Fiction (GP)
Comment citer ?
Renauld, Marion (2016), «Fiction (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/fiction-gp
Publié en novembre 2016
Résumé
Qui sont Sherlock Holmes, Antigone ou nos avatars virtuels ? De quelle façon notre imagination se déploie-t-elle dans les romans, les films, les jeux, ou encore dans les théories scientifiques et les modèles informatiques ? La philosophie s’interroge depuis longtemps sur la nature des êtres de fiction que sont les personnages ou, plus généralement, les objets inexistants, ainsi que sur le sens de ces noms vides et de ces histoires inventées, notamment dans leurs rapports avec la réalité et la vérité. Sur elles plane un soupçon persistant, traditionnellement lié à la condamnation platonicienne de l’art qui les assimile à des chimères fantaisistes, des mensonges, des représentations trompeuses du monde actuel. Certaines analyses en philosophie du langage et de l’esprit se développent depuis plusieurs décennies pour préciser la distinction entre fait et fiction, touchant alors de larges domaines de recherche comme la métaphysique, la connaissance, l’éthique et l’esthétique.
1. Quelques distinctions conceptuelles : problèmes de définition.
Qu’est-ce qu’une fiction ? La question peut sembler dérisoire compte tenu de l’usage ordinaire que nous faisons du terme, renvoyant généralement à l’idée qu’une chose n’existe pas, n’est pas réelle, ou qu’un récit n’est pas vrai, ne contient pas d’informations correctes à propos de tel état de fait. Pourtant, ce type de définition négative s’avère insatisfaisant. D’une part, cela ne permet pas de distinguer les fictions des erreurs ou des mensonges, d’autre part, cela exclut toute possibilité qu’une histoire inventée porte sur des personnes existantes, ou ayant existé, ou encore contienne des énoncés vrais. Il n’est qu’à penser aux romans historiques, par exemple, pour s’apercevoir que fictionalité et réalité/vérité ne semblent pas entrer en contradiction. En outre, les rêves que nous faisons lorsque nous dormons, les abstractions, modèles et figures dont usent les scientifiques pour construire des théories, ou encore les projets architecturaux dont nous bricolons des maquettes sont-ils des fictions au même titre que Star Wars ou le conte des trois petits cochons ? User de son imagination reste un critère vague pour clarifier la polysémie de ce terme, de nos jours fort diversement employé.
Il est difficile de savoir de quoi nous parlons lorsque nous disons que telle chose est fictive, ou fictionnelle, parce que nous confondons souvent la fiction avec l’art, la littérature, la narration ou tout ce qui a trait à l’imaginaire, à nos activités mentales. Or il n’en est rien. Même si la fiction peut paraître liée à un usage particulier du langage, certaines œuvres littéraires sont des œuvres de fiction, comme Anna Karénine, tandis que d’autres ne le sont pas, comme De sang froid de Truman Capote ou les Confessions de Rousseau. De même, tous les récits ne sont pas fictionnels, pour preuves la narration quotidienne de nos aventures, les articles de journaux ou les témoignages de réfugiés ou rescapés. Enfin, qu’il s’agisse de nombres ou de figures géométriques, de simulations informatiques, de termes généraux comme « l’homme », « la société », ou d’entités abstraites comme « l’âme », « Dieu » ou « le monde », les rassembler sous l’étiquette unique de la fiction demeure sujet à controverses. Quelle est donc la spécificité de ce qui est fictionnel ? Il s’agit d’expliciter les conditions nécessaires et suffisantes de fictionalité.
L’enquête se focalise alors sur les « œuvres de fiction », ces histoires que nous inventons, lisons ou regardons à l’écran, et dans lesquelles nous plongeons avec délectation, captivés par des intrigues plus ou moins vraisemblables. On doit notamment au philosophe John Searle (1975) d’avoir relevé l’importance de l’intention de l’auteur pour distinguer un discours fictionnel d’un reportage ou d’un article de journal. Partant du constat qu’une même phrase peut aussi bien apparaître dans une œuvre de fiction ou de non-fiction, Searle propose par conséquent une définition pragmatique de la fiction : c’est l’auteur qui décide de produire une énonciation fictionnelle en faisant mine de faire une assertion, alors qu’en réalité ce qu’il dit n’est pas soumis aux exigences de véracité. Ce ne sont donc ni la forme syntaxique de la représentation (les phrases ou les images en tant que telles), ni sa relation sémantique aux choses réelles (le sens des mots ou l’interprétation de l’histoire), qui sont cruciales pour savoir si c’est une fiction. C’est plutôt une certaine posture vis-à-vis de l’œuvre, à savoir, une feinte ludique partagée et reconnue par les lecteurs ou spectateurs qui font ainsi semblant de croire que l’histoire est vraie, que les personnages existent. L’idée de « faire-semblant » devient la pierre angulaire des définitions philosophiques de la fiction, qu’il s’agit de raffiner et de convoquer pour résoudre les divers problèmes lui attenant.
2. Le souci ontologique : existence et vérité.
Le Père Noël existe-t-il ? Holmes est-il meilleur détective que Poirot ou Snowden ? Autrement dit, ce qui n’est pas est-il, et est-il rationnel de lui attribuer des qualités ? Le problème du non-être et des objets inexistants est un classique de la métaphysique, du Parménide de Platon aux jungles foisonnantes de certaines ontologies du XXe siècle, en passant par la parcimonie plus ou moins radicale d’un Frege ou d’un Russell – l’ontologie étant la science de l’être, il s’agit de décrire et classer les types d’entités composant le monde. Les objets fictionnels que sont les personnages soulèvent ainsi la question de leur existence même, à travers une contradiction manifeste : quoique n’étant pas réels comme peuvent l’être une chaise, la lune ou vous-même, ces « vivants sans entrailles », selon l’expression de Paul Valéry, n’en restent pas moins bien présents dans l’histoire qui relate leurs péripéties. Ils sont même bien identifiables : nous pouvons reconnaître Holmes à sa pipe et à son chapeau, et nous nous tromperions en affirmant que c’est un agneau, ou même un mauvais enquêteur. Quel est donc le mode d’être des ficta (objets fictifs) et comment apprécier la vérité des énoncés fictionnels ou des commentaires sur les fictions ?
Le débat sur l’existence des personnages emprunte deux voies antagonistes :
- Les réalistes, ou accomodationnistes, défendent l’existence des ficta en tant qu’objets d’un type particulier – inexistants, abstraits, possibles, grammaticaux, théoriques, imaginaires ou artefacts créés par un auteur. Au-delà de leur divergence, ils s’appuient sur nos expériences ordinaires de lecteurs-spectateurs d’œuvres de fiction et sur la littéralité des énoncés fictionnels, de la forme « S est P » : si Holmes est un détective, alors il existe un objet tel que Holmes, ayant la propriété d’être un détective, et mon expérience de lecteur me donne bel et bien l’impression de suivre les aventures d’une certaine personne. L’objection majeure ici consiste à distinguer « être » et « exister » : un personnage fictionnel est quelque chose, mais n’existe pas comme un objet matériel, par exemple. Dans cette optique, l’existence n’est pas une qualité nécessaire aux choses qui composent ce monde, et cela paraît entraîner une forme de laxisme ontologique. En outre, les réalistes parviennent difficilement à rendre compte des énoncés existentiels négatifs comme « Sherlock Holmes n’existe pas », puisque Holmes est reconnu comme un objet possédant une identité propre.
- Les anti-réalistes, ou éliminativistes, nient qu’il existe de tels objets en partant précisément de l’évidence des énoncés existentiels : un personnage n’est rien, même si nous avons l’illusion contraire. Estimant que les phrases d’un récit de fiction ne sont pas de la forme « S est P », les anti-réalistes doivent expliquer leur signification en proposant des paraphrases qui respectent leur structure logique. La stratégie principale revient ici à utiliser un opérateur de fictionalité pour préserver nos intuitions tout en évitant de s’engager ontologiquement : dans les histoires écrites par Doyle, Holmes existe, mais seulement comme résultat global d’un jeu de faire-semblant. Il devient alors difficile de rendre compte des énoncés transfictionnels ou mixtes, dans lesquels les personnages sont sortis de leur récit d’origine et comparés à d’autres personnages ou à des objets du monde réel : il n’y a pas d’opérateur commun à l’énoncé « Holmes est meilleur que Poirot » ou « Poirot est moins gros que mon cousin Robert ». Dès lors, comment comprendre ces phrases qui ne semblent parler de personne et n’être rattachées à aucune histoire ?
Le souci ontologique touchant à l’(in)existence des objets fictionnels est donc lié au souci sémantique touchant aux conditions de vérité des énoncés qui ont un sens tout en manquant de référence. C’est dans le cadre d’une théorie du langage comme image du monde que les problèmes sont les plus saillants : si ce que nous disons a du sens en vertu des liens qui unissent les mots aux choses qu’ils désignent, alors comment pouvons-nous comprendre une phrase qui porterait sur des objets simplement imaginés ? Mais réduire les personnages à des inscriptions matérielles (de l’encre sur du papier, des pixels sur un écran) ne nous satisfait pas plus que cette illusion de vie qui se dégage des œuvres de fiction : Holmes n’est pas qu’un mot, puisqu’il agit en détective ! On peut alors se tourner vers les mécanismes psychologiques pour clarifier le sens de ces mondes imaginaires. Mais expliciter le fonctionnement de l’esprit permet-il de comprendre le contenu d’une œuvre ?
3. Le souci épistémique : connaissance et émotions.
L’idée selon laquelle certaines représentations sont des fictions en vertu d’une intention (l’auteur décide de produire une œuvre de fiction), ou encore d’une convention (une règle socialement admise) qui nous oblige à adopter une posture de réception spécifique (faire-semblant de croire que l’histoire est vraie), se fonde notamment sur la volonté de les distinguer du mensonge : l’auteur de fictions ne ment pas parce que la feinte est explicite et acceptée par le public. Autrement dit, la relation entre ce que nous inventons et ce qui est réel, ou ce que nous devons faire-semblant de croire et ce qui est vrai, n’est pas cruciale pour expliquer le fonctionnement des œuvres de fiction ; ce qui l’est, c’est cette croyance feinte (make-believe), cette attitude particulière à l’égard des éléments qui composent le récit. En somme, avoir affaire à une fiction, c’est admettre que ce n’est pas sérieux, que c’est « pour rire » et que l’auteur n’est pas sincèrement en train d’affirmer ce qu’il raconte.
Le problème épistémologique est alors celui de savoir comment nous pouvons néanmoins apprendre des choses à propos du monde actuel en lisant des romans, en regardant des films, en jouant à des jeux vidéo ou encore en construisant des simulations. Comment le monde féérique de Tolkien, par exemple, peut-il nous éclairer sur les comportements humains ou la société dans laquelle nous vivons ? La valeur cognitive de l’imagination soulève de profonds désaccords : certains la nient en raison de la trivialité des connaissances acquises par les fictions (des vérités qu’il est possible de connaître sans lire de fictions) ou de l’absurdité des scenarii que certaines histoires développent (par exemple, des impossibilités physiques comme les voyages dans le temps), d’autres la défendent en invoquant le gain épistémique des métaphores (qualifier quelqu’un de « Don Juan » nous éclaire sur certains aspects de son comportement) ou des expériences de pensée (nous imaginons ce que nous ferions dans telle ou telle situation imaginaire) dans l’exercice de nos compétences réelles.
Un second problème s’ajoute à celui-ci, qui interroge la rationalité même de nos réactions à l’égard des fictions, en particulier lorsque nous éprouvons des émotions à l’égard de tel ou tel personnage. C’est le philosophe Colin Radford qui formule de façon précise le « paradoxe de la fiction » (1975) : comment est-il possible que nous soyons émus par le sort d’Anna Karénine alors que nous savons pertinemment que celle-ci n’existe pas ? Est-il rationnel d’avoir peur du monstre vert qui surgit au détour d’un film d’horreur, de tomber amoureux de Batman, de s’attendrir sur les malheurs de Don Quichotte ? Là encore, de nombreuses réponses sont apportées, qui discutent autant la validité des prémisses de ce paradoxe que la nature même des émotions que nous ressentons lorsque nous sommes pris dans l’histoire, et le rôle qu’elles jouent dans notre pensée pratique. Peut-être n’avons-nous que des « quasi-émotions », des émotions d’un genre particulier du fait même de porter sur des objets fictifs. Mais les émotions ne supposent-elles pas toujours des abstractions générales ? Anna Karénine nous rappelle les femmes réelles qui souffrent d’amour, et l’idée même d’amour malheureux provoque en nous de vifs sentiments. En ce sens, il serait davantage irrationnel de ne pas s’émouvoir du sort de ces « vivants sans entrailles » !
4. Le souci éthique : responsabilité et résistance morale.
Tout se passe comme si nous usions des fictions de diverses manières, leur attribuant une fonction divertissante ou didactique. Nous nous amusons à suivre des séries pour nous évader un temps de notre réalité quotidienne, et parfois nous en extrayons des hypothèses ou des connaissances qui donnent à penser autrement cette dernière. Pouvons-nous alors rendre les auteurs responsables du contenu de leurs œuvres, passant notamment outre la distance qu’il peut y avoir entre narrateur et auteur ? Le « prétexte de la fiction » est souvent invoqué pour échapper à l’accusation d’être menteur ou fervent idéologue, et repose sur la dimension ludique de ces feintes explicites. La responsabilité d’un romancier, qu’elle soit à l’égard de la vérité ou de la morale, semble moindre par rapport à celle d’un scientifique, d’un homme de foi ou d’un politicien. Il peut alors être important de distinguer entre les fictions heuristiques utiles (« fictions we employ ») et les fictions frivoles ou gratuites (« fictions we only enjoy »), autrement dit, entre fictions scientifiques et artistiques.
Pourtant, cette distinction reste délicate. Notamment, les pratiques actuelles qui touchent aux mondes virtuels et à la création d’avatars numériques – fictionnelles en tant qu’il s’agit d’un dédoublement de soi ou du monde sans prétention vérace ni sérieuse – tendent à reformuler ce problème dans la sphère de la légalité : est-il criminel de commettre des méfaits dans Second Life ? Est-il non seulement immoral, mais juridiquement condamnable de révéler des secrets privés au sein d’un roman déclaré tel ? De la question des droits des avatars et des personnes réelles vis-à-vis de leur reproduction fictionnelle à celle de la cybercriminalité, les œuvres de fiction ont des enjeux sociaux et juridiques.
Enfin, le caractère moral ou immoral des œuvres de fiction reste une question majeure, parfois liée à leur dimension esthétique d’œuvre d’art. On peut célébrer les peintures vertueuses des hommes dans la littérature idéaliste ou les histoires pour enfants, on peut condamner les mensonges et perversions de ces faiseurs d’illusions. Le phénomène de contagion que la fréquentation de fictions entraîne (la violence des jeux vidéo et l’impact qu’elle a sur les joueurs en est un exemple récent) se heurte pourtant à une difficulté psychologique qui interpelle certains philosophes : une certaine forme de « résistance imaginative morale ». En effet, pris dans une histoire qui nous oblige à imaginer des choses atroces ou à accepter des présupposés qui offensent notre sensibilité et nos convictions, nous résistons au faire-semblant, nous refusons pour ainsi dire le caractère fictionnel de ce jeu. En même temps, ainsi que s’interrogeait déjà Aristote, nous prenons manifestement du plaisir à la contemplation de scènes horribles, insoutenables dans la réalité, mais délectables en tant que représentations : c’est là le « paradoxe de la tragédie ». La fréquentation d’œuvres de fiction, et plus généralement d’œuvres d’art, est-elle ainsi à même de former des citoyens honnêtes et rationnels, maîtres de leurs passions ?
L’enquête philosophique sur la fiction porte sur de nombreux aspects : nature des objets fictifs, vérité des énoncés fictionnels, sens et référence des œuvres de fiction, intentions des auteurs et conventions de réception, valeur cognitive des représentations et des émotions, légalité des pratiques ludiques, moralité des lecteurs, spectateurs et joueurs. La frontière entre fiction et non-fiction est parfois difficile à percevoir et les standards que nous utilisons pour en juger semblent varier en fonction des enjeux : Holmes est fictionnel parce qu’il n’existe que grâce à Doyle, mais il ne l’est pas en tant que modèle abstrait d’interprétation de nos comportements humains. Il s’agirait donc de clarifier nos jugements de fictionalité, les raisons pour lesquelles nous qualifions, ou non, quelque chose de « fiction ». Le problème reste alors de savoir quelle place et quel rôle a l’imagination, et sans doute aussi l’art, dans nos actions, nos croyances et nos désirs. Que faisons-nous, que croyons-nous et que désirons-nous lorsque nous faisons-semblant de faire, de croire et de désirer ? La création de mondes et de personnages imaginaires nous aide-t-elle à comprendre le monde et à motiver nos décisions, ou nous rend-elle passifs, captifs d’une évasion trompeuse qui semble à tout le moins nous procurer quelques plaisirs ?
Bibliographie
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LAMARQUE Peter & OLSEN Stein H. 1994. Truth, Fiction and Literature, Clarendon University Press.Une étude serrée de la fictionalité, en particulier des œuvres de fiction littéraires, qui repose sur une définition plutôt conventionnelle de la pratique de raconter des histoires ainsi que sur des travaux de critiques et théories de la littérature.
WALTON Kendall L., 1990. Mimesis as Make-Believe. On the Foundations of the Representational Arts, Harvard University Press.Un ouvrage qui élargit le champ de la fictionalité des œuvres d’art aux jeux d’enfants et jusqu’à certains énoncés anthropologiques ou philosophiques, définissant la fiction
RENAULD Marion, 2014. Philosophie de la fiction. Une approche pragmatiste du roman, Presses Universitaires de Rennes, coll. Aesthetica.Une analyse de l’histoire récente des théories philosophiques et des différentes définitions de la fiction, de leurs mérites et de leurs limites, aboutissant à une enquête sur le jugement de fictionalité lui-même.
Marion Renauld
Archives Henri Poincaré, Université de Lorraine