Paradoxe (A)

Comment citer ?

Proietti, Carlo (2018), «Paradoxe (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/paradoxe-a

Publié en avril 2018

Résumé

Dès l’âge classique et pendant toutes les époques suivantes la philosophie et la pensée scientifique ont été confrontées à un grand nombre de paradoxes. Ceux-ci ont souvent joué le rôle de curiosités, ou bien de casse-tête et exercices de pensée (comme les insolubilia de la scolastique médiévale). Toutefois, dans beaucoup de cas les paradoxes ont servi de véritable stimulus et moyen de révision des théories scientifiques. Dans cet article, nous allons d’abord présenter deux étapes fondamentales de l’histoire des paradoxes, les paradoxes de Zénon et ceux de la théorie des ensembles d’entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Les sections qui suivent se concentrent sur les dilemmes moraux, les paradoxes de la connaissance, et les paradoxes de la vérité. Le but est d’introduire le lecteur à certains des problèmes centraux dans les domaines de la philosophie morale, de l’épistémologie et de la philosophie théorétique. Cela est fait à travers l’analyse structurelle de certains des paradoxes les plus débattus dans ces domaines, l’exposition des approches majeures pour leur solution ainsi que de leur motivation théorique.


Table des matières

  1. Introduction
    1. Origine du mot
    2. Le rôle des langages formels
  2. Les paradoxes de Zénon
  3. Les paradoxes de la théorie des ensembles
  4. Paradoxes et dilemmes moraux
  5. Les paradoxes de la connaissance et de la croyance
    1. Le paradoxe de Moore
    2. Le paradoxe de la connaissabilité
    3. L’examen surprise
  6. Les paradoxes sémantiques ou de la vérité
    1. Le paradoxe du menteur. Autoréférentialité et cyclicité
    2. Le débat autour du paradoxe du menteur
  7. Conclusion
  8. Bibliographie

Au sens ordinaire, un paradoxe est une opinion absurde ou extravagante, comme le manifeste d’ailleurs son étymologie grecque pará dóxa, littéralement « opinion contre ». Dans un sens plus précis, un paradoxe est un raisonnement où l’on dérive une conclusion inacceptable à partir de prémisses à l’apparence acceptables et au moyen d’un raisonnement apparemment correct (Sainsbury 2009). Dans ce sens strict, une opinion est paradoxale seulement si elle est dérivée de façon déductive à partir d’un ensemble de prémisses, qu’elles soient des principes généraux ou bien des assomptions spécifiques, et à travers certaines étapes inférentielles bien spécifiées. Un exemple est fourni par le paradoxe d’Achille et de la tortue, l’un des plus anciens et probablement le plus célèbre. Dans ce dernier, on dérive une conclusion contre-intuitive telle que l’impossibilité pour Achille d’atteindre la tortue. Cette conclusion est dérivée à partir d’une série de prémisses qui paraissent non problématiques, comme par exemple la divisibilité à l’infini de l’espace et du temps.

Souvent, on définit un paradoxe au sens plus étroit de dérivation d’une contradiction, c’est-à-dire une proposition ayant la forme « p et non p », pour laquelle on utilise parfois le symbole . Une contradiction est presque toujours considérée comme étant une conclusion inacceptable – sauf dans le cas de certains systèmes logiques dont on fera mention à la section 6. Par contre il n’est pas dit que toute conclusion inacceptable ait la forme spécifique d’une contradiction. Néanmoins, la différence parmi les deux concepts de paradoxe est en large mesure seulement apparente. En effet, pour toute conclusion inacceptable, disons « p », il est possible d’assumer sa négation « non p » comme prémisse acceptable dans le raisonnement. Par un simple passage inférentiel supplémentaire on obtient la conjonction « p et non p » et la contradiction est dérivée.

L’intérêt pour les paradoxes remonte au moins à l’époque et à l’œuvre d’Aristote. Toutefois, l’usage préférentiel et presque unique du mot paradoxe est un choix plus récent, qui date de l’époque de la naissance de la logique mathématique et de la fondation de la théorie des ensembles.[1] Au fil des époques, différents synonymes ont été utilisés en philosophie. Dans ses Réfutations sophistiques, Aristote parle surtout de paralogisme (du grec parà, contre, et logismós, raisonnement) en soulignant le caractère fallacieux et trompeur de bon nombre de ces raisonnements (Aristote 1995). Le mot est aussi largement utilisé en ce sens par Arnauld et Nicole dans la Logique de Port-Royal. Encore, Aristote et Platon utilisent le terme sophisme (sóphisma), en attribuant aux sophistes l’usage « professionnel » de ce genre d’arguments. Dans le De finibus, Cicéron fait mention de l’usage diffus en latin du mot admirabilia (littéralement admirables, surprenants).[2] Au Moyen-Age, tout texte de logique comprenait une collection assez large d’insolubles (insolubilia) qui faisaient l’objet d’un débat très intense dans le contexte de la philosophie scolastique. Le terme antinomie (du grec antí, contre et nomós, loi) est utilisé surtout pour un type spécifique d’argument paradoxal où l’on présente des argumentations plausibles à la fois pour une conclusion « p » et pour sa négation « non p ». De ce point de vue, les antinomies les plus célèbres sont les quatre antinomies kantiennes dans la Critique de la raison pure. Dans le même sens, les philosophes grecs utilisaient le mot aporie (du grec aporía, littéralement parcours sans passage).

Toute époque, depuis l’âge classique, a montré une fascination plus ou moins forte pour l’étude des paradoxes et leur solution. Les philosophes de l’école mégarique et ensuite les stoïciens ont dédié un large nombre de dissertations à ce sujet. Selon le compte rendu de Diogène Laërce (Vitae Philosophorum VII), Chrysippe a écrit plus de dix traités sur le paradoxe du menteur (voir Section 2), mais aucun de ces travaux n’est parvenu jusqu’à nous. Comme on l’a mentionné, l’étude des paradoxes était une étape fondamentale dans l’éducation médiévale à la logique. Toutefois, jusqu’à une époque assez récente, la plupart des paradoxes ont été plutôt regardés comme des curiosités ou des casse-tête plus ou moins amusants. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle, avec la naissance de la logique formelle et la découverte des problèmes de la théorie des ensembles, que les paradoxes ont servi de moyen d’analyse et de révision des théories mathématiques et scientifiques en général. Ce passage fondamental a été rendu possible par l’utilisation des langages formels, dans lesquels les nouveaux paradoxes sont formulés, et qui sont à présent un outil d’analyse indispensable.

De nos jours, une approche formelle des paradoxes est regardée comme fondamentale pour leur compréhension, leur analyse et pour toute tentative de solution. L’utilisation d’un langage formel, très souvent celui de la logique propositionnelle ou des prédicats, permet d’isoler de manière précise les prémisses de l’argument d’où la conclusion paradoxale découle ainsi que de saisir de façon claire et compacte la structure de l’argument. L’analyse au sein d’un langage formel s’appuie en effet sur un ensemble bien déterminé de règles de dérivation (ou règles d’inférence), qui réglementent de manière stricte la possibilité de dériver les étapes successives du raisonnement à partir des prémisses. Cela permet de mieux comprendre l’architecture de l’argument et d’isoler tous les points problématiques, qu’ils soient des prémisses ou bien des principes généraux – qui sont souvent cachés dans la version informelle du paradoxe – ou bien des règles d’inférence.

Pour l’analyse des paradoxes abordés dans cet essai, il suffira d’utiliser le langage de la logique propositionnelle, y compris un petit nombre d’opérateurs de modalité et de symboles additionnels que l’on introduira au fur et à mesure de leur emploi. Le langage de la logique propositionnelle est défini sur un ensemble de formules atomiques p, q, r… (représentant des propositions). Les formules atomiques sont composées au moyen des opérateurs booléens ¬ (« il n’est pas le cas que »), ˄ (« et »), ˅ (« ou ») et → (« si… alors »). On utilise les lettres grecques φ, ψ… comme des variables propositionnelles que l’on peut substituer à toute formule (atomique ou composée). Plus précisément, l’ensemble des formules est défini de manière dite récursive au moyen des clauses suivantes :

p, q, r, etc. sont des formules ;

• Si φ et ψ sont des formules, alors ¬φ, φ˄ψ, φ˅ψ et φ→ψ sont aussi des formules ;

• Rien d’autre n’est une formule.

La première clause nous dit que les formules atomiques font partie de cet ensemble (base de la récursion). La deuxième clause spécifie comment construire itérativement des formules plus complexes à partir de formules déjà construites φ et ψ (étape de récursion).

L’approche logico-formelle a joué un rôle déterminant dans l’étude des paradoxes et leur compréhension. D’autre part, il faut remarquer qu’une telle approche a parfois permis la découverte de paradoxes inconnus auparavant. Cela a été par exemple le cas des paradoxes déontiques (voir Section 4) et du paradoxe de la connaissabilité (voir Section 5). Dans plusieurs cas, le paradoxe est plutôt la conséquence du formalisme employé : c’est la logique que l’on emploie qui est inadéquate et a besoin d’être affinée. Ici les rôles sont donc inversés : ce n’est pas le formalisme qui détermine une révision des principes et des prémisses de l’argument paradoxal, mais plutôt le contraire.

Les sections 2 et 3 donnent un aperçu de deux étapes fondamentales dans l’histoire des paradoxes. Nous allons d’abord présenter les paradoxes de Zénon, les plus anciens et plus connus. Ensuite nous allons introduire les paradoxes de la théorie des ensembles, qui ont joué un rôle déterminant dans la discussion des fondements des mathématiques et qui ont façonné la méthode contemporaine d’analyse des paradoxes. Ces deux étapes nous permettent d’illustrer la structure générale et le fonctionnement d’un raisonnement paradoxal, soit au niveau pré-formel, dans le cas des paradoxes de Zénon, soit au niveau formel, dans le cas des paradoxes ensemblistes. Dans les sections suivantes, les paradoxes les plus débattus seront divisés par spécialité philosophique. La section 4 présente la structure générale des dilemmes moraux, qui font l’objet d’analyse en philosophie morale. La section 5 introduit les paradoxes de la connaissance et de la croyance, qui ont une pertinence particulière pour le domaine de l’épistémologie. Enfin, la section 6 traitera les paradoxes de la vérité, c’est-à-dire l’une des notions fondamentales dans la philosophie théorétique. En raison de leur nombre et de l’espace ici imparti, cet article ne pourra pas aborder la majorité des paradoxes examinés en philosophie.[3] Il faudra laisser de côté la discussion de bon nombre de paradoxes très intéressants et débattus tels que, si l’on mentionne seulement leurs catégories principales, les paradoxes du vague (ou sorites), ceux de la théorie de la décision et de la probabilité. Le lecteur souhaitant approfondir le sujet peut consulter les ouvrages plus complets de Sainsbury (2009) et Rescher (2001), en anglais, ou de Vidal-Rosset (2004), en français.

Parmi les paradoxes de Zénon d’Élée (environ 490 – 430 av. J.-C.) on compte le très célèbre paradoxe d’Achille et de la tortue, celui de la flèche, le paradoxe de la dichotomie ainsi que beaucoup d’autres. Bien que les paradoxes de Zénon aient été parmi les plus discutés depuis l’âge classique, leur version originale n’est pas parvenue jusqu’à nous. Ce que l’on connait de sa biographie et de sa pensée, on le doit surtout à Platon (dans le Parménide) et Aristote. Selon Simplicius (dans ses Commentaires à la Physique d’Aristote), il y avait environ 40 paradoxes formulés par Zénon, mais moins d’une dizaine nous sont parvenus. La plupart d’entre eux ont été transmis par Aristote dans la Physique. Seulement deux de ces paradoxes sont attribués à la source originale par Simplicius, qui écrit environ dix siècles après Zénon.

Selon la tradition, les arguments de Zénon sont élaborés en défense des thèses philosophiques de Parménide, dont il était le disciple. Le but était surtout celui de défendre le monisme ontologique parménidien. Brièvement décrit, le monisme est la thèse selon laquelle l’être est un et immuable. En conséquence, le mouvement, la pluralité et tout changement dans l’espace et dans le temps ne sont qu’illusoires. En réponse à ceux qui dénonçaient l’absurdité des thèses parménidiennes, les paradoxes de Zénon visaient à montrer que les assomptions contraires, qui sont à la base du pluralisme ontologique et de la réalité du changement, conduisent à des conclusions absurdes. C’est dans ce cadre qu’il faut donc lire le paradoxe d’Achille et de la tortue ainsi que tous les autres.

Ici nous allons fournir, avec un argument informel, une version du paradoxe de la dichotomie, qui tourne autour des mêmes assomptions que celui d’Achille et de la tortue mais dont la structure est plus immédiate. Imaginons un coureur, disons Achille, qui doit aller du point A au point A*. Pour arriver à A* Achille doit d’abord arriver à A1, qui est situé à de la distance entre A et A*. Avant d’arriver à A1, de la même manière, Achille doit rejoindre A2 qui est situé à la moitié de la route entre A et A1, c’est-à-dire à de la distance entre A et A*, et ainsi de suite pour toutes les distances de la série , , , , etc. Clairement, cette série est infinie. Etant donné cela, on construit le paradoxe de la dichotomie comme suit :

Prémisse 1 : Pour aller d’A à A* Achille doit parcourir un nombre infini de distances finies.

Prémisse 2 : Il est impossible pour qui que ce soit de parcourir un nombre infini de distances finies dans un temps fini.

Conséquence 1 : Par conséquent il est impossible pour Achille (ou qui que ce soit) d’aller d’A à A*.

Conséquence 2 : La distance d’A à A* étant arbitraire, il s’en suit qu’il est impossible pour Achille de parcourir toute distance arbitrairement courte.

Conclusion : Aucun mouvement n’est possible (pour qui que ce soit).

La conclusion est clairement inacceptable pour le sens commun – cela n’était peut-être pas le cas pour Zénon, car elle n’est rien d’autre qu’un corollaire de la thèse de Parménide qu’il visait à défendre. Comme on l’a mentionné auparavant, il est facile de dériver de cet argument une contradiction à proprement parler. Cela est le cas quand on assume la prémisse implicite suivante, fondée sur le sens commun, qui est la négation de la conclusion :

Prémisse 3 : Le mouvement est possible

L’aspect problématique du paradoxe, du moins jusqu’au XIXe siècle, est le fait que ses prémisses 1 et 2 sont en apparence difficiles à attaquer et que les étapes inférentielles qui mènent à sa conclusion ont l’air d’être correctes. Il y a plusieurs stratégies possibles pour contrer l’argument paradoxal ainsi structuré. Une option, peut-être la moins convaincante, est celle d’attaquer directement sa conclusion. Ce que semble avoir fait Diogène le Cynique, dans le compte rendu de Simplicius, tout simplement en se dressant debout et en commençant à marcher. La réponse moderne à ce paradoxe est différente et consiste à rejeter la prémisse 2. En effet, une telle prémisse repose sur l’assomption implicite que toute somme infinie de quantités finies doit donner une quantité infinie. Jusqu’au XIXe siècle, c’est-à-dire jusqu’au processus d’arithmétisation de l’analyse mathématique, la notion de somme infinie est restée un concept vague et mal défini. Il était donc compliqué, ou du moins il avait l’air arbitraire, de rejeter la prémisse 2 sans justification. C’est depuis le travail de Cauchy que la notion de somme infinie a acquis une définition précise et tout à fait rigoureuse. De nos jours, le fait qu’une somme infinie de quantités finies ait une valeur finie est une chose bien connue de tout élève de classe terminale. Un exemple immédiat est donné par l’addition infinie + + + +… = 1, qui fournit un contre-exemple décisif à la prémisse 2.[4]

Une réponse décisive aux paradoxes de Zénon a été fournie par une avance en mathématiques. Toutefois, ces paradoxes eux-mêmes n’ont pas été la cause principale d’une telle avance. Les choses sont différentes pour les paradoxes ensemblistes, qui sont apparus vers la fin du XIXe siècle et qui ont conduit à une remise en question majeure des fondements des mathématiques.

En simplifiant un peu l’histoire, l’« âge d’or » des fondations des mathématiques se situe dans la période qui va de 1870 jusqu’à la fin du XIXe siècle. Jusqu’à cette époque, on considérait l’arithmétique et la géométrie comme deux univers largement indépendants. Il n’y avait pas une idée claire de la relation entre le système des nombres naturels, entiers et rationnels d’un côté, qui sont à la base de l’arithmétique, et de l’autre côté celui des nombres réels et complexes, qui sont à la base de la géométrie. C’est avec le processus d’arithmétisation de l’analyse, mené principalement par Weierstrass, Cantor (1874) et Dedekind (1872), que l’on achève la « construction » des nombres réels à partir des nombres rationnels. Cette arithmétisation est le chaînon manquant d’une série de réductions qui permettent de définir tout système numérique à partir d’un plus simple (par exemple les nombres rationnels à partir des entiers) et qui donc permettent de construire le corps entier des mathématiques à partir des nombres naturels.

C’est alors, par l’œuvre de Cantor (1895, 1897) et Dedekind (1888), que prend corps l’idée que la totalité des mathématiques peut être construite à partir des principes « élémentaires » de la théorie des ensembles telle qu’elle a été formulée par Cantor. L’étape suivante est donc la tentative de réduction de l’arithmétique à la simple logique, qui est entreprise par Dedekind (1888) et Frege (1885 et 1903). Ce projet visait à fonder toute la hiérarchie des systèmes mathématiques sur la « pure logique » qui, dans la conception de ces mathématiciens, comprenait les assomptions de base de la théorie des ensembles, vus comme des principes élémentaires de la pensée. En revanche, dès la première période, il s’est avéré que la théorie des ensembles telle qu’elle avait été formulée par Cantor (et depuis dite la théorie naïve des ensembles) comportait des résultats problématiques. Tels sont par exemple le paradoxe de Cantor, qui montre que la collection de tous les nombres cardinaux ne forme pas un ensemble, ou celui de Burali Forti, qui montre la même chose pour les nombres ordinaux. Mais ce n’est que lorsque Frege était en train d’achever sa construction logique des mathématiques, dans les Grundgesetze der Arithmetik (1903), que le paradoxe de Russell a fait surface, en secouant à la base le projet fondationnaliste.[5]

Le paradoxe de Russell est aussi important que simple à formuler et s’appuie sur la même méthode de diagonalisation que Cantor utilise pour démontrer que la cardinalité des nombres réels est plus large que celle des entiers naturels. Le raisonnement s’appuie d’abord sur le principe de compréhension (PC) suivant :

(PC) Pour toute propriété P il existe l’ensemble des objets qui satisfont P

Ce principe a l’air assez innocent. Intuitivement, il dit que pour une propriété telle que, par exemple, « être rouge », on peut assumer qu’il existe l’ensemble de toutes les choses qui sont rouges. Le problème est que cet axiome a une portée existentielle presque illimitée, car il permet de créer des ensembles à partir de propriétés arbitraires. Un tel arbitraire est exploité par le paradoxe de Russell.

Considérons pour un objet x quelconque la propriété « ne pas appartenir à soi-même », qui en langage ensembliste s’écrit ¬(xx). Le principe (PC) assure qu’il y a un ensemble, appelons le E, tel que pour tout objet y

(yE) si et seulement si ¬(yy)

Maintenant l’objet E étant défini, on peut se demander s’il appartient ou non à lui-même. En d’autres termes, on peut substituer E pour y dans le schéma précédent. Ce qui en résulte est l’équivalence suivante :

(EE) si et seulement si ¬(EE)

On se trouve ici face à un vrai paradoxe. Plus précisément, on à affaire à une antinomie très spéciale où l’on dérive EE à partir de sa négation ¬(EE) et vice-versa.

Le paradoxe de Russell a marqué une étape fondamentale de révision qui sera achevée avec la théorie axiomatique des ensembles de Zermelo-Fraenkel. Le point de départ de cette révision est la prise de conscience que le principe de compréhension (PC) ne peut pas être imposé comme axiome, sauf restriction, sous peine de contradiction. Une forme limitée de PC survit dans l’axiome de séparation de la théorie de Zermelo-Fraenkel. Ce dernier permet de créer un nouvel ensemble A à partir d’une propriété P, mais seulement en tant que sous-ensemble d’un ensemble B qui soit « déjà donné ». En général, la plupart des révisions de la théorie des ensembles ont été guidées par le principe du cercle vicieux.[6] Ce principe affirme que l’on ne peut introduire aucun objet qui puisse être défini seulement d’une manière qui dépend essentiellement de cet objet lui-même. Ce principe exclut l’ensemble E du paradoxe de Russell, puisque ce dernier est défini à partir de la totalité des ensembles, qui donc comprendrait E lui-même. Le principe du cercle vicieux a aussi joué un rôle majeur dans le cas des paradoxes de la vérité (voir Section 6) qui, dans la vision de Russell, sont intimement liés aux paradoxes ensemblistes.

L’idéal de toute théorie normative de la morale est celui de fournir une guide à l’action en établissant un système plus ou moins articulé de principes, obligations et préceptes. Cela est le cas pour des systèmes de pensée par ailleurs très différents tels que celui d’Aristote, d’Epicure ou de Kant. Un paradoxe de la morale se présente souvent comme un argument qui établit des obligations absurdes ou bien autorise des actions épouvantables, comme dans le cas du paradoxe de Ross ou celui de la permission libre de choix (voir Ross 1941) qui établissent que toute action est obligatoire (ou bien licite) à partir de l’existence d’une obligation (ou d’une permission) quelle qu’elle soit. Dans la plupart des cas, un paradoxe moral entraine des obligations en opposition ou encore rend licites des actions arbitraires. Dans le cas extrême cela aboutit à une contradiction tout court.

La présence d’une contradiction constitue un problème majeur pour tout système de normes. En effet, la plupart des philosophes de la morale, au moins jusqu’au XXe siècle, ont assumé, souvent de manière implicite, qu’un système de normes ne doit pas être contradictoire. C’est parce que le caractère contradictoire fait « exploser » le système, en rendant toute action licite et même obligatoire. C’est du moins le cas si l’on accepte la logique classique (voir la discussion sur le principe de l’explosion à la section 6.2). Même dans le cas où l’on n’aboutit pas à une contradiction, un paradoxe pose problème si on assume qu’un système doit être le plus « complet » possible, c’est-à-dire qu’il permette de résoudre tout conflit entre obligations et qu’il puisse diriger l’action du sujet dans (presque) toute situation.[7]

La forme de paradoxe la plus célèbre dans ce contexte est celle du dilemme moral.[8] Dans sa forme de base, un dilemme moral est donné par les trois conditions suivantes :

(D1) Le sujet a l’obligation de mener à terme l’action p ;

(D2) Le sujet a l’obligation de mener à terme l’action q ;

(D3) Il n’est pas possible pour le sujet de mener à terme p et q à la fois.

Il se peut très bien que q soit tout simplement non p, dans ce cas (D3) devient superflue.

L’un des dilemmes les plus connus, qui exprime un cas limite de contraste entre obligations, est raconté dans le roman de William Styron Le choix de Sophie (Styron 1979). Sophie est une mère prisonnière dans un camp de concentration avec ses deux fils. Un officier nazi pose Sophie face à un choix dramatique. Elle peut choisir de sauver l’un de ses deux enfants, mais l’autre sera destiné à la mort. Dans le cas où elle refuse de choisir, tous les deux seront condamnés à mourir. Si l’on considère p comme étant l’action « sauver le premier enfant » et q comme l’action « sauver le deuxième enfant », on voit bien que Sophie se trouve face à un dilemme moral tel que décrit par les conditions précédentes.

On peut représenter le cas de figure d’un dilemme moral de manière schématique en s’appuyant sur le langage formel introduit à la Section 1.2 auquel on ajoute les opérateurs « déontiques » O et C. L’expression Op signifie « le sujet (Sophie) a l’obligation de conduire à terme l’action p », tandis que Cp signifie « le sujet (Sophie) a le pouvoir de conduire à terme l’action p ». [9] On peut donc écrire les prémisses de notre dilemme moral de la façon suivante :

(D1*) Op

(D2*) Oq

(D3*) ¬C(p ˄ q)

Bien que les prémisses (D1) – (D3) déterminent un conflit entre obligations, à première vue elles ne semblent pas nécessairement impliquer une contradiction. Toutefois celle-ci est facilement dérivable si l’on assume deux principes ultérieurs qui sont d’ordinaire acceptés. Le premier d’entre eux est le principe kantien devoir implique pouvoir, qui dit que si on a l’obligation de faire en sorte que p alors on doit avoir le pouvoir de le faire. Autrement dit, on ne peut pas être obligés de faire ce que l’on n’est pas en mesure d’accomplir. Ce principe peut se formuler de la façon suivante :

(DP) Oφ → Cφ[10]

L’autre principe en jeu est celui de l’agglomération des obligations (Williams 1965) :

(AGG) (Oφ ˄ Oψ) → O(φ ˄ψ)

Autrement dit, si on est obligé de faire en sorte que φ et on est obligé de faire en sorte que ψ, alors on est obligé de faire en sorte que (φ et ψ).

À partir de l’ensemble D1*- D3*, DP et AGG, on dérive facilement une contradiction. En effet, D1* et D2* impliquent, par introduction de la conjonction :

  1. Op ˄ Oq

puisque (1) est un cas particulier de l’antécédent de AGG. On peut donc en dériver par élimination de l’implication (aussi dite modus ponens), son conséquent :

  1. O(p ˄ q)

Maintenant, à partir de (2) et de DP on dérive, toujours par modus ponens :

  1. C(p ˄ q)

Par conséquent, une contradiction est engendrée par D3* et (3).

Ce problème a été rendu populaire par Williams (1965) et a fait l’objet d’un large débat depuis lors. La réaction de Williams lui-même a été de nier la validité du principe AGG (voir aussi van Fraassen 1973). D’autres approches ont visé à remettre en question la généralité du principe DP (Lemmon 1962). Toutefois, il faut remarquer qu’une contradiction peut être dérivée de manière alternative sur la base d’une paire différente de principes (voir McConnell 2014). Le premier est le principe de consistance déontique :

(PC) Oφ → ¬O¬φ

qui dit que la même action ne peut pas être, en même temps, à la fois obligatoire et prohibée. L’autre est le principe de la logique déontique selon lequel si p est une cause nécessaire de q et si p est obligatoire, alors q l’est aussi. Formellement :

(PD) □(φ → ψ)→ (Oφ → Oψ) [11]

En plus, dans le cas où l’on admette la possibilité de deux obligations Op et O¬p, le principe PC est suffisant pour dériver une contradiction (ce que l’on appelle parfois dilemme de Sartre).

Face à la contradiction, une option radicale est celle de nier la réalité des dilemmes moraux (voir Zimmerman 1996). Cela revient à postuler que, dans tout cas similaire, au moins l’une des prémisses D1 – D3 doit être fausse. Une stratégie dans ce sens est celle d’affirmer que, lorsque deux obligations sont en conflit l’une des deux est capable d’annuler l’autre. Le fait que le sujet ne sache pas laquelle des deux obligations il faut suivre serait donc simplement l’affaire d’un défaut épistémique, et non pas d’un aspect intrinsèquement contradictoire de la morale.[12] Ce point de vue est toutefois très problématique dans des cas limites tels que celui du choix de Sophie, où le même principe de moralité engendre des obligations conflictuelles. Ici l’on est face à ce que l’on appelle parfois des cas symétriques (Sinnott-Armstrong 1988). Dans une situation pareille, ceux qui nient l’existence des dilemmes argumentent plutôt en faveur d’une obligation de type disjonctif telle que O(p ˅ q) : l’obligation de Sophie serait celle de sauver l’un de ses deux enfants, n’importe lequel (Zimmerman 1996).

Le débat entre ceux qui affirment l’existence des dilemmes et ceux qui la nient est souvent fondé sur le présupposé que les principes moraux ne doivent pas engendrer de contradictions. Il y a toutefois des points de vue alternatifs. Selon certains, un système de morale contradictoire ne détermine pas nécessairement un défaut mais plutôt une vertu. De ce point de vue, le fait d’être ouvert à la contradiction montrerait que le système est non fermé et, pareil à un organisme biologique, ouvert à un processus évolutif (Smilansky 2007).

Dans le cadre de la logique déontique, bon nombre d’autres paradoxes ont fait surface. Ceux-ci comprennent le paradoxe de Ross et celui de la permission libre de choix, que l’on a mentionnés auparavant, ainsi que le paradoxe du Bon Samaritain ou encore celui des obligations contraires au devoir (ou paradoxe de Chisholm). Dans la plupart des cas, ces paradoxes ne constituent toutefois pas des problèmes éthiques à proprement parler, car ils montrent plutôt les limites d’expressivité de la logique déontique standard, qui est à nos jours un outil formel encore en phase de construction.

Épistémè est le mot grec pour connaissance ou savoir. L’analyse de notions telles que « connaissance », « croyance », ainsi que « justification » et « évidence » constitue l’un des objets d’intérêt principaux de l’épistémologie. Telles notions ont souvent des propriétés spécifiques. Par exemple, une propriété que l’on attribue à la connaissance est la suivante : si l’on sait que p alors p est vrai. C’est ce que l’on appelle communément factivité de la connaissance et que les Scolastiques exprimaient avec la maxime nihil scitum nisi verum. Cette propriété distingue la connaissance de la simple croyance : si l’on croit que p, rien n’implique que p soit vrai. La connaissance a souvent été caractérisée comme étant une sorte de « croyance vraie et justifiée », bien qu’une telle définition soit problématique, comme le montre le problème de Gettier (Gettier 1963) qui constituel’un des débats les plus vifs en épistémologie.[13]

Les paradoxes épistémiques concernent surtout les notions de croyance et de connaissance. Les raisonnements sur lesquels ils sont construits exploitent leurs propriétés caractéristiques. L’un des plus célèbres est le paradoxe de Moore. G. E. Moore (1942) a été le premier à souligner le caractère particulier de certains énoncés tels que « il pleut mais je ne crois pas qu’il pleut » ou bien « il pleut mais je ne sais pas qu’il pleut ».[14] Ce qui pose problème est le statut double de ces énoncés. D’un côté, ils semblent très bien pouvoir être vrais et n’impliquer aucune contradiction – imaginons qu’il pleuve (fait objectif) mais que je suis dans une chambre sans fenêtres et que, avant d’y entrer, il faisait beau. De l’autre côté, il est absurde pour le sujet (moi) de croire le contenu de cet énoncé, et même de l’asserter véridiquement.

Ce fut Jaakko Hintikka (1962) qui montra, à l’aide de la logique épistémique, où se cache la contradiction. Soit p l’énoncé « il pleut ». On introduit un nouvel opérateur K qu’il faudra lire comme « je sais que ». L’énoncé « il pleut mais je ne sais pas qu’il pleut » peut donc être formalisé de la façon suivante :

p ˄ ¬Kp

Cet énoncé ne pose pas de problème. En effet, il est non-contradictoire dans tout système « non trivial » de logique épistémique. Le problème toutefois surgit lors que j’affirme de connaitre le contenu de cet énoncé, c’est-à-dire :

  1. K(p ˄ ¬Kp)

En effet, une propriété intuitive de la connaissance – qui est aussi valide dans toute logique modale minimale – est la distributivité sur la conjonction : si je sais que (p et q) alors il s’en suit que je sais que p et que je sais que q.

(DIST) K(φ ˄ ψ) → (Kφ ˄ Kψ)

L’énoncé (1) est un cas particulier de l’antécédent de DIST, d’où l’on peut donc dériver, par modus ponens, le conséquent :

  1. Kp ˄ K¬Kp

Et donc les deux conjoints :

  1. Kp
  2. K¬Kp

On considère maintenant le principe de la factivité de la connaissance, qui correspond en logique épistémique à l’axiome suivant (aussi connu sous le nom d’axiome T) :

(T) Kφ→ φ

À partir de (T) l’on dérive, par modus ponens à partir de (4), la formule suivante :

  1. ¬Kp

(4) et (5) déterminent une contradiction, d’où le paradoxe.

La formule (p ˄ ¬Kp) représente la version dite « omissive » de l’énoncé de Moore, car on y affirme que l’on ne sait pas que p (la connaissance de p est omise). Il y a toutefois aussi une version « commissive » du même énoncé : « il pleut mais je sais qu’il ne pleut pas ». Cette dernière est formalisée par la formule :

p ˄ K¬p

Cette formule aussi mène à une contradiction – en utilisant l’axiome T – mais la dérivation comporte quelques passages supplémentaires par rapport à la précédente. La contradiction est encore plus dissimulée dans le cas de la version doxastique de l’énoncé de Moore, c’est-à-dire l’énoncé « il pleut mais je ne crois pas qu’il pleut ». Ce dernier est formalisé par la formule :

p ˄ ¬Bp

B est l’opérateur « je crois que ». L’opérateur B n’est pas factif, ce qui empêche le passage inférentiel de (4) à (5). Toutefois, une contradiction est quand même dérivable sur la base des autres propriétés de B (voir Hintikka 1962).

Le paradoxe de Moore est de nos jours largement discuté (Green et al. 2007). La plupart des analyses concordent sur le fait que l’énoncé de Moore ne peut pas être asserté véridiquement sous peine de contradiction. Certains commentateurs y ont vu une analogie avec le paradoxe du menteur (voir Section 6). Toutefois le statut des énoncés de Moore est différent. Ces énoncés ne sont pas auto-contradictoires, mais plutôt « inaccessibles », ce que Sorensen (1988) appelle des « angles morts » (blindspots). Dans le cadre de la logique épistémique dynamique on a montré le caractère « non appréhensible » (non learnable) des énoncés mooréens (van Benthem 2004, van Ditmarsch et Kooi 2006) : des énoncés qui deviennent faux après leur annonce (bien qu’étant vrais auparavant). Les énoncés mooréens ne sont pas les seuls énoncés de ce genre. La caractérisation de la classe des énoncés non appréhensibles est à présent l’un des objets d’étude de la logique épistémique dynamique.

Fitch (1963) présente un résultat de logique modale (le théorème n. 5) qui a été plus tard rendu célèbre par Hart et McGinn (1976) sous le nom de paradoxe de la connaissabilité ou de Fitch. Le statut de paradoxe dérive du fait qu’un tel résultat semble déterminer une réduction à l’absurde du principe de vérification par des moyens purement logiques. Brièvement exposé, ce principe affirme que tout énoncé vrai est connaissable (au moins en principe). Le principe de vérification est un corollaire de la doctrine néo-positiviste de la signification – qui maintient que le sens d’un énoncé est donné par sa méthode de vérification – mais aussi du point de vue antiréaliste, selon lequel la vérité d’un énoncé dépend de sa démontrabilité. L’argument de Fitch montre que, si l’on considère le principe de vérification comme étant un axiome valide, on en dérive que toute énoncé vrai est connu par le sujet, y compris des énoncés sur des vérités très contingentes ou éphémères. Cela implique une sorte d’omniscience du sujet, d’où son absurdité.

Le paradoxe de la connaissabilité a un lien très étroit avec le paradoxe de Moore. On peut même le regarder comme étant une conséquence directe de ce dernier.[15] Cela en résulte immédiatement lors qu’on reconstruit la dérivation de Fitch. Tout d’abord, il faut formaliser le principe de vérification en logique modale, ce que l’on fait – en ajoutant au langage un opérateur ◊, « il est possible que » – avec la formule suivante :

(PV) φ → ◊Kφ

Cette formule dit que « si φ est vrai alors il est possible que je sache que φ ». Considérons maintenant l’énoncé mooréen de la section précédente :

  1. p ˄ ¬Kp

On a dit que cet énoncé, bien qu’inaccessible, pouvait très bien être vrai. En effet, cela découle du fait que je ne suis pas omniscient et il y a donc au moins un énoncé vrai que je ne connais pas. Or, (PV) est supposé être un principe général qui s’applique à tout énoncé vrai, y compris (1). On peut donc substituer φ à p ˄ ¬Kp dans (PV) et on obtient l’énoncé suivant :

  1. (p ˄ ¬Kp) → ◊K(p ˄ ¬Kp)

Puisque l’antécédent est (1), on en dérive par modus ponens le conséquent :

  1. ◊K(p ˄ ¬Kp)

Mais comme on l’a vu à la section précédente, l’énoncé K(p ˄ ¬Kp) donne lieu à une contradiction . Il n’est donc pas compliqué de dériver, à partir de (3) :

En logique modale, la formule ◊ implique et la contradiction est vite dérivée. Si l’on veut préserver (PV) il faut donc renoncer à la non-omniscience et nier (1). La négation de (1) peut s’écrire comme suit :

  1. p → Kp

qui se traduit comme « toute vérité est connue », d’où le paradoxe qui en découle.

Le paradoxe de la connaissabilité a été l’un des plus débattus depuis le début des années 80. La plupart des solutions qui ont été proposées suivent trois différentes stratégies. La première d’entre elles est celle de l’affaiblissement de la logique classique. Par exemple, on peut montrer que dans un cadre de logique modale intuitionniste, la formule 5 n’est pas dérivable (Williamson 1987). Une stratégie alternative est celle de la restriction. Une telle stratégie consiste à limiter la généralité du principe de vérification, ce qui revient à restreindre les instances de substitution de PV (Tennant 1997, van Benthem 2004). Une troisième stratégie, la plus radicale, est celle de la reformulation (Edgington 1984), qui maintient que la formulation de PV n’exprime pas à proprement parler le principe de vérification.

Le paradoxe de l’examen surprise – dont la formulation originale est due au mathématicien Lennart Ekbom (voir O’Connor 1948) – a été rendu populaire principalement par Quine (1953) et Gardner (1963) dans la version, plus sanglante, du paradoxe du pendu. La version standard du paradoxe est la suivante. Un enseignant annonce à sa classe qu’il y aura un examen la semaine suivante, et que cela sera une surprise. Les étudiants, étant de bons logiciens, font le raisonnement qui suit. Supposons que l’examen ait lieu le vendredi (le dernier jour de la semaine scolaire). Dans ce cas-là, les étudiants seront capables de prévoir, le soir du jeudi, que l’examen aura lieu le jour suivant, et cela ne sera donc pas une surprise. Il est par conséquent impossible qu’un examen surprise ait lieu le vendredi. Mais donc, continue le raisonnement, l’examen ne pourra pas avoir lieu le jeudi non plus. Car à la veille du jeudi, en sachant que le vendredi est exclu, les étudiants sauront que l’examen aura lieu le jeudi et cela ne sera pas une surprise non plus. En raisonnant de la même manière, les étudiants excluent tous les jours de la semaine et concluent que l’examen ne pourra pas avoir lieu. Ayant pleine confiance en leur conclusion, ils sont très surpris quand l’examen a lieu le mercredi. L’enseignant avait raison après tout.

Le paradoxe a la structure d’une antinomie. D’un côté, si le raisonnement des étudiants est correct, il faut nier, par réduction à l’absurde, l’énoncé « il y aura un examen surprise ». De l’autre côté, cet énoncé se révèle vrai lorsque l’enseignant donne l’examen le mercredi, d’où la contradiction. La difficulté de ce paradoxe se cache dans le fait qu’il y a plusieurs aspects ambigus dans la présentation informelle du raisonnement, ainsi que d’approches possibles de formalisation. Le problème majeur tourne autour de la notion de surprise. Comme le souligne Chow (1998), il y a en effet au moins deux façons possibles d’interpréter l’assertion de l’enseignant :

  1. Il y aura un examen la semaine prochaine et sa date ne sera pas dérivable à partir de l’assomption que l’examen aura lieu à un moment donné la semaine prochaine.

Ou bien :

  1. Il y aura un examen la semaine prochaine et sa date ne sera pas dérivable à partir du contenu de cet énoncé lui-même.

On peut montrer que l’interprétation A bloque le raisonnement des étudiants à la première étape : il est possible d’exclure le vendredi mais on ne peut pas aboutir aux étapes suivantes. Au contraire, B rend correct le raisonnement des étudiants. On voit bien que l’énoncé B est auto-référentiel. Une formalisation de cet énoncé dans le langage de la logique du premier ordre a été fournie par Fitch (1964), où l’auteur montre qu’il s’agit d’un énoncé auto-contradictoire. Par conséquent, beaucoup de logiciens ont vu dans le paradoxe de l’examen surprise essentiellement un problème de mauvaise auto-référentialité, comme dans les paradoxes sémantiques (voir section 6).

La plupart des commentateurs ont toutefois objecté que l’interprétation auto-référentielle de l’énoncé de l’enseignant ne rend pas compte du fait que celui-ci devient, en fin de compte, vrai, car les étudiants sont surpris lorsque l’examen a lieu. Dans ce cas, l’interprétation A reste la plus adéquate. Selon l’approche dite épistémologique, il faut donc situer la source du paradoxe dans le raisonnement fautif des étudiants. Toutefois, la faute des étudiants est difficile à détecter. Cela est dû au fait que l’énoncé A présente des analogies avec l’énoncé de Moore. Par le moyen d’une formalisation en logique épistémique, Sorensen (1988) et Chow (1998) ont montré que A est consistant et peut donc très bien être vrai (au moment où l’enseignant l’énonce). Toutefois, la faute des étudiants est celle d’assumer A après l’annonce de l’enseignant. Comme l’énoncé de Moore, A n’est pas appréhensible, dans le sens où il ne devient pas connu des étudiants après son annonce. Par conséquent, la faute des étudiants est d’assumer que la contradiction est interne à l’énoncé A, alors qu’elle découle de leur assomption implicite de A.

L’énoncé de l’enseignant est donc trompeur dans le sens où il n’est pas connaissable après son annonce, tout comme l’énoncé de type mooréen « p et tu ne sais pas que p ». Toutefois, il y a une subtilité supplémentaire. L’énoncé mooréen est ce que l’on peut appeler un énoncé anti-successful, car il devient faux après son assertion. Cela n’est pas le cas d’A car, bien qu’étant impossible à connaître, il reste vrai. Cet aspect a été souligné par Gerbrandy (2007) dans le cadre d’une analyse en logique épistémique dynamique. L’énoncé mooréen et A représentent donc deux typologies différentes d’énoncés non appréhensibles, parmi d’autres typologies qui sont l’objet d’études en logique dynamique épistémique.

Les paradoxes sémantiques concernent la notion même de vérité et l’emploi des mots « vrai » et « faux » dans les énoncés du langage. Le plus célèbre est sans doute le paradoxe du menteur (en grec pseudómenos lógos), qui pointe le doigt sur le statut contradictoire d’énoncés tels que « je mens », ou encore « tout ce que je dis est faux ». La première formulation du paradoxe est attribuée à Eubulide de Milet (IV siècle av. J.-C.) par Diogène Laërce.[16] Afin d’expliquer le paradoxe on considère l’énoncé F suivant :

(F) F est faux

Intuitivement, tout énoncé assertoire bien formé est soit vrai soit faux. Mais le cas de F est plus compliqué, comme le montre le raisonnement suivant. Supposons que F soit vrai. Par conséquent, ce que dit F doit être le cas. Mais F dit de lui-même qu’il est faux. Par conséquent, il s’en suit que F est faux. Supposons au contraire que F soit faux. Mais cela est précisément ce que l’énoncé F dit de lui-même. Un énoncé qui dit ce qui est le cas est vrai. Donc F est vrai. Par ce raisonnement on obtient donc les deux conditionnels suivants :

Si F est faux alors F est vrai.

Si F est vrai alors F est faux.

Par conséquent, F est vrai si et seulement s’il est faux. On est donc face à une antinomie du même type que le paradoxe de Russell.

Le paradoxe du menteur a traversé les époques. Après sa formulation par Eubulide, il a fait l’objet d’un débat ininterrompu parmi les logiciens mégariques et les stoïciens. Il figurait parmi les insolubilia les plus célèbres de la logique médiévale, et Buridan en proposa plusieurs solutions dans ses Summulae de dialectica. Mais c’est au XXe siècle, avec le développement de la logique formelle – suite à l’intérêt engendré par les paradoxes de la théorie des ensembles et les résultats d’incomplétude de Gödel – que la discussion autour des paradoxes sémantiques a connu ses moments les plus intenses.

Selon Russell, le problème soulevé par le menteur est essentiellement du même type que celui du paradoxe de Russell. L’écueil principal serait donc un problème d’auto-référentialité, car l’énoncé F parle de lui-même en disant qu’il est faux. Pour Russell et ceux qui l’ont immédiatement suivi, la solution est donc à chercher à travers le principe du cercle vicieux (voir Section XXX), qui doit limiter la possibilité pour un énoncé assertoire de faire référence à lui-même. Il faut toutefois souligner deux choses dès le début. D’abord, l’auto-référentialité des énoncés n’est pas un problème en soi, comme le montre l’énoncé suivant :

(V) V est vrai

Cet énoncé n’engendre pas de problème bien qu’étant clairement auto-référentiel. Dans les langages de la logique formelle, l’auto-référentialité est tout à fait licite : les célèbres résultats d’incomplétude de Gödel (1931) s’appuient précisément sur la construction d’un mécanisme qui permet de parler des propriétés du langage à l’intérieur de lui-même. En deuxième lieu, bon nombre de paradoxes de la vérité ne sont pas engendrés par des énoncés auto-référentiels. Cela est le cas pour les deux énoncés suivants, prononcés par Abélard et Eloïse :

(A) Ce que dit Eloïse est vrai

(E)  Ce que dit Abélard est faux

Par un raisonnement analogue à celui effectué auparavant, on peut montrer que A est vrai si et seulement s’il est faux. Il y a donc ici le même problème du menteur, mais sans que A soit auto-référentiel. La référentialité entre A et E est ici plutôt cyclique, ce qui a mené à penser que la cause du paradoxe puisse être une certaine forme de cyclicité, dont l’auto-référentialité serait un cas particulier. Toutefois, il y a au moins une classe de paradoxes sémantiques qui ne font pas appel à la circularité. C’est le cas du paradoxe de Yablo (1993) qui est engendré par la suite infinie des énoncés suivants :

A0 : tous les Ai avec i > 0 sont faux

A1 : tous les Ai avec i > 1 sont faux

An : tous les Ai avec i > n sont faux

Ici, il n’y a pas de circularité car tout énoncé fait référence aux énoncés suivants dans la série, mais se trouve quand même en présence d’un paradoxe, car il n’est pas possible d’assigner une valeur de vérité (soit vrai soit faux) à tout énoncé de la suite sans engendrer une contradiction. La discussion sur les causes « structurelles » des paradoxes de la vérité est une question très intéressante et toujours ouverte.

Le paradoxe du menteur et ses analogues font l’objet d’un débat très articulé entre des points de vue différents concernant la logique et la notion de vérité. Afin de clarifier le débat et montrer les motivations des solutions principales, il est utile de présenter le menteur dans un cadre plus formel, comme le font Beall et al. (2017). Tout langage formel apte à exprimer des arguments comme le menteur doit être doté d’un prédicat de vérité Vr. Le prédicat Vr s’applique à des noms particuliers, notamment des noms d’énoncés. Etant donné un énoncé φ, on utilise ⸢φ⸣ pour indiquer son nom. L’énoncé qui dit que φ est vrai s’écrit donc Vr(⸢φ⸣). On dénote avec ⊢ la relation de dérivabilité, où φ ψ signifie que ψ est dérivable à partir de φ et ⊢ ψ signifie que ψ est dérivable à partir d’un ensemble vide de prémisses.[17] On utilise φ ⊣⊢ ψ pour dénoter l’inter-dérivabilité de φ et ψ, c’est-à-dire pour abréger φψ et ψφ.

Le raisonnement du menteur fait surtout appel au principe du tiers exclu (TE), ainsi qu’à la propriété de l’adjonction (ADJ), de la disjonction (DIS), celle de l’explosion (EXP) et au schéma de vérité (V). Ces principes sont codifiés de la manière suivante :

(TE) ⊢ φ ˅¬ φ

(ADJ) Si φψ et φξ alors φξ ˄ ψ

(DIS) Si φξ et ψξ alors ψ ˅ φξ

(EXP) φ, ¬ φψ

(V) φ ⊣⊢ Vr(⸢φ⸣)

Les principes TE, ADJ, DIS et EXP sont typiquement des lois de la logique classique, qu’ on a utilisées souvent jusque ici de manière implicite. Le schéma V est communément regardé comme une convention définitoire de la notion même de vérité.[18]

Ce qui reste à définir est la contrepartie formelle de l’énoncé du menteur. Une telle formule peut être construite sur la base de l’un des résultats les plus importants de Gödel (1931), qui est connu comme le lemme de diagonalisation ou lemme du point fixe. Ce résultat permet d’établir que, dans tout langage « suffisamment expressif », pour tout prédicat P il y a un énoncé φ tel que :

φ ⊣⊢ P(⸢φ⸣)

Cela vaut aussi pour le prédicat ¬Vr, pour lequel il y a donc un énoncé μ tel que :

μ ⊣⊢ ¬Vr (⸢μ ⸣)

Mais μ est équivalent à l’énoncé qui dit que μ n’est pas vrai. Autrement dit μ est l’énoncé du menteur.

La formalisation du paradoxe du menteur se déroule comme suit. Étant donné l’énoncé μ, TE permet d’établir ce qui suit :

(1) Vr (⸢μ ⸣) ˅ ¬Vr (⸢μ ⸣)

D’ici, on peut dériver une contradiction par le moyen de DIS. Pour cela, on raisonne par cas afin de montrer que la contradiction est dérivable à partir de chacun des membres de la disjonction 1.

Cas 1

On assume :

(2) Vr (⸢μ ⸣)

À partir de 2, grâce au schéma V, on peut dériver ce qui suit :

(3) μ

De 3 on dérive, par la définition de μ :

(4) ¬Vr (⸢μ ⸣)

De 2 et 4, par ADJ, on dérive :

(5) Vr (⸢μ ⸣) ˄ ¬Vr (⸢μ ⸣)

Cas 2

On assume :

(6) ¬Vr (⸢μ ⸣)

De la définition de μ et de 6 on dérive :

(7) μ

De 7, par le schéma V, on obtient :

(8) Vr (⸢μ ⸣)

Et donc, de 6 et 8, par ADJ, on a :

(9) Vr (⸢μ ⸣) ˄ ¬Vr (⸢μ ⸣)

Et le cas 2 est achevé. En appliquant la règle DIS on dérive donc Vr (⸢μ ⸣) ˄ ¬Vr (⸢μ ⸣) directement à partir de 1, qui est à son tour établi par (TE). On a donc ⊢ Vr (⸢μ ⸣) ˄ ¬Vr (⸢μ⸣) et la contradiction est dérivée à partir d’un ensemble vide de prémisses. Dans le cadre de la logique classique, la contradiction est donc inévitable si l’on admet un prédicat de vérité qui puisse être appliqué à tout énoncé du langage. Les solutions qui ont été proposées se caractérisent par le rejet d’au moins l’une des assomptions de cette construction.

Les solutions qui visent à garder les principes fondamentaux de la logique classique doivent restreindre le domaine d’application du prédicat de vérité. Dans cette perspective, la solution principale est celle de Tarski (1935, 1944). Selon Tarski, ce que montre le paradoxe du menteur est qu’il n’est pas possible pour un langage, sous peine d’inconsistance, de contenir un prédicat de vérité « interne », c’est-à-dire qui est contenu dans le langage même auquel il s’applique. Tarski montre qu’il est toutefois possible de définir de manière cohérente une hiérarchie de langages L0, L1,…, Ln etc. où chaque langage Ln (pour n > 0) contient un prédicat de vérité Vrn qui s’applique aux énoncés du langage de niveau n-1 et qui respecte en même temps le schéma V. L’énoncé μ ne figure pas dans cette hiérarchie de langages, car il serait équivalent à ¬Vr (⸢μ ⸣), ce qui est exclu par la construction de la hiérarchie. La dérivation du paradoxe est donc bloquée dès le départ puisque μ n’est pas syntaxiquement bien formé. L’idée générale qui motive la solution de Tarski est que le langage naturel est naturellement incohérent, puisqu’il fonctionne comme s’il y avait un seul prédicat de vérité qui s’appliquerait à tous les niveaux. L’une des fonctions scientifiques des langages formels serait donc de rendre précises des expressions vagues et inconsistantes en spécifiant les règles de leur emploi correct. Des objections majeures à la construction de Tarski ont été soulevées concernant son adéquation à l’usage linguistique courant du prédicat de vérité. Tout d’abord, la construction postule un nombre infini de prédicats de vérité, un pour chaque niveau du langage, alors que le langage ordinaire ne semble pas présenter une stratification de ce genre. Un deuxième problème lié à ce dernier est le fait qu’il est difficile d’attribuer un niveau bien précis à certaines occurrences très naturelles du prédicat de vérité. C’est par exemple le cas pour des expressions comme « tout ce que dit Jacques est vrai », lorsque les énoncés prononcés par Jacques se situent à plusieurs niveaux différents de la hiérarchie.

La deuxième option principale pour résoudre le paradoxe est celle d’affirmer que l’énoncé μ n’est « ni vrai ni faux ». Cette stratégie permet de bloquer le raisonnement dès l’étape 1. Cela revient à remettre en question le principe de bivalence de la logique classique, sur lequel se fonde l’utilisation de TE dans l’argument du menteur. Kripke (1975) présente la première construction formelle dans ce sens. L’auteur montre que, dans un cadre de logique à trois valeurs de vérité, il est possible de construire un langage cohérent avec un seul prédicat de vérité, interne au langage, et qui respecte le schéma V. Ce système est nommé K3. Dans K3, l’énoncé du menteur a une valeur de vérité indéterminée. La construction de K3 se base sur la logique trivalente forte de Kleene, mais il est possible d’adapter cette solution à des cadres différents de logiques non bivalentes (aussi dites logiques paracomplètes).

Une autre option pour désarmer l’argument du menteur dans un cadre non classique est celle de rejeter EXQ. Dans ce cas, l’argument du menteur peut être accepté dans sa totalité comme établissant Vr (⸢μ ⸣) ˄ ¬Vr (⸢μ ⸣), mais la conséquence de cela ne serait pas « destructive ». Il s’agit d’une démarche très radicale par rapport à la tradition logico-mathématique occidentale qui va d’Aristote jusqu’à nos jours. Aristote, dans sa Métaphysique, considérait le principe de non contradiction comme étant la bebaiotate arché, le principe le plus solide. La raison majeure de ce principe est précisément codifiée par le principe de l’explosion (ou ex falso quodlibet) : à partir d’une contradiction, tout énoncé est dérivable et le système est trivialisé. C’est seulement au XXe siècle que l’on a développé formellement des systèmes de logique dits paraconsistants où EXP n’est pas valide. Telles logiques admettent la présence de la contradiction de façon locale, sans entraîner la trivialisation du système. Une approche paraconsistante du paradoxe du menteur a été formulée par Priest (1984, 2006) avec la logique du paradoxe (dite aussi LP).

L’objection majeure aux solutions paraconsistantes et paracomplètes est caractérisée par la possibilité de formuler des paradoxes plus articulés dits « de revanche » (revenge paradoxes). On considère par exemple l’énoncé suivant :

(NV) NV est faux ou bien ni vrai ni faux

Celui-ci pose un paradoxe analogue à celui du menteur pour le cas paracomplet, car on dérive une contradiction même en admettant une valeur de vérité indéterminée. Toutefois, K3 dans sa version originale ne peut pas reproduire (NV) par un énoncé du langage formel, car on ne peut pas y exprimer le prédicat « avoir une valeur de vérité indéterminée ». Ce fait permet d’échapper à un certain nombre de paradoxes de revanche, mais au prix d’un langage qui ne peut pas exprimer sa propre métathéorie et qui donc parait inadéquat pour une théorie de la vérité. Le débat autour du statut des solutions paraconsistantes et paracomplètes est très richeet on ne peut pas le poursuivre ici. Le lecteur intéressé peut faire référence à Field (2008).

Les paradoxes sémantiques, spécialement le menteur et ses variantes, sont l’un des problèmes plus débattus de nos jours en logique philosophique. De multiples solutions ont été avancées que l’on ne peut pas toutes approfondir dans cet essai, voir par exemple les approches de type « contextualiste » (Parsons 1974). Chacune de ces solutions contribue toutefois de manière importante à raffiner l’analyse du concept de vérité dans son usage scientifique et dans le langage ordinaire.

Cet essai visait principalement à donner au lecteur une perspective générale sur les paradoxes, leur fonctionnement, leur analyse et leur développement au cours de l’histoire. Pour cela, nous avons introduit trois catégories de paradoxes parmi les plus discutés en philosophie : les dilemmes moraux, les paradoxes de la connaissance et ceux de la vérité. Il reste toutefois une remarque essentielle à faire, au moment de conclure, et qui concerne la relativité de la notion même de paradoxe. En effet, l’attribut « paradoxal » n’indique souvent pas une propriété absolue d’un argument, ou bien une propriété définie une fois pour toutes.

Comme le signale Sainsbury (2009), l’adjectif paradoxal admet tout d’abord une certaine gradualité. Il y a des paradoxes dont la solution est assez naturelle et qui ont donc un degré très bas de paradoxalité. Tel est par exemple, selon Sainsbury, le paradoxe « du barbier qui rase tous les hommes du village qui ne se rasent pas eux-mêmes ». Ce paradoxe a une structure analogue au menteur, mais une solution beaucoup plus immédiate : il n’y a pas de tel barbier. Par conséquent il se situe au niveau 1 de paradoxalité sur une échelle de 1 à 10.

En deuxième lieu, la paradoxalité est souvent, pour ainsi dire, une question de perspective. Cela devient particulièrement clair lorsqu’on regarde l’histoire des sciences. Comme le note Quine (1966, p. 9), le fait que la terre tourne autour du soleil était autrefois connu comme le paradoxe de Copernic. Cela n’est plus le cas aujourd’hui, puisque la théorie de Copernic est bien établie et est devenue connaissance commune. Cette remarque est liée à la classification que Quine (1966) fait des paradoxes et qu’il vaut la peine de mentionner. Quine divise les paradoxes entre ceux qui sont « disant faux » (falsidical), ceux qui sont « disant vrai » (veridical) et ceux qui sont des « antinomies » à proprement parler (antinomies). Les paradoxes disant faux sont ceux dont la conclusion est établie comme fausse. Tels sont des arguments trompeurs ou fallacieux de toute sorte, mais aussi, selon Quine, les paradoxes de Zénon, dans lesquels la conclusion est rendue fausse par une prémisse incorrecte. Les paradoxes disant vrai sont ceux dont la conclusion est établie comme vraie. Le paradoxe des jumeaux de la théorie de la relativité peut être considéré comme un exemple de ce type. Ici, la conclusion paradoxale – deux jumeaux qui se rencontrent après avoir voyagé à des vitesses différentes dans l’espace-temps ont un âge différent – est vraie. Elle a l’air paradoxale seulement parce qu’on est habitué à raisonner dans un cadre de mécanique classique. Les antinomies représentent le cas plus délicat parmi les paradoxes : ceux dont une solution, dans un sens ou dans l’autre, n’a pas encore été établie. La plupart des paradoxes que l’on a présenté ici tombent dans cette catégorie. Toutefois, comme on le mentionnait, une telle catégorisation n’est pas fixée définitivement. Il y a très probablement eu une époque où les paradoxes de Zénon étaient regardés comme de véritables antinomies, même s’ils ne le sont plus de nos jours. De la même façon, celles qu’on regarde à présent comme des antinomies ne le seront probablement plus dans le futur. Mais c’est dans leur phase antinomique que les paradoxes jouent leur rôle principal – comme dans le cas de la théorie des ensembles – de stimulus à la révision des théories et comme moteur de l’avancée scientifique.

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  1. A ce propos, on peut mentionner le titre de l’œuvre célèbre de Bernard Bolzano de 1851 : Paradoxien des Unendlichen (Les paradoxes de l’infini).
  2. Haec paradoxa illi, nos admirabilia vocamus. Ce qu’ils [les Grecs] appellent paradoxes et que nous appelons admirables.
  3. Rescher (2001) dresse un inventaire des paradoxes les plus importants qui couvre quatre pages.
  4. Pour la précision il faudrait définir une telle addition comme étant la limite d’une série d’additions finies , + , + + , etc. après avoir dûment introduit la notion de somme d’une série ainsi que la notation n=0+∞an. Le lecteur nous pardonnera cette omission.
  5. Le paradoxe a été découvert par Russell en 1901, mais sa première formulation est dans une lettre à Frege qui date du 16 Juin 1902, lorsque Frege était en train d’envoyer à l’impression le deuxième volume des Grundgesetze der Arithmetik. Frege comprit immédiatement la portée du problème et communiqua à Russell sa « surprise » et sa « presque consternation » devant ce résultat inattendu. En 1903, les Grundgesetze furent publiés avec un appendice dans lequel le paradoxe était présenté accompagné du commentaire suivant de Frege : « Il n’y a presque rien de plus indésirable pour un homme de science que de voir les fondements de son édifice secoué après en avoir achevé la construction. Telle a été la condition dans laquelle j’ai été mis par une lettre de monsieur Russell lorsque l’impression de mon volume était presque à la fin. » (Frege 1903, Appendice).
  6. C’est aussi le cas pour la théorie russellienne des types simples (Russell 1903) et celle des types ramifiés (Russell 1908, Whitehead et Russell 1910-13).
  7. La hiérarchie kantienne entre impératifs et maximes vise précisément à ce but.
  8. En grec le mot « dilemme » signifie littéralement « double proposition ». L’emploi du terme en morale a des analogies avec celui en rhétorique. Dans ce dernier cas, le terme dénote une stratégie argumentative où l’on met l’adversaire face à deux options possibles qui entraînent tous les deux des conséquences fâcheuses.
  9. On utilise ici des lettres propositionnelles telles que p et q pour indiquer des actions et non pas des propositions atomiques à proprement parler. Le lecteur nous pardonnera cet abus.
  10. Les lettres grecques, on le rappelle, fonctionnent comme variables que l’on peut substituer à des formules arbitraires. On les utilise dans ce contexte, et non pas, par exemple, dans D1* – D3*, pour souligner le fait que la formule en question compte comme principe général.
  11. Ici l’opérateur □ signifie « il est logiquement nécessaire que ».
  12. Cette stratégie s’applique plus généralement aux conflits entre des systèmes concurrents de normes. Par exemple, au cas du politicien qui est forcé par la raison d’état à accomplir des actions répréhensibles du point de vue de la moralité commune. En général, le moyen pour résoudre de tels conflits est de considérer les obligations comme des règles par défaut (Horty 2012), parmi lesquelles il y a souvent des moyens de déterminer un ordre de priorité en fonction du contexte.
  13. Bien avant Gettier, ce fut Platon qui montra, dans le Théétète, les limites d’une telle définition de la connaissance.
  14. Ce fut Wittgenstein (1953) le premier qui donna le nom de paradoxe de Moore aux énoncés de ce type, et qui contribua à la popularité du paradoxe.
  15. Fitch a déclaré que ce résultat lui avait été suggéré en 1945 par le rapporteur anonyme d’un article jamais publié. Récemment, Salerno (2009) a découvert que le rapporteur anonyme était Alonzo Church (d’où le nom parfoisde paradoxe de Fitch-Church). Sorensen (2017) conjecture que Church a probablement élaboré ce résultat sur la base du paradoxe de Moore qui venait de paraître et dont il avait eu connaissance.
  16. Le paradoxe du menteur est parfois associé avec le paradoxe d’Épiménide, le Crétois à qui l’on attribue la déclaration « tous les Crétois sont des menteurs », mentionnée aussi dans l’épître à Tite de Paul de Tarse dans le Nouveau Testament. Il faut toutefois remarquer que le paradoxe d’Épiménide n’est pas le même que le paradoxe du menteur, bien que tous les deux présentent un problème d’auto-référentialité. En fait, l’énoncé du menteur est vrai si et seulement s’il est faux, tandis que la déclaration d’Épiménide est tout simplement fausse.
  17. Ici la relation de dérivabilité ⊢ fait abstraction de la logique spécifique dans laquelle on effectuela dérivation, cela peut être la logique classique, intuitionniste ou autre.
  18. Le schéma V capture la platitude que l’on exprime en disant que l’énoncé « la neige est blanche » est vrai si et seulement si la neige est blanche. En tant que tel, V est communément accepté comme un critère minimal que tout prédicat de vérité doit satisfaire.

 

Carlo Proietti
Université d’Amsterdam
carlo.proietti@fil.lu.se