Justice sociale (A)

Comment citer ?

Vandamme, Pierre-Etienne (2018), «Justice sociale (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/justice-sociale-a

Publié en avril 2018

Résumé

« La première règle de la politique ? C’est d’être juste. La seconde ? C’est d’être juste. Et la troisième ? C’est encore d’être juste. » Voilà ce qu’écrivait le Marquis de Condorcet en 1777. Mais qu’est-ce qu’une politique juste, une société juste ? Qu’est-ce que la justice sociale ? Ces questions habitent la philosophie politique depuis des siècles.

Le terme « justice » recouvre, dans le monde occidental au moins, deux concepts liés mais néanmoins très différents que sont la justice légale, d’une part, et la justice sociale, d’autre part. Le premier désigne une institution concrète – le pouvoir judiciaire – et des normes positives. Le second renvoie à un idéal normatif pour la société (nationale ou internationale). C’est à ce second sens du terme « justice » que s’intéresse cet article, à cette idée de justice qui réside au cœur de nombreuses luttes sociales et débats démocratiques.

Tantôt invoquée pour lutter contre les discriminations, tantôt pour condamner les inégalités, tantôt pour s’opposer à des taux d’imposition jugés confiscatoires, la notion de justice (ou d’équité) est à la fois incontournable et susceptible des interprétations les plus diverses. Cet article propose un parcours entre différentes grandes familles de théories de la justice (libertarisme, marxisme, utilitarisme, égalitarisme, suffisantisme, féminisme, communautarisme) et aborde quelques-unes des principales questions qui ont animé les débats récents sur le sujet, comme la tension entre reconnaissance et redistribution, la nature des principes de justice, ou encore l’articulation entre justice sociale et éthique personnelle.


Table des matières

1. À chacun son dû

2. Le libertarisme

3. Marxisme et justice

4. L’utilitarisme

5. L’égalitarisme libéral

6. Le suffisantisme

7. Féminisme et justice sociale

8. Les approches communautariennes

9. Justice nationale, mondiale et intergénérationnelle

10. Justice sociale et éthique personnelle

11. Les remises en cause du paradigme distributif

12. Principes de justice et règles de régulation


1. À chacun son dû

Historiquement, la justice a longtemps été associée à la notion de mérite. Cette idée est notamment très présente chez Platon et Aristote, au-delà de leurs différences (Raphael 2001). La justice consiste selon eux à donner à chacun son dû – ce qui est dû à une personne dépendant de ses mérites ou de sa valeur. De ce fait, la notion de justice apparaît d’emblée comme distincte de celle d’égalité. Si la justice recommande l’égalité, précise Aristote, c’est seulement pour les égaux. La justice est donc plutôt liée à une notion de cohérence : les cas égaux doivent être traités de manière égale, et les cas distincts de manière distincte.

La difficulté de cette notion de justice, c’est qu’il existe une infinité de différences entre individus susceptibles de justifier des inégalités de traitement. De ce fait, la cohérence ne peut pas suffire à la justice. L’histoire regorge en effet de traitements cohérents et pourtant profondément injustes. La domination masculine, l’apartheid ou le nazisme peuvent revêtir une forme parfaitement cohérente. Les égaux sont traités comme des égaux, et les autres – les femmes, les noirs, les juifs – différemment, mais de manière cohérente (Kane 1996).

En somme, cette notion générale de justice ou d’équité (termes tenus pour synonymes dans cet article) n’est que purement abstraite ou formelle, voire vide ; elle demande à être précisée (Perelman 1972). Tout l’enjeu d’une réflexion sur la justice consiste donc à déterminer les distinctions qui justifient moralement un traitement égal et celles qui justifient un traitement différent. Et l’on peut d’ailleurs lire l’histoire morale de l’humanité comme celle d’un débat continu – voire, diront certains, un progrès – par rapport à cette question.

La controverse de Valladolid est intéressante de ce point de vue. Il s’agit d’un débat qui s’est tenu au milieu du 16e siècle en Espagne concernant le statut moral des Amérindiens et la légitimité des violences coloniales. Les uns estimaient qu’ils devaient être mis sous tutelle et convertis à tout prix. Les autres, représentés par Bartolomé de Las Casas, affirmaient que l’évangélisation devait être pacifique et respectueuse de certains droits des Amérindiens. On peut voir à l’œuvre à travers ce débat un processus de décentrement collectif et d’élargissement progressif de la communauté morale. Dans le prolongement de cette controverse, on en vient en effet à reconnaître la dignité des indigènes d’Amérique, auxquels s’élargissent alors en principe nos obligations de justice. Mais dans le même temps, la traite des noirs prend son envol, et il faudra encore attendre bien longtemps avant que disparaissent les différences officielles de statut moral (abolition de l’esclavage), puis politique (fin de la ségrégation raciale) entre blancs et noirs. On voit donc combien ce processus est graduel. Au fil des communications historiques entre les peuples et groupes humains, semble se jouer de manière discontinue un processus de reconnaissance mutuelle et d’inclusion progressive (Ferry 1991 ; Honneth 1992 ; Sen 2009). Les détenteurs de droits se font de plus en plus nombreux. De la caste nobiliaire, le cercle s’élargit à la bourgeoisie, puis aux ouvriers, aux femmes, aux enfants, aux étrangers, aux générations futures, voire aux animaux. Certains événements précipitent le développement historique, comme les guerres mondiales, qui ont débouché sur cette Déclaration universelle des droits de l’homme qui constitue, d’un point de vue politique, la réalisation la plus aboutie, à ce jour, de l’histoire universelle de la communication et de la reconnaissance entre peuples et individus du monde.

Ce que précise cette Déclaration, par rapport au principe formel de justice – à chacun son dû –, c’est qu’aucune différence de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion, d’origine, de fortune ou de naissance ne justifie un traitement inégal dans l’accès aux droits fondamentaux. Quelles inégalités restent néanmoins tolérées par cette déclaration ? Essentiellement les inégalités économiques, qui sont fréquemment liées à l’idée de mérite, comme nous allons le voir dans ce qui suit. Mais également les inégalités de reconnaissance, qui peuvent découler (mais ne découlent pas nécessairement) de ces inégalités économiques.

Aujourd’hui, les principaux débats sur la justice ne portent plus sur les inégalités de statut entre différents individus humains. Un certain universalisme moral est devenu dominant – ce qui ne signifie pas qu’il ne soit pas contesté, à la fois politiquement et philosophiquement. La réflexion sur la justice part souvent de l’idée d’égalité morale entre personnes humaines et cherche à en clarifier les implications (Dworkin 2000 ; Sen 2009). Persiste certes un débat très important sur la question du traitement inégal des citoyens et des étrangers. Mais même ce débat a intégré le principe abstrait d’égalité morale. Ainsi, les défenses les plus articulées du droit dont dispose un État d’offrir un traitement préférentiel à ses citoyens par rapport aux étrangers acceptent le présupposé d’égalité morale entre citoyens et étrangers (voir Miller 1995 ; 2016 ; Scheffler 2010). Elles nient simplement qu’une telle égalité morale implique nécessairement une égalité politique, voire socio-économique.

Par contre, si l’égalité de statut affirmée par la Déclaration universelle des droits de l’homme ne souffre plus de contestations philosophiques sérieuses, on s’interroge légitimement sur l’impact des inégalités socio-économiques sur cette égalité de statut – certains arguant que des personnes disposant de ressources trop inégales ne peuvent se percevoir comme des égales. On pénètre alors au cœur des débats plus contemporains sur la justice sociale.

Dans ceux-ci, la notion de mérite ne joue plus le rôle déterminant qu’elle jouait autrefois. Un certain libertarisme de tous les jours repose sur l’idée que les gens méritent le salaire que leur attribue le marché de l’emploi (voir Murphy & Nagel 2002). Mais les théories libertariennes de la justice se basent davantage sur les droits de propriété ou les avantages du libre marché. De leur côté, beaucoup d’égalitaristes s’attachent à démontrer que les inégalités de revenu ne dépendent généralement pas de mérites différents et doivent donc être corrigées ou compensées. D’autres estiment que la question du mérite n’est pas celle qui importe. Pour les marxistes et les suffisantistes, c’est plutôt la satisfaction des besoins de tous. Pour les utilitaristes, la maximisation du bien-être collectif. Pour certains égalitaristes, l’amélioration maximale de la situation des plus défavorisés.

2. Le libertarisme

La question des inégalités matérielles d’existence n’est pas centrale pour les libertariens, qui se préoccupent avant tout de la liberté individuelle, entendue dans un sens bien particulier. Une société juste, à leurs yeux, est une société qui protège la liberté individuelle, entendue de manière purement formelle comme une liberté sans autres entraves que le respect des libertés d’autrui. En d’autres termes, les conditions sociales et matérielles de la liberté, ou encore la capacité effective à agir de telle ou telle manière ne sont pas considérées comme moralement pertinentes. L’État a donc pour unique fonction de s’assurer du respect égal des libertés de chacun, en protégeant un régime de droits de propriété permettant de prémunir les individus contre les interférences illégitimes d’autrui. Pour cette raison, la plupart des libertariens reconnaissent (avec diverses nuances) le premier principe de justice suivant, originairement proposé par John Locke (1690) :

  1. Principe de propriété de soi : tout individu majeur (ou mentalement capable) a un droit absolu à disposer comme il l’entend de sa personne (sauf pour renoncer à sa liberté).

La version la plus philosophiquement élaborée de la conception libertarienne de la justice est due à Robert Nozick (1974) et trouve ses sources d’inspiration principales dans les écrits de John Locke et Friedrich von Hayek. Pour Nozick, le caractère juste ou injuste d’une distribution des divers avantages sociaux dépend de l’histoire qui a amené à cette distribution et de ce à quoi ont droit les personnes. Pour savoir si une personne a le droit de disposer d’un bien, il faut s’interroger sur la manière dont elle a acquis ce bien. Deux autres principes de justice entrent alors en jeu :

  1. Un principe de juste acquisition : toute personne s’étant approprié un bien pour la première fois en est la légitime propriétaire à condition que les autres ne s’en trouvent pas moins bien loties qu’elles ne le seraient dans un état de nature sans droits de propriété (« clause lockéenne »).
  2. Un principe de juste transfert : toute personne ayant fait l’acquisition d’un bien par le biais d’une transaction volontaire en devient légitime propriétaire.

Dans l’idéal, l’État minimal cher aux libertariens n’aurait donc qu’à veiller au respect des règles de propriété et de transactions légitimes. Les choses se compliquent néanmoins, comme le reconnaît Nozick, lorsque l’on s’intéresse à l’histoire ayant donné lieu à la distribution actuelle des divers avantages sociaux. Celle-ci est en effet remplie d’actes d’acquisition illégitime allant du simple vol à l’expropriation en passant par diverses manipulations. C’est la raison pour laquelle Nozick prévoit aussi un quatrième principe :

  1. Principe de rectification : si ce que possède une personne est négativement affecté par des injustices passées, cette personne a droit à une compensation.

Ce principe soulève un grand nombre de questions que Nozick ne fait qu’évoquer. Il suggère que chaque société, en fonction de son histoire propre, doit tâcher de trouver une règle approximative permettant de rectifier les injustices passées – ce qui pourrait momentanément justifier un État un peu plus étendu et actif que dans l’idéal libertarien (Nozick 1974, p. 231).

Les différents principes de justice de Nozick ont fait l’objet d’une diversité de critiques. Certains, comme G. A. Cohen (1995, p. 229-244) s’en sont pris à l’idée de propriété de soi. Cohen affirme d’abord que contrairement à ce qu’avancent certains de ses défenseurs, renoncer au principe de propriété de soi n’implique pas d’accepter l’esclavage, c’est-à-dire le droit d’être propriétaire d’autres personnes. La liberté individuelle peut être défendue sans que l’on se réfère à cette propriété de soi – et elle l’est peut-être même mieux ainsi. En effet, il se peut que des situations de quasi-esclavage émergent plus facilement dans un monde (nozickéen) qui respecterait la propriété de soi, puisqu’il y est plus difficile de contester la validité morale des contrats passés entre travailleurs indigents et capitalistes opulents, par exemple. Par ailleurs, contrairement à ce que défend Nozick, le principe de propriété de soi n’offre pas davantage d’autonomie aux individus. Il les rend plutôt prisonniers de leurs « circonstances » (leurs talents), qui, en relation avec celles des autres, déterminent leurs opportunités et leur niveau de vie.

D’autres s’en sont pris au principe de juste acquisition. Les libertariens de gauche, par exemple, inspirés de Thomas Paine et Charles Fourier, estiment que les richesses de la Terre appartiennent, d’un point de vue moral, à l’ensemble de l’humanité (Vallentyne et Steiner 2000). Il en découle que si les ressources naturelles sont appropriées par quelques-uns, tous les autres ont droit à une compensation adéquate –qui va bien plus loin que la clause lockéenne défendue par Nozick. Par rapport aux libertariens de droite, ceux de gauche vont également se montrer davantage préoccupés par les questions d’héritage et défendre divers mécanismes redistributifs susceptibles de préserver une forme d’égalité des chances de départ à travers les générations (ce qui les rapproche de l’égalitarisme libéral présenté dans la section 5).

La promotion de la liberté individuelle combinée avec une remise en question de la propriété privée rapproche le libertarisme de gauche de l’anarchisme, qui va encore plus loin dans la dénonciation de la propriété privée. Pour Noam Chomsky (2013), par exemple, il existe un lien intrinsèque entre libertarisme et socialisme (c’est-à-dire propriété collective des moyens de production), le capitalisme étant tellement source de domination et d’exploitation qu’il est hostile à la liberté. Le socialisme libertaire ou anarchiste qu’il défend se distingue cependant du socialisme traditionnel par sa méfiance vis-à-vis du pouvoir étatique. Si l’on veut libérer la société, les moyens de production doivent être appropriés par les travailleurs plutôt que par l’État. Un penseur comme Chomsky se distingue des libertariens en mobilisant une conception de la liberté qui va au-delà de la liberté formelle et se rapproche de la liberté réelle (Van Parijs 1995), plus proche des intuitions marxistes (voir plus bas), qui se soucie des conditions matérielles dans lesquelles s’exerce la liberté individuelle.

D’autres variantes libertariennes existent encore, parmi lesquelles une théorie originale est celle de David Gauthier (1986), qui mélange des intuitions libertariennes et d’autres d’inspiration hobbesienne. Pour Gauthier, une société est juste si elle place chaque personne dans une position meilleure qu’elle ne le serait en l’absence de coopération sociale. Dans cette perspective, le rôle de l’État est à la fois d’encadrer la liberté de marché et de compenser les imperfections de marché de manière à ce que chacun soit gagnant. Certes, les bénéfices de la coopération seront répartis de manière très inégale, le marché rémunérant certaines capacités bien plus que d’autres. Cependant, ceux qui reçoivent moins ne peuvent pas se plaindre d’injustice dans la mesure où ils bénéficient eux aussi de la coopération sociale, dont l’efficacité productive dépend largement de rémunérations inégales.

La principale critique adressée à une telle approche consiste à souligner le caractère injuste d’une distribution des avantages sociaux résultant d’une distribution inégale des talents (Barry 1989). Gauthier concéderait trop au marché, à la différence de John Rawls qui n’accepte les inégalités de marché que dans la mesure où elles sont au plus grand avantage des plus démunis (voir plus bas, section 5). Comme Nozick avant lui, Gauthier ne considère cependant pas les inégalités naturelles comme injustes. Ce qui serait injuste, à ses yeux, ce serait de taxer une personne au-delà de ce qui est nécessaire au maintien d’un système de coopération sociale mutuellement avantageuse.

D’autres libertariens, comme Friedrich von Hayek, évoquent un « ordre spontané » du marché dans lequel l’État devrait s’abstenir de toute intervention (Hayek 1982, vol. 1, p. 35-54). À ses yeux, en effet, l’État a tout à perdre à chercher à ce que chacun soit rétribué en fonction de son mérite. Mieux vaut laisser agir librement les mécanismes de marché. Mais cette abstention d’intervention de la part de l’État (qui peut connaître des exceptions, Hayek laissant parfois la porte ouverte à certaines politiques redistributives) peut être justifiée d’au moins deux manières, qui se mêlent sous la plume d’Hayek. Dans une perspective libertarienne pure, il s’agit de préserver la liberté formelle des agents en interférant le moins possible dans leurs interactions. Dans une perspective économique néo-classique, qu’adoptent certains libertariens, il s’agit de préserver l’efficacité productive du libre marché, ce qui renvoie à des considérations agrégatives proches de l’utilitarisme, que nous examinerons dans la quatrième section.

Enfin, s’est récemment dégagée une nouvelle forme de libertarisme parfois appelée « libéralisme néo-classique » (Tomasi 2012 ; Brennan 2012). Cette perspective rejette l’idée de droits de propriété absolus ou « naturels » tels que défendus par Locke et Nozick. Elle considère que les droits de propriété sont essentiels à la liberté individuelle, mais sont des conventions qui doivent pouvoir être acceptables par tous pour être considérées comme justes. Un système économique qui ne bénéficierait pas aux plus pauvres, en particulier, ne pourrait pas être juste. Le libéralisme néo-classique possède donc de fortes proximités avec le libertarisme de Gauthier, qui vise l’avantage mutuel, mais aussi, nous le verrons, avec certains aspects du libéralisme égalitaire de John Rawls (voir Brennan 2007 ; Tomasi 2012, p. xxi). Au contraire de ce dernier, toutefois, on ne se soucie ici que de la pauvreté absolue (les revenus des plus pauvres), et pas de la pauvreté relative (les écarts de revenu). Cela se traduit concrètement dans la défense d’une économie capitaliste de marché (minimalement régulée) au prétexte qu’elle génère davantage de richesse et bénéficie ainsi aux plus pauvres en termes absolus, puisque leur niveau de vie est supposé s’améliorer de génération en génération – ce qui est empiriquement discutable et dépend évidemment de la manière dont on définit le niveau de vie.

 3. Marxisme et justice

Dans l’histoire du capitalisme, le libertarisme a sans doute constitué la philosophie politique implicite de nombreuses personnes (souvent étrangement alliée à un conservatisme moral et religieux que rejettent la plupart des libertariens contemporains), ainsi que de l’État libéral, jusqu’à ce que monte en puissance la critique socialiste des droits « bourgeois ». L’idée, exprimée par nul autre mieux que par Marx, est que les droits civils (et politiques) que protègent les États libéraux ne sont que le produit d’une lutte des classes et un outil de domination de la bourgeoisie sur le prolétariat. Ils protègent la liberté dont jouissent les détenteurs de moyens de production de faire fructifier leur capital, d’exploiter les travailleurs miséreux et d’échapper à la collectivisation des richesses sociales. Mais ils ne protègent nullement les expropriés, ceux qui « ne possèdent rien d’autre que leur force de travail » (Marx 1867) contre les aléas de l’existence dans un monde où les moyens de production ont été appropriés par un petit nombre. Et c’est vraisemblablement parce qu’il associait la notion de justice à la justice bourgeoise à laquelle il s’opposait, que Marx n’a pas exprimé sa critique sociale dans les termes d’une théorie de la justice.

Cependant, bien qu’il y ait controverse à ce sujet (voir Wood 1979 ; Buchanan 1982 ; Peffer 1990), il n’est pas malaisé de déceler de fortes intuitions de justice dans la pensée de Marx et des marxistes en général. Celles-ci s’articulent principalement autour de la notion d’exploitation. Les propos de Marx à ce sujet avaient une prétention descriptive : expliquer la logique sociale inhérente au capitalisme. On peut toutefois reconstruire le propos dans un langage explicitement normatif, comme ont cherché à le faire des théoriciens de la justice d’inspiration marxiste (voir notamment Arneson 1981 ; Roemer 1982 ; Cohen 1995).

De ce point de vue, les relations de travail, en régime capitaliste, sont nécessairement injustes du fait que l’employeur tire une plus-value du travail effectué par l’employé. Par conséquent, le travailleur se voit dépossédé d’une part de la valeur liée à son travail (la plus-value). Il est donc, de ce fait, exploité, acte qui s’assimile à un vol, une extorsion. Présenté de manière analytique, l’argument cohérent (Cohen 1988, p. 228 pour la formulation ; Kymlicka 2002, p. 179 pour la présentation) est le suivant :

1) Le travailleur est la personne qui crée le produit, lequel a de la valeur.

2) Le capitaliste s’approprie une part de la valeur du produit.

Donc :

3) Le travailleur reçoit moins de valeur que la valeur de ce qu’il crée.

4) Le capitaliste s’approprie une part de la valeur de ce que crée le travailleur.

Donc :

5) Le travailleur est exploité par le capitaliste.

Le principe de non-exploitation qui pourrait en découler ne va pas sans poser quelques difficultés. Pour peu que l’on reconnaisse la connotation morale négative du concept d’exploitation, cet argument semble en effet impliquer la prémisse selon laquelle il est injuste que le travailleur soit privé d’une part des fruits de son travail (ou qu’on s’approprie une part de son temps de travail, dans une autre formulation possible). Or, cette prémisse est douteuse, car elle semble reposer sur le principe de propriété de soi (Cohen 1995, p. 146-147), mobilisé comme nous l’avons vu par Nozick pour défendre un libertarisme de droite et un État minimal – ce qui place les marxistes en bien mauvaise compagnie eu égard à leur critique du capitalisme. En effet, le droit de chacun à l’ensemble des fruits de son travail semble exclure, outre l’extorsion de la plus-value par le capitaliste, également toute forme de taxe gouvernementale sur le travail (pour compenser, par exemple, l’absence de revenus liés au travail pour certaines personnes).

Une première tentative pour échapper à cette conclusion indésirable consiste à dire, comme le fait Elster (1978, p. 3), qu’il n’y a exploitation dans un sens marxiste compréhensif qu’à condition que la différence entre ce que le travailleur produit et ce qu’il reçoit ne puisse être justifiée par une redistribution selon les besoins. Ce faisant, Elster invoque un autre potentiel principe de justice marxiste, qui apparaît dans la Critique du programme de Gotha (1875) de manière indépendante des réflexions sur l’exploitation : « à chacun selon ses besoins ».

Cependant, la conception marxiste traditionnelle de l’exploitation – même modérée par la clause d’Elster – a des implications très inégalitaires, particulièrement fortes dans un contexte comme le nôtre où les salaires varient beaucoup d’un travailleur à l’autre. En effet, les variations de talents entraînent des variations dans la capacité individuelle de gagner sa vie grâce à son travail, donc des inégalités potentiellement injustifiables de revenu. Nous le verrons (section 5), beaucoup d’égalitaristes contemporains estiment qu’un manque de talent valorisé par le marché, de même qu’un handicap, font partie des « circonstances » desquelles un individu ne peut raisonnablement être tenu responsable. De ce point de vue, un État ne cherchant pas à combattre ces inégalités est injuste, faisant preuve de complaisance à l’égard des injustices naturelles. Un égalitarisme plus radical pourrait donc promouvoir des redistributions de richesse qui iraient au-delà des « besoins » évoqués par Marx, même si cela pouvait paraître inconcevable à l’époque où Marx écrivait (voir aussi section 6).

Une autre manière d’essayer de sauver l’idée d’un droit aux fruits du travail est d’en faire un droit collectif : l’ensemble des travailleurs a droit aux bénéfices de son travail collectif, qu’il redistribuera en son sein comme juste lui semble. Mais demeurent alors une série de problèmes, comme le statut des chômeurs et de ceux qui sont dans l’incapacité de travailler ; les inégalités de capacités productives collectives entre différentes entreprises ; ou encore (peut-être la plus grande source d’injustices) les inégalités de revenu pour un même travail entre contextes nationaux distincts. Dès lors, si les marxistes admettent l’idée selon laquelle des inégalités de revenu liées à la prédisposition génétique ou la situation géographique, notamment, sont injustifiables, il a semblé à certains qu’ils devaient défendre diverses redistributions des fruits variables du travail impliquant peut-être d’abandonner la conception traditionnelle de l’exploitation (voir Van Parijs 1993, p. 87-152 ; Cohen 1995, ch. 6 et 8).

Si les implications anti-redistributives indésirables de cette dernière ont pu échapper pendant longtemps aux marxistes, c’est sans doute en raison de la relative congruence passagère entre la catégorie des plus démunis et celle des travailleurs (Cohen 1995, p. 152-158). Mais dans le contexte contemporain, la « classe » des plus démunis concerne, outre les travailleurs précaires, également les personnes sans emploi, âgées ou handicapées, personnes vulnérables qui ne peuvent vivre que de redistributions continues du produit social, et donc de taxes sur le travail en plus du capital. Si bien que, d’un point de vue égalitariste, le concept d’exploitation doit être repensé ou complété si l’on veut éviter qu’il soit vulnérable à l’idée selon laquelle les travailleurs sont nécessairement exploités lorsque sont taxés les revenus du travail.

Non seulement, nous l’avons vu, le principe de propriété de soi fait face à des critiques puissantes. Mais en outre, même si l’on devait admettre ce principe de propriété de soi, l’idée selon laquelle il est injuste que le travailleur soit privé d’une part des fruits de son travail ou qu’on s’approprie une part de son temps de travail demeurerait douteuse. En effet, l’idée de propriété de soi n’implique pas logiquement la propriété des fruits de son travail, au contraire de ce que pensait Locke. De fait, le travailleur fait généralement usage, dans son travail, d’instruments et de ressources dont il n’est pas l’unique propriétaire. Les instruments peuvent avoir été conçus et construits par d’autres – et éventuellement achetés par l’employeur, qui pourrait légitimement réclamer un retour sur investissement). Quant aux ressources naturelles utilisées, on peut considérer qu’elles appartiennent moralement à l’ensemble de la communauté (Cohen 1995, ch. 3). De ce point de vue, il ne saurait être question d’un droit légitime du travailleur à l’ensemble des fruits de son travail.

Considérant ces diverses difficultés, il a semblé à certains que si le travailleur s’engageait volontairement dans une relation de travail avec un capitaliste, conscient qu’il ne posséderait pas l’entièreté de la valeur liée à son travail, l’exploitation paraissait moins évidente. C’est pourquoi la plupart des marxistes qui défendent la définition traditionnelle de l’exploitation ont ajouté une clause selon laquelle une situation est injuste uniquement si le travailleur est forcé de travailler pour le capitaliste (Kymlicka 2002, p. 179). Cette précision modifie la compréhension traditionnelle de l’exploitation et la rapproche de certains principes de justice de l’égalitarisme libéral (voir section 5), qu’ont d’ailleurs fini par adopter bon nombre des théoriciens de la justice s’étant penchés sur la notion d’exploitation (voir Cohen 1989 ; Arneson 1989 ; Van Parijs 1993 ; Roemer 1998).

4. L’utilitarisme

Avant d’en venir à l’égalitarisme libéral, famille de théories de la justice la plus récente, il est essentiel d’aborder l’autre famille à laquelle elle s’est opposée, outre le libertarisme et le marxisme. Il s’agit de l’utilitarisme, né au XVIIIe siècle, qui a connu ses années de gloire dans le monde anglo-saxon au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle, et qui constitue encore aujourd’hui la théorie de la justice implicite de bon nombre de travaux économiques (l’économie du bien-être en particulier). Cet ensemble théorique reste pourtant largement méconnu du public francophone européen et se voit souvent assimilé à des thèses distinctes comme l’égocentrisme de l’homo oeconomicus (Audard 1999).

Moqué par Marx, qui l’associait à l’illusion de l’harmonie des intérêts sociaux, l’utilitarisme fut pourtant une doctrine radicale – longtemps à la pointe du progressisme. Contre les morales religieuses traditionnelles et contre la rigidité du déontologisme kantien qui ne tolère même pas le mensonge quand il permet de sauver des vies, l’utilitarisme affirme qu’une action est bonne en vertu de ses seules conséquences sur le bien-être (ou l’« utilité ») des personnes concernées. Contrairement à une forme d’hédonisme égocentré auquel il est parfois associé, l’utilitarisme implique donc la prise en compte, dans le jugement moral individuel, du bien-être de l’ensemble des personnes concernées.

La maxime centrale de l’utilitarisme est donc de maximiser le bien-être collectif (total ou moyen), chaque personne comptant de manière égale, selon la formule attribuée à Bentham, véritable père de l’utilitarisme. Cette maxime peut paraître extrêmement exigeante, chacun semblant tenu d’anticiper et de calculer les conséquences de ses actes. Mais tandis que l’utilitarisme des actes recommandera que chaque action humaine se conforme à ce principe, l’utilitarisme des règles recommandera à l’individu d’agir selon des règles dont le respect contribue à la maximisation du bien-être collectif, ce qui paraît déjà plus plausible à l’échelle individuelle.

La maxime utilitariste peut-elle pour autant être considérée comme un principe de justice ? La question est complexe. Si Bentham (1789) l’envisageait d’emblée comme une maxime devant régir la gestion des affaires publiques, J-S Mill (1863) introduit pour sa part une distinction entre utilité et justice, la justice concernant les droits et prérogatives de l’individu, qui contribuent à l’utilité générale par la sécurité qu’ils confèrent aux individus (Raphael 2001, p. 133-134). Mais, comme beaucoup d’utilitaristes, il ne prend pas au sérieux la possibilité de conflits entre les exigences de justice et le principe d’utilité. D’autres, par contre, considèrent l’utilitarisme comme une théorie du bien plutôt que de la justice. Cela peut signifier qu’elle doit guider non seulement l’action publique, mais aussi les conduites individuelles, alors que la notion de justice peut avoir un sens plus restreint, laissant de côté les questions de la vie bonne et de l’éthique individuelle (voir plus bas, section 10).

Quoi qu’il en soit de ces conventions terminologiques, l’utilitarisme peut être interprété et jugé dans le langage des théories de la justice. Dans une version de gauche, il recommandera des politiques redistributives en raison de l’hypothèse d’utilité marginale décroissante. Cette hypothèse soutient que les personnes plus riches dérivent une utilité moindre d’une unité de revenu supplémentaire que les personnes plus pauvres. En d’autres termes, toutes choses égales par ailleurs, on augmente davantage le bien-être général en donnant une unité de revenu à un pauvre qu’à un riche. Pour que cette hypothèse débouche sur des politiques redistributives, cependant, il faut également tenir compte de la perte d’utilité engendrée par la fiscalité (Shapiro 2003, p. 31-32), à la fois parce qu’une augmentation des taux de taxation peut accroître l’insatisfaction des plus riches, mais aussi parce qu’elle peut induire des comportements socialement indésirables comme la baisse des investissements ou l’évasion fiscale.

Dans une version qu’on pourrait qualifier de « néolibérale » ou de « néo-classique », au contraire, l’association entre richesse et bien-être peut servir à justifier des politiques de libre marché sous prétexte qu’elles maximisent la richesse collective. Cette interprétation est cependant controversée du fait que les gains de richesse n’accroissent pas nécessairement le bien-être. C’est du moins le constat posé par l’économiste du bien-être Richard Easterlin, ayant observé que l’augmentation du PIB d’un pays n’avait pas d’impact positif sur le bien-être subjectif moyen de ses habitant.e.s (Easterlin 1974 ; Easterlin et al. 2010). Il s’agit toutefois d’une question faisant l’objet de controverses empiriques.

Cette ambivalence politique de l’utilitarisme permet de saisir d’emblée une critique importante qui lui est adressée, à savoir le fait qu’il peut déboucher sur des recommandations très variées (y compris certaines qui paraissent intuitivement injustes) selon les préférences des gens. Si la plupart des gens sont matérialistes et extrêmement hostiles aux impôts, l’utilitarisme peut justifier un capitalisme assez sauvage ; si la plupart sont nazis, il pourrait justifier le sacrifice de minorités honnies. La protection des droits individuels fondamentaux repose en définitive sur une base très contingente : ils ne sont justifiés que s’ils contribuent à la maximisation du bien-être. Les utilitaristes contemporains ne s’effraient cependant pas trop de ce genre de scénarios. Soit ils jugent les hypothèses empiriques donnant lieu à des conclusions répugnantes très peu plausibles. Soit ils acceptent d’encadrer le principe de maximisation de l’utilité par des règles protégeant les droits fondamentaux – ceux-ci pouvant éventuellement recevoir une justification conséquentialiste. Une fois transformé de la sorte, cependant, l’utilitarisme se rapproche de certaines versions de l’égalitarisme libéral, comme nous le verrons dans ce qui suit.

Par ailleurs, certaines versions de l’utilitarisme n’accordent pas un rôle aussi déterminant aux préférences des individus. Ces dernières peuvent en effet être immorales, adaptées à la culture dominante, ou encore absurdes. On peut alors plutôt viser à maximiser les états mentaux positifs ou les plaisirs, comme dans l’hédonisme des premiers utilitaristes, ou encore une pluralité de valeurs idéales telles que la beauté ou la vérité, comme dans l’utilitarisme idéal de George Edward Moore (1903). D’autres encore se focalisent sur les préférences, mais d’un certain type seulement. Celles qu’auraient par exemple les gens s’ils étaient rationnels et informés (Brandt 1979 ; Hare 1981), ou encore celles qu’ils pourraient être amenés à avoir en révisant leurs préférences initiales (Goodin 1995, p. 15-16 et ch. 9).

Reste la question des inégalités. Même si une certaine impulsion égalitariste peut exister chez les utilitaristes de gauche (voir par exemple Singer 1972), en raison de l’hypothèse d’utilité marginale décroissante, il reste que l’utilitarisme ne pose pas directement la question de la juste distribution des ressources et opportunités au sein de la société comme le fait l’égalitarisme. Le principe utilitariste est d’ordre agrégatif plutôt que distributif ; on ne regarde que la quantité de bien-être, pas sa distribution. Or, cela heurte les intuitions de justice de nombreuses personnes. Les utilitaristes répliquent qu’on ne peut se contenter de considérations distributives, sans considération pour les effets agrégatifs. Pour les utilitaristes, les nombres comptent : des bénéfices pour un grand nombre peuvent compenser des pertes pour un petit nombre. C’est d’ailleurs une intuition morale largement partagée dans des contextes particuliers comme les situations de guerre, où il semble parfois justifié de sacrifier quelques personnes pour le bien de tous. Comme nous allons le voir dans un instant, le débat entre considérations distributives et agrégatives habite également les discussions entre égalitaristes.

5. L’égalitarisme libéral

L’acte fondateur du courant égalitariste libéral est sans aucun doute la publication de la Théorie de la justice de John Rawls en 1971, bien que cet ouvrage prétende ne faire que reformuler des idées déjà présentes dans les théories du contrat social de Hobbes, Locke, Rousseau et Kant. Rawls suggère en effet de penser la justice sociale comme un contrat social hypothétique que passeraient ensemble les membres d’une société dans des conditions particulières ne leur permettant pas de savoir à l’avance quelle position sociale ils occuperont. Dans cette « position originelle », les individus sont donc placés sous un « voile d’ignorance » et réfléchissent aux grands principes devant régir la vie en société.

Alors que cette expérience de pensée est également utilisée par un utilitariste comme John Harsanyi (1975), Rawls l’utilise pour rejeter l’utilitarisme. À ses yeux, en effet, des individus placés dans de telles conditions n’opteraient pas pour un principe utilitariste, ce dernier étant susceptible d’accepter le sacrifice de quelques-uns pour le bien-être général. Or, l’aversion au risque des agents placés sous voile d’ignorance devrait les prémunir contre la tentation de sacrifier quelques-uns. Plus fondamentalement, Rawls estime que chaque personne possède une dignité qui ne peut être violée par des exigences collectives (voir aussi Dworkin 1977). C’est l’aspect libéral (à entendre au sens politique plutôt qu’économique) de sa philosophie politique, qui se traduit dans un premier principe de justice :

  1. Principe d’égale liberté : toute personne a un droit égal à l’ensemble le plus adéquat de libertés fondamentales égales compatible avec un ensemble semblable de libertés pour autrui.

Si ce premier principe peut être vu comme une forme de concession à l’intuition libertarienne selon laquelle les individus possèdent des droits inviolables, le second principe fait par contre place à une intuition beaucoup plus égalitariste : celle selon laquelle les dispositions naturelles et les circonstances sociales dans lesquelles naît et évolue une personne ne devraient pas déterminer sa position sociale. Pour autant, Rawls ne défend pas ce qu’il qualifie de principe de « réparation » (redress), à savoir un principe de compensation systématique pour les victimes d’inégalités naturelles et sociales. La première raison pour laquelle Rawls rejette ce principe, c’est qu’il lui paraît impossible, en pratique, de distinguer les inégalités qui résultent de choix ou mérites différents de celles qui résultent de circonstances défavorables. Le principe de réparation est donc peu praticable, tout comme le serait un principe cherchant à récompenser le mérite. La seconde raison fait entrer dans la réflexion des considérations d’efficacité productive : certaines inégalités peuvent avoir un effet d’incitation à travailler ou à investir, ce qui est susceptible d’augmenter la productivité d’un arrangement économique et d’ainsi bénéficier à l’ensemble de la société. Si ces inégalités bénéficient aux plus défavorisés, juge Rawls, elles sont justifiables. Et c’est d’ailleurs le choix qu’opéreraient selon lui sous voile d’ignorance des agents cherchant à obtenir la meilleure situation possible : améliorer autant que possible la position des moins bien lotis de la société. Pour ces raisons, le deuxième principe de justice combine deux aspects.

  1. Les inégalités économiques et sociales doivent être arrangées de façon à a) maximiser les attentes associées à la pire position sociale (principe de différence) et b) être attachées à des fonctions et positions auxquelles tous ont le même accès à talent égal (principe d’égalité équitable des chances).

Anticipant sur de possibles conflits entre ces différents principes, Rawls précise que le (1) a priorité sur le (2b), qui a priorité sur le (2a). Cela signifie qu’on ne peut pas réduire des libertés fondamentales en vue de satisfaire le second principe, et qu’on ne peut pas faire d’infraction à l’égalité équitable des chances afin d’améliorer la situation des moins bien lotis.

C’est donc un véritable tour de force que réalise Rawls, en combinant la liberté et les droits fondamentaux chers aux libéraux et libertariens, une impulsion égalitariste chère aux marxistes et des considérations d’efficacité chères aux utilitaristes. Mais un tel programme ne pouvait pas manquer de susciter de multiples réactions de tous bords. Rapidement, la Théorie de la justice devint l’œuvre philosophique la plus commentée du XXe siècle (Van Parijs 1991, p. 69). Dans ce qui suit, j’aborderai d’abord certaines critiques internes à la famille égalitariste libérale, avant d’évoquer brièvement les principales critiques externes.

La critique la plus fondamentale de Rawls est venue de son contemporain Ronald Dworkin (1981 ; 2000 ; 2011). Elle concerne le rejet du principe de « réparation » et, ce faisant, de toute considération de mérite. Rawls, rappelons-nous, estime qu’il est impossible de récompenser les efforts et de compenser la malchance, selon un principe de mérite, car les efforts fournis par une personne sont largement influencés par des facteurs génétiques et sociaux. Cependant, aux yeux de Dworkin, le fait que nos choix soient influencés dans une large mesure par des facteurs échappant à notre contrôle n’implique pas qu’ils soient entièrement déterminés par ces facteurs – position que Nozick (1974, p. 214) attribue indûment aux égalitaristes. En outre, Dworkin estime qu’il en va du respect de la dignité humaine de considérer chacun comme (au moins minimalement) capable de libre arbitre et donc comme responsable de ses choix (voir Dworkin 2011, ch. 10). C’est pour cette raison qu’il a développé un système complexe d’assurance contrefactuelle sous voile d’ignorance ayant pour objectif de protéger chaque individu de la malchance « brute » (comme le lieu de naissance ou les dispositions naturelles) tout en autorisant les inégalités résultant de choix ou de (mal)chance « optionnelle » (c’est-à-dire résultant d’un « pari délibéré et calculé » (Dworkin 2000, p. 73)). Pour désigner cette forme complexe d’égalité des chances, Dworkin parle d’« égalité des ressources ». L’idée fondamentale est que l’État favoriserait indûment les personnes nées sous une bonne étoile s’il ne cherchait pas à compenser la malchance brute, mais également qu’il favoriserait injustement les irresponsables s’il compensait la malchance optionnelle ou fermait les yeux sur les différences de choix.

Amartya Sen (1992 ; 2009), pour sa part, s’en est pris à la fois à Rawls et Dworkin en attirant l’attention sur le fait que la focalisation sur les seules ressources dont disposent les personnes favorise celles qui ont des besoins moindres. En effet, certaines personnes ont besoin de davantage de ressources pour vivre bien sans que cela ne leur soit imputable – en raison d’un handicap par exemple. D’où son idée de viser une égalisation non pas des ressources dont disposent les personnes, mais des capacités (ou « capabilités ») fondamentales qu’ils peuvent exercer, comme le fait de se nourrir correctement, de se former, de se déplacer, de fonder une famille, de développer des relations sociales, etc., les capacités jugées fondamentales pouvant varier d’un contexte à l’autre et devant être débattues démocratiquement. Cela étant, Sen (2009) n’entend pas fournir un modèle complet de société juste, jugeant plus important de disposer de critères (comme les capacités fondamentales) permettant de comparer différents états sociaux.

Richard Arneson (1989) et G. A. Cohen (1989 ; 2011) ont davantage encore creusé les intuitions de Sen et Dworkin avec l’idée de proposer une conception de la justice rivale de celle de Rawls. Tous deux ont ainsi mis en évidence le fait que les préférences guidant les choix individuels pouvaient également partiellement échapper au contrôle des agents (que l’on songe aux addictions, par exemple, ou même aux convictions religieuses) et dès lors parfois être caractérisées comme l’équivalent de besoins. L’égalitarisme de la chance (luck egalitarianism), dont Cohen est devenu la figure de proue, affirme qu’il est injuste qu’une personne soit défavorisée sans que cela résulte d’une faute ou d’un choix de sa part. Pour cette raison, les philosophes s’inscrivant dans cette mouvance vont défendre un principe d’égalité des chances de bien-être (Arneson) ou d’égal accès aux avantages (Cohen) pour dépasser la seule métrique du bien-être, tous deux ayant pour visée la neutralisation des effets de ce qui échappe au contrôle des agents, de l’origine sociale aux addictions en passant par les talents.

L’égalitarisme de la chance se distingue de la position de Rawls sous au moins deux aspects, qui vont faire l’objet de nombreuses critiques. D’abord, il ne tient pas compte de considérations d’efficacité productive comme le faisaient Rawls et les utilitaristes, s’exposant de ce fait à l’implication jugée contre-intuitive selon laquelle il faudrait égaliser les positions relatives des citoyens même si cela ne bénéficie à personne. Face à ce problème, Arneson a renoncé au principe d’égalité des chances de bien-être pour un principe plus complexe qu’on qualifie à la suite de Derek Parfit (1995) et Larry Temkin (2000) de « prioritariste ». Les prioritaristes jugent que ce qui importe du point de vue de la justice est d’améliorer le sort de ceux qui ont le moins plutôt que de poursuivre l’égalité, étant entendu que les deux ne vont pas toujours de pair. Le principe de différence de Rawls possède un aspect prioritariste dans ce sens (Parfit 1995). Cependant, pour Rawls, les inégalités ne sont justifiées que si elles améliorent le sort des moins bien lotis. La plupart des prioritaristes jugent ce principe trop restrictif et lui préfèrent une règle plus souple selon laquelle des gains de bien-être (ou autre) pour certains doivent être poursuivis même s’ils ne bénéficient pas directement aux plus défavorisés. À ce principe, Arneson (2000) ajoute alors cette nuance que plus une personne est victime de malchance brute, plus il y a de raisons de chercher à améliorer sa situation.

Par ailleurs, l’égalitarisme de la chance a réintroduit la notion de choix (et les débats philosophiques sur le libre-arbitre) au cœur de la réflexion sur la justice, ce qui a suscité de multiples débats, notamment sur ce qui peut être qualifié de choix volontaire ou sur le degré auquel on peut tenir des personnes responsables des conséquences de leurs choix. Certains jugent qu’en réintroduisant cette notion, Dworkin a eu le mérite de prendre au sérieux une grande objection de la droite politique en la retournant contre elle-même (Cohen 2011, p. 32). D’autres jugent au contraire ce mouvement dangereux et nuisible pour l’égalitarisme, qu’il détournerait des préoccupations plus essentielles que sont l’exploitation, l’oppression et la domination par exemple (Anderson 1999).

Plus globalement, l’égalitarisme libéral est attaqué sur sa droite pour sa fièvre redistributive et sur sa gauche pour son ambiguïté par rapport au capitalisme. À droite, où l’on perçoit parfois l’impôt comme une forme de confiscation (voir par exemple Nemo 2017), on craint que la volonté de compenser certaines inégalités naturelles ou de maximiser la situation des plus démunis amène à des taux de taxation si élevés qu’ils s’assimileraient à du travail forcé (Nozick 1974, p. 169-172). À gauche, on regrette parfois que la focalisation sur des questions distributives détourne l’attention des injustices dans la production, sur le lieu de travail, où se joue l’exploitation d’une classe par l’autre (Young 1990 ; Fraser 2005 ; voir section 11). Il faut néanmoins mentionner à cet égard que Rawls se montrait tout à fait ouvert à une forme de propriété collective des moyens de production, pour peu que ce socialisme se montre respectueux des droits et libertés individuels (Rawls 1971, p. 258 ; 2001, p. 190-193), et que G. A. Cohen s’est montré jusqu’à sa mort un fervent défenseur du socialisme (Cohen 2009).

6. Le suffisantisme

Plus récente est la famille suffisantiste. Le suffisantisme se distingue des autres théories de la justice par sa focalisation sur (ou son attention prioritaire à) un seuil définissant des conditions de vie adéquates et au-dessus duquel l’État a pour mission d’amener toutes les personnes. Ce seuil de suffisance peut être envisagé en termes absolus (un certain niveau de revenu, par exemple) ou relatifs (60% du revenu médian, ou un revenu suffisant pour échapper à la domination, par exemple), et faire l’objet de la même diversité de métriques que l’égalitarisme, à savoir les ressources, le bien-être, ou autre.

Le suffisantisme peut être rapproché du principe marxiste « à chacun selon ses besoins », sauf qu’il est défendu à une époque où l’on envisage plus aisément une égalisation des ressources allant au-delà de la seule satisfaction des besoins de tous. Le suffisantisme se distingue donc de théories de la justice plus égalitaristes. Plus exactement, cette approche peut être plus égalitariste en-dessous du seuil de suffisance, parce qu’elle n’admet généralement pas d’inégalités liées à la responsabilité personnelle, et moins égalitariste au-delà, puisqu’elle ne condamne pas (nécessairement) les inégalités restantes (Gosseries 2011). Ce qu’il est néanmoins important de comprendre, c’est que certaines formes d’égalitarisme sont suffisantistes – en particulier celles qui ne s’intéressent pas aux inégalités économiques, mais aux seules inégalités de statut. Si, par exemple, on juge que la justice requiert que tous les citoyens puissent se considérer comme des égaux, personne n’étant en position de dominer, exploiter ou oppresser les autres (Anderson 1999), une certaine égalisation des positions sociales suffira à réaliser cet objectif sans qu’il faille pour autant faire disparaître toutes les inégalités de revenu (toutes celles générées par la chance ou des talents inégaux, par exemple).

Cette conception de la justice fait droit à une intuition largement partagée selon laquelle la plus grande injustice consiste à ne pas disposer de suffisamment de ressources ou capacités pour vivre une vie décente. Comme les prioritaristes, beaucoup de suffisantistes estiment que les débats sur l’égalité détournent de ce qui est le plus important ou le plus urgent, à savoir les situations d’insuffisance (Frankfurt 2015). La focalisation sur les capacités de base (Sen 1992 ; Nussbaum 2011) est un exemple de cette démarche. Certains laissent cependant ouverte la question de savoir s’il pourrait rester des injustices à combattre même si tout le monde avait assez (ce qui est l’objectif prioritaire). On peut de ce point de vue distinguer deux thèses suffisantistes distinctes (Casal 2007) :

  1. Thèse positive : il est important que tout le monde atteigne un certain seuil de suffisance.
  2. Thèse négative : une fois que tout le monde a atteint ce seuil, il n’y a plus d’obligations de justice distributive.

Sur cette base, on peut opérer une nouvelle distinction entre les suffisantistes qui sont agnostiques à propos des inégalités qui persistent au-delà du seuil de suffisance et ceux qui sont moralement indifférents à leur propos, c’est-à-dire qu’ils n’y voient pas d’injustice. Dans le premier cas, le suffisantisme peut n’être qu’une conception partielle de la justice, pouvant être complétée par un principe égalitariste, utilitariste, prioritariste, voire libertarien pour ce qui concerne les inégalités persistantes (voir Casal 2007 ; Gosseries 2011 ; Shields 2016). Dans le second, on ne considère comme injustes que les inégalités qui génèrent, par exemple, la privation ou la domination. C’est le cas notamment des théories de la justice focalisées sur la lutte contre toutes les formes de domination (Pettit 1997 ; 2012 ; Lovett 2013).

Les principales critiques adressées au suffisantisme portent sur le caractère quelque peu arbitraire du choix d’un seuil à partir duquel les exigences de justice s’arrêteraient. Certains jugent ainsi que les suffisantistes prennent une différence de degré d’injustice pour une différence de nature entre situations injustes et justes (Casal 2007). Certes, les inégalités entre millionnaires nous choquent moins que les situations de grave pénurie, mais certains jugent néanmoins que des inégalités moralement injustifiables demeurent suspectes du point de vue de la justice, même si elles n’entraînent ni pauvreté ni domination. Certains suffisantistes répliquent alors qu’il ne faut pas confondre l’injustice et l’envie (Crisp 2003, p. 749), que ce n’est pas parce qu’une personne regrette d’avoir moins qu’une autre qu’il y a forcément là une injustice.

7. Féminisme et justice sociale

Les relations entre féminisme et justice sociale sont à la fois nombreuses et complexes. La plupart des revendications féministes sont en effet des revendications de justice. Le féminisme fait alors office de conception partielle de la justice, s’inscrivant dans une conception plus large – souvent égalitariste. L’intérêt d’une conception partielle de la justice est d’attirer l’attention publique sur une injustice particulièrement sévère – ce qui n’empêche nullement d’être préoccupé également par d’autres injustices, comme dans le féminisme « intersectionnel » (Crenshaw 1991), qui combat à la fois le sexisme, le racisme, la discrimination religieuse, l’homophobie et les inégalités économiques (liste non exhaustive). L’idée d’intersectionnalité renvoie au fait qu’une femme n’est pas que femme, mais se trouve à l’intersection de multiples identités, cumule souvent un grand nombre de désavantages et discriminations, et est donc potentiellement porteuse de multiples revendications de justice.

Dans sa dimension de lutte contre les discriminations en fonction du sexe ou du genre, le féminisme prolonge un combat plus large pour l’égalité des chances, en attirant l’attention sur la particularité de ce type de discrimination. On mettra par exemple en avant le fait qu’il n’est pas suffisant que l’employeur fasse fi de considérations de sexe à l’embauche pour qu’il y ait égalité des chances. En effet, beaucoup de fonctions professionnelles sont pensées d’une manière qui exclut indirectement les personnes étant par ailleurs supposées s’occuper à titre principal d’un ou plusieurs enfants (MacKinnon 1987, p. 37) – rôle incombant encore essentiellement aux femmes. De ce point de vue, il n’y aura égalité des chances que quand la division du travail au sein des ménages aura été transformée et que le monde du travail sera organisé d’une manière qui permette à toutes et tous de concilier obligations familiales et professionnelles. En attendant une telle révolution des pratiques et des lois, les femmes sont beaucoup moins payées, beaucoup plus nombreuses à occuper des temps partiels subis, plus exposées que les hommes à la pauvreté et se trouvent souvent dans des situations de dépendance économique par rapport à leurs éventuels compagnons (voir OCDE 2017). Au-delà des seules discriminations à l’embauche, il convient donc d’analyser de manière critique tout ce qui, dans l’organisation sociale, contribue à la domination ou subordination des femmes.

Un tel programme de lutte contre la domination peut s’intégrer dans une conception égalitariste-libérale de la justice, puisqu’il n’y a pas égale liberté tant qu’il y a domination de certain.e.s par d’autres. Néanmoins, certaines personnes estiment que le libéralisme (classique, à tout le moins) est phallocentré en ce qu’il est habité par une distinction entre le public et le privé qui a pour conséquence extrêmement dommageable de laisser hors de toutes considérations de justice l’institution familiale, pourtant lieu par excellence de formation des inégalités (Pateman 1987). Rawls, par exemple, s’est bien inquiété de la reproduction des inégalités à travers les différences d’éducation entre familles, mais pas des inégalités entre membres d’un même foyer (Okin 1989), alors même qu’une répartition inégale des tâches au sein d’un foyer a des répercussions nettes sur l’égalité des opportunités hors du foyer, comme nous venons de le voir. Qui plus est, au-delà des questions économiques, se posent les questions tout aussi importantes de la domination au sein des couples, de la violence physique et sexuelle, dont la prise au sérieux requiert de ne pas considérer la famille comme un espace privé dans lequel l’État devrait s’abstenir de toute intervention.

Si l’on considère que la distinction entre le public et le privé est intrinsèque au libéralisme politique, cela implique le rejet de ce paradigme, mais on peut tout aussi bien considérer que cette distinction n’est pas essentielle, ou que ce qui se passe dans les familles n’est pas du domaine de la protection de la vie privée (privacy), et que les libéraux classiques ont simplement hérité des biais et préjugés patriarcaux de leur époque et des époques passées, à l’instar de beaucoup d’autres familles politiques, à des degrés divers (Kymlicka 2002, p. 388-394). Le penseur communautarien Michael Sandel (1982 p. 28-35), par exemple, n’a pas hésité à considérer la famille comme une institution devant échapper aux considérations de justice afin de préserver l’amour familial spontané.

Au-delà des débats sur la discrimination et le libéralisme, certains courants féministes vont plus loin et dénoncent la focalisation sur les questions de justice, qui serait elle-même typiquement masculine et préjudiciable aux femmes comme à l’ensemble de la société. À la suite de Carol Gilligan (1982), certaines personnes opposent ainsi une éthique de justice, basée sur des droits et des règles impartiales, et une éthique du care, basée sur le souci d’autrui et les responsabilités particulières. Gilligan, ayant travaillé auprès du psychologue moral Lawrence Kohlberg, avait observé que l’éthique du care, relativement dépréciée par Kohlberg, était plus répandue chez les femmes. Cette dernière observation empirique est toutefois controversée. Et même si elle était avérée, il faudrait encore s’interroger sur l’origine de cette différence hommes-femmes. À bien des égards, elle s’aligne avec une répartition traditionnelle des rôles et responsabilités – publiques pour l’homme, privées pour la femme. On peut donc soupçonner que c’est une tradition patriarcale qui maintient cette dichotomie.

Dès lors, certains courants féministes vont démentir tout lien intrinsèque entre care et féminité, tandis que d’autres vont chercher à réhabiliter et revaloriser l’éthique du care face à l’éthique de justice. À la froideur d’une société organisée selon des règles veillant à offrir à chacun son dû, on oppose alors les relations de préoccupation mutuelle, de solidarité et d’assistance à autrui quel que soit son dû. Cette dernière vision de la société est certainement plus enthousiasmante, mais l’éthique du care ne peut néanmoins pas être radicalement opposée aux considérations de justice. En effet, une société basée sur les seuls liens de solidarité spontanée courrait d’importants risques d’inégalités et de discriminations, chacun étant autorisé à favoriser ses proches. Or, personne n’oserait défendre l’idée selon laquelle il est légitime de toujours favoriser ceux dont on se soucie particulièrement (Barry 1995). Les règles de justice ont pour fonction d’assurer un traitement équitable de tous et toutes, en veillant à ce que chaque personne jouisse d’une égale liberté, ou d’une égale protection. Pour cela, la préoccupation mutuelle informelle est insuffisante. On peut certes l’encourager, mais on ne peut pas miser sur l’avènement spontané d’une société juste par le souci mutuel. Il faut au minimum imposer le respect des droits de toutes et tous (perspective libertarienne), voire forcer certains égoïstes à se montrer solidaires et s’assurer que personne n’est laissé pour compte (perspectives égalitariste et suffisantiste).

On peut toutefois juger que ces deux « dimensions » éthiques sont complémentaires, la justice concernant les règles générales d’organisation de la société, tandis que le souci d’autrui serait plutôt (ou devrait être davantage) le motif guidant les relations interpersonnelles au sein de ces règles impartiales. L’apport important de ce courant féministe serait alors de revaloriser publiquement l’éthique du care non pas comme alternative, mais comme complément essentiel aux principes de justice. Comme nous le verrons dans la section 10, en effet, les théoriciens de la justice ont souvent négligé la question des dispositions morales individuelles nécessaires à l’avènement d’une société plus juste. La capacité de se soucier d’autrui en est certainement une. Et si elle est plus développée chez les femmes (ce qui reste donc à démontrer), on pourrait juger que c’est un manque important à combler dans l’éducation des garçons.

8. Les approches communautariennes

Les approches communautariennes de la justice possèdent comme toutes les autres familles leurs sources historiques – Hegel en particulier. On saisit cependant mieux leur apport au débat sur la justice dans le contexte d’une discussion critique du libéralisme politique. Et c’est en particulier la publication de la Théorie de la justice de Rawls qui a relancé les débats, rejouant en grande partie un débat plus ancien entre Kant et Hegel. Cela n’empêche que de nombreuses critiques adressées aux libéraux par les communautariens concernent également d’autres approches de la justice.

L’idée principale que partagent les communautariens est que la recherche de principes de justice universels et abstraits néglige le fait que nous sommes tous inscrits dans des communautés particulières. Les normes morales sont donc moins choisies par les individus que partagées par des groupes. C’est ce qui amène Michael Walzer à suggérer qu’une société juste est une société dont la « vie substantielle est vécue d’une […] manière qui soit fidèle aux compréhensions partagées par ses membres » (Walzer 1997 [1983], p. 434). Pour cette raison, Walzer défend une « égalité complexe », la communauté associant à différentes sphères de justice différents principes (ex : l’égalité dans la sphère politique ; le mérite dans la sphère professionnelle). L’important est alors que les inégalités tolérées dans une sphère (professionnelle, par exemple) ne puissent pas pénétrer dans une autre sphère (politique, par exemple). Par ailleurs, pour éviter que les « compréhensions partagées » soient simplement celles des dominants et que les idées minoritaires soient tout simplement écrasées, Walzer met en avant le rôle du critique social, qui puise dans les ressources de sa communauté pour critiquer les normes sociales oppressives et en mettre d’autres, plus émancipatrices, en avant. La difficulté qui demeure concerne les critères qui permettent de trancher entre diverses interprétations concurrentes d’une culture donnée (voir Dworkin 1985, ch. 10). Pour beaucoup de critiques de Walzer, il semble difficile d’échapper à l’appel à des normes plus générales, transcendant le contexte particulier de la communauté en question.

De son côté, Michael Sandel s’en est plus particulièrement pris à John Rawls. Rappelons-nous que ce dernier suggérait de réfléchir aux principes de justice en faisant abstraction de nos convictions privées et de la position particulière que nous occupons dans la société (l’idée de voile d’ignorance). Pour Sandel (1982), cela trahit une conception erronée de l’individualité. Les convictions privées qui nous habitent ne peuvent ainsi être mises à distance. Elles contribuent à définir qui nous sommes et comment nous voyons le monde.

Dans son second grand ouvrage, Libéralisme politique (1993), Rawls cherche à répondre à cette critique en abandonnant cette conception particulière de la personne. Il insiste alors plutôt sur l’intérêt de s’entendre sur une conception de la justice partagée au-delà de nos désaccords sur ce qu’est une vie bonne ou sur la valeur de l’autonomie individuelle. C’est l’idée de priorité du juste sur le bien. D’autres parlent d’une « neutralité » par rapport au bien (Ackerman, 1980), mais Rawls se méfie du terme « neutralité », qui lui semble excessivement exigeant.

Pour Sandel, toutefois, non seulement nous sommes incapables d’exprimer des principes de justice qui soient neutres, détachés de toute vision particulière du monde, mais il serait en outre regrettable de ne pas poursuivre un « bien commun », qui aille au-delà des simples exigences de justice (Sandel 1982 ; 2010). Outre deux conceptions relativement distinctes de la personne (l’une étant cependant plus normative, l’autre descriptive), s’ouvre alors un débat entre deux visions très différentes du rôle de l’État. Pour les uns (« anti-perfectionnistes »), l’État ne doit pas interférer dans les projets de vie des personnes adultes, sauf pour garantir une égale liberté à tous. Pour les autres (« perfectionnistes »), il doit être le garant d’une certaine vision partagée de la vie bonne. Ce débat est toujours vif aujourd’hui et dépasse le clivage entre libéraux et communautariens, puisqu’il existe aussi un libéralisme perfectionniste (voir Pelabay et Escudier 2016), qui promeut par exemple l’autonomie individuelle.

Par ailleurs, l’insistance des auteurs communautariens sur l’importance de l’inscription individuelle dans des communautés de valeurs partagées a ouvert la voie à deux autres débats importants : le débat sur le multiculturalisme et celui sur la justice mondiale. La question du multiculturalisme ne sera pas abordée ici, mais la lectrice ou le lecteur intéressé.e peut se référer aux ouvrages de référence suivants : Taylor 1994 ; Kymlicka 1995 ; Crowder 2013 ; Patten 2014). La question de la justice mondiale est quant à elle brièvement présentée dans la section qui suit.

9. Justice nationale, mondiale et intergénérationnelle

Outre les affrontements entre différentes écoles de pensée, les débats philosophiques sur la justice sociale se structurent également autour de grandes questions dont quatre seront présentées dans les dernières sections de cet article.

Un premier débat important concerne la portée des principes de justice. La question qui se pose ici est celle du domaine d’application de ces principes, à la fois dans l’espace (justice mondiale) et dans le temps (justice intergénérationnelle).

De nombreuses traditions philosophiques (marxisme, libertarisme, égalitarisme libéral, féminisme) sont animées d’un esprit cosmopolitique qui leur fait défendre des principes à portée a priori universelle. Cependant, si l’on prend au sérieux l’importance des liens communautaires et culturels particuliers, on peut légitimement se demander si des principes de justice universels sont possibles, ou légitimes. Chaque communauté politique ne devrait-elle pas posséder le droit de déterminer pour elle-même les principes de justice qui lui semblent adéquats ? Peut-on défendre une telle position sans adopter une posture de relativisme moral ?

Ce débat normatif oppose les « cosmopolites » aux « étatistes » (plutôt que « nationalistes », les États n’étant pas toujours des nations). Les premiers estiment que les frontières séparant les États les uns des autres sont moralement arbitraires et que nous n’avons de ce fait pas d’obligations morales particulières envers nos compatriotes (Singer 1972 ; Beitz 1979 ; Caney 2006 ; Pogge 2008), ce qui n’empêche pas de reconnaître des obligations légales ou politiques comme payer ses impôts ou participer à la vie publique. Les seconds estiment au contraire que l’existence d’États souverains génère des obligations morales particulières envers les compatriotes et qu’un État a le droit de contrôler les flux migratoires entrants afin de préserver une forme de vie particulière ou une solidarité délimitée (Walzer 1983 ; Miller 1995 ; Nagel 2005). Entre ces deux positions, existent bien entendu aussi différentes approches hybrides cherchant à combiner un esprit cosmopolitique et une reconnaissance de l’importance des États existants (Rawls 1999 ; Ypi 2008).

La question de la portée des principes de justice se pose non seulement dans l’espace, mais également dans le temps. Ne valent-ils que pour les générations vivantes ou également pour les générations futures ? C’est la question au cœur de ce qu’on appelle la justice intergénérationnelle. L’idée que nous ayons des obligations de justice envers les générations futures n’est pas en soi controversée au niveau théorique, mais les désaccords portent plutôt sur les principes de justice (suffisantiste, égalitariste, utilitariste, etc.) devant s’appliquer à ce niveau, ainsi que sur des questions plus précises comme les implications concrètes de ces principes dans des domaines aussi divers que la protection de l’environnement, l’endettement, les pensions de retraite, les progrès techniques ou encore l’éthique de la reproduction (Jonas 1979 ; Parfit 1984, ch. 16-19 ; Gosseries 2004 ; Gosseries & Meyer 2009).

Deux problèmes particuliers font la spécificité des réflexions sur la justice intergénérationnelle. D'abord le problème de la non-identité, où le fait que l’existence des générations futures et l’identité de celles-ci varieront en fonction des actions entreprises par les générations présentes. De ce fait, réfléchir à ce qui est dans l’intérêt des générations futures pose des problèmes de philosophie morale particulièrement complexes (Parfit 1984, ch. 16). Ensuite, la malléabilité des préférences des générations futures (le fait que nous pouvons les modifier, par l’éducation notamment), qui pose question aux conceptions de la justice qui accordent une importance particulière aux préférences des individus (Barry 1997 ; Zwarthoed 2015).

10. Justice sociale et éthique personnelle

Une autre question importante qui s’est posée dans l’histoire et qui continue de faire débat est celle des obligations individuelles de justice. Cette question a reçu un éclairage nouveau depuis la Théorie de la justice de Rawls, puisque celle-ci a cherché à déplacer l’attention de cette question vers celle de la justice sociale entendue comme la justice de la « structure de base » d’une société. Un des grands mérites de Rawls est d’avoir pris au sérieux l’importance de cette structure sociale dans le façonnement des opportunités individuelles. Ce faisant, il a réussi à combiner l’individualisme propre à la tradition libérale avec l’héritage de Marx et Weber (Barry 1995, p. 214).

Cependant, il a été reproché à Rawls d’avoir quelque peu négligé l’importance de l’éthique individuelle pour l’avènement d’une société juste (Cohen 2000 ; 2008). Certes, une partie de sa Théorie de la justice discute cette question et met en avant un devoir individuel de soutenir et promouvoir des institutions justes. Mais il reste que le principe de différence fait d’importantes concessions à l’égoïsme individuel. Tenant pour acquis que des incitations pécuniaires sont nécessaires pour motiver les gens à travailler, à investir, à se former, bref à contribuer à l’effort social ou à la production économique collective, Rawls en vient à justifier les inégalités de revenu ayant cet effet d’incitation. Le raisonnement est le suivant. Puisque ces inégalités incitent les personnes talentueuses ou productives à faire le meilleur usage de leurs ressources ou talents, et puisque l’accroissement de la productivité collective qui en résulte bénéficie vraisemblablement à l’ensemble de la société, on aurait tort de chercher à éliminer ces inégalités. Au contraire, on pourrait les considérer comme justes pour peu qu’elles s’avèrent effectivement au plus grand avantage de ceux qui ont le moins.

Ce que fait toutefois remarquer G. A. Cohen (2000, ch. 8 et 10), c’est qu’une personne cohérente ne peut pas à la fois adhérer à l’esprit du principe de différence et réclamer des incitants. Si elle pense effectivement que c’est la situation des plus démunis qui importe au plus haut point, elle devrait être disposée à apporter sa contribution volontaire à l’effort social, sur un pied d’égalité avec les autres. Tant que les individus restent dans une logique égoïste et matérialiste consistant à ne travailler ou investir qu’en fonction des récompenses pécuniaires attendues, une société véritablement juste n’est pas possible à ses yeux. Pour dire les choses autrement, le principe de différence s’apparente à une concession au chantage des plus talentueux : « si vous ne nous offrez pas des avantages supérieurs aux autres, nous réduirons nos efforts et investissements ». Or, insiste Cohen, on ne peut considérer cet égoïsme comme intrinsèque à la nature humaine. Non seulement, les dispositions morales varient beaucoup d’une personne à l’autre, et il existe de nombreux exemples de personnes agissant par véritable sens de la justice, mais en outre, les circonstances sociales, le « contexte de socialisation » (Carens 1981) ont un impact très important sur ces dispositions morales. Dans un monde capitaliste mû par la « cupidité et la peur » (Cohen 2009), il est possible que l’égoïsme soit la norme. Mais dans une société plus égalitaire, le sens individuel de la justice pourrait se développer davantage.

Comment se situent les autres familles de théories de la justice par rapport à cette question des exigences individuelles de justice ? La moins exigeante est sans aucun doute le libertarisme, chacun pouvant agir comme il l’entend dans la mesure où il respecte la liberté et les droits de propriété des autres. Bien entendu, beaucoup de libertariens feront aussi la promotion d’une éthique personnelle charitable, mais les exigences de justice, elles, sont minimales.

L’utilitarisme, au contraire, est sans doute la théorie la plus exigeante de ce point de vue – en particulier l’utilitarisme des actes, qui enjoint chaque personne à toujours chercher le plus grand bien-être collectif. Parmi les auteurs contemporains, Peter Singer (1972) est sans doute celui qui a le plus développé cet aspect, au moyen d’un argument célèbre : si vous passez devant un étang et que vous voyez un enfant se noyer, vous plongerez pour le sauver, quitte à endommager vos vêtements. De la même manière, chacun devrait donner une portion importante de ses revenus à des œuvres de charité pour aider à combattre la pauvreté, quitte à renoncer à un certain confort matériel.

L’utilitarisme a souvent été attaqué pour son extrême exigence de ce point de vue, certains jugeant contre-intuitif de devoir sacrifier nos relations sociales privilégiées pour viser le plus grand bien de l’humanité (Williams 1976). L’utilitarisme des règles (voir plus haut, section 4) permet cependant de contrer cette objection en mettant en avant le fait qu’une règle autorisant les gens à accorder une attention prioritaire (mais pas exclusive) à leurs proches peut contribuer à maximiser le bien-être collectif. Certains estiment toutefois que l’utilitarisme est beaucoup plus approprié et attrayant comme norme d’action publique plutôt que comme moralité individuelle (Goodin 1995).

Certaines branches du féminisme, nous l’avons vu, insistent également sur l’importance d’individus se souciant les uns des autres, au-delà des principes abstraits de justice sociale. L’éthique personnelle y joue donc un rôle très important, en particulier comme éthique des relations interpersonnelles.

Quant au marxisme, les choses sont plus complexes. Si l’on accepte le matérialisme historique et donc l’idée selon laquelle les sociétés évoluent spontanément en fonction des rapports de production, l’éthique personnelle est disqualifiée. L’histoire accouche en effet elle-même de ses propres solutions (Cohen 2000, ch. 3). Toutefois, si l’on abandonne le matérialisme historique pour un marxisme normatif visant la satisfaction universelle des besoins, on se passera plus difficilement d’un « ethos » égalitaire (Cohen 2000). Cette question déborde cependant largement le champ du marxisme traditionnel.

11. Les remises en cause du paradigme distributif

Jusqu’ici, cet article a abordé la question de la justice essentiellement en termes distributifs. Depuis le principe « à chacun son dû » jusqu’aux débats sur la métrique de l’égalité (ressources, bien-être ou capacités), on a envisagé la justice comme une question de juste distribution, éventuellement complétée par des considérations agrégatives (voir section 5). Or, de plus en plus de voix s’élèvent, depuis les années 90, pour dénoncer cette orientation des théories de la justice. En se focalisant sur les questions distributives (et agrégatives), ces théories auraient négligé à tort les questions relationnelles – la domination, l’exploitation, l’oppression, le mépris – qui ont pourtant historiquement accompagné les luttes contre les injustices.

Cette critique revêt différentes formes. Iris Marion Young (1990), par exemple, reprenant un reproche autrefois adressé par Marx à ses contemporains, suggère que la question de la juste distribution des biens déplace l’attention des conditions de production de ces biens, où se jouent pourtant de nombreuses injustices de l’ordre de la domination et de l’exploitation, du fait de la prévalence de l’entreprise capitaliste hiérarchisée. Axel Honneth (1992) défend pour sa part l’idée selon laquelle la question de la reconnaissance mutuelle est le substrat de toutes les autres revendications de justice – y compris distributives. En désaccord avec lui sur ce point, Nancy Fraser (2005) suggère que les revendications de reconnaissance et de redistribution sont distinctes, entrent potentiellement en conflit et doivent être poursuivies simultanément. Plus récemment, Rainer Forst (2011) a mis en avant le fait que les relations de pouvoir dans la détermination des structures de production et de redistribution devraient être la première préoccupation de justice, avant toutes considérations distributives.

La plupart des critiques du « paradigme distributif » se regroupent aujourd’hui dans une famille qu’on qualifie d’égalitarisme relationnel, ou social, ou des relations sociales. Leur leitmotiv principal est qu’une société juste est une société dans laquelle les citoyens jouissent d’un statut égal et peuvent donc se considérer comme des égaux, quelles que soient les inégalités naturelles ou économiques qui peuvent les différencier. Cet égalitarisme relationnel repose sur le postulat selon lequel certaines relations sociales de l’ordre de la domination sont intrinsèquement injustes, quelle que soit la distribution des ressources et opportunités qui y a mené. Si A en vient à exploiter B, un égalitariste relationnel ne va pas se demander si A et B jouissaient d’opportunités égales de départ (Vrousalis 2013). Il s’agit d’une relation injuste, quelle que soit la distribution dont elle résulte. Pour prendre un autre exemple de l’insuffisance des considérations distributives, il est tout à fait concevable que, jouissant d’opportunités strictement égales aux hommes, certaines femmes fassent le choix de se retirer du marché de l’emploi pour s’occuper de jeunes enfants. L’inégalité de revenu qui en résulte pourrait être jugée admissible d’un point de vue strictement distributif (égalitariste de la chance, par exemple). Cependant, une telle réflexion fait l’impasse sur la question de la domination masculine informelle, qui oriente les choix de nombreuses femmes et biaise l’usage qu’elles peuvent faire d’opportunités égales (Anderson 1999).

Ces exemples mettent bien en avant l’importance de ne pas considérer les distributions de manière abstraite et de porter (aussi) son attention sur les relations sociales qui en découlent ou qui leur préexistent. Ils montrent les limites d’un paradigme distributif étroit. Néanmoins, focaliser exclusivement l’attention sur les questions relationnelles peut amener à fermer les yeux sur d’autres injustices. En effet, toutes les inégalités socio-économiques ne se traduisent pas en relations de domination, d’oppression ou d’exploitation. Et pourtant, certaines inégalités n’ayant pas d’effets relationnels peuvent s’avérer moralement injustifiées, comme les inégalités de revenu entre des personnes qui vivent toutes confortablement. De ce point de vue, l’égalitarisme de la chance va plus loin que les égalitarismes relationnels, qui sont suffisantistes (Anderson 1999, p. 318 ; Pettit 2012, p. 88 ; Frankfurt 2015). Il est vrai que les graves privations, la domination et l’exploitation heurtent nos sentiments bien davantage que de petits avantages relatifs. Il est même normal et appréciable que nous soyons choqués principalement par les conséquences négatives de certaines inégalités et beaucoup moins par les inégalités entre millionnaires, pour prendre un exemple fréquemment invoqué (Crisp 2003, p. 755 ; Frankfurt 2015, p. 42). Enfin, il est plausible que nous devions accorder notre attention prioritaire aux situations d’insuffisance (Shields 2016). Mais cela ne signifie pas qu’une fois que tout le monde a été amené au-dessus d’un certain seuil de suffisance protégeant contre la domination il n’y a plus aucune injustice possible. Une forme d’« équité comparative » (Temkin 2017) peut nous importer également. Il n’est donc pas interdit ni incohérent de considérer que la justice sociale est à la fois d’ordre distributif et relationnel.

12. Principes de justice et règles de régulation

Reste une distinction importante à prendre en considération. Celle-ci est également due à G. A. Cohen (2008) et nous oblige à repenser entièrement notre concept de justice. À nouveau, c’est à Rawls qu’il s’en prend à titre principal – ce qui montre à quel point ce dernier est devenu un interlocuteur indispensable pour ceux qui réfléchissent aujourd’hui à la justice sociale. Pour Cohen, Rawls dénature l’idée de justice en l’associant aux principes que des contractants choisiraient dans une situation hypothétique d’ignorance. En effet, ce qui est perçu comme la meilleure option sous voile d’ignorance n’est pas nécessairement l’option la plus juste, pour la simple et bonne raison que les contractants peuvent mêler dans leur raisonnement des considérations de justice et des considérations d’une autre nature, comme l’efficacité productive ou la stabilité sociale. L’exemple du principe de différence en témoigne. Pour Cohen, un tel principe serait mieux décrit comme une règle de régulation que comme un principe de justice. Une règle de régulation consiste en un jugement « toutes choses prises en compte », qui fournit une maxime d’action en fonction d’une série de visées normatives et de présuppositions factuelles sur les conséquences anticipables. Puisque les personnes qui ont des talents utiles à la société sont à l’heure actuelle en partie mues par leur intérêt personnel et qu’il est bénéfique à la société dans son ensemble qu’elles travaillent dur et investissent (considération d’efficacité), une règle de régulation pourrait recommander de sacrifier un peu de justice à l’efficacité pour peu que cette dernière soit mise au service des moins bien lotis. Mais, nous l’avons vu, la justice exigerait selon Cohen que les personnes talentueuses fournissent un effort volontaire et ne tirent pas profit de leur position de négociation favorable pour s’attirer des avantages moralement injustifiables.

Le problème du cadre méthodologique rawlsien, selon Cohen, est qu’il est condamné à confondre règles de régulation et principes de justice. La démarche est d’emblée biaisée dans ce sens dès lors qu’il est demandé aux contractants de (ou qu’ils sont supposés) choisir le cadre institutionnel qui maximiserait leurs gains potentiels, non de choisir le plus juste. Et ce problème est plus largement partagé par tous ceux qui défendent une approche « constructiviste » de la justice, où la justice est assimilée à ce qui résulterait d’un accord ou d’un jugement hypothétique obtenu ou posé dans des conditions particulières (spectateur impartial, voile d’ignorance ou discussion hypothétique entre toutes les parties prenantes). Ces méthodes constructivistes ne sont qu’une manière élaborée de présenter la conception de la justice de leur auteur. Ce qui ressort de la méthode dépend largement de la question posée à l’entrée – et celle-ci n’est pas toujours la question de la justice pure et simple.

La défense par Cohen d’un concept de justice détaché de toutes considérations factuelles a déjà fait l’objet d’un grand nombre de réactions, impossible à résumer ici. Elle s’inscrit dans ce qu’il est devenu coutume d’appeler le débat entre théories idéales et non idéales. Les premières estiment que les considérations normatives ne doivent pas (nécessairement) intégrer des considérations de faisabilité, ou d’applicabilité directe, au risque d’apparaître comme utopiques (Cohen 2008 ; Estlund 2013). Les secondes jugent au contraire que nos principes de justice doivent pouvoir guider nos actions politiques et doivent donc incorporer une certaine dose de réalisme (Sangiovanni 2008 ; Galston 2010).

Toute la difficulté de la distinction introduite par Cohen est de dissocier la question de la justice de la question de ce qu’il faudrait faire pour rendre le monde meilleur. Pour répondre à cette deuxième question, en effet, il faudrait prendre en compte à la fois des considérations de justice, d’efficacité, et d’autres valeurs encore, dont Cohen ne dit pas comment elles doivent être articulées. Cela relance un vieux débat entre idéalistes et réalistes ou pragmatistes sur le rôle de la philosophie politique (Larmore 2013). Est-ce de formuler des principes moraux exigeants, purs de toutes considérations factuelles, mais peu utiles pour guider le jugement politique ? Est-ce au contraire de formuler des principes « toutes choses considérées », guidant directement l’action, mais potentiellement conservateurs ? Peut-être est-ce les deux. Mais dans ce cas, insisterait Cohen, il faut bien distinguer les deux tâches.

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Pierre-Étienne Vandamme

Université de Louvain

vandammepe@hotmail.com