Subjectivité (A)

Comment citer ?

Millière, Raphaël (2016), «Subjectivité (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/subjectivite-a

Publié en mai 2016

Résumé

Le terme « subjectivité » est notoirement ambigu ; en philosophie, il est utilisé dans de nombreux champs d’étude à propos de sujets aussi différents que les attitudes propositionnelles, les points de vue ou modes de compréhension, les faits, ou les expériences conscientes. Le dénominateur commun de ces divers usages est l’idée de dépendance à l’égard de sujets : est subjectif ce qui dépend, de façon pertinente, d’un sujet individuel ou d’un type de sujets. La manière dont il convient de spécifier cette dépendance à l’égard des sujets dépend du champ d’étude philosophique dans lequel la notion de subjectivité est considérée. Cette entrée présentera et discutera le sens de la notion en épistémologie et en métaphysique dans un premier temps, et en philosophie de l’esprit dans un second temps.

Au sein de l’épistémologie, la notion de subjectivité est principalement mobilisée pour qualifier certaines attitudes épistémiques (telles que les jugements), par contraste avec l’objectivité. Dans ce contexte, le problème soulevé par cette notion est double : il a trait d’une part à la question de savoir en quoi un jugement peut être dit subjectif, et d’autre part au lien entre subjectivité et connaissance. Toute connaissance est-elle objective ? À supposer qu’il existe des jugements irréductiblement subjectifs, peuvent-ils exprimer des propositions vraies ? Existent-ils des faits qui ne peuvent être connus que depuis un point de vue subjectif ? Telles seront les questions abordées dans la première section de cette entrée. Dans la première sous-section (a), différentes manières de définir cette distinction entre attitudes objectives et subjectives seront considérées. La notion de point de vue subjectif, généralement mobilisée pour faire référence à un mode de compréhension du monde dépendant étroitement de la perspective d’un sujet particulier, sera également présentée. La deuxième sous-section (b) évaluera la thèse, défendue par certains philosophes, selon laquelle certains faits sont irréductiblement subjectifs, au sens où ils ne peuvent être connus que par l’intermédiaire d’une expérience personnelle. Si tel est le cas, la question se pose de savoir si de tels « faits subjectifs » indiquent que la réalité elle-même comporte des aspects subjectifs. Aussi la troisième sous-section (c) examinera-t-elle le sens et la cohérence du « subjectivisme métaphysique », la thèse radicale selon laquelle la réalité est partiellement constituée par des faits exprimés par des propositions qui sont seulement vraies depuis certains points de vue subjectifs.

La seconde section de cette entrée est consacrée aux débats concernant la subjectivité de l’expérience en philosophie de l’esprit. Les questions abordées dans cette section seront les suivantes : en quoi l’expérience consciente peut-elle être dite subjective ? Plus précisément, la subjectivité de l’expérience fait-elle référence à un aspect de l’expérience vécue ? Y a-t-il sens à dire, par exemple, que toute expérience consciente s’accompagne de la conscience du fait qu’il s’agit de mon expérience ? La notion de subjectivité, dans le contexte des débats sur l’expérience consciente, peut faire référence à deux idées bien distinctes : d’une part la thèse métaphysique minimaliste selon laquelle toute expérience consciente appartient à un sujet d’expérience, et d’autre part la thèse phénoménologique plus controversée d’après laquelle les états conscients ont un « caractère subjectif » distinct. Les principaux arguments pour et contre ces deux thèses seront examinés, respectivement, dans les sous-sections (a) et (b).


Table des matières

1. La subjectivité en épistémologie et en métaphysique

a. Subjectivité et objectivité

i. Les attitudes épistémiques subjectives

ii. La connaissance subjective

iii. Les points de vue subjectifs

b. Les faits subjectifs

c. Le subjectivisme métaphysique

2. La subjectivité en philosophie de l’esprit

a. Les sujets d’expérience

i. La thèse des sujets d'expérience

ii. La théorie de l’expérience avec sujets

b. Le caractère subjectif de l’expérience

i. Survol historique de la notion de caractère subjectif

ii. Discussions contemporaines

iii. Objections générales contre les thèses fortes et faibles

1. L’objection humienn

2. L’objection de la transparence de l’expérience

iv. Objections spécifiques contre la thèse forte

1. Les objections tirées de la psychopathologie

2. Les objections tirées des expériences anomales non-pathologiques

v. La valeur descriptive et explicative du caractère subjectif

3. Bibliographie 


1. La subjectivité en épistémologie et en métaphysique

a. Subjectivité et objectivité

i. Les attitudes épistémiques subjectives

La notion de subjectivité est typiquement définie par contraste avec celle d’objectivité dans le domaine de la connaissance, particulièrement quand elle est appliquée aux attitudes propositionnelles épistémiques telles que les jugements, les opinions et les croyances. Cependant, même au sein de l’épistémologie, le sens du terme « subjectif » n’est pas toujours bien défini. Dans le langage ordinaire, les jugements sont parfois qualifiés de subjectifs quand ils ne sont pas justifiés par des faits, que leur vérité ou fausseté puissent ou non être en droit établies par des faits. Par exemple, le jugement qu’il existe de la vie sur d’autres planètes peut être dit « subjectif » en ce sens large, simplement parce qu’il n’est pas justifié actuellement par des faits concernant l’univers (bien qu’il puisse parfaitement s’avérer correct). Nous pouvons laisser de côté cet usage du terme « subjectif » pour des raisons philosophiques, puisqu’il n’est pas lié à l’évaluation de la valeur de vérité des attitudes épistémiques, mais plutôt à leur nature spéculative – c’est-à-dire à leur défaut de justification.

Afin de formuler des acceptions philosophiquement pertinentes d’après lesquelles des attitudes épistémiques peuvent être dites subjectives, il est utile de commencer, par contraste, avec les sens auxquels elles peuvent être dites objectives. Un réquisit apparemment prometteur de l’objectivité d’une attitude épistémique est que l’évaluation de sa valeur de vérité dépende, de façon adéquate, d’un sujet donné. En effet, lorsque l’on parle de « jugement objectif », par exemple, on a souvent à l’esprit le genre de jugement qui exprime une proposition rendue vraie ou fausse par des faits du monde, indépendamment de l’existence de sujets connaissants capables de découvrir sa vérité ou sa fausseté. Cependant, un tel réquisit peut donner lieu à plusieurs interprétations. D’une part, cela peut vouloir dire que les jugements objectifs sont des jugements établis par des faits concernant le monde physique, par opposition aux jugements concernant les états mentaux. D’autre part, cela peut signifier plus généralement que les jugements objectifs sont des jugements qui sont strictement vrais ou faux. Ainsi que l’écrit John Searle, « pour de tels jugements objectifs, nous pouvons déterminer quel genre de faits dans le monde les rend vrais ou faux indépendamment des attitudes ou sentiment de quiconque à leur propos » (Searle 1992, p. 94). Selon une telle acception, l’objectivité épistémique est liée à la connaissance en général.

Ces deux conceptions de l’objectivité épistémique peuvent être résumées de la façon suivante :

(OE1) Une attitude épistémique est objective1 si et seulement si son évaluation ne dépend pas de faits concernant les états mentaux.

(OE2) Une attitude épistémique est objective2 si et seulement si elle a des conditions de vérité.

Étant donné que « subjectif » est l’antonyme d’« objectif », ces définitions peuvent servir de guide pour formuler deux sens correspondants de la notion de subjectivité épistémique :

(SE1) Une attitude épistémique est subjective1 si et seulement si son évaluation dépend de faits concernant les états mentaux.

(SE2) Une attitude épistémique est subjective2 si et seulement si elle n’a pas de conditions de vérité.

D’après (SE1), le jugement que Paul croit en Dieu est subjectif1, parce qu’il semble impossible d’évaluer sa valeur de vérité sans s’appuyer sur des faits concernant les croyances de Paul. Qualifier un tel jugement de subjectif est cependant controversable, car il semble y avoir une différence cruciale entre « Paul croit en Dieu » et des jugements de valeur et de goût tels que « Strauss est un meilleur compositeur que Schoenberg » ou « Manger de la viande est immoral ». En effet, tandis qu’il existe sans aucun doute un état de fait concernant la question de savoir si Paul croit ou non en Dieu, cela n’est pas aussi clair dans le cas de la supériorité artistique de Strauss sur Schoenberg ou de l’immoralité de la consommation de viande, bien que des arguments puissent être donnés dans les deux cas à l’appui de ces jugements. Premièrement, dans la plupart des cas les individus ont un accès privilégié à leurs propres croyances, et peuvent donc les énoncer avec ce que l’on appelle parfois une « autorité subjective » : si Paul dit qu’il croit en Dieu, et s’il n’y a aucune raison de douter de sa sincérité, cela peut être suffisant pour justifier le jugement qu’il a effectivement cette croyance. En revanche, il n’est pas suffisant qu’un individu déclare que Strauss est un meilleur compositeur que Schoenberg pour accréditer le jugement qu’il l’est effectivement. Deuxièmement, l’on peut observer des indices comportementaux révélant la croyance d’un individu. Par exemple, si Paul va à l’église tous les dimanches, lit souvent la bible, et respecte certaines pratiques de jeûne requises par la religion chrétienne, il existe de bonnes données probantes à l’appui du jugement qu’il croit bien en Dieu. Bien entendu, notre conclusion concernant la foi supposée de Paul pourrait être incorrecte, car il pourrait bien mentir et se comporter de façon trompeuse ; néanmoins, le jugement qu’il croit en Dieu peut tout de même être évalué à l’aide de données probantes susceptibles d’un accord intersubjectif.

Il existe cependant une différence plus profonde entre un jugement subjectif1 tel que « Paul croit en Dieu » et le genre d’attitudes évaluatives qualifiées de subjectives2. En effet, la proposition « Paul croit en Dieu » doit être vraie ou fausse en termes absolus : dans l’hypothèse que Paul existe, le monde doit être constitué de telle manière qu’à chaque instant ou bien Paul croit en Dieu, ou bien il n’y croit pas. Surtout, la vérité ou fausseté de la proposition « Paul croit en Dieu » n’est pas déterminée par l’attitude épistémique de qui que ce soit d’autre à l’égard de celle-ci. Par contraste, la plupart des gens peuvent trouver quelque attrait à l’hypothèse selon laquelle les attitudes concernant les valeurs esthétiques et morales, par exemple, ne sont pas simplement vraies ou fausses en termes absolus. Si tel est effectivement le cas, il est impossible d’établir définitivement la vérité ou fausseté de telles attitudes évaluatives, parce que l’on ne peut pas – même en principe – trouver des indices probants sur leur compte susceptibles de faire l’objet d’un accord intersubjectif. Cette classe d’attitudes évaluatives peut être dite subjective2 au sens défini par (SE2). Pour cette raison, ces attitudes ne sont épistémiques qu’en un sens lâche, parce qu’elles ne sont pas aptes à la vérité ou à la fausseté, et ne peuvent donc produire aucune connaissance – bien qu’elles semblent viser la vérité.

La théorie selon laquelle certains genre d’attitudes (apparemment) épistémiques sont subjectives2 est appelée non-cognitivisme. Cette théorie est particulièrement débattue en méta-éthique, sous la forme du non-cognitivisme moral, la thèse selon laquelle les énoncés moraux prédicatifs n’ont pas de conditions de vérité. Le non-cognitivisme moral a été défendue par de nombreux auteurs, parmi lesquels W. H. F. Barnes, Charles Stevenson, A. J. Ayer, Rudolf Carnap et Allan Gibbard (Barnes 1934; Carnap 1937; Stevenson 1946; Ayer 1952; Gibbard 1990). Une manière d’articuler cette idée consiste à soutenir que les jugements moraux n’expriment pas des croyances visant la vérité, mais plutôt des attitudes non-cognitives, telles que des émotions par exemple (c’est la thèse de l’émotivisme moral, défendue par Barnes et Stevenson). En outre, le non-cognitivisme n’est pas limité aux jugements moraux, mais peut être adapté à toutes sortes de jugements évaluatifs, dont les jugements de goût. Pour un partisan du non-cognitivisme esthétique, par exemple, le jugement « Strauss est un meilleur compositeur que Schoenberg » est subjectif2. Cette théorie peut être motivée par l’idée suivante : même si l’on entreprenait une analyse détaillée des œuvres complètes de Strauss et Schoenberg, jusqu’à la moindre note qu’ils aient pu écrire, l’on serait sans doute bien en peine de conclure définitivement à partir d’une telle étude que l’un était un meilleur compositeur que l’autre. En effet, l’énoncé en question dépend de façon cruciale de l’évaluation normative et idiosyncrasique de son énonciateur, et non simplement de faits mondains. Pour cette raison, on peut souhaiter qualifier les jugements esthétiques de subjectifs2, au sens spécifié par (SE2).

Pour résumer cette sous-section, les jugements (et autres attitudes épistémiques apparentées) peuvent être dits subjectifs en deux sens distincts. « Paul croit en Dieu » est subjectif1 parce que sa valeur de vérité dépend crucialement de faits concernant les états mentaux de Paul, plutôt que de faits strictement non mentaux. D’un autre côté, « Strauss est un meilleur compositeur que Schoenberg » et « Manger de la viande est immoral » sont subjectifs2 pour les partisans du non-cognitivisme à l’égard des jugements esthétiques et moraux (respectivement), parce que selon eux ils n’ont pas de conditions de vérités, et ne peuvent donc produire aucune connaissance véritable.

ii. La connaissance subjective

Bien qu’il soit plus commun en épistémologie d’utiliser les termes « objectif » et « subjectif » comme des prédicats d’attitudes épistémiques, ils sont aussi occasionnellement appliqués à la connaissance elle-même. En prenant pour guide les précédentes définitions des jugements objectifs, nous pouvons formuler deux conceptions distinctes de la connaissance objective :

(CO1) La connaissance objective1 est la connaissance des propositions dont la valeur de vérité ne dépend pas de faits concernant les états mentaux.

(CO2) La connaissance objective2 est la connaissance des propositions vraies.

(CO1) est une conception de la connaissance objective qui imprègne l’histoire de la science physique ; en particulier, l’usage d’outils de mesure quantitative pour tester des hypothèses contribue à garantir que les théories scientifiques décrivent le monde physique tel qu’il est indépendamment de la façon dont les individus le conçoivent. (CO2) est une définition plus générale de la connaissance objective, qui inclut la connaissance des propositions vraies concernant les états mentaux. Le genre de connaissance recherché par les sciences cognitives appartient souvent à cette catégorie, précisément parce qu’elles aspirent à une compréhension objective de l’esprit. Parmi les philosophes qui n’endossent pas le non-cognitivisme à l’égard des jugements moraux et esthétiques, et pensent donc qu’il existe des propositions vraies concernant ce qui est moral et immoral ou de ce qui est beau et laid dans le monde, certains soutiennent que la connaissance objective2 de telles propositions évaluatives est possible (la position alternative consiste à soutenir que nous n’avons tout simplement pas les moyens de découvrir la valeur de vérité des propositions évaluatives).

Peut-on formuler deux conceptions de la « connaissance subjective » correspondant à (CO1) et (CO2) ? Dans le cas de (CO1), on peut en effet aisément formuler une définition parallèle de la connaissance subjective :

(CS1) La connaissance subjective1 est la connaissance des propositions dont la valeur de vérité dépend de faits concernant les états mentaux.

Il est important de noter que la connaissance subjective1 peut être objective2, parce qu’il y a un état de fait concernant, par exemple, la question de savoir si Paul croit ou non en Dieu. Si l’on sait que Paul croit effectivement en Dieu, on connaît une proposition vraie concernant un état mental de Paul. En revanche, il semble problématique de formuler une seconde définition de la connaissance subjective d’après (CO2), de la façon suivante :

(CS2) La connaissance subjective2 est la connaissance des propositions qui ne sont pas vraies simpliciter, mais sont « vraies-pour-quelqu’un ».

Une telle connaissance subjective2 ne serait pas une connaissance absolue, mais une forme de connaissance-pour-quelqu’un. Aussi est-il très discutable de la nommer « connaissance », puisqu’elle ne viserait pas la vérité absolue, mais la « vérité-pour-quelqu’un », une notion souvent tenue pour fallacieuse parce qu’elle mène au relativisme épistémologique. En effet, puisque la connaissance est classiquement définie comme une croyance vraie justifiée, la connaissance subjective2 ne serait rien de plus qu’une croyance (éventuellement justifiée). Pour cette raison, presque tous les philosophes préfèrent dire que les attitudes évaluatives subjectives2, c’est-à-dire les attitudes qui n’ont pas de condition de vérité, ne peuvent pas produire de connaissance véritable. Les éventuelles exceptions à ce consensus pourraient venir de théories de la connaissance radicalement constructivistes selon lesquelles les attitudes évaluatives peuvent produire une connaissance relative pour un individu.

Enfin, il y a un dernier sens dans lequel les philosophes parlent parfois de « connaissance subjective ». Cet usage qualifie l’accès épistémique personnel que chacun a à ses propres expériences conscientes. En ce sens, j’ai une connaissance subjective de mon expérience de douleur chaque fois que j’ai mal. Plus généralement, je connais tous mes états conscients de l’intérieur, parce que je sais ce que cela fait d’être dans ces états :

(CS3) La connaissance subjective3 est la connaissance personnelle de ce que cela fait d’avoir les expériences conscientes dont on fait l’épreuve.

Ce genre de connaissance peut être dit subjectif dans la mesure où j’ai un accès privilégié à mes propres expériences conscientes. Si j’ai mal, personne d’autre que moi ne sait ce que cela fait d’éprouver cette expérience de douleur particulière, à la manière dont je la connais moi-même (bien que d’autres personnes puissent savoir l’effet que cela fait d’éprouver un certain type d’expérience douloureuse). Tandis que la connaissance subjective1 est une connaissance concernant les états mentaux en général, on peut dire que la connaissance subjective3 est la connaissance du mental de l’intérieur.

iii. Les points de vue subjectifs

Les précédentes remarques concernant les attitudes et la connaissance subjectives peuvent être articulées au sein d’une distinction plus générale entre des manières de voir le monde, depuis des perspectives subjectives ou objectives. Ainsi, Thomas Nagel a entrepris de redéfinir un ensemble de problèmes philosophiques classiques à la lumière d’une distinction entre les conceptions objectives et subjectives du monde (Nagel 1979, Nagel 1986). Selon lui, un certain nombre de dilemmes philosophiques sont dus à une tension entre deux perspectives concurrentes sur les mêmes problèmes, à savoir le point de vue subjectif (PVS) et le point de vue objectif (PVO). Le dilemme générique qui émerge de cette tension peut être résumé de la manière suivante : ou bien la conception objective du monde est incomplète, parce qu’elle échoue à inclure ce qui est connu depuis le PVS, ou bien le PVS lui-même génère des illusions cognitives qui doivent être dissipées. Nagel soutient que ce dilemme apparaît dans un certain nombre de problèmes philosophiques importants, tels que ceux qui concernent le sens de la vie, le libre arbitre, l’identité personnelle, la conscience phénoménale ou les normes méta-éthiques.

Il convient d’insister sur le fait que cette distinction entre PVS et PVO n’est pas limitée aux attitudes épistémiques, mais concerne plus généralement les modes de compréhension du monde. En outre, cette distinction n’est pas absolue, mais relative : Nagel considère que le point de vue générique des êtres humains, c’est-à-dire le type de point de vue qui dépend des propriétés biologiques de l’espèce humaine en général, est plus objectif que le point de vue d’un être humain spécifique (un individu particulier), mais moins objectif que le point de vue de la science physique. Cette distinction entre différents degrés d’objectivité et de subjectivité est ici liée à une distinction implicite entre PVS-type et PVS-token : tandis qu’un type de PVS fait référence au point de vue générique défini par les capacités sensorielles et cognitives d’une espèce, un token de PVS fait référence au point de vue d’un individu donné. La notion de PVS-type dépend d’une abstraction généralisatrice à partir du PVS-token, et celle-ci constitue une première étape vers l’objectivité. Dans le lexique de Nagel, le subjectif caractérise tout mode de compréhension du monde de l’intérieur, tandis que l’objectif vise l’idéal d’un « point de vue de nulle part », qui comprend le monde tel qu’il est, et pour ainsi dire depuis l’extérieur du monde lui-même. Les théories physiques peuvent être dites objectives, ou du moins plus objectives qu’une description du monde depuis le point de vue d’un individu ou d’une espèce, parce qu’elles font abstraction des contingences de l’appareil perceptif humain, afin de décrire le monde dans un langage symbolique qui transcende notre mode d’accès à lui.

Le succès de ce mode d’objectivation dans le domaine de la physique l’a érigé en paradigme de la connaissance objective – ce que nous avons précédemment nommé la connaissance objective1. Cependant, Nagel considère que la tendance à appliquer ce paradigme à d’autres domaines est illusoire, parce que l’antinomie entre PVS et PVO ne peut pas toujours être résolue de cette façon. Par exemple, chaque être humain a un accès privilégié à sa vie mentale (ce que nous avons appelé la connaissance subjective3). Mais puisque les expériences conscientes sont essentiellement dépendantes du PVS d’un sujet, selon Nagel il n’est ni désirable ni possible de les annexer à une description plus objective de la réalité en termes strictement physiques. D’un autre côté, il n’est pas davantage souhaitable de nier la réalité des expériences conscientes, parce qu’un tel déni reviendrait à mettre en cause notre mode d’accès au monde lui-même, qui dépend fondamentalement d’un PVS. Pour emprunter une expression à Ludwig Wittgenstein, le PVS qualifie « le monde tel que je l’ai trouvé » (Wittgenstein 1993, prop. 5.631) ; aussi, nier l’existence des expériences conscientes subjectives revient à refuser d’admettre les conditions mêmes de toute compréhension du monde, qu’elle soit subjective ou objective. C’est seulement depuis le PVO que l’on peut chercher à comprendre le monde en termes objectifs. Aussi est-il nécessaire d’admettre la priorité épistémologique du PVS, ainsi que les philosophes de la tradition phénoménologique y ont souvent insisté (voir par exemple Husserl 2004).

b. Les faits subjectifs

Les remarques précédentes sur l’importance épistémologique du PVS mènent naturellement à s’interroger sur l’existence d’une catégorie spécifique de faits qui ne peuvent être connus que depuis ce point de vue. Nagel lui-même pense que nous sommes souvent coupables de ce qu’il appelle une « fausse objectivation », qui consiste à appliquer une méthode de compréhension objective à un domaine qui, en raison de sa nature même, ne peut pas être mieux compris du point de vue objectif. Selon lui, la fausse objectivation peut prendre trois formes : l’élimination, la réduction et l’annexion (Nagel 1979, p. 210). Si nous prenons l’exemple des expériences phénoménalement conscientes, qui peuvent seulement être connues depuis le PVS, l’élimination consiste à nier leur existence même : cela revient à dire que les expériences conscientes sont complètement illusoires, parce qu’elles ne font pas partie du monde tel qu’il est en lui-même (voir Lycan and Pappas 1972, Dennett 1996). La méthode de réduction consiste à soutenir que les propriétés des expériences phénoménalement conscientes sont réductibles en quelque manière aux propriétés objectives du monde physique, en affirmant par exemple que les propriétés mentales peuvent être comprises en termes de propriétés physiques (voir Place 1956; Smart 1959). En d’autres termes, la réduction se contente de sauver les apparences « en les accommodant dans une interprétation objective » (Nagel, ibid.). Enfin, l’annexion consiste à inclure les propriétés mentales dans un modèle objectif du monde tel qu’il est en lui-même, en affirmant qu’elles existent tout aussi objectivement que les propriétés physiques. C’est la stratégie de la plupart des théories antiréductionnistes en philosophie de l’esprit, tel que le dualisme des propriétés – la théorie selon laquelle il existe (objectivement) des propriétés mentales aussi bien que des propriétés physiques (voir Chalmers 1996). L’antiréductionnisme à propos de l’esprit est souvent motivé par l’idée qu’il y a un « fossé explicatif » entre les descriptions physiques du monde et le caractère phénoménal de la conscience (l’effet que cela fait d’avoir des expériences conscientes), et que nous devons donc rendre compte de l’existence de la conscience en termes non-physiques (Levine 1983). Cependant, Nagel soutient que toutes ces stratégies d’objectivation (élimination, réduction et annexion) reposent sur une erreur de catégorie, parce qu’elles échouent à reconnaître la spécificité du PVS. Par sa nature même, le PVS ne peut pas être expliqué au sein d’une description objective du monde : « le programme réductionniste qui domine les travaux actuels en philosophie de l’esprit est parfaitement malavisé, parce qu’il est basé sur l’hypothèse infondée qu’une conception particulière de la réalité objective épuise tout ce qui existe » (Nagel 1986, p. 15-6). Selon Nagel, même la méthode d’annexion est une impasse, parce que postuler l’existence de plus d’entités dans le monde objectif – telles que des propriétés mentales – ne saurait expliquer la nature subjective de l’expérience consciente. La conclusion générale de Nagel est que nous devons renoncer à l’idéal d’une conception du monde unifiée, et accepter le fait qu’il existe des perspectives concurrentes sur le monde, qui ne peuvent pas être réconciliées dans un unique mode de compréhension objectif.

Bien que l’idée principale de Nagel concerne les modes de compréhension, et relève donc de l’épistémologie, ses remarques soulèvent une question plus profonde à propos de la structure de la réalité. En effet, si le PVS ne peut pas être assimilé dans une unique conception objective du monde, et s’il existe un genre de connaissance spécifique au contenu perspectival du PVS, il est légitime de se demander s’il existe des faits irréductiblement subjectifs. Bien que Nagel paraisse envisager cette hypothèse dans certains passages, il semble penser en définitive que les termes « subjectif » et « objectif » qualifient des manières de comprendre le monde plutôt que les faits eux-mêmes. Pour ajouter à la confusion, cependant, l’idée selon laquelle il existe des faits subjectifs a souvent été critiquée comme une thèse défendue par Nagel, par exemple sous la plume de Hugh Mellor : « n’en déplaise à Nagel, il n’y a pas de faits subjectifs [...] et notre capacité à penser et à parler de notre soi actuel, ainsi que du monde tel qu’il est vu depuis notre point de vue actuel, ne suscite pas de problème métaphysique particulier » (Mellor 1988, p. 79). Or pour Nagel lui-même, « objectif » et « subjectif » sont des prédicats épistémologiques, pas des catégories ontologiques : « l’objectivité est une méthode de compréhension. Ce sont les croyances et la connaissance qui sont objectifs au sens premier. Ce n’est qu’en un sens dérivé que nous qualifions d’objectives les vérités que nous pouvons comprendre d’une telle façon » (Nagel 1980, p. 77). Au demeurant, la notion même de fait subjectif peut sembler déconcertante. On peut certes dire qu’il y a des faits subjectifs au sens large où il y a des faits concernant l’expérience subjective, de même que l’on pourrait appeler « faits animaux » l’ensemble des faits concernant les animaux. Mais cela n’implique pas que de tels faits soient subjectifs en un sens plus robuste, c’est-à-dire qu’ils ne concernent pas la manière dont le monde est objectivement. Du fait que nous ne puissions accéder à l’expérience subjective qu’en première personne, il ne suit pas que les expériences conscientes ne fassent pas partie du monde tel qu’il est réellement.

Ainsi, Tim Crane soutient que les faits qui ne peuvent être connus que depuis le PVS sont subjectifs au sens où ils concernent la nature subjective de l’expérience (Crane 2003). Crane réinterprète « l’argument de la connaissance » (knowledge argument) contre le physicalisme, originellement introduit par Frank Jackson (Jackson 1986), comme un argument à l’appui de cette conception épistémique des faits subjectifs. L’argument de la connaissance repose sur l’expérience de pensée suivante : Marie est une scientifique spécialiste des couleurs qui a passé toute sa vie dans une pièce en noir et blanc. Bien qu’elle connaisse tous les faits physiques concernant les couleurs, elle n’a jamais vu aucune couleur (autre que le noir et blanc). Supposons qu’un jour Marie sorte de sa pièce et voit une tomate rouge. Il paraît raisonnable de dire qu’elle apprend quelque chose de nouveau qu’elle ne connaissait pas précédemment, à savoir l’effet que cela fait de voir du rouge ; or ce qu’elle apprend ne peut pas être, par hypothèse, un fait physique. Par conséquent, Marie connaît un fait nouveau, qui n’est pas un fait physique. Cette conclusion peut être interprétée comme une réfutation du physicalisme si celui-ci est compris comme la thèse selon laquelle tous les faits sont des faits physiques. Les faits, de quelque manière qu’ils soient conçus (par exemple comme des propositions ou comme des vérifacteurs qui rendent des propositions vraies), sont des objets de connaissance propositionnelle, et « une unité distincte de connaissance propositionnelle est la connaissance d’un fait distinct » (Crane 2003, p. 76). Crane définit les faits objectifs comme le genre de fait que l’on peut apprendre dans les livres, c’est-à-dire des faits qui peuvent être appris sans nécessiter un certain genre d’expérience subjective :

(FO) Un fait est objectif si son apprentissage ne requiert pas d’avoir un certain type d’expérience consciente (Crane 2003, p. 75).

(FS) Un fait est subjectif si son apprentissage requiert d’avoir certains types d’expérience consciente (ibid.).

Ces définitions reposent sur une distinction entre deux genres de connaissance. Pour reprendre les définitions précédemment introduites, nous pouvons dire que la connaissance d’un fait subjectif est une connaissance subjective3, tandis que la connaissance d’un fait objectif ne l’est pas. Par conséquent, l’argument de la connaissance peut être interprété comme la démonstration que tous les faits ne sont pas des faits objectifs, parce que le fait nouveau appris par Marie à travers son expérience visuelle de la tomate rouge est un fait subjectif au sens défini ci-dessus.

Il est important d’insister sur le fait que la thèse de Crane est d’ordre épistémologique, tout comme celle de Nagel. En effet, Crane insiste sur l’idée que l’existence de faits subjectifs au sens de (FS) est entièrement compatible avec le physicalisme, parce qu’elle n’implique aucun engagement à l’égard d’une ontologie particulière : elle signifie simplement que certains faits ne peuvent être connus que depuis le point de vue subjectif. Autrement dit, certains faits ne peuvent pas être énoncés par des théories physiques, et toute connaissance n’est pas une connaissance physique. Mais selon Crane, les faits subjectifs ne sont pas des faits concernant une catégorie spéciale d’objets et de propriétés appartenant à une « réalité subjective » : ce sont des « faits concernant notre subjectivité », c’est-à-dire « des faits concernant la manière dont le sujet représente la réalité » (Crane 2003, p. 81).

c. Le subjectivisme métaphysique

En dépit de la prudence de la plupart des auteurs, dont Nagel et Crane, à l’égard d’une interprétation robuste de la notion de faits subjectifs, il existe des discussions concernant les implications métaphysiques de l’importance épistémologique du PVS. Il s’agit de savoir si la spécificité épistémologique des faits concernant l’expérience subjective doit nous mener à une conclusion plus profonde sur la structure même de la réalité. L’idée selon laquelle les PVS sont en quelque façon incorporés dans la structure métaphysique de la réalité a été combattue par de nombreux auteurs. Par exemple, Hugh Mellor et Adrian Moore ont soutenu que cette idée est incohérente (Mellor 1988; Mellor 1993; Mellor 2007; Moore 1997). Selon Moore, « cette incohérence tient à une tension insoluble eu égard à la question de savoir si l’existence de faits perspectivaux est relative ou non à un point de vue » (Moore 1997, p. 45). D’un côté les faits subjectifs (en un sens métaphysiquement robuste) sont relatifs à un PVS, mais d’un autre côté ils sont le cas, comme n’importe quel autre fait, simplement parce que le monde est constitué d’une certaine façon. Moore pense que cette apparente tension mène à des contradictions.

Bien que le problème de la signification métaphysique de l’existence de faits subjectifs puisse sembler surprenant ou confus au premier abord, les débats parallèles concernant la nature du temps peuvent servir de guide pour en clarifier les enjeux. Dans le sillage d’une idée originellement introduite par J. M. E. McTaggart dans un article influent intitulé « The Unreality of Time » (McTaggart 1908), il est devenu courant de distinguer deux manières dont on peut ordonner les positions dans le temps. La première, que McTaggart appelle la « série A », consiste à ordonner les positions dans le temps selon leur instanciation de propriétés telles que être passé, être présent ou être futur (ci-après « propriétés A »). L’option alternative, appelée « série B », consiste à ordonner les positions dans le temps à l’aide de relations dyadiques telles que être antérieur à, être simultané avec, ou être postérieur à (ci-après « relations B »). Les énoncés comprenant des propriétés A, tels que « Il pleut maintenant », sont des énoncés « temporalisés » (tensed) : l’évaluation de leur valeur de vérité dépend crucialement de leur contexte d’énonciation. Par contraste, la valeur de vérité d’énoncés incluant seulement des relations B, tels que « La mort de César précède la naissance de Napoléon », demeurent constante à travers les contextes d’énonciation, pourvu que « César » et « Napoléon » fassent bien référence à des individus. La question de savoir si les énoncés temporalisés (du premier type) peuvent ou non être reformulés sous la forme d’énoncés non-temporalisés (du second type) est vivement débattue. Les partisans de la « théorie B » du temps soutiennent que les propriétés A sont ontologiquement réductibles à des relations B. Cette thèse peut être comprise comme l’idée selon laquelle il n’y a nul besoin de propriétés « perspectivales » dans une description véridique du monde, parce qu’il n’y a rien de tel que l’instant présent dans la réalité. Cependant, les partisans de la « théorie B » du temps n’admettent pas que les propriétés A sont réductibles aux relations B, et soutiennent que les temps grammaticaux doivent être pris au sérieux d’un point de vue ontologique. En d’autres termes, une description de la réalité dépourvue de temps grammaticaux (ou de propriétés A) serait une description incomplète de la réalité. On peut considérer que cette thèse implique que la structure de la réalité est perspectivale en un sens robuste.

Il a souvent été remarqué que les énoncés temporalisés ne sont pas le seul genre d’énoncés possédant un caractère perspectival en vertu duquel leur valeur de vérité peut varier selon leur contexte d’énonciation. Par exemple, l’énoncé « C’est ici » est perspectival à l’égard de l’espace (ou « spatiocentrique »), l’énoncé « Il n’y pas de licornes actuellement » est perspectival à l’égard des modalités (il est indexé sur les mondes possibles), et l’énoncé « J’ai mal » est perspectival à l’égard des sujets d’expérience (ou « égocentrique »). Selon le moment, l’endroit, le monde possible ou le sujet d’expérience auquel ou par lequel ces énoncés sont prononcés, leur valeur de vérité sera évaluée différemment. Ce parallèle a conduit certains philosophes à se demander si des théories similaires à la théorie A du temps pouvaient être développées concernant les autres aspects perspectivaux du langage. De telles théories soutiendraient que les aspects spatiocentriques, modaux ou égocentriques du langage ne sont pas éliminables d’une description complète de la réalité. En reprenant le vocabulaire de Kit Fine, nous pouvons appeler réalisme aspectuel la thèse générale selon laquelle la réalité a des aspects perspectivaux, signifiant par exemple qu’elle est intrinsèquement temporalisée, spatiocentrique, modale ou égocentrique (Fine 2005). Cette idée peut être reformulée en termes de constitution factuelle : selon le réalisme aspectuel, la réalité est au moins partiellement constituée par des faits perspectivaux, c’est-à-dire des faits décrits par des propositions dont la valeur de vérité est liée à un contexte perspectival (qu’il soit temporel, spatial, modal ou subjectif). La thèse adverse, l’antiréalisme aspectuel, refuse l’interprétation métaphysique des aspects perspectivaux du langage : bien que nous fassions usage de termes indexicaux, c’est-à-dire de termes dont la référence varie selon leur contexte d’usage, la réalité elle-même peut être complètement décrite sans indexicaux. En d’autres termes, selon l’antiréalisme aspectuel, la réalité n’est pas perspectivale en un sens robuste : elle est « atemporelle », « asubjective », etc.

Le réalisme aspectuel à l’égard de la subjectivité, que nous pouvons appeler le subjectivisme métaphysique, est une thèse peu commune, originellement esquissée par Arthur Prior dans un article intitulé « Egocentric Logic » (Prior 1968). Tandis que Prior n’était pas convaincu par cette thèse, et l’utilisait comme une simple analogie pour discuter la série A du temps et la logique temporelle, d’autres auteurs l’ont considérée plus sérieusement. Discutant l’argument de McTaggart en faveur de l’irréalité du temps, Fine a tenté de clarifier les différentes formes que l’antiréalisme aspectuel – dont le subjectivisme métaphysique – peut prendre (Fine 2005). Il est naturel pour un réaliste aspectuel à l’égard du temps (un partisan de la théorie A) de considérer qu’il existe une perspective spéciale, l’instant présent, telle que la totalité des faits temporalisés constituant la réalité sont ceux qui sont le cas à cet instant. Cette thèse est généralement motivée pour la théorie A par le besoin de rendre compte de l’apparente spécificité du présent. Plus généralement, n’importe quel réaliste aspectuel peut soutenir qu’il y a un point de vue privilégié depuis lequel le caractère aspectuel de la réalité peut être discerné (par exemple le présent, l’« ici », le monde actuel ou le soi). Telle est ce que Fine appelle la version standard du réalisme aspectuel. Cependant, il est possible d’endosser d’autres versions de la théorie qui n’admettent pas l’existence d’un point de vue privilégié. En effet, particulièrement lorsqu’il est question de perspectives subjectives, soutenir que mon point de vue est métaphysiquement privilégié revient à s’approcher dangereusement du solipsisme. Il convient de remarquer que cette version égocentrique du subjectivisme métaphysique a néanmoins été défendue par au moins un auteur dans la littérature récente, Caspar Hare, sous le nom de « présentisme égocentrique » (Hare 2009). Selon Hare, toutes et seulement toutes les choses dont je suis conscient instancient une propriété monadique spéciale de présence. Sa théorie partage de nombreuses similitudes avec la théorie dite du « faisceau mouvant » (moving spotlight) concernant le temps, selon laquelle être temporellement présent est une propriété monadique instanciée par un instant privilégié. Cependant, l’idée selon laquelle mon point de vue subjectif serait métaphysiquement spécial et privilégié est généralement rejetée au motif qu’elle semble justifiée par un biais que l’on pourrait qualifier de narcissisme métaphysique : le fait que j’ai un accès unique et privilégié à mes propres expériences n’implique pas que mes expériences (et seulement celles-ci) ont un statut unique et privilégié dans la réalité.

Ainsi que Fine y insiste, il y a d’autres versions de réalisme aspectuel que la version standard. En effet, il peut être plus attrayant pour certains réalistes aspectuels d’endosser la thèse suivante :

(Neutralité) Il n’y a aucun point de vue privilégié P tel que la totalité des faits aspectuels constituant la réalité sont ceux qui sont le cas à P.

Pour les réalistes aspectuels à l’égard du temps, cela signifie qu’il n’y a aucun instant présent privilégié tel que tous les faits temporalisés sont vrais à cet instant ; cette idée peut sembler peu convaincante pour la plupart des partisans de la théorie A qui veulent rendre compte de la spécificité de l’instant présent. Cependant, l’endossement de (Neutralité) est plus séduisant pour les subjectivistes métaphysiques qui veulent rendre compte de la spécificité des faits subjectifs tout en niant que les faits concernant mes expériences subjectives (et seulement celles-ci) sont métaphysiquement privilégiées. Fine soutient qu’un réaliste aspectuel l’endossant (Neutralité) doit rejeter l’une des deux affirmations suivantes :

(Absolutisme) La constitution de la réalité est absolue : elle n’est pas relative à un point de vue particulier.

(Neutralité) Il n’y a aucun point de vue privilégié P tel que la totalité des faits aspectuels constituant la réalité sont ceux qui sont le cas à P.

En effet, si la réalité est en partie constituée par des faits perspectivaux, et s’il n’y a pas de point de vue privilégié depuis lequel la totalité de ces faits est le cas, ou bien la constitution factuelle de la réalité est relative, ou bien la réalité est fragmentaire. Endosser (Neutralité) et (Cohérence) tout en rejetant (Absolutisme) mène à la version relativiste du réalisme aspectuel, à savoir la thèse selon laquelle la réalité est constituée par des faits aspectuels au sens où elle est constituée par ces faits relativement à différents points de vue (e.g. instants, lieux, mondes possibles ou sujets). En d’autres termes, la constitution factuelle de la réalité est irréductiblement relative : il n’y a aucun moyen d’énoncer quels faits composent la réalité en termes absolus, parce que les faits aspectuels (tels que les faits temporalisés ou les faits subjectifs, selon la thèse défendue) valent seulement relativement à un point de vue (tel qu’un instant ou un sujet d’expérience). L’autre version non-standard de réalisme aspectuel consiste à endosser (Neutralité) et (Absolutisme) tout en rejetant (Cohérence) : c’est ce que Fine appelle le fragmentalisme, la thèse selon laquelle la réalité est irréductiblement fragmentée, parce que certains des faits qui la constituent ne sont pas cohérents entre eux. Cela signifie que les faits appartiennent à des « fragments » de réalité, conçus comme des collections maximalement cohérentes de faits.

Au premier abord, ces fragments paraissent équivalents aux points de vue de la version relativiste du réalisme aspectuel. Il existe cependant des différences importantes entre les deux théories. Pour commencer par un exemple temporel, prenons les deux faits temporalisés que Descartes est assis et que Descartes est debout. Un réaliste aspectuel relativiste dira que la réalité est constituée par les deux faits au sens où elle l’est à des instants différents (c’est-à-dire les points de vue externes relativement auxquels les faits temporalisés sont le cas). Les propositions « Descartes est assis » et « Descartes est debout » sont toutes deux à la fois métaphysiquement saturée – elles ne doivent pas être complétée pour décrire adéquatement la réalité à un niveau fondamental (voir Sider 2011, p. 295)  – et vraies, bien qu’elles ne soient pas vraies dans la même réalité-à-un-instant. L’idée sous-jacente du relativisme est que la réalité-à-un-instant (ou réalité-à-un-point-de-vue en général) est plus fondamentale que la « réalité » tout court. Autrement dit, il n’est pas possible de décrire la réalité sans la décrire relativement à un point de vue (temporel en l’occurrence) ; il n’y a pas de « supra-réalité » fondamentale à laquelle l’ensemble des faits appartient de façon absolue. Un fragmentaliste dira également que les deux propositions sont métaphysiquement saturées et vraies, mais il ajoutera qu’elles sont vraies simpliciter. En effet, bien que les faits temporalisés que Descartes est assis et que Descartes est debout appartiennent à des fragments de réalité différents, la réalité dans son ensemble est plus fondamentale que ces fragments. En d’autres termes, la réalité est véritablement constituée par des faits incompatibles.

Les mêmes différences caractérisent la distinction entre les versions relativiste et fragmentaliste du subjectivisme métaphysique. Prenons l’exemple des faits subjectifs qu’il y a de la douleur et qu’il y du plaisir (de même que les instants ne font pas partie du contenu des faits temporalisés, les sujets ne font pas partie du contenu des faits subjectifs). Pour un relativiste, ces faits sont le cas dans différentes réalités-pour-un-sujet : leur appartenance à la réalité est irréductiblement relative à un sujet d’expérience (ou, dans le vocabulaire de Fine, à un « soi métaphysique »). Pour un fragmentaliste, par contraste, ces faits valent pour la réalité elle-même, mais la réalité est fragmentée – et chaque fragment, défini comme une collection maximalement cohérente de faits subjectifs, correspond à un sujet d’expérience. Fine soutient que le fragmentalisme est plus attrayant que le relativisme dans le cas du subjectivisme métaphysique, parce qu’il ne nécessite pas de postuler que les faits subjectifs valent relativement à des « sois métaphysiques » qui se tiennent, pour ainsi dire, « en dehors du monde » (Fine 2005, p. 314). Cependant, le fragmentalisme peut également susciter des regards incrédules, non seulement parce que l’idée même selon laquelle la réalité est composée de faits incohérents est incongrue, mais aussi parce que les règles de cohérence des fragments demeurent quelque peu mystérieuses. Si l’on souhaite définir la frontière métaphysique entre deux sujets d’expérience en termes de cohérence maximale entre des faits subjectifs, des règles de cohérence adéquates doivent être formulées (voir Lipman 2015).

Pour résumer – le subjectivisme métaphysique, la position selon laquelle une description métaphysique complète de la réalité doit inclure des faits irréductiblement subjectifs, se décline en trois versions : le présentisme égocentrique qui rejette (Neutralité), le relativisme qui rejette (Absolutisme), et le fragmentalisme qui rejette (Cohérence). Aucune de ces théories n’est populaire, et toutes soulèvent des problèmes d’interprétation. Il semble difficile d’admettre que mes expériences subjectives soient métaphysiquement privilégiées, ou bien qu’il n’y ait pas de réalité fondamentale unique mais plutôt de nombreuses réalités relatives à des « sois métaphysiques » distincts, ou bien encore que la réalité soit intrinsèquement fragmentaire et incohérente. Néanmoins, le parallèle étroit avec la métaphysique du temps souligné par Prior et Fine contribue à clarifier les thèses sous-jacentes au subjectivisme métaphysique, ouvrant la voie à des discussions techniques de la théorie au-delà de son apparente incongruité. Par surcroît, de nombreux auteurs qui n’endossent pas explicitement le subjectivisme métaphysique semblent à tout le moins comprendre l’intérêt de l’idée principale qui le sous-tend : la « tentation » de conclure à partir de l’existence de la connaissance subjective3 que la structure de la réalité a des aspects subjectifs (Moore 1997, p. 42). Cette tentation semble parfois faire surface chez différents auteurs dans certaines formulations quelque peu ambiguës, telle que l’affirmation de Searle selon laquelle l’expérience de douleur « a un mode d’existence subjectif » (Searle 1992, p. 42) ou qu’elle est « ontologiquement subjective » (Searle 1998, p. 44), et qu’elle n’existe donc pas objectivement – à l’instar d’une montagne. Ce vocabulaire semble impliquer que l’expérience de douleur n’appartient pas absolument à la réalité, mais seulement relativement au sujet qui en fait l’expérience, ce qui rappelle fortement la thèse du subjectivisme métaphysique. Il convient enfin de noter que le subjectivisme métaphysique partage des similitudes avec des théories importantes dans l’histoire de la philosophie moderne, telles que la monadologie leibnizienne (Leibniz 1995).

2. La subjectivité en philosophie de l’esprit

En philosophie de l’esprit, « subjectivité » fait généralement référence à la subjectivité de l’expérience consciente, plutôt qu’à la nature subjective des attitudes propositionnelles discutées dans la section précédente. Il y a trois principaux problèmes concernant la subjectivité de l’expérience ; l’un concerne les sujets d’expérience, et les deux autres concernent la phénoménologie de l’expérience consciente :

  1. Les expériences appartiennent-elles à des sujets d’expérience ?
  2. Certaines expériences ont-elles un caractère subjectif ?
  3. Toutes les expériences ont-elles un caractère subjectif ?

Dans les débats à propos de la question (a), la notion de subjectivité est associée à l’idée que les expériences ont des sujets, auxquels elles « appartiennent ». En revanche, en ce qui concerne les questions (b) et (c), la notion de subjectivité est liée à la thèse phénoménologique selon laquelle les expériences conscientes ont une structure subjective spécifique. Afin de répondre à ces questions, il est nécessaire de clarifier ce que l’on doit entendre par « sujet d’expérience » et « caractère subjectif de l’expérience ».

a. Les sujets d’expérience

La question (a) est à l’origine de deux thèses opposées concernant la nature des expériences conscientes, que l’on peut appeler respectivement Thèse des sujets d’expérience (SE) et Thèse de l’expérience sans sujet (ESS) :

(SE) Les expériences appartiennent à des sujets d’expérience.

(ESS) Les expériences n’appartiennent pas à des sujets d’expérience.

La notion de sujet d’expérience et la notion de possession (ownership) à l’œuvre dans ces thèses appellent toutes deux des clarifications.

i. La thèse des sujets d’expérience

(SE) a été défendue par de nombreux philosophes comme une vérité nécessaire, au motif que l’idée d’une expérience sans sujet d’expérience est une contradiction dans les termes. Ainsi, dans « La Pensée », Gottlob Frege écrit : « l’expérience est impossible sans expérimentateur » (Frege 1956, p. 299). De façon similaire, Sidney Shoemaker soutient que (SE) est une vérité conceptuelle :

Une expérience est quelque chose dont l’existence est ‘adjectivale’ vis-à-vis d’un sujet d’expérience [...]. Je tiens bien entendu pour une vérité conceptuelle évidente qu’une expérience est nécessairement une expérience faite par un sujet d’expérience, et implique ce sujet aussi étroitement que la torsion d’une branche implique une branche.

(Shoemaker 1986, p. 107)

Historiquement, (SE) a été notamment défendue par Descartes dans sa Seconde Méditation, lorsqu’il exprime l’idée selon laquelle chaque fois qu’une expérience a lieu, il doit y avoir un sujet pour lequel elle a lieu : « cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit » (AT IX, p. 19). Il est néanmoins important d’insister sur le fait que (SE) ne dépend ni d’une théorie métaphysique particulière des sujets d’expérience, ni d’une thèse phénoménologique quelconque concernant la conscience que le sujet peut avoir de lui-même. Un sujet est simplement « ce pour quoi » certaines expériences sont des expériences, ce qui n’implique nullement qu’il s’agisse d’une substance immatérielle telle que l’ego cartésien. Ainsi, David Hume s’est vigoureusement opposé dans son Traité de la nature humaine (livre I, partie 4) à l’idée cartésienne selon laquelle on peut découvrir l’existence d’un soi immatériel par introspection ; or il a été soutenu de façon convaincante que Hume lui-même tient (SE) pour une évidence (voir G. Strawson 2016; à titre d’exemple, dans la même partie du Traité, au plus fort de son attitude sceptique, Hume écrit : « Où suis-je, ou que suis-je ? De quelles causes est-ce que je dérive mon existence ? »). Dans le paysage contemporain, (SE) a été explicitement discutée et défendue par Galen Strawson, qui reprend à son compte le slogan frégéen « pas d’expérience sans expérimentateur » (G. Strawson 2011a, p. 268-77; G. Strawson 2011b). Dans le même esprit, Christopher Peacocke a défendu une version forte de (SE), d’après laquelle les expériences conscientes et les sujets d’expériences sont métaphysiquement co-dépendants : il est impossible que les expériences existent sans correspondre à un sujet, et il est réciproquement impossible qu’un sujet existe sans expérience qui lui corresponde (Peacocke 2014, p. 40-44).

La question demeure de savoir comment définir la notion de sujet d’expérience. Pour le dire simplement, les sujets d’expérience sont ce à quoi nous attribuons nos états conscients, et ce à quoi les pensées à la première personne font référence. Cependant, il existe des théories très différentes sur la nature exacte des sujets. Selon les théories biologiques ou animalistes, les sujets d’expérience sont des organismes (Johnston 1987; Olson 1997; Inwagen 1990; Snowdon 2014). Selon les théories psychologiques ou néo-lockéennes, les sujets d’expérience sont des esprits, c’est-à-dire des réseaux d’états mentaux intégrés causalement (Lewis 1976, Noonan 1989, Nozick 1981, Parfit 1984, Shoemaker 1984). Selon les théories phénoménalistes, les sujets d’expérience sont des séquences continues d’états conscients, et dépendent du flux de la conscience phénoménale (Dainton 2008, Bayne 2010). Enfin, selon la théorie hétérodoxe de Galen Strawson, un sujet d’expérience est une unité mentale éphémère, qui ne persiste pas dans le temps – de sorte que pour chaque individu biologique conscient, un nouveau sujet d’expérience émerge à chaque instant (G. Strawson 2011a). Quelle que soit la conception particulière des sujets d’expérience que l’on retient, l’idée principale de (SE) peut être interprétée comme une thèse ontologique sur la dépendance existentielle des états mentaux phénoménalement conscients vis-à-vis d’un « substrat » auquel ces états peuvent être attribués (ou auquel on peut dire qu’ils appartiennent). Étant donné la diversité des interprétations de cette thèse, y souscrire ne représente pas un engagement philosophique significatif, ce qui explique que la plupart des philosophes de l’esprit y soient favorables à (SE).

ii. La thèse de l’expérience sans sujet

Par contraste, la thèse de l’expérience sans sujet (connue en anglais sous le nom de no-subject ou no-ownership view) a rarement été défendue explicitement, bien que des thèses plus ou moins similaires ait été formulées, entre autres, par Georg Christoph Lichtenberg, Ludwig Wittgenstein et Moritz Schlick (voir Lichtenberg 1999, Wittgenstein 2015, Schlick 1936). Prenons par exemple le passage suivant de l’article « Meaning and Verification » de Schlick :

Le pronom ‘ma’ indique la possession ; nous ne pouvons pas parler du ‘possesseur’ d’une douleur – ou de quelque autre datum – excepté dans les cas où le mot ‘ma’ peut être utilisé de manière signifiante, c’est-à-dire où en lui substituant ‘sa’ ou ‘ta’ nous obtiendrions la description d’un état de choses possible [...]. À moins que nous choisissions d’appeler notre corps possesseur ou porteur (bearer) des data – ce qui paraît prêter à confusion – nous devons dire que les data n’ont pas de possesseur ou de porteur [...]. Ou bien la phrase ‘Toute expérience est une expérience à la première personne’ traduira le simple fait empirique que tous les data sont à certains égards dépendants de l’état du système nerveux de mon corps M, ou bien elle sera dépourvue de sens. Avant que ce fait physiologique soit découvert, l’expérience n’est pas du tout ‘mon’ expérience, elle est autosuffisante et ‘n’appartient’ à personne.

(Schlick 1936, pp. 366-7)

Selon (ESS), les expériences ne sont pas possédées à proprement parler ; elles dépendent simplement d’un corps physique. Afin d’examiner la cohérence de cette thèse, Peter Strawson a reconstruit un argument qui pourrait être offert par l’un de ses partisans (P. F. Strawson 1959, p. 95-98). Cet argument cherche à montrer que l’application du concept de possession (ownership) aux sujets d’expérience repose sur une confusion, parce que ce concept n’est pourvu de sens que dans les cas où le possesseur peut changer : « seules les choses dont l’appartenance est logiquement transférable peuvent être possédées à proprement parler » (P. F. Strawson 1959, p. 96). Selon un partisan de (ESS), on ne peut dire que les expériences sont « possédées » qu’en un sens métaphorique, qui fait référence à la dépendance causale vis-à-vis d’un corps – notons ce sens métaphorique possession*. Les expériences d’un individu sont possédées* par un corps particulier dans la mesure où elles en dépendent, et cette possession* est transférable dans la mesure où elles auraient pu dépendre d’un autre corps. Mais selon les partisans de (ESS), ce lexique peut induire en erreur : l’usage naïf du terme « possession » peut conduire les gens à croire que ce qui « possède » les expériences n’est pas un corps matériel dont elles dépendent de façon contingente (c’est-à-dire qui les possède*), mais un sujet qui les constitue nécessairement comme les expériences de quelqu’un. Tandis que la possession* par un corps est une simple métaphore pour faire référence à la vérité contingente selon laquelle toutes mes expériences dépendent causalement des états physiques d’un corps particulier B, la « possession » par un sujet fait référence à la supposée vérité nécessaire selon laquelle toutes mes expériences ont un possesseur particulier (un certain sujet S). Puisque les partisans de (ESS) considèrent que l’idée de « possession par un sujet » est dépourvue de sens, parce qu’elle n’est pas transférable par définition, ils concluent que les expériences ne peuvent pas être possédées d’une telle manière.

Après avoir reconstruit cet argument, Strawson soutient qu’il est incohérent, parce qu’il présuppose le sens de « possession » dont il nie la validité. En effet, le fait contingent que les expériences dépendent causalement d’un corps doit être énoncé de la manière suivante :

  1. Toutes mes expériences sont possédées* par le corps B.

Il est impossible d’éliminer le pronom de première personne dans cette proposition, parce que dire que toutes les expériences sont possédées* par un corps particulier – qui se trouve être le mien – est tout simplement faux : la référence à un sujet d’expérience est requise pour donner sens à un énoncé comme (1). Par conséquent, les partisans de (ESS) sont forcés de faire référence au sujet auquel les expériences sont attribuées, ce qui semble mettre leur hypothèse en défaut. Cette incohérence explique que (ES) soit une thèse beaucoup plus populaire que (ESS).

Cependant, les débats sur ce que l’on pourrait appeler la « subjectité » (subjecthood en anglais), c’est-à-dire sur l’existence des sujets d’expérience, n’épuisent guère les discussions contemporaines sur la subjectivité de l’expérience. En effet, ces discussions se concentrent souvent sur la phénoménologie des états conscients, et spécifiquement sur ce que l’on appelle parfois leur caractère subjectif, plutôt que sur leur dépendance existentielle vis-à-vis des sujets.

b. Le caractère subjectif de l’expérience

Un certain nombre de philosophes soutiennent que la notion de subjectivité de l’expérience ne fait pas simplement référence au fait que les expériences appartiennent à un sujet, mais aussi à certains aspects phénoménologiques de l’expérience elle-même. En d’autres termes, la notion de subjectivité de l’expérience peut aussi être comprise comme une forme d’expérience de la subjectivité. Ce sens phénoménologique de la notion a été mobilisé par de nombreux auteurs de manières légèrement différentes, esquissant néanmoins une idée générale similaire. Pour donner quelques exemples de cette convergence, nous pouvons considérer trois passages empruntés à Sidney Shoemaker, David Chalmers et Galen Strawson ; tous ces auteurs ont suggéré, dans leur propre vocabulaire, qu’il existe une forme de sentiment de soi (sense of self) à l’arrière-plan de l’expérience consciente :

Lorsque l’on est conscient que l’on sent de la douleur, on est également conscient, tautologiquement, non seulement que l’attribut sentir de la douleur est instancié, mais également qu’il est instancié en soi-même.

(Shoemaker 1968, pp. 563-4)

On a parfois le sentiment qu’il y a quelque chose dans l’expérience consciente qui transcende tous [les autres] éléments spécifiques : un genre de murmure d’arrière-plan, par exemple, qui est d’une manière ou d’une autre fondamental pour la conscience, et qui demeure présent même quand les autres composants ne le sont pas. Cette phénoménologie du soi est si profonde et intangible qu’elle semble parfois illusoire [...]. Néanmoins, il semble bel et bien y avoir une forme de phénoménologie du soi, même si elle est très difficile à isoler.

(Chalmers 1996, p. 10)

La principale raison pour laquelle on pense qu’il existe une chose telle que le soi [...] est simplement que nous avons une expérience qui a le caractère de l’existence d’une telle chose. Et ceci n’est pas le cas, comme certains l’ont suggéré, parce que nous avons été induits en erreur par le langage ordinaire ou parce que nous sommes mystifiés par des traditions religieuses, psychothérapeutiques ou philosophiques médiocres [...]. Une telle expérience – je l’appelle ‘le sentiment du soi’ [ou] ‘l’expérience de soi’ [...] – est fondamentale pour la vie humaine.

(G. Strawson 1999, p. 102)

De nombreux termes différents ont été utilisés en philosophie, en sciences cognitives et en psychiatrie pour faire référence au caractère subjectif de l’expérience, dont « sentiment de soi » (Nelson et al. 2009), « expérience de soi » (Zahavi and Parnas 1998, Gallagher and Zahavi 2005), « conscience de soi préréflexive » (Zahavi 1999, Zahavi 2005, Zahavi 2014), « sentiment de mienneté » (sense of mineness, Cermolacce, Naudin, and Parnas 2007, Hohwy 2007), « caractère subjectif » (Kriegel 2005), « être-pour-moi » (for-me-ness, Zahavi and Kriegel 2016), « conscience intérieure périphérique » (peripheral inner awareness, Kriegel 2009), « conscience de soi non-conceptuelle » (Bermudez 1998) et « subjectivité phénoménale minimale » (minimal phenomenal selfhood, Blanke and Metzinger 2009). Cependant, cette prolifération lexicale n’aide guère à définir un aspect de l’expérience parfois qualifié d’insaisissable, et la question demeure de savoir ce qu’il faut entendre exactement par ces différents termes. Avant d’en venir aux discussions contemporaines concernant le caractère subjectif de l’expérience, il est instructif de revenir brièvement sur l’histoire de cette notion.

i. Survol historique de la notion de caractère subjectif

L’idée selon laquelle il existe une forme de phénoménologie de la subjectivité à l’arrière-plan de l’expérience consciente a une longue histoire en philosophie. Après Descartes, elle semble se dessiner plus nettement chez John Locke (1632-1704), dans son Essai sur l’entendement humain (voir Coventry and Kriegel 2008, Weinberg 2016, p. 32-43). Selon Locke, en effet, « la conscience est la perception de ce qui se passe dans son propre esprit » (Essai, livre II, chap. 1, §19). Lorsque je regarde un chat, je perçois l’idée du chat, et par là-même je suis conscient que je perçois l’idée du chat. Dans le vocabulaire de Locke, cela signifie que chaque fois que j’ai une expérience consciente, je suis également conscient de faire cette expérience :

« [il est] impossible à quiconque de percevoir, sans percevoir qu’il perçoit. Lorsque nous voyons, que nous entendons, que nous flairons, que nous goûtons, que nous sentons, que nous méditons, ou que nous voulons une chose quelconque, nous le savons à mesure que nous le faisons. Cette connaissance accompagne toujours nos sensations et nos perceptions présentes ; et c’est par-là que chacun est à lui-même ce qu’il appelle soi même (self). »

(Locke, Essai II, 27, §9)

Cette perception intérieure qui accompagne toute expérience consciente est distincte de ce que Locke appelle la réflexion, qui requiert un effort d’attention et consiste à penser volontairement à quelque chose. Par contraste, la perception intérieure que le sujet a de ses propres expériences en tant que ce sont ses expériences n’est ni volontaire, ni attentionnelle : elle accompagne toute expérience consciente. On trouve donc chez Locke une première esquisse de la distinction entre (a) être implicitement conscient de soi-même à travers la conscience de son expérience consciente (perception de la perception), et (b) penser réflexivement à soi-même (réflexion).

C’est à partir de ce type de distinction que va progressivement émerger l’idée que la conscience possède un caractère subjectif, compris comme un aspect essentiel de toute expérience vécue. Ainsi, on retrouve une distinction similaire dans la mouvance de l’idéalisme allemand. Johann Gottlieb Fichte (1762-1814), par exemple, soutient que la conscience présuppose une conscience de soi fondationnelle, appelée ipséité (Ichkeit), qui ne repose pas sur une attitude réflexive, par opposition à la conscience de soi réflexive. Selon l’interprétation de Fichte défendue par Dieter Henrich et Manfred Frank, « l’intuition originelle » du philosophe allemand aurait été son rejet des « théories réflexives » de la conscience de soi, selon lesquelles on ne peut être conscient de soi-même qu’en faisant l’effort de penser explicitement à soi-même (Henrich 1966; Frank 1986; Frank 1993). Ainsi, on retrouve chez Fichte une distinction entre conscience de soi implicite, involontaire et non-attentionnelle d’une part (ipséité), et conscience de soi réflexive, volontaire et attentionnelle d’autre part (réflexion).

Une idée quelque peu similaire à la notion fichtéenne d’ipséité a émergé plus tard dans une tradition distincte, chez le philosophe allemand Franz Brentano (1838-1917). Selon Brentano, chaque fois que j’ai une expérience consciente, je suis non seulement conscient de ce qu’elle me présente, mais aussi de l’acte expérientiel lui-même. À travers un même état mental, je suis donc conscient de deux objets : l’objet intentionnel de l’état conscient et cet état lui-même. Cette idée a conduit plusieurs exégètes contemporains de Brentano à lui attribuer une théorie de la conscience à un seul niveau, selon laquelle il existe une conscience de soi implicite qui ne repose pas sur un état de second ordre prenant pour objet l’état conscient de premier ordre, mais est plutôt intégré au double contenu représentationnel de chaque état conscient de premier ordre (Thomasson 2000; Kriegel 2003). Ainsi, selon Brentano, toute expérience consciente possède un caractère subjectif en vertu du fait que l’état mental sur lequel elle repose se prend lui-même pour objet.

Edmund Husserl (1859-1938), brillant élève de Brentano et père fondateur de la phénoménologie, a lui-même proposé une théorie légèrement différente de la subjectivité de la conscience, en partie en réaction à celle de son ancien professeur. Selon lui, la conscience phénoménale implique toujours une « apparence de soi pour soi » (Für-sich-selbst-erscheinens), qui caractérise le mode de présentation irréductiblement subjectif de l’expérience consciente pour le sujet (Husserl 1959, p. 189). Contre Brentano, Husserl soutient que ce genre de conscience de soi n’est pas « objectivant » : il ne prend pas pour objet l’acte expérientiel présent. En d’autres termes, le caractère subjectif de la conscience ne requiert pas de relation intentionnelle – qu’elle soit de second ou de premier ordre – prenant pour cible l’état conscient de premier ordre. Bien plutôt, toute expérience consciente est subjective en vertu de la manière dont son contenu est présenté au sujet. La subjectivité de l’expérience est ainsi typiquement caractérisée dans la tradition phénoménologique comme un aspect structurel de la conscience, plutôt que le produit d’une relation intentionnelle entre états mentaux (que ce soit une relation de même niveau, comme chez Brentano, ou entre deux niveaux différents).

Dans la même veine, Jean-Paul Sartre (1905-1980) a introduit la notion de conscience de soi « préréflexive » ou « non-positionnelle » dans L’Être et le Néant (Sartre 1943). Selon lui, la conscience de soi réflexive doit « poser » l’état conscient qu’elle prend pour cible comme son objet. Par contraste, il existe une forme basique de conscience de soi qui est « constitutive » de la conscience phénoménale, et ne repose pas sur une distinction sujet/objet explicite (ibid., p. 19). La distinction entre conscience de soi « positionnelle » et « non-positionnelle » chez Sartre est plus ou moins équivalente à la distinction contemporaine entre conscience de soi transitive (réflexive) et conscience de soi intransitive (voir Kriegel 2003). Sous sa forme transitive/réflexive/positionnelle, la conscience de soi est comprise comme une relation entre le sujet et son expérience présente, par l’intermédiaire d’une pensée à la première personne grâce à laquelle il s’auto-attribue une certaine expérience. Au contraire, sous sa forme intransitive/préréflexive/non-positionnelle, la conscience de soi est comprise comme une modification adverbiale de mon expérience. Pour saisir cette distinction, on peut penser à la différence entre les propositions « Je suis conscient d’être en train d’avoir l’expérience E » et « J’ai consciemment l’expérience E ». Tandis que la conscience de soi positionnelle caractérise une relation conceptualisée entre moi et mon acte expérientiel (par le biais d’une auto-attribution explicite de cet acte), la conscience de soi non-positionnelle caractérise la manière dont je fais cette expérience. Aussi paraît-il inadéquat de parler de conscience de soi pour faire référence à la forme intransitive et préréflexive, et c’est la raison pour laquelle Sartre lui-même préfère écrire « conscience (de) soi », pour insister sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une relation qui prend pour le « soi » pour objet :

« Cette conscience (de) soi, nous ne devons pas la considérer comme une nouvelle conscience, mais comme le seul mode d'existence qui soit possible pour une conscience de quelque chose. De même qu’un objet étendu est contraint d'exister selon les trois dimensions, de même une intention, un plaisir, une douleur ne sauraient exister que comme conscience immédiate (d’) eux-mêmes. »

(Sartre 1943, p. 20)

La conscience (de) soi est donc présupposée à la fois par la conscience phénoménale, et a fortiori par la conscience de soi réflexive. Sartre va même jusqu’à dire qu’il y a dans chaque expérience consciente un « cogito préréflexif » qui rend le cogito cartésien possible (ibid., p. 19). La théorie sartrienne de la conscience (de) soi préréflexive est toujours influente, non seulement dans la tradition phénoménologique (voir Zahavi 1999, Zahavi 2005), mais aussi dans la philosophie de l’esprit contemporaine (voir Gennaro 2002, Miguens, Preyer, and Morando 2015).

ii. Discussions contemporaines

La notion de subjectivité de la conscience, comprise comme une caractéristique importante de l’expérience vécue, est récemment revenue sur le devant de la scène en philosophie de l’esprit. Selon la formule influente de Nagel, un état mental est dit phénoménalement conscient si et seulement si il y a un effet que cela fait pour quelqu’un d’être dans cet état (Nagel 1974). Le caractère qualitatif d’un état phénoménalement conscient fait référence aux qualités expérientielles ou qualia de cet état : quand je fais l’expérience visuelle d’une pomme rouge, la « rougeur » fait partie du caractère qualitatif de cette expérience phénoménalement consciente. Tandis que la plupart des discussions concernant la conscience phénoménale se sont concentrées sur cette notion de caractère qualitatif, plusieurs auteurs ont récemment soutenu que le caractère subjectif de l’expérience est un aspect distinct de la conscience phénoménale (voir par exemple Levine 2001, Kriegel 2005, Kriegel 2009, Horgan, Tienson, and George 2006). Selon ces auteurs, le caractère subjectif de la conscience fait référence au fait qu’il y a un effet que cela fait pour moi d’être dans cet état – où ce « pour moi » spécifie non simplement l’appartenance à un sujet, mais un authentique aspect de ce qui est ressenti dans l’expérience consciente. Aussi écrit-on parfois que le caractère subjectif ne traduit pas le ce-que-cela-fait (what-it-is-like-ness) de l’état conscient, mais plutôt son être-pour-moi ou mienneté (for-me-ness, voir Zahavi and Kriegel 2016). Tandis que mes expériences visuelles d’une pomme rouge et d’une pomme verte diffèrent par leur caractère qualitatif, elles sont identiques eu égard à leur caractère subjectif : dans les deux cas c’est pour moi qu’il y a un effet que cela fait de les éprouver.

La thèse générale des partisans du caractère subjectif de l’expérience est la suivante :

(CS) Le caractère phénoménal des états conscients inclut la subjectivité à titre de composant phénoménologique de l’expérience.

Cette thèse se décline selon une version faible et une version forte, selon qu’elle est interprétée comme un énoncé existentiel ou universel. Selon l’interprétation faible, seuls certains états phénoménalement conscients ont un caractère subjectif (seules certaines de mes expériences conscientes sont éprouvées comme miennes) ; par contraste, l’interprétation forte affirme que tous les états phénoménalement conscients ont un caractère subjectif, parce que la subjectivité, comprise en termes de mienneté de l’expérience (for-me-ness), est une condition nécessaire de la conscience phénoménale :

(CS) Le caractère phénoménal de certains états conscients inclut la subjectivité à titre de composant phénoménologique de l’expérience.

(CS+) Nécessairement, le caractère phénoménal de tous les états conscients inclut la subjectivité à titre de composant phénoménologique de l’expérience.

En d’autres termes, si (CS+) est vraie, un état ne peut être phénoménalement conscient que s’il possède un caractère subjectif. Au contraire, si (CS) est vraie, alors il existe des états phénoménalement conscients qui possèdent un caractère subjectif, mais ceci ne constitue guère une condition nécessaire de la conscience phénoménale, car d’autres états peuvent être phénoménalement conscients tout en étant « asubjectifs » (dénués de caractère subjectif).

Bien que (CS+) soit une thèse forte énonçant une condition nécessaire de la conscience phénoménale, il est important de noter qu’elle n’est pas dépendante d’une théorie particulière de la conscience (voir Billon et Kriegel 2015). En effet, au moins quatre types de théories contemporaines de la conscience semblent endosser (CS+) : le représentationalisme d’ordre supérieur (ROS), l’auto-représentationalisme (AR), les théories de l’accointance (TA) et les théories phénoménologiques (TP). Bien qu’il ne soit pas possible de donner ici un aperçu complet de ces différentes théories, il est utile d’en résumer les grandes lignes. Selon (ROS), défendue notamment par David Rosenthal et Rocco Gennaro, mes états conscients sont les états dont je suis conscient par le biais d’une représentation d’ordre supérieur (Rosenthal 1990; Gennaro 2012). Le caractère phénoménal d’un état conscient est donc déterminé par la manière dont il est représenté par l’état d’ordre supérieur. (ROS) implique (CS+) dans la mesure où l’état d’ordre supérieur représente nécessairement l’état conscient de bas niveau comme étant le mien : « je ne peux pas représenter mon expérience consciente de douleur comme appartenant à quelqu’un d’autre que moi » (Rosenthal 2005, p. 357). Par contraste, selon (SR), défendue par Uriah Kriegel dans le sillage de Brentano, les états conscients sont les états mentaux qui se représentent eux-mêmes. Ainsi, chaque état conscient représente certaines propriétés du monde extérieur, et représente par surcroît cette représentation elle-même. En vertu de cette autoreprésentation, je suis conscient de mon état comme étant le mien : « dire qu’il y a un effet bleuté que cela fait d’avoir mon expérience visuelle du ciel signifie que mon expérience se représente elle-même [...] représentant [...] la propriété adéquate du ciel [à savoir sa couleur bleutée] » (Kriegel 2009, p. 165). Selon TA, principalement défendue par Joseph Levine, je suis conscient de mes états mentaux comme étant les miens en vertu d’une relation d’accointance sui generis avec ces états (Levine 2001). Enfin, selon PT, défendue notamment par Dan Zahavi dans le sillage de Sartre, je suis conscient de mes états conscients comme étant les miens en vertu du fait qu’ils instancient une propriété monadique primitive et sui generis (Zahavi 1999, Zahavi 2005, Zahavi 2014). Bien que les défenseurs de cette théorie utilisent couramment la notion de conscience de soi préréflexive, ils insistent comme Sartre sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une relation (ni de représentation ni d’accointance). Il est ainsi plus adéquat, selon eux, de parler de « donation subjective » des expérience conscientes (first-personal givenness, Gallagher and Zahavi 2005).

La thèse faible (CS) est à la fois plus fréquemment endossée que (CS+), et l’est souvent moins explicitement. Un certain nombre d’auteurs mentionnent ainsi en passant qu’il existe ou pourrait exister une « sentiment de soi » accompagnant au moins certaines expériences phénoménalement conscientes. Ainsi, d’après les passages précédemment cités, il est clair que Shoemaker, Chalmers et Strawson endossent au minimum (CS). Par ailleurs, les deux versions de (CS) peuvent soulever des objections. La version forte a suscité le plus de résistance, parce que de nombreux philosophes considèrent que nous avons de bonnes raisons de penser qu’au moins certaines de nos expériences conscientes n’incluent rien de tel qu’un sentiment ou une conscience de soi à l’arrière-plan. Les objections à (CS) peuvent être groupées en plusieurs catégories : d’un côté les objections générales qui visent autant (CS) que (CS+), de l’autre les objections spécifiques contre (CS+), qui s’appuient sur des cas pathologiques ou anomaux.

iii. Objections générales contre les thèses fortes et faibles

1. L’objection humienne

Hume s’est notoirement prononcé contre l’idée que l’on pourrait percevoir d’une manière ou d’une autre le « soi » comme un objet isolé dans l’expérience :

Quand j’entre le plus intimement en ce que je nomme moi-même, je bute toujours sur quelque impression particulière [...]. Je ne puis jamais me saisir moi-même à aucun moment sans saisir une perception, et ne puis jamais observer autre chose qu’une perception.

(Hume 1999, I, 4, 6, §3)

Des objections similaires peuvent être trouvées dans la littérature contemporaine, visant l’idée qu’il existerait une phénoménologie particulière de la subjectivité dans l’expérience, plutôt que la conception cartésienne du soi comme substance immatérielle. Par exemple, Barry Dainton soutient que la conscience phénoménale n’inclut aucun sentiment spécial de soi qui serait intégré au flux des expériences conscientes. Ce fait est particulièrement clair, selon lui, dans les cas où l’on est complètement absorbé par une activité (le visionnage d’un film par exemple), ainsi que dans les cas où l’on éprouve une expérience sensorielle intense comme une vive douleur ou un orgasme (Dainton 2008, p. 150). Bien que ces exemples particuliers visent principalement (CS+), Dainton semble penser que l’idée générale qui les sous-tend puisse aussi, par extension, jeter le doute sur (CS). En effet, il nie que les états conscients comportent un « arome subjectif distinctif » (ibid.), parce que si ce composant putatif de l’expérience était implicite et ineffable comme on le dit souvent, alors par définition il serait impossible de l’isoler ou même d’en faire un objet d’attention pour les sujets conscients.

Les partisans du caractère subjectif, comme Zahavi et Kriegel, répondent à ce genre d’objection qu’il repose sur une interprétation erronée de (CS+) et (CS). En effet, la thèse selon laquelle le caractère phénoménal des états conscients peut comprendre un aspect subjectif qui transparait dans l’expérience n’est pas équivalente à l’affirmation bien plus forte selon laquelle de tels états conscients incluraient l’expérience du soi comme objet. (CS+) n’implique pas qu’il existe un genre de « quale du soi » isolé dans le contenu de chaque expérience consciente ; de même, (CS) n’implique pas que les expériences qui ont un caractère subjectif sont telles parce qu’elles seraient des expériences qui prennent le soi pour objet. La subjectivité, au sens qui nous intéresse ici, n’est pas du même acabit que le goût d’un citron : elle ne fait pas partie du caractère subjectif de l’expérience, parce que le soi expérientiel n’est pas un objet qui pourrait être perçu en tant que tel. La subjectivité de l’expérience fait simplement référence à la manière dont les états phénoménalement conscients sont éprouvés en première personne. Elle ne qualifie pas ce dont on fait l’expérience, mais plutôt comment on en fait l’expérience. Par conséquent, pour les défenseurs de (CS), l’objection humienne ne menace ni (CS+) ni (CS) : on ne devrait pas s’attendre à ce que la subjectivité ou le « soi » fassent partie du contenu qualitatif des états conscients, parce que le soi expérientiel n’est pas un objet intentionnel ; il n’est donc guère surprenant que nous ne puissions pas en faire l’expérience isolément.

2. L’objection de la transparence de l’expérience

La thèse de la transparence de l’expérience (introduite par Harman 1990) peut être formulée de la façon suivante :

(TE) Lorsque l’on a une expérience consciente, on n’est pas conscient de l’expérience elle-même, mais seulement de ce que l’expérience présente dans le monde.

(TE) semble impliquer que la conscience phénoménale ne présente jamais au sujet les propriétés de ses états conscients eux-mêmes – tel que le caractère subjectif – mais seulement des propriétés du monde extérieur. Les partisans de (CS) ou (CS+) peuvent répondre à cette objection de la manière suivante : bien que seules les propriétés du monde soient présentées à la conscience phénoménale (plutôt que les propriétés de l’expérience), la présentation elle-même, qui est aussi un aspect de la conscience phénoménale, possède un caractère subjectif. L’expérience est transparente au sens où nous faisons l’expérience du monde plutôt que de nos états mentaux en tant que tels ; mais la manière dont nous faisons l’expérience du monde est irréductiblement subjective, car nous faisons cette expérience, pour ainsi dire, « en première personne ». Selon cette lecture de (TE), la thèse est compatible avec l’idée que la subjectivité fait partie de l’expérience consciente, bien qu’elle ne soit pas un objet d’expérience à l’instar du monde qui y est présenté. Pour mieux établir cette idée, Zahavi et Kriegel discutent le cas des représentations qui ne sont pas phénoménalement conscientes. Prenons l’exemple de la représentation subliminale d’un citron jaune. Dans un tel cas, les propriétés distantes de l’environnement sont représentées, de même qu’elles le seraient dans une expérience perceptive phénoménalement consciente du même citron jaune. Cependant, seules les expériences conscientes « présentent » ces propriétés du monde au sens où elles rendent un sujet conscient de ces propriétés. Tandis que la subjectivité de l’expérience n’est pas présentée d’une telle façon, elle fait néanmoins partie du mode de présentation de ce dont on fait l’expérience.

iv. Objections spécifiques contre la thèse forte

1. Les objections tirées de la psychopathologie

Plusieurs objections empiriques contre (CS+) peuvent être formulées en s’appuyant sur des cas psychopathologiques dans lesquels les expériences phénoménalement conscientes semblent dépourvues de caractère subjectif. Tel est le cas, par exemple, de « l’insertion de pensée » chez les schizophrènes, qui a été mobilisée contre l’idée que le caractère subjectif serait omniprésent dans l’expérience consciente (voir Metzinger 2003). L’insertion de pensée est un symptôme de la schizophrénie décrit par les patients comme l’impression que les pensées de quelqu’un d’autre ont été insérées dans leur esprit ; en d’autres termes, il s’agit de l’impression étrange de penser les pensées de quelqu’un d’autre. Ce symptôme peut être vu comme un cas problématique pour (CS+), parce qu’il semble que les pensées insérées ne soient pas éprouvées comme mes pensées. Les partisans de (CS+) ont néanmoins pris en charge ce type de cas, en s’inspirant sur une distinction entre deux formes d’appartenance (Campbell 1999) :

  1. L’appartenance1 désigne le fait que les expériences conscientes que j’éprouve me sont données différemment de la façon dont elles seraient données à qui que ce soit d’autre.
  2. L’appartenance2 désigne la reconnaissance explicite de soi-même comme agent ou auteur de ses propres pensées.

Dans les cas d’insertion de pensée, il semble que certains états mentaux soient dépourvus d’appartenance2, parce que les patients échouent à s’attribuer l’origine de leurs propres pensées. Cependant, il y a un sens plus fondamental auquel les pensées insérées sont les leurs, précisément parce qu’elles ont été « insérées » avec succès. Il n’y a aucune raison de croire que les pensées insérées sont dépourvues d’appartenance1, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas données « en première personne », simplement parce qu’elles sont éprouvées de façon étrange. Au contraire, il est possible de soutenir qu’un tel sentiment d’aliénation indique que ces état mentaux ont quelque chose de plus que les pensées normales, au lieu de conclure qu’il leur manque un caractère subjectif (Billon and Kriegel 2015). Au demeurant, la raison même pour laquelle les patients se plaignent que quelqu’un a inséré des pensées dans leur esprit est qu’ils éprouvent bel et bien ces pensées subjectivement (voir sur ce point Gallagher 2000 et Graham 2010, p. 247-8).

Un autre contre-exemple potentiel à (CS+) s’appuie sur le cas particulier d’un certain patient DP, qui « était capable de tout voir normalement, mais [...] ne réalisait pas immédiatement qu’il était le sujet percevant, et [...] avait besoin d’une seconde étape pour devenir conscient du fait que c’était lui-même qui percevait l’objet » (Zahn, Talazko, and Ebert 2008, p. 398). Afin de se reconnaître lui-même comme sujet percevant, DP avait besoin d’une étape inférentielle additionnelle. On a pu soutenir qu’avant que cette inférence fût faite, l’expérience de DP devait être dénuée de caractère subjectif (Lane 2012). Cependant, les partisans de (CS+) ne sont pas convaincus par cet exemple pour des raisons similaires à celles qu’ils invoquent contre la première objection (Zahavi and Kriegel 2016, pp. 44-45). En effet, ils insistent sur le fait que le caractère subjectif de l’expérience désigne la conscience de soi minimale et préréflexive qui demeure présente dans l’ensemble des diverses expérience conscientes. En gardant à l’esprit que ce genre de conscience de soi, comme Sartre y a insisté, n’est ni introspective ni réflexive, on peut soutenir que même dans le cas de DP, l’expérience visuelle initiale possède déjà, avant l’étape inférentielle, un caractère subjectif. En effet, la conscience de soi préréflexive ne peut pas, par définition, résulter d’une inférence, et le genre de conscience de soi à laquelle le patient parvient au terme de son inférence est réflexif. Autrement dit, d’après les partisans de (CS+), l’expérience visuelle serait tout de même accessible pour le patient DP de façon spéciale, « en première personne », même si elle est éprouvée comme aliène – exactement comme dans le cas de l’insertion de pensée. Cela ne revient pas à nier que l’expérience subjective de DP est très différente d’une perception consciente normale ; cela revient plutôt à dire que les deux expériences ont un caractère subjectif en vertu du fait qu’elles sont conscientes.

2. Les objections tirées des expériences anomales non-pathologiques

Les objections tirées des psychopathologies sont controversables, au motif qu’elles s’appuient sur des cas dans lesquels les rapports subjectifs ne sont toujours pas faciles à interpréter. En effet, il existe un débat ouvert en psychiatrie sur la question de savoir si les témoignages d’expériences inhabituelles de la part des patients doivent ou non être pris au premier degré, particulièrement lorsqu’il y a lieu de douter de leur rationalité (voir par exemple Berrios 1991, Amador and David 1998, Campbell 2001, Gerrans 2009, Bortolotti et al. 2012). Aussi n’est-il pas évident que les cas psychopathologiques puissent être mobilisés pour réfuter définitivement une thèse comme (CS+), car il semble toujours possible de réinterpréter la description de l’expérience sous un jour plus favorable à l’ubiquité putative du caractère subjectif.

Cependant, il existe d’autres cas potentiellement problématiques pour (CS+) qui ne sont pas liées à des pathologies. Nous pouvons appeler de tels cas des « expériences anomales non-pathologiques ». Trois genres d’expériences anomales semblent être particulièrement pertinentes pour le débat concernant (CS+) : les rêves, la méditation profonde, et certains états induits par les drogues. L’état onirique est un état très commun qui paraît, au moins dans certains cas, phénoménalement conscient : lorsque l’on rêve, on fait bien l’expérience de quelque chose, et cette expérience a un caractère qualitatif, tel que la couleur jaune d’un citron rêvé. Cependant, certains rêves semblent dépourvus de caractère subjectif. Par exemple, Thomas Metzinger a soutenu que les rêves lucides altèrent ce qu’il appelle « la subjectivité phénoménale minimale », qui équivaut plus ou moins à la notion de conscience de soi préréflexive (Metzinger 2013; voir également Windt and Metzinger 2007). En effet, le rêve lucide est associé à des déficiences cognitives et mnémoniques qui perturbent la capacité à développer une perspective subjective stable dans l’expérience consciente. Selon Metzinger, certains rêves où le rêveur est dépourvu de corps sont associés à une expérience de soi très appauvrie, réduite à la pure localisation désincarnée de soi dans l’espace et dans le temps. La question de savoir si ce genre de cas peut être mobilisé contre (CS+) est complexe. D’un côté, il semble que dans certains rêves les expériences conscientes ne soient pas données comme miennes au sens où elles semblent dépourvues de la structure subjective ou perspectivale qui caractérise l’expérience à l’état de veille. D’un autre côté, Metzinger ne prétend pas que la « subjectivité phénoménale » soit complètement absente dans l’état onirique, mais plutôt qu’elle peut être profondément altérée. Il admet que les rêves désincarnés eux-mêmes incluent une expérience de soi basique associée à la localisation de soi dans l’espace et dans le temps. Par surcroît, on peut discuter la question de savoir dans quelle mesure les rêves en général sont bien des expériences phénoménalement conscientes au sens où cette notion est mobilisée dans (CS+). Les partisans de (CS+) peuvent simplement nier que les rêves soient pleinement conscients en ce sens, et répliquer par conséquent qu’ils ne constituent pas d’authentiques contre-exemples à leur thèse.

La méditation offre un autre cas intéressant pour discuter la validité de (CS+). Il existe une catégorie importante de techniques méditatives issues des traditions védiques et chinoises, auxquelles on fait parfois référence sous le nom de « méditation de la conscience non-duelle » (non-dual awareness), ayant pour objectif de faire disparaître la dichotomie entre sujet et objet (voir Josipovic et al. 2012). Durant la méditation profonde, ces techniques sont supposées mener à un état d’« absence de soi » (selflessness), qui a été décrit comme une forme d’expérience pure sans conscience de soi (Dor-Ziderman et al. 2013). Pris au pied de la lettre, l’état méditatif d’« absence de soi » menace également (CS+), parce qu’il semble être à la fois phénoménalement conscient et dépourvu de caractère subjectif. Ici encore, les partisans de (CS+) peuvent essayer d’interpréter l’état de soi-disant « absence de soi » de manière différente, en disant que la concentration du sujet méditant sur l’expérience du moment présent ne fait pas disparaître la structure subjective de cette expérience. Ils peuvent notamment traiter le cas de la méditation profonde à la manière dont ils traitent le cas de la distraction. Lorsque quelqu’un conduit sur une route familière dans la campagne, il peut arriver que cette personne soit profondément plongée dans ses pensées, ne regardant la route que de façon distraite ; dans un tel cas, bien que l’individu ne soit pas en train de penser réflexivement à lui-même, ni d’étudier par introspection son expérience visuelle de la route, il peut tout de même être conscient de lui-même de façon préréflexive. De la même façon, on peut soutenir que les méditants expérimentés sont capables d’atteindre un état de concentration intense dans lequel ils sont pleinement absorbés par leur expérience du moment présent, bien qu’ils demeurent préréflexivement conscients d’eux-mêmes en vertu de la structure subjective de leur expérience.

La psychopharmacologie fournit un troisième cas d’expérience anomale qui peut s’avérer problématique. Un certain nombre de substances psychoactives peuvent produire une altération significative de l’expérience de soi connue sous le nom de « dissolution de l’ego » (drug-induced ego dissolution, voir Lebedev et al. 2015). Ce phénomène est généralement décrit comme la dissolution du sentiment de soi ou de la structure subjective de l’expérience, et la disparition de la frontière entre soi et le monde. Les témoignages d’expériences de dissolution de l’ego mentionnent fréquemment le sentiment de se perdre soi-même, ou de se fondre dans son environnement, ou même de ne plus exister du tout, tout en demeurant conscient ; le phénomène dure généralement quelques minutes avant de se dissiper progressivement. Le sentiment qu’un aspect important de l’expérience consciente disparaît est une caractéristique saillante de la dissolution de l’ego produite par certaines substances psychoactives. Ce phénomène psychopharmacologique peut être interprété à la fois comme un contre-exemple à (CS+) et comme une forme de validation de (CS). En effet, si les expériences de dissolution de l’ego sont réellement conscientes tout en étant dépourvues de structure subjective, alors il n’est pas vrai que toutes les expériences conscientes ont un caractère subjectif. D’un autre côté, si un aspect important de l’expérience consciente disparaît dans de tels cas, cela suggère que l’expérience consciente normale possède bien un caractère subjectif. En d’autres termes, l’existence d’expériences de dissolution de l’ego peut être alléguée par contraste à l’appui de la thèse selon laquelle le caractère subjectif est un composant phénoménologique authentique de l’expérience dans les cas normaux. En effet, le caractère subjectif n’est pas un aspect saillant de l’expérience, mais plutôt un composant implicite et structurel de la conscience phénoménale à l’état de veille normal ; on peut donc faire l’hypothèse que le phénomène de dissolution de l’ego met en évidence, par contraste, le fait que l’expérience consciente normale possède bien un caractère subjectif diffus. La question de savoir si ce phénomène psychopharmacologique constitue ou non un contre-exemple valide à (CS+) peut être débattue ; néanmoins la question saurait difficilement être tranchée sans une analyse phénoménologique détaillée de l’expérience en question.

v. La valeur descriptive et explicative du caractère subjectif

Même si l’on considère que les précédentes objections n’atteignent pas leur cible, on peut néanmoins soutenir que (CS), à la fois dans sa version faible et forte, est une thèse déraisonnable parce qu’elle manque de valeur explicative. Cela peut être le cas ou bien parce que la notion de caractère subjectif de l’expérience n’explique rien, ou bien parce que le phénomène qu’elle prétend expliquer peut recevoir une meilleure explication. Mais même si la notion de caractère subjectif ne jouait aucun rôle explicatif, elle pourrait encore remplir un rôle important en décrivant un phénomène qui requiert une explication. Les partisans de (CS) doivent donc se confronter à trois objections générales concernant respectivement la superfluité descriptive (SD), la superfluité explicative (SE) et la vacuité explicative (VE) de la notion de caractère subjectif (voir Zahavi and Kriegel 2016) :

(SD) La conscience phénoménale peut être adéquatement et exhaustivement décrite sans faire appel à la notion de caractère subjectif.

(VE) La notion de caractère subjectif n’explique rien.

(SE) Il y a une meilleure explication du phénomène que la notion de caractère subjectif cherche à expliquer.

Les partisans de la notion de caractère subjectif rejettent (SD) pour des raisons phénoménologiques, en affirmant qu’il est impossible de décrire la structure de la conscience phénoménale sans mentionner le caractère subjectif. Bien que la putative indispensabilité descriptive de la notion de caractère subjectif soit loin de faire l’unanimité, il convient de remarquer que l’on peut se contenter de défendre la pertinence de la notion de cette façon, sans s’engager dans des discussions concernant son rôle explicatif.

La portée explicative de la notion de caractère subjectif a également été vivement critiquée. Ainsi, non seulement Joseph Schear soutient que la notion n’explique rien (VE), mais il considère en outre que même si l’on admet par hypothèse qu’elle a un explanandum authentique, on peut soutenir qu’elle est néanmoins superflue (SE) (Schear 2009). En d’autres termes, Schear affirme que la force explicative du caractère subjectif est illusoire, et que même si elle ne l’était pas, il y aurait tout de même de meilleures explications du phénomène que la notion cherche à expliquer. Selon Schear, ce qui requiert une explication dans les débats où la notion de caractère subjectif est mobilisée est le fait que nous sommes capables de rapporter immédiatement et sans effort, si on nous engage à le faire, ce dont nous sommes en train de faire l’expérience. Si je lis un livre, et que quelqu’un me demande ce que je suis en train de faire ou ce dont je suis en train de faire l’expérience, je ne découvre rien en répondant que je suis en train de lire ; au contraire, il semble que j’étais déjà conscient de faire cette expérience de lecture. Selon Schear, tel est l’explanandum qui conduit certains auteurs à postuler que la conscience phénoménale possède un caractère subjectif. Cependant, il remarque que l’on peut aussi répondre immédiatement et sans effort à d’autres questions qui n’ont rien à voir avec les expériences conscientes, par exemple celle de savoir si le monde a été créé il y a cinq minutes. Or puisqu’il est peu plausible que nous soyons conscients à tout moment du fait que le monde n’a pas été créé il y a cinq minutes, cela suggère selon lui que notre capacité à rapporter sans effort ce dont nous faisons l’expérience n’est pas véritablement expliquée par l’affirmation que les expériences conscientes ont un caractère subjectif. Cependant, Kriegel et Zahavi ont critiqué cette analogie au motif qu’elle prête à confusion, parce que la familiarité avec les faits concernant le monde est acquise progressivement à travers l’intégration de croyances (telles que la croyance que le monde n’a pas été créé il y a cinq minutes). Au contraire, la familiarité avec les expériences conscientes, conçue comme la capacité à rapporter sans effort ce dont je suis en train de faire l’expérience, est instantanée. Aussitôt que j’éprouve une certaine expérience consciente, je suis capable de la rapporter, parce que je suis conscient de faire cette expérience. On peut chercher à expliquer ce fait avec la notion de caractère subjectif de l’expérience, en disant qu’il est dans la nature d’une expérience donnée qu’il y ait un effet que cela fait pour moi que d’en faire l’épreuve.

Néanmoins, Schear ayant anticipé d’éventuelles contestations de son argument en faveur de (VE), il admet par hypothèse le rôle explicatif de la notion de caractère subjectif et soutient que l’on peut montrer dans ce cas qu’elle est superflue, parce qu’il existe de meilleures explications du phénomène visé (SE). Il suggère en particulier que notre capacité à rapporter immédiatement et sans effort nos expériences conscientes est mieux expliquée par notre aptitude à former des pensées à la première personne, en vertu desquelles nous pouvons devenir conscients de nos expériences à tout moment. Selon cette hypothèse, la subjectivité de l’expérience est une disposition plutôt qu’une caractéristique structurelle : chacune de mes expériences peut devenir une expérience dont je suis subjectivement conscient. Schear soutient que cette explication est plus parcimonieuse que celle qui postule l’existence d’un caractère subjectif, et doit donc être jugée meilleure. Cependant, il n’est pas évident qu’elle explique pourquoi nul n’est surpris lorsqu’il actualise cette disposition à la conscience subjective. Si je lis un livre, et que quelqu’un me demande ce que je suis en train de faire, je ne serai pas surpris de découvrir que mon expérience consciente actuelle est la lecture d’un livre. Pour cette raison, Zahavi et Kriegel considèrent que la capacité dispositionnelle à rapporter des expériences conscientes doit avoir un fondement catégorique, et selon eux cette base catégorique doit inclure le caractère subjectif de l’expérience (Zahavi and Kriegel 2016).

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Raphaël Millière

Université d'Oxford

miliere.raphael@gmail.com