Fiction (A)

Comment citer ?

Renauld, Marion et Schuppert, Guillaume (2017), «Fiction (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/fiction-a

Publié en mars 2017

Résumé

Si le terme de « fiction » peut paraître récent et susciter un engouement renouvelé dans le domaine de la philosophie depuis plusieurs décennies, la pratique qui consiste à inventer et raconter des histoires, à imaginer des mondes et des personnages, semble néanmoins fort ancienne. Dès le début de la philosophie, on s’interroge sur le non-être des chimères, sur la vérité de ces mensonges d’artistes, sur la valeur de ces ouvrages ou images capables de nous émouvoir. Le tournant linguistique de la fin du XIXe siècle reformule le problème des conditions sémantiques de ces propositions qui ont un sens sans référence jusqu’à aboutir à une définition plutôt mentaliste de la fiction : l’attitude de faire semblant de croire (make-believe) que ce qui nous est raconté est vrai, l’admission collective d’une feinte ludique reconnue et acceptée, souvent désirée, largement appréciée. Nous consommons actuellement toujours davantage de films, séries ou jeux vidéo, nous laissant captivés par des univers virtuels et nous lançant, par l’intermédiaire d’avatars, dans la construction de réalités simulées. Quels sont la nature et le fonctionnement de ces œuvres de fiction ? Quel est le mode d’existence des êtres fictionnels et comment ces délires de l’imagination peuvent-ils nous apporter quelque connaissance fiable, émotion morale, plaisir esthétique ? Les questions soulevées par la fiction traversent autant les controverses métaphysiques que les débats en philosophie du langage, de l’esprit ou de l’art, sans parler de l’apparition des positions fictionnalistes, notamment au XXe siècle, en philosophie des sciences ou de la religion. Du rapport entre une représentation et son objet aux relations d’inférence entre propositions symboliques, des liens entre auteurs et lecteurs aux tissages flous entre un récit et les événements réels dont il peut s’être inspiré, nous tenterons de clarifier le concept de fiction et les enjeux qui lui sont philosophiquement attenants.


Table des matières

1. Qu’est-ce qu’une (œuvre de) fiction ? Le défi de la définition

a. Insuffisance des critères syntaxiques, ontologiques et sémantiques

i. Critère syntaxique : marqueurs textuels de fictionalité

ii. Critère onto-sémantique : déficit d’existence et fausseté littérale

iii. L’erreur de perspective : il n’y a pas de « langage de la fiction »

b. Critères pragmatiques : conditions nécessaires et suffisantes d’une œuvre de fiction

i. L’intention auctoriale et la pseudo-assertion

ii. L’attitude de croyance feinte : convention et institution de la fiction

iii. Critique du panfictionalisme

c. Objections à la définition essentialiste mentaliste et fonctionnelle de la fiction

i. Absolutisme d’essence vs. gradualisme contextuel

ii. L’attitude problématique de pseudo-croyance

iii. Effets et limites de la feinte ludique partagée

2. Questions ontologiques et sémantiques

a. L’existence des êtres de fiction : défenses du réalisme

i. Réalismes ontologiques et mode d’existence des ficta

ii. Réalisme vs. Antiréalisme : enjeux métaontologiques

b. La vérité des énoncés fictionnels

i. Le problème des noms vides

ii. Paraphrases logiques et opérateurs de fictionalité

c. La vérité des œuvres de fiction

3. Questions épistémologiques et éthiques

a. Démission aléthique et morale : faiblesses imaginatives et facticité des œuvres de fiction

b. (Que) pouvons-nous apprendre grâce aux fictions ?

i. Fictionalismes théoriques : utilité du « comme si »

ii. Valeurs cognitives des œuvres de fiction

c. Quels sont les enjeux éthiques des œuvres de fiction ?

i. « Paradoxe de la fiction » et irrationalité de nos émotions

ii. Problème de la « résistance imaginative morale »

iii. Questions juridiques : devoirs des auteurs, droits des avatars

Bibliographie


1. Qu’est-ce qu’une (œuvre de) fiction ? Le défi de la définition

L’usage du concept de « fiction » semble s’être progressivement étendu pour qualifier tout autant des objets qui n’existent pas, des énoncés qui ne sont pas vrais, des récits d’invention que des pratiques peu sérieuses comme les divers types de jeux. Cette prolifération se manifeste également dans la défense de thèses panfictionalistes (tout est fiction), à l’instar des tendances postmodernistes ou constructivistes, et fictionalistes, dans la lignée des travaux de Vaihinger (2008) ou dans une veine pragmatiste. La question de la définition même de la fiction, de ses conditions nécessaires et suffisantes, apparaît donc cruciale, non seulement pour pouvoir distinguer différents types d’expressions en évitant de confondre ce qui relève de la fiction avec la littérature (Searle 1975), la narration ou l’art en général, mais également parce qu’il semble que nous ne réagissions pas de la même façon lorsque nous jugeons qu’une représentation est fictive ou non. L’histoire récente des théories de la fiction, qui parcourt en somme tout le XXe siècle, présente divers critères qui déplacent la spécificité d’une telle propriété des objets aux noms, aux énoncés, à l’énonciation et jusqu’aux œuvres de fiction comme les romans ou les films. Aux définitions négatives parasitaires se substituent des définitions positives autonomistes, et la philosophie du langage est remplacée peu à peu par celle de l’esprit pour capturer ce qui fait le propre de la fiction et de l’expérience d’immersion à laquelle nous invitent ces représentations : l’attitude requise de croyance feinte (make-believe). Comment en arrivons-nous à cette définition essentialiste, mentaliste et fonctionnelle et quels en sont les mérites et les limites ?

a. Insuffisance des critères syntaxiques, ontologiques et sémantiques

L’essence de la fiction est-elle directement inscrite dans le texte qui constitue une histoire imaginée ? Ou bien, suivant nos usages ordinaires du terme, est-elle la négation de l’existence d’une entité ou de la vérité d’un énoncé ?

i. Critère syntaxique : marqueurs textuels de fictionalité

Certains critiques littéraires comme Hamburger (1957) ou Cohn (1999) ont prôné l’existence de marqueurs textuels de fictionalité, idée que les philosophes ont pourtant rapidement rejetée en tant qu’elle ne permet pas de formuler les conditions nécessaires et suffisantes de la fiction (verbale ou non). La position paradigmatique de Cohn s’accorde néanmoins avec ceux qui cherchent à rétablir des frontières franches entre différents types de narration, notamment historiographiques et fictionnels per se (par exemple Schaeffer 2005). La singularité du récit fictionnel, « unique par sa capacité à créer un univers clos sur-lui-même, gouverné par des structures formelles qui sont exclues de tous les autres types de discours » (1999, 7-8), se signale alors par trois aspects linguistiques majeurs :

  1. L’autoréférentialité de l’œuvre, marquée par l’absence de l’appareil périgraphique dans ou autour du texte. Le modèle classique de la narratologie à deux niveaux (histoire et récit) doit être amendé par un troisième, celui de la référence. Cela permet précisément de rendre compte de la différence entre récits factuels, obligatoirement composés de preuves testimoniales (notes, préfaces, appendices) et récits fictionnels, fondamentalement libres à l’égard des données du monde réel. L’avertissement qui ouvre les histoires ou les films (« toute ressemblance entre les personnages et des personnes vivantes ou mortes est purement fortuite ») peut aussi compter comme un marqueur paratextuel.
  2. L’accès à l’intériorité des personnages, marqué par le style indirect libre, ou monologue intérieur, et le « mode personnel » que l’auteur emprunte pour adopter le point de vue d’un personnage. Ces structures modales et vocales, retranscrivant directement la conscience d’un individu, ne peuvent être que de l’ordre de la feinte ou de l’invention, parce qu’elles ne sont pas plausibles épistémologiquement et qu’elles sont manifestement interdites à tout historien ou journaliste consciencieux.
  3. Le dédoublement de l’instance narrative en auteur et narrateur, marqué notamment par la différence de noms dans les autobiographies fictives. Dans le cas des récits non-fictionnels, l’origine du discours est univoque et stable : l’auteur parle en son nom.

Même s’il est concevable que des traits stylistiques, structurels ou rhétoriques puissent jouer dans la reconnaissance de la nature d’une œuvre, ceux-ci ne sont pourtant ni nécessaires, ni suffisants pour définir la fictionalité. Croire le contraire limiterait grandement l’ingéniosité des faiseurs d’histoires qui peuvent imiter n’importe quelle forme discursive. Une œuvre de fiction peut n’exemplifier aucun de ces marqueurs sans être pour autant un récit factuel, et inversement, une étude historique contenant des passages au style indirect libre, par exemple, serait plutôt mensongère que romanesque. On objectera radicalement qu’une œuvre de fiction et une œuvre de non-fiction peuvent, sur le plan syntaxique, être deux textes absolument identiques. Enfin, ce critère, notamment (1), semble en réalité reposer sur des considérations onto-sémantiques : Cohn accentue l’idée qu’un nom fictif ne désigne pas une personne réelle mais un « être imaginaire », et que, contrairement à un récit historique, un récit fictionnel n’ordonne pas des « données ontologiques indépendantes » de lui-même.

ii. Critère onto-sémantique : déficit d’existence et fausseté littérale

C’est autour de l’axe vérité/réalité que s’articule en négatif le sens ordinaire du concept de fiction : un objet fictif n’existe pas réellement, un énoncé fictionnel n’est pas vrai. Mais cela ne suffit pas à définir le propre de la fiction puisqu’un énoncé faux ou erroné, ou une entité inexistante, ne sont pas fictionnels pour autant. Cela ne semble pas non plus nécessaire puisqu’il peut y avoir des énoncés vrais dans un roman, et les fictions historiques ou réalistes, notamment, parlent de personnes, lieux ou événements réels. Néanmoins, depuis Platon jusqu’à Frege et Russell, les analyses philosophiques de la fiction se sont focalisées sur l’idée d’un déficit ontologique (les chimères) ou sémantique (noms vides, énoncés ayant un sens mais dépourvus de référence ou de valeur de vérité). Du point de vue des théories du langage comme image du monde, le problème que posent donc les fictions est indéniablement celui de leur relation au monde actuel, bloquée ou floue.

Pour Frege (1892), le discours fictionnel est avant tout celui de la poésie ou de l’épopée et la question de sa vérité importe peu : les énoncés ne sont ni vrais ni faux parce que ce sont des représentations subjectives de sentiments présentant des qualités esthétiques. Pour Russell (1905 ; 1948), ils sont faux en vertu de l’invalidation de l’implicite existentiel de ces descriptions définies et incarnent davantage, notamment les représentations théâtrales, le versant subjectif de nos croyances. Pour Goodman (1984), les noms fictifs sont des prédicats monadiques (il n’y a pas d’image de licorne mais seulement des images-de-licornes) et la fausseté littérale est un trait constitutif des fictions. Notons ici que ces analyses n’ont pas pour but de définir les conditions nécessaires et suffisantes de fictionalité : il s’agit plutôt de traiter ces cas « bizarres » à l’intérieur de théories du langage ou de l’art en général, et la confusion demeure entre les domaines du fictionnel et de l’artistique. On a pu défendre la spécificité des phrases d’une œuvre de fiction en tant qu’elles ne seraient ni vraies ni fausses, parce que (1) leurs présuppositions existentielles sont fausses ou (2) ces phrases ne sont pas assertées (in Lamarque & Olsen 1994, 57-60). Mais aucun de ces traitements sémantiques ne semble finalement approprié aux œuvres de fiction : il est toujours possible d’attribuer une valeur de vérité à ces phrases, à tout le moins en leur adjoignant l’opérateur « selon telle histoire… ».

Trois objections peuvent ainsi être formulées contre le critère sémantique : (1) une œuvre de fiction pourrait être entièrement constituée de phrases non-déclaratives, et n’admettrait donc pas une évaluation vériconditionnelle – La Folie de l’or de Sorrentino (2010) est uniquement composée de questions ; (2) nous n’avons pas besoin de savoir que ce qui est raconté est faux pour statuer sur la fictionalité d’une œuvre – nous n’avons pas attendu l’année 1984 pour savoir si 1984 d’Orwell était une fiction ; (3) la thèse de la fausseté littérale repose sur un contrefactuel incorrect, à savoir « si les énoncés d’une œuvre de fiction étaient assertés, ils seraient faux à propos du monde actuel ». Ce traitement est inapproprié parce que les œuvres de fiction n’ont justement pas à viser le monde réel, et l’interprétation la plus raisonnable suppose donc de tenir compte du contexte de l’histoire telle qu’elle nous est racontée.

iii. L’erreur de perspective : il n’y a pas de « langage de la fiction »

Pour saisir l’essence de la fiction, il faut en fait opérer un glissement de l’énoncé à l’énonciation, et c’est donc du côté de la théorie des actes de langage (Searle 1972) ou de la communication (Grice 1957) que les philosophes se tournent. En un mot, « la valeur de vérité n’offre pas de test théoriquement décisif » (Currie 1990, 9) à la fiction puisqu’il ne s’agit pas d’un trait onto-sémantique portant sur la référence ou la relation d’une représentation au monde réel, mais pragmatique, mettant en jeu les intentions du locuteur. Ainsi, la fictionalité d’une œuvre ne se voit pas formellement ou syntaxiquement : elle se situe au niveau de la force d’une énonciation, et non pas dans la signification d’une phrase. Dès lors, il n’y a pas de « langage de la fiction » (Macdonald 1954) mais un usage conventionnel distinct, et ceux qui opposent (ou assimilent) fait et fiction se trompent en somme de perspective.

b. Critères pragmatiques : conditions nécessaires et suffisantes d’une œuvre de fiction

La spécificité de la fiction est-elle garantie par une intention ou une convention particulière ? La pratique de raconter ou lire des histoires fictives est-elle institutionnellement fondée ? Pourquoi Platon a-t-il tort de juger menteurs les faiseurs d’illusions et quelles sont les erreurs des panfictionalistes ?

i. L’intention auctoriale et la pseudo-assertion

Selon les thèses de la feinte auctoriale, c’est sur le producteur de fictions que doit porter l’enquête. Quoique variant quant à la nature de la feinte (feindre d’être tel personnage, de faire tel acte de parole, tel geste ou que tel est le cas), reste l’idée que nous avons affaire à une intention spécifique, celle de faire-semblant, pourtant sans désir de tromper ou manipuler les destinataires. En ce sens, les conteurs, romanciers ou cinéastes ne mentent pas parce qu’ils ne dissimulent pas le fait de simuler : la feinte est reconnue, acceptée et partagée par l’auditoire. Focalisons-nous sur l’analyse de Searle (1975), critiquée ensuite par les philosophes de la fiction en ce qui concerne l’acteur de la feinte (du locuteur au lecteur), sa nature (d’une assertion à une croyance) et sa portée (du discours à l’œuvre).

Searle distingue d’abord radicalement la fiction de la littérature : le premier concept est descriptif – la fiction est une propriété du discours décidée par le locuteur –, le second, évaluatif – la littérature est un jugement de qualité décidé par les lecteurs. Considérant la fiction dans sa dimension logique, et non esthétique, il note ainsi que toutes les œuvres littéraires ne sont pas fictionnelles, et inversement. Il rejette ensuite le critère sémantique en vertu de l’identité du sens des mots d’un romancier et d’un journaliste, pour pointer une différence pragmatique. Quoiqu’ils aient tout deux l’air d’asserter, ils n’accomplissent en fait pas le même type d’acte illocutoire : l’énonciation fictionnelle ne respecte pas les règles constitutives de l’assertion puisque le romancier n’est pas obligé de répondre de la vérité de ses dires, d’en fournir des preuves ou de les croire sincèrement. En ce sens, il ne réalise que des pseudo-assertions : il « feint », « fait semblant de faire une assertion », « imite l’action d’asserter ». Un tel parasitage, rendu possible par des conventions extralinguistiques, modifie donc les règles sémantiques et pragmatiques reliant les actes illocutoires au monde ; en particulier, l’axiome d’existence régissant l’acte de référer (l’objet auquel réfère le locuteur doit exister) est suspendu. Notons que le but de Searle est surtout de résoudre les problèmes ontologiques liés à la fiction, notamment celui de la référence des noms fictifs – pour cela, il fait appel aux concepts de « référence feinte » et de « feinte partagée ». Enfin, il distingue le discours fictionnel de l’œuvre de fiction, celle-ci pouvant contenir des noms authentiques et des actes de langage sérieux – pour exemple, la première phrase d’Anna Karénine de Tolstoï.

Puisque l’analyse searlienne du statut logique du discours fictionnel n’est que l’application localisée de sa théorie générale des actes de parole, le meilleur moyen de critiquer celle-là est de refuser celle-ci – ce que font les philosophes de la fiction comme Currie et Lamarque & Olsen, lui préférant celle de Grice, ou Walton qui se passe simplement de théorie du langage. Les objections portent aussi sur le caractère trivial, redondant, voire faux (Currie 1990) de cette thèse, encore jugée inadéquate, naïve, trop rigide, confondante et injustifiée (Lamarque & Olsen 1994). Finalement, en vertu d’une volonté de définir positivement la propriété de fictionalité au moyen d’une théorie en propre, cette conception est considérée comme trop négative, parce que parasitaire : il faut formuler les conditions nécessaires et suffisantes d’une œuvre de fiction indépendamment de l’axe vérité/réalité.

ii. L’attitude de croyance feinte : convention et institution de la fiction

La définition de Currie (1990) s’ancre aussi dans une analyse de l’énonciation et de l’intention du locuteur, sans être parasitaire : « une œuvre est une fiction si et seulement si (a) elle est le produit d’une intention fictive et (b) si elle est vraie, alors elle est au mieux accidentellement vraie ». La première condition nécessaire (a) est donc l’intention de produire une fiction, celle-ci étant reconnue par l’auditoire en vertu du mécanisme gricéen classique de l’action consistant à dire ouvertement quelque chose à quelqu’un dans un certain contexte de communication. L’effet en est que l’auditoire doit alors adopter la posture requise : faire-semblant de croire que l’histoire racontée est vraie, c’est-à-dire en imaginer le contenu déterminé par ce qui est explicitement vrai dans la fiction et par la fiabilité du locuteur. Currie note que, contrairement aux thèses de la feintise auctoriale, croire que p et faire-semblant de croire que p sont compatibles : le lecteur imaginera des choses qui sont vraies dans le monde réel. Par ailleurs, il distingue « être une fiction » et « être traité comme une fiction » précisément en vertu de la décision de l’auteur de produire une œuvre de fiction, un jeu de langage particulier. La seconde clause (b), intensionnelle, permet d’éviter les cas où (a) s’avère insuffisant : le contenu d’une histoire fictive doit être contrefactuellement indépendant des faits – si des événements différents étaient arrivés, le contenu n’aurait pas différé de façon à leur correspondre. Les défauts de la position de Currie proviennent globalement du manque de garantie dans la reconnaissance de l’intention fictive (le sens conventionnel des énoncés n’est pas assez fondé) et de son ajout de la seconde clause, qui tend à ramener de nouveau un trait sémantique dans la définition.

Lamarque & Olsen (1994) proposent alors d’ancrer la spécificité de la fiction (littéraire) dans une « pratique sociale », celle de « raconter des histoires » (story-telling), gouvernée par des règles fixes connues par la communauté et qui permettent donc de les apprécier « sans duperie, fausses inférences ou réponses inappropriées ». L’auteur de la fiction exprime une intention gricéenne « selon laquelle l’auditoire doit faire semblant de croire (imaginer, feindre) ce qui lui est raconté (demandé, conseillé, signalé) à propos de personnes, objets, incidents ou événements particuliers, indépendamment de la question de savoir s’il y a (ou s’il croit y avoir) de tels personnes, objets, incidents ou événements ». Dès lors, la dépendance du contenu fictionnel à ses modes de présentation n’est qu’un effet de l’énonciation fictive, tout comme le désengagement du locuteur vis-à-vis des implications standard de ses actes de langage. Si Lamarque & Olsen parviennent à formuler une définition complète de l’essence de la fiction, ils semblent pourtant se heurter au souci d’une explication circulaire – quelle est l’origine de la signification des mots en général, et de cette pratique spécifique ? –, mais surtout d’une analyse trop linguistique, focalisée sur les œuvres littéraires.

La théorie de Walton (1990) rompt le lien entre fiction et langage en comparant le fonctionnement des œuvres de fiction à celui des jeux d’enfants, dont les arts représentationnels (théâtre, peinture, sculpture, photographie) ne sont que le prolongement. L’essentiel ici tient à la nature et au rôle canonique de certains types de dépictions (verbales ou visuelles), sans considération particulière pour l’intention des producteurs. Ainsi, « l’institution de la fiction » est centrée sur « les objets – œuvres de fiction ou objets naturels – et leur rôle dans l’activité de ceux qui les apprécient, objets dont la fonction est de servir de supports dans des jeux de croyance feinte » (1990, 88). Resserrant son attention sur le type d’expérience des joueurs, leurs émotions et les formes d’imagination (notamment de se) qu’ils déploient, Walton accentue les mécanismes de génération de vérités fictionnelles qui interviennent dans ces jeux de faire-semblant plus ou moins officiels. Si « l’imagination vise le fictionnel comme la croyance vise le vrai », et si « ce qui est vrai doit être cru, (là où) ce qui est fictionnel doit être imaginé » (1990, 41), il n’en reste pas moins que tout ce qui est fictionnel n’est pas imaginé (dans un jeu où les souches comptent pour des ours, toute souche est fictionnellement un ours quand bien même aucun joueur ne l’imagine), comme tout ce qui est imaginé n’est pas fictionnel (il faut s’inscrire dans le cadre d’un jeu collectif, régi par un support). Enfin, les prescriptions à imaginer s’étendent à des sphères généralement considérées comme sérieuses (philosophie, anthropologie, critique littéraire, contemplation de la nature), dès lors qu’un objet semble pseudo-référer. C’est notamment sur ce dernier point que les objections portent : on rappelle l’importance de l’intention de produire une fiction pour limiter la feinte. Une seconde objection relève la dimension de nouveau sémantique de cette définition, Walton défendant l’autoréférentialité des œuvres de fiction, vraies en vertu d’elles-mêmes, à la différence des œuvres de non-fiction. Néanmoins, ce qui est communément admis par les philosophes comme étant le cœur de la fiction s’avère être l’attitude requise ludique de croyance feinte.

iii. Critique du panfictionalisme

Il existe en somme deux modèles de la fiction, « platonicien » et « humien » (Schaeffer 2005). Le premier, issu de la tradition occidentale, est inapproprié parce qu’il situe la fictionalité au niveau sémantique du rapport entre une représentation et le monde, dont dépend encore le niveau pragmatique dans l’analyse de Searle. Ce modèle est aussi celui des panfictionalismes, parmi lesquels se trouvent notamment les thèses nietzschéennes, qui tendent à brouiller les frontières entre fait et fiction, récits historiques et proprement fictionnels ou fictions littéraires et expériences de pensée. Or ce qui caractérise une œuvre de fiction n’est pas que « tous ses matériaux représentationnels soient inventés, mais que la question de leur source et de leur cible de renvoi est mise entre parenthèses » (Schaeffer 2001). Le second modèle respecte ainsi l’idée que la fiction (artistique, ludique) relève d’un certain type de croyance, requérant une attitude propositionnelle spécifique, celle de faire-semblant de croire (make-believe). En ce sens, la prolifération du concept de fiction en métaphysique, en épistémologie ou dans la veine herméneutique ricoeurienne, semblent outrepasser la distinction entre les œuvres de fiction per se et les divers types de constructions de l’esprit, de récits et d’imagination (Lamarque & Olsen 1994, 175-191).

A partir de la définition essentialiste de la fiction « make-believe » (ludique et artistique), on peut donc d’abord dénoncer l’erreur de la généralisation du terme à tous les objets inexistants, parce qu’ils dépendent de l’esprit – fictions logiques (héritage de Bentham), épistémologiques (idées complexes lockéennes, synthèse kantienne, construction logique russellienne, postulats quiniens), de convenance (Vaihinger) ou théoriques (Dennett). Ainsi le Moi, Dieu, la chose en soi, le phlogiston, Vulcain, les licornes ou les bactéries d’une simulation informatique sont rangées aux côtés de n’importe quel personnage de roman ou de film. Pourtant, ces objets diffèrent notamment quant à leur origine (les uns sont tirés d’œuvres de fiction, les autres non), leur nature (les uns persistent dans le temps, les autres sont éliminables) et leur fonction (les uns visent à nous divertir, les autres à chercher la vérité). Ainsi les théories constructivistes de la connaissance développées par les phénoménistes ou les positivistes logiques, autant que par les défenseurs de la tradition romantique (empiriste) en épistémologie ou les pragmatistes, ont-ils tort de classer toutes ces « illusions cognitives » sous une même étiquette.

Une seconde erreur est l’indétermination des récits, reposant sur le présupposé que toute forme narrative, en tant qu’elle induit l’usage de l’imagination, est donc fictionnelle. Parce que des études scientifiques ont pu montrer que nous avons une disposition naturelle à la mise en récit, et que l’imagination est fondamentale dans nos processus cognitifs, cela semble donner raison, par exemple, aux (mauvaises) interprétations de la linguistique structuraliste de Saussure, qui soulignent ainsi l’autoréférentialité d’un système de signes clos lui-même. Le problème vient de ce que seuls deux aspects de la narration sont envisagés – structurel et référentiel –, là où la spécificité de la fiction repose sur un troisième – générique. Le trait structurel permet seulement de savoir si un texte est ou non un récit, forme néanmoins partageable par diverses pratiques, fictionnelles ou non. Le trait référentiel peut être pertinent pour distinguer récits historiques et fictionnels, mais réactive un critère sémantique de la fictionalité, inapproprié. Ainsi, c’est la dimension pragmatique du genre de récit auquel on a affaire qui est cruciale, caractérisée par sa visée et la pratique dans laquelle il se situe, faite de conventions de réception spécifiques : les « récits organisationnels » s’opposent donc aux « histoires déclarées telles », les « histoires qu’on utilise » aux « histoires qu’on ne fait qu’apprécier » (Prado 1984).

La dernière erreur consiste alors à défendre l’omniprésence de l’imagination et donc sa synonymie avec le concept de fiction. Or il faut distinguer l’imagination comme activité et comme attitude. L’opération cognitive consistant à assembler idées et images peut certes être répandue et commune à diverses pratiques, cela signifie seulement que nous avons une faculté créatrice, non pas que tout ce à quoi nous pensons est création de mondes fictionnels. Car ce qui caractérise la fiction « make-believe » ne se situe pas en amont, mais en aval : ce n’est pas la possibilité d’imaginer, mais le devoir d’adopter cette attitude à l’égard de ce qui est raconté. En outre, le producteur d’une œuvre de fiction peut manquer d’imagination, cela ne change rien au fait que ses lecteurs ont à faire-semblant de croire son histoire.

c. Objections à la définition essentialiste mentaliste et fonctionnelle de la fiction

Si la définition de la fiction comme croyance feinte a le mérite de lutter contre les confusions conceptuelles, ne pêche-t-elle par excès, présumant l’existence d’une institution de la fiction et la plasticité de nos états mentaux ? Opposer fictions ludiques et théoriques n’entraîne-t-il pas, en outre, une forme de démission épistémique de l’art ?

i. Absolutisme d’essence vs. gradualisme contextuel

Une critique de cette définition porte sur son caractère absolu : la propriété de fictionalité serait constitutive de la nature de certaines représentations. On peut préférer une position plus nuancée. Par exemple, le narratologue Genette (1991) reste prudent quant à la classification des récits, relevant des différences formelles graduelles entre ceux des romanciers et des historiens, notamment en ce qui concerne l’ordre chronologique ou la vitesse narrative. Parallèlement, Goodman note aussi que « la fiction et la non-fiction pure sont rares ». Il défend donc une stratégie numérique de la fictionalité qui repose sur le nombre d’énoncés vrais ou faux dans un récit : « un roman qui contient une forte proportion d’énoncés littéralement vrais (peut-être le Ragtime de Doctorow ?) se rapproche de la non-fiction ; l’histoire, lorsqu’elle contient une forte proportion d’énoncés faux (peut-être la Révolution française de Carlyle ?) se rapproche de la fiction » (1984, 37). Cependant, comme les critères en jeu ici sont syntaxique ou sémantique, leur rejet rend pour ainsi dire ces amendements caducs dès lors qu’est assumée une définition au niveau pragmatique.

Pourtant, même à considérer cet aspect, on peut privilégier l’idée d’un continuum entre diverses pratiques, fondé sur la dimension « aventureuse et novatrice » de nos comportements sociaux. C’est la position du théoricien de la littérature Pavel (1988), qui estime qu’« en tant qu’institution, la fiction ne saurait posséder un ensemble de traits fixes, une essence », et donc que « la démarcation entre fiction et non-fiction est sujette à variation ». Il oppose ainsi les thèses ségrégationnistes, qui canonisent indûment une « normalité passagère », à celles qui sont intégrationnistes, assumant la pluralité des attitudes, parfois marginales. La théorie philosophique de Friend (2012) cherche à respecter ces mêmes ambiguïtés qui touchent aux normes de réception en développant une approche de la fiction qua genre. Si les attendus d’un genre influencent nos expériences de lecteurs ou de spectateurs, ils n’en figent pas pour autant les contours au nom d’une distinction d’essence – d’autant plus à l’heure de la multiplication des formes et des pratiques hybrides (docu-fiction, infotainment, autofiction…). Enfin, la variabilité du jugement de fictionalité lui-même est analysée en détail par Renauld (2014) : les raisons pour lesquelles le prédicat « être fictionnel » est appliqué dépendent de divers motifs des objets, expressions ou pratiques en question, et surtout des diverses motivations des enquêteurs, répondant à un souci ontologique, épistémique ou éthique. Dans l’ensemble, l’anti-essentialisme de ces critiques considère ainsi comme vain de chercher les conditions nécessaires et suffisantes de la fiction.

ii. L’attitude problématique de pseudo-croyance

Une autre objection possible à la définition de la fiction comme feinte doxastique porte sur le consensus qui entoure le concept même de « make-believe », central dans ces théories et pourtant discutable. Quoiqu’exprimant intuitivement l’attitude imaginative que nous avons à l’égard des romans, films ou jeux, il semble en fait, non seulement poser quelque souci de traduction, mais n’être pas non plus clair dès l’origine de son usage (Currie y consacre une note de bas de page dans son article « What is Fiction ? » (1985), s’excusant du barbarisme de l’expression). En outre, cette notion tend à se comporter comme un « primitif critique » (Olsen 2000) dans les théories, à savoir comme un concept engendrant deux problèmes potentiels : son inertie le rend difficile à interroger et oriente le travail de clarification en imposant des manières de traiter les principales questions (onto-sémantiques) de la fiction. L’illustration en est le glissement, en philosophie de la fiction, d’une part, de considérations linguistiques sur l’énonciation fictionnelle à des analyses plus psychologiques de l’expérience imaginative, et d’autre part, quant à la nature des représentations (artistiques), du phénomène de la dénotation (Goodman 1976) à celui de la simulation (Walton 1990). L’enjeu de la fiction n’est donc plus tant situé au niveau des liens référentiels entre les mots et le monde, mais au niveau des états mentaux, semi-doxastiques.

Le problème vient alors de ce que la pseudo-croyance est considérée comme une attitude propositionnelle aussi acceptable que la croyance ou le désir dans l’éventail de concepts des théories de psychologie populaire. Or cela n’est pas si évident. Cela suppose notamment d’accepter une certaine forme de volontarisme doxastique (il est possible de décider de ce qu’on croit), puisque la plausibilité d’un tel état mental repose sur l’idée que nous pouvons faire nos croyances. C’est une des raisons pour lesquelles le fictionalisme en philosophie de la religion (nous faisons semblant de croire que Dieu existe, qu’Il est ressuscité, qu’Il surveille nos comportements) peut être critiqué, au sens où, entre autres, l’expérience de la foi n’est pas choisie par les croyants (Pouivet 2011). Plus fondamentalement, définir cette posture mentale en dehors de considérations sémantiques semble en fait supposer une plasticité excessive de nos processus cognitifs : comment faire-semblant de croire quelque chose que nous croyons vraiment, ou feindre d’être qui nous sommes réellement ? Ne devrions-nous pas savoir que l’énoncé est faux pour pouvoir faire comme s’il était vrai (Macdonald 1954), ou que l’objet imaginé est inexistant ? En ce sens, les modèles platonicien et humien ne seraient pas si séparables, la suspension volontaire de l’incrédulité (dont parle Coleridge) n’étant possible, en plus d’être légitime, que si nous avons déjà statué sur l’inexistence des êtres à imaginer. Il semble en tout cas que les théories du faire-semblant requièrent une théorie complète de l’imagination (à l’instar de la tentative de Currie & Ravencroft 2003), et non quelques remarques isolées sur la phénoménologie ou la psychologie des états imaginatifs, quoiqu’il reste délicat (à suivre Matravers 2014) d’établir un lien théorique fort entre fiction et imagination. L’attitude de « make-believe » s’avère donc moins évidente qu’il n’y paraît.

iii. Effets et limites de la feinte ludique partagée

Une dernière critique des théories positives de la fiction souligne globalement leur caractère partiel et partial. D’abord, elles mettent l’accent sur l’histoire racontée. L’autonomisation d’un « monde fictionnel », concept couramment employé, privilégie ainsi l’aspect diégétique des œuvres, quoiqu’amendé par leur forme, le ton ou le point de vue du narrateur. Mais la distinction entre fiction et art semble alors s’effacer dès lors qu’il s’agit de préciser ce qu’il faut faire semblant de croire, ce qui est vrai-dans-la-fiction, et non ce à quoi renvoient ces représentations, dans leur dimension symbolique. En ce sens, ces théories se focalisent sur un type d’expérience des lecteurs, spectateurs ou joueurs – l’immersion captive dans le monde de l’histoire –, alors conçue comme l’unique attitude appropriée, au détriment de la perspective critique ou heuristique. Les débats actuels portant sur le « paradoxe de la fiction », c’est-à-dire sur la nature et la légitimité des émotions que nous avons envers des personnages dont nous savons pourtant qu’ils n’existent pas, semblent également affaiblir la distinction entre fiction et art tout en accentuant les effets affectifs de la fiction. Ainsi persistent des tensions dans les intérêts majeurs de chaque théorie : une spécificité discursive (Searle), sémiotique (Goodman) ou phénoménologique (Walton), selon le type de phénomène accentué.

La partialité de ces théories, enfin, est liée à la distinction qu’elles assument entre fictions scientifiques (théoriques, sérieuses) et artistiques (ludiques, gratuites), qui tend alors tend à entraîner une forme de démission épistémique de l’art. La connaissance que les œuvres de fiction peuvent nous apporter demeure suspecte dès lors qu’elle passe par des croyances simulées principalement fausses (Currie), des quasi-émotions (Walton) ou encore des thèmes littéraires (Lamarque & Olsen). Il n’est qu’à relever l’usage fréquent des modalisateurs restrictifs – c’est juste une fiction, une histoire qu’on ne fait qu’apprécier – pour avoir l’impression que ces œuvres ont seulement pour fonction première de nous divertir. L’utilité des fictions et des arts représentationnels semble ainsi diminuée alors même que ceux-ci semblent parfois avoir la même visée que la science, à savoir la recherche de la vérité, par différents moyens. Ainsi les œuvres de fiction requièrent-elles à tout le moins plusieurs types de réception, à l’instar des conseils de Dante à propos de la lecture de sa Divine Comédie : « divisée et progressive (littérale, allégorique, analogique, anagogique) » (in Manguel 2011).

Dans cette optique, on comprend mieux l’un des enjeux cruciaux du problème définitionnel de la fiction : s’attachant à préciser la fonction (canonique) de ces représentations en tant que fictions, on en vient parfois à juger pour ainsi dire du rôle de l’art dans l’économie du savoir, réitérant cette tension permanente entre esthétique et imagination dans les débats actuels.

2. Questions ontologiques et sémantiques

Edmond Dantès est une fiction au sens où nulle part dans ce monde ni à aucune époque nous ne trouverions le personnage du Comte de Monte-Cristo. Dantès n'existe pas : nommons cela la donnée ontologique des théories de la fiction. Pourtant, il semble évident que nous pouvons véridiquement dire que Dantès resta quatorze ans dans une geôle, qu'il est « Simbad le marin » ou « le comte de Monte-Cristo », ou meilleur marin que Long John Silver. Mieux, asserter le contraire serait se tromper : nommons cela la donnée linguistique des théories de la fiction. Mais ces deux intuitions conduisent à d'étranges questions : peut-on ne pas être et être un marin ? Comment le Château d'If, réellement visible au large de Marseille, a-t-il pu retenir un prisonnier qui n'existe pas ? Est-ce la même prison qui a retenu le masque de fer ?

On peut considérer que le noyau de ces difficultés est ontologique : les entités fictionnelles font-elles partie de l'ameublement du monde ? Si l'on acquiesce, en suivant alors la voie du réalisme, il reste à se prononcer sur la nature de telles entités et sur leurs conditions d'identité. Si l'on refuse d'endosser ce coût ontologique, préférant la voie de l'antiréalisme, la principale difficulté devient sémantique : il faut alors expliciter la référence, s'il en est, des noms fictifs, la vérité de certains énoncés à propos des fictions et ce que l’on peut inférer de telles phrases.

a. L’existence des êtres de fiction : défenses du réalisme

La distinction entre réalisme et antiréalisme est marquée par l’opposition quant à l'existence des ficta. Pour l'antiréaliste, l'inexistence de Dantès exclut qu'il ait un quelconque mode d'être. Pour le réaliste, son inexistence n'est pas une donnée ontologique : certains estiment que c’est une erreur au sens où Dantès existe littéralement, d’autres, que l’affirmative doit être spécifiée pour accueillir de telles créatures dans notre ontologie.

i. Réalismes ontologiques et mode d’existence des ficta

Avant de répondre au problème métaphysique de savoir s’il y a des entités fictionnelles, Thomasson (1999) suggère qu'on se demande quelles sortes de choses sont les ficta, si elles existent ? Développons ici les trois positions les plus répandues.

OBJETS POSSIBLES

Une première solution consiste à avancer que les ficta, à défaut d'exister, pourraient exister, et qu’il s’agit donc d’entités non-actuelles, seulement possibles. D'après Plantinga (1974, 153), cette thèse suppose de considérer les fictions littéraires comme des descriptions d'objets d'un certain type : dès lors,

(1) Dantès est un marin aguerri

est un énoncé singulier, prédiquant effectivement une propriété à un objet seulement possible. La principale difficulté de cette thèse est déjà soulevée par Quine (2003, 27-28) et concerne l'applicabilité du concept d'identité aux possibles inactuels. En effet, si les œuvres de fiction décrivent leurs objets, elles sont loin d'en fournir une description complète : Pulp Fiction ne permet pas de décider ce que contient la fameuse valise, ou Monte-Cristo de décider si Dantès chausse du 42. Ainsi, en envisageant l'ensemble fini des caractéristiques qu'attribue Monte-Cristo à Dantès {P1, P2, …,Pn}, noté D (où l'on retrouvera (1)), pour n'importe quelle propriété Pn+1 cohérente avec D, telle que « Dantès chausse du 42 », il y aura au moins deux objets possibles susceptibles d'être identifiés à Dantès : l'un ayant les propriétés D et chaussant du 42, l'autre ayant les propriétés D et chaussant autre chose que du 42 (Plantinga 1974, 155). C'est un problème d'indétermination ontologique. Et même à considérer la multitude de personnes possibles ou réelles qui auraient pu réaliser les exploits de Dantès, « il n'y en a aucune dont on puisse dire qu'elle aurait pu être (Dantès), quand bien même elle aurait réalisé ses exploits. Car sinon, laquelle ? » (Kripke 1980, 158). Ainsi, pour qui veut expliquer la nature des ficta, énoncer des conditions d'identité permettant de résoudre ce problème semble crucial. La prochaine position offre précisément cela.

OBJETS NON-EXISTANTS 

Une autre perspective consiste à aborder l'ontologie des fictions en s'appuyant sur la théorie des objets de Meinong (1904). Celle-ci est connue pour sa capacité à accueillir une foule d'entités qui n'existent pas, qui subsistent seulement, ou qui sont dépourvus d'être. Au principe de cette ontologie, on trouve une thèse aux allures de paradoxe : il y a des objets à propos desquels il est vrai de dire qu’il n’y a pas de tels objets. Plus précisément, Meinong défend ce qu’il nomme le principe d’indépendance de l’être-tel (Sosein) par rapport au non-être (Nichtsein), qui revient à

  • nier la présupposition ontologique selon laquelle une expression non-dénotante – telle que (1) – ne peut être le véritable sujet d'un énoncé vrai,
  • admettre le postulat de caractérisation selon lequel un objet – la montagne dorée – a véritablement les propriétés dont on use pour le caractériser – être une montagne, être dorée (Routley 1980, 22/46).

Le postulat permet de poser que pour tout ensemble de propriétés, il y a un objet qui a toutes les propriétés de cet ensemble et aucune autre propriété. La principale difficulté, soulevée par Russell, tient à ce que certains objets meinongiens sont alors « susceptibles de transgresser la loi de non-contradiction » (1905, 483) – les impossibilia (le cercle carré est rond et est non-rond) et certains inexistants (« l'actuel roi de France existant » n'existe pas, mais, en vertu du postulat de caractérisation, est existant). Historiquement, la thèse de Meinong a longtemps été tenue pour défaite par ces objections, mais les néo-meinongiens introduisent une distinction, entre deux types de propriétés ou deux modes de prédication, afin de sortir de l’impasse.

Pour Zalta (1983), il faut distinguer les propriétés exemplifiées par un objet, l'exemplification étant la relation classique entre un objet concret et ses propriétés, et les propriétés encodées par un objet, l'encodage étant typiquement la relation entre un objet abstrait et ses propriétés. Dès lors, Cervantès (concret) et Pierre Ménard (abstrait) ont tout deux la propriété d'être l'auteur du Quichotte, mais entretiennent une relation différente à cette propriété : le premier l'exemplifie, le second l'encode. Zalta désamorce ainsi la contradiction en avançant que « la montagne dorée existante » encode la propriété d'exister mais n'exemplifie pas l'existence. Un autre avantage de ces théories est qu'elles ne rencontrent pas le problème d'indétermination. Parsons (1980) distingue les propriétés dites nucléaires de celles dites extra-nucléaires. Les propriétés nucléaires sont essentielles à un objet : il n'y a pas deux objets ayant exactement les mêmes propriétés nucléaires. Ainsi, pour l'ensemble de propriétés nucléaires

{être un bol de pétunia, être né de l'activation du moteur d'improbabilité infini, vivre le temps d'une chute, penser « oh non, pas encore »},

qui caractérise le bol de pétunia du Guide du voyageur intergalactique, un unique objet possède toutes les propriétés de cet ensemble et aucune autre. Cet objet possède aussi d'autres propriétés – extra-nucléaires – telles qu'être fictionnel ou être l'objet de ma sympathie, mais ces dernières ne déterminent pas ce qu'est le bol de pétunia. Ainsi, aucune ambiguïté ne persiste quant à la référence des occurrences du « bol de pétunia » dans le Guide du voyageur.

En tant qu’objets dépourvus d'être, les ficta sont donc par nature ontologiquement indépendants des œuvres, puisque toute combinaison de propriétés a pour corrélat (encode) un unique objet qui leur « préexiste » : l'œuvre ne fait qu'indiquer un ensemble d'attributs qui s'avère dénoter un inexistant. Nombre de pratiques artistiques et culturelles deviennent alors incompréhensibles : on ne peut plus créditer Hugo pour le personnage de Jean Valjean, sinon en disant que le choix (de casting) de cette entité était astucieux. En outre, les conditions d'identité des néo-meinongiens s'accommodent mal des brouillons, séries, traductions ou adaptations. Adapter au cinéma ou traduire Le Chien de Baskerville est extrêmement difficile, vouloir écrire une nouvelle aventure à propos de Sherlock Holmes sans être Doyle est impossible, car modifier, supprimer ou ajouter une propriété à l'ensemble des propriétés décrivant Holmes dans la série originale, revient à faire référence à un autre personnage, à démultiplier les entités que dénote le nom usuel « Holmes ». Il semble donc inapproprié de commencer par poser une variété infinie d'êtres indépendants, pour ensuite délimiter le sous-ensemble des personnages de fiction, car les conséquences d’une telle thèse « contreviennent à nos pratiques critiques à l'égard de l'identification des personnages » (Thomasson 1999, 57). La dernière position fait le pari inverse et défend que les ficta dépendent des pratiques sociales ordinaires ou critiques.

OBJETS CRÉES 

Certains philosophes soutiennent que les ficta sont par nature des artefacts culturels, des créations d’êtres intelligents. Par exemple, Thomasson (1999) estime que Sherlock Holmes est une entité abstraite, qui existe actuellement. Cela suppose alors d’assumer que l’existence d’une ficta repose sur une relation ontologique de dépendance, de deux types :

  • une dépendance aux œuvres littéraires qui sont à propos d'elle, qui est
    • constante (nécessairement, si α existe, alors β existe)
    • et générique (l'existence de β est maintenue tant qu'un type particulier α existe) ;
  • une dépendance aux processus ou actes intentionnels créatifs de l'auteur, qui est
    • historique (α est requis pour la naissance β)
    • et rigide (la naissance de β dépend d'un individu particulier).

En tant qu'artefact, Holmes vint à l'existence durant les séances de travail que Doyle consacra au premier opus des aventures du détective : Holmes dépend historiquement et rigidement de ce que son créateur accomplit à cet instant – des pensées qui lui ont traversé l'esprit, des brouillons produits et des corrections apportées par lui. Depuis, Holmes persiste dans le temps parce qu'il existe actuellement au moins une copie d'un roman à propos de Holmes (écrit ou non par Doyle, la dépendance étant générique), ainsi que des êtres capables de la lire et de la comprendre.

Cette stratégie permet de contourner certains problèmes rencontrés par les néo-meinongiens, en replaçant les conditions d'identité des ficta au cœur des pratiques de création et de réception des œuvres. Nécessairement, écrire un roman sur Sherlock Holmes sans être Arthur Conan Doyle requiert de l'auteur d'être un lecteur compétent de la série et d'importer intentionnellement Holmes dans son œuvre (1999, 67). Mais de ce fait, la charge théorique est déplacée du champ de la métaphysique (l'identité de x et y est fonction des propriétés possédées par x et y) à celui, non moins épineux, de la philosophie de l'esprit (l'identité de x et y est fonction de l'objet intentionnel des actes de conscience de l'auteur). Or cela sous-entend, d'une part, qu'il y a des objets intentionnels en général (contre Quine, par exemple) et, d'autre part, que Holmes peut être un objet intentionnel (contre Searle, par exemple).

En outre, une autre difficulté persiste : les propriétés étant hors de propos ici, qu'est-ce qui garantit que l'objet de pensée a de l'auteur génère (dans le cas d'une création) ou correspond à (dans le cas d'une séquence) l'entité fictive b ? Sans confondre intention et intentionnalité, un auteur peut bien viser a, vouloir créer b, chercher à ce que son lectorat vise aussi a et réfère à b, et échouer. Mais pas seulement : l'identification de a et b peut être une réussite sous certains aspects et un échec sous d'autres. Comme le suggère Lamarque (2003), l'identité des ficta est sûrement une affaire de perspective relative à nos intérêts, ce qui semble rendre problématiques les analyses en termes de critères d'identité.

Les querelles réalistes sur la nature des entités fictionnelles voient non seulement s’affronter des thèses divergentes, mais aussi des façons différentes de mener l’enquête métaphysique. Les approches meinongiennes partent d’une ontologie générale qui se veut compréhensive au point d’accueillir des objets qui n’existent pas, pour ensuite s’attarder sur le problème local des ficta. Les difficultés alors rencontrées pour rendre compte des aspects pragmatiques sont pour partie liées à cet aspect généraliste du projet. A l’inverse, l’approche artéfactuelle de Thomasson repose sur l’idée que l’analyse des ficta permet de juger les préceptes mêmes de l’enquête ontologique et, à terme, d’établir une ontologie catégorielle globale. Ces types de réalisme résultent ainsi de motivations philosophiques dissemblables. Ceci dit, qu’il s’agisse de réparer un préjugé en faveur de l’actuel ou de discuter des règles métaontologiques, il n’est pas certain que le réaliste parvienne véritablement à conférer un mode d’existence aux ficta.

ii. Réalisme vs. Antiréalisme : enjeux métaontologiques 

Défendre le réalisme, dans ce type de débat, revient à nier ce qu’on a plus tôt appelé la donné ontologique des théories de la fiction. Si certains manifestent leurs réticences, c'est qu'en remettant en cause la donnée ontologique, « on perd ce sentiment de réalité qui doit être préservé même dans les études les plus abstraites » (Russell 1920, 169). Le réalisme ne suppose-t-il pas de transgresser les règles censées régir les décisions ontologiques, telles que le principe de parcimonie ou celui de non-contradiction ? Mais pour Thomasson (1999, ch. 9), les antiréalistes qui éliminent les entités fictionnelles n’obtiennent en réalité qu'une parcimonie faussée. Ce pseudo-minimalisme résulte de plusieurs erreurs qu’elle dénonce en s’appuyant sur son propre système ontologique. Voici l’argument :

  • Eliminer les entités fictionnelles revient à réduire le nombre d'entités, mais non les types d'entités : « ceux qui 'font sans' les objets fictionnels se reposent, presque sans exception, sur la notion d'œuvre littéraire ». Or les œuvres littéraires et les ficta manifestent les mêmes types de dépendances (elles dépendent constamment et génériquement de copies de l’œuvre, et historiquement et rigidement des actes intentionnels d’un auteur), et relèvent donc de la même catégorie ontologique. A moins d'éliminer les artefacts abstraits, on n'obtient qu'une parcimonie faussée.
  • Isoler et éliminer les artefacts abstraits, à savoir certaines entités appartenant à une catégorie ontologique A, tout en conservant des entités appartenant à une catégorie B et présentant des caractéristiques similaires, est arbitraire. Si l'on est enclin à accepter des entités qui dépendent génériquement et constamment d'entités réelles (comme les théories scientifiques) et des entités qui dépendent historiquement et rigidement d'états mentaux (comme une église), alors on ne gagne rien à rejeter les artefacts abstraits qui présentent les deux types de dépendances. A moins d'éliminer toute entité abstraite ou dépendante d'états mentaux, on n'obtient qu'une parcimonie faussée.
  • Eliminer les catégories accueillant des entités non-concrètes ou dépendantes d'états mentaux peut mener à une ontologie parcimonieuse, mais il faut être prêt à rejeter aussi beaucoup d’autres entités (émotions, universaux, institutions sociales, etc.).

Les arguments de Thomasson répondent aux réticences méta-ontologiques que Russell manifestait quant au coût du réalisme. Néanmoins, les antiréalistes continuent d'interroger le caractère tenable des théories réalistes et leur capacité à éviter les conclusions paradoxales. Everett (2005 ; 2013) souligne notamment la difficulté à formuler des conditions d'identité satisfaisantes pour les ficta, ainsi que l'inadéquation des dites entités fictionnelles avec les lois de la logique. Selon lui, (1) les personnages de fiction ont une identité vague, soit parce que l'œuvre les décrit de manière imprécise, soit parce que l'œuvre reste vague quant à l'existence même d'un personnage, et (2) il est possible d'inventer des histoires où les lois de la logique et de l'identité sont délibérément enfreintes. En conséquence, le réaliste est invité à admettre ou refuser qu'il y a des objets incohérents et dont l'existence et l'identité sont vagues. S'il refuse, l'analyse des ficta devient problématique. Mais s’il admet de telles caractéristiques, alors l'indétermination ontique, les contradictions vraies et les infractions aux lois de l'identité deviennent « désagréablement faciles à trouver » (2005, 633-8).

b. La vérité des énoncés fictionnels

S’il n'est en rien clair qu'il y ait une donnée ontologique des théories de la fiction, il faut aussi amender l'idée d'une donnée linguistique : il conviendrait mieux de parler d'un ensemble de phénomènes linguistiques à expliquer. Clarifier la logique des fictions revient à s'intéresser à certaines caractéristiques du langage naturel, et notamment aux phrases énoncées par l'auteur ou l'interprète d'une œuvre de fiction (« T'as de beaux yeux, tu sais ! », de Jean à Nelly dans Quai des Brumes), à des affirmations du discours critique (« Jean a déserté la coloniale », « Jean est un personnage de Prévert »), aux énoncés comparatifs entre deux œuvres (« Jean et François tuent de colère et de désespoir » en parlant des protagonistes respectivement issus de Quai des brumes et du Jour se lève), aux énoncés d'identité (« Dantès est Simbad le marin ») et existentiels (« Jean n'existe pas »), ainsi qu'aux multiples interprétations complexes des œuvres de fiction.

Pour Woods et Alward (2002, 243-4), la logique des fictions se compose généralement d'une théorie de la vérité (parmi les phrases précédentes, lesquelles sont vraies et sous quelles conditions ? peuvent-elles référer et si oui, comment ?) et d'une théorie de la preuve (que peut-on inférer de ces phrases ?). Leur élaboration vise à fournir une interprétation du discours fictionnel et à expliquer (ou rejeter) cinq intuitions naïves portant sur cette parcelle du langage naturel :

  • I1 – Il est possible de référer à des êtres fictifs même s'ils n'existent pas.
  • I2 – Certaines phrases à propos d'êtres et d'événements fictifs sont vraies.
  • I3 – Certaines inférences à propos d'êtres et d'événements fictifs sont correctes.
  • I4 – De manière essentielle, I1-I3 sont possibles en vertu de l'autorité créative des auteurs, de leur ainsi-dire (sayso).
  • I5 – Il est possible qu'une vérité fictionnelle fasse référence à des choses réelles.

Dans cette section et dans la suivante, nous aborderons respectivement les théories de la vérité et de la preuve, en tâchant d'observer si elles respectent ces intuitions.

i. Le problème des noms vides

Les œuvres de fiction peuvent-elles référer, être « à propos » d'un x ? Dans la multitude des relations référentielles d’une œuvre au monde (Pangloss fait allusion à Leibniz), les débats les plus tumultueux concernent la dénotation, relèvent de la théorie de la signification et s’attachent surtout aux noms vides, ceux qui échouent à nommer une entité. Dès lors, il s'agit d'étudier ce qu'ont en commun les noms fictifs (Dantès) et les noms de choses abstraites (le nombre 5) ou d'entités scientifiques erronées (Vulcain, l'éther).

En quoi les noms vides posent-ils problème ? Une façon littérale de comprendre le fonctionnement des noms et des prédicats est d'envisager que les premiers réfèrent à des individus, les seconds à des propriétés, et que la vérité de « Christophe joue aux échecs » dépend du fait que l'individu désigné par le nom possède la propriété désignée par le prédicat. Les intuitions naïves de Woods I1 et I2 soulignent que les noms fictifs ne s'intègrent pas au tableau : en l'absence d'individu désigné, que signifie, et comment pouvons-nous comprendre, un nom fictif ? Pourquoi certains noms fictifs non-dénotants semblent co-référents ? Pourquoi certains énoncés contenant un nom fictif semblent littéralement vrais ? Pour l'essentiel, trois approches s'opposent sur ce problème, qui suivent les développements de la philosophie du langage (pour une introduction générale aux problèmes des noms vides, Sawyer 2012).

Les théories frégéennes proposent une approche intensionnelle des noms vides, qui consiste à soutenir que la dénotation (l'extension) d'une expression linguistique est déterminée par son sens (l'intension). Le nom « Dantès », indépendamment de son extension, exprime un sens objectif, différent de celui exprimé par « Simbad le marin » ou « le compte de Monte-Cristo ». Ainsi, même en l'absence de référent, les noms vides peuvent avoir une signification et être compris. Mais la valeur de vérité d'un énoncé dépend ici de la référence des parties dont il est composé. Les théories du sens contreviennent alors à l'intuition I2, car toute phrase contenant un nom vide, dont les énoncés existentiels négatifs, est systématiquement ni vraie ni fausse (pour un développement de l'approche frégéenne, voir Evans 1982, ch.10).

Les théories russelliennes soutiennent que les noms (« Wittgenstein ») sont des descriptions définies déguisées (« l'élève le plus arrogant de Russell ») qui sont, à leur tour, des phrases quantifiées (« il y a seulement une entité qui est l'élève le plus arrogant de Russell et Wittgenstein est identique à celle-là »). Ce jeu de paraphrase permet d'expliquer certaines caractéristiques des noms fictifs (la signification, la coréférence), mais s'est vu opposer nombre de contre-arguments, notamment modaux : par exemple, il est possible qu'un individu a soit tel qu'accidentellement la description définie de « Dantès » donnée par Dumas réfère à a. Soutenir que Dumas pourrait accidentellement avoir rédigé la biographie de quelqu'un en pensant construire un récit fictif contrevient à I4 (pour une forme descriptivisme des noms fictifs, voir Currie (1990)).

Les théories milléennes soutiennent que le contenu sémantique d'un nom est son référent (« Charles De Gaulle » signifie l'individu Charles De Gaulle), et donc que les noms fictifs ne sont pas vides. Certains réalistes empruntent cette voie (Parsons 1980, Thomasson 1999) (pour une réponse dans la lignée de Mill, voir Braun (2005)). Mais à supposer que les noms fictifs ne dénotent rien et donc n'ont pas de signification, comment rendre compte de I1 ?

ii. Paraphrases logiques et opérateurs de fictionalité

Aborder la logique des noms fictifs par la sémantique des noms vides a pu conduire à penser que les énoncés fictionnels étaient faux, ou ni vrai ni faux, mais certains théoriciens de la fiction ont jugé cela insatisfaisant. La singularité de la relation entre vérité et (œuvre de) fiction apparaît notamment dans les discussions de Walton (1973) et Woods (1974) : elle se manifeste aujourd'hui par un intérêt pour les particularités des discours fictionnels. Nous présentons la sémantique de Currie (19090) pour développer la complexité des discours fictionnels, et notamment la distinction entre trois types d’usage des noms fictifs. En premier, les discours fictifs sont composés des phrases qui constituent les œuvres fictionnelles. Ainsi,

(2) Dantès avait été lancé dans la mer

est un énoncé fictif au sens où ce sont les mots mêmes de Dumas (ici, la fin du chapitre 20 de Monte-Cristo). Les discours métafictifs portent sur le contenu d'une œuvre de fiction et correspondent globalement à l'usage que font les lecteurs et les critiques des noms fictifs, par exemple, lorsque nous énonçons :

(3) Dantès cherche à se venger.

Littéralement, (3) est faux. À la suite de Lewis (1978), on clarifie ce type d'énoncés par un jeu de paraphrase visant à y préfixer l'opérateur intensionnel « dans telle fiction » :

(4) Dans le Comte de Monte-Cristo, Dantès cherche à se venger.

L'opérateur n'est pas qu'un dispositif logique : en cas d'ambiguïté, il est commode de préciser un énoncé métafictif ϕ en explicitant que ce n'est que dans la fiction que ϕ. Dans les discours transfictifs, les noms fictifs sont utilisés hors du contexte de l'œuvre et ces phrases ne peuvent être naturellement préfixées par l'opérateur de fictionalité :

(5) Ulysse est meilleur marin que Dantès.

Currie définit les œuvres de fiction en termes de faire-semblant et son interprétation de la sémantique des fictions est attitudinale : le contenu sémantique d'une œuvre de fiction est déterminé par ce qu'imagine un lecteur idéal, respectant parfaitement les prescriptions à imaginer de l'auteur. Prenons une œuvre C. Comprendre l'histoire revient à être capable de dire si un monde w est (ou non) un monde qualitatif de C, à savoir un monde où x1 fait tout ce que Dantès fait selon les dires de C, x2, tout ce que Faria fait selon les dires de C, et ainsi de suite. En représentant les énoncés fictifs de C par F(x1,…, xn), le contenu sémantique de C est

(6) ∃x1,…, ∃xn+1(F(x1,…, xn+1))

En résumé, pour Currie, C exprime une unique proposition, fausse dans le monde actuel, mais vraie dans les mondes qualitatifs de l'œuvre, au sein de laquelle les noms fictifs sont des variables liées à des quantificateurs. (2) ne signifie rien indépendamment de C, mais participe de la proposition exprimée par l'œuvre. Notons la présence de la variable xn+1, qui représente l'auteur fictionnel de C, un personnage fictionnel qui raconte l'histoire comme s'il s'agissait de faits connus : c'est une « entité attachée au calcul » (Byrne 1993, 27), dont le lecteur doit interpréter les croyances pour comprendre le contenu de l'œuvre.

L'analyse des discours métafictifs et transfictifs s'appuient sur cette première thèse. Lorsqu'un nom fictif tombe sous un opérateur de fictionalité, il fonctionne comme une description définie abrégée de la forme ιxF#x : dans chaque monde, « Dantès » dénote l'individu, s'il y a en a un, qui est le premier membre de la liste ordonnée de choses qui satisfont aux conditions F de l'histoire. Ainsi, Currie paraphrase (3) par

(7) Dans Monte-Cristo, ιxF#x cherche à se venger.

Dans les discours transfictifs, les noms fictifs sont des rôles. Un rôle est une entité théorique, une fonction qui, pour un monde possible donné, désigne un individu, s'il y en a un, qui satisfait la description ιxF#x. Pour le locuteur idéal, utiliser « Dantès » en contexte métafictif ou transfictif revient à connaître parfaitement le contenu sémantique de C (enchâssé dans la description définie déguisée qu'est le nom fictif) et à exprimer une proposition à propos, respectivement, de l'ensemble de l'histoire ou de l'individu qui occupe le rôle de Dantès dans un monde possible donné.

Les analyses de Currie font justice à la diversité des discours fictionnels en respectant les intuitions de Woods. Elles proposent une sémantique des discours fictionnels sans recours aux ficta. Néanmoins, plusieurs questions persistent : comment rendre compte de la signification et de la valeur de vérité de certains récits censés n'être connus d'aucun auteur fictionnel (la création de l'univers dans Tree of Life) ? Sa stratégie antiréaliste n’est-elle pas affaiblie par la réintroduction d’entités théoriques pour expliquer les énoncés transfictifs ? Enfin, son holisme n'est-il pas excessif au sens où, si Dumas avait simplement ajouté à son récit un personnage saluant vaguement Dantès, le sens de « Dantès » aurait été différent du nôtre ?

c. La vérité des œuvres de fiction

La théorie des preuves en logique des fictions concerne ce qui est vrai dans une fiction. La notion de vérité fictionnelle a bénéficié d'une attention considérable ces dernières décennies, autant pour son rôle dans la logique des fictions (surtout dans le discours métafictif) que pour sa place dans l'explication de l'expérience des fictions (du moins si l'expérience appropriée d'une œuvre de fiction consiste à imaginer ce qui est vrai dans cette fiction), ou des pratiques critiques et interprétatives (lorsque se mêlent jugements sur ce qui est vrai d'une œuvre et jugements esthétiques). Pour une fiction donnée, quelles sont donc les propositions vraies dans, et à propos de, cette fiction, et en vertu de quoi ?

L'hypothèse initiale est que les vérités dans la fiction F sont ce qui est explicitement établi et ce que l'on peut déduire des énoncés fictifs de F. Cette thèse s'avère limitée. Ce qui est explicitement montré dans Rashomon (une succession de versions concurrentes du même meurtre) ne suffit pas à dégager ce qui est vrai de l'histoire, car les séquences ne font que représenter les dires des témoins, qui pourraient mentir ou se méprendre. De même, ce qui est explicitement écrit dans les différentes aventures de Holmes ne permet pas d'asserter que

(6) Dans l’histoire, Holmes habite près de la station Paddington.

La valeur de vérité fictionnelle de cette proposition repose en partie sur ce qu’Urmson nomme des « présuppositions contextuelles » (1976, 154).

Dans un article séminal, Lewis (1978) propose d'analyser les vérités dans les fictions en interprétant l'opérateur de fictionalité comme un quantificateur universel restreint sur des mondes possibles. Il soutient que ϕ est vrai de F si et seulement si

(A1) Il y a un monde w, où F est raconté comme un fait connu et ϕ est vrai, et w est plus proche du monde actuel que tout autre monde où F est raconté comme un fait connu et ϕ n'est pas vrai ;

(A2) Il y a un monde w, où F est raconté comme un fait connu et ϕ est vrai, et w est plus proche du monde de la croyance collective de la communauté de l'auteur que tout autre monde où F est raconté comme un fait connu et ϕ n'est pas vrai.

La vérité fictionnelle est considérée comme le produit du contenu explicite de F et d'un arrière-plan factuel ou doxastique permettant de raisonner au-delà du texte même. La première analyse introduit de tels présupposés en invoquant l’espace topologique des mondes possibles : en l'absence de proposition explicite sur le sujet, le monde de Holmes où le 221B Baker Street avoisine la station est plus proche, dans l'espace logique, du monde actuel que les mondes de Holmes où cela n'est pas le cas. La seconde analyse permet de juger la vérité ϕ dans F à l'aune d'un monde de croyance. Ainsi, lorsque Holmes démontre que la victime a été tuée par une vipère de Russell logée sur une corde de cloche, alors que cette espèce de serpents est incapable de grimper une corde, libre au critique d'appliquer (A1) ou (A2) pour, respectivement, nier ou affirmer que Holmes a résolu l'affaire.

Cependant, tous les narrateurs ne sont pas sincères et certains trompent sciemment le lecteur sur ce qui est vrai dans la fiction. Or, la thèse de Lewis ne peut traiter le cas des narrateurs non-fiables, car elle suppose de savoir préalablement ce qui est vrai dans F pour déterminer le degré de fiabilité de tels passages explicites. Cela nous renvoie au problème initial : comment décider de ce qui est vrai dans F (Lamarque 1996, 58 ; Currie 1990, 70) ?

Une alternative est proposée par Walton (1990), dont la thèse ne repose ni sur la sémantique des mondes possibles, ni sur les dires et pensées d'un auteur fictif ou réel. Selon lui, une œuvre de fiction génère des vérités fictionnelles : elle désigne ou spécifie des propositions qu'elle rend fictionnellement vraies. Cette opération présente ainsi deux types de processus : certaines vérités fictionnelles sont générées directement, et d'autres indirectement (au sens où elles dépendent et sont impliquées par les premières). La génération indirecte fonctionne selon deux règles, à savoir le Principe de Réalité et le Principe de Croyance Mutuelle, qui ont pour fonction de permettre les mêmes inférences que les deux analyses lewisiennes :

Si {p1, . . . , pn} sont les propositions dont la fictionalité́ est générée directement par F, alors une autre proposition, q, est fictionnelle de F, si et seulement si,

    • (PR) si {p1, . . . , pn} était le cas, alors q aurait été le cas,
    • (PCM) il est mutuellement cru dans la société de l'artiste que si {p1, . . . , pn} était le cas, alors q aurait été le cas.

La formulation de ces principes semble supposer un cœur de vérités premières, mais l'analyse de la génération directe conduit Walton à tempérer son propos : il note que « les diverses vérités fictionnelles générées par une œuvre peuvent être mutuellement dépendantes, (au sens où) aucune d'elle ne serait générée sans l'assistance des autres » (1990, 174). Autrement dit, l'ensemble de vérités fictionnelles fondamentales n'est pas délimité par des principes : nous établissons des hypothèses qui consolideront et seront consolidées par d'autres hypothèses sur ce qui est vrai dans la fiction. Sa thèse – applicable à tout type d’art représentationnel, pas seulement littéraire – ne s'occupe pas d'énoncé et d'énonciation, mais de la manière dont un ensemble de marques physiques, couplé à une institution sociale de la fiction et à nos réactions imaginatives, peuvent générer la fictionalité d'une proposition. Dans cette optique, la génération des vérités fictionnelles est moins une problématique sémantique qu'esthétique, faisant l'objet de pratiques artistiques et spectatorielles en constant renouvellement.

Cet aperçu révèle que la notion de vérité fictionnelle est le lieu d'une tension entre des considérations logiques et esthétiques. Ainsi, Lamarque (1996) critique les approches qui supposent que les fictions dépeignent un monde ordonné et cohérent : ce serait une erreur de supposer qu'il y a des « faits » fictifs et que le raisonnement sur ce qui est vrai dans une fiction est une forme d'enquête. Les informations quant à ce qui est vrai de F sont présentées par le prisme de filtres narratifs qui forcent le lecteur à « déterminer non seulement quelles phrases doivent être prises au pied de la lettre (reconnaître une narration non-fiable, l'ironie, l'hyperbole, le point de vue du narrateur) mais aussi quelles paraphrases du contenu de ces phrases doivent être admises (reconnaître les caractéristiques connotatives, le ton, l'usage figuratif, la satire, l'allusion) » (1996, 60-1). Selon lui, la présence de tels filtres narratifs implique qu'une part d'interprétation intervient dès qu'il y a raisonnement sur ce qui est vrai dans la fiction, et donc que les fictions (littéraires) ne sont ni des mondes possibles, ni des mondes doxastiques.

En résumé, notons qu’ontologie et sémantique des fictions ont des préoccupations voisines, se partageant et se disputant les données ontologique et linguistique précédemment présentées. Pour faciliter la compréhension, nous avons traité les problèmes ontologiques du point de vue réaliste, et les problèmes sémantiques du point de vue antiréaliste, mais nul doute qu’une sémantique sans ficta doit s’en justifier sur le plan ontologique, et qu’une ontologie engagée envers les entités fictionnelles implique une sémantique et une logique bien différente de celles que nous venons de voir. En tous cas, l’enjeu reste identique, à savoir expliquer le sens des œuvres de fiction, des symboles qui les composent et des propositions qu’elles expriment, et proposer un cadre philosophique à partir duquel il soit possible de penser l’expérience individuelle et les pratiques sociales qu’elles génèrent. Ajoutons néanmoins une remarque : parce que ce type de débat porte sur des œuvres et des personnages de fiction, on a pu constater que les théories ontologiques se devaient de parler de création artistique, tout comme les théories logiques, d’aborder la dimension interprétative des œuvres. Cela n’est pas anodin et souligne un aspect caractéristique des philosophies de la fiction : dans ce domaine, ontologie et sémantique tendent à rencontrer l’esthétique.

3. Questions épistémologiques et éthiques

Parce que la fiction est généralement associée à la fausseté, et sinon au mensonge, du moins aux fantaisies de l’imagination et à la feinte ludique, l’idée d’en tirer quelque connaissance fiable et vraie à propos du monde réel semble suspecte. Mais à la condamnation platonicienne des illusions artistiques s’oppose l’économie aristotélicienne du savoir, plaçant la poésie aux côtés de la philosophie. Effectivement, nous avons l’intuition que les romans, les films ou même les jeux peuvent nous apprendre des choses sur les hommes et les situations réelles, qu’elles soient psychologiques, morales ou phénoménales. Les fictions ont ainsi une valeur cognitive, comparable au rôle positif des simulations et des ficta dans les constructions théoriques. Mais comment garantir un tel pouvoir aux fictions et surtout quelle(s) sorte(s) de connaissance ou de compétences leur sont spécifiques ? En outre, quels sont les enjeux éthiques, sociaux et juridiques des fictions, à l’heure des pratiques cybernétiques et des mondes virtuels ? Le « prétexte de la fiction » que les auteurs ou les joueurs invoquent pour se dédouaner de toute responsabilité envers leurs œuvres ou actions – qui s’imposerait si elles étaient produites in propria persona – paraît parfois inacceptable, mais aussi contredire les revendications d’une certaine vérité de la littérature ou d’une dimension didactique sérieuse des activités ludiques.

Notons que la plupart de ces débats semblent réitérer l’amalgame entre fiction et art (notamment littéraire) ou objets fictifs et inexistants (notamment les divers fictionalismes), et se situer in fine dans le contexte plus large des problèmes rencontrés par le cognitivisme esthétique et les épistémologies ontologiquement neutres. Notons enfin que si les questions épistémiques et éthiques posées par les (œuvres de) fiction ne sont pas forcément liées (par exemple, Goodman défend le cognitivisme esthétique sans rien dire au sujet de la moralité des œuvres), elles tendent néanmoins à s’entrecroiser (on peut défendre l’idée selon laquelle la connaissance fictionnelle est de nature éthique ou que les auteurs sont responsables de leurs œuvres en tant que celles-ci contiennent des énoncés vrais ou faux à propos du monde réel). Le problème de la « résistance imaginative morale », notamment, illustre une autre relation entre ces deux domaines, à savoir celle d’un glissement depuis des considérations morales vers une analyse globale de notre fonctionnement cognitif. Originellement, en tous cas, les défaillances ou les déformations du savoir qu’on attribue aux fictions semblent signer pour ainsi dire leur immoralité.

a. Démission aléthique et morale : faiblesses imaginatives et facticité des œuvres de fiction

Au nom de quoi la fiction empêcherait-t-elle l’accès au savoir et l’action morale ? D’un modèle scientiste de la connaissance ? De la liberté d’invention dont jouissent les auteurs ? De la faculté même qui semble au cœur de la fiction, à savoir l’imagination ? En effet, comparée à la mémoire et surtout à l’observation directe, l’imagination reproductive ne semble pas être une faculté fiable, et comme disposition mentale créatrice, elle paraît dénuée de contrainte extérieure. Sauf à nous en imposer volontairement, nous pouvons bien imaginer n’importe quoi, contrairement aux scientifiques qui, dans leurs expérimentations, théorisations et formulations d’hypothèses, doivent respecter des critères de cohérence et de plausibilité probabiliste. En ce sens, l’adéquation aux data n’est pas nécessaire aux œuvres d’imagination. Mais alors qu’en est-il par exemple des romanciers naturalistes tel que Zola défendant un modèle scientiste de la vérité, ou des cinéastes assumant une tendance documentaire ?

Si la fonction principale des fictions est de divertir, que les matériaux soient inventés ne fait que renforcer les soupçons qui les entourent. L’exigence de vraisemblance ne peut pas non plus garantir leur valeur heuristique parce qu’elle joue davantage le rôle d’un principe structurel que d’une justification à croire – sans quoi les illusions perceptives passeraient pour vraies. En outre, toute œuvre de fiction ne cherche pas à « imiter la nature » : impossibilités physiques (animaux parlants des fables), logiques (voyages dans le temps), paradoxes assumés, métalepses ontologiques ou narratives par lesquels s’emmêlent mondes actuel et fictif (Genette 2004), l’imagination débridée des auteurs tend à souligner la frivolité de ces représentations, leur gratuité épistémique et leur désir de plaire et émouvoir, plutôt que de chercher ou transmettre des vérités – à l’instar des pratiques ludiques. Même à véhiculer des messages sérieux, ceux-ci semblent altérés par l’empreinte de l’inventeur, de son style et donc d’une certaine part de subjectivité – à l’instar des œuvres d’art. En somme, ceux qui défendent la valeur cognitive des fictions se heurtent en somme à trois problèmes majeurs : (1) la fiabilité des opérations de l’imagination, (2) la nature et la fonction des œuvres de fiction, (3) le type de vérité et de connaissance en jeu.

b. (Que) pouvons-nous apprendre grâce aux fictions ?

Il existe nombre de lacunes dans la prise en compte des faits et conséquences dans nos scénarios projectifs (Currie 2011) : quand nous nous imaginons sortir au cinéma, par exemple, nous passons sur les difficultés que nous aurons à nous garer, comme lorsque nous nous imaginons voler, nous imaginons rarement les efforts physiques requis, le poids de l’air ou son bruit dans nos oreilles. En ce sens, les expériences de pensée auxquelles les romans peuvent être comparés semblent présumer réglée cette question, contrairement à ceux qui accentuent l’aspect illusoire et potentiellement trompeur de ces simulations.

Le problème de la justification d’une réception épistémique sérieuse des œuvres de fiction, jugée contre-nature aussi bien par les défenseurs de la fiction comme feinte ludique, que par ceux qui adoptent une conception autotélique de l’art (héritière du kantisme) ou qui soulignent l’autoréférentialité de la littérature.

Définir la fiction comme un jeu de faire-semblant implique l’idée que nos expériences n’ont que l’apparence « d’un engagement avec l’œuvre comme un apprentissage alors que le but, en fait, n’est pas d’apprendre quelque chose » (Currie 2011), mais bien de pseudo-croire. En ce sens, il serait erroné, par exemple, d’assimiler les énoncés fictionnels à des hypothèses, puisqu’une histoire est racontée pour offrir un plaisir esthétique, plutôt que « pour résoudre un quelconque problème » (MacDonald 1954). La fonction première, ou canonique, des œuvres de fiction est ainsi le cœur de l’argument contre un usage épistémique de ce type de scenario, soutenu par des considérations sur leur fonctionnement. En particulier, on peut penser que la valeur d’une œuvre littéraire tient davantage (ou uniquement) à sa façon de présenter des « thèmes », et non à sa capacité pédagogique, notamment parce que les références au monde réel ne sont ni transparentes ni littérales. C’est ce que défendent Lamarque & Olsen (1994) en jugeant que « le concept de vérité n’a pas de rôle central ou inéliminable dans la pratique critique ». Cette thèse peut être renforcée par la comparaison entre fiction et jeu, l’activité ludique étant conçue comme téléologiquement close, c’est-à-dire comme une « encapsulation sociale » qui « ne peut être, directement ou naturellement, un moyen en vue d’une autre fin » (Chauvier 2007). Dès lors, l’immersion dans un monde autonome parallèle repousse les affirmations d’une connaissance externe par les fictions.

Le problème du type de vérité en jeu dans la fiction et de la connaissance-modèle.

Les fictions didactiques semblent apporter des vérités déjà connues, qui ne sont pas propres au médium imaginatif, et extraire des vérités générales des œuvres de fiction revient souvent à ânonner quelque banalité – « l’argent corrompt » résumerait par exemple L’ami commun de Dickens (Lamarque 2009). Mais si la connaissance par les fictions est d’un type particulier, quel est-il ? Si celle-ci ne s’avère pas testable comme les sciences empiriques le requièrent, ni peut-être même propositionnelle, est-ce alors une connaissance authentique? Faudrait-il donc modifier l’épistémologie classique pour pouvoir reconnaître la valeur cognitive de l’art – vers une théorie générale de la compréhension (Goodman & Elgin 2004) ?

(Que) pouvons-nous apprendre grâce aux fictions ?

Pourquoi les fictions artistiques ne sont-elles pas seulement (ou pas du tout) de la « pornographie cognitive » (Currie 2011), ou des systèmes autonomes (selon les théories formalistes de la littérature) n’offrant que l’illusion d’un gain épistémique ? Les théories fictionalistes sont-elles appropriées pour appuyer la thèse d’une connaissance par les œuvres de fiction ? Et de quel(s) type(s) de connaissance s’agit-il ?

i. Fictionalismes théoriques : utilité du « comme si »

Contrastant avec la défiance suscitée par les fictions artistiques, le recours méthodologique aux fictions dans la quête de connaissance peut être considéré comme tenable. De la fiction théorique de l’anneau de Gygès dans la République de Platon à celle du chat de Schrödinger en physique quantique, les sciences et la philosophie se sont depuis longtemps dotées de l’outil cognitif que constituent les fictions pour étayer leurs thèses. Reconnaître la fausseté d’une description ou l'inexistence d’un objet n'empêcherait pas de leur reconnaître une valeur épistémique. C’est ce sur quoi s’appuie le fictionalisme, thèse antiréaliste ayant pour but d’expliciter cette structure duelle : pour un discours D composé de phrases faisant apparemment référence à un domaine d'entités problématiques ou visant apparemment à décrire le monde, le fictionaliste soutient (a) que les phrases de D ne doivent pas être interprétées comme cherchant à référer à ces entités ou à exprimer une vérité littérale, et (b) qu’en tenant ce discours, on adopte un état d'esprit (imagination, supposition, acceptation) distinct de la croyance, en vue de bénéfices pratiques ou théoriques.

L'origine la plus claire et systématique de cette thèse est probablement la philosophie du « comme si » du néo-kantien Vaihinger (2008) : c'est un fait épistémologique que « la pensée fait des détours » et use d'artifices non-objectifs dans l'enquête de connaissance. Bien qu'essentiellement en contradiction avec le réel, les fictions cessent d'être une menace épistémique dès qu'on les tient pour ce qu'elles sont : des expédients mentaux, des moyens provisoires en vue d'une fin déterminée. Vaihinger identifie ainsi, en philosophie comme en sciences, une multitude de raisonnements de cet ordre : dans l'épistémologie kantienne, la fiction de la « chose en soi » est une notion contradictoire qui permet de penser, d'exprimer le réel et d'expliquer nos sensations ; dans la physique du tournant du XIXe et XXe siècles, introduire la fiction provisoire de l'éther luminifère permet d'expliquer les phénomènes lumineux. La spécificité commune à ces raisonnements est le « faire comme si », un processus consistant à admettre provisoirement que a doit être traité comme il serait traité si b, quand bien même b est contradictoire ou impossible : en dépit des antinomies inhérentes à la notion de liberté, les actions humaines doivent être traitées comme elles le seraient si elles étaient libres, pour permettre le jugement moral et fonder le droit pénal. Ainsi, selon Vaihinger, la construction de fictions et le raisonnement « comme si » sont de précieux soutiens pratiques et théoriques.

La philosophie de Vaihinger a marqué son temps et, bien que l'on puisse discuter l'histoire du fictionalisme (Ogden (1932) soutient par exemple que l'approche de Bentham anticipe et surpasse le fictionalisme de Vaihinger), elle a durablement influencé les débats sur la valeur et l'usage des fictions dans les domaines de la connaissance (sur l'origine et l'héritage de la philosophie vaihingerienne, voir Bouriau (2013)). Dans le paysage philosophique contemporain, le fictionalisme est florissant et présente de multiples visages, variant quant à ses objets – fictionalisme théologique (Lepoidevin 1996), moral (Kalderon 2005), ou sur les théories scientifiques (Van Fraasen 1980) – ou ses types. Précisons un peu ce dernier point (pour une présentation plus exhaustive des types de fictionalismes, voir Sainsbury 2010 ; Salis 2014 ; Eklund 2015).

D’après le fictionaliste, prier une divinité, invoquer une loi morale ou manipuler des nombres revient à faire « comme si » – de telles choses existaient réellement. Mais que signifie précisément une telle formule ? Ici les avis divergent. D’abord, à propos du rôle de la feintise dans l'explication du discours D, il existe deux approches concurrentes (Stanley 2001) :

  • L’approche descriptive du fictionalisme herméneutique soutient qu'en tenant un discours à propos d'une entité X, on ne fait actuellement que prétendre dire vrai ou référer à cette entité. Autrement dit, la feintise qualifie le discours. Cela soulève une difficulté phénoménologique : comment justifier, par exemple, qu’affirmer « 2 et 2 font 4 » relève de la feintise à l'insu des interlocuteurs ?
  • Inversement, l’approche prescriptive du fictionalisme révolutionnaire soutient qu'en tenant un discours à propos de X, nous référons de fait à une entité fictionnelle, et c'est pourquoi nous devons faire usage de ce discours pour que la référence n'ait lieu que dans le cadre d'une feintise. Autrement dit, la feintise réhabilite le discours. On reproche à cette position son immodestie : par exemple, toutes les personnes engagées dans un discours apparemment sérieux sur les nombres se trompent systématiquement. A quel titre le fictionaliste pourrait-il attribuer si massivement l'erreur aux scientifiques, économistes, enseignants qui n'adoptent pas l'attitude prescrite ?

Ensuite, Yablo (2001) envisage la question du contenu réel d'une assertion de D à partir de la formulation classique du fictionalisme, qu'il nomme instrumentalisme : en disant « le nombre d’apôtres est douze », à supposer que « je n'asserte pas sincèrement que le nombre des apôtres est identique au nombre douze (je ne crois pas aux nombres), il semble bien que j'asserte sincèrement quelque chose. Quoi ? L'instrumentaliste ne le dit pas. » (2001, 74). Une réponse est formulée par la conception méta-fictionaliste : faire comme si l'on assertait que p revient à asserter réellement que, selon une fiction ou un standard, p. Tout se passe comme si l'assertion fictionaliste était une espèce d'énoncés métafictifs, ce que Yablo juge problématique. En effet, introduire un opérateur de fictionalité pour analyser « Dantès est un marin » permet de restituer une dimension cruciale de ce type d'assertions : il s'agit de rapports sur le contenu d'une œuvre. Pourtant, il est parallèlement peu plausible que

(8) Dans la fiction mathématique, le nombre de personnes mourant de faim augmente

porte sur le contenu du standard mathématique, plutôt que sur des personnes.

Une troisième forme de fictionalisme, dit de l'objet, envisage alors à nouveaux frais la relation entre le contenu de l'assertion feinte et l'opérateur de fictionalité, en soutenant que le contenu réel de l'assertion « p » est que le monde est dans une certaine condition, à savoir dans la condition requise pour rendre p vrai-dans-telle-fiction. Ainsi, lorsque l'on asserte (8), on parle d'un fait réel, de celles et ceux qui sont mortes et mourront de faim. Les fictions sont de simples supports sur lesquels se reposer pour décrire le monde.

Mais les trois types de fictionalisme présentés précédemment engendrent des conséquences paradoxales, initialement soulevées par Brock (1993) et Rosen (1993) : ils en viennent à postuler les entités dont ils veulent se passer. Si l’argument à été généralisé (Nolan et O'Leary-Hawthorne 1996), le débat concerne à l’origine la métaphysique des modalités. En effet, le réalisme modal soutient que les énoncés contenant des modalités (« nécessairement ») peuvent être paraphrasés en termes de mondes (pour tous les mondes, p) en s'appuyant sur la biconditionnelle

(BR) ϕ si et seulement si, ϕ* (où ϕ est un énoncé modal et ϕ* un énoncé où la modalité a été traduite).

Cela l'engage donc ontologiquement sur l'existence d'une pluralité de mondes. Pour ne pas se prononcer sur le sujet, le fictionaliste modal adopte alors la biconditionnelle

(BF) ϕ si et seulement si, dans la fiction modale, ϕ*.

Selon Rosen (1993, 75), « le problème émerge lorsqu'on considère l'analyse d'énoncés impliquant des modalités imbriquées » tels que

(9) Nécessairement, il est contingent que les kangourous existent.

Dans l'analyse standard, cela donne

(10) Pour tous les mondes, il y a les mondes où les kangourous existent et les mondes où les kangourous n'existent pas.

Et cela implique

(11) Pour tous les mondes, il y a plusieurs mondes.

Parallèlement, le fictionaliste traite (9) avec (BF) et il suit :

(11') Dans la fiction modale, pour tous les mondes, il y a plusieurs mondes.

Le problème apparaît clairement. Si l'on reprend la biconditionnelle (BF), il se trouve que (11') correspond au membre de droite (dans la fiction modale, ϕ*) et est équivalent à

(12) Nécessairement, il y a plusieurs mondes.

De la nécessaire contingence de l'existence des kangourous, le fictionaliste serait ainsi conduit à soutenir littéralement le réalisme modal !

Si le fictionalisme est historiquement une thèse épistémologique (visant à expliquer la valeur cognitive et heuristique des fictions), les derniers arguments évoqués suggèrent que le cœur de son propos est en fait métaphysique : il s’agirait de défendre des thèses libérées du poids ontologique qu’assume le réalisme, et pourtant attachées à l’usage et au caractère opportun des pseudo-entités que l’antiréalisme voudrait simplement éradiquer. Néanmoins, ses emprunts de notions appartenant au contexte des théories des fictions artistiques rendent ses thèses parfois difficiles à évaluer : en particulier, l’usage du concept de faire-semblant ou d'un opérateur de fictionalité s'avère ici d'autant plus déroutant que chacun avait initialement pour fonction de révéler la spécificité pragmatique des fictions artistiques, contre les autres sortes de fictions. On peut donc légitimement se demander si l'engouement des diverses branches de la philosophie pour le fictionalisme ne conduit pas à un nouvel élargissement de la notion de fiction et aux confusions conceptuelles du « tout fiction ».

ii. Valeurs cognitives des œuvres de fiction

Les débats portant sur la connaissance par les fictions (artistiques) se mêlent à ceux portant sur le cognitivisme esthétique – les œuvres d’art nous apprennent (spécifiquement) des choses sur le monde – et supposent donc d’admettre des relations référentielles ou inférentielles valides entre la représentation et le monde réel. La tradition humaniste de la littérature, notamment, voyant dans les personnages héroïques des modèles vertueux ou dans les récits des exemples capables de nous révéler les lois fondamentales du cœur humain, irrigue encore certaines thèses actuelles, mais de façon plus nuancée. La connaissance par l’art semble indirecte, différente d’une connaissance naturelle (par les sens et la raison) ou scientifique (par une pratique collective et institutionnelle). Landy (2012) et Engel (2013) proposent ainsi une classification des divers types de connaissance littéraire, que nous reprenons partiellement ici – laissant de côté la question de savoir si cela peut être transposé à la spécificité de chaque art représentationnel, ce dont doute Lamarque (1996). A l’évidence, la confusion entre fiction et art et la dimension évaluative du concept de « littérature » planent sur ces controverses : la valeur cognitive d’une œuvre tient-elle véritablement à sa fictionalité ou à la dimension esthétique du fonctionnement de ses symboles ?

Connaissance propositionnelle théorique

Les fictions didactiques, à clés ou porte-paroles de l’auteur, les contes philosophiques et les fables, semblent véhiculer des messages clairs ou paraboliques, susceptibles d’être directement extraits des œuvres. Mais ce type de connaissance ne semble pas propre à l’emploi d’histoires inventées et à imaginer, et le problème demeure de savoir à quel type de contenu nous avons réellement affaire. Descombes (1987) note que les romans sont « riches en legomena, en échantillons de ces manières de penser » qui seraient utiles à ceux qui cherchent la vérité. Pourtant, cela semble peu fiable, eu égard à la créativité des auteurs, et n’être au mieux qu’une imitation plutôt qu’une croyance justifiée. Les fictions pourraient expliciter des lois psychologiques ou sociales implicites, un ensemble de généralisations empiriques, ou encore des lois d’essence portant sur des propriétés nécessaires (Ingarden 1930). Mais la confirmation de telles données, non-expérimentalement testées et supposant parfois une forme de révélation ou d’intuition mystique, reste problématique. En fait, la connaissance littéraire serait moins théorique que pratique : elle ne serait pas l’explication de vérités générales mais plutôt l’expression de situations particulières, et moins un type de « savoir que » telle chose est le cas, mais de « savoir comment » faire telle chose.

Connaissance pratique et compétences épistémiques

Qu’une connaissance ne soit pas propositionnelle ne signifie pas que ce n’est pas du tout une connaissance. De nombreux philosophes suivent alors la lignée d’Aristote qui définit la connaissance morale, ou éthique, comme sans limite, non résumable sous forme de préceptes ou de maximes, l’expression des vertus et des vices étant toujours dépendante du contexte pratique dans lequel nous agissons. Ainsi Putnam (1978) estime-t-il que les romans apportent une « connaissance conceptuelle », celle d’une « possibilité », d’une nouvelle interprétation du monde à l’aune d’une certaine hypothèse comme « les être humains sont haineux », par exemple, dans Voyage au bout de la nuit de Céline : « ce que j’apprends est à voir le monde comme il a l’air d’être pour quelqu’un qui est sûr que cette hypothèse est correcte ». Le test consiste alors dans une confrontation avec « l’expérience d’hommes et de femmes intelligents et sensibles », et les œuvres de fiction permettent donc de comprendre que « l’imagination et la sensibilité sont des instruments essentiels du raisonnement pratique ». En lisant le Carnet d’or de Lessing, autre exemple de Putnam, nous prenons conscience d’un certain « groupe de problèmes moraux » liés au fait d’être communiste dans les années 1940, et plus précisément à « la façon dont cette perplexité morale pourrait avoir été ressentie par une personne parfaitement possible dans une période parfaitement déterminée ». En ce sens, la connaissance n’est pas propositionnelle parce que l’histoire montre plus qu’elle ne formule. C’est la même voie que suit Nussbaum (1990) pour défendre l’idée que la littérature apporte une connaissance éthique de l’individuel : les œuvres nous permettent de raffiner nos raisonnements moraux sur des cas chaque fois singuliers, sans qu’il soit possible d’en tirer des principes universels. L’enjeu principal de ces positions semble être la défense des Humanités au sein d’une société valorisant les sciences dans l’économie du savoir (voir aussi Rorty 1979), de l’imagination et de la « justice poétique » (Nussbaum 1995) dans les débats publics, et du rôle de la littérature en philosophie morale : l’idée est que le modèle de la connaissance scientifique (hypothético-déductif) n’est pas approprié pour rendre compte de ce que nous apprenons grâce aux œuvres d’art.

La thèse selon laquelle les œuvres de fiction ne sont pas « informatives, mais formatives » est notamment défendue par Landy (2012), dans une veine austinienne : il s’agit moins de raisonner en pratique que de faire quelque chose avec les fictions, à savoir développer progressivement, dans le temps de la lecture, des capacités, aptitudes ou habitudes d’action fondées sur des « pré-capacités » qui nous font voir les textes comme des « défis ». En ce sens, plutôt que de transmettre des croyances ou nous enseigner des contenus propositionnels, « elles nous donnent un entraînement », nous montrent comment faire en nous enjoignant de l’expérimenter par l’imagination. Quoique la thèse soit séduisante, Engel (2013) souligne deux difficultés : quelles aptitudes émergent en propre de nos expériences fictionnelles et comment passons-nous véritablement d’une pré-capacité à une capacité ? Plus globalement, soutenir que la connaissance littéraire est d’ordre pratique suppose, suivant la conception rylienne du « savoir comment », de l’opposer à la connaissance propositionnelle théorique. Or Engel considère qu’elle en dépend en grande partie si on la conçoit comme une « multiplicité de modes de présentation pratique » de savoir-que. En tous cas, l’accent mis sur le raffinement de nos compétences épistémiques ainsi que la thèse selon laquelle le savoir des fictions (artistiques) porte principalement sur des questions éthiques sont les plus répandus dans les débats actuels.

« Connaissance affective » : empathie et expériences de pensée

Une autre branche est suivie par ceux qui favorisent l’expérience émotionnelle que nous avons avec les fictions, rappelant l’idée aristotélicienne de « catharsis » ou les conceptions expressivistes de l’art. Actuellement, l’accent est mis sur le rôle de l’empathie dans nos expériences fictionnelles (Keen 2007) : nous ressentons ce que vivent les personnages, nous partageons leurs sorts en suivant leur histoire et exprimons des sentiments à leurs égards (la pitié, l’amour, le rejet viscéral…). Dans cette optique, le but des œuvres est moins de produire des vérités que de susciter en nous des réactions affectives. Le problème est alors de savoir si ces thèses sont réellement cognitivistes dès lors qu’elles se fondent sur une conception de la fiction comme espace de simulation, de croyances feintes, de quasi-désirs (Currie 1990) ou quasi-émotions (Walton 1990). Si les états émotionnels provoqués ont ainsi des contenus quasi-propositionnels, alors on ne pourrait plus parler que d’implications ou d’effets cognitifs presque accidentels (Engel 2013). L’enjeu consiste donc à statuer sur la nature des émotions que nous procurent les fictions (ce que le paradoxe de la fiction interroge entre autres), et sur leur capacité à être des outils cognitifs fiables (ce que Goodman, entre autres, reconnaît).

Les nombreuses thèses qui comparent les œuvres de fiction à des expériences de pensée, dans la lignée des analyses de Mach et qu’illustre notamment le roman L’Homme sans qualités de Musil, soulèvent la même inquiétude. Si la théorie lewisienne des mondes possibles ou le réalisme modal servent parfois aussi à expliciter la valeur cognitive des romans (Carroll 2002 ; de Sousa 2005 ; Murzilli 2012), le problème demeure de savoir comment le résultat d’une expérience fictive peut éviter d’être lui-même fictif. Ce type d’expérience mentale est-il même réellement une expérience ou une forme de clarification conceptuelle ? N’est-il pas simplement une « considération grammaticale » (Wittgenstein in Bouveresse 2008,116), voire la création de concepts nouveaux (Fasula 2012) ? En ce sens, l’assimilation totale du fictif au possible s’avère difficile à fonder, proche d’une forme d’anti-cognitivisme qui considère les fictions comme des supports « donnant à penser » ou à sentir. Qu’il s’agisse donc d’une expérience quasi-affective ou mentale, cela ne semble pas suffire pour garantir le rôle cognitif des fictions.

Compréhension métaphorique et valeur conative de l’art

Evoquons enfin les conceptions de Goodman pour qui l’esthétique est une branche de l’épistémologie conçue comme une théorie générale de la compréhension et qui estime que, « dans l’expérience esthétique, les émotions fonctionnent cognitivement » (1976). L’intérêt de ses travaux consiste notamment dans sa capacité à éviter les confusions conceptuelles – entre appréciation et compréhension des œuvres, valeur cognitive et mérite esthétique – et les diverses formes de mentalisme – privilégiant une approche inscriptionnaliste des symboles. Si la fiction est une fausseté littérale, elle peut être une vérité métaphorique, ce que développe Elgin (1992) en montrant comment agit le procédé référentiel d’exemplification métaphorique – par exemple, comment nous comprenons, en lisant La maison de poupée, « les limitations étouffantes que les mariages bourgeois conventionnels font peser sur la vie des femmes ». En outre, les histoires peuvent devenir des « études », « exposés » ou « essais », dès lors que nous soulignons les « caractères topiques » de ces structures narratives, en étant « guidés par l’information et l’éclairage que les épisodes relatés apportent » sur diverses situations ou phénomènes réels (Goodman 1980). Ce type de considérations ne repose pas sur un certain pragmatisme d’usage, au sens où il nous reviendrait de choisir d’activer épistémiquement les œuvres. Au contraire, c’est parce que les symboles sont reliés au monde par de multiples voies de référence que nous devons tenter de comprendre l’œuvre, et par-là quelque aspect du monde, ainsi que nous en venons à voir géométriquement la réalité lorsque nous sortons d’une exposition sur le cubisme. En ce sens, il s’agit moins de contenu propositionnel à extraire que de compétences à raffiner et d’opérations consistant à faire et refaire des versions de monde. Le défi lancé par ces débats porte donc sur le type d’épistémologie approprié, le modèle classique de la connaissance comme croyance vraie justifiée étant jugé insuffisant et inadéquat par Goodman & Elgin (1992), et menant à la conséquence malheureuse de reconnaître la stupidité méritoire, sinon l’art inutile !

c. Quels sont les enjeux éthiques des œuvres de fiction ?

La place des émotions, notamment, dans la réception que nous faisons des œuvres de fiction pose le problème, non seulement de leur gain cognitif mais de leur justesse pratique. Est-ce être fou que de pleurer devant le Titanic ? Sommes-nous moralement vicieux par le plaisir que nous prenons à inventer, lire ou regarder des fictions ? Et quelle est la responsabilité des auteurs et des joueurs ?

i. « Paradoxe de la fiction » et irrationalité de nos émotions

Le paradoxe de la fiction concerne les émotions que nous ressentons à l'égard des personnages et événements fictionnels. Si la philosophie s’interroge sur la relation entre art et émotion depuis l'antiquité, l'origine du paradoxe se situe dans un débat entre Johnson et Kendrick (in Vickers 1979) sur la cause du plaisir procuré par les représentations théâtrales : pour le premier, le plaisir est intellectuel et procède de notre conscience de la fiction, pour le second, la condition du plaisir est que nous nous laissions tromper par les représentations, oubliant leur caractère fictif. Suite à une série d’articles initiée par Radford (2005), le problème vient de ce que trois propositions, plausibles isolément, s’avèrent inconsistantes entres elles.

(RE) Réponse émotionnelle. Nous ressentons des émotions authentiques face aux personnages (ou événements) fictionnels.

(CF) Croyance sur la fiction. Nous ne croyons pas à l’existence de personnages (ou à la factualité des événements) que nous savons fictionnels.

(SE) Structure émotionnelle. Pour avoir d'authentiques émotions, il faut croire à l'existence (ou la factualité) de l'objet de l'émotion.

La proposition (RE) est certainement la plus intuitive : après tout, qui n'a pas pleuré devant un roman ou frémi devant un film. La proposition (CF) concerne notre incrédulité à l'égard du statut des fictions : la conscience du caractère fictif d’une représentation semble être une composante nécessaire de notre expérience, sans quoi il n'y aurait pas vraiment de plaisir tragique (Johnson). En outre, à supposer que la croyance est une disposition à l'action, il faut noter que nos comportements face aux événements fictifs ne sont pas ceux d'une personne qui croit à leur factualité : sans quoi, dans le cas d'un spectacle horrifique, « il est probable (que nous) ne resterions pas assis bien longtemps » (Carroll 1990, 63). La proposition (SE) est liée à la théorie cognitive des émotions qui fait généralement « de certains aspects de la pensée, souvent une croyance, quelque chose de central pour le concept d'émotion » (Lyons 1985, 33). Radford introduit cette idée en nous demandant d'imaginer un ami nous confiant les déboires de sa sœur, puis, au moment où nous sommes pris d'un sentiment empathique pour elle, nous révélant que tout cela est faux, qu'il n'a pas de sœur. Apprendre l'inexistence de cette sœur semble alors bloquer toute émotion et donc justifier (SE). Ainsi, les trois propositions semblent intuitivement valides, mais rendre contradictoire leur articulation.

La formulation paradoxale du problème permet de clarifier le débat : trois stratégies s'offrent à qui veut défaire l’inconsistance de ces propositions (pour une classification des différentes vues défendues, voir Levinson 1997). Une premier type de réponse consiste à rejeter (RE) en soutenant par exemple que ce ne sont pas d’authentiques émotions que nous ressentons face à une fiction, mais des « quasi-émotions » imaginées dans le cadre d'un jeu de faire-semblant (Walton 1990), ou encore que notre état émotionnel n'a pas un personnage fictif pour objet, mais une personne réelle qui lui est semblable (Paskins 1977 ; Charlton 1984).

Un second type de réponse part du rejet de (CF) en vertu du fait que l'audience suspend sa croyance, oublie ou se laisse tromper sur le statut des ficta. Si cette idée semble trop radicale, une version plus faible est néanmoins soutenue par l'analyse des neurones miroirs (Irvin et Johnson 2014). Une autre solution consiste à amender cette proposition en estimant qu’une croyance sur ce qui est fictionnel (croire fictionnellement que x existe et subit des événements sordides) suffit à ressentir, par exemple, de la pitié pour un personnage (Neill 2005).

La dernière stratégie rejetant (SE) rassemble le plus de voix. Une première option consiste à soutenir que l'objet de l'émotion fictionnelle est une pensée et qu’une pensée peut causer une émotion : on peut être effrayé par la pensée de sa propre fin, ou effrayé de sa propre mort – les inactuels peuvent ainsi être le contenu intentionnel de telles pensées (Lamarque 2005). Une seconde option suppose de discuter l'architecture cognitive de l'imagination afin de déterminer les mécanismes cognitifs qui régissent l'interaction entre croyances, désirs et mécanismes affectifs : sont alors proposées des théories simulationistes, postulant un mécanisme qui détourne nos représentations de croyances et de désirs de leurs impacts sur nos systèmes de contrôle et l’action (Currie 1997), ainsi que des théories dites des deux systèmes représentationnels, postulant des représentations imaginatives per se, en plus de celles de croyances et de désirs (Weinberg et Meskin 2006).

Une dernière position existe, dont la teneur a certainement contribué à l'engouement autour de la question. Selon Radford, puisque les trois énoncés doivent être tenus pour vrais, il faut en assumer la conséquence : être ému par les fictions révèle un aspect profondément irrationnel de la nature humaine. L'incursion de l'irrationnel dans nos vies semble menaçante et avoir de terribles effets, déjà soulignés par Platon, nous obligeant à nous méfier de nos émotions : elles risquent d'immiscer en nous des dispositions (affectives, morales, épistémiques) vicieuses. Il apparaît pourtant que notre irrationalité ne découle pas de la vérité des trois prémisses : l’inconsistance se situe plutôt au niveau de (CF) – simultanément, nous croyons à l'inexistence de x et réagissons à la croyance en l'existence de x – ou de (SE) – il est possible mais anormal d'avoir une émotion envers un objet que nous croyons inexistant. L'irrationnel n'est donc pas une conclusion valide du maintien des trois propositions, et la question reste encore de savoir si nous avons réellement affaire à un paradoxe.

ii. Problème de la « résistance imaginative morale »

L'ensemble de problèmes regroupés sous l'expression de « résistance imaginative » porte sur la difficulté singulière que l'on peut avoir à apprécier et à être engagé imaginativement par certaines œuvres de fiction. L’origine historique de ce phénomène apparaît chez Hume à la fin de son essai « Sur la norme du goût », mais le débat contemporain, proposé par Gendler (2000) à partir de remarques de Walton (1994) et Moran (1994), s'en est progressivement écarté pour s'ancrer dans l'approche mentaliste des fictions. Ce cadre théorique joue un rôle important dans l'évolution des discussions, notamment quant à la portée et à la formulation même des problèmes. Considérons trois fictions minimales – c’est-à-dire des fictions complètes et volontairement succinctes, supposées isoler certains aspects du problème :

Gargantua. Gargantua est né de l'oreille gauche de Gargamelle.

Malgré l'insistance du narrateur pour nous convaincre du contraire, la forme d'accouchement décrite par Gargantua est des plus improbables. L'un des mérites des conceptions mentalistes est d'expliquer pourquoi nous taisons notre incrédulité face à cette proposition pendant la lecture du roman : Garguantua nous invite à imaginer p, et croire p ou croire non-p sont tous deux compatibles avec imaginer p. En ce sens, il est aisé d’imaginer l'étrange accouchement.

Giselda. En tuant son enfant, Giselda fit la bonne chose ; après tout, c’était une fille.

Si la lecture de Giselda entraîne une phénoménologie particulière (à savoir une sortie du jeu de faire-semblant), alors vous expérimentez précisément le phénomène de « résistance imaginative ». Giselda nous invite à imaginer p, et bien que cela soit compatible avec croire p ou croire non-p, nous éprouvons de réelles difficultés à nous conformer à l’exercice. La chose est d'autant plus étonnante qu'à l'inverse,

Rose-Marie. En tuant son enfant, Rose-Marie fit la bonne chose ; après tout, c’était l'enfant du démon.

ne cause généralement pas de tels soucis. Pourquoi donc les principes de fonctionnement des fictions artistiques n'opèrent-ils pas dans certains cas ? Les premiers débats portent sur les concepts évaluatifs moralement chargés (Gendler 2000) : ce qui nous frappe lors de la lecture de Giselda, c'est l'attribution d'un concept moral fin (la bonne chose à faire). Mais la portée du phénomène semble s’étendre au-delà de l’évaluation morale (Weatherson 2004), comme l’illustre l’exemple suivant (Yablo 2002).

Fin de partie. Ils s'effondrèrent sous un érable géant. Il ne leur restait qu’un objet à trouver et pourtant, la partie semblait déjà perdue. « Tiens le coup, dit Sally. La solution est pourtant sous nos yeux. Nous sommes sous un érable ! » Elle attrapa une feuille composée de cinq palmes. « Voilà l’objet ovale dont nous avions besoin. » Ils coururent chercher leur prix.

Cet exemple comporte une étrangeté analogue à Giselda, à cette différence que la résistance imaginative n’est plus due à l’attribution d’un prédicat moral, mais descriptif : une feuille d’érable à « cinq palmes » devrait ici compter comme un objet de forme ovale. Si on admet ce type de cas, il faut alors conclure que le phénomène de la « résistance imaginative » n’est pas nécessairement moral, et donc que les racines du problème dépassent le domaine de l’éthique.

Une autre source de difficultés concerne la description du phénomène et la formulation du problème philosophique qu'il représente. Au lieu d’un unique souci, il y aurait plutôt un enchevêtrement de « problèmes considérablement distincts mais aisément confondus » (Walton 2006, 137). De fait, un des aspects du phénomène relève davantage de questions générales sur le jugement de goût et les mérites et démérites d'une œuvre. Pouvons-nous encore reconnaître quelque valeur esthétique à une œuvre alors que ses vices (notamment moraux) font obstacle à l'appréciation ? Cependant, le besoin de clarification auquel appelle Walton concerne essentiellement l'amalgame de deux autres problèmes. En effet, que se passe-t-il lorsque nous lisons une des fictions minimales ? On peut soutenir qu’il s’agit d’un échec de l'acte d’imaginer ou d’un échec auctorial. Les deux échecs, quoique certainement liés, ne sont pas concomitants.

Le premier problème concerne l’imagination : dans le cadre d'un projet imaginatif prescrit par une œuvre donnée, si p est fictionnel et que, ceteris paribus, on reconnait la fictionalité de p, en vertu de quoi n’imagine-t-on pas p ? L’échec imaginatif consiste alors en une réticence ou en une incapacité à imaginer. Si la résistance est un refus volontaire d'imaginer, alors pourquoi refusons-nous ? Par exemple, parce que le type d'actes imaginatifs attendus requiert des désirs que l'on n'a pas (Currie 2002) ou parce que les passages fautifs expriment une réévaluation qui, en l'absence d'éléments contextuels appropriés, semble porter sur le monde actuel (Gendler 2000). Et si l'échec relève d'une incapacité involontaire à imaginer, cela peut être dû à une incapacité à comprendre la proposition prescrite (Stock 2005) ou à la transgression par l’œuvre de certaines règles d'interprétation, qui, incidemment, complique l'exercice imaginatif (Weatherson 2004).

Le second problème concerne la fictionalité : en admettant qu'il suffit généralement qu'une œuvre de fiction désigne explicitement p pour que p soit vrai dans la fiction, et si tel est le cas pour p, en vertu de quoi peut-on juger que p n'est pas fictionnel ? A nouveau, des réponses très différentes sont offertes. Certains s'appuient sur une conception intentionnaliste de la fictionalité, soutenant que cet échec suit la rupture de la fiabilité ou de l'autorité épistémique de l'auteur (Gendler 2006), ou du narrateur fictionnel (Matravers 2003). D'autres optent pour une approche plus principielle du problème alors expliqué en termes de règles d'interprétation (Weatherson 2004) ou de relativité à l'interprétation (Cain 2015). Enfin, certaines analyses portent sur la nature des propriétés problématiques elles-mêmes : par exemple, la survenance des propriétés morales sur les faits naturels réels ou fictifs (Walton 1994) ou la dépendance (partielle) de l'extension de certains prédicats à notre réaction à l'objet (Yablo 2002).

En définitive, les multiples difficultés unies derrière le concept de « résistance imaginative » sont à la croisée de l'épistémologie de l'esthétique (sur la relation entre mérites ou démérites cognitifs et esthétiques), de la phénoménologie et de la philosophie de l'esprit (sur la nature et la cause du phénomène problématique) et des théories de la fiction (sur le fonctionnement de la fictionalité). Cette énigme philosophique en apparence marginale participe donc pleinement de notre compréhension des représentations fictionnelles.

iii. Questions juridiques : devoirs des auteurs, droits des avatars

Les débats philosophiques portant sur les fictions, s’ils sont théoriques et conceptuels, ne sont pas pour autant détachés d’enjeux sociaux et juridiques. La place de l’imagination, des œuvres de fiction et des jeux (vidéo ou en ligne) dans nos vies semble de plus en plus importante et entraîner des problématiques concrètes, en particulier dues au brouillage des frontières entre le factuel et le fictionnel – pensons aux séries télévisées, aux films biopics, à l’autofiction, aux formes d’infotainment ou de storytelling ou aux créations d’avatars dans les mondes virtuels. Une éducation à l’image paraît ainsi indispensable pour raffiner notre capacité à discriminer les divers modes de présentation des dépictions, leurs attendus et la façon dont celles-ci peuvent manipuler nos émotions.

Au niveau juridique, se pose le problème de la responsabilité des producteurs de fictions (romanciers et cinéastes) et des joueurs : quelles sont les limites de la fictionnalisation de data réelles et des pratiques ludiques virtuelles ? Caïra (2007) dénonce ainsi l’impunité totale et abusive de la fiction comme « zone de non-droit » de l’application d’une forme de légalité. En ce sens, comment juger ceux qui s’adonnent à la cyberpornographie lorsque cela n’engage que des images fictives d’enfants ? Les délits commis dans les mondes virtuels demeurent un enjeu actuel pour le travail des législateurs. Il en va un peu différemment des fictions littéraires, examinées par la censure et objets de procès depuis plusieurs siècles. Lavocat (2016) analyse ces questions en soulignant les différences de chefs d’accusation contre les auteurs selon les pays (France, Etats-Unis, Japon) et les époques (XIXe-XXe) : en France, les atteintes à la religion, aux bonnes mœurs ou à l’intérêt national glissent de nos jours vers l’atteinte à la vie privée. Globalement, les difficultés à démêler le réel du fictif se traduisent par l’apparition d’un nouveau statut juridique délicat, celui de « vie privée imaginaire » (Marino in Lavocat 2016, 289). Ces questions méritent une analyse approfondie des liens entre nos expériences imaginatives et nos pratiques réelles ainsi que de leurs effets, qui semble outrepasser le défi de la définition de ce qu’est une fiction vers celui des bons ou mauvais usages de l’acte d’imagination.

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Marion Renauld

Université de Lorraine

marion.renauld1@gmail.com

Guillaume Schuppert

Université de Lorraine

guillaume.schuppert@univ-lorraine.fr