Réalisme métaphysique (A)

Comment citer ?

Boisvert, Anne-Marie (2020), «Réalisme métaphysique (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/le-realisme-metaphysique-a

Publié en mai 2020

 

Résumé

Nous avons naturellement tendance à adopter une attitude réaliste envers le monde extérieur. Nous avons naturellement tendance à croire que les entités diverses qui peuplent le monde autour de nous, depuis les objets matériels et les êtres vivants qui nous sont familiers, comme les maisons, les arbres, les chiens ou le soleil, jusqu’aux entités plus récemment découvertes, comme les protéines ou les électrons, existent bel et bien, avec leurs caractéristiques propres. Mais qu’entend-on au juste par « réalisme » ? Qu’est-ce qu’une telle attitude implique ? Après une exposition de l’attitude réaliste (section 1), nous offrirons en premier lieu dans cet article une définition de ce que nous appelons le réalisme « métaphysique » à propos du monde extérieur (section 2). Nous justifierons ensuite cette définition et le choix de cette appellation en comparant le réalisme métaphysique avec d’autres types de réalisme (section 3). Nous verrons ensuite comment une conception en apparence aussi bien ancrée et aussi naturelle que le réalisme à propos du monde extérieur en est venue à s’ériger en problème philosophique au XVIIème siècle (sections 4 et 5). Nous passerons ensuite en revue les quatre grands types de réponses à ce problème (section 6). Nous nous pencherons dans la section 7 sur les débats autour de la question du réalisme en philosophie contemporaine. Nous nous concentrerons pour ce faire sur le parcours du philosophe américain Hilary Putnam, qui plus qu’aucun autre a contribué à remettre au premier plan cette « grande question du réalisme », comme il l’a décrite, dans les discussions philosophiques à partir du milieu des années 1970. Nous conclurons cet article en évoquant le rôle central que joue l’attitude dans le débat métaphysique (section 8).


Table des matières

1. L’attitude réaliste

2. Définition du réalisme métaphysique

3. Le réalisme métaphysique et les autres conceptions du réalisme

a. Réalisme métaphysique versus réalisme « générique »
b. Réalisme métaphysique versus réalisme des universaux
c. Réalisme métaphysique versus réalisme physique
d. Réalisme métaphysique versus réalisme sémantique
e. Réalisme métaphysique, réalisme du sens commun et réalisme scientifique
f. Réalisme métaphysique robuste versus réalisme métaphysique faible

4. Le talon d’Achille du réalisme métaphysique

5. Les sources du dilemme

a. Apparence et réalité
b. Le réalisme indirect (ou représentatif)

6. Quatre types de réponses possibles

a. Réalisme indirect et scepticisme
b. Réalisme indirect et anti-scepticisme
c. Réalisme direct et anti-scepticisme
d. Idéalisme, anti-réalisme et anti-scepticisme

7. La « grande question du réalisme » en philosophie contemporaine : le parcours d’Hilary Putnam

a. L’argument de la théorie des modèles
b. La critique de la théorie causale de la référence
c. L’argument de la relativité conceptuelle
d. Le rejet du réalisme interne et l’adoption du réalisme naturel

8. Une question d’attitude

Bibliographie


1. L’attitude réaliste

Nous avons naturellement tendance à adopter une attitude réaliste envers le monde extérieur. Nous avons naturellement tendance à croire que les entités diverses qui peuplent le monde autour de nous, depuis les objets matériels et les êtres vivants qui nous sont familiers, comme les maisons, les arbres, les chiens ou le soleil, jusqu’aux entités plus récemment découvertes, comme les protéines ou les électrons, existent bel et bien, avec leurs caractéristiques propres, et ce, peu importe que nous les percevions ou non, que nous pensions à elles ou non, ou que nous en parlions ou non. Nous avons naturellement tendance à croire que l’existence, la nature, l’identité et la persistance plus ou moins longue dans le temps des entités constitutives du monde extérieur sont des faits objectifs qui ne dépendent en rien de nous (bien que nous puissions exercer sur ces entités des influences, et réciproquement). L’attitude réaliste ordinaire envers le monde extérieur constitue ainsi une métaphysique, c’est-à-dire un « système de croyances » plus ou moins implicites à propos dudit monde (Van Inwagen 2017, 39, note 1). Ce système de croyances sans doute du monde le mieux partagé peut paraître un truisme dont il ne vaut pas la peine de débattre. Et pourtant, rien n’est plus faux. En philosophie – et particulièrement à partir du XVIIème siècle – il a fait l’objet d’une grave remise en doute. Ces attaques qui se poursuivent jusqu’à nos jours ont fait la preuve que le réalisme à propos du monde extérieur ne va pas de soi pour tous (ou du moins, pour beaucoup de philosophes). Face à ces attaques, ledit réalisme a dû s’ériger en véritable doctrine philosophique argumentée. Nous avons choisi dans cet article d’utiliser l’expression de « réalisme métaphysique » pour désigner cette doctrine. Les raisons qui ont motivé ce choix terminologique sont exposées dans la section 3 ci-dessous.

2. Définition du réalisme métaphysique

Le réalisme métaphysique en tant que doctrine combine dans sa définition deux clauses métaphysiques :

  1. Une clause d’existence, stipulant que les entités physiques spatiotemporelles constitutives du monde extérieur, avec les propriétés qu’elles possèdent et les relations qu’elles entretiennent entre elles, existent réellement (le réalisme métaphysique inclut le réalisme ontologique).
  2. Une clause d’indépendance, stipulant que lesdites entités ne dépendent en aucune manière, pour leur existence ou pour leur nature, de la perception, de la pensée ou du langage.

Ces entités avec leurs propriétés et leurs relations confèrent au monde extérieur une structure propre et objective qui ne dépend en rien de nous. Par entités physiques du monde extérieur, nous entendons les entités individuelles « ordinaires » que nous pouvons observer dans la vie de tous les jours, comme les arbres ou les chats, les entités individuelles que nous ne pouvons pas observer dans la vie de tous les jours mais dont la science nous a appris l’existence, comme les atomes ou les protéines, les « matériaux », comme l’eau ou l’or, qui ne sont pas des entités individuelles mais qui sont néanmoins des entités physiques spatiotemporelles, ainsi que les artefacts comme les maisons, les marteaux ou les chaises. (Certes, on pourrait objecter dans ce dernier cas que les artefacts sont des entités physiques spatiotemporelles constitutives du monde extérieur d’origine humaine et donc qu’en ce sens ces entités dépendent de nous. Mais une fois créées, elles acquièrent une existence objective. La chaise sur laquelle une personne est assise ne disparaît pas si cette dernière quitte la pièce).

Ainsi, le réalisme métaphysique tel que nous l’entendons ici englobe à la fois le réalisme dit du sens commun (qui concerne les entités ordinaires du monde, autrement appelées les « observables » en philosophie des sciences, comme les arbres ou les chiens) et le réalisme dit scientifique (qui concerne les entités théoriques dites « inobservables », comme les électrons ou les protéines). Nous adoptons sur ce point une position similaire à celle du grand champion de la doctrine que nous appelons le réalisme métaphysique, à savoir Michael Devitt (Devitt 1997, 23), par opposition à la position soutenue par Drew Khlentzos dans son article sur le réalisme métaphysique (Khlentzos 2016, section 1). Nous justifierons notre position sur cette question dans la section 8 ci-dessous.

Le terme « métaphysique » dans l’expression « réalisme métaphysique » ne signifie donc pas que selon cette doctrine le monde serait composé d’entités plus ou moins ésotériques de nature « métaphysique », au sens courant où elles existeraient au-delà du physique.

3. Le réalisme métaphysique et les autres conceptions du réalisme

Mais alors, pourquoi parler de réalisme métaphysique ? Pourquoi ne pas simplement parler de réalisme ?

En premier lieu, cette appellation est utile parce qu’elle permet d’insister sur le fait que le réalisme tel que nous l’avons défini ci-dessus est une doctrine métaphysique, c’est-à-dire une doctrine portant sur la nature, la constitution et la structure de la réalité, et non pas une doctrine épistémologique (portant sur la nature, les conditions et les limites de la connaissance) ou sémantique (portant sur la nature de la référence, c’est-à-dire des rapports entre le langage et le monde, et sur la nature de la vérité de nos énoncés). Cette appellation est utilisée dans la littérature philosophique par d’autres auteur(e)s dans un sens similaire au nôtre, c’est-à-dire comme une appellation désignant une doctrine portant sur l’existence objective et indépendante de l’esprit des entités spatiotemporelles constitutives du monde extérieur (Butchvarov 1999, 562 ; Klentzos 2016).

Le réalisme métaphysique entendu en ce sens ne doit surtout pas être confondu avec la doctrine qu’Hilary Putnam a épinglée sous le terme de « réalisme métaphysique » dans le seul but de la discréditer. Putnam a admis lui-même, dans sa dernière période, que le terme « métaphysique » lui est apparu à une certaine époque, sous la « mauvaise » influence de Wittgenstein, comme une épithète péjorative (voir Putnam 2016a, 92). Michael Devitt qualifie à juste titre cette formulation putnamienne de « caricature » (Devitt 1997, 232).

Putnam a défini le « réalisme métaphysique » comme suit :

  1. Le monde se compose d’une totalité fixe d’objets indépendants de l’esprit.
  2. Il y a exactement une seule description vraie et complète de la manière dont est le monde.
  3. La vérité implique une sorte de relation de correspondance entre les mots oules pensées-signes et les choses extérieures (et les ensembles de choses).
  4. Les croyances épistémiquement les plus justifiées peuvent néanmoins être fausses (autrement dit, la vérité est radicalement non épistémique et le scepticisme est cohérent). Nos meilleures théories pourraient se révéler fausses. (Putnam 1981, 49)

Les clauses 3 et 4 introduisent dans la définition des thèses sémantiques et épistémologiques qui peuvent être associées au réalisme métaphysique mais qui ne lui sont nullement constitutives (voir section 3.d). Les clauses 1 et 2 quant à elles sont clairement tendancieuses : elles ne sont en aucune façon impliquées par le réalisme métaphysique tel que nous l’avons défini et leur seule fonction semble bien d’insinuer que le réalisme métaphysique est une doctrine rigide et bornée. (Nous reviendrons plus en détail sur les critiques que Putnam adressent au réalisme métaphysique tel qu’il le définit et sur les réponses de ses adversaires dans la section 7. a).

a. Réalisme métaphysique versus réalisme « générique »

En deuxième lieu, cette appellation est utile car elle permet de bien marquer la différence du réalisme métaphysique tel que nous l’avons défini avec d’autres conceptions du réalisme.

Certes, il est commun d’utiliser le simple terme de « réalisme » pour désigner ladite doctrine (voir par exemple Hirst 1967, 77 ; van Inwagen 2017, 136). Mais le problème est que le terme de « réalisme » utilisé sans autre qualificatif peut désigner le réalisme au sens large ou « générique » (Miller 2014) appliqué à un domaine d’entités quelconque, quel qu’il soit, qu’il s’agisse du domaine des entités physiques, de celui des entités mathématiques ou de celui des valeurs morales, par exemple. Le réalisme métaphysique quant à lui est plus spécifique puisqu’il exprime sous forme de doctrine explicite l’attitude réaliste à l’égard du domaine des entités physiques constitutives du monde extérieur (bien que rien n’empêche, en principe, que l’on puisse être un tenant du réalisme métaphysique et soutenir également que les entités mathématiques et/ou les valeurs morales, par exemple, existent objectivement de manière indépendante de l’esprit).

b. Réalisme métaphysique versus réalisme des universaux

L’épithète « métaphysique » permet également de différencier réalisme métaphysique et réalisme des universaux. Un universel est une propriété générale, par exemple la blancheur, en tant qu’elle constitue une seule et même propriété partagée par toutes les choses blanches. Il arrive trop souvent dans la littérature philosophique que l’on utilise le seul terme de « réalisme » pour désigner l’une ou l’autre de ces doctrines. Or, bien qu’il ne soit pas en principe incompatible avec le réalisme des universaux, le réalisme métaphysique ne doit surtout pas être confondu avec ce dernier : car il est également compatible avec le nominalisme le plus strict (lequel nie la réalité de telles propriétés hors du langage ou de l’esprit).

c. Réalisme métaphysique versus réalisme physique

Puisque le réalisme métaphysique désigne l’attitude réaliste à l’égard du domaine des entités physiques constitutives du monde extérieur, on pourrait soutenir qu’il vaudrait mieux parler dans ce cas de réalisme « physique » plutôt que « métaphysique ». Mais l’expression de « réalisme physique » n’a guère été utilisée en philosophie. Nous en avons trouvé un rare exemple chez Brian Ellis (Ellis 2005). Le réalisme physique d’Ellis peut sembler assez proche du réalisme métaphysique tel que nous l’entendons ici :

« Le réalisme physique est la thèse selon laquelle le monde est plus ou moins ce que la théorie physique actuelle dit qu’il est, c’est-à-dire une réalité indépendante de l’esprit, qui consiste fondamentalement en objets physiques qui ont des pouvoirs causaux, sont situés dans l’espace et le temps, appartiennent à des types naturels, et interagissent causalement les uns avec les autres. » (Ellis 2005, 371)

Cependant, Ellis décrit son réalisme physique comme une thèse physicaliste. Or, il faudrait éviter de confondre réalisme métaphysique et physicalisme, la doctrine selon laquelle les seules entités existantes sont des entités physiques (ou « survenantes » sur des entités physiques, c’est-à-dire dépendantes pour leur existence d’entités physiques, comme par exemple l’esprit qui « survient » sur le corps). Le réalisme métaphysique peut se permettre de rester neutre sur cette question (Devitt 1997, 24-25). De plus, Ellis décrit son réalisme physique comme une forme de réalisme scientifique. C’est que le débat dans lequel sa proposition s’inscrit est plus restreint que le débat plus global concernant le réalisme métaphysique. La cible d’Ellis dans son article est le programme contemporain du réalisme scientifique « standard » tel que défendu par des auteurs tels que Stathis Psillos (1999) au moyen d’arguments avant tout sémantiques, concernant la « nature ou le rôle des théories scientifiques » (Ellis 2005, 371). Ellis insiste sur le fait que le réalisme scientifique est une thèse avant tout métaphysique plutôt que sémantique ou épistémologique, et entend proposer pour sa défense un argument ontologique plutôt que sémantique. Cet argument fait la promotion d’une ontologie physicaliste telle que décrite dans la citation ci-dessus, qui seule peut permettre selon Ellis d’expliquer de manière satisfaisante l’image scientifique du monde véhiculée par les théories scientifiques contemporaines. Mais l’on peut soutenir comme Ellis que l’argument ontologique est premier dans la défense du réalisme « physique » sans pour autant considérer comme superflus les arguments sémantiques.

d. Réalisme métaphysique versus réalisme sémantique

Nous retrouvons dans la philosophie au XXème siècle une forte tendance à transformer les problèmes philosophiques en problèmes de langage. Les débats philosophiques se sont détournés des choses elles-mêmes, pour s’attacher aux énoncés portant sur les choses. Le philosophe anglais Michael Dummett a ainsi fameusement soutenu la conception selon laquelle le réalisme – et son contraire, qu’il a désigné du terme d’« anti-réalisme » – doivent être définis en termes strictement sémantiques comme des doctrines (divergentes) concernant la nature de la vérité de nos énoncés (Dummett 1978, 1982). Dummett identifie le réalisme avec la théorie de la vérité-correspondance qu’il critique, et l’anti-réalisme avec la théorie vérificationniste qu’il championne. Selon la théorie de la vérité-correspondance, tout énoncé sensé (et non vague) est vrai ou faux de manière déterminée (principe de bivalence) : l’énoncé est vrai si ce qu’il dit correspond à ce qui est effectivement le cas, et faux si ce qu’il dit n’est pas le cas, et ce, peu importe ce que nous, les humains, puissions en savoir ou en penser. C’est pourquoi la vérité entendue en ce sens est dite « non épistémique » (c’est-à-dire indépendante de notre connaissance). Selon la théorie de la vérité vérificationniste, au contraire, un énoncé peut être seulement dit vrai (ou faux) si nous disposons ou pouvons imaginer pour lui une procédure de vérification qui nous permettrait d’en établir la valeur de vérité. C’est pourquoi la vérité entendue en ce sens est dite « épistémique » (c’est-à-dire dépendante de notre connaissance). Nous pouvons illustrer de manière simple cette opposition en prenant pour exemple un énoncé portant sur des états de choses passés. Selon la théorie de la vérité-correspondance, l’énoncé « il y avait un nombre impair de personnes dans la nef de Notre-Dame à 11h30 le 8 février 1525 » est pourvu d’une valeur de vérité déterminée (il est vrai s’il y avait effectivement un nombre impair de personnes à cet endroit et à ce moment, et faux dans le cas contraire), et ce, même si nous n’avons aucun moyen d’en faire la vérification. Selon la théorie de la vérité vérificationniste, le fait que cet énoncé n’est pas vérifiable ne permet pas de lui attribuer une valeur de vérité.

Le philosophe américain Michael Devitt s’est élevé avec force contre l’assimilation du réalisme métaphysique au réalisme sémantique. Il a souligné le fait que le réalisme a été traditionnellement défini dans la littérature philosophique comme une doctrine métaphysique, concernant la nature du monde, et non une doctrine sémantique (Devitt 1997, 13). Car comme le fait observer Devitt, les questions sémantiques concernent seulement une « petite partie du monde », à savoir « les gens et leur langage » (Devitt 1997, 43), alors que la question du réalisme concerne la nature du monde dans son ensemble, que nous soyons là pour y faire référence ou non.

Le métaphysicien américain Peter van Inwagen se refuse lui aussi à identifier le réalisme métaphysique à la thèse selon laquelle la vérité est non épistémique (notons que van Inwagen utilise plutôt l’expression de vérité « objective » par opposition à « subjective » (van Inwagen 2017, partie 1, chapitre IV)). Il tient comme Devitt à marquer la différence entre cette conception plus récente du réalisme métaphysique et la conception traditionnelle du réalisme en tant que doctrine métaphysique affirmant l’existence indépendante des entités physiques constitutives du monde extérieur.

Nous retiendrons cette leçon selon laquelle il est incorrect d’identifier réalisme métaphysique et réalisme sémantique. Il n’est même pas nécessaire de les associer. Le réalisme sémantique (autrement dit la théorie de la vérité-correspondance) n’implique pas le réalisme métaphysique : le réalisme sémantique nous dit que nos assertions sont rendues vraies (ou fausses) par ce sur quoi elles portent, mais elles peuvent porter sur tout autre chose (sur des nombres, par exemple) que sur les entités physiques existant de manière indépendante de notre esprit dans le monde extérieur. Et le réalisme métaphysique n’implique pas le réalisme sémantique. Un tenant du réalisme métaphysique pourrait opter plutôt pour une théorie déflationniste de la vérité (selon laquelle affirmer qu’un énoncé est vrai revient simplement à affirmer cet énoncé) plutôt que pour une théorie correspondantiste (selon laquelle la vérité ou la fausseté sont des propriétés conférées aux énoncés par ce sur quoi ils portent) (Devitt 1997, chapitre 6 ; Khlentzos 2016).

Ces précisions sont importantes parce que l’amalgame entre réalisme métaphysique et théorie de la vérité-correspondance, ou du moins l’inclusion de cette dernière en tant que clause essentielle dans une définition du réalisme, est devenu courante en philosophie au XXème siècle et le demeure encore aujourd’hui, au point où il a pu sembler suffisant à certains adversaires du réalisme métaphysique d’attaquer la clause sémantique de la vérité-correspondance pour réfuter le réalisme métaphysique. C’est le cas de Dummett. Hilary Putnam a lui aussi usé d’une stratégie de ce type, notamment dans son fameux article intitulé « Models and Reality » paru en 1980 (voir section 7. a).

e. Réalisme métaphysique, réalisme du sens commun et réalisme scientifique

Il est crucial d’insister sur le fait que le réalisme métaphysique ne doit pas être identifié au seul réalisme dit du sens commun (qui ne concernerait que les entités ordinaires du monde, autrement appelées les « observables » en philosophie des sciences, comme les arbres ou les chiens) par opposition au réalisme dit scientifique (qui ne concernerait que les entités théoriques dites « inobservables », comme les électrons ou les protéines). Mais le réalisme métaphysique ne doit pas non plus être identifié au seul réalisme scientifique par opposition au réalisme du sens commun. La première option (admission du réalisme du sens commun et rejet du réalisme scientifique) a été et est encore favorisée par de nombreux philosophes des sciences d’obédience positiviste, pragmatiste ou encore fictionnaliste depuis le début du XXème siècle. Nous utiliserons ici le terme plus général d’instrumentalistes pour les désigner.

Les instrumentalistes sont les héritiers des empiristes classiques (comme John Locke, George Berkeley et David Hume) qui soutenaient que toute notre connaissance dérive de l’expérience et qui accordaient par conséquent la première place (sinon la seule) aux entités observables dans leur « mobilier du monde » (Berkeley 1713). L’instrumentalisme s’est épanoui au XXème siècle notamment avec Pierre Duhem (1906) et un peu plus tard chez les positivistes et empiristes logiques membres du Cercle de Vienne comme Rudolf Carna Plus récemment, Bas van Fraassen (1980) a proposé une variante de ce type de doctrine, qu’il a appelé l’empirisme constructif (van Fraassen 1980). Malgré les différences de doctrines (touchant principalement à la question de l’interprétation sémantique des théories, que nous n’aborderons pas ici), les instrumentalistes s’accordent pour soutenir qu’il est suffisant de considérer les théories scientifiques comme des instruments, servant à classer les rapports d’observation, à expliquer les phénomènes et à générer des prédictions. Pour les instrumentalistes, le but de la science est simplement l’« adéquation empirique ». Et une théorie est empiriquement adéquate si elle « sauve les phénomènes », c’est-à-dire si « elle décrit correctement ce qui est observable » (van Fraassen 1980, 4). Il n’est nul besoin de croire que les théories sont vraies et qu’elles décrivent des entités inobservables réelles derrière les phénomènes pour faire de la science et le faire avec succès.

La deuxième option (admission du réalisme scientifique et rejet du réalisme du sens commun) a été adoptée entre autres par les physicalistes réductionnistes qui conçoivent le monde en termes de niveaux en privilégiant un niveau fondamental – celui de la physique – comme le seul réel véritable au détriment des objets ordinaires du monde. Citons comme exemple le physicien et philosophe des sciences Sir Arthur Eddington se décrivant assis à ses « deux » tables, la table « substantielle » ordinaire et la table « scientifique » « constituée pour l’essentiel de vide dans lequel de nombreuses charges électriques voyagent à grande vitesse » et qui est selon lui « la seule qui soit vraiment présente » (Eddington 1928, ix-xv ; Putnam reprend cet exemple dans Putnam 2016b). Un autre exemple plus contemporain nous est fourni par les tenants du réalisme structurel ontologique extrême tels que James Ladyman et Don Ross. Ces auteurs retiennent ce qu’ils considèrent comme la leçon de base de la physique contemporaine selon laquelle le réel serait fondamentalement constitué de relations pour promouvoir une conception métaphysique selon eux plus réaliste (car plus conforme à la science) qui refuse l’admission des objets tant du sens commun que de la science au profit des seules structures relationnelles (Ladyman et Ross 2007).

Bref, les découvertes scientifiques majeures réalisées depuis la fin du XIXème siècle, en particulier en physique et en biologie, ont certes révolutionné notre conception de la nature de la réalité physique. Par suite, on ne peut plus être un véritable réaliste sans être un réaliste scientifique ; autrement dit, le réalisme du sens commun ne suffit pas (ne suffit plus). Mais l’on ne peut pas non plus être un véritable réaliste en étant seulement un réaliste scientifique. Car le rejet hors de l’ontologie des objets comme entités réelles par les partisans d’un réalisme strictement « scientifique » (les objets du sens commun dans le cas du physicalisme réductionniste et les objets du sens commun et les objets de la science dans le cas du réalisme structurel ontique extrême) tend typiquement à rendre leur réalisme moins robuste en les faisant basculer dans une forme d’immatérialisme révisionniste trop éloignée de l’attitude réaliste ordinaire. L’objection  principale au réalisme structurel ontique extrême que lui ont adressée ses critiques (Psillos 2003 ; Chakravarrty 2006) est d’ailleurs que « l’élimination des objets que cette doctrine préconise rend celle-ci difficilement intelligible en tant que conception métaphysique du monde physique concret » (Esfeld et Lam 2010 ; voir aussi Tiercelin 2011, 371-372).

En tant qu’expression de l’attitude réaliste ordinaire, le réalisme métaphysique se doit désormais d’englober à la fois le réalisme du sens commun et le réalisme scientifique. Un premier argument en faveur de la nécessité pour un réaliste de s’engager à la fois envers les entités du sens commun et les entités scientifiques consiste à montrer que la démarcation entre l’observable et l’inobservable est une démarcation artificielle, privilégiant indûment le sens de la vue sur les autres sens (Devitt 1997, 143-147). Un deuxième argument consiste à montrer que la priorité accordée à l’observationnel sur le théorique relève ce que Sellars a appelé le « mythe du donné » (Sellars 1963, 140) et que l’observationnel est toujours déjà imbu de théorie. Un troisième argument consiste à soutenir que le réalisme scientifique constitue un prolongement du réalisme du sens commun. L’admission des entités théoriques comme entités réelles est indispensable parce que c’est seulement grâce à cette admission que l’on est en mesure de fournir une véritable explication de la nature et du comportement des entités du sens commun (Psillos 1999, 227). Pour les réalistes scientifiques tels que Psillos, le fait qu’une théorie soit considéré comme empiriquement adéquate ne saurait suffire et ne saurait surtout constituer une explication du succès de la science. Car c’est justement l’adéquation empirique d’une théorie qu’il s’agit d’expliquer.

L’argument dit du non-miracle est considéré comme l’argument le plus fort en faveur du réalisme (métaphysique), et plus particulièrement, du réalisme scientifique. Il a été formulé par Hilary Putnam comme suit :

« L’argument positif en faveur du réalisme est que le réalisme est la seule philosophie qui ne fait pas du succès de la science un miracle. Le fait que les termes dans les théories scientifiques matures typiquement réfèrent, que les théories acceptées dans une science mature sont typiquement approximativement vraies, que le même terme peut référer à la même chose même quand elle se produit dans des théories différentes – ces propositions sont considérées par le réaliste scientifique non pas comme des vérités nécessaires mais comme une partie de la seule explication scientifique du succès de la science, et par conséquent comme partie de toute description scientifique adéquate de la science et ses relations envers ses objets » (Putnam 1975, 73).

Comme on voit, cet argument repose sur la prémisse largement acceptée (elle-même le fruit d’observations empiriques) selon laquelle nos meilleures théories rencontrent un impressionnant succès prédictif et explicatif. En particulier, elles sont capables de prédire des phénomènes nouveaux. Selon les tenants du réalisme, la meilleure explication de ce succès est que nos meilleures théories sont objectivement vraies(ou approximativement vraies), c’est-à-dire qu’elles décrivent correctement un monde indépendant de l’esprit et que les entités, les processus et les mécanismes causaux qu’elles postulent derrière les phénomènes existent réellement. À l’opposé, l’instrumentalisme laisse le succès de la science inexpliqué. Si nos théories étaient simplement des « boîtes noires », seulement bonnes à classer les phénomènes observables, alors il n’y aurait aucune raison de s’attendre à ce qu’elles aient un pouvoir prédictif. Affirmer que ces théories sont « empiriquement adéquates », c’est-à-dire qu’elles « sauvent » tous les phénomènes, n’est pas une grosse amélioration. Car ce qui exige une explication est précisément le fait que les théories scientifiques « sauvent les phénomènes ». Dire qu’elles le font, c’est simplement affirmer ce qui doit être expliqué.

Cependant, une réponse anti-réaliste à cet argument consiste à relever que l’argument du non-miracle est vicieusement circulaire, parce qu’il vise à défendre la rationalité et la fiabilité de la règle d’inférence à la meilleure explication (ou l’abduction), alors qu’il constitue lui-même une instance de cette règle. Stathis Psillos s’est efforcé de démontrer que cette critique n’est pas fondée (voir Psillos 1999, chapitre 4). Il commence par faire une différence entre les arguments qui sont taxés de circularité parce qu’ils présupposent comme prémisse ce qu’ils visent à démontrer en conclusion, et ceux qui sont taxés de circularité parce qu’ils utilisent comme règle d’inférence la même règle d’inférence qu’ils visent à valider. Selon Psillos, seuls les premiers sont vicieusement circulaires, alors que dans le cas des seconds, il serait parfaitement légitime d’utiliser une règle d’inférence sans avoir à la justifier de manière indépendante. Psillos s’appuie ici sur les thèses mises en avant par les fiabilistes en épistémologie de la connaissance. Le fiabilisme est une théorie externaliste de la justification épistémique selon laquelle un sujet est justifié d’entretenir une croyance si celle-ci a été produite (causée) par un processus cognitif fiable ; un processus cognitif est fiable si les croyances qu’il produit ont de bonnes chances d’être vraies. La fiabilité est ainsi définie comme la tendance ou la propension d’un processus à générer des croyances vraies. L’évaluation de la fiabilité d’un processus est une question qui se décide par des moyens empiriques (par exemple, par des moyens statistiques), a posteriori. Le processus n’a donc pas à être justifié préalablement à son usage. L’argument du non-miracle justifie donc de manière méta-inductive la méthode inductive de la science, qui a communément recours à l’inférence à la meilleure explication pour générer des croyances vraies.

Le terme de réalisme « métaphysique » constitue donc une manière commode de désigner le réalisme « englobant » à la fois le réalisme du sens commun et le réalisme scientifique, de manière à le différencier de ces différents types de réalisme « tronqué » (qui se réduisent à l’un ou à l’autre).

f. Réalisme métaphysique robuste versus réalisme métaphysique faible

Enfin, le réalisme métaphysique à proprement parler doit être qualifié de réalisme « robuste », par opposition à d’autres types de réalisme métaphysique « faible » soutenus par nombre de ses adversaires.

Un premier type de réalisme métaphysique faible admet l’existence indépendante de l’esprit d’un monde structuré composé d’un ensemble d’entités ; mais celles-ci demeurent des choses en soi inconnaissables. C’est la position défendue par Kant, selon lequel le monde des noumènes existe bel et bien mais de manière si radicalement indépendante de nous (c’est-à-dire au-delà de l’expérience) que nous ne pouvons rien en connaître ni rien en dire.

Un deuxième type de réalisme métaphysique faible, soutenu aux XXème et XXIème siècles par nombre d’adversaires du réalisme métaphysique robuste se borne à l’admission de l’existence indépendante d’un monde en soi non structuré et indifférencié. Nous pouvons mentionner à titre d’exemple les partisans du relativisme conceptuel tels que Rudolf Carnap (1950) ou plus récemment le néo-carnapien Eli Hirsch (2008, 2011), Hilary Putnam à partir de la deuxième moitié des années 1970, avec son « réalisme interne » et plus tard son « réalisme à visage humain » (Putnam 1977, 1980, 1983, 1992, 1994, 2002, 2004), ou encore les tenants du « constructivisme social » tels que Bruno Latour (1988).

Au-delà des différences qui peuvent exister entre les auteurs, les écoles et les époques, ce qui caractérise le réalisme métaphysique faible de l’un ou l’autre type est la thèse selon laquelle les entités du monde « extérieur » sont « constituées [au moins en partie] par notre connaissance, par nos valeurs épistémiques, par notre capacité d’y faire référence, par le pouvoir synthétique de l’esprit, par l’imposition de nos concepts, de nos théories ou de nos langages » (Devitt 1997, 15).

Par contraste, ce qui fait la spécificité du réalisme métaphysique robuste et qui permet de le décrire comme tel est l’affirmation selon laquelle, non seulement le monde extérieur existe indépendamment de notre esprit mais, encore une fois, que ce monde est constitué d’entités physiques spatiotemporelles douées d’une nature propre, et structuré d’une manière qui ne relève pas de notre bon vouloir. Le monde possède des « articulations naturelles », pour reprendre la métaphore bien connue de Platon, qu’il s’agit de découvrir et non pas de construire ou d’inventer. Autrement dit, le réalisme métaphysique robuste inclut le réalisme ontologique.

4. Le talon d’Achille du réalisme métaphysique

Mais une question demeure : comment le réalisme métaphysique robuste peut-il effectivement réussir à se démarquer du réalisme métaphysique faible ? Car simplement affirmer que le monde extérieur existe indépendamment de l’esprit ne suffit pas, puisque c’est ce que le réalisme métaphysique faible affirme aussi. Certes, la clause d’existence du réalisme métaphysique robuste stipule que les entités physiques spatiotemporelles constitutives du monde extérieur, avec les propriétés qu’elles possèdent et les relations qu’elles entretiennent entre elles, existent réellement. Mais ce n’est, justement, qu’une stipulation. Le réalisme métaphysique robuste n’implique pas l’admission dans l’ontologie de tout ce qui est ou a été postulé comme entités physiques par le sens commun ou par la science, sans discernement. Alors qu’est-ce qui autorise le partisan du réalisme métaphysique robuste à affirmer qu’il existe effectivement telles ou telles entités physiques, appartenant à tels ou tels types, dotées de telles ou telles propriétés et entretenant entre elles telles ou telles relations ? La détermination du « mobilier du monde » se révèle une affaire d’engagement et de plus ou moins grande « confiance » dans telles ou telles entités postulées par le sens commun ou par la science, ce qui signifie qu’elle doit être justifiée, et qu’elle peut être sujette à révision.

Mais pour être en droit de se prononcer sur le mobilier du monde, le partisan du réalisme métaphysique robuste doit présupposer que nous avons un accès épistémique et sémantique aux entités constitutives du monde extérieur (tant celles relevant du sens commun que celles relevant de la science) ; il doit présupposer que nous sommes en mesure de les connaître (accès épistémique) et d’y faire référence (accès sémantique). Autrement, il semble bien que rien ne permettrait au réalisme métaphysique robuste de dépasser le stade de la pétition de principe et de se distancier légitimement du réalisme faible qui se borne à affirmer l’existence d’un monde extérieur inconnaissable.

Cependant le présupposé selon lequel nous avons, et que même nous devons, avoir un accès épistémique et sémantique aux entités constitutives du monde extérieur parce que la détermination du « mobilier du monde » dépend de cet accès ne risque-t-il pas d’affaiblir la clause d’indépendance du réalisme métaphysique robuste, qui stipule pourtant bien que le monde et les entités qui le composent existent de manière indépendante de l’esprit, c’est-à-dire indépendamment du fait d’être connus, connaissables, ou même concevables (même si ce présupposé n’implique pas que les entités en question doivent être connues, connaissables ou concevables pour exister) ? Mais d’un autre côté, le fait de renoncer à ce présupposé ne risque-t-il pas de nous aliéner de la réalité en creusant entre elle et nous un fossé infranchissable, ouvrant la voie à un scepticisme généralisé ?

Sur la base de ces considérations, les adversaires du réalisme métaphysique robuste ont placé les partisans de cette doctrine devant un dilemme :

  1. Soit le monde extérieur (avec ses entités constitutives) est indépendant de notre esprit, mais alors nous ne pouvons pas le connaître ni nous engager ontologiquement envers lui, et le réalisme métaphysique robuste demeure une pétition de principe.
  2. Soit nous pouvons le connaître, mais alors il n’est pas indépendant de notre esprit, et le réalisme métaphysique robuste est réfuté.

Ce dilemme ne pose pas problème aux partisans de l’une ou l’autre forme de réalisme métaphysique faible. Car leur choix est fait : ils ont opté pour la deuxième branche de ce dilemme. Le fait indéniable que notre accès au monde extérieur soit médiatisé, en premier lieu, par nos sens, et en second lieu, par nos conceptions relevant du sens commun et nos théories scientifiques, semble valider leur choix. Mais un partisan du réalisme métaphysique robuste ne saurait opter ni pour la deuxième branche ni pour la première. Il se retrouve alors dans une posture délicate et acculé à la défense : il doit montrer que nous pouvons connaître le monde extérieur (et donc que le réalisme métaphysique ne condamne pas au scepticisme généralisé) sans renier la clause d’indépendance. Autrement dit, le réalisme métaphysique robuste doit se renforcer pour sa défense d’un réalisme épistémologique.

5. Les sources du dilemme

Ce dilemme prend sa source dans les débats épistémologiques des XVIIème et XVIIème siècles, alors que la nécessité se faisait sentir de rebâtir à neuf l’édifice du savoir sur des fondations assurées en faisant table rase des doctrines reçues de la tradition. Descartes est considéré comme celui qui a véritablement donné le coup d’envoi à cette entreprise de reconstruction du savoir dite fondationnaliste à l’ère classique. La méthode cartésienne du doute hyperbolique mise en œuvre au départ de cette entreprise, la menace du scepticisme général que cette méthode a cherché à conjurer, ainsi que les types de réponses que cette menace a générés, ont conduit à coucher le débat autour du réalisme métaphysique dans les termes du dilemme évoqué dans la section précédente.

a. Apparence et réalité

Nous nous rendons compte assez rapidement que la manière dont la réalité extérieure nous apparaît est fluctuante. La dimension, la forme ou la couleur d’un objet observé à des distances différentes, selon des angles différents, sous des éclairages différents, ou par des personnes différentes, peuvent varier grandement. La manière dont la réalité extérieure nous apparaît peut même être carrément trompeuse. Il peut même arriver que nous percevions un objet alors qu’il n’y a rien. De telles considérations ont conduit à se demander si nous pouvons jamais parvenir à faire la différence entre la réalité et l’apparence, afin d’appréhender la réalité telle qu’elle est, intrinsèquement, et éviter d’être le jouet des apparences ou des illusions. La philosophie s’est confrontée à cette question dès son avènement. Et si ce que nous prenions pour la réalité n’était qu’un rêve ? Et si la réalité extérieure, finalement, n’existait pas ? Si nous n’étions, par exemple, que les jouets des illusions générées par un malin génie ?

Ce que les phénomènes de variations de perception, d’illusion et d’hallucination permettent de constater est que : premièrement, les objets intra-mentaux (c’est-à-dire les sensations, les perceptions, les impressions, les apparences, les images mentales, les idées, les représentations ou les sense-data, selon les philosophes) varient selon les angles et les conditions d’observation chez un même sujet et de sujet à sujet, alors même que les objets extra-mentaux auxquels ils sont censés correspondre demeurent les mêmes ; et deuxièmement, les objets intra-mentaux peuvent être les mêmes en la présence comme en l’absence des objets extra-mentaux auxquels ils sont censés correspondre.

b. Le réalisme indirect (ou représentatif)

Ces constatations ont conduit Descartes et de nombreux philosophes à sa suite à soutenir que les objets immédiats de la conscience ne peuvent pas être les objets extra-mentaux du monde extérieurs mais seulement des objets intra-mentaux. Car si les objets immédiats de la conscience étaient les objets extra-mentaux, comment pourrions-nous expliquer les erreurs de perception et les illusions ? Par conséquent, les objets extra-mentaux ne peuvent être au mieux que des objets « médiats » de la conscience, auxquels nous ne pouvons avoir accès que de manière indirecte, par le biais d’une inférence à partir des objets intra-mentaux qui seuls sont perçus directement. Cette conception est appelée le réalisme indirect (ou représentatif). Notons que le réalisme indirect (ou représentatif) est une théorie sur la nature de la perception (Jackson 1977 ; Heil 1999, 237 ; Crane et French 2015, section 3.1.2). Il porte le nom de « réalisme » parce que ses partisans n’entendent pas obligatoirement nier l’existence d’une réalité indépendante de l’esprit. Ils n’entendent pas obligatoirement nier que dans les cas normaux de perception les objets extra-mentaux soient les causes de nos objets intra-mentaux : mais encore une fois les objets intra-mentaux sont le « seul objet de notre pensée », comme le dit John Locke (Locke 1690, livre, chapitre I, § 1).

La doctrine du réalisme indirect conduit tout naturellement à conclure que la réalité des objets dépendants de l’esprit est chose beaucoup plus certaine que la réalité des objets indépendants de l’esprit. Car il se peut que les objets intra-mentaux ne soient pas les reflets exacts des objets extra-mentaux ; il se peut même qu’ils ne soient que des hallucinations, des rêves ou encore des illusions générées par un malin génie dans le but de nous induire systématiquement en erreur. Mais nous ne pouvons pas nous tromper sur le fait que nous avons des objets intra-mentaux de telle ou telle nature quand nous les avons : si j’ai conscience de percevoir du rouge, alors je perçois du rouge, et cela ne peut être remis en question, peu importe qu’il y ait ou non devant moi un objet qui soit rouge en réalité. Les objets intra-mentaux sont, en ce sens, incorrigibles.

Même si les représentants des deux grands courants en philosophie aux XVIIème et XVIIIème siècles, à savoir les rationalistes et les empiristes, s’opposent en ce que les premiers reconnaissent une place à l’intuition dans la connaissance et soutiennent en outre que certaines idées sont innées, alors que les seconds sont d’avis que toute la connaissance dérive de l’expérience, il demeure que les représentants les plus emblématiques dans l’un et l’autre camp embrassent le réalisme indirect. C’est le cas d’un rationaliste comme Descartes, comme aussi d’un empiriste comme Locke (Descartes 1641 ; Locke 1690). Au XXème siècle (principalement dans la première moitié), des philosophes comme Bertrand Russell (1912), G. E. Moore (1914), H. H. Price (1932, 1953) et A. J. Ayer (1956) ont soutenu une conception apparentée selon laquelle ce dont nous sommes conscients (« aware ») dans la perception ne sont pas les objets externes mais seulement des « sense data ». Notons que les sense data à strictement parler ne sont pas conçus sous la plume de ces auteurs comme des entités purement mentales mais plutôt comme des sortes d’entités sui generis non physiques intermédiaires entre sujet et objet et porteuses de qualités perceptuelles (Russell 1912 ; Crane et French 2015 ; Gandon 2009). Cette nuance est souvent ignorée dans la littérature et le terme de sense data y est souvent considéré comme synonyme d’objets intra-mentaux, ce qu’il est effectivement devenu chez des philosophes plus récents (Huemer 2011, section 1.2 ; Crane et French 2015, section 3.1.1).

Les philosophes engagés dans l’entreprise fondationnaliste à l’âge classique ont donc tablé sur le caractère infaillible des objets intra-mentaux pour servir de fondation légitime à nos croyances perceptuelles, vaincre le scepticisme et rebâtir l’édifice du savoir sur des bases indubitables.

Mais il est aisé de voir combien une telle théorie peut avoir pour effet d’exacerber encore davantage le clivage entre l’esprit et le monde, entre l’apparence et la réalité. Car nous pouvons bien être convaincus du caractère immédiat et du caractère infaillible de nos objets intra-mentaux ; mais une théorie telle que le réalisme indirect ne peut pas nous assurer que nos objets intra-mentaux correspondent effectivement à la réalité extérieure telle qu’elle est ni même qu’il existe une réalité extérieure. Bref, le réalisme indirect ouvre la voie au scepticisme le plus radical au lieu de la bloquer.

6. Quatre types de réponses possibles

Face à cette menace, les philosophes du XVIIème siècle jusqu’à aujourd’hui ont opté pour quatre types de réponse possibles.

a. Réalisme indirect et scepticisme

Un premier type de réponse est de s’accommoder du scepticisme, au moins sur le plan philosophique, quitte à adopter une position pragmatique dans l’ordinaire de la vie. David Hume (1748) peut être considéré comme le philosophe emblématique de ce premier type de réponse (voir Denat et Etchegaray 2010). Thomas Reid a été le premier à faire observer que le scepticisme humien est une conséquence logique du réalisme indirect sous sa forme la plus aboutie, à savoir la théorie des idées telle que l’on la retrouve sous la plume de John Locke. Si nous ne pouvons connaître que des idées, nous ne pouvons jamais être certains que celles-ci représentent le monde avec exactitude (Reid 1785, 432), ni même qu’il existe un monde extérieur.

b. Réalisme indirect et anti-scepticisme

Un deuxième type de réponse consiste à soutenir le réalisme indirect tout en s’efforçant de récuser le scepticisme. Descartes, notamment, a choisi cette voie. Sa solution sera de faire appel à l’existence et à la perfection d’un Dieu non trompeur comme garantie de la fiabilité de nos objets intra-mentaux, de la véracité de nos connaissances et de l’existence du monde extérieur, ce qui l’engage à fournir un argument ontologique prouvant l’existence de Dieu pour valider sa position. Le détail de cet argument dépasse le cadre du présent article. Il suffit de dire qu’il a fait l’objet de nombreuses critiques. Sans compter que de nombreux philosophes se sont objectés par principe au recours à Dieu comme garantie. En conséquence, la solution cartésienne a été généralement récusée.

Plus près de nous, G. E. Moore (un partisan des sense data et donc d’une forme de réalisme indirect comme nous l’avons mentionné plus haut) a opposé une réponse fameuse au scepticisme avec sa « preuve du monde extérieur » (1939), en faisant appel au sens commun. L’argument de Moore consiste en son essence à transformer le modus ponens des sceptiques en un modus tollens (Anderson 1992, 53 ; Dutant et Engel 2005, 310). Soit un argument sceptique standard comme :

    1. Si je ne sais pas si je ne suis pas trompé par un Malin Génie, alors je ne sais pas si ceci est une main ;
    2. Je ne sais pas si je ne suis pas trompé par un Malin Génie ;
    3. Donc, je ne sais pas si ceci est une main.

Cet argument devient, sous l’effet d’un « renversement mooréen » (« moorean shift ») :

    1. Si je ne sais pas si je ne suis pas trompé par un Malin Génie, alors je ne sais pas si ceci est une main ;
    2. Je sais que ceci est une main ;
    3. Donc, je sais que je ne suis pas trompé par un Malin Génie.

Moore soutient en substance que l’avantage de son argument est qu’une proposition du sens commun telle que (v) est infiniment plus plausible qu’une proposition sceptique telle que (ii), et que c’est une raison suffisante pour la préférer à sa rivale.

c. Réalisme direct et anti-scepticisme

Un troisième type de réponse consiste à s’attaquer à la conception indirecte de la perception au profit d’une conception directe, de manière à combler le fossé entre l’esprit et le monde, et entre l’apparence et la réalité. Thomas Reid au XVIIème siècle a été le premier à se faire le champion de ce que l’on appelle de nos jours le réalisme direct, en réaction aux conceptions cartésiennes et lockéennes. Reid présente sa position comme une défense du sens commun. Selon Reid, notre esprit est effectivement capable de percevoir directement les objets du monde extérieur, grâce aux sensations causées en nous par ces objets par le truchement de nos sens. C’est ce qui permet de pouvoir affirmer selon Reid que les conceptions qu’à la suite de ce contact nous pouvons nous faire de ces objets sont, en gros, correctes, c’est-à-dire que les objets sont en gros comme nous les concevons. Contrairement à Locke, Reid soutient que « les choses extérieures ne sont pas des idées, et leurs attributs et relations ne sont pas les accords et les désaccords d’idées, mais les accords et les désaccords de choses qui ne sont pas des idées » (Reid 1785, 432). Le réalisme direct de Reid peut être décrit comme une forme d’externalisme fiabiliste, suivant lequel une croyance est justifiée du moment que le processus qui a produit cette croyance est cognitivement fiable. Il est ainsi légitime de nous fier à nos sens dans la majorité des cas, sans qu’il nous soit besoin de lester notre assentiment d’une raison, afin d’acquérir une connaissance véridique des objets du monde extérieur. Comme le résume Keith Lehrer, la théorie de Reid est celle d’une « conception sans représentation » et d’une « justification sans inférence » (Lehrer 1989).

Le réalisme direct continue à être défendu aujourd’hui par des philosophes aussi importants que John McDowell (1982, 1984, 2006) et Hilary Putnam dans la dernière période de sa carrière (voir Putnam de 1999 à 2016). Le reproche le plus courant que l’on a fait au réalisme direct est sa supposée « naïveté ». Comme nous l’avons vu dans la section 5.b, ce sont les phénomènes d’illusion, d’hallucination, de variation et d’erreur de perception qui ont conduit des philosophes tels que Descartes, Locke et, plus près de nous, Russell, à embrasser le réalisme indirect. Or selon ses critiques, le réalisme direct échouerait à prendre en compte ce genre de phénomènes. Le réalisme direct, en soutenant que nous percevons (ordinairement) les choses directement « telles qu’elles sont », conduirait (toujours selon ses critiques) à nier la possibilité de l’erreur et à soutenir une forme d’infaillibilité chez les sujets percevants. Le « disjonctivisme » est une forme récente de réalisme direct, qui a été développée pour répondre à ce type de reproche. Le réalisme direct de type disjonctiviste s’oppose à la thèse de base du réalisme indirect selon laquelle nous nous trouvons dans le même état mental et que nous avons le même type d’expérience perceptuelle dans le cas d’une perception véridique et dans celui d’une hallucination. La différence entre les deux cas, selon les tenants du disjonctivisme, s’explique par le fait que dans le cas d’un perception véridique, l’objet réel du monde extérieur qui est perçu est un constituant de l’expérience perceptuelle, alors qu’il ne l’est pas dans le cas d’une hallucination. Il s’agit par conséquent de cas qui appartiennent respectivement à deux types différents d’expérience. Et le fait que du point de vue du sujet, les deux cas puissent être indistinguables devient sans importance, puisque ce qui compte, c’est qu’ils le soient effectivement (voir Soteriou 2014 ; Crane et French 2015, section 3.4.4). Le philosophe britannique J. M. Hinton est considéré comme le père du disjonctivisme (Hinton 1967, 1973). Plus près de nous, cette conception est défendu notamment par John McDowell (McDowell 1982, 1987). Hilary Putnam a également embrassé le disjonctivisme pendant un certain temps sous l’influence de McDowell (voir Putnam 1997, 1999 et 2008), avant de le rejeter (sans rejeter le réalisme direct) pour des raisons résumées dans son dernier recueil d’articles (voir Putnam 2016a, section IV, 155–157, 169, 174–175) et qui sont à notre avis erronées à cause d’une définition trop étroite du disjonctivisme. Car le disjonctivisme n’inplique pas qu’il n’y ait aucun élément en commun entre un cas de perception véridique et celui d’une hallucination. Les expériences phénoménales (les sense data, ou les qualia, comme on les appelle dans la littératurre) pourraient être semblables (par exemple, la couleur rouge expérimentée dans les deux cas). Le disjonctivisme insiste seulement sur le fait que le caractère véridique ou hallucinatoire de l’expérience est déterminée par la présence (ou, dans le cas d’une hallucination, de l’absence) de l’objet constitutif de l’expérience. John Searle propose quant à lui une version du réalisme direct selon laquelle (pour la résumer très brièvement) notre expérience perceptuelle constitue une présentation des objets situés dans le « champ perceptuel objectif » plutôt qu’une représentation : nous percevons directement et sans médiation les objets du monde extérieur présents dans ledit champ (voir Searle 2015). Il est important d’insister sur le fait que le réalisme direct (peu importe la forme qu’il prend) est une théorie de la perception, tout comme le réalisme indirect. En tant que telle, il est erroné d’opposer le réalisme direct (dit « naïf ») au réalisme scientifique. Le fait que nous ayons selon les partisans du réalisme direct une relation directe aux objets ordinaires du monde extérieur dans l’expérience perceptuelle ne les empêchent pas de reconnaître volontiers que ces objets possèdent comme le dit Searle une « structure hiérarchique » (voir Searle 2015) ou, pour le dire plus simplement, une nature sous-jacente susceptible d’être décrite correctement par les théories physiques.

Comme nous venons de le voir, le réalisme indirect en tant que théorie de la perception a contribué fortement à la transformation de ce qui apparaissait comme un truisme – à savoir l’attitude réaliste envers le monde extérieur – en un problème philosophique majeur. Car en tant que théorie de la perception, le réalisme indirect s’est révélé difficilement compatible avec le réalisme métaphysique. Mais justement, en tant qu’il est une théorie de la perception, et non une théorie métaphysique, le réalisme indirect ne saurait être considéré comme absolument incompatible avec le réalisme métaphysique. Il n’est pas complètement incohérent de chercher à défendre le réalisme métaphysique tout en soutenant une forme de réalisme indirect, comme G.E. Moore, ou encore Bertrand Russell (1912) par exemple, l’ont tenté. Le réalisme direct peut sembler quant à lui plus naturellement compatible avec le réalisme métaphysique. Mais en tant qu’il est lui aussi une théorie de la perception, il ne peut à lui seul constituer une validation de cette doctrine (bien qu’il puisse contribuer à sa défense). Pour ne citer qu’un exemple, Hilary Putnam (1999 ; 2004) a défendu le réalisme direct dans la dernière partie de sa carrière ; mais cela ne l’a pas empêché de demeurer un féroce adversaire du réalisme métaphysique (tel qu’il l’entendait).

d. Idéalisme, anti-réalisme et anti-scepticisme

Un quatrième type de réponse consiste à attaquer de front le réalisme métaphysique, en renonçant à la clause d’indépendance constitutive de cette doctrine afin de conjurer la menace du scepticisme. Cette réponse revient à embrasser la deuxième branche du dilemme exposé plus haut (à la fin de la section 4). Un très grand nombre de philosophes à partir du XVIIIème siècle ont choisi cette voie. Aux XVIIIème et XIXème siècles, ils sont habituellement désignés sous le terme d’« idéalistes » ; du milieu du XXème siècle à aujourd’hui, ils sont désignés sous le terme d’« anti-réalistes ». Mais il est important de noter que le terme « anti-réalisme » introduit par Dummett est utilisé de nos jours pour référer à des doctrines variées qui ne se limitent pas à la seule doctrine de l’anti-réalisme sémantique telle que définie par Dummett. Les tenants du deuxième type de réalisme métaphysique faible décrits dans la section 3.f ci-dessus peuvent être rangés sous la bannière de l’anti-réalisme entendu ce sens large.

Les idéalistes ont été rangés en deux catégories : les idéalistes dits métaphysiques, d’une part, et les idéalistes dits épistémologiques, d’autre part (Royce 1892 ; Guyer et Horstmann 2015).

Les idéalistes métaphysiques soutiennent que les esprits, les idées, les sensations, bref, que « quelque chose de mental est le fondement ultime de toute réalité, voire même constitue la réalité dans son entier » (Guyer et Horstmann 2015). Berkeley au XVIIIème siècle (Berkeley 1710, 1713), les philosophes allemands post-kantiens tels que Fichte, Schelling et Hegel et les idéalistes britanniques au XIXème siècle tels que F. H. Bradley (1893) appartiennent à cette première catégorie.

Les idéalistes épistémologiques admettent quant à eux l’existence d’un monde indépendant de l’esprit, mais soutiennent que « tout ce que nous pouvons en connaître est imprégné par les activités créatives, formatives ou constructives de l’esprit » (Guyer et Horstmann 2015). Emmanuel Kant est reconnu comme le fondateur de l’idéalisme épistémologique (Kant 1781). En tant que tel, le kantisme peut être considéré comme étant à l’origine des nombreuses doctrines plus récentes rassemblées aujourd’hui sous la bannière de l’anti-réalisme. Car la plupart des anti-réalistes contemporains admettent comme Kant l’existence d’un monde indépendant de l’esprit, s’opposant ainsi à l’idéalisme métaphysique (et c’est en ce sens que nous pouvons également les décrire comme des tenants d’un réalisme métaphysique faible). Il existe toutefois deux différences majeures entre le kantisme et les principales doctrines anti-réalistes. Ceux que l’on désigne aujourd’hui communément sous le vocable d’« anti-réalistes » récusent tant la postulation d’un mystérieux monde « nouménal » que l’épistémologie kantienne avec ses formes et ses catégories a priori de l’esprit. Le monde indépendant de l’esprit admis par les anti-réalistes contemporains est plutôt un monde sans structure, décrit comme un « tas amorphe » (Eklund 2008), un « désert » (Varzi 2014), bref, un monde « sans ontologie » (Putnam 2004). C’est pourquoi nous jugeons que les anti-réalistes contemporains peuvent être décrits, non seulement comme des idéalistes épistémologiques, mais encore comme des idéalistes ontologiques. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de distinguer idéalisme métaphysique et idéalisme ontologique, contrairement à Guyer et Horstmann (Guyer et Horstmann 2015) qui les identifient en privilégiant la dernière appellation seulement. Contrairement aux idéalistes métaphysiques, les idéalistes ontologiques ne soutiennent pas que le monde est de nature mentale ; mais ils soutiennent que le monde est dépourvu d’ontologie propre, et que son « découpage » dépend des intérêts des divers groupes humains. Ainsi, contrairement à Kant qui affirmait que « nous ne connaissons des choses [du monde] que ce que nous y mettons nous-mêmes » (Kant 1781), les anti-réalistes contemporains soutiendraient plus radicalement que nous ne connaissons que les choses « des » mondes que nous construisons nous-mêmes (pour faire référence au titre de l’ouvrage de Nelson Goodman paru en 1978) relativement à nos divers schèmes conceptuels et linguistiques.

Certes, les anti-réalistes contemporains ne se rangent pas ouvertement sous la bannière de l’idéalisme aujourd’hui. Mais cette manière de les décrire permet de faire ressortir les grandes affinités en même temps que les différences entre les adversaires traditionnels et les adversaires plus récents du réalisme métaphysique.

7. La « grande question du réalisme » en philosophie contemporaine : le parcours d’Hilary Putnam

Davantage qu’aucun philosophe, Hilary Putnam a contribué à remettre ce qu’il a appelé la « grande question du réalisme » – c’est-à-dire la question de savoir « comment l’esprit et le langage « s’accroche » au monde » (« How does mind or language hook on to the world ? ») (Putnam 1994, 295) – au premier plan des discussions philosophiques des dernières cinquante années. Et il n’est pas exagéré de dire que cette « grande question du réalisme » s’est imposée pour Putnam (à juste titre) comme la grande question de la philosophie. C’est pourquoi il nous paraît essentiel pour présenter un portrait des discussions du dernier demi-siècle sur la question du réalisme de nous pencher sur les arguments et le parcours de Putnam.

Putnam a ceci de particulier d’être à la fois le philosophe qui a formulé l’argument reconnu comme l’argument principal en faveur du réalisme scientifique, et plus largement du réalisme métaphysique (à savoir l’argument du non-miracle, que nous avons présenté et examiné dans la section 3.e) et les arguments reconnus comme les deux arguments majeurs à l’encontre du réalisme métaphysique (à savoir le fameux argument de la théorie des modèles et celui de la relativité conceptuelle). Ces arguments de Putnam ont donné lieu depuis cinquante ans à des échanges extrêmement riches et stimulants avec plusieurs des plus grands philosophes contemporains, tels que Michael Dummett, Michael Devitt, David Lewis et plus récemment John McDowell, Ned Block et Tyler Burge, pour ne mentionner que les plus renommés… et avec Hilary Putnam lui-même. Car Putnam n’a jamais cesser de cheminer et n’a jamais hésité à remettre en question (certaines de) ses positions jusqu’à sa mort en 2016 (quitte à se le faire souvent reprocher). Au cours de ses nombreuses incarnations (comme il se plaît lui-même plaisamment à le dire), Putnam passera ainsi du « réalisme Métaphysique » avec un grand « M » dans la première partie de sa carrière (Putnam 1), admettant dans son ontologie les entités du sens commun, les entités théoriques de la science et les entités abstraites telles que les entités mathématiques (au motif que ces dernières sont indispensables pour la science), à la « renégation » (selon le mot de Devitt 1984) dudit réalisme métaphysique (devenu sous sa plume un terme péjoratif (Putnam 2016a, 92)) au milieu des années 1970 en faveur du « réalisme interne » (Putnam 2), sous l’influence de Michael Dummett. Cette « renégation » fera l’effet d’une véritable « bombe » en philosophie (selon l’expression de Lewis 1983) et fera l’objet d’une pléthore de commentaires pendant les vingt années qui ont suivies. Mais Putnam rejettera le réalisme interne dans les années 1990 au profit du réalisme « naturel » de l’« homme de la rue » (Putnam 3), sous l’influence (entre autres) de James Austin, de Ludwig Wittgenstein et des pragmatistes américains comme William James et John Dewey. Enfin, dans les dernières années de sa carrière, il finira par réaffirmer son adhésion au réalisme métaphysique (avec un petit « m ») (Putnam 2016a, p.314), un réalisme métaphysique naturaliste « libéral », c’est-à-dire non réductionniste dans un sens ou dans l’autre, admettant à la fois les objets du sens commun et les objets scientifiques comme réels (voir Putnam 2016b). Ce réalisme métaphysique avec un petit « m » semble apparemment conforme à la définition du réalisme métaphysique proposée dans le présent article. Cependant, il demeurera combiné sous la plume de Putnam avec la thèse du relativisme conceptuel auquel il n’a pas renoncé.

C’est la quête d’une « troisième voie » entre réalisme et idéalisme (ou anti-réalisme) qui a orienté (sinon en totalité, du moins en très large part) l’entreprise philosophique d’Hilary Putnam depuis le milieu des années soixante-dix jusqu’à sa mort en 2016. Cette quête l’a conduit au rejet du réalisme scientifique « standard » embrassé dans la premier partie de sa carrière, c’est-à-dire des années soixante jusqu’à la première moitié des années soixante-dix (voir Putnam 1975b) et à l’élaboration du réalisme « interne » des années soixante-dix et quatre-vingt (voir Putnam de 1977 à 1987), puis au réalisme « naturel » (dit encore « du sens commun » ou « de l’homme de la rue ») des dernières années de sa carrière (à partir des années quatre-vingt-dix, voir surtout Putnam 1999 à 2013). Mais notons que cette quête a été motivée chez Putnam, outre par sa critique du réalisme métaphysique, par son insistance, tout au long de toute sa carrière, à considérer les énoncés éthiques comme étant pourvus d’autant d’objectivité et de valeur de connaissance que les énoncés scientifiques, et par le rejet du scientisme et du réductionnisme déjà présent chez le « premier Putnam » (Putnam 1975b, xiii-xiv et Putnam 2013, 19-20). Les autres fils conducteurs qui relient entre eux les divers stades du parcours putnamien sont : la place prééminente dévolue à la notion d’intentionnalité, le refus de la pensée dichotomique qui introduit selon Putnam des dichotomies artificielles entre les faits et les valeurs, l’a priori et l’a posteriori, les termes théoriques et les termes observationnels, et même l’apparence et la réalité (Putnam, 1980, 481), l’hostilité toujours plus affirmée envers la métaphysique et l’ontologie, ainsi que l’apologie du pluralisme et de la relativité conceptuelle sans le relativisme.

Cela ne veut pas dire que la pensée de Putnam n’a jamais connu aucun changement. Les changements les plus notables sont, premièrement, le rejet par le Putnam du réalisme interne de la théorie de la vérité-correspondance en faveur d’une théorie de la vérité vérificationniste inspirée de celle de Dummett et, deuxièmement, le rejet par le troisième Putnam du réalisme indirect encore central dans son réalisme interne en faveur d’une forme de réalisme dit « naturel », sous l’influence des pragmatistes américains (en particulier William James), de la critique par John Austin (1962) de la théorie des sense data, ainsi que du réalisme direct de type disjonctiviste sous l’influence de John McDowell (McDowell 1984) (voir Putnam 1999, chapitres 1 et 2). Enfin, le tout dernier Putnam réhabilitera la notion de sense data (ou qualia), c’est-à-dire des expériences perceptuelles non conceptualisées, qu’il appelle des « sensations », non pas à la place mais en plus des expériences perceptuelles pleinement conscientes et conceptualisées, qu’il appelle des « apperceptions » (Putnam emprunte cette distinction entre « sensations » et « apperceptions » à William James, voir Baghramian 2013a, section III et Putnam 2016a, section IV). Et Putnam à la fin de sa carrière finira par se décrire comme un « réaliste métaphysique » (avec un petit « m »).

Nous examinerons dans ce qui suit les deux grands arguments de Putnam dirigés contre ce qu’il appelle le réalisme métaphysique. Le premier argument, celui de la théorie des modèles, peut être considéré comme l’argument central du réalisme interne. Le deuxième argument, celui de la relativité conceptuelle, est l’argument qui a conduit Putnam, malgré son abandon du réalisme interne qu’il a fini comme reconnaître comme une forme d’idéalisme (voir Putnam 1999) au profit du réalisme naturel à persister dans son rejet du réalisme métaphysique.

Nous retrouvons au fondement de la conception putnamienne l’idée que le monde est mis en forme de diverses façons de l’intérieur de la pratique et de l’histoire humaine ; tandis que nous retrouvons depuis les années soixante-dix au fondement de sa critique du réalisme métaphysique l’idée que celui-ci présuppose (erronément selon Putnam) que la référence est déterminée de l’extérieur, et précède par conséquent toute théorie. Il s’ensuit (selon Putnam) que le réaliste métaphysique doit soutenir qu’il y a une seule bonne description du monde, déterminée par le monde lui-même déjà constitué et structuré indépendamment de tout schème conceptuel.

a. L’argument de la théorie des modèles

L’argument de la théorie des modèles d’Hilary Putnam a eu et continue d’avoir un impact majeur dans le débat contemporain sur le réalisme métaphysique. Il n’a cessé depuis sa formulation en 1980 d’être commenté et critiqué, souvent avec vigueur, par des auteurs aussi divers que David Lewis (1984), Brueckner (1984), Michael Devitt (1997 ; 2012), Michael Resnik (1987), David Leech Anderson (1992 ; 1993), Timothy Bays (2001 ; 2007) ou encore Bas van Fraassen (1997). Il importe donc de se pencher plus en détail sur cet argument, afin d’en évaluer le potentiel destructeur pour le réalisme métaphysique.

L’influence de Michael Dummett a été capitale dans le développement de la pensée de Putnam. Ainsi, dans « Models and Reality », Putnam adopte en effet le présupposé selon lequel la « grande dispute métaphysique » à propos du réalisme a toujours été la « dispute centrale en philosophie du langage » (Putnam, 1980, 464) et que cette dispute porte au premier chef sur les notions de référence et de vérité.

Putnam se donne pour but de montrer grâce à cet argument que ce qu’il appelle (péjorativement sous sa plume) le « réalisme métaphysique » est « incohérent ». Putnam définit le réalisme métaphysique comme suit :

  1. Le monde se compose d’une totalité fixe d’objets indépendants de l’esprit.
  2. Il y a exactement une seule description vraie et complète de la manière dont est le monde.
  3. La vérité implique une sorte de relation de correspondance entre les mots oules pensées-signes et les choses extérieures (et les ensembles de choses).

À ces trois thèses il convient d’ajouter :

4. Les croyances épistémiquement les plus justifiées peuvent néanmoins être fausses (autrement dit, la vérité est radicalement non épistémique). (Putnam, 1981, 49)

La première clause semble combiner de manière assez fidèle les deux clauses de la définition que nous avons donnée du réalisme métaphysique dans la section 2. Mais nous noterons l’inclusion dans cette clause de l’adjectif assez tendancieux de « fixe », qui ne veut rien dire, semble-t-il, sinon qu’il cherche à accuser le réalisme métaphysique d’une sorte de rigidité qui ne lui est pas intrinsèque. Nous noterons également l’adjonction de deux clauses sémantiques supplémentaires qui ne font pas partie de la définition du réalisme métaphysique telle que nous l’avons présentée. Nous signalerons enfin dans cette définition la présence de la clause 2 qui paraît injustement forte à beaucou Ainsi, Anderson affirme ne pas inclure cette thèse dans la définition qu’il donne du réalisme métaphysique, parce que, selon lui : « peu de philosophes pensent qu’il s’agit d’une condition nécessaire pour être un réaliste, et qu’elle ne joue pas de rôle crucial dans les arguments qui suivent » (Anderson, 1992, 81, note 6). Anderson a sans doute raison pour ce qui est de la première affirmation de cette conjonction ; mais il a tort pour ce qui est de la seconde. En effet, l’inclusion de la thèse 2 est cruciale pour Putnam. De fait, la thèse 2 est la thèse à laquelle le tout dernier Putnam continuera à s’opposer sans fléchir alors même qu’il s’est éloigné au fil du temps du « réalisme interne » et de ses biais vérificationnistes. Putnam insiste sur l’inclusion de la thèse 2 car le réalisme métaphysique implique selon lui (frauduleusement) que la référence des termes est fixée préalablement (à toute interprétation), en quelque sorte de l’extérieur, du « point de vue de Dieu », tout comme les valeurs de vérité des énoncés. Contre cette conception, son but est de prouver, grâce à l’argument de la théorie des modèles : premièrement, qu’il n’y a pas de « modèle visé » ; et deuxièmement, qu’il n’y a pas de sens à soutenir qu’une théorie idéale peut être fausse. Putnam veut ainsi démontrer en substance que la perspective qu’il appelle « externaliste » dans Putnam 1981, chapitre 3 (et qu’il ne faut pas confondre avec sa théorie de l’externalisme sémantique) est profondément intenable, et que sa propre perspective « internaliste » doit lui être substituée. Sa thèse est que rien ne peut suffire à fixer de manière déterminée la référence des termes d’un langage humain à des objets indépendants de l’esprit. Et si c’est le cas, nous n’avons pas la capacité de penser à de tels objets ni d’en parler et le modèle réaliste traditionnel s’effondre. Car il existe tout simplement trop de manières différentes d’interpréter le monde.

L’argument peut être résumé rapidement comme suit. Soit une théorie idéale T : cette théorie est syntaxiquement consistante ; elle implique tous les énoncés observationnels vrais et seulement ceux-là ; elle asserte que le monde est infini. Une théorie consistante a, par définition (selon le théorème de complétude), un modèle (une interprétation), M. Nous pouvons générer à partir de M un modèle M* de même grandeur que le monde et projeter ce modèle sur le monde de manière à produire une interprétation I du monde dont le domaine est l’ensemble des objets du monde et qui assigne à chacun des prédicats de T un membre de ce domaine comme extension. I répond à toutes les contraintes opérationnelles (c’est-à-dire à toutes les mesures ou observations qu’il nous sera possible de faire) et les contraintes formelles ou théoriques (comme la consistance, la simplicité, etc., de la théorie). Si nous définissons « vrai » comme « vrai-dans-I », T ne pourra manquer d’être vraie du monde.

Mais si la vérité est définie en termes de correspondance à une réalité indépendante de l’esprit, il est possible que T soit fausse sous l’interprétation I. Autrement dit, I ne serait pas la « bonne » interprétation ; la réalité pourrait être autrement que ce qu’en dit T sous l’interprétation I. Par exemple, supposons que T nous engage à l’existence des tables, des électrons, et des planètes, entre autres choses, alors que la réalité ne comprend aucune de ces entités, mais des entités radicalement différentes, comme les tables*, les électrons*, etc. Cette situation hypothétique est conforme au réalisme métaphysique puisque la réalité existe et reste indépendante en son être de nos représentations. Mais Putnam demande : comment pouvons-nous être sûrs que T ne peut pas faire référence à ces dernières entités ? S’il y a une interprétation I de T qui répond à toutes les contraintes théoriques et opérationnelles, alors en vertu de quoi cette interprétation ne serait-elle pas vraie ? En vertu de quoi pourrait-elle manquer d’être l’interprétation correcte (visée) de T ? Le réaliste rétorquera que cette interprétation (en vertu de laquelle « table » réfère non à une table mais à une table*) est une interprétation déviante : elle n’est pas celle visée par les locuteurs. Mais Putnam a une réponse toute prête. Il exige qu’une explication soit donnée de la manière dont l’interprétation dite « visée » pourrait être fixée du dehors de la théorie.

Putnam soutient que si les partisans du réalisme métaphysique persistent à vouloir sauver celui-ci avec la théorie de la vérité-correspondance, et étant donné leur échec à fournir sur cette base une explication satisfaisante de la relation de référence, ils n’ont que deux choix, également mauvais : soit ils doivent présupposer la possession de pouvoirs non naturels, seuls capables d’expliquer la fixation de la référence par le biais de mystérieuses relations magiques entre l’esprit et le monde. Putnam tourne en ridicule, à de nombreux endroits, ce type de solutions, en les taxant de « médiévistes », comme par exemple la solution en termes de classes de propriétés naturelles d’élite de David Lewis (Lewis 1984). L’autre solution est celle de ceux dont les penchants naturalistes ou scientifiques les amènent à faire appel à une théorie causale de la référence pour expliquer la nature des relations de correspondance entre le langage et le monde et instaurer une contrainte extérieure à la référence.

Putnam à ce problème opte quant à lui pour le rejet de la théorie de la vérité-correspondance et pour l’adoption d’une sémantique non réaliste, selon laquelle l’interprétation est fixée par l’usage que nous faisons en tant que communauté des termes de notre langage dans l’intention de référer à (de signifier) quelque chose plutôt qu’autre chose.

Putnam fait intervenir pour illustrer son point un argument supplémentaire, celui de la permutation : la raison pour laquelle un modèle déviant qui stipulerait par exemple que le mot « chat » réfère aux chiens et le mot « chien » aux chats serait rejeté comme un modèle non visé est, si l’on adopte une sémantique non réaliste, triviale. Ce modèle déviant serait rejeté parce que « nous n’avons pas l’intention que le mot « chat » réfère aux chiens » (Putnam 1980, 482), tout simplement. Bref, nous contraignons (via nos intentions) la référence, et rien d’autre. Car les modèles ne sont que des constructions théoriques. Dès lors, du moment qu’ils respectent les contraintes observationnelles et théoriques, nous pouvons les accepter comme visés ou les rejeter comme non visés, en tant qu’ils sont conformes ou non à nos usages et nos intérêts. Les adversaires de Putnam sont convaincus qu’il doit exister une contrainte supplémentaire qui agit de l’extérieur sur la théorie :

« Puisque la thèse paradoxale de Putnam est manifestement fausse, nous pouvons être sûrs qu’il y a effectivement une autre contrainte, que nous puissions ou non savoir ce en quoi elle consiste » (Lewis 1984, 225).

Certains philosophes comme Michael Devitt (1997) ont ainsi proposé de faire appel à une théorie causale de la référence pour expliquer la nature des relations de correspondance entre le langage et le monde et instaurer une contrainte extérieure à la référence. Une contrainte de ce type pourra être exprimée de la manière suivante :

Clause C : x réfère à y seulement si x entretient la relation R avec y

Et la relation R sera expliquée comme une « connexion causale naturelle appropriée ».

Putnam soutient que cette dernière solution est vouée à l’échec pour deux raisons : 1) il ne s’agit ici au fond que d’ajouter plus de théorie à la théorie (« just more theory »), c’est-à-dire, d’ajouter un autre énoncé dans la théorie qu’une interprétation soumise aux seules contraintes opérationnelles et théoriques permettra de rendre vrai. La parade de la « just more theory » est destinée à défendre la prémisse 4 (selon laquelle rien d’autre hormis les contraintes théoriques et opérationnelles n’est en mesure de fixer la vérité des énoncés et la référence des termes). D’après l’argument de la théorie des modèles, une théorie peut être satisfaite par une multitude de modèles différents (pour l’extension de tous les termes non fixés par les contraintes opérationnelles). Et nous pouvons toujours élargir un modèle de manière à le faire correspondre à un modèle de la théorie augmentée du métalangage dans lequel la contrainte (par exemple une contrainte causale), c’est-à-dire la théorie supplémentaire, serait exprimée.

Comme l’ont rétorqué David Lewis (1984), Michael Resnik (1987) et d’autres, la contrainte n’est pas qu’une interprétation doit, d’une manière ou d’une autre, rendre notre énoncé de ladite contrainte vraie. La contrainte est qu’une interprétation pour être une interprétation visée doit se conformer à la contrainte elle-même. Lewis a fait observer qu’il n’est pas clair de savoir si, quand il parle de contraintes théoriques et opérationnelles, Putnam parle de contraintes sur la théorie ou sur la référence. Dans le même ordre d’idées, Resnik a remarqué que l’argument de Putnam dépend de la stipulation de l’existence d’une correspondance entre, premièrement, les conditions placées sur les théories, deuxièmement, les conditions placées sur leurs interprétations, et troisièmement, les conditions exprimables dans les théories. Dans ce contexte, à toute condition satisfaite par une interprétation d’une théorie doit correspondre une condition exprimable dans la théorie et satisfaite par cette théorie. Mais ce principe est faux. Ce n’est pas parce qu’une condition placée sur une interprétation est satisfaite – par exemple, que l’interprétation remplit la condition de rendre vrais tous les énoncés d’une théorie, y compris un énoncé dans cette théorie qui exprime ladite condition – que la théorie elle-même se conforme à cette condition. Ou encore, ce n’est pas parce qu’une interprétation d’une théorie se conforme à une condition que cette condition est exprimable dans la théorie (Resnik rappelle pour illustrer ce point que Tarski a démontré que « nous ne pouvons pas définir la vérité pour une théorie dans une théorie à moins que la théorie soit inconsistante ou très faible » (Resnik 1987, 155)).

Nous pouvons nous étonner que Putnam n’ait pas vu ou ne veuille pas voir des distinctions aussi élémentaires. Mais les choses s’éclairent si on remarque qu’à la fin de sa brève critique de la théorie causale de la référence précédant la mise en œuvre de sa parade de la « just more theory », Putnam (ré)affirme que le problème (le vrai, le grand problème) est celui de savoir comment la totalité de la représentation que nous pouvons former d’un monde objectif peut référer à ce dernier de manière déterminée.

La solution de Putnam à ce problème consiste en l’adoption d’une sémantique non réaliste, selon laquelle l’interprétation est déjà fixée par l’usage que nous faisons en tant que communauté des termes de notre langage dans l’intention de référer à (de signifier) quelque chose plutôt qu’autre chose. Putnam fait intervenir pour clore le débat son argument de la permutation : la raison pour laquelle un modèle qui stipulerait que « chat » réfère aux chiens et « chien » aux chats serait rejeté comme un modèle non visé (et ce, même si des ajustements dans le modèle permettent de préserver les contraintes théoriques et même les contraintes opérationnelles concernant les énoncés observationnels placées sur le modèle) est, si l’on adopte une sémantique non réaliste, triviale. Ce modèle déviant serait rejeté parce que « nous n’avons pas l’intention que le mot « chat » réfère aux chiens » (Putnam 1980, 482), tout simplement. Bref, nous contraignons (via nos intentions) la référence, et rien d’autre ; les modèles sont des « constructions », construits et décrits de l’intérieur de nos théories ; du moment qu’ils respectent les contraintes observationnelles et théoriques, nous pouvons les accepter comme visés ou les rejeter comme non visés, en tant qu’ils sont conformes ou non à nos usages et nos intérêts. La morale de tout ceci est que le problème était un faux problème, Bref, il est clair que Putnam présuppose qu’une contrainte ne peut venir que de l’intérieur, ce qui explique que l’objection que lui ont opposée ses adversaires ne l’atteigne pas.

David Lewis table quant à lui, dans sa réponse à Putnam, sur le caractère de plus grande « éligibilité » de certaines classes de propriétés naturelles d’« élite » pour exercer une contrainte sur la référence (voir Lewis 1984, 227). La découverte des propriétés éligibles est une affaire d’investigation empirique. Ainsi, il revient à la physique de découvrir les propriétés les plus élitistes de toutes, à savoir les propriétés physiques fondamentales, comme la masse, la charge, les « couleurs » et les « saveurs » des quarks. Cependant, des moins éligibles aux plus éligibles, il n’y a pas rupture mais continuité, assurée par des « chaînes de définissabilité » (Lewis 1984, 227). L’admission d’une telle contrainte présuppose l’admission d’une thèse de base du réalisme, à savoir celle de la reconnaissance que le monde comporte (est constitué par) des « ressemblances et des différences objectives » et des « classifications discriminantes » qui ne relèvent pas de notre bon vouloir. L’éligibilité est un fait de nature. Putnam a répondu à Lewis en taxant la conception de ce dernier de « surnaturelle » et de « médiévale ». Lewis lui a fait la réponse suivante :

« Je suppose que Putnam classe la solution que je préconise au rang des solutions qui reposent sur des saisies ou des intuitions surnaturelles. Il assimile le point de vue selon lequel « le monde .. trie les choses en types » au point de vue absurde selon lequel le monde donne son nom aux choses ! Récemment, il a qualifié mon discours de cours en termes d’éligibilité de « fantasmagorique » et lui a reproché son ton « médiéval » [Dans des remarques présentées à la conférence annuelle de l’American Philosophical Association, Eastern Division, à Baltimore, en 1982]… Si les médiévaux reconnaissaient des articulations objectives dans le monde – comme je suppose que c’était le cas des réalistes comme des nominalistes – c’est eux qui avaient raison » (Lewis 1984, 229).

b. La critique de la théorie causale de la référence

Nous pouvons néanmoins nous étonner que du fait que Putnam rejette les solutions couchées dans les termes d’une théorie causale de la référence. N’est-il pas en effet le père d’une des théories de ce type qui ont eu le plus de retentissement (avec celle de Kripke 1972) dans les années 1970, à savoir la théorie de l’externalisme sémantique ?

L’externalisme sémantique a été proposé par Putnam pour résoudre les problèmes posés par une théorie descriptiviste de la signification. Selon ce type de théorie, un nom propre ou un nom d’espèce naturelle comme « or » ou « eau » réfère à un objet ou une substance au moyen d’un contenu descriptif que le locuteur a présent à l’esprit et qu’il associe au terme en question ; l’idée est que c’est ce contenu descriptif qui permet de déterminer de manière unique le référent de ce terme. Les deux problèmes les plus évidents sont : 1) l’idée que la compétence linguistique se mesure à l’internalisation réussie par un locuteur d’une liste de propriétés et de règles sémantiques censées gérer la signification du terme qu’il utilise ; 2) le problème du changement dans le contenu descriptif, un problème notamment important en science. Par exemple, la découverte de la composition chimique de l’eau comme étant H2O signifie-t-elle que la substance à laquelle les gens référaient avant cette découverte et celle à laquelle ils réfèrent après est une substance différente ?

Putnam a présenté une allégorie devenue fameuse, dite l’allégorie de la Terre-Jumelle, en pour illustrer l’externalisme sémantique (Putnam, 1975a). Soit un Terrien et un Terre Jumellien, identiques en tout point y compris sur le plan de leurs états mentaux. Les deux utilisent un mot identique, « eau », pour faire référence respectivement à une substance présente sur la Terre et une substance présente sur la Terre-Jumelle. Ces substances présentent des propriétés manifestes identiques : elles sont toutes les deux inodores, incolores, elles étanchent la soif, etc. Seulement, il se trouve que la substance baptisée « eau » sur la Terre et celle baptisée « eau » sur la Terre-Jumelle ont une structure moléculaire différente : H2O pour la première et XYZ pour la seconde. Dans ces circonstances, si un Terre-Jumellien était transporté sur la Terre et prononçait le mot « eau » en désignant de l’eau terrienne, il commettrait une erreur, et ce, peu importe s’il ignore tout de la différence entre les substances au niveau de la structure moléculaire, peu importe, même, que ladite structure n’ait pas encore fait l’objet d’une découverte (mettons qu’il s’agit de la Terre avant 1750). Car la chaîne causale qui relie le Terrien à eau-H2O et le Terre-Jumellien à eau-XYZ est différente. La cible à abattre, c’est le descriptivisme et son corollaire, l’internalisme sémantique, c’est-à-dire la conception classique selon laquelle le bon usage d’un terme par un locuteur présuppose que celui-ci en connaisse (en ait « internalisé ») la signification, sous la forme, typiquement, d’une description ou d’une liste de descriptions, comme celles que l’on retrouve, par exemple, dans le dictionnaire. Le problème est que ces descriptions ne peuvent toujours être que partielles (ni suffisantes, ni même nécessaires, souvent floues, ou même, pour certaines, carrément erronées). Dans ce contexte, peut-on jamais savoir si le locuteur « sait » de quoi il parle ? Peut-on jamais savoir s’il réussit à référer ce à quoi il a l’intention de référer ? La théorie causale de la référence, dans le cadre d’une conception externaliste de la sémantique, assure que du moment que le locuteur est dans un rapport causal approprié avec le référent, il ne peut manquer d’y référer s’il utilise le terme rattaché à ce référent par la chaîne causale appropriée, et ce, même s’il n’a pas en tête la ou les descriptions appropriées. Comme l’a résumé Putnam dans une formule qui a eu beaucoup de succès : « Meaning just ain’t in the head ! » (la signification n’est pas dans la tête !).

Il peut sembler naturel de comprendre ces notions de « chaîne causale appropriée » et de « rapport causal approprié » en termes d’accointance physique, c’est-à-dire en termes d’environnement familier et partagé. Ainsi le Terrien, en utilisant le mot « eau » ne peut manquer de faire référence à de l’eau-H2O, parce que c’est cette substance qui se retrouve dans son environnement, et pas de l’eau-XYZ. De même, le mot « eau » du Terre-Jumellien trouve son ancrage dans une autre substance appartenant à un autre environnement. Il est clair que pour Putnam l’externalisme sémantique est d’abord apparu comme un bon rempart au réalisme métaphysique qu’il soutenait alors, en permettant de soutenir contre les théories discontinuistes en philosophie des sciences une conception continuiste de la référence (voir notamment sur ce point Tiercelin 2002, 27-35 ; Tiercelin 2011, 125-126 ; Putnam 1975a ; Putnam 1975c, chapitres 11 et 12 ; Putnam 2013b). Et pourtant, Putnam en est rapidement venu à considérer comme intenable le maintien de la sémantique externaliste avec le réalisme métaphysique. L’externalisme sémantique ne conduit-il pas à « expulser » en quelque sorte le locuteur de son propre discours ? Au fond, on pourrait dire que c’est justement la découverte de la sémantique externaliste et des conséquences néfastes, aliénantes et déshumanisantes (selon lui) que cette théorie peut avoir si elle est comprise strictement comme une théorie causale de la référence, qui a conduit Putnam au reniement du réalisme métaphysique et à l’adoption de son réalisme interne. Par la suite, Putnam continuera même après l’adoption du réalisme naturel à refuser les explications des rapports entre l’esprit et le monde en termes causaux (voir Putnam 1999, chapitre 1, p 10 et 12).

Mais les notions de « chaîne causale appropriée » et de « rapport causal approprié » peuvent aussi trouver une explication en termes socio-historiques d’ostension, de baptême et de transmission, comme chez Kripke (1972). Dans l’article qui introduit l’allégorie de la Terre-Jumelle, il semble que Putnam entende la notion de « chaîne causale » d’abord en termes d’accointance physique. Mais dans « Models and Reality », Putnam insiste sur l’importance de ne pas confondre la « théorie causale de la référence » défendue par les réalistes métaphysiques aux penchants naturalistes, laquelle prétendrait selon lui définir la référence en termes de relation ou de connexion causale avec le monde, avec la théorie causale de la référence de type putnamienne-kripkéenne. Selon Putnam, cette dernière n’a pas pour objet de proposer une définition de la référence, mais simplement un compte rendu de la manière dont celle-ci est fixée et préservée socialement (voir Putnam, 1980, p 476-477) ou historiquement. Putnam rappelle que Kripke et lui-même « ont soutenu que l’intention de conserver la référence à travers une chaîne historique d’usages et l’intention de coopérer socialement dans la fixation de la référence sont ce qui permettent d’utiliser des termes avec succès pour référer bien qu’aucune description précise ne soit associée à un terme par tous les locuteurs qui utilisent ce terme » (Putnam 1980, 476 ; Putnam 1992, 221, note 4).

c. L’argument de la relativité conceptuelle

Selon Putnam (2003), la relativité conceptuelle est la conception selon laquelle il peut exister des descriptions d’un même phénomène qui seraient cognitivement équivalentes mais pourtant non compatibles. L’exemple que Putnam utilise à de nombreuses reprises (notamment dans Putnam 2004 et Putnam 2013a) pour illustrer son propos est le suivant : soit un monde avec trois individus, X1, X2, X3. Et soit deux logiciens, que nous appellerons Rudolf Carnap et Stanislas Leśniewski. Imaginons que nous leur posons la question suivante : combien y a-t-il d’objets dans ce monde ? Le premier répondra trois ; le second répondra sept. La différence tient au fait que Leśniewski inclut dans son décompte, outre les individus, les sommes méréologiques composées de ces individus (c’est-à-dire XI + X2, X1 + X3, X2 + X3, X1 + X2 + X3, en plus des individus X1, X2 et X3).

Le choix d’adopter un langage comme celui de la méréologie est purement conventionnel parce que cela n’ajoute ni ne retranche rien à l’état du monde. Putnam appelle pour cette raison un tel langage un langage « optionnel ». Les langages optionnels nous permettent d’« étendre » l’usage, et partant, la signification du terme « existe » de multiples façons selon nos intérêts (Putnam 2004, 85). La doctrine de la relativité conceptuelle est motivée par le rejet par Putnam de l’ontologie et par sa critique de la métaphysique. Il reproche en particulier à W. V. O. Quine d’avoir redonné à cette discipline ses lettres de noblesse après la démolition en règle que lui avait fait subir Carnap (1932 et 1950). Selon Putnam, la théorie quinienne de l’engagement ontologique, en nous enjoignant d’admettre dans l’ontologie les objets nécessaires pour rendre nos meilleures théories vraies, a conduit Quine et les « ontologistes » (Putnam 2004) qui l’ont suivi à se croire en mesure de se prononcer sur ce qui existe « réellement » et à statuer sur l’existence (ou la non-existence) d’entités logico-mathématiques ou métaphysiques comme les nombres, les ensembles, les sommes méréologiques ou les universaux. Putnam reproche pour cette raison à Quine d’être un ontologiste inflationniste. Mais il lui reproche aussi d’être un ontologiste réductionniste, sinon éliminativiste, parce que Quine soutient qu’il existe un système conceptuel de premier degré (la science) qui seul vaut la peine d’être pris sérieusement comme description du monde, alors que notre système conceptuel de deuxième degré (notre langage ordinaire) ne serait que des « paroles vagues », plutôt que de le voir comme « illustrant les possibilités infinies d’étendre nos notions d’ « existence » comme le recommande Putnam. Putnam accuse Quine d’« erre[r] au pays des cinglés » (Putnam 2004, 85) parce qu’il reproche à Quine de soutenir que la notion d’ « existence » et le terme « existe » a un seul sens « réel », « littéral », « fixé à l’avance », « gravé dans le marbre ». Nous retrouvons ainsi chez le Putnam plus tardif (outre la conception selon laquelle « la signification, c’est l’usage » que Putnam n’a pas abandonnée en s’éloignant de Dummett), les notions wittgensteiniennes d’airs de famille, de jeux de langage et de l’extensibilité des mots (Putnam, 2004, p 21-22).

d. Le rejet du réalisme interne et l’adoption du réalisme naturel

Putnam a pris ses distances avec le vérificationnisme dummettien dans des textes postérieurs à « Models and Reality », premièrement parce qu’il en est venu à faire à cette conception un reproche similaire à celui adressé par Dummett à la théorie de la vérité-correspondance. Soit la vérité dépend de sa vérification empirique, soit la vérification est entendue au sens de vérification idéale et transcende l’expérience : dans le premier cas, la vérité devient une notion relative ; dans le second, cas, sa définition ne diffère guère de celle d’une théorie correspondantiste.

Mais ce qui a été également déterminant dans l’évolution de Putnam et l’a conduit à abandonner le réalisme interne en faveur de ce qu’il a appelé à la suite de William James le « réalisme naturel », est la réalisation du rôle central qu’a pu jouer la théorie indirecte de la perception dans la transformation du réalisme en une « antinomie » (Putnam 1980), c’est-à-dire en un problème apparemment insoluble (voir Putnam 1999, chapitre 1). C’est l’image cartésienne de l’opposition entre l’esprit et le monde qui a créé un fossé à combler qui n’avait pas lieu d’être au départ. Putnam a reconnu que son réalisme interne ne pouvait constituer une solution à cette antinomie parce qu’il était lui-même encore tributaire d’une théorie indirecte de la perception (en termes de sense data conçus comme des « interfaces », c’et-à-dire des intermédiaires entre le monde et nous), telle que celle professée par Descartes et les empiristes des XVIIème et du XVIIIème siècles, et que la véritable solution consistait à opter pour une forme de réalisme direct. Putnam s’est rapproché dans sa dernière période de John McDowell (lui-même très influencé par Wittgenstein et les pragmatistes comme Dewey) et en est venu à concevoir les sensations et les concepts non plus comme des interfaces entre l’esprit et le monde, mais comme des formes d’« ouverture sur le monde » (Putnam 2013a, 27), comme le recommande McDowell. McDowell vise à combler de cette manière le fossé entre l’esprit et le monde exacerbé par le réalisme indirect en optant pour une forme de « réalisme direct » sous-tendu par la thèse de « l’illimitation du conceptuel ». L’idée de McDowell est « d’épouser l’image hegélienne dans laquelle le conceptuel est illimité de l’extérieur » (McDowell 1984, 83). Si le conceptuel est illimité, alors, certes, on peut en conclure que le réel est rationnel. Mais aussi vice-versa : « aucune raison de chercher à donner la priorité à une direction plutôt qu’à l’autre » (McDowell 1984, 28) ; cela signifie aussi qu’il n’y plus de frontières entre l’esprit et le monde, parce qu’il n’y a « rien à l’extérieur » (McDowell 1984, 44) de la sphère conceptuelle et donc, que les termes mêmes d’idéalisme et de réalisme perdent leur sens. Il est certain qu’un partisan du réalisme métaphysique tel que nous l’avons défini dans cet article ne saurait être séduit par ce type de proposition. Et Putnam lui-même s’est distancié assez rapidement de la conception de McDowell au milieu des années 2000, sous l’influence, notamment, de Ned Block (voir Putnam 2016a, 169-175). Il en est venu à refuser de concevoir l’expérience comme conceptuelle de part en part, et il a insisté pour redonner une place aux expériences perceptuelles non conceptualisées (les « sensations »), en plus des expériences perceptuelles pleinement conscientes et conceptualisées (les « apperceptions ») (voir Baghramian 2013a, section III et Putnam 2016a, section IV). Selon Putnam, contrairement à ce que soutenaient les empiristes, ce ne sont pas les sensations mais les apperceptions qui constituent le « tribunal de l’expérience » (selon l’expression de Quine 1953, 41) devant lequel nos croyances doivent se présenter pour être justifiées. Il n’y a donc pas lieu de craindre la rechute dans le « mythe du donné » (Sellars 1963, 140) que cherchait à éviter McDowell en concevant toute expérience perceptuelle comme une expérience d’emblée conceptuelle.

La meilleure manière de faire sens de la doctrine de la relativité conceptuelle putnamienne est de la replacer dans le contexte plus large de l’entreprise de Putnam. Rappelons-en les grands points :

  1. Il n’y a pas de monde tout fait, mais il y a une réalité, une réalité de « phénomènes », de « systèmes », d’« aspects », de « macro-observables » (voir Putnam 2013a) ;
  2. Il n’existe pas une seule description véridique du monde (de ces « phénomènes », de ces « systèmes », de ces « macro-observables ») ;
  3. La référence est à concevoir en termes d’intentionnalité : signifier, c’est signifier quelque chose pour quelqu’un ;
  4. Promotion de l’anti-réductionnisme, au pluralisme et au relativisme (mais refus du relativisme culturel – tout ne se vaut pas) ;
  5. Interpénétration des faits, des valeurs et des conventions, mais sans renoncer à l’objectivité (les jugements éthiques sont aussi objectifs et susceptibles d’être vrais ou faux que les jugements factuels).

Or un partisan du réalisme métaphysique peut très bien souscrire à ces propositions. Putnam reproche aux « ontologistes » de succomber à une forme de « fantasme métaphysique » selon lequel il « existerait une totalité de Formes au sens platonicien du terme, c’est-à-dire d’universaux ou de « propriétés fixées une fois pour toutes », et que « toutes les significations possibles d’un terme correspondrait à l’une de ces formes ou universels ou propriétés ». La structure de toutes les pensées possibles serait ainsi « fixée à l’avance par les Formes » (Putnam 1999, 6). Il leur reproche aussi de prendre au sérieux les disputes consistant à se demander si les entités introduites dans les langages qu’il appelle « optionnels », comme les nombres, les ensembles, les sommes méréologiques ou les universaux, existent réellement. Bref, il reproche principalement au réalisme métaphysique d’être trop « métaphysique ». Mais justement le réalisme métaphysique tel que nous l’avons défini concerne au premier chef les entités du monde physique existant indépendamment de l’esprit, et non les entités logico-mathématiques ou métaphysiques. Ce n’est pas un hasard si les exemples de la relativité conceptuelle sur lesquels Putnam préfère s’appuyer portent sur ce type d’entités, plutôt que sur les entités du monde naturel. Il peut difficilement soutenir que la relativité conceptuelle s’étend à ce dernier type d’entités, sous peine de tomber dans le relativisme intégral (de la forme défendue par exemple par Richard Rorty (1979)) qu’il critique explicitement (voir Putnam 2013a). Finalement, ses derniers textes, Putnam en vient à admettre comme légitime une forme élargie de réalisme métaphysique avec un petit « m », c’est-à-dire compatible avec la relativité conceptuelle (Putnam, 2013a, 27), une position réaffirmée dans le recueil de ses derniers écrits (2016a, 24-26).

Michael Devitt demeure l’un des plus grands critiques de la vue selon lui « caricaturale » du Putnam du réalisme interne selon laquelle le réalisme métaphysique exigerait d’adopter le « point de vue de Dieu » (voir Devitt 1997). Devitt a ébauché un argument basé sur une « naturalisation de l’épistémologie » (Devitt 1997) pour contrer cette vision. Devitt se réclame ici explicitement de Quine (bien que son épistémologie naturalisée ne soit pas réductionniste). Comme le fait observer Devitt, la tabula rasa des fondationnalistes de l’ère moderne et l’opposition qu’elle a exacerbée entre l’esprit et le monde est une fiction artificielle. Une épistémologie naturalisée part au contraire du fait que sommes en possession de croyances et de théories tant populaires que scientifiques qui sont en bonne part justifiées, et se donne pour tâche d’expliquer comment nous arrivons à celles-ci. Bref, il s’agit d’aborder le problème de manière a posteriori plutôt qu’a priori. Selon Devitt, l’hypothèse de départ « évidente » pour entreprendre cette étude est que les entités postulées existent objectivement et indépendamment du mental : autrement dit, il s’agit d’aborder l’épistémologie d’un point de vue réaliste. Et la conclusion de Devitt est que l’épistémologie naturalisée confirme l’hypothèse réaliste :

« Notre théorie scientifique ordinaire, telle qu’elle est, est tout à fait réaliste. Nous parlons de pierres, d’arbres et de chats, pas de données sensorielles. L’épistémologie naturalisée confirmque ces objets ont l’indépendance et l’objectivité que le réalisme du sens commun leur confère » (Devitt, 1997, 79-80).

Devitt tire la « confirmation » de cette hypothèse d’un récit explicatif qu’il propose de la manière dont les croyances et les théories se forment : nous venons au monde avec des dispositions innées fruits de l’évolution nous habilitant à répondre de manière sélective aux expériences provoquées par des stimuli sur nos surfaces sensorielles, ainsi qu’avec des normes de similarité et des modes d’inférence innés nous permettant d’ordonner l’expérience et d’élaborer des théories, d’abord concernant les observables, et ensuite les inobservables (Devitt 1997, 76-77). Suivant cela, le travail de l’épistémologie naturalisée consiste premièrement à décrire les processus de formations des croyances effectivement utilisés (tâche descriptive) et deuxièmement à déterminer les processus de formations des croyances les plus fiables qui devraient être utilisés (tâche normative). Il se pourrait que nous refusions de suivre Devitt jusqu’au bout et que nous refusions de voir dans son récit une « confirmation » de l’hypothèse réaliste, au motif que Devitt se réclame de Quine indûment. Le bateau de Neurath – le bateau sur lequel Quine s’est embarqué, comme on sait – n’est pas un « bateau réaliste », contrairement à celui sur lequel Devitt s’est embarqué (voir Devitt 1997, 79, et 286). Ceci dit, il demeure difficile de contester le fait que l’hypothèse réaliste en tant que point de départ est moins révisionniste que l’hypothèse opposée, et que cela peut constituer un point en sa faveur. Comme le fait observer Devitt, « le réalisme est la philosophie de la science de la science et la philosophie du sens commun du sens commun » (Devitt 1997, 54).

La morale est que le dernier Putnam, ainsi que McDowell et aussi Devitt, s’entendent pour considérer le problème a prioriste de la table rase posé par Descartes et ses successeurs, tant rationalistes qu’empiristes (c’est-à-dire le problème de savoir comment la totalité de la représentation que nous pouvons former d’un monde objectif peut référer à ce dernier de manière déterminée) comme le faux problème qui a handicapé la philosophie. Tous les trois lui opposent, malgré leurs différences, une réponse pareillement a postérioriste. Mais la question demeure de savoir quelle est la meilleure conception à proposer du rapport entre l’esprit (et le langage) et le monde qui soit compatible avec le réalisme métaphysique tel que nous l’avons défini. La conception de l’illimitation du conceptuel de McDowell peut-elle sérieusement être considérée comme une conception permettant de surmonter le conflit entre idéalisme et réalisme ? Il est permis d’en douter. Nous nous retrouvons à choisir entre une conception à la Devitt et une conception telle que celle proposée par le dernier Putnam.

La conception de Devitt repose sur l’évidence indéniable selon laquelle le monde humain n’est qu’une toute petite part du monde naturel. Mais l’image que le dernier Putnam propose est celle d’une interpénétration, sous la forme de « transactions » (2016a, 224-226) entre le monde humain et le monde naturel, une image qui n’est peut-être pas si éloignée de celle de Devitt. Toute la question est de savoir jusqu’où s’étend le relativisme conceptuel pour Putnam et « jusqu’où au juste [on peut] aller dans cette « interpénétration » des faits et des valeurs » (Tiercelin 2011, 153).

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8. Une question d’attitude

La morale est que l’opposition les anti-réalistes d’une part et les tenants du réalisme métaphysique d’autre part trouve son origine dans deux manières diamétralement opposées d’aborder le problème du rapport au monde

Il faut donc commencer par admettre que le réalisme est au départ – en amont – une question d’attitude ou de « posture ». Cette « posture » est l’expression d’une sensibilité qui insiste sur la contrainte extérieure du monde sur nos théories, nos croyances et notre langage. L’attitude réaliste a été bien résumée par Crispin Wright dans le passage suivant :

« L’attrait unique du réalisme est le bel équilibre entre la faisabilité et la dignité qu’il offre à notre quête de savoir. Une plus grande modestie reviendrait à douter de la capacité de nos procédures cognitives à déterminer ce qui est vrai – ou même de notre capacité de conceptualiser la vérité – et serait donc une chute dans le scepticisme. Une plus grande assurance signifierait remettre en question, d’une manière ou d’une autre, l’autonomie de la vérité, et serait ainsi une chute dans l’idéalisme. Dans la mesure où nous sommes sérieux au sujet de la poursuite de la vérité, il est peu probable que nous soyons attirés par l’une ou l’autre de ces tendances. Nous voulons qu’il soit possible d’escalader la montagne, mais nous voulons aussi qu’elle soit une véritable montagne, pas une sorte de réification d’aspects de nous-mêmes » (Wright 1988, 25).

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Anne-Marie Boisvert
Université du Québec à Montréal
boisvert.anne-marie@uqam.ca