conscience du fait que la physique contemporaine élabore ses lois au moyen de relations fonctionnelles, empiriquement constatées, et non plus en termes de lois de causalité, prétendument nécessaires et a priori. Il doit aussi, comme on l’a évoqué précédemment, s’interroger sur le statut de la connaissance scientifique et de ses relations avec l’expérience prosaïque du monde. En d’autres termes, il doit déterminer comment s’articulent le savoir immédiat issu de l’accointance personnelle et la connaissance descriptive qui se déploie conceptuellement dans les diverses théories scientifiques. Les articles d’ordre épistémologique sur les constituants de la matière (ch. 7), sur les relations entre sense-data et physique (ch. 8), tout comme celui sur la notion de cause (cf. « Sur la notion de cause », où Russell procède à une analyse logique qui dévoile notamment les racines anthropologiques d’une notion conçue à l’image de la volition), exploitent dans le champ de la science physique ces conséquences gnoséologiques directes de la théorie des descriptions définies.

Mais les sciences empiriques peuvent aussi contribuer à la constitution d’une attitude scientifique en philosophie. Russell insiste sur la nécessaire soumission aux faits à travers l’expérimentation, sur la modestie des résultats et surtout sur l’objectivité des procédures contrastant avec le narcissisme qui caractérise les philosophes idéalistes faiseurs de systèmes : « La révolution copernicienne n’aura pas fait son œuvre tant qu’elle n’aura pas enseigné aux hommes plus de modestie qu’on n’en trouve chez ceux qui pensent que l’Homme est une preuve suffisante du Dessein Cosmique » (Science et religion, trad. p. 165).

3. l’œuvre populaire

Éclairant ses engagements et combats politiques, Russell écrivit de nombreux ouvrages de circonstance traitant d’éducation, de morale, de religion et de politique. Ce versant non scientifique de son œuvre s’enrichit naturellement de sa puissance analytique, mais il repose, de son propre aveu, sur des « principes » issus d’une expérience « mystique » (Mysticisme et logique).

a. L’origine « mystique » des principes pratiques

Le « mysticisme », tel que le conçoit Russell, produit non un savoir, mais est susceptible d’engendrer une attitude de vie qui constitue la source (mais non le fondement) de nos valeurs morales, sociales et politiques (Science et religion, p. 137). Dans son Autobiographie, il relate l’épisode qui se produisit en 1901 alors qu’avec sa première femme, Alys, ils cohabitaient avec les Whitehead au Downing College. À l’époque, Russell brûlait d’un amour impossible pour l’épouse de son ami Whitehead. Assister aux souffrances de celle-ci engendra un intense et immense désir de compassion : «  Il me sembla que la terre s’ouvrait subitement sous mes pas et que je basculais dans un monde entièrement nouveau. En l’espace de cinq minutes m’ont assailli des réflexions telles que celles-ci : la solitude des cœurs humains est intolérable ; rien ne peut l’entamer que, porté à sa plus haute intensité, ce genre d’amour qu’ont prêché les grandes religions ; tout ce qui ne découle pas de ce mobile est néfaste ou, dans le meilleur des cas, inutile ; il s’ensuit que la guerre est un mal, que l’éducation des jeunes gens de bonne famille dans les public schools est abominable, que le recours à la force doit être absolument proscrit, et que, dans les relations humaines, c’est au cœur même de la solitude, en chaque être, qu’il importe d’atteindre et de parler. …/… J’avais été un partisan de l’impérialisme ; cinq minutes firent de moi un défenseur des Boers et de la paix ».

b. La critique de la religion

On aura compris que le « mysticisme » de Russell ne doit rien à la mystique religieuse conçue comme un moyen spécifique d’union avec un dieu personnel. Bien qu’il ait perdu la foi très tôt, la question religieuse fut constamment présente dans son œuvre et a suscité nombre de ses écrits populaires. Il y critique notamment l’influence pernicieuse de l’Église sur les mœurs comme le rôle néfaste du dogme religieux dans le développement du savoir scientifique (Science et religion).

c. Le souci pédagogique

Après avoir découvert les joies de l’axiomatique euclidienne avec son frère Franck dès l’âge de 11 ans, puis celles des géométries non-euclidiennes avec ses précepteurs, Russell dû déchanter lorsqu’il entreprit ses études de mathématiques à Cambridge. L’enseignement académique se résumait à l’apprentissage de techniques utiles pour l’application des mathématiques à la physique et les exercices ne visaient que la réussite à l’examen terminal. C’est pourquoi il proposa un programme éducatif qui tienne compte des récentes découvertes en logique comme des créations en mathématiques. L’objectif n’est pas seulement de fournir une formation méthodologique au philosophe pour lui permettre d’analyser et de déduire correctement, mais plus essentiellement de forger une attitude d’esprit rationnelle pour tout citoyen souhaitant parvenir à une appréhension la plus neutre possible des hommes et du monde. L’enjeu s’avérait ainsi à la fois civique et éthique (cf. Education and the Social Order).

d. La posture morale

En 1902, dans « La profession de foi d’un homme libre » (Mysticisme et logique, chap. 2), Russell reste fortement influencé par son jeune camarade George Edward Moore, qui, dans ses Principia Ethica, développait une conception réaliste faisant des valeurs morales des données objectives intuitivement accessibles. Russell adopta cette conception jusqu’en 1910 (Essais philosophiques, chap. 1). Mais, notamment sous l’influence de George Santayana, il l’abandonna ensuite pour un examen plus modeste de la constitution psychologique et sociale de la posture morale des hommes. Dès lors, il s’agissait moins de chercher un fondement éthique que de suggérer une « attitude générale envers la vie » permettant de lutter contre les désirs égoïstes pour favoriser les élans impersonnels et généraux : « Ce n’est pas en réalité par la morale théorique, mais par la formation de grands désirs généreux grâce à l’intelligence, au bonheur et à l’absence de crainte que l’on peut amener les hommes à agir, plus qu’ils ne le font actuellement, d’une manière compatible avec le bonheur général de l’Humanité » (Science et religion, p. 180). L’enjeu est donc bien pratique qui consiste à fournir par l’éducation et les institutions politiques les conditions d’émergence d’une humanité généreuse. D’où le style « romantique » de ses écrits populaires qui visent expressément à convaincre et à modifier les comportements.

e. Les écrits politiques

Il convient de noter que le premier ouvrage que Russell publia en 1896 avec sa première épouse Alys fut un texte politique qui tentait de concilier des aspirations socialistes avec le libéralisme démocratique britannique (German Social Democracy). Par la suite, pour faire connaître ses positions politiques Russell n’hésita pas à user des moyens modernes que sont la presse, la radio, la BBC. Il multiplia aussi pamphlets et ouvrages de vulgarisation prônant une libération des mœurs, condamnant le rigorisme et la pudibonderie victoriens et acceptant notamment l’homosexualité, le divorce par consentement mutuel, la liberté sexuelle (Le Mariage et la morale).

Depuis son opposition à la boucherie de 14 jusqu’à la création du Tribunal Russell en 1961, il ne cessa de dénoncer l’absurdité des guerres tout en reconnaissant la nécessité de lutter contre Hitler. Après Hiroshima (1954), il engagea une campagne pour le désarmement atomique (Common Sense and Nuclear Warfare). Enfin, pour rationaliser les relations internationales, il proposa la création d’un gouvernement mondial ayant le monopole des forces armées et gérant les ressources énergétiques (Ma conception du monde).

Conclusion

Selon Russell, le philosophe, dans sa réalisation plénière, doit concilier attitude scientifique et inspiration mystique : « Les plus grands des philosophes ont ressenti le double besoin de science et de mysticisme : l’effort pour harmoniser les deux fut ce qui constitua leur vie, et ce qui doit toujours, dans toute sa pénible incertitude, faire de la philosophie, pour certains esprits, une chose plus grande que la science et la religion » (Mysticisme et logique, p. 31).

Au terme, l’unité entre mysticisme et logique ne saurait se trouver chez Russell que dans sa vie tout au long de laquelle il distingua et associa réflexion et action, connaissance du monde et amour de l’humanité. Là résident le secret douloureux de l’homme et l’unité profonde d’une œuvre tout entière gouvernée par trois passions : « le besoin d’amour, la soif de connaissance et une douloureuse communion avec tous ceux qui souffrent ».

Bibliographie

Les Collected Papers of Bertrand Russell, parus initialement chez Allen & Unwin, sont maintenant disponibles chez Routledge, London. Publiés sous la direction de Kenneth Blackwell (McMaster University), ils comprennent 33 volumes plus deux volumes d’index et deux de bibliographie. Pour suivre l’actualité des recherches russelliennes, on pourra consulter la revue Russell : the Journal of the Bertrand Russell Archives.

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– « On Denoting », 1905, rééd. in Logik and Knowledge, R.C. Marsh ed., London, Allen & Unwin, 1956, p. 39-56, trad.fr. dans Russell, Écrits de logique philosophique, p. 203- 218.

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– « Knowledge by Acquaintance and Knowledge by Description », 1910, rééd. dans Mysticism and Logic, London, Routledge, 1994, chap. 10, trad. fr. Rémi Clot-Goudard dans Mysticisme et Logique, chap. 10, [KAKD].

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Denis Vernant
Université de Grenoble Alpes
denis.vernant@univ-grenoble-alpes.fr