Expérience de pensée (GP)
Comment citer ?
Arcangeli, Margherita (2017), «Expérience de pensée (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/experiences-de-pensee-gp
Publié en janvier 2017
Résumé
Le vocabulaire philosophique a récemment consolidé l’utilisation du terme « expériences de pensée » pour désigner des expériences conduites dans le « laboratoire de la pensée » et réalisées grâce à nos capacités d’imagination. Cette pratique, que l’on observe aussi bien dans les disciplines philosophiques, que dans les sciences, est cependant plus ancienne que le terme qui sert à la décrire. Que faut-il alors entendre exactement par « expérience de pensée » ? Pour répondre à cette question il est utile de partir d’exemples concrets. Nous nous proposons d’en détailler deux : une expérience de pensée scientifique et une expérience de pensée philosophique (§1). La discussion des caractéristiques des expériences de pensée nous amènera à aborder deux autres questions importantes, à savoir celle de leur fonction (§2) et de leur indispensabilité (§3).
1. Qu’est-ce qu’une expérience de pensée ?
Galilée sur la chute libre des corps
L’expérience de pensée scientifique la plus citée, et qui a le mérite d’être une expérience de pensée réussie, est celle qu’a conduite Galilée au sujet de la chute des corps. Galilée a remarqué que la théorie aristotélicienne du mouvement, selon laquelle la vitesse d’un corps en chute libre est proportionnelle à son poids, conduisait à une contradiction. Pour le démontrer, Galilée nous demande de faire l’expérience de pensée suivante : supposons qu’on relie deux objets de poids différents par une corde et qu’on les lâche d’une certaine hauteur (de la tour de Pise, par exemple). La théorie aristotélicienne du mouvement conduit à des conclusions contradictoires dès lors qu’il s’agit de déterminer la vitesse relative de l’objet composé par rapport à celles des deux autres objets : d’un côté, elle devrait prendre une valeur intermédiaire entre la vitesse de l’objet plus lourd et celle de l’objet plus léger, puisque le plus lent retarde le plus rapide à cause de la corde qui les relie ; d’un autre côté, le poids total des deux corps reliés par la corde est plus grand que le poids de chacun des deux corps pris individuellement, et donc la vitesse de l’objet composé doit être supérieure à la vitesse de chacun des objets composants. Ces deux conclusions se contredisent l’une l’autre. Ainsi, simplement en imaginant la chute libre de deux corps de poids différents reliés par une corde, Galilée peut réussir à nous convaincre que la théorie aristotélicienne du mouvement est incohérente.
Marie la super-neuroscientifique
Une expérience de pensée très célèbre chez les philosophes, due au philosophe australien Frank Jackson, met en scène le personnage de Marie la super-neuroscientifique. Le but de cette expérience de pensée est de montrer que le physicalisme (c’est-à-dire, la théorie selon laquelle tous les phénomènes sont de nature physique) ne peut pas rendre compte de ce que l’on sait quand on sait quel « effet cela fait » d’être dans un certain état mental. L’expérience de pensée est la suivante. Supposons que Marie soit une super-neuroscientifique, qui connaît tous les faits physiques sur la vision des couleurs. Par exemple, elle sait exactement quelles combinaisons de longueurs d’onde émises par une tomate stimulent la rétine et les processus physiques qui conduisent à l’expression du jugement : « la tomate est rouge ». Bien que Marie possède toutes les informations physiques concernant ce qui se passe quand, par exemple, on voit la rougeur d’une tomate et on emploie des termes comme « rouge », elle n’a jamais fait l’expérience de la vision d’une couleur, car elle a passé toute sa vie dans une pièce entièrement en noir et blanc. Maintenant, imaginez que Marie soit libérée de cette pièce et qu’elle voie une tomate. Apprend-elle quelque chose de nouveau ? La réponse intuitive semble être que oui, Marie apprend quelque chose de nouveau, à savoir l’« effet que cela fait » de percevoir du rouge. Donc tous les faits ne sont pas physiques et nous sommes ainsi amenés à remettre en cause le physicalisme.
Ces deux exemples nous donnent une idée intuitive de ce qu’est une expérience de pensée, mais est-il possible de proposer une définition précise et complète ? Le débat très vif entre les philosophes contemporains n’a pas abouti à une définition consensuelle. Indépendamment d’une définition adéquate de l’expérience de pensée, certaines caractéristiques sont communes à la plupart des expériences de pensée.
Les discussions sur ces caractéristiques conduisent souvent à établir des parallélismes entre l’expérimentation de pensée et l’expérimentation scientifique ordinaire (conduite, par exemple, dans des laboratoires de physique ou de biologie). D’après le physicien Ernst Mach, les deux types d’expérimentation sont très étroitement liées, car dans les deux cas nous aurions trois phases : (i) la sélection et l’isolement des caractéristiques qui servent de variables, (ii) la « manipulation » des variables que l’on fait interagir les unes avec les autres, (iii) l’« observation » de ce qui se produit.
Le fait qu’on retrouve ces similarités ne devrait guère nous surprendre. Après tout, les expériences de pensée ont été appelées « expériences ». Cependant, on pourrait soutenir que, malgré leur nom, elles ne sont pas de « vraies » expériences, comme le sont les expériences scientifiques ordinaires. Cela ne revient pas forcément à nier qu’il y ait des points communs entre l’expérimentation de pensée et l’expérimentation scientifique ordinaire, mais plutôt à faire valoir l’idée que les différences sont plus importantes que les similitudes.
La différence la plus remarquable est que, contrairement aux expériences scientifiques ordinaires, les expériences de pensée sont conduites grâce à l’imagination dans le « laboratoire de la pensée » – pour emprunter l’expression du philosophe James Robert Brown. Leur réalisation en dehors de la pensée pourrait être souhaitable, mais elle n’est pas toujours possible et, peut-être, même pas nécessaire. Cette différence peut être considérée comme la source du caractère paradoxal des expériences de pensée, qui apparaît en pleine lumière lorsqu’on se tourne vers leur fonction.
2. Pourquoi faisons-nous des expériences de pensée ?
Quelle que soit la définition de l’expérience de pensée, les philosophes s’accordent largement sur sa finalité : l’accroissement de nos connaissances. Les expériences de pensée sont considérées comme des outils qui, plus précisément, nous fournissent des intuitions sur certaines hypothèses ou sur une théorie.
Pourtant, le fait que les expériences de pensée produisent de nouvelles connaissances a été considéré comme paradoxal. Les expériences de pensée, contrairement aux expériences scientifiques ordinaires, ne sont pas en contact direct avec le monde, qui est source de nouvelles données. Elles ne peuvent donc qu’utiliser d’anciennes données empiriques, emmagasinées dans l’esprit de l’expérimentateur de pensée. Mais comment peut-on produire une nouvelle connaissance à partir de données anciennes ?
Pour tenter de répondre à cette question, plusieurs analyses des expériences de pensée ont été avancées à partir des années 1990 jusqu’à ce jour. D’après James Robert Brown il n’y aucun paradoxe si les expériences de pensée sont vues comme une source de connaissance indépendante de l’expérience. Une classe d’expériences de pensée au moins serait ainsi, et l’expérience de Galilée en ferait partie. Les expériences de pensée comme celle de Galilée ne sont ni fondées sur des données empiriques nouvelles, ni simplement déduites des données anciennes et nous permettraient en fait de « voir » les lois de la nature.
Selon le philosophe John Norton, au contraire, la pensée pure est totalement incapable de produire des connaissances nouvelles et elle ne peut que transformer ce qu’elle possède déjà. L’expérience de pensée de Galilée n’est rien d’autre qu’un bon argument logique, un raisonnement par l’absurde qui montre la fausseté d’une hypothèse aristotélicienne (la vitesse d’un corps en chute est proportionnelle à son poids) en déduisant logiquement d’elle des conséquences absurdes (deux valeurs de vitesse différentes pour le même corps).
Au-delà de ces deux extrêmes il semblerait effectivement que les expériences de pensée soient capables d’expliciter des connaissances non explicites ou inarticulées (c’est-à-dire, des connaissances qui ne sont pas complètement organisées sous forme de propositions ou d’énoncés dans un cadre théorique). L’idée est que cette connaissance est en quelque sorte emmagasinée dans la mémoire et ré-élaborée vraisemblablement par l’imagination quand nous conduisons des expériences de pensée. Même si nous sommes bien loin de comprendre comment on passe exactement, sur le plan cognitif, d’un acte d’imagination à un état de connaissance, ce serait grâce à ce procédé que les anciennes données pourraient être considérées sous un jour nouveau et indiquer la direction à suivre pour générer une connaissance inédite.
Dans le cas de Galilée le résultat est dans un premier temps négatif (on apprend que la vitesse d’un corps en chute libre n’est pas proportionnelle à son poids), mais il n’en reste pas moins informatif : c’était un premier pas vers d’autres expériences, aussi bien des expériences de pensée que des expériences ordinaires, qui ont permis de construire une nouvelle théorie du mouvement selon laquelle la vitesse d’un corps en chute libre est proportionnelle au temps de chute et selon laquelle dans le vide tous les corps tombent avec la même vitesse.
Même dans le cas de Jackson le résultat est négatif pour qui soutient le physicalisme, car l’expérience de pensée de Marie montre que certains faits ne semblent pas être physiques. Même s’il est douteux que cette expérience de pensée puisse justifier à elle seule le rejet du physicalisme, elle nous offre un point de départ inédit pour étudier à la fois la nature des états mentaux et nos intuitions à leur sujet.
Ces considérations nous permettent de soulever la question suivante : quelles sont plus précisément les fonctions épistémiques (« épistémique » désigne ce qui se rapporte à la connaissance) remplies par les expériences de pensée par rapport à une théorie ou un ensemble d’hypothèses spécifiques ? Il est courant de voir une expérience de pensée comme un outil pour réfuter ou confirmer certaines hypothèses ou une théorie.
À travers l’expérience de pensée de Galilée et celle de Jackson, nous avons déjà vu comment les expériences de pensée peuvent être considérées comme des expéditions dans des mondes possibles, pour utiliser une image du philosophe Roy Sorensen, avec la mission de montrer qu’un certain cadre théorique implique des possibilités absurdes ou bien néglige des possibilités réelles. L’expédition invite par conséquent à réévaluer la théorie examinée.
Dans le cas de Galilée, le cadre théorique de référence est la théorie du mouvement d’Aristote et la mise en évidence d’une incohérence interne à ce cadre suggère qu’il faut abandonner l’hypothèse que la vitesse est proportionnelle au poids. Dans le cas de Jackson, il est reproché au physicalisme de sous-évaluer l’aspect qualitatif ou phénoménologique des états mentaux (au moins de certains d’entre eux).
Il y a aussi des expériences de pensée qui mettent à l’épreuve un cadre théorique pour en montrer sa force explicative. C’est le cas des expériences de pensée de Charles Darwin, avec lesquelles il a fait comprendre comment sa théorie de l’évolution, d’une part, s’applique à des cas ordinaires et, d’autre part, peut expliquer aussi des cas plus complexes où les transitions évolutives sont moins plausibles.
3. Peut-on se passer des expériences de pensée ?
En tant que sources de connaissance, les expériences de pensée ont suscité un intérêt épistémologique considérable. Nous avons vu que des désaccords surgissent quand les philosophes tentent de spécifier le type de connaissance que nous acquérons par l’expérimentation de pensée. La question concernant le type de connaissance n’est pas le seul problème épineux. Celle du statut de cette connaissance reste également ouverte. Peut-on se fier à la connaissance acquise par l’expérimentation de pensée ? Et plus généralement, nous pouvons nous demander : les expériences de pensée sont-elles des outils indispensables ? Ces questions, d’une part, nous ramènent à la comparaison entre l’expérimentation scientifique ordinaire et l’expérimentation de pensée et, d’autre part, soulèvent le problème du statut des expériences de pensée en philosophie.
Il a été souligné que la philosophie sans expériences de pensée serait gravement appauvrie, plus encore que les sciences. Le recours aux expériences de pensée est, en effet, très répandu dans la plupart des disciplines philosophiques. Notons qu’il y a un nombre considérable d’expériences de pensées dans le domaine de l’éthique. Pour savoir ce qui est juste ou bon, il semble parfois utile de clarifier nos conceptions morales à l’aide d’expériences de pensée.
Néanmoins, très souvent dans la littérature, les critiques ont été dirigées contre l’expérimentation de pensée comme pratique philosophique, plutôt que comme méthode au sein des sciences. Les expériences de pensée philosophiques sont généralement dépeintes par leurs détracteurs comme des contes de fées, qui ne méritent pas d’être pris au sérieux. Ces considérations semblent être fondées sur l’idée que la philosophie est trop encline à des ruminations conceptuelles et repose sur une méthodologie moins rigoureuse que celle qui prévaut dans les sciences. L’imagination et les intuitions sont considérées comme des facteurs majeurs responsables de la faiblesse supposée de l’expérimentation de pensée en philosophie. D’après cette hypothèse, l’imagination serait ici source d’erreur et les expériences de pensée philosophiques évoqueraient et utiliseraient des intuitions instables et trompeuses.
Conclusion
Les expériences de pensée sont un sujet très controversé, qui fait l’objet d’un débat vif entre les philosophes contemporains. En partant de l’expérience de pensée scientifique de Galilée et de l’expérience de pensée philosophique de Jackson, nous nous sommes concentrés sur trois des principales questions abordées dans la littérature, à savoir : Qu’est-ce qu’une expérience de pensée ? Pourquoi faisons-nous des expériences de pensée ? Peut-on se passer des expériences de pensée ? Beaucoup d’autres questions intéressantes sont à explorer (par exemple, comment les expériences de pensée remplissent-elles leur fonction ?), ainsi que beaucoup d’autres exemples d’expériences de pensée (par exemple, l’anneau de Gygès chez Platon, le spectre inversé de Locke, l’ascenseur d’Einstein, les zombies philosophiques).
Bibliographie
Cohen, M. : Wittgenstein’s Beetle and Other Classic Thought Experiments (Blackwell, Oxford 2005).Introduction très accessible, amusante et pleine d’exemples d’expériences de pensée
Horowitz, T. et Massey, G. (Eds.) : Thought experiments in science and philosophy (Rowman & Littlefield, Lanham 1991).Le recueil d’articles qui est devenu une référence importante pour le débat sur les expériences de pensée
Pour des recueils plus récents, dont les introductions sont très utiles pour s’orienter dans le débat sur les expériences de pensé :
Ierodiakonou, K. et Roux, S. (Eds.) : Thought Experiments in Methodological and Historical Contexts (Brill, Leiden-Boston 2011).
Frappier, M., Meynell, L. et Brown J. R. (Eds.) : Thought Experiments in Philosophy, Science, and the Arts (Routledge, London & New York 2013).
Numéro spécial de la revue Perspectives on Science (2/22, 2014), édité par Fehige, Y. et Stuart, M. T.
Brown, J. R. : The Laboratory of the Mind: Thought Experiments in the Natural Sciences (Routledge, London 1991).Dans ce livre l’auteur développe son hypothèse, selon laquelle certaines expériences de pensée sont une source de connaissance indépendante de l’expérience. Il propose aussi une taxonomie qui classe les expériences de pensée selon leurs fonctions par rapport à une théorie ou un ensemble d’hypothèses spécifiques. Cette taxonomie s’est imposée assez largement dans la littérature. Monographie qui a marqué le débat sur les expériences de pensée
Sorensen, R. : Thought Experiments (Oxford University Press, Oxford 1992).Dans ce livre l’auteur étudie l’expérimentation de pensée comme une véritable pratique expérimentale au même niveau que l’expérimentation scientifique ordinaire et soutient que l’expérimentation mentale « a évolué » à partir de l’expérimentation scientifique ordinaire. Une autre taxonomie est avancée, qui prend explicitement en compte les expériences de pensée philosophiques. Monographie qui a marqué le débat sur les expériences de pensée.
Margherita Arcangeli
Université de Genève