Objet (A)

Comment citer ?

Giraud, Thibaut (2016), «Objet (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/objet-a

Publié en septembre 2016

 

Résumé

Considérez une tasse posée sur une soucoupe. A première vue, il y a là deux objets : la soucoupe et la tasse. Mais pourrait-on dire que l’anse de la tasse en est un troisième ? Ou pourrait-on à l’inverse considérer l’ensemble soucoupe-tasse comme un seul objet ? De tels usages du terme objet semblent assez peu naturels. Ainsi notre compréhension intuitive de ce terme renverrait à la façon dont nous découpons le monde qui nous entoure et l’on pourrait proposer cette définition du sens commun : l’objet serait ce que l’on se représente comme un élément saillant de la réalité.

La notion d’objet en philosophie (sans évoquer la notion d’objet en logique) a reçu des significations assez diverses qui ne recouvrent qu’imparfaitement cette caractérisation spontanée. On peut toutefois noter dans celle-ci deux traits qui annoncent les deux principales voies de réflexion sur la notion philosophique d’objet : (1) l’objet en tant qu’élément de la réalité ; (2) l’objet en tant que visé par un acte de représentation.

Selon la première voie, il s’agira de réfléchir aux critères suivant lesquels la réalité se découpe en des éléments constitutifs. Selon quelle logique faut-il dresser l’inventaire de la réalité ? La soucoupe et la tasse en feront-elles partie au même titre que l’anse de la tasse ? Dans tous les cas, l’objet selon ce premier sens est avant tout réel. Il s’agit de l’objet au sens ontologique.

Selon la seconde voie, l’objet est avant tout ce qui est visé par un acte de représentation. C’est donc l’objet en tant qu’il fait face à un sujet. Si je me représente un farfadet courant sur mon bureau, cet objet ne fait sans doute pas partie de l’inventaire de la réalité, mais c’est bien un objet au moins en tant qu’objet de représentation, ou objet intentionnel. Cette seconde approche est susceptible de donner une extension beaucoup plus large à la notion d’objet. L’extension est maximale dans le cas des théories meinongiennes de l’objet selon lesquelles n’importe quelle caractérisation est satisfaite par un objet.

(Notez que l’objet au sens d’objet du discours ne sera traité que comme un cas d’espèce de l’objet de représentation ; les aspects strictement logiques et formels –l’objet au sens logique défini comme valeur des variables du premier ordre – sont écartés du présent article.)


Table des matières

1. L’objet au sens ontologique

a. Les objets matériels

i. Des objets tridimensionnels ou quadridimensionnels ?

ii. Des touts et des partiesiii. D’autres problèmes liés aux objets matériels 

b. Les entités fondamentales

i. Monisme vs. pluralisme

ii. L’entité simple

iii. Individus, universaux, tropes 

2. L’objet de la représentation

a. L’objet de la perception

i. Le réalisme direct

ii. Le réalisme indirect

iii. L’idéalisme 

b. Des représentations sans objets ?

i. L’objet intentionnel

ii. Représenter des choses qui n’existent pas

iii. La voie des idées

iv. Des représentations sans objet 

c. Les théories meinongiennes de l’objet

i. D’une théorie de l’objet intentionnel à une théorie de l’objet

ii. Le statut ontologique de l’objet inexistant

iii. La structure des domaines d’objets meinongiens

iv. Les objections logiques

v. Les réponses des néo-meinongiens

vi. De retour sur la voie des idées ?

Bibliographie 


 

« Parler d’objets s’est tellement invétéré en nous, que dire que nous parlons d’objets semble quasiment ne rien dire du tout ; car comment y aurait-il moyen de parler autrement ? »Quine (1977, p.13)

« On ne dit pas lune mais aérien-clair-sur-rond-obscur ou orangé-ténu-du-ciel ou n’importe quelle autre association. Dans le cas choisi, la masse d’adjectifs correspond à un objet réel ; le fait est purement fortuit. Dans la littérature de cet hémisphère (comme dans le monde subsistant de Meinong) abondent les objets idéaux, convoqués et dissous en un moment, suivant les besoins poétiques. »Borges, Tlön Uqbar Orbis Tertius

1. L’objet au sens ontologique

Pour savoir ce qu’il y a dans un magasin, c’est-à-dire quels objets y sont à vendre, nous pouvons en dresser l’inventaire. Cet inventaire ne touche qu’une petite portion de la réalité et ne concerne qu’un type bien particulier d’objets, mais il nous donne une idée pour en appréhender la notion plus générale : savoir ce qu’il y a dans la réalité, c’est-à-dire quels objets sont réels, exigerait d’en dresser l’inventaire. Les objets, au sens ontologique, seraient les éléments de l’inventaire de la réalité. Dans cette première section, nous allons tâcher de préciser ce qu’une telle acception du terme pourrait recouvrir.

Un inventaire doit satisfaire deux exigences : d’une part, il doit être exhaustif ; d’autre part, le découpage en éléments doit être justifié. Pour le cas d’un inventaire de la réalité, l’exigence d’exhaustivité est maximale : par réalité, nous entendons la totalité de ce qui est, et l’inventaire de celle-ci devrait donc couvrir cette totalité. L’exigence de pertinence dans le découpage en objets est, par contre, beaucoup plus délicate à préciser et à satisfaire.

Dans un premier temps (en 1.1), nous allons discuter le cas le plus familier : l’objet matériel. Cette tasse est un objet matériel en ceci que c’est une certaine portion de matière ; mais n’importe quelle portion de matière correspond-elle de même à un tel objet ? Cela semble difficile à défendre : l’anse ou la moitié supérieure de la tasse ne semblent pas constituer des objets tout aussi bien que la tasse tout entière. Pour être digne de figurer dans l’inventaire de la réalité, une portion de matière doit satisfaire certaines conditions ; mais lesquelles ? Nous allons voir que la notion d’objet matériel pose en fait de nombreux problèmes. Cela nous amènera à envisager une autre façon d’aborder la question (en 1.2) : on pourrait considérer que le seul découpage pertinent est celui qui s’arrête aux constituants fondamentaux de la réalité. A ce titre, ni la tasse ni l’anse de la tasse ne seraient des objets. Les seuls véritables éléments de l’inventaire de la réalité seraient les entités fondamentales à partir desquelles tout le reste est constitué.

a. Les objets matériels

Tout d’abord, nous allons opposer deux façons de considérer les objets matériels dans leur rapport au temps ; puis nous verrons quelques uns des problèmes que soulèvent les notions de tout et de partie appliquées à la constitution des objets matériels ; enfin, nous présenterons le problème de la multiplicité (problem of the many) et le cas des objets coïncidents.

i. Des objets tridimensionnels ou quadridimensionnels ?

Les objets matériels occupent une certaine région de l’espace et il semble que leur localisation spatiale soit une façon assez sûre de les identifier. Si la soucoupe et la tasse sont deux objets distincts, c’est au moins pour ceci qu’elles n’occupent pas le même lieu. Il faudrait ajouter : au même moment. En effet, deux objets matériels distincts peuvent se trouver au même lieu à deux moments différents. Ainsi, tout aussi bien que leur rapport à l’espace, le rapport des objets matériels au temps est un aspect crucial de leur identité. Comment peut-on rendre compte de ce rapport ?

Ma tasse, aujourd’hui posée sur ma table, était hier dans un placard. Il n’y a pourtant pas deux tasses : c’est la même aujourd’hui et hier. Ceci pose le problème de la persistance des objets matériels dans le temps. En quel sens ces objets existent-ils à différents moments ? Sur ce point, les vues des philosophes divergent, et cette divergence aboutit à deux conceptions apparemment très différentes quant à ce que sont les objets matériels : une selon laquelle les objets matériels sont des objets tridimensionnels ; une autre selon laquelle ce sont des objets quadridimensionnels.

Le point de vue qui semble le plus intuitif serait de considérer la tasse comme un objet étendu dans les trois dimensions de l’espace et qui endure des changements à travers le temps, c’est-à-dire qu’il exemplifie différentes propriétés (et notamment différentes propriétés spatiales) à différents moment. La même tasse a la propriété d’être vide à un moment t et la propriété d’être remplie à un moment t’ ; ses propriétés doivent être temporellement indexées. Et ceci vaut aussi bien pour les propriétés spatiales elle-même ; ainsi, ma tasse qui existe à travers le temps ne peut pas être représentée comme un objet géométrique en trois dimensions ayant des propriétés spatiales absolues : certes, ma tasse a la propriété d’avoir une certaine forme au temps t, mais elle pourrait ne plus l’avoir à un temps t’ (parce qu’elle aurait subi une déformation).

L’objet tridimensionnel endurant dans le temps est donc à distinguer de ce que l’on pourrait appeler l’objet tridimensionnel instantané, par exemple la tasse à l’instant t. (La représentation géométrique d’un objet en trois dimensions ne nous montre en fait que ce dernier.) Pour chaque temps t1, …, tn, …, où la tasse existe, il y aurait une tasse instantanée distincte. Cette vision des tasses instantanées successives donne l’idée du quadridimensionnalisme : il s’agit de considérer la somme de ces tasses instantanées comme un seul objet qui, du coup, ne serait pas un objet tridimensionnel mais un objet quadridimensionnel, étendu dans les trois dimensions de l’espace et dans la dimension du temps. (De tels objets sont donc représentables géométriquement dans un plan à quatre dimensions.) La tasse qui est posée devant moi n’est plus qu’une tranche temporelle d’un objet quadridimensionnel, dont la tasse rangée dans le placard hier était une autre tranche. Cette tasse devant moi est bien la même qu’hier en ceci que ce sont deux parties temporelles d’un même objet. Si les objets nous apparaissent tridimensionnels, c’est parce que nous n’en percevons à chaque instant qu’une tranche tridimensionnelle ; mais l’objet complet, lui, est bien un objet quadridimensionnel.

Il semble que les conceptions tridimensionnaliste et quadridimensionnaliste nous donnent à voir des objets tout à fait différents : la première sauve l’intuition selon laquelle j’ai bien à chaque instant la tasse tout entière sous les yeux ; la seconde nous présente un objet matériel plus difficile à concevoir en ceci qu’il ne nous apparaît jamais entièrement (nous n’en voyons à chaque instant qu’une tranche temporelle), mais cette approche offre notamment l’avantage de s’accorder avec la conception de l’espace-temps de la physique contemporaine. (Cf. Hawley 2015 pour une présentation générale du débat. Sur le tridimensionnalisme : van Inwagen 1990b, Fine 2006. Sur le quadridimensionnalisme : Heller 1984, Sider 2001. Pour une défense de l’équivalence entre ces deux positions, cf. Lowe et McCall 2006.)

ii. Des touts et des parties

Si je devais faire l’inventaire d’un magasin de vaisselle, je pourrais y compter une tasse comme un objet mais pas l’anse de la tasse. Cela esquisse une distinction entre partie et objet : si l’on considère la vaisselle comme un tout, on peut dire que la tasse et l’anse sont l’une et l’autre des parties de ce tout (l’anse est une partie de la tasse, la tasse est une partie de la vaisselle ; donc, par transitivité, l’anse est une partie de la vaisselle), mais la tasse est bien un objet de vaisselle tandis que l’anse n’en est pas un. Qu’en est-il lorsqu’il s’agit de faire un inventaire de la réalité ? Toute partie matérielle de la réalité est-elle un objet matériel ? Les éléments de l’inventaire d’un magasin doivent être des objets à vendre (la tasse peut-être vendue isolément, non l’anse) ; mais dans un inventaire de la réalité, nos exigences devraient être minimales : il suffit que ce soit réel pour compter comme objet. Or, n’importe quelle portion de matière est bien réelle et, en tant que telle, nous pourrions la considérer comme un objet matériel. Cela conduirait à considérer l’anse de la tasse comme un objet, mais aussi le bord de la soucoupe, et le tout formé par l’anse de la tasse et le bord de la soucoupe : n’importe quelle combinaison de partie de matière est un objet matériel. On ne pose ainsi aucune restriction sur la constitution des objets. Aussi bien la totalité de la matière que n’importe quelle portion arbitrairement découpée de celle-ci (fût-elle discontinue) est un objet.

Une telle thèse peut être appelée universalisme méréologique, la méréologie étant l’étude de la relation tout-partie. (Notez que l’on peut lier cette approche avec le quadridimensionnalisme : on aurait alors par exemple l’objet formé par la tranche temporelle de la tasse hier et celle de la soucoupe aujourd’hui.)

L’universalisme méréologique est fortement contre-intuitif en ceci qu’il nous force à considérer d’absurdes assemblages de parties comme étant des objets au même titre que la tasse ; mais cette position a le mérite d’une certaine simplicité dans ses principes : certes, à nos yeux, certains objets sont plus saillants que d’autres, mais du point de vue ontologique n’importe quel découpage de la matière en vaut un autre et constitue un objet. (Pour une défense de ce type de position, cf. Lewis 1986, p. 212–213 ; Armstrong, 1997 p.13.)

Contre l’universalisme méréologique, il faudrait faire valoir qu’une somme arbitraire d’objets matériels ne constitue pas forcément un objet. Mais dans quel cas un objet est-il constitué ? (Si l’on considère que l’objet doit être un élément de la réalité que nous nous représentons comme saillant, ou que nous désignons dans le discours cela revient à dire que l’objet dépend de notre capacité de représentation ou d’expression, et nous nous rapprochons alors d’une conception de l’objet qui n’est plus ontologique mais intentionnelle, que nous traiterons dans la seconde section de cet article.)

La difficulté de tracer une limite objective et qui ne paraisse pas arbitraire peut nous pousser dans un autre extrême qui consiste à affirmer simplement qu’aucune somme d’objet matériel n’est un objet : c’est le nihilisme méréologique. Il n’y a que des objets simples ; les composés ne sont pas des objets. Ainsi existe-t-il des objets simples arrangés en forme de tasse ou de soucoupe, mais pas d’objet qui soit une soucoupe ou une tasse. (Pour une défense de cette position, cf. Unger 1979, Contessa 2014. Notez que le nihilisme méréologique semble exiger que la décomposition en parties s’achève sur des parties simples ; un argument classique contre le nihilisme consiste à faire valoir la possibilité du gunk, le gunk étant un tout dont les parties ont-elles-mêmes des parties, qui admettent à nouveau des parties, et ceci indéfiniment ; cf. Sider 1993. Sur la notion d’objet simple, cf. 1.2.2.)

Universalisme et nihilisme méréologiques semblent également éloignés du sens commun. En effet, on voudrait admettre qu’il y a des objets composés (contrairement à ce qu’affirme le nihiliste pour qui la tasse n’existe pas comme objet) mais nier que n’importe quelle composition de portions de matière constitue un objet (ce qu’affirme l’universaliste). La crête est difficile à suivre.

On pourrait défendre la condition intermédiaire suivante : lorsque l’objet constitué est un organisme, c’est-à-dire lorsqu’il s’agit d’un tout organique en ceci que l’assemblage des parties réalise une certaine fonction. Le cas paradigmatique serait celui des organismes vivants. Van Inwagen (1990b) a ainsi défendu un quasi-nihilisme méréologique qui admet les êtres vivants comme seule exception au nihilisme : ce sont les seuls objets composites. (Cf. aussi Merricks 2001. L’un des avantages de cette solution est de sauver l’idée que les personnes, en tant qu’organismes vivants, sont des objets.) Mais comment expliquer exactement la notion de tout organique ? Il faudrait spécifier des conditions précises et qui ne soient pas arbitraires. Or on pourrait alors craindre pour la stabilité de la théorie : si ces conditions sont trop permissives, cela reconduit à l’universalisme ; tandis que si elles sont trop restrictives, cela reconduit au nihilisme.

iii. D’autres problèmes liés aux objets matériels

Nous avons choisi de présenter rapidement deux autres problèmes que soulèvent les objets matériels et qui ont suscité les débats les plus vifs dans la philosophie contemporaine : le problème de la multiplicité (problem of the many) et le cas des objets coïncidents.

L’idée d’objets coïncidents est censée résoudre un certain nombre de problèmes qui ont trait à la constitution matérielle. Le cas le plus classique est celui d’une statue et du morceau d’argile qui la constitue. On peut, à première vue, supposer que ces deux objets sont identiques puisqu’ils coïncident parfaitement dans l’espace. (Un quadridimensionnaliste pourrait objecter que le morceau d’argile existait avant la statue, et donc cette coïncidence n’est pas parfaite au niveau temporel ; mais on peut considérer la partie temporelle du morceau d’argile qui correspond exactement à la période durant laquelle la statue existe : la statue et cette partie temporelle du morceau d’argile alors sont bien en parfaite coïncidence spatio-temporelle et l’on peut supposer, à première vue, leur identité.) En vertu du principe d’indiscernabilité des identiques, les deux objets présumés identiques devraient avoir exactement les mêmes propriétés ; or cela ne semble pas être le cas, en particulier en ce qui concerne les propriétés modales (c’est-à-dire ayant trait à ce que peut être l’objet) : le morceau d’argile pourrait prendre une autre forme sans cesser d’exister, tandis que la statue ne peut pas prendre une autre forme sans cesser d’exister. Ces différences entre les propriétés du morceau d’argile et celles de la statue exigeraient de les considérer l’une et l’autre comme deux objets distincts. On aurait ainsi, de façon assez paradoxale, des objets matériels en parfaite coïncidence spatiale et cependant distincts. (La littérature sur ce thème est très riche. Cf. Wasserman 2015 pour une présentation générale.)

Le problème de la multiplicité a trait là encore à la constitution matérielle mais il est d’une nature très différente. Il a été introduit par Unger (1980). Voici la formulation élégante qu’en donne Lewis (1993, p.164) avec l’exemple d’un nuage :

« Le nuage est un essaim de gouttelettes d’eau. A la bordure du nuage, la densité des gouttelettes chute. A un certain point, elles sont si peu nombreuses et écartées les unes des autres que nous pourrions hésiter à dire que ces gouttelettes éloignées font toujours partie du nuage. Mais la transition est graduelle. (…) Ainsi de nombreux agrégats de gouttelettes, certains plus inclusifs que d’autres (ou inclusifs de différentes façons) sont des candidats également recevables au titre de nuage. Puisqu’ils ont un droit égal, comment pouvons-nous dire que le nuage est l’un de ces agrégats plutôt qu’un autre ? Mais si tous comptent comme nuages, alors nous avons plusieurs nuages et non un seul. Et si aucun ne compte, chacun étant exclu en raison de la compétition des autres, alors nous n’avons pas de nuage. »

Ce qui vaut ici pour le nuage vaut pour n’importe quel objet macroscopique dont la constitution matérielle est graduellement modifiée au cours du temps, c’est-à-dire l’immense majorité des objets macroscopiques : même un objet comme ma tasse est constitué par un ensemble d’objets microscopiques graduellement modifié sous l’effet de l’usure notamment, et dont les limites sont donc aussi floues que celles du nuage de Lewis. (Y a-t-il un critère clair pour déterminer à quel moment une certaine molécule cesse d’appartenir à la tasse ?) Le même problème apparaît donc : il y a une multiplicité d’ensembles de particules qui peuvent chacun également prétendre à constituer ma tasse, et donc soit il y a plusieurs tasses, soit il n’y a pas de tasse du tout. La deuxième option peut sembler préférable : c’est pourquoi cet argument a pu servir (notamment chez Unger) à justifier le nihilisme méréologique. (Pour une présentation générale de cet argument et des réponses que l’on peut lui apporter, cf. Weatherson 2015).

b. Les entités fondamentales

Les difficultés rencontrées pour déterminer ce qu’est un objet matériel peuvent nous inciter à une simplification radicale de notre notion d’objet : les seuls véritables objets, c’est-à-dire les seules choses qui devraient figurer dans un inventaire de la réalité, ce seraient les constituants fondamentaux de celle-ci. (C’est la direction vers laquelle tendait le nihilisme méréologique présenté plus haut.) Convenons de parler d’entités fondamentales ou simplement d’entités pour nous référer à cette compréhension particulière de l’objet.

i. Monisme vs. pluralisme

Le pluralisme est la thèse selon laquelle il y a plusieurs entités, ce qui revient à dire que la réalité est formée de différents constituants fondamentaux. Le monisme est la position opposée. Par cette expression, nous n’entendons donc pas la thèse modeste selon laquelle il existe un seul type d’entité, mais la thèse plus forte selon laquelle il n’existe qu’une seule entité (monisme de l’existence) ou bien la thèse selon laquelle une seule entité est fondamentale (monisme de la priorité). (Sur la distinction entre ces deux formes de monisme et pour une présentation des défenses contemporaines de ceux-ci, cf. Schaffer 2016.)

Les principaux représentants historiques du monisme sont Spinoza et Hegel. Ainsi pour Spinoza, il n’existe qu’une seule chose qu’il nomme indifféremment Dieu, Substance ou Nature, et celle-ci s’identifie à la totalité de ce qui est. La matière n’est qu’un mode d’existence de cette substance unique. Tout découpage que nous faisons de cette unique substance serait donc en quelque façon arbitraire ou tout au moins dérivé puisque moins fondamental que le tout. L’inventaire de la réalité, si l’on s’en tient à ce qui est fondamental, serait singulièrement simple à dresser : il n’y a qu’une seule entité.

Il en va de même dans la pensée hegelienne mais avec un accent plus idéaliste, l’unique entité étant l’Esprit. Les philosophes hegeliens, notamment Bradley en Angleterre, vont entretenir pendant la seconde moitié du XIXème siècle la défense d’un monisme idéaliste, et c’est justement en réaction contre cette position alors prépondérante (Bradley étant considéré alors comme l’un des philosophes majeurs de son temps) que Moore et Russell vont s’élever en retournant au sens commun. Ainsi Russell (1918) affirme-t-il au début de ses conférences sur l’atomisme logique :

« Je partage la croyance du sens commun selon laquelle il y a de nombreuses choses séparées ; je ne regarde pas l’apparente multiplicité du monde comme consistant seulement en des phases et des divisions irréelles d’une seule Réalité indivisible. »

L’opposition au sens commun reste le plus simple et le meilleur argument contre le monisme. Bien sûr, une telle opposition pourrait être surmontée si l’on disposait d’autres arguments suffisamment forts. Ainsi, le nihilisme méréologique est lui aussi contraire au sens commun (en ceci qu’il revient à nier que la tasse posée sur ma table soit bien un objet), quoique cette opposition soit moins forte (car il ne nie pas qu’il y ait une pluralité de choses) ; mais surtout il existe des arguments assez bons pour soutenir cette position (cf. 1.1.2-3). Le monisme n’est pas dans la même situation : d’une part, l’opposition au sens commun est particulièrement forte ; d’autre part, il est difficile de formuler des arguments convaincants pour la justifier. Dans les pensées de Spinoza et Hegel, la thèse moniste est en fait liée à tout un système métaphysique ; l’argument pour soutenir cette thèse serait donc l’argument plus général en faveur de ce système métaphysique. Autrement dit, il semble qu’on ne puisse soutenir le monisme qu’au prix de soutenir le système spinoziste ou le système hegelien tout entier. Ceci explique pourquoi le monisme, à partir du vingtième siècle, restera une position très marginale.

(Parmi les rares défenseurs contemporain d’un monisme de l’existence, qui soutient donc l’existence d’une seule chose, on peut citer Horgan et Potrč 2000. On peut noter par ailleurs qu’un monisme de la priorité, qui soutient non pas qu’il y a une seule chose mais qu’une seule chose est fondamentale, pourrait être plus facile à défendre ; mais cette position reste assez peu étudiée. Le moniste de la priorité pourrait accepter qu’il y a des parties diverses de la réalité tout en considérant le tout comme la seule entité fondamentale. Le sens commun lui opposerait que les parties sont intuitivement comprises comme étant plus fondamentales que le tout ; donc si la réalité se décompose en partie, ces parties sont plus fondamentales que la totalité de la réalité. Mais on peut contrecarrer cet argument, notamment avec la possibilité du gunk, déjà mentionnée plus haut en 1.1.2. Pour une discussion plus approfondie du monisme de la priorité, cf. Schaffer 2010.)

La position de la plupart des philosophes est donc aujourd’hui pluraliste : il y a plusieurs entités fondamentales, isolables les unes des autres. (Notez que cela n’exclut pas que l’on soit moniste en un sens plus faible : moniste au sens où l’on considère que toutes les entités sont d’un même type, par exemple toutes matérielles, ou toutes des individus. C’est généralement en ce sens que l’on entend le terme monisme en opposition au dualisme.)

ii. L’entité simple 

Une façon prudente de caractériser les entités fondamentales, c’est de les caractériser comme étant les éléments simples de la réalité. (Moniste et pluraliste pourraient d’ailleurs s’entendre sur cette caractérisation, le premier considérant que le seul élément simple de la réalité est la réalité tout entière.) On trouve une telle caractérisation dans l’ouverture de la Monadologie de Leibniz :

« 1. La Monade, dont nous parlons ici, n’est autre chose qu’une substance simple, qui entre dans les composés ; simple, c’est-à-dire sans parties.

2. Et il faut qu’il y ait des substances simples, puisqu’il y a des composés ; car le composé n’est autre chose qu’un amas ou aggregatum des simples. »

En somme, le §1 définit la monade comme ce qui est simple ; le §2 justifie qu’il y a des simples sans quoi il n’y aurait pas de complexe. Il est remarquable que la définition des monades tienne seulement dans l’affirmation de leur simplicité. (Plus loin, Leibniz en parlera comme des « atomes de la nature » et des « éléments des choses ».) De fait, les premières propriétés que Leibniz va attribuer aux monades (notamment leur caractère inétendu, indestructible, indépendant les unes des autres) ne découlent que de cette simplicité.

De façon similaire, dans son Tractatus Logico-philosophicus, Wittgenstein propose une ontologie où la réalité est présentée comme une totalité complexe qui se décompose jusqu’à des éléments simples qu’il nomme objets (ou entités, choses). Cette décomposition passe par plusieurs étapes : le monde, c’est-à-dire la totalité de ce qui a lieu, se décompose premièrement en faits ; les faits peuvent être complexes en ceci qu’ils sont constitués d’autres faits, mais il faut supposer que l’on arrive à des faits qui ne se décomposent pas en d’autres faits, ce que Wittgenstein appelle des état de choses. L’état de choses lui-même est complexe, a une structure ; et c’est pour expliquer cette structure que Wittgenstein introduit la notion d’objet :

« 2.01. L’état de choses est une connexion d’objets (entités, choses).

(…) 2.02. L’objet est simple. »

La notion d’objet reste peu caractérisée dans le Tractatus au-delà de ces deux points. Les objets sont seulement postulés comme étant les composants simples qui, configurés de diverses façons dans des états de choses, sont à l’origine de toutes les structures complexes. L’inventaire de la réalité, ce serait donc seulement l’inventaire des objets ; ceci dit cet inventaire ne déterminerait pas ce qu’est le monde mais seulement ce qu’est la forme d’un monde possible : toutes les combinaisons d’objets forment tous les états de choses possibles (cf. 2.0124), et toutes les combinaisons d’états de choses forment tous les mondes possibles. Ainsi, faire l’inventaire de la réalité ne nous dit rien du monde actuel sinon ce qu’il a de commun avec tous les mondes possibles, c’est-à-dire sa forme. C’est pourquoi le monde, dans le Tractatus, est défini comme « la totalité des faits, non des choses » (1.1). Le fait est une structure complexe, tandis que l’objet n’est que le simple de cette structure et la seule donnée de ces simples ne détermine pas de quelle façon ils s’assemblent en un monde complexe. (De façon imagée : les objets sont les ingrédients du monde ; ils ne déterminent pas la recette suivie pour former le monde.)

Mais pourquoi, aussi bien chez Leibniz que chez Wittgenstein, faut-il supposer que la réalité comporte de tels éléments simples ? L’argument crucial que propose Leibniz dans le §2 de la Monadologie (cité plus haut) peut se résumer ainsi : il faut qu’il y ait des simples pour qu’il y ait des complexes. De façon plus détaillée, l’idée semble être la suivante : un complexe a des parties ; soit ces parties sont absolument simples, soit ces parties sont elles-mêmes complexes et dans ce cas ces complexes doivent eux-mêmes avoir des parties plus simples, qui soit sont absolument simples, soit sont complexes, etc. ; un tel processus d’analyse doit se poursuivre jusqu’à atteindre des simples absolus.

Mais ne se pourrait-il pas que ce processus ne s’achève jamais, la complexité de la composition du monde étant infinie ? Dans son Tractatus, Wittgenstein offre une réponse intéressante sur ce point :

« 4.2211. Même si le monde est infiniment complexe, de telle sorte que chaque fait consiste en une infinité d'états de choses et chaque état de choses soit composé d'une infinité d'objets, il faudrait quand même qu'il y ait des objets et des états de choses.

Autrement dit, si l’état de choses est infiniment complexe, cela ne signifie pas qu’il n’est pas composé d’objets simples : cela signifie seulement qu’il est composé d’une infinité d’objets simples.

La possibilité du gunk, c’est-à-dire la possibilité d’un tout dont la décomposition en parties se poursuit indéfiniment, sans jamais atteindre d’atomes, a été débattu dans les dernières décennies (cf. Sider 1993, Zimmerman 1996) et constituerait, si elle était établie, un argument très fort contre cette conception de l’entité fondamentale comme entité simple. S’il était ainsi possible qu’il n’y ait aucun simple, il faudrait alors admettre que le tout puisse être plus fondamental que la partie (ou nier qu’il y ait des entités fondamentales).

Si l’on accepte au contraire l’argument de la simplicité (il faut des simples pour qu’il y ait du complexe), alors définir les entités fondamentales comme étant les entités simples paraît tout à fait légitime : il y a forcément de telles entités et elles semblent bien fondamentales en ceci qu’elles entrent dans la constitution de tout ce qui est complexe. Ceci ne nous en apprend guère sur la nature de ces entités. Ainsi l’ontologie du Tractatus est-elle particulièrement allusive sur ce qu’est l’objet en dehors de sa simplicité : il semble qu’il y ait plusieurs formes d’objets (des individus et des universaux ?) mais Wittgenstein s’en tient prudemment à cette catégorie unique et générale. A l’inverse, si Leibniz est plus disert sur ce que sont les monades c’est que certaines de leurs propriétés ne découlent pas seulement de leur caractère simple : par exemple, pour montrer que les monades ont des perceptions et des appétitions, il doit admettre un principe supplémentaire selon lequel « tout être créé est sujet au changement » (Monadologie, §10). En somme, il semble difficile de tenir un discours développé et riche sur les entités fondamentales si l’on s’en tient uniquement à leur caractérisation comme simples.

iii. Individus, universaux, tropes

Les entités seraient donc en quelques sortes les briques les plus simples, les atomes ontologiques à partir desquels toute la réalité est construite. Une théorie métaphysique peut se donner pour tâche de formuler des hypothèses concernant la nature de ces briques de façon à rendre compte de certains aspects de la réalité.

L’un des aspects les plus cruciaux, à l’origine de l’un des débats les plus anciens et les plus vifs en métaphysique, réside en ceci qu’il y a des choses distinctes qui partagent la même propriété, comme si la même propriété se répétait : par exemple, plusieurs objets physiques distincts peuvent avoir la même masse. (Notez que cet aspect est pertinent aussi bien au niveau macroscopique qu’au niveau de la physique la plus fondamentale ; c’est pourquoi les débats métaphysiques sur cette question restent pertinents que l’on prenne comme exemple paradigmatique le rouge d’une pomme ou la masse d’une particule.) Comment peut-on expliquer cet aspect de la réalité à partir de la nature des entités fondamentales ?

Tout d’abord, on pourrait soutenir qu’il ne faut pas prendre les propriétés pour des entités : seules existent des entités individuelles, non répétables. C’est la position nominaliste. Mais comment rendre compte du fait que différentes entités semblent avoir la même propriété ? Qu’ont-ils en commun ? Différentes formes de nominalisme existent qui apportent différentes réponses à cette question. Une solution classique consiste à considérer que les individus ayant une même propriété sont liés par une relation de ressemblance. Mais il reste à éclaircir le statut ontologique de cette relation de ressemblance. (Pour une présentation générale du nominalisme contemporain, cf. Rodriguez-Pereyra 2015.)

Une autre approche consiste à considérer qu’en plus des entités individuelles, les propriétés elles-mêmes sont aussi des entités ; par opposition aux individus, ces entités sont généralement appelées universaux. Ainsi, lorsqu’une particule a une certaine masse, ce n’est pas le fait d’une seule entité mais de deux : un individu instancie un universel de masse. Il existe de nombreuses formes de réalisme à l’égard des universaux mais on peut opposer deux grandes tendances : l’approche platonicienne selon laquelle les universaux existent indépendamment de leurs instanciations ; l’approche aristotélicienne selon laquelle les universaux n’existent qu’instanciés. (Le métaphysicien David Armstrong est le plus important défenseur récent de cette dernière forme de réalisme ; on peut lire en français son ouvrage Les Universaux de 1989.)

Notez qu’il existe aussi une forme particulière de nominalisme selon laquelle les seules entités qui existent sont ce que l’on appelle des tropes, c’est-à-dire des instanciations particulières de propriétés (par exemple le rouge de cette pomme, ou la masse de cette particule). Les individus seraient des faisceaux de tropes comprésents, tandis que les propriétés seraient des faisceaux de tropes ressemblants. (Cette théorie et la notion de tropes tirent leur origine de D. C. Willams 1953 et a produit depuis quelques décennies une littérature très abondante, bien que cela reste une théorie assez marginale.)

En conclusion, l’une des tâches de la métaphysique peut être de déterminer de quel type sont les entités fondamentales : l’inventaire de la réalité ne compte-t-il que des individus, ou que des tropes, ou faut-il compter aussi des universaux ?

2. L’objet de la représentation

Nous avons jusque là traité de l’objet au sens ontologique, l’objet comme ce qu’il y a dans l’inventaire de la réalité, et nous avons vu en quoi il est difficile de justifier que des objets ordinaires comme des tasses ou des soucoupes sont bien des objets en ce sens. Mais il y a un tout autre sens selon lequel il est clair que ce sont là des objets : nous nous les représentons comme tels, c’est-à-dire que nous pensons à la soucoupe et à la tasse comme à des choses distinctes ayant une certaine unité et auxquelles on peut attribuer certaines propriétés. L’objet en ce sens serait ce que, de façon générale, nous nous représentons comme quelque chose. Cette notion d’objet est très différente de celle qui nous a occupé dans la première section de l’article ; il s’agit de l’objet en tant qu’il fait face à un sujet qui le pense, l’objet en tant qu’objet visé par un acte de représentation.

Tout d’abord (en 2.1), nous nous demanderons de quelle façon cet objet de la représentation peut se rapporter à une réalité en soi, en particulier dans le cas de la perception. Puis (en 2.2.) nous nous pencherons sur le problème des représentations sans objets. Enfin (en 2.3) nous verrons comment Meinong a proposé une théorie de l’objet qui défend une extension maximale du domaine des objets (n’importe quelle caractérisation est satisfaite par un objet), et à quelles difficultés logiques celle-ci à dû faire face.

Dans une perspective centrée sur le langage plutôt que sur la pensée, on pourrait traiter de la notion d’objet du discours, l’objet comme ce dont on parle. Le lien avec la notion d’objet de représentation paraît assez clair : l’objet du discours, pour celui qui l’énonce, est aussi objet de représentation. Mais on pourrait aussi dépsychologiser la notion d’objet du discours en la traitant sous l’angle purement logique et formel. Il s’agirait alors de réfléchir à la notion d’objet telle que celle-ci est comprise en logique : l’objet y est généralement défini comme la valeur d’une variable de premier ordre. Mais cette notion particulière (et assez technique) de l’objet ne pourra pas être traitée dans le cadre de cet article.

a. De l’objet de la perception à la réalité en soi

Je regarde une tasse posée sur ma table ; par là, on peut dire que la tasse est un objet pour moi : c’est l’objet de ma perception. Par ailleurs, je suppose que cette perception a un certain rapport avec une réalité en soi, c’est-à-dire une réalité indépendante de tout acte de perception ou de représentation en général : en effet, à moins de me croire sujet d’une hallucination ou d’une illusion, il est raisonnable de supposer que, si je perçois cette tasse sur la table, c’est parce qu’il y a devant moi, en réalité, quelque chose comme une tasse qui produit cette perception. (On pourrait dire qu’il y a une tasse en soi, quoique, pour les raisons évoquées dans la première section de l’article, on puisse douter que la tasse soit véritablement un objet au sens ontologique ; il n’en reste pas moins qu’il devrait y avoir un aspect de la réalité qui est à l’origine de ma perception de tasse, et l’on peut convenir d’appeler objet en soi cet aspect de la réalité.)

Ceci introduit à la question de savoir comment des objets de représentation sont susceptibles de se rapporter à une réalité en soi. Le cas de la perception est évidemment celui où le rapport devrait être le plus direct, c’est pourquoi l’essentiel de la discussion dans cette sous-section sera consacré à l’objet de la perception.

On peut opposer trois grands types d’approche : (1) le réalisme direct selon lequel l’objet de la perception s’identifie à l’objet en soi ; (2) le réalisme indirect selon lequel l’objet de la perception est causalement lié à un objet en soi qui en partage certaines propriétés mais auquel il ne s’identifie pas ; (3) l’idéalisme selon lequel l’objet de la perception ne présume rien de l’objet en soi. (Notez que nous n’allons pas discuter de façon précise les arguments justifiant ou réfutant telle ou telle théorie, mais plutôt nous concentrer sur les conséquences qui en découlent sur la nature de l’objet de la perception et son rapport à la réalité.)

i. Le réalisme direct

La thèse du réalisme direct ou naïf peut se formuler ainsi : je perçois les objets tels qu’ils sont. Si je perçois la tasse comme ronde et rouge, c’est qu’elle est ronde et rouge. L’avantage de cette approche, outre son ancrage dans le sens commun, c’est qu’elle nous permet de considérer que la perception nous donne bien un accès direct à la réalité.

La théorie aristotélicienne de la sensation semble relever d’une telle approche :

« Le sens est ce qui est capable de recevoir les formes sensibles sans la matière ; c’est ainsi que la cire reçoit l’empreinte de l’anneau, sans le fer ni l’or (…). Pareillement, chaque sens subit l’action de ce qui possède respectivement couleur, saveur, ou son (…). » (De l’âme, 424a 17-23)

L’objet laisserait directement l’empreinte de sa forme dans notre sensibilité. La couleur serait donc bien un trait réel de l’objet qui produit ma vision de couleur, de même que la forme ronde de l’anneau est bien un trait réel de l’anneau qui laisse dans la cire une empreinte de forme ronde.

Parmi les modernes, le réalisme indirect sera plus en faveur (cf. 2.1.2.), mais le philosophe du sens commun Thomas Reid fait exception. Contre ce qu’il appelle la voie des idées (selon laquelle nous n’avons accès qu’à des idées, cf. 2.2.3.), il soutient que le sens commun nous enseigne que la perception donne directement accès aux choses. (De fait, Reid ira plus loin en soutenant la même thèse concernant la représentation en général : lorsque je conçois un centaure, l’objet conçu est bien un animal qui a toutes les propriétés du centaure. Ainsi, Reid va être amené à défendre une forme de théorie qu’on pourrait qualifier de meinongienne. Cf. 2.3.6.)

Le réalisme direct semble impliquer que la perception visuelle d’un objet ayant une certaine forme et couleur ne peut se produire que s’il y a réellement un objet ayant cette forme et couleur. Comment alors penser les cas d’hallucinations ou d’illusions ? Lorsque Macbeth voit un poignard flotter dans l’air, n’en a-t-il pas réellement une perception ? Le défenseur du réalisme direct doit soutenir que non, Macbeth ne perçoit pas de poignard : il ne fait que l’halluciner. Du point de vue du réaliste direct, l’hallucination ne peut pas être une perception au sens propre du terme, la perception étant toujours perception d’un objet réel : l’hallucination réside justement dans le fait que nous croyons percevoir mais ne percevons pas.

Si l’on accepte que l’hallucination n’est pas subjectivement distinguable d’un cas de perception authentique, le réalisme direct aura la conséquence suivante : rien dans nos données subjectives ne nous permet jamais de savoir si nous percevons bien un objet. Je crois percevoir une tasse en ce moment : s’il y a une tasse devant moi, alors il est vrai que je perçois la tasse, mais je ne peux pas être assuré que j’ai une perception de tasse plutôt qu’une hallucination, et dans un tel cas je n’ai pas de perception du tout. Cette position dite disjonctiviste est la principale forme contemporaine qu’a pris la défense du réalisme direct. (Cf. Snowdon 1990, McDowell 1994 et Martin 2002, principaux représentants du disjonctivisme.)

On voit par là que ce réalisme, pour être direct, est loin d’être naïf : considérer que la perception nous donne accès directement à l’objet réel ne conduit pas à traiter naïvement comme réel tout ce que nous croyons percevoir ; au contraire, cela conduit à mettre en lumière les difficultés qu’il y a à établir avec certitude que nous avons réellement des perceptions. Mais une fois ces difficultés résolues, cette approche permet de sauver l’idée que, dans le cas d’une perception, c’est bien à la réalité même que nous avons accès.

ii. Le réalisme indirect

Une forme de réalisme plus souple consisterait à faire l’hypothèse d’objets en soi qui causent nos perceptions tout en admettant que ceux-ci puissent différer des objets tels qu’ils nous apparaissent. Je perçois ma tasse comme rouge ; cela suggère qu’il y a quelque chose qui produit cette perception, mais (contrairement à ce que devrait affirmer un défenseur du réalisme direct) peut-être cet objet en soi est-il très différent de ce qu’il m’en apparaît ; par exemple peut-être n’a-t-il pas à strictement parler la propriété d’être rouge. De fait, la conception scientifique du monde semble aller dans ce sens (et c’est l’un des principaux avantages de cette approche sur le réalisme direct) : on peut considérer que ce qui produit ma perception de tasse rouge, c’est un rayonnement électromagnétique émis par un certain agrégat d’entités physiques ; il est clair que la tasse décrite dans le cadre d’une théorie physique diffère grandement de la tasse tel qu’elle m’apparaît, et pourtant il semble bien raisonnable de supposer que ce soit cet objet physique qui cause ma perception.

On peut rattacher cette forme de réalisme à la distinction entre qualités premières et qualités secondes telle qu’on la trouve formulée chez Locke ou Descartes. Seules les qualités premières comme la forme et l’étendue appartiennent réellement à l’objet ; les qualités secondes comme la couleur sont seulement des effets des qualités premières sur notre sensibilité.

Une exposition claire et accessible d’un réalisme indirect est fourni par Russell dans ses Problèmes de philosophie (1912, II-III) : si les seules choses dont nous faisons l’expérience directe sont nos sense-data (les données immédiates de nos sens), il est toutefois raisonnable de faire l’hypothèse d’objets physiques qui causent nos sense-data. Les objets physiques ne sont donc pas perçus directement ; ils relèvent d’une connaissance par description à partir de nos sense-data, et non d’une connaissance directe.

De façon générale, dans un réalisme indirect, la question de savoir quel est l’objet de la perception devient ambiguë : cela peut désigner l’objet tel qu’il est perçu (par exemple un ensemble de sense-data, pour Russell), ou bien cela peut désigner l’objet en soi que je suppose être à l’origine de mes perceptions (l’objet physique qui produit les sense-data). (Notez que l’on trouvera une même ambiguïté dans la notion d’objet de représentation en 2.2.) Si l’on convient d’appeler contenu de la perception le premier objet, on peut dire que toute perception a bien un contenu mais n’a pas forcément un objet selon le second sens : le cas d’une hallucination serait justement le cas d’une perception dont le contenu n’est pas causé par un objet physique. (Plus généralement, une hallucination ou une illusion serait une perception dont le contenu n’a pas été produit conformément aux hypothèses usuelles d’objets en soi.) En un mot, du point de vue du réaliste indirect, l’hallucination est une perception sans objet (mais c’est bien une perception tout de même, à l’inverse de ce que considérait le réaliste direct).

L’une des principales difficultés que soulève cette approche est qu’elle semble impliquer que le véritable objet de la perception (comme objet qui en est la source) ne nous est pas réellement accessible par la perception ; je ne vois pas la tasse telle qu’elle est, je n’ai accès qu’à l’effet de ma tasse sur mon appareil perceptif. Cela semble imposer une séparation radicale entre le sujet et le monde, un infranchissable voile de la perception. De là, on risquerait d’être gagné par un certain scepticisme vis-à-vis de la réalité en soi, qui pourrait conduire à une forme d’idéalisme.

iii. L’idéalisme 

Le réaliste indirect distingue entre le contenu de la perception (auquel nous avons directement accès), et l’objet qui cause la perception (que nous ne pouvons que postuler). Dans la théorie de la connaissance de Kant, on pourrait faire valoir une distinction apparemment semblable entre les phénomènes, c’est-à-dire les objets de l’expérience, et les choses en soi. Voyons comment Kant justifie le fait de postuler ces choses en soi dans un passage fameux de la seconde préface de la Critique de la raison pure :

« [N]ous ne pouvons certes pas connaître, mais (…) il faut cependant du moins pouvoir penser ces objets [de l’expérience] aussi comme choses en soi. Car si tel n’était pas le cas, il s’ensuivrait l’absurde proposition selon laquelle il y aurait un phénomène sans rien qui s’y phénoménalise. » (AK, III, 17)

Peut-on dire que la chose en soi est ce qui produit l’objet de l’expérience ? Le rapport entre l’une et l’autre est-il d’ordre causal ? Ces points sont notoirement problématiques mais il est clair que Kant affirme au moins une sorte de dépendance entre l’objet de l’expérience et une chose en soi. Cette structure peut alors nous faire penser aux sense-data de Russell et aux objets physiques qui les produisent. Cela fait-il de Kant un réaliste indirect ? Non. Tout d’abord parce que la réalité en soi dont dépendent les objets de l’expérience demeure absolument inconnaissable. En ceci, Kant diffère du réaliste indirect dont la théorie ne doit aboutir qu’à un scepticisme bien plus modéré : une connaissance certaine sur les objets en soi est impossible, mais on peut au moins accéder à une connaissance probable. Par exemple, l’hypothèse d’objets physiques causant nos sense-data est présentée par Russell (1912, II) comme extrêmement probable à défaut d’être certaine. Kant, dans l’extrait cité, semble au contraire défendre un scepticisme radical vis-à-vis de la réalité en soi : les choses en soi sont certes pensables mais elles sont inconnaissables. Ainsi ce n’est pas seulement la certitude qui est impossible quant à la réalité soi, c’est la connaissance tout court.

Mais Kant ne s’en tient pas à un simple scepticisme vis-à-vis de la nature des choses en soi. Pour le voir, considérons le cas du temps et de l’espace. Nous percevons des objets dans une structure d’espace et de temps, et l’on pourrait intuitivement considérer qu’il s’agit là d’une bonne raison de supposer que la réalité en soi, qui produit ces contenus perceptifs, présente une structure similaire : c’est ainsi qu’un réaliste indirect comme Russell postulera un espace et un temps objectifs dans lequel se déploient les objets physiques. Pour l’idéaliste kantien, il faut tirer la conclusion opposée : c’est parce que les objets de l’expérience m’apparaissent toujours dans l’espace et le temps qu’il faut exclure que cette structure de temps et d’espace s’applique aussi aux choses en soi. (L’argument sous-jacent est difficile à cerner : il semble que Kant pose un principe d’hétérogénéité entre l’ordre des phénomènes et l’ordre des choses en soi ; un réaliste indirect se contenterait de refuser un tel principe : il n’y a pas a priori à supposer que l’objet qui produit certaines perceptions ne ressemble pas, au moins du point de vue structurel, à la perception que l’on en a.)

Ainsi, pour Kant, un objet d’expérience doit toujours être supposé radicalement différent de la réalité en soi (dont il dépend pourtant) ; cela aboutit à une conception de l’objectivité qui ne réside plus dans la correspondance à une réalité en soi mais seulement dans la validité universelle : l’objectivité de la tasse posée en face de moi ne réside pas en ceci qu’elle correspond à un objet physique indépendant de toute perception, cela tient seulement à ce qu’elle apparaîtrait de même à tout autre sujet. De ce point de vue, Kant semble bien défendre une thèse idéaliste.

b. Des représentations sans objets ?

Sauf cas d’hallucination, il semble bien qu’il y ait toujours un objet de la perception et que cet objet ait un certain ancrage dans la réalité ; mais la notion d’objet de représentation est beaucoup plus large : je peux me représenter un objet qui n’a aucune réalité. Par exemple, je peux me représenter un farfadet courant sur mon bureau. Lorsque je me représente ce farfadet, peut-on dire que ma représentation a un objet ? S’agit-il d’une représentation sans objet ou d’une représentation dont l’objet n’existe pas ? Ce point a soulevé d’intenses discussions dans la tradition philosophique initiée par Brentano et a donné naissance à l’une des approches théoriques les plus ambitieuses sur ce sujet : la théorie de l’objet de Meinong.

i. L’objet intentionnel

On doit à Brentano d’avoir mis au cœur de l’étude de la psychologie la notion d’intentionnalité, c’est-à-dire l’idée d’une relation de l’esprit à un objet. Voici le passage classique où Brentano formule cette idée :

« Tout phénomène psychique est caractérisé par ce que les scolastiques du Moyen Âge ont appelé l’inexistence intentionnelle (ou encore mentale) d’un objet, et ce que nous pourrions appeler, bien qu’avec des expressions quelque peu équivoques, la relation à un contenu, l’orientation vers un objet (par quoi il ne faut pas entendre une réalité) ou l’objectivité immanente. Tout phénomène psychique contient en lui-même quelque chose comme objet, bien que chacun le contienne à sa façon. Dans la représentation c’est quelque chose qui est représenté, dans le jugement quelque chose qui est admis ou rejeté, dans l’amour quelque chose qui est aimé, dans la haine quelque chose qui est haï, dans le désir quelque chose qui est désiré, et ainsi de suite. » Brentano 2008, p.101-2.

Se représenter, juger, aimer, haïr, désirer, etc., ne peuvent pas être décrits comme de simples états mentaux : ce sont des relations à travers lesquelles l’esprit vise un objet (un objet représenté, admis, aimé, haï, désiré, etc.). Ce type de relation dont le premier terme est l’esprit (ou le sujet) et le second terme ce vers quoi cet esprit "s’oriente", c’est ce que l’on appellera une relation intentionnelle ; et le second terme de la relation intentionnelle sera donc appelé l’objet intentionnel.

Comme relation intentionnelle, Brentano mentionne la représentation mais aussi l’amour, la haine, le désir. Ceci dit, on peut considérer que la représentation reste la plus importante en ceci que toute relation intentionnelle comporte une dimension représentationnelle : on n’a pas forcément de l’amour ou de la haine pour un objet que l’on se représente, mais l’on a forcément une certaine représentation de l’objet que l’on hait ou que l’on aime. C’est pourquoi, tandis que nous parlerons surtout de représentation dans cette section, il convient de garder en tête que ce qui vaut pour la représentation vaut aussi pour toute relation intentionnelle, comme l’amour, la haine, le désir, la crainte, etc.

Cette caractérisation des phénomènes mentaux par l’intentionnalité laissait ouverte d’importantes questions quant à la nature exacte des objets intentionnels, questions auxquelles les élèves de Brentano vont répondre de diverses façons. (Pour un tour d’horizon sur l’héritage brentanien, cf. Fisette et Fréchette 2007.) L’une des questions les plus simples mais des plus cruciales est encore celle de savoir si l’objet intentionnel est un objet immanent à la représentation, dépendant de l’esprit, ou bien s’il peut être identifié à l’objet réel, extérieur et indépendant de l’esprit. Par exemple, si je pense à la tasse posée sur ma table, quel est l’objet intentionnel ? Est-ce l’idée de ma tasse, ou bien la tasse elle-même ? De la réponse à cette question dépendra de façon évidente le traitement du problème des représentations sans objet. (Sur l’objet en général dans cette tradition, cf. Nef 1998, en particulier la deuxième partie. Sur le problème des représentations sans objet plus spécifiquement, cf. Benoist 2015.)

ii. Représenter des choses qui n’existent pas

Le point de départ du problème est l’affirmation suivante :

(NE) Nous pouvons nous représenter des choses qui n’existent pas.

Par exemple je peux me représenter un farfadet courant sur ma table, aussi bien que je peux me représenter une tasse posée sur ma table : et ces deux actes de représentation ne semblent pas fondamentalement différents. Il faut entendre ici le terme de représentation dans son sens le plus général qui englobe toute relation intentionnelle : je peux aimer, chercher, craindre, etc., le farfadet qui court sur ma table. (De façon générale, on peut voir là un trait caractéristique des relations intentionnelles : ce sont des relations qui ne garantissent pas l’existence des choses qu’elles visent.) La question est : dans le cas où l’on aime, cherche, craint, etc., quelque chose qui n’existe pas, y a-t-il un objet aimé, cherché, craint, etc. ?

Pour formuler clairement ce qui va poser problème avec (NE), il faut tenir compte de ce que l’on pourrait appeler un principe de généralité dans le traitement des relations intentionnelles, que l’on peut formuler ainsi :

(PG) La méthode appliquée pour déterminer quel est l’objet intentionnel dans un cas de représentation doit être appliquée mutatis mutandis de la même façon pour tous les autres cas.

Ainsi, si je considère que, dans le cas de ma représentation de la tasse, l’objet intentionnel doit être la tasse elle-même, c’est-à-dire un objet extérieur et indépendant de mon acte de représentation, alors (PG) implique que, de la même façon, dans le cas de ma représentation du farfadet, l’objet intentionnel (s’il y en a un) devrait être le farfadet lui-même, un objet extérieur et indépendant de mon acte de représentation. Or, il n’existe pas de tel objet. Cela laisse deux options : soit nier qu’il y a un objet de la représentation dans un tel cas ; soit considérer qu’il y a bien un objet mais que cet objet n’existe pas. (Nous allons examiner ces deux options en 2.2.4. et 2.3.)

On pourrait au contraire considérer que ces deux options sont insatisfaisantes et préférer l’approche suivante : lorsque nous nous représentons un farfadet, il y a bien un objet de la représentation mais cet objet n’est pas extérieur et indépendant de mon acte de représentation, c’est au contraire un objet immanent à l’acte de représentation lui-même, c’est-à-dire quelque chose comme mon idée de farfadet. Mais alors il faudrait appliquer le principe de généralité (PG) à partir de ce cas à tous les autres ; il en découlerait que, pour toute représentation (de ce qui existe comme de ce qui n’existe pas), l’objet intentionnel est cet objet immanent, cette idée, non pas une chose extérieure. Dans la prochaine section, nous allons examiner cette approche et voir en quoi elle est problématique.

(Une dernière option consisterait à soutenir que dans le cas de la tasse, l’objet intentionnel est la tasse elle-même, tandis que dans le cas du farfadet, c’est mon idée de farfadet. Mais cette asymétrie selon les cas paraît difficile à justifier : si dans certains cas l’objet intentionnel est une idée, pourquoi ne serait-ce pas une idée dans tous les cas ? Cela semble enfreindre le principe (PG) ; ou bien il faudrait admettre que la méthode générale pour déterminer l’objet intentionnel aurait la forme complexe suivante : l’objet intentionnel est ou bien l’objet extérieur qui satisfait la représentation s’il y en a un, ou bien l’idée de cet objet. Un tel traitement disjonctif et asymétrique de la référence à l’objet intentionnel paraît contre-intuitif.)

iii. La voie des idées

Lorsque je pense au farfadet qui court sur mon bureau, j’ai bien au moins en tête une idée de farfadet, et je peux considérer que ma représentation est une relation à cette idée. Ainsi, de façon générale, l’objet intentionnel pourrait être cet objet inhérent à la représentation elle-même, objet que l’on peut convenir d’appeler idée. De là, nous pouvons étendre à tout type de relation intentionnelle : aimer, haïr, chercher, craindre, etc., sont des relations à des idées. Lorsque je cherche ma tasse, ce n’est pas une relation entre moi et ma tasse mais une relation entre moi et mon idée de tasse (idée à laquelle sans doute correspond une chose extérieure, mais cette correspondance est étrangère à la relation intentionnelle elle-même).

Selon cette approche, donc, il n’y a jamais de représentation sans objet, pour la simple raison que l’objet est inhérent à la représentation. (Brentano, tout en refusant d’y voir le véritable objet de la représentation, parlait en ce sens de l’objet immanent ou immédiat de la représentation.) Et il faut dès lors distinguer entre cet objet inhérent à la représentation et l’éventuel objet extérieur correspondant à celle-ci. On peut schématiser cette approche ainsi :

Sujet Idée de tasse Tasse

représentation correspond

Sujet Idée de farfadet ∅ ∅

représentation correspond

Ce type d’épistémologie correspond tout à fait à ce que Reid critiquait comme la voie des idées (cf. 2.1.1), c’est-à-dire la position selon laquelle les seules choses auxquelles l’esprit ait véritablement accès c’est à ses propres idées, position que l’on peut retrouver chez des auteurs cartésiens aussi bien que chez des empiristes comme Locke et Hume. Le passage suivant de Malebranche en est une illustration classique :

« L’objet immédiat de notre esprit, lorsqu’il voit le soleil, par exemple, n’est pas le soleil, mais quelque chose qui est intimement unie à notre âme, et c’est ce que j’appelle « idée ». (…) Ainsi, l’on a souvent dans l’esprit des idées réelles de choses qui ne furent jamais. Lorsqu’un homme, par exemple, imagine une montagne d’or, il est absolument nécessaire que l’idée de cette montagne soit réellement présente à son esprit. (…) Lorsqu’un fou, ou un homme qui a la fièvre chaude ou qui dort, voit devant ses yeux quelque animal, il est constant que ce qu’il voit n’est pas rien, et qu’ainsi l’idée de cet animal existe véritablement ; mais cette montagne d’or et cet animal ne furent jamais. » Malebranche, De la recherche de la vérité, III, 1.

Il est clair dans ce passage que l’objet de la représentation (aussi bien que de la perception) est seulement l’idée. Il y a quelque chose d’assez insatisfaisant dans cette approche si l’on considère le cas de relations intentionnelles comme chercher ou aimer. Il paraît très contre-intuitif de décrire ma relation de chercher mes clés comme une relation dont l’objet (tout au moins l’objet immédiat) n’est que mon idée des clefs. (Ce que je cherche, ce n’est justement pas une idée : ce sont mes clefs.) Et de même, la relation d’amour réciproque entre Dante et Béatrice serait en fait une relation entre Dante et son idée de Beatrice et une relation entre Béatrice et son idée de Dante. On voit de façon plus générale que le problème réside en ceci qu’une telle approche de l’intentionnalité ne permet pas de rendre compte en quoi les relations intentionnelles nous donnent accès à une quelconque extériorité ; cela risquerait de conduire à une forme de scepticisme ou d’idéalisme de la même façon que le réalisme indirect pour la perception. (C’est le sens principal des critiques de Reid contre la voie des idées. Nous reviendrons sur ce point en 2.3.6.)

Les disciples de Brentano ne vont pas suivre cette voie et seront plutôt soucieux de donner sens au fait que, lorsqu’il s’agit de la représentation d’une chose qui existe, l’objet de la représentation est bien cette chose elle-même, extérieure à la représentation. Nous allons voir quelle conséquence cela aura sur l’analyse des représentations de choses qui n’existent pas.

iv. Des représentations sans objet

Admettons que lorsque je me représente la tasse posée sur ma table, l’objet intentionnel est bien cette tasse elle-même, extérieure à mon esprit. Par (PS), on peut en tirer la généralisation suivante : lorsque je me représente quelque chose, l’objet intentionnel doit être cette chose même. Donc, lorsque je me représente un farfadet, l’objet de ma représentation devrait (s’il y en a un) être un farfadet. Pour clarifier ce que cela implique, ajoutons le principe suivant que l’on pourrait appeler un principe de caractérisation hypothétique :

(PCH) Si je me représente un objet comme satisfaisant une certaine caractérisation, alors l’objet intentionnel, s’il y en a un, doit satisfaire cette caractérisation.

C’est un principe de caractérisation hypothétique en ceci qu’il n’affirme pas qu’il doit y avoir un objet intentionnel qui satisfait la caractérisation ; il affirme seulement que s’il y a en un, alors il doit satisfaire la caractérisation. Cela paraît tout à fait intuitif dans le cas de la tasse : si je me représente la tasse comme un certain objet physique, concret, ayant une certaine forme, etc., l’objet intentionnel (s’il y en a un) devrait satisfaire cette caractérisation.

Notez qu’une autre difficulté de la voie des idées, c’est qu’il semble que ce principe de caractérisation ne soit pas respecté : si l’objet intentionnel est l’idée de ma tasse, alors l’objet intentionnel est en fait de nature mentale, non concrète, et donc il ne satisfait pas la caractérisation de la tasse concrète. C’est cette objection que fait valoir Reid contre la voie des idées dans le passage suivant où il considère le cas où il conçoit un animal imaginaire comme un centaure :

« [L’objet de ma conception] n’est pas l’image d’un animal – c’est un animal. (…) La chose que je conçois est un corps ayant une certaine forme et une certaine couleur, doué de vie et de mouvement spontané. Le philosophe [de la voie des idées] dit que l’idée est une image de l’animal, mais que cela n’a ni corps, ni couleur, ni vie, ni mouvement spontané. Ceci, je ne peux pas le comprendre. » Reid 2002, p.321-2

Le principe (PCH), dans le cas de la représentation d’un farfadet courant sur ma table, exige donc que l’objet intentionnel satisfasse cette caractérisation d’être un farfadet courant sur ma table. Or, de toute évidence, il n’existe rien qui satisfasse cette caractérisation. A partir de là, deux attitudes sont possibles. Soit nous nions qu’il y ait un objet intentionnel dans ce genre de cas ; soit nous nions que les objets existent tous. Reid et les meinongiens en général suivent la deuxième option. Nous allons d’abord envisager la première et voir en quoi elle est problématique.

S’il n’y a pas d’objet qui n’existent pas, alors (NE) et (PCH) impliquent qu’il y a des représentations sans objets. En effet, dès lors que nous nous avons une relation intentionnelle qui vise quelque chose qui n’existe pas, notre représentation n’a pas d’objet. Mais nous pouvons nous représenter toute sorte de choses qui n’existent pas : l’acte de se représenter un farfadet, celui de se représenter une montagne d’or, celui de se représenter un rond-carré, sont trois actes de représentation différents. Or ils ne se distinguent pas par ceci qu’il s’agit de relations à des objets distincts : dans les trois cas, il n’y a pas d’objet de la représentation. Comment ces représentations se distinguent-elles si ce n’est pas par leur objet ?

Bolzano, élève de Brentano et principal défenseur des représentations sans objets, faisait jouer un rôle crucial à la notion de contenu de représentation. Toutes les représentations ont un contenu même si elles n’ont pas toutes un objet. Et ce contenu doit exprimer la caractérisation associée à l’objet représenté ; le contenu de ma représentation d’un cercle carré doit avoir un certain rapport avec les propriétés d’être un cercle et d’être carré, tout à fait comme l’idée d’un cercle carré doit avoir un certain rapport avec les propriétés d’être un cercle et d’être carré. (Dans la terminologie de Zalta dont nous allons parler plus loin, on pourrait dire que le contenu ou l’idée est un objet abstrait qui encode ces propriétés plutôt qu’il ne les exemplifie.) De façon plus générale, pour défendre qu’il y a des représentations sans objet mais qu’elles peuvent différer les unes des autres, on est amené à faire jouer un rôle crucial à un intermédiaire entre le sujet de la représentation et l’objet éventuel de la représentation ; cet intermédiaire doit être inhérent à la représentation elle-même et avoir un certain rapport à la caractérisation de l’objet de représentation (puisque c’est ce qui va permettre de distinguer les différentes représentations sans objet). On peut appeler cet intermédiaire un contenu, mais elle ressemble fortement à ce que l’on pourrait appeler simplement une idée. Schématiquement, la théorie aurait donc la forme suivante :

Sujet Tasse

représentation

via l’idée de tasse

Sujet ∅∅

représentation

via l’idée de farfadet

On peut remarquer que la théorie obtenue ressemble finalement à la voie des idées. Puisqu’il faut bien introduire cet intermédiaire qu’est le contenu ou l’idée dans toute représentation, pourquoi ne pas le considérer comme l’objet intentionnel ? Il y a en outre une bonne raison pour laquelle cette solution semble préférable. Admettons le principe suivant :

(R) Pour qu’une relation tienne, il faut qu’il y ait des relata (des objets en relation).

Cela paraît intuitivement correct : si l’un des deux objets manque, comment une relation pourrait-elle subsister ? Or, dans ma représentation du farfadet, il manque l’un des deux relata. En vertu de (R), cela devrait avoir pour conséquence qu’il n’y a pas de relation intentionnelle du tout. Or, il semble bien que la relation intentionnelle tienne même dans ce cas ; et cette relation n’est pas d’une tout autre nature que dans le cas de ma représentation de la tasse. C’est donc que l’objet mis en relation est un objet qui est là dans tous les cas, même dans le cas du farfadet : quel peut être cet objet sinon un objet inhérent à ma représentation, autrement dit son contenu, mon idée de farfadet ? Ainsi, si l’on nie qu’il y ait des objets qui n’existent pas, alors les principes (PCH) et (R) nous ramènent inévitablement sur la voie des idées pour expliquer comment nous nous représentons des choses qui n’existent pas.

La dernière solution, que nous allons examiner beaucoup plus en détail, consiste à supposer au contraire qu’il y a des objets qui n’existent pas ; dans la représentation d’un farfadet, il y a bien un objet représenté qui est un farfadet (et non une idée de farfadet), mais c’est un objet qui n’existe pas. C’est ce que l’on appellera l’approche meinongienne en référence à Alexius Meinong, élève de Brentano qui développera une théorie de l’objet dont nous allons présenter les grandes lignes dans la prochaine sous-section.

c. Les théories meinongiennes de l’objet

Dans une approche meinongienne, la notion d’objet est indépendante de l’analyse de l’intentionnalité ; cela donne naissance à une étude des objets en tant qu’objets dont l’idée centrale peut être formulée de la façon suivante : pour n’importe quelle caractérisation, il y a un objet qui satisfait cette caractérisation.

Toute théorie qui s’adosse à un tel principe peut-être qualifiée de meinongienne, et nous parlerons ici des théories meinongienne en général, ce qui ne se réduit donc pas à la seule théorie de Meinong ; nous évoquerons notamment les théories dites néo-meinongiennes (Parsons 1980, Zalta 1983, Priest 2005) qui, depuis les années 70, ont considérablement modifié et enrichi l’approche de la théorie de l’objet.

i. D’une théorie de l’objet intentionnel à une théorie de l’objet

Le point de départ de l’approche meinongienne, c’est d’admettre que toute représentation a bien un objet. Le principe de caractérisation hypothétique (PCH) cesse alors d’être hypothétique et devient simplement :

(PC) Si je me représente un objet comme satisfaisant une certaine caractérisation, alors il y a un objet intentionnel qui satisfait cette caractérisation.

Le cas de représentation de ce qui n’existe pas a donc pour conséquence qu’il y a des objets qui n’existent pas. Lorsque je me représente un farfadet courant sur ma table, l’objet intentionnel est bien un farfadet courant sur ma table, mais cet objet de toute évidence n’existe pas. Schématiquement, l’approche meinongienne (ou plutôt ce qu’il faudrait appeler le meinongianisme de sens commun ; cf. 2.3.6. pour expliquer ce point) aurait donc la forme suivante :

Sujet Tasse

représentation objet existant

Sujet Farfadet

représentation objet inexistant

Jusqu’ici, cette approche est encore une analyse de l’intentionnalité. Mais on peut sortir de ce cadre en remarquant ceci que, pour n’importe quelle caractérisation, nous pouvons former une représentation à partir de cette caractérisation, et en vertu de (PC) l’objet de cette représentation doit satisfaire cette caractérisation. On arrive ainsi à ce principe plus général que nous appellerons le principe de caractérisation meinongien, dans lequel la notion d’intentionnalité n’apparaît plus :

(PCM) Pour n’importe quelle caractérisation, il y a un objet qui satisfaisait cette caractérisation.

C’est le principe central du meinongianisme. (Ce principe est fréquemment appelé principe ou postulat de caractérisation dans la littérature meinongienne. Cf. par exemple Routley 1980.) On peut considérer comme meinongienne toute théorie qui admet un principe de ce genre (avec éventuellement des restrictions ; cf. 2.3.5 sur les différentes façons de restreindre ce principe).

L’idée centrale du meinongianisme, exprimée par (PCM) est d’étendre de façon maximale l’extension de la notion d’objet. En termes sommaires on pourrait dire : n’importe quoi est un objet, il y a des objets de toutes sortes (du Père Noël au rond-carré en passant par l’anse de la tasse). Pour le dire encore autrement, le domaine des objets doit satisfaire une exigence de plénitude : aucune caractérisation (aussi bien possible qu’impossible) ne peut manquer de correspondre à un objet.

Si Meinong n’est pas le premier à envisager un tel principe de caractérisation (on trouve déjà des suggestions similaires dans l’essai de Twardwoski Sur la théorie du contenu et l’objet des représentations), il est bien le premier à proposer une étude de la notion d’objet qui s’extraie du cadre brentanien centré sur l’intentionnalité, pour en faire un champ à part : non plus l’étude des objets de représentation mais l’étude des objets en tant que tels, la science des objets en général. Meinong la baptisera Gegenstandstheorie, théorie de l’objet. De là, son nom restera associé aux approches de l’objet fondées sur un tel principe de caractérisation.

ii. Le statut ontologique de l’objet inexistant

Tous les objets, qu’ils existent ou non, répondent à une certaine caractérisation, à ce que Meinong appelait un être-ainsi (Sosein). Par contre, tous n’ont pas le même statut ontologique : certains existent, d’autres non. Mais ce statut ontologique ne relève pas de la caractérisation de l’objet. C’est un point sur lequel insiste Meinong (1999, p.72) et qu’il exprime comme le principe d’indépendance de l’être-ainsi vis-à-vis de l’être :

(PI) Si un objet est caractérisé comme ayant telles et telles déterminations, alors que cet objet existe ou n’existe pas ne change en rien ses déterminations.

Le statut ontologique de ma tasse, c’est-à-dire qu’elle existe ou non, ne change rien à sa caractérisation en tant qu’objet. Mais s’il y a indépendance de l’être-ainsi à l’égard de l’être, à l’inverse il n’y a pas indépendance de l’être à l’égard de l’être-ainsi : un être-ainsi contradictoire aura pour conséquence que l’objet n’existe pas.

Un objet qui n’existe pas a donc bien une caractérisation, mais quel est le statut ontologique d’un tel objet ? Tous les objets ont-ils une forme d’être en commun ? Twardowski (1993), dont Meinong s’est beaucoup inspiré, oppose les objets existants aux objets inexistants mais qui sont néanmoins. On aurait donc une ontologie à deux niveaux : existence et être. Tous les objets ont au moins l’être, et certains ont en plus l’existence. C’est la voie que suivent encore la plupart des néo-meinongiens, comme Parsons et Zalta (cf. 2.3.5). Cette voie ne semble toutefois pas être celle privilégiée par Meinong. Celui-ci distingue d’abord deux types d’objets qui sont : d’une part les objets qui existent au sens plein du terme (comme des objets concrets, par exemple) et les objets qui subsistent seulement (c’est-à-dire, en gros, les objets qui ont un mode d’existence dépendant, comme par exemple les relations, les états de choses). Mais les objets existants et subsistants ne sont pas tous les objets : il reste d’autre part les objets qui n’existent ni ne subsistent, des objets qui véritablement ne sont pas. (Par exemple, le farfadet courant sur ma table serait un tel objet.) Ces objets sont bien dénués de toute forme d’être.

Meinong évoque toutefois la notion d’il y a ou d’être donné [es gibt] comme détermination commune à tous les objets : « l’être donné [Gegebenheit] peut leur être attribué comme propriété universelle, à tous sans exception, peu importe s’ils sont ou ne sont pas » (Meinong 1999, p.83.) Cette détermination commune à tous les objets serait donc un il y a ou un être donné, dont on peut se demander s’il ne représente pas subrepticement une forme d’être minimal. Dans quelle mesure est-il cohérent de soutenir que certains objets sont absolument dénués de toute forme d’être ? C’est un point qui reste problématique. (L’idée que la thèse centrale de Meinong est bien qu’il y a des objets qui n’ont aucune forme d’être est défendue notamment par Chisholm 1973, Lambert 1983, Smith 1985.)

On pourrait, pour illustrer cette difficulté, mentionner la plus fameuse phrase de Meinong : « Il y a des objets dont il est vrai de dire qu’il n’y a pas de tels objets. [Es gibt Gegenstände, von denen gibt, daß es dergleichen Gegenstände nicht gibt.] » (Meinong 1999, p.73.) Il faudrait cependant éviter de juger la théorie de Meinong à l’aune de cette seule formule dans la mesure où, d’une part, l’aspect paradoxal est délibéré (Meinong l’introduit par « Qui aime les paradoxes pourra fort bien dire : il y a des objets… », ibid.) ; d’autre part, elle est tout à fait explicable si l’on distingue le premier il y a comme exprimant cet il y a commun à tous les objets, du second il y a qui exprimerait un engagement plus fort, synonyme d’il existe (car le langage ordinaire autorise en effet d’utiliser il y a dans ce sens). Sa formule ne serait donc qu’une façon paradoxale de dire qu’il y a des choses qui n’existent pas, et engagerait surtout à mettre en garde contre les ambiguïtés du langage ordinaire.

iii. La structure des domaines d’objets meinongiens

Un domaine d’objets meinongiens est parfois caricaturé comme une jungle (ainsi en témoigne Routley 1980 : Exploring Meinong’s Jungle and Beyond), sans doute en raison des objets surprenants que l’on est susceptible d’y rencontrer, tels que des ronds carrés ou des farfadets. Mais cette jungle se laisse en fait assez facilement ordonner.

On peut tout d’abord classer les objets selon qu’ils sont ou non contradictoires et/ou complets au sens suivant :

Un objet est contradictoire si et seulement si pour au moins un trait de caractérisation F, cet objet est à la fois F et non-F.

Un objet est complet si et seulement si pour tout trait de caractérisation F, cet objet est F ou non-F.

Les objets existants sont complets et non-contradictoires. Les objets possibles sont eux aussi complets et non-contradictoires : il ne leur "manque" en quelque sorte que l’existence. Les objets fictionnels sont généralement non-contradictoires (sauf caprice ou inadvertance de l’auteur) et toujours incomplet (une fiction ne peut pas déterminer toutes les propriétés de ses personnages). De même pour les objets théoriques. Enfin, il y a des objets logiquement impossibles comme le rond carré, qui sont contradictoires. On arrive ainsi à cette table qui classe différents types d’objets selon ces différentes catégories :

OBJETS
NON-CONTRADICTOIRE CONTRADICTOIRE
COMPLET INCOMPLET
EXISTANT NON-ETRE
Objets concrets Objets possibles(complètementdéterminés) Objets fictifs,objets théoriques,possibles maispartiellementindéterminés Objets logiquementimpossibles tels quele rond-carré

Par souci d’exhaustivité, on pourrait également inclure dans le tableau le type d’objet suivant : objet complet contradictoire. Pour s’en donner une idée, il faudrait concevoir un objet complet auquel on ajoute au moins une propriété supplémentaire. (Cf. Marek 2013, §4.3.2 pour une classification similaire appliqué à la théorie de Meinong.)

Il est possible d’aller plus loin dans l’étude de la structure des domaines d’objets meinongiens : ils s’organisent selon une structure algébrique que l’on peut définir à partir de leurs traits de caractérisation. La somme de deux objets serait l’objet qui réunit les traits de caractérisation des deux objets (par exemple le rond-carré pourrait être défini comme la somme de l’objet qui a tous les traits caractéristiques du rond et de l’objet qui a tous les traits caractéristiques du carré) ; le produit de deux objets serait l’objet qui réunit les traits de caractérisation commun aux deux objets (par exemple, le produit du rond et du carré serait un objet possédant notamment les traits caractéristiques d’être une figure plane et symétrique, mais pas d’être courbe ni rectangulaire) ; le complément d’un objet serait l’objet qui possède tous les traits de caractérisation que cet objet ne satisfait pas. En considérant en outre un objet total qui réunit tous les traits de caractérisation et un objet nul qui n’en possède aucun, on obtient une algèbre booléenne complète. Loin d’être une jungle, on observe ainsi qu’un domaine d’objets meinongiens est fortement structuré. (Sur la construction de cette algèbre sur les domaines d’objets meinongiens, comprise comme une sorte de méréologie, cf. Giraud 2013.)

iv. Les objections logiques

On a défini le meinongianisme comme une approche fondée sur le principe de caractérisation tel que nous l’avons énoncé plus haut :

(PCM) Pour n’importe quelle caractérisation, il y a un objet qui satisfaisait cette caractérisation.

Or il y a lieu de craindre qu’une théorie qui admet un tel principe ne puisse éviter de se contredire elle-même. Les deux principales objections logiques ont été formulées pour la première fois par Russell (1905) et résident dans la considération de deux exemples : le rond carré et l’actuel roi de France existant.

La première objection consiste à considérer une caractérisation contradictoire : être rond et être carré. Ou même, plus simplement : être rond et ne pas être rond. D’après (PCM), il y a des objets qui satisfont ces caractérisations. Donc il y a un objet qui est à la fois rond et carré, et même un objet qui à la fois est rond et n’est pas rond. La contradiction est directe dans le second cas ; dans le premier cas, elle semble découler du fait que ce qui est carré n’est pas rond, et réciproquement.

Avec cette première objection, la contradiction est pour ainsi dire contenue dans la caractérisation même de l’objet. On peut aussi construire un problème un peu différent avec une caractérisation comme : être actuellement roi de France et être existant. D’après (PCM), il y a un objet qui satisfait cette caractérisation, donc il y a un objet qui est actuellement roi de France et qui existe. Or il n’existe pas de roi de France actuellement. Là encore, il y a une contradiction ; mais la contradiction n’est pas contenue dans la caractérisation seulement : il y a contradiction entre un trait de la réalité (il n’existe pas de roi de France) et un trait contenu dans la caractérisation.

Ces objections sont sérieuses : comment donner sens au principe de caractérisation (PCM) qui est au cœur de l’approche meinongienne sans s’enferrer dans des contradictions ? Meinong aura du mal à répondre à ces objections de façon convaincante ; par exemple, en réponse au problème du roi de France existant, il introduira une distinction entre exister et être existant : l’actuel roi de France existant est existant mais n’existe pas (cf. Meinong 1968, vol. 5, p.223.) ; Russell répondra qu’il ne voit tout simplement aucune différence entre exister et être existant (cf. Russell 1907), et la discussion n’ira pas plus loin.

Les objections de Russell relègueront la théorie meinongienne au second plan, aux yeux des philosophes analytiques, pendant plusieurs décennies. (Ainsi, Ryle en 1972 n’hésitait pas à affirmer : « la Gegestandstheorie elle-même est morte, enterrée, et pas prête d'être ressuscitée ».) Sans doute l’absence de formalisme dans l’exposé de Meinong a-t-il rendu le dialogue avec Russell particulièrement difficile. En permettant de traiter d’objets contradictoires, la théorie de l’objet s’approche dangereusement de l’incohérence logique ; seule une formulation extrêmement précise de ses principes aurait permis de s’assurer qu’elle n’y sombre pas, ce que le langage naturel rend très difficile.

v. Les réponses des néo-meinongiens

Comment sauver le meinongianisme, et plus particulièrement le principe de caractérisation meinongien ? Ce principe est en fait assez ambigu dans sa formulation initiale : pour toute caractérisation il y a un objet qui satisfait cette caractérisation. Notamment, il y a ambiguïté autour de ce qu’on appelle une caractérisation. (On pourrait tout à fait refuser de considérer qu’exister est un trait de caractérisation aussi bien qu’être une montagne.) D’autre part, ce que signifie satisfaire une caractérisation n’est pas tout à fait clair.

En précisant le principe (PCM) sur ces différents points, on pourra tout à fait obtenir des théories meinongiennes cohérentes. Depuis les années 70, une poignée d’auteurs ont travaillé sur ce sujet et il en résulte trois grands types de meinongianismes (ou néo-meinongianismes) cohérents :

1. Le meinongianisme des deux types de prédicats. (Parsons, Jacquette)

2. Le meinongianisme des deux modes de prédication. (Zalta, Castañeda)

3. Le meinongianisme modal. (Priest, Berto)

Indiquons quelques traits de chacune de ces formes de meinongianisme.

(1) Avec le meinongianisme des deux types de prédicats, l’idée est de restreindre (PCM) à un seul type particulier de prédicat : les prédicats nucléaires. L’un des problèmes récurrents de cette approche est qu’il est difficile de donner un critère qui permette de distinguer les deux types de prédicats (cf. Parsons 1974, p.569 et sq.), mais on peut dire de façon assez sommaire que les prédicats nucléaires sont les prédicats standards comme être rond, ceux qui ne posent pas de problèmes ; cela exclut notamment les prédicats ontologiques comme exister, les prédicats logiques comme être complet, être contradictoire, et les prédicats complexes comme ne pas être rond. Ainsi cela permettra d’éviter les caractérisations problématiques comme celles que l’on a évoquées.

Le principe de caractérisation restreint aux prédicats nucléaires devient donc :

(PCM1) Pour toute caractérisation en terme de prédicats nucléaires, il y a un objet qui satisfait cette caractérisation.

Parsons est le principale défenseur d’une telle théorie (cf. Parsons 1980) ; mais on peut citer aussi Routley (1980, p.264 et sq) et Jacquette (1996) ; en outre il semble que Meinong, dans ses écrits tardifs, ait suivi cette voie lui aussi. (La suggestion vient en fait d’un de ses élèves, Ernst Mally. Cf. Meinong 1915, p.176. On pourrait présumer le sens de sa distinction entre exister et être existant résiderait là : être existant serait un prédicat nucléaire tandis qu’exister serait extranucléaire.)

(2) Avec le meinongianisme des deux modes de prédication, l’idée est de restreindre le principe de caractérisation en précisant que les objets satisfont la caractérisation d’une façon particulière. Il faut donc distinguer plusieurs façons d’attribuer un prédicat, plusieurs modes de prédication ; chez Zalta, on distingue ainsi entre l’exemplification (qui est en quelque sorte le mode de prédication standard) et l’encodage qui est le mode de prédication réservé aux objets concernés par le principe de caractérisation, les objets abstraits. Le langage est ambigu en ceci qu’il ne rend pas compte de ces différents modes de prédication ; ainsi, on peut dire que Victor Hugo et Jean Valjean sont tous les deux français ; or ils ne le sont pas de la même manière : Victor Hugo (parce qu’il existe) exemplifie la propriété d’être français ; par contre le personnage Jean Valjean (parce qu’il n’existe pas) encode seulement la propriété d’être français.

De façon générale, le principe de caractérisation sera formulé ainsi :

(PCM2) Pour toute caractérisation, il y a un objet qui encode cette caractérisation.

La logique liée à l’encodage sera plus permissive que celle liée à l’exemplification ce qui permettra d’éviter les contradictions évoquées précédemment. (On peut noter que la montagne d’or existante encodera la propriété d’exister mais ne l’exemplifiera pas ; sur ce point, la simple distinction entre les deux modes de prédication suffit pour défaire la contradiction.)

Zalta est le principal défenseur d’un tel type de meinongianisme dont les applications sont particulièrement nombreuses (cf. ses principaux ouvrages, Zalta 1980, 1988, 1999). La distinction entre deux modes de prédication tire son origine de Mally (1912), un élève de Meinong. Parmi les autres défenseurs récents de ce type de meinongianisme on peut citer Rapaport (1978) et Castañeda (1974).

(3) Enfin, le meinongianisme modal est une forme de meinongianisme qui consiste (pour le dire sommairement) à "délocaliser" les objets meinongiens dans des sortes de mondes intentionnels (le rapport à l’intentionnalité redevient très prégnant dans cette forme de meinongianisme) : ainsi, Jean Valjean est bien français comme Victor Hugo, mais celui-ci est français dans le monde actuel tandis que Jean Valjean n’est français que dans un monde fictif. De façon générale, toute caractérisation est bien satisfaite par un objet, mais généralement pas dans le monde actuel : seulement dans le monde qui réalise cette caractérisation, autrement dit le monde visé par la relation intentionnelle. Le principe de caractérisation aurait donc la forme suivante :

(PCM3) Pour toute caractérisation, il y a un objet qui satisfait cette caractérisation dans un monde.

Cette approche suppose d’accepter qu’il y a des mondes logiquement impossibles dans lesquels des contradictions sont vraies ; mais cela ne doit pas permettre d’en inférer que des contradictions sont vraies dans le monde actuel (et il faut pour cela employer des outils de logique paraconsistante). Cette approche a été initiée par Priest (2005) et reprise par Berto (2013).

Ces différentes théories sont en capacité de répondre aux objections logiques mentionnées plus haut et semblent cohérentes. Du point de vue logique, tout ce que l’on peut maintenant leur opposer, ce serait le caractère peu intuitif de certaines notions (par exemple la distinction entre propriétés nucléaires et extranucléaires, ou la distinction entre exemplification et encodage), ou le caractère ad hoc de certaines solutions.

vi. De retour sur la voie des idées ?

On a vu précédemment qu’aux origines du meinongianisme se trouve l’ambition de faire en sorte que lorsque je me représente un objet existant comme la tasse posée sur ma table, c’est bien une relation entre moi et cette tasse même, non pas une relation entre moi et l’idée de ma tasse : si l’on généralise aux cas des représentations de choses qui n’existent pas et si l’on veut maintenir qu’il y a bien des objets de représentation même dans ces cas, on arrive à ceci que lorsque je pense à un farfadet, c’est bien une relation entre moi et ce farfadet (qui n’existe pas). C’est cette approche que suit Reid notamment, qui passe en quelque sorte d’un réalisme de la perception à un réalisme de la représentation en général ; Routley (1980, 1-4) n’hésitait pas pour cette raison à le considérer comme un précurseur du meinongianisme. On pourrait appeler cette approche le meinongianisme de sens commun. De fait, le réalisme de Reid se réclame avant tout du sens commun ; et Routley (1980, p.519-535), s’en inspirant, défendait bien ‘‘The theory of objects as commonsense’’.

Cette approche meinongienne s’oppose à ce que nous appelions (à la suite de Reid) la voie des idées (cf. 2.2.3.) Il semble que Meinong s’inscrive plutôt dans cette lignée, lui aussi. Mais qu’en est-il des néo-meinongiens ? Sur les trois approches néo-meinongiennes, deux relèvent en fait clairement de la voie des idées : celle de Zalta et celle de Priest.

En effet, la théorie de Zalta a pour conséquence que l’ensemble des objets est coupé en deux : il y a d’un côté les objets concrets qui exemplifient toutes leurs propriétés ; de l’autre côté, les objets abstraits qui encodent les propriétés qui les caractérisent (et qui par ailleurs exemplifient aussi des propriétés). Le principe de caractérisation de la théorie de Zalta concerne donc les objets abstraits seulement. Or, si les relations intentionnelles nous lient à des objets obtenus via ce principe de caractérisation, elles ne pourront donc nous lier qu’à des objets abstraits, jamais à des concrets. Lorsque je cherche ma clef, ce ne sera pas une relation entre moi et la clef concrète (qui exemplifie la propriété d’être en métal, d’avoir telle forme, etc.) ; ce sera une relation entre moi et un objet abstrait encodant les propriétés de ma clef (être en métal, avoir telle forme, etc.), et qui pour cette raison lui correspond. (Lorsqu’un objet abstrait encode exactement toutes les propriétés qu’un objet concret exemplifie, on peut considérer le premier comme le concept individuel du second, en un sens leibnizien ; cf. Zalta 2000.) Ainsi, la théorie de Zalta ne relève pas du meinongianisme de sens commun ; le domaine d’objets meinongiens est seulement un domaine d’objets abstraits, qui ressemblent à des concepts ou des idées, séparés des objets concrets qui nous entourent. (Cf. Zalta 1988 sur l’analyse de l’intentionnalité dans le cadre de sa théorie.)

Dans le meinongianisme modal de Priest et Berto, de la même façon : les relations intentionnelles ne nous lient pas aux objets du monde actuel, elles nous lient à des objets qui existent dans un monde intentionnel, un monde visé par l’acte de représentation. Aussi, lorsque je cherche ma clef, l’objet que je cherche a la propriété d’être en métal et d’avoir telle ou telle forme dans le monde visé par ma représentation, non pas (forcément) dans le monde actuel. (On pourrait néanmoins soutenir que l’objet pourrait exister à la fois dans le monde de ma représentation et dans le monde actuel ; les deux pourraient correspondre d’une certaine façon. Il en fait difficile de voir comment la théorie fonctionne sur ce point. Il n’en reste pas moins que l’idée fondamentale de la théorie est que les relations intentionnelles nous mettent en relation avec des objets existant dans d’autres mondes que le monde actuel ; dans le meilleur des cas, cet autre monde va correspondre au monde actuel.)

La théorie de Parsons est celle qui s’efforce le plus de rester fidèle à l’esprit de Meinong et du meinongianisme de sens commun ; il est ainsi particulièrement attaché à l’idée qu’un objet comme Jean Valjean, qui n’existe pas, est bien un objet concret tout aussi bien que Victor Hugo. Mais il lui est en fait assez difficile de maintenir cette exigence jusqu’au bout. (Cf. par exemple sa discussion du cas de la planète Vulcain : il semble difficile de soutenir que Le Verrier, en faisant correctement l’hypothèse de la planète Neptune, pense bien à la planète Neptune réelle, une planète qui donc satisfait davantage que les seuls traits de caractérisation contenus dans l’hypothèse ; tandis qu’en faisant incorrectement l’hypothèse de la planète Vulcain, Le Verrier pense à une planète qui satisfait seulement les traits de caractérisation de son hypothèse. Il y a là une asymétrie qui semble bien difficile à justifier. Cf. Parsons 1980, p.228-230.)

En conclusion, le meinongianisme tend à donner à la notion d’objet son sens le plus large possible : il y a des objets de toutes sortes, d’absolument toutes sortes. Et les relations intentionnelles sont des relations à ces objets. Mais ce domaine d’objets peut être compris de deux façons radicalement différentes. Ou bien l’on est un réaliste direct et l’on considère que les objets réels qui nous entourent sont des cas particuliers des objets meinongiens ; nos représentations quelquefois nous mettent en relation directe avec un de ces objets. Ou bien l’on considère que les objets meinongiens forment un domaine d’objets radicalement séparé, objets qui ressemblent davantage à des idées ou des concepts qu’à des objets au sens concret du terme. (Et il faut alors supposer qu’ils satisfont leurs caractérisations d’une façon spéciale : ils les encodent, pour Zalta ; ils les satisfont mais dans d’autres mondes, pour Priest.) Nos représentations, dans ce cas, ne nous mettent jamais directement en relation avec des objets réels ; ils nous mettent seulement en relation avec des objets meinongiens qui peuvent ou non correspondre à des objets réels.Bibliographie

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Thibaut Giraud

EHESS

thibautgiraud@hotmail.fr