Philosophie du langage (A)

Comment citer ?

Rivenc, François (2016), «Philosophie du langage (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/philosophie-du-langage-a

Publié en septembre 2016

 

Résumé

Pourquoi, pourrait-on demander, existe-t-il à côté de la linguistique générale, un ensemble de problèmes et de thèmes de réflexion qu’on range naturellement sous la rubrique « Philosophie du langage » ? La réponse la plus simple serait que ce sont des philosophes de métier qui se sont emparés de ces problèmes. Mais il est évident qu’une telle réponse est parfaitement insuffisante. Elle n’apporte rien à la question des enjeux théoriques particuliers qui justifient de plein droit l’existence de cette discipline. Or la réponse à cette question est loin d’être simple. Peut-être la meilleure façon d’y répondre est-elle de privilégier un certain nombre de problèmes et de thèmes apparus dans l’histoire de la philosophie du langage, et de les traiter par l’intermédiaire des textes qui ont été les premiers à aborder ce thème ou ce problème, ou à défaut qu’on peut tenir pour les plus importants. Je n’ignore pas qu’il y a forcément une part d’arbitraire dans ce genre de choix. Mais le souci d’être au plus près de la vérité n’exclut pas, je l’espère, une part d’originalité dans la présentation de cette histoire. Les thèmes ici traités sont essentiellement les suivants : 1) la notion de langage formel introduite par Hilbert dans le cadre de la recherche d’une preuve de consistance de l’arithmétique. 2) la thèse de Wittgenstein selon laquelle les énoncés de la philosophie du langage sont dénués de sens. 3) la syntaxe logique de Carnap comme réfutation de la thèse de Wittgenstein. 4) la définition du concept de vérité relativement à un langage de Tarski. 5) la sémantique comme théorie de la signification selon Davidson. 6) la théorie des descriptions définies de Russell. 7) le traitement des énoncés de croyance par Carnap et Quine respectivement. 8) la notion de rigidité des noms propres du langage ordinaire selon Kripke. 9) l’analyse des indexicaux et de la référence directe selon Kaplan. 10) l’impact des sciences cognitives sur la philosophie du langage. On peut espérer qu’au terme de cette étude, la spécificité des enjeux propres à la Philosophie du langage apparaîtra plus clairement.

 


Table des matières

1. Un tournant linguistique ?

2. Une philosophie silencieuse du langage

3. La syntaxe logique du langage

4. Le concept de vérité

5. Référence et descriptions

6. Extensions, intensions, et énoncés de croyance

7. La notion de rigidité des noms propres et l’idée de référence directe

8. Une note sur les grammaires cognitives

Conclusion

Bibliographie


1. Un tournant linguistique ?

Il est assez généralement tenu pour acquis qu’une « révolution » en philosophie a eu lieu à la fin du XIXème et au début du XXème, qu’on désigne volontiers par les termes « tournant linguistique » (linguistic turn), « philosophie du langage », « « logique philosophique », ou autres termes apparentés comme « philosophie analytique ». Michael Dummett (Dummett 1973), par exemple, a soutenu que Frege a été l’initiateur d’un changement de paradigme en philosophie au sens suivant : alors que depuis Descartes la philosophie première était assimilée à la théorie de la connaissance (en anglais, epistemology), mettant au premier plan des questions comme : que puis-je connaître, et comment, Frege a remplacé l’épistémologie par la logique comme point de départ de la philosophie. Certes, la logique n’est pas exactement la philosophie du langage ; mais comme l’étude des preuves requiert une analyse des propositions qui entrent comme éléments dans les preuves, la philosophie du langage, entendue comme l’étude de la forme logique des propositions et de leur sens (meaning), donc comme faisant partie de la logique au sens large, est bien en position de philosophie première. Certains auteurs, comme Moritz Schlick (Schlick 1932, in Rorty 1967), par exemple, ont même vu dans cette logique du sens le moyen de distinguer la science de la philosophie : la science aurait pour objet la recherche de la vérité, la philosophie la recherche du sens.

Tout n’est pas faux dans cette présentation de l’histoire de la philosophie analytique contemporaine. Prenons pour exemple la célèbre distinction sémantique, due à Frege, entre le sens (Sinn) et la signification ou référence (Bedeutung) des noms propres. Comment se fait-il, demande-il, qu’une identité vraie comme « a = b », puisse nous apprendre quelque chose d’important (et souvent est connue a posteriori), alors qu’elle semble dire que les objets a et b sont identiques, ce qui semble revenir à dire que a = a ? La réponse est que les noms « a » et « b », quoique désignant le même objet (leur référence), diffèrent par le mode de présentation de cet objet, i.e. leur sens (Sinn). La phrase « Aristote fut le maître d’Alexandre », nous apprend que le philosophe né à Stagire (expression supposée être pour l’exemple le sens du nom « Aristote ») est le même individu que le maître d’Alexandre : même référence, sens différents. La réponse de Frege est bien d’ordre linguistique, mais la question posée, celle de la nature de la relation d’identité entre objets, mérite plutôt le nom de question ontologique (à laquelle d’ailleurs Frege ne répond pas dans l’article de 1892, Über Sinn und Bedeutung). Mais il faut aller plus loin. Quand Frege étend la distinction des noms propres aux phrases entières, et décide que la référence (Bedeutung) des phrases est (ordinairement) leur valeur de vérité, le Vrai ou le Faux, s’agit-il encore d’analyse linguistique ? N’est-ce pas plutôt un coup de force pour faire entrer, contre toute vraisemblance, toutes les expressions d’un langage (hormis les termes conceptuels) dans le même cadre, celui que Carnap ultérieurement appellera le schème de la nomination ?

On peut bien dire que cette distinction généralisée appartient à la philosophie du langage en tant que préface à l’analyse logique, mais il serait préférable de parler de philosophie des langages. Car déjà ici l’expression « tournant linguistique » apparaît comme tout à fait équivoque. Elle manque à distinguer l’analyse du langage ordinaire, avec ses traits d’opacité logique (pensons ici à l’exemple du discours indirect, où les mots ont selon Frege pour référence (ungerade Bedeutung) leur sens habituel), et la construction de langages artificiels logiquement parfaits, destinés à formaliser quelque théorie, l’arithmétique par exemple. La distinction est pourtant claire : le langage ordinaire est tourné vers la communication de la pensée, et tous les moyens y sont bons pourvu que ce but soit atteint, les langages artificiels sont tournés vers la représentation la plus exacte des relations logiques entre les éléments ontologiques de la réalité selon leur catégorie : objets, concepts, extensions de concepts (ou ensembles), nombres, etc. Différence de buts, différence de moyens.

On ne saurait mieux illustrer l’équivocité de l’expression « philosophie du langage » qu’en citant cette remarque de Frege dans un de ses derniers écrits (Frege 1969 pour l’édition allemande, p. 270) : « Une grande partie du travail d’un philosophe consiste, - ou du moins devrait consister -, en un combat contre le langage ». Le contexte de cet avertissement est le suivant : le langage ordinaire a une fâcheuse tendance à nominaliser, c’est-à-dire à former des noms propres auxquels aucun objet ne correspond. Un exemple particulièrement douloureux pour Frege, parce qu’il a succombé lui-même, comme il l’avoue, à cette tendance à nominaliser, est l’expression : « l’extension du concept F ». Frege a cru pouvoir identifier les nombres naturels à des extensions de concepts, autrement dit à des ensembles, et selon lui, le caractère finalement contradictoire de sa reconstruction de l’arithmétique tient au fait qu’il a pris le langage ordinaire à la lettre, l’article défini donnant l’impression illusoire qu’on a affaire à un objet, alors qu’aucun objet n’est par là nommé. Et Frege conclut par cette remarque pessimiste : « Les difficultés où nous plonge cette idiosyncrasie du langage sont incalculables ». Bien sûr, on peut toujours soutenir que repérer cette tendance à la nominalisation nous apprend quelque chose d’important sur le langage ordinaire. Mais on ne saurait oublier que c’est là un trait négatif du langage, et que plutôt que de parler de philosophie du langage, on devrait parler d’une philosophie contre le langage, si l’on veut atteindre le véritable but de la recherche, la structure de la pensée (en un sens objectif, qu’on peut ici identifier avec la structure logique de la réalité).

A la même veine de pensée, quoique de manière encore plus radicale, appartient une remarque de Russell qu’on trouve dans cette esquisse d’ontologie que déploie le chapitre 4 des Principles of Mathematics (Russell 1903). Russell s’en prend à l’expression « avoir un sens » (to have meaning), qui selon lui est un mixte confus de notions logiques et psychologiques. Certains concepts, comme un homme, tout homme, etc., que nous appellerions volontiers aujourd’hui des expressions quantifiées, ont la propriété d’être dénotatifs, au sens où dans une phrase comme « un homme est venu », la phrase ne porte pas sur l’apparent sujet logique « un homme », mais bien sur l’individu dénoté par l’expression. Quoi que l’on puisse dire aujourd’hui de cette analyse de la dénotation, on a là un exemple de sens (meaning) au sens purement logique, parce qu’il s’agit de la propriété inhérente à certains concepts de représenter autre chose qu’eux-mêmes (n’oublions pas que pour Russell les concepts sont des éléments logiques du monde, et non des notions dans l’esprit). Mais il y a une autre notion de sens, celle selon laquelle « les mots ont un sens », parce qu’ils représentent également autre chose qu’eux-mêmes. Mais comme les propositions dont Russell analyse les éléments constituants, à savoir les entités indiquées par les mots de la phrase exprimant telle ou telle proposition, ne contiennent pas (en général) des mots, avoir un sens, au sens où les mots ont un sens, « est sans pertinence pour la logique » (Russell 1903, §51). On ne saurait plus fortement donner congé à toute philosophie du langage, si l’on entend par là l’étude de la composition des significations complexes à partir de la signification des éléments que sont les mots. Pour le dire autrement, la logique dépouillée de toute notion psychologique ne s’occupe pas du phénomène de la signification, mais de ce qui est signifié, qui transparaît (plus ou moins clairement) à travers le vêtement du langage.

Nous avons évoqué plus haut (section 3), la notion de langage artificiel, et cette notion peut et doit être précisée. Un bon point de départ pour ce faire est de partir de la distinction, familière depuis au moins Hilbert, entre axiomatique traditionnelle, matérielle, ou à contenu (inhaltlich), comme l’est le système d’Euclide par exemple, et axiomatique formelle. Dans l’axiomatique à contenu, les notions et hypothèses fondamentales, posées d’emblée, sont supposées connues et vraies respectivement, à partir d’expériences antérieures qui leur octroient l’évidence nécessaire. Dans l’axiomatique formelle, au contraire, on fait abstraction « de l’état de choses et du façonnage existentiel » (Hilbert 1968, p. 56), ce qui suppose une « idéalisation » par la théorie du matériel empirique, par exemple, - et typiquement -, l’hypothèse d’une totalité d’un domaine d’individus infini, (comme c’est le cas en arithmétique où les nombres entiers sont censés former une totalité achevée), et ce qui, du même coup, exige une démonstration de non-contradiction, dans la mesure où la totalité infinie des nombres ne peut être tenue pour acquise par une considération directe, exclue dans le cas de totalités infinies. L’un des problèmes posés par Hilbert est celui de la possibilité d’une preuve de non-contradiction qui ne présuppose pas ce qui est à prouver, et reste liée à la donnée d’objets « qui sont pris comme un donné concret » (ibid, p. 74), des bâtonnets par exemple et des suites de tels bâtonnets, sur lesquels on puisse raisonner sans sortir de ce que Hilbert appelle le point de vue « finitiste », qui consiste à se tenir toujours « dans les limites de la possibilité, - théorique -, de notre représentation d’objets, comme dans les limites de la possibilité, - théorique -, d’exécution de processus » (ibid., p. 87), bref dans le concret. Encore faut-il pouvoir raisonner sur ces objets concrets. C’est la formalisation du raisonnement logique qui en offre le moyen, sans sortir du point de vue finitiste exigé. Grâce à la formalisation, - formules initiales et règles écrites de déduction -, « une preuve arithmétique se représente comme une succession, intuitivement perceptible d’un coup d’œil » (ibid., p. 99), d’objets et de processus concrets. Une telle théorie de la preuve est ce que Hilbert appelle la « métamathématique ». Il faut bien voir, comme le note Hilbert (ibid., p. 99), que cette formalisation du raisonnement logique est analogue au passage de l’axiomatique à contenu à l’axiomatique formelle : la signification matérielle des connexions logiques est oubliée au profit de règles formelles d’écriture et de réécriture. Il en résulte un nouveau concept de langage, celui de langage entièrement formel, au sens où les considérations de signification sont exclues. Si l’on pense qu’un langage, au sens usuel, est un système de signes porteurs de significations, il n’est pas évident que ce concept de langage formel soit l’objet de la philosophie du langage au sens attendu. A tout le moins, c’est un nouveau type d’objet à considérer pour la philosophie du langage au sens le plus large.

2. Une philosophie silencieuse du langage

Il est loisible de penser que dans la tradition dite analytique, le Tractatus de Wittgenstein représente le premier essai d’une véritable philosophie du langage. Russell ne s’y est pas trompé, qui dans son Introduction à la traduction anglaise du Tractatus (1922), présente le sens général de l’ouvrage comme traitant des « principes du Symbolisme et des relations qui sont nécessaires entre les mots et les choses dans n’importe quel langage ». Il est hors de question, dans le cadre limité de cette étude, de rendre compte de la totalité des idées exposées dans le Tractatus, et encore moins de rendre compte de toutes les interprétations qu’on trouve dans les innombrables commentaires portant sur cet ouvrage. On se contentera ici de résumer ce que doit être un ensemble de signes pour être un langage, c’est-à-dire une représentation ou une image (Bild) du monde. Le monde est l’ensemble des faits, - des états de choses qui existent ou n’existent pas -, où des objets en principe simples (Tractatus, 2.02) sont en relation entre eux. Les propositions, - probablement s’agit-il ici de complexes d’entités linguistiques, i.e. de mots -, sont des représentations des faits (mis à part les tautologies et les contradictions). Et la question cruciale est celle de savoir comment une proposition peut être la représentation d’un fait. La réponse est en gros la suivante : une proposition est elle-même un fait, c’est-à-dire un complexe où des éléments (mots) sont reliés les uns aux autres d’une manière déterminée, de la même manière que les éléments du fait représenté sont en relation les uns avec les autres (ibid., 2.15, et 3.1432). Le fait représenté et son image (la proposition) doivent avoir la même multiplicité logique, autrement dit la même forme logique (die logische Form der Abbildung). Les noms dans la proposition désignent les objets qui sont les éléments ultimes du fait représenté, et la concaténation des mots dans la phrase représente la manière dont les objets sont reliés entre eux. Bien sûr, à strictement parler, cela n’est vrai que d’un langage idéal, i.e. logiquement parfait, car ordinairement le langage déguise la pensée comme un vêtement mal taillé, sa fonction dans les transactions humaines n’étant pas de révéler la forme logique des faits décrits (ibid., 4.002).

Mais ici il convient de faire attention si l’on veut comprendre correctement le statut de cette philosophie du langage. La forme logique que doivent avoir en commun la proposition et le fait qu’elle décrit, cette forme logique ne peut être exprimée par aucune proposition. Autrement dit, cette forme logique est montrée dans la structure de la proposition, mais aucune proposition ne peut la décrire, car elle n’est pas un fait, mais la condition de possibilité pour qu’une proposition soit une image de la réalité. L’argument de Wittgenstein est en gros le suivant : pour représenter la relation qui unit une proposition au fait représenté, nous devrions pouvoir observer de l’extérieur cette relation entre le langage et le monde, c’est-à-dire nous placer de quelque façon hors du monde et de la relation logique entre le monde et sa représentation. Mais c’est là chose impossible, car nous ne pouvons penser en sortant de la forme logique qui permet à une pensée d’être une pensée (ibid., 4.12). Il en résulte une situation paradoxale, puisque l’essentiel des propositions du Tractatus décrivent précisément comment les faits et les propositions doivent partager la même forme logique, ce qu’aucune proposition n’est censée pouvoir faire. Donc en un sens, les propositions de la philosophie du langage ou sont dénuées de sens, ou ne sont pas véritablement des propositions, ce qui revient au même. Que sont-elles donc ? Des élucidations, répond Wittgenstein, et des élucidations d’un genre très particulier, puisque quiconque les aura comprises reconnaîtra qu’elles sont littéralement dénuées de sens (unsinnig). Selon la fameuse formule de Wittgenstein, quiconque aura grimpé sur les barreaux de l’échelle devra la retirer, l’escalade accomplie (ibid, 6.54). Ou, selon une autre image, puisque ce dont on ne peut parler on doit le taire, la philosophie du langage est vouée au silence. Curieux destin pour cette philosophie, qui, par ailleurs, devait montrer que la plupart des propositions et des questions de la philosophie traditionnelle sont dénuées de sens (unsinnig), et proviennent de la mécompréhension de la logique de notre langage (ibid., 4.003). Non-sens contre non-sens, tel est l’étonnant combat que doit mener cette philosophie du langage. Pour une part, les tentatives ultérieures d’édifier une véritable philosophie du langage seront autant d’efforts pour éviter, ou contourner, le paradoxe sur lequel nous laisse l’impasse des conclusions du Tractatus.

3. La syntaxe logique du langage

L’idée que la philosophie du langage, telle qu’elle est comprise par Wittgenstein, est une arme de guerre contre la philosophie traditionnelle et ses pseudo-problèmes, est en germe, on l’a vu, dans le Tractatus. Mais comme les propositions du Tractatus sont elles-mêmes dénuées de sens, on peut se demander ce qui distingue ces propositions des propositions traditionnelles de la philosophie (Ramsey dira plus tard que les propositions de la philosophie du langage sont peut-être des non-sens, mais des non-sens importants). La réponse de Wittgentein est assez vague. Contrairement aux sciences de la nature, qui formulent d’authentiques propositions (vraies ou fausses, mais sensées), la philosophie (ou ce qu’il en reste quand on a escaladé la fameuse échelle) n’est pas un corps de doctrine, mais une activité d’élucidation et de clarification (ibid., 4.112 et 6.53) essentiellement négative, destinée à dissiper les illusions métaphysiques. Pour une part, le combat que Carnap a engagé dans les années trente contre la « métaphysique » (au nom de ce qu’on appelle le positivisme logique), passe par une réfutation des thèses de Wittgenstein concernant le caractère inexprimable de la philosophie du langage. Cette réfutation passe par trois étapes de réduction : 1, la philosophie des sciences est réduite à la logique du langage de la science (pour faire vite, l’étude des moyens d’expression et des preuves d’un tel langage). 2, la logique du (ou des) langage(s) de la science est réduite à l’étude de la syntaxe de ces langages, d’où le nom de « syntaxe logique ». 3, la syntaxe logique est parfaitement exprimable par des propositions authentiques, qui décrivent les signes primitifs du langage, les concaténations de signes qui forment des énoncés, les suites d’énoncés qui constituent des preuves ou démonstrations. La deuxième Partie de la Logische Syntax der Sprache (Carnap 1934), consacrée à la construction de la syntaxe d’un certain langage, le langage I (qui contient l’arithmétique élémentaire, et dont les moyens d’expressions sont limités à une forme de point de vue finitiste), s’ouvre par l’annonce d’un point de vue opposé à celui de Wittgenstein. Selon une certaine opinion, qui est, précise Carnap, celle de Wittgenstein, « il existe seulement un langage, et ce que nous appelons la syntaxe ne peut pas du tout être exprimée, elle peut être seulement ‘montrée’. En opposition à ce point de vue, nous allons montrer que de fait, il est possible de faire avec seulement un langage ; sans pourtant renoncer à la syntaxe, mais en démontrant que sans qu’émerge aucune contradiction, la syntaxe de ce langage peut être formulée à l’intérieur de ce langage lui-même ». De manière générale, ajoute Carnap la syntaxe de n’importe quel langage peut être formulée (dans ce langage) dans une mesure qui est limitée seulement par la richesse en moyens d’expression de ce langage (affirmation imprudente, comme le montrera la syntaxe du langage II, pourtant plus riche en moyens d’expressions que le langage I). Sous la forme de la syntaxe logique, la philosophie du langage est parfaitement exprimable (et éventuellement à l’intérieur du langage-objet lui-même), et cette thèse (qui n’est pas seulement une opinion, puisque que Carnap va en exécuter le programme), est une réponse directe aux questions ouvertes par le Tractatus. Notons au passage le caractère protéiforme de la « philosophie du langage », identifiée à présent à la syntaxe d’un langage formel, capable de définir formellement la notion de preuve comme la notion (syntaxique) de conséquence logique.

Dans la Vème partie de la Logische Syntax der Sprache, consacrée à justifier l’identification de la logique de la science avec la syntaxe du langage de la science, Carnap revient plus longuement sur la critique des thèses négatives de Wittgenstein (§73). Il distingue deux thèses négatives, l’une concernant la syntaxe, l’autre concernant la logique de la science (i.e., dans le langage de Wittgenstein, la philosophie, voir Tractatus, 4.112), qui pour Carnap n’en font qu’une, dans la mesure où il identifie logique de la science et syntaxe. Première réponse de Carnap : la syntaxe des langages étudiés a été effectivement construite et formulée sous forme de propositions au sens strict, et de plus (pour le langage I en particulier) entièrement à l’intérieur du langage, grâce à un procédé dit « l’arithmétisation de la syntaxe », qui consiste (en gros) à identifier les signes du langage-objet à des nombres entiers, et à définir les concepts syntaxiques (formules, preuves, etc.) comme des concepts arithmétiques (procédé mis également en œuvre par Gödel dans sa démonstration de l’incomplétude de l’arithmétique). Première réponse par une question de fait : on a montré que la syntaxe est exprimable. Deuxième critique, qui fait écho à ce que nous avons appelé plus haut le combat du non-sens contre le non-sens. Dans la mesure où les propositions du Tractatus sont elles-mêmes des pseudo-propositions dénuées de sens, il s’ensuit que Wittgenstein est incapable de tracer une limite précise (eine scharfe Grenzlinie) entre les propositions de la logique de la science (i.e. de la philosophie), et les formulations métaphysiques. Tout est affaire de différence graduelle, ou de différence entre ce qui a une fonction pratique (élucidations, clarification des pensées) et ce qui n’en a aucune, la métaphysique. Mais elles ont en commun l’absence de contenu théorique (theoretischen Unsinnigkeit). Carnap se fait fort, dans cette Vème partie, de posséder un critère strict pour démarquer les propositions de la logique de la science des autres propositions philosophiques, qu’on peut appeler « métaphysiques » : c’est la possibilité de passer au mode formel (die formale Redeweise), qui consiste, pour aller vite, à passer d’un langage où il est question des choses à un langage où il est question de signes et de désignations de choses. Pour prendre un exemple particulièrement intéressant, puisqu’il s’agit de la deuxième proposition du Tractatus, « Die Welt ist die Gesamtheit der Tatsachen, nicht der Dinge », (le monde est la totalité des faits, non des choses), ce qui est exprimé ici sur le mode contentuel peut et doit être exprimé sur le mode formel : « La science est un système de propositions (Sätzen), et non de noms » (Logische Syntax der Sprache, §79). Ultérieurement, Carnap fera du mode formel un instrument de pacification des controverses ontologiques, parce qu’une proposition sur le mode formel peut être comprise comme une convention pour choisir un langage plutôt qu’un autre, et non une thèse sur l’existence ou la non-existence d’une certaine catégorie d’objets : mise en œuvre du Principe de tolérance en logique.

4. Le concept de vérité

La définition du concept de vérité est un des problèmes classiques de la philosophie. Intuitivement, un énoncé est vrai s’il exprime un état de choses et si cet état de chose est réalisé. Le concept de vérité, mettant donc en relation le langage et le monde, peut donc être qualifié de sémantique en nature. La philosophie du langage va prendre avec les travaux de Tarski un nouveau tournant, et un tournant décisif, en se donnant pour tâche de définir le concept sémantique de vérité, c’est-à-dire en étant plus ou moins identifiée à des recherches de nature sémantiques. En première approximation, l’idée intuitive de vérité peut être exprimée par un schème de la forme :

x est un énoncé vrai si et seulement si p,

x tient la place du nom d’un énoncé du langage-objet, et p celle de l’énoncé du métalangage nommé à gauche du « si et seulement si » (abrégé en « ssi »), énoncé qui est la traduction de l’énoncé nommé à gauche, le langage-objet étant le langage pour lequel le concept de vérité est à définir. Une instance de ce schème est par exemple :

« La neige est blanche » est vrai ssi la neige est blanche,

où le nom de l’énoncé est formé par l’usage des guillemets de citation (dans ce cas simple, le langage objet est contenu dans le métalangage, où figure l’énoncé nommé à gauche, et il n’est pas besoin d’avoir sous la main une traduction de l’énoncé, à moins de parler de traduction homophonique). Ce que Tarski appelle la Convention T (T pour « truth ») est la proposition suivante : une définition du prédicat « est vrai » doit avoir pour conséquences toutes les instances du schème indiqué ci-dessus pour n’importe quel énoncé du langage-objet. Il ajoute à la Convention T la contrainte qu’aucun concept sémantique ne figure dans la définition du prédicat de vérité. On notera de plus qu’il n’est pas question d’un prédicat de vérité universel, i.e. s’appliquant à tous les langages à la fois, mais que chaque prédicat de vérité est relatif au langage-objet considéré. Ce point est important, parce qu’il a pour conséquence la nécessité de spécifier les langages pour lesquels une définition correcte du prédicat de vérité est possible, et (éventuellement), les langages pour lesquels une telle définition est impossible, ou exige des moyens beaucoup plus forts (voir le Postscript ajouté à l’article « Der Wahrheitsbegriff in den formalisierten Sprachen », 1935 pour la version allemande). En ce qui concerne le langage ordinaire, celui de tous les jours, qui contient entre autres des concepts sémantiques comme « dénote », « est vrai », Tarski montre qu’une telle définition est impossible sauf à retomber dans une forme du paradoxe du Menteur (le Menteur est celui qui affirme : « ce que je suis en train de dire est faux »). Considérons l’énoncé :

c n’est pas un énoncé vrai,

où la lettre « c » abrège la description « l’énoncé écrit à la ligne précédente », i.e. :

« l’énoncé écrit à la ligne précédente » est identique à c.

Selon le schème précédemment formulé, on peut établir que :

« c n’est pas un énoncé vrai » est vrai ssi c n’est pas un énoncé vrai.

Mais en vertu de l’identité établie plus haut, et de la substituabilité des identiques, on obtient la contradiction :

c est un énoncé vrai ssi c n’est pas un énoncé vrai.

De la possibilité de construire une telle contradiction (et d’autres considérations sur la fonction des guillemets), Tarski tire la conclusion qu’il est impossible de construire une définition correcte du prédicat de vérité pour le langage ordinaire. La faute en revient à une certaine universalité de ce langage, qui a vocation à contenir, pour chaque expression et chaque énoncé de ce langage un nom de cette expression ou de l’énoncé en question. Il peut ainsi arriver qu’un énoncé fasse référence à lui-même, parce qu’il contient un nom de cet énoncé lui-même, comme c’est le cas dans la reconstruction du paradoxe du Menteur formulée ci-dessus, où « c » désigne l’énoncé « c n’est pas un énoncé vrai ». A titre de conséquence de ces remarques, Tarski abandonne l’idée de définir un prédicat de vérité pour le langage ordinaire, et se limite à la considération de « langages formalisés », i.e. de langages dont les règles de construction d’expressions, les énoncés pris pour axiomes, et les règles d’inférence, sont exactement spécifiées, autrement dit de théories déductives formalisées (ibid., §2). Ces langages sont limités en cela qu’ils ne contiennent pas de termes appartenant à la théorie du langage : ni noms de leurs expressions, ni termes comme « dénote » ou « désigne », qui mettent en relation ces noms avec les expressions. En conséquence, ces notions appartiennent à un autre langage, dit « métalangage » ou « métathéorie », distinct du langage-objet limité pour lequel le concept de vérité est à définir.

Il n’est pas question ici de résumer la démarche par laquelle Tarski construit, sur un exemple simple (le dit « calcul des classes »), le prédicat de vérité pour ce langage. Disons simplement que la définition du prédicat de vérité passe par la définition du concept de satisfaction par une suite d’objets (ici des classes) d’un énoncé ouvert, i.e. contenant au moins une variable libre. Il est aisé de voir que la satisfaction ou la non satisfaction d’un tel énoncé ouvert ne dépend que des termes de la suite qui correspondent (par leur indice) aux variables libres de l’énoncé ouvert. Dans le cas d’un énoncé au sens strict (i.e. sans variable libre), la satisfaction par une suite ne dépend plus des termes de la suite. Deux cas seulement sont possibles : ou toute suite satisfait l’énoncé, ou aucune. D’où la définition du prédicat de vérité : x est un énoncé vrai ssi toute suite infinie d’objets (ici des classes) satisfait x. Plus importante pour notre propos est la théorie des catégories sémantiques en lesquelles sont réparties les expressions d’un langage, c’est-à-dire réparties entre classes d’expressions mutuellement exclusives : catégorie des noms d’individus, catégorie des noms de classes d’individus, catégorie des noms de relations entre individus, etc. Pour déterminer si deux expressions appartiennent à la même catégorie, il suffit qu’il existe un contexte, i.e. une fonction d’énoncé (ou énoncé ouvert) qui contienne l’une de ces expressions, et qui reste une fonction si cette expression est remplacée par l’autre (tel est le premier principe de la théorie des catégories sémantiques, ibid., §4). En un sens dérivé on peut parler des différentes catégories sémantiques en lesquelles sont répartis les objets désignés par des expressions de catégories différentes : catégorie des individus, catégorie des classes d’individus, des relations entre deux objets, etc. La théorie des catégories sémantiques interdit qu’une même classe contienne des éléments de catégories distinctes, ou que des relations entre des nombres différents de termes appartiennent à la même catégorie. Un nombre naturel est attribué à chaque catégorie sémantique et constitue l’ordre ce cette catégorie de la façon suivante. Les noms d’individus et les variables qui en tiennent lieu sont d’ordre 1. Parmi les expressions d’ordre n+1, figurent les foncteurs dont les arguments sont au plus d’ordre n, et où au moins un argument est exactement d’ordre n. Toutes les expressions appartenant à une même catégorie se voient attribuer le même ordre, qui est dit l’ordre de cette catégorie, mais la converse n’est pas vraie : des catégories différentes peuvent avoir le même ordre. Par exemple, les noms de classes d’individus et les noms de relations d’individus à plusieurs termes, quoique appartenant à des catégories différentes, sont des expressions d’ordre 2. Cette notion d’ordre permet à Tarski de distinguer et de classer différents types de langages formalisés. On peut distinguer quatre sortes de tels langages : (1) les langages où toutes les variables appartiennent à la même catégorie sémantique ; (2) les langages où le nombre de catégories est plus grand que 1, mais fini ; (3) les langages où les variables appartiennent à un nombre infini de catégories sémantiques, mais où l’ordre de ces variables n’excède pas un nombre naturel n ; (4) les langages qui contiennent des variables d’un ordre arbitrairement grand. Les langages des trois premiers types sont dits langages d’ordre fini, les langages du quatrième type langages d’ordre infini. Cette classification des langages va être d’une importance décisive quant à la possibilité de définir un prédicat de vérité pour ces langages. Notons au passage que le métalangage doit être équipé avec au moins toutes les catégories sémantiques présentes dans le langage-objet, afin qu’il soit possible de traduire toutes les expressions de ce dernier dans le métalangage. Pour les langages d’ordre fini, on peut disposer de variables d’ordre plus élevé que toutes les variables présentes dans le langage-objet, qui serviront à utiliser le procédé dit « d’unification des variables », afin que le concept de satisfaction d’énoncés ouverts par des suites de termes respecte les interdits liés à la théorie des catégories sémantiques (par exemple, selon cette théorie, il ne peut y avoir de suite dont les termes appartiennent à des catégories sémantiques distinctes, des suites hétérogènes (ibid, §4)). En revanche, dans les langages d’ordre infini figurent des variables d’un ordre arbitrairement élevé (quoique fini). Pour appliquer la méthode d’unification des variables, il faudrait disposer d’expressions « d’un ordre infini ». Mais le(s) métalangage(s) avec lesquels nous opérons ne contiennent aucune expression de ce genre (ibid., §5). Tarski en tire la conclusion (Théorème B du §6), que, contrairement à ce qui se passe pour les langages d’ordre fini, pour les langages formalisés d’ordre infini, la construction d’une définition de la notion d’énoncé vrai est impossible (ayant abandonné, sans trop s’expliquer sur ce changement de point de vue, la théorie des catégories sémantiques, Tarski reviendra dans le Postscript sur ces conclusions : Pour tout langage formalisé une définition du prédicat de vérité est possible, à condition que l’ordre du métalangage soit supérieur à l’ordre du langage-objet (ibid., §7)).

En un sens, l’œuvre de Tarski sur le concept de vérité rejoignait la critique des thèses négatives de Wittgenstein par Carnap. Mais on peut dire qu’elle a eu plus de succès, ou plus d’influence, que la syntaxe logique de Carnap, parce que les philosophes y ont vu (souvent avec un enthousiasme naïf), la garantie qu’on pouvait parler scientifiquement de la relation du langage aux choses (après la lecture de Tarski, Carnap a annoté la Syntaxe logique du langage en identifiant ce qui, dans le texte original, était en fait de nature sémantique, mais déguisé en considérations syntaxiques). Sous l’influence des travaux de Tarski, la philosophie du langage a pris un nouveau tournant : elle a été plus ou moins identifiée à la sémantique. Mais la notion de sémantique a elle-même été modifiée, ou élargie, et souvent comprise comme l’étude de la signification (meaning). On peut alors distinguer les recherches sémantiques sur la vérité, des recherches sémantiques sur la signification : deux branches de la sémantique au sens large. D’autre part, comme on l’a vu, la théorie de la vérité de Tarski était confinée, pour des raisons de fond, aux langages ou théories formalisés. Ne pouvait-on, dans une certaine mesure, appliquer les procédures de Tarski au langage ordinaire ? Ici s’ouvre la voie d’un autre élargissement de la sémantique. Bref, la philosophie du langage n’en a pas fini avec les métamorphoses dont elle est capable ! Avant de considérer deux problèmes qu’on pourrait appeler locaux, - s’ils n’avaient tenu une place considérable dans l’histoire de la philosophie du langage : le problème de la référence des expressions dénotatives, le problème posé par les énoncés dits de croyance, de la forme : A (un sujet) croit que p, où p tient la place d’une proposition qu’affirme A, ou du moins qu’il tient pour vraie -, nous allons rapidement présenter une tentative pour faire de la sémantique une théorie qui réponde aux deux exigences posées plus haut, i.e. qui soit une théorie de la signification, et une théorie qui de plus concerne le langage ordinaire : la théorie de la vérité (ou « T-théorie ») proposée par Davidson.

Dans son célèbre article Truth and Meaning (1967), Davidson plaide en faveur de l’idée suivante : une théorie de la signification aura fait ce qu’on attend d’elle, si pour tout énoncé s du langage étudié (le langage-objet), elle fournit un énoncé correspondant (« a matching sentence »), qui explicite la signification de s, autrement dit si elle est capable de fournir toutes les instances du schéma « s signifie que p », où s est un nom (pour faire simple, par mise entre guillemets de citation) d’un énoncé du langage-objet, et p tient la place de l’énoncé s lui-même, si le langage-objet est contenu dans le métalangage, et sinon la traduction de s dans le métalangage. Cependant ce n’est là qu’une première étape : d’une part l’expression « signifie que » est réputée obscure parce qu’intensionnelle, d’autre part en raison d’un risque de circularité en utilisant l’expression « signifie que » pour élaborer une théorie de la signification. Finalement, Davidson suggère de remplacer « signifie que » par le prédicat de vérité « est vrai » (en abrégé « est T », et d’utiliser le biconditionnel matériel « si et seulement si » (en abrégé « ssi »), pour faire correspondre à s l’énoncé p. Ce qu’on est en droit d’attendre d’une théorie de la signification, c’est qu’elle entraîne toutes les instances du schéma T :

(T ) s est vrai ssi p,

Autrement dit, qu’elle respecte la Convention T de Tarski, selon laquelle une définition adéquate de la vérité doit entraîner comme conséquence toutes les instances de ce schéma (voir ci-dessus la section 11). C’est pourquoi on dit souvent que la théorie de la vérité de Davidson est dans la ligne de Tarski ou « Tarski-like ». En quel sens est-ce une théorie de la signification ? Le schéma T fonctionne en donnant les conditions nécessaires et suffisantes de la vérité de l’énoncé s, et donner les conditions de vérité de s est une manière de donner la signification de s, selon l’adage : un locuteur connaît la signification d’un énoncé dès lors qu’il connaît ses conditions de vérité.

Un problème surgit immédiatement : le « ssi » du schéma T étant le biconditionnel matériel, il suffit pour qu’une instance du schéma T soit vraie que l’énoncé s et sa « traduction » soient équivalents, i.e. aient même valeur de vérité. Que dire alors d’une théorie de la vérité qui entraînerait « ‘la neige est blanche’ est vrai ssi l’herbe est verte » ? Une telle T-théorie est dite par Larson et Segal (in Knowledge of Meaning, 1995), non interprétative, parce qu’elle n’apparie pas les mêmes énoncés que le ferait une théorie où « est vrai ssi… » est remplacé par « signifie que… ». Or on peut tenir que la connaissance par un locuteur de la signification pour un langage L est précisément sa capacité à produire des énoncés qui sont interprétatifs pour le langage L. D’où la question posée par Larson et Segal : est-il possible de définir formellement une T-théorie qui soit interprétative, i.e. qui apparie exactement les mêmes énoncés que le ferait une théorie utilisant « signifie que », autrement dit qui rende compte du système de significations qu’un locuteur compétent a internalisé. Il y a dans cette question la source d’une objection possible à la démarche de Davidson. La réponse (optimiste) de Davidson est, semble-t-il, qu’il y a peu de chance de dériver un tel énoncé si la théorie de la vérité concerne la totalité des énoncés du langage-objet, et donne en particulier le résultat correct pour « ceci est blanc », et « cela est vert (note 9 de l’article de 1967). Par ailleurs, si le langage-objet est inconnu du linguiste qui cherche un énoncé équivalent dans son propre langage, il y a nécessairement une marge d’erreur, comme dans le scénario de la traduction radicale imaginé par Quine, que seules des considérations de cohérence et de charité peuvent réduire. Telle est, je pense, la réponse, d’inspiration holiste, de Davidson face à cette difficulté.

Une dernière remarque, sur l’idée que cette théorie de la vérité est dans la ligne de Tarski. En un sens clair, les deux théories fonctionnent dans des directions opposées. Tarski définit (au sens strict d’une définition) le prédicat de vérité pour un langage à partir d’un bagage de notions dont aucune n’est sémantique. Davidson, de son côté, utilise un concept de vérité supposé compris pour déterminer les conditions de vérité (la signification, si l’on veut) des énoncés du langage-objet. Parler sans distinction de « théories de la vérité » dans les deux cas est manifestement trompeur, et source de confusions.

5. Référence et descriptions

Frege pensait que toutes les expressions d’un langage, selon leur type, avaient un sens (Sinn) distinct de leur signification (Bedeutung), terme qui a été malheureusement traduit en français par « dénotation » ou « référence », au risque de certaines confusions. En particulier les noms propres parviennent à désigner un certain individu parce qu’ils ont pour sens une certaine propriété de cet individu, autrement dit parce qu’ils expriment une certaine propriété de cet individu. Par exemple, le nom propre « Platon » désigne Platon parce qu’il a pour sens (peut-on supposer) l’auteur du Ménon, et parce qu’en effet Platon écrivit le Ménon. Pour prendre un exemple contemporain, « Hollande » désigne l’individu Hollande parce qu’il le décrit comme ayant une certaine propriété qu’il possède en effet, par exemple d’être l’ancien secrétaire du Parti socialiste. Cette théorie des noms propres a l’avantage de permettre de comprendre comment une phrase contenant un nom propre « vide », i.e. qui ne désigne rien, a néanmoins un sens. Ainsi « Apollon est le dieu de la musique », a une signification de plein droit, parce que « Apollon » a un sens par lui-même, bien qu’il ne désigne aucune entité. On peut dire, rétrospectivement, que pour Frege, les noms propres sont des descriptions définies déguisées (une description définie est une expression d’allure nominative de la forme « le ceci ou cela », i.e. qui contient l’article défini « le » ; l’expression « description définie » » appartient au vocabulaire de Russell, et depuis est devenue standard). Une objection à cette théorie est la suivante : si « Hollande » a pour sens l’ancien secrétaire du Parti socialiste, dire que Hollande est l’ancien secrétaire du Parti socialiste, malgré son allure informative, est une simple tautologie. Il faut donc, ou trouver une autre description qui soit le sens de « Hollande » (ce qui paraît arbitraire et dépend des connaissances de chacun), ou abandonner l’idée que les noms propres ont un sens distinct de leur référence. C’est cette dernière voie qu’emprunte Russsell dans une série de textes (On Denoting, 1905 ; Principia Mathematica, 1910, Chapitre III de l’Introduction), mais d’une manière tout à fait originale, en soutenant que les descriptions définies ne sont pas des expressions désignatives. Plus précisément, des descriptions définies ne peuvent être tenues pour donner le sens des noms propres, parce qu’elles ne sont pas des expressions qui ont un sens isolément : ce sont, dans le vocabulaire de Russell des « symboles incomplets », qui n’ont de sens que dans le contexte des phrases où elles figurent. Prenons l’exemple : « le dieu de la musique n’existe pas », phrase que nous pouvons tenir pour vraie. La description « le dieu de la musique » apparaît en position de sujet grammatical. Mais nous ne pouvons supposer qu’il existe un objet nommé par ce sujet grammatical, pour dire ensuite qu’il n’existe pas. Autrement dit, la description ne fonctionne pas comme un nom propre, i.e. une expression qui désigne un objet, et une analyse correcte de la phrase est en fait : « Il n’existe pas d’objet x tel que, pour tout y, Fy ssi y = x », où « F » représente la fonction propositionnelle « être dieu de la musique » ; ou plus simplement « il n’existe pas un unique objet qui soit dieu de la musique ». Dans cette analyse de la proposition exprimée, l’expression désignative « le dieu de la musique » a disparu au profit d’une analyse du sens de la phrase entière. L’argument peut être généralisé, ajoute Russell. Prenons l’exemple : « Hollande est l’actuel Président de la République » ; de deux choses l’une. Ou « l’actuel Président de la République » désigne un autre individu que Hollande, et la phrase serait fausse, ce qu’elle n’est pas. Ou « l’actuel Président de la République désigne Hollande, et la phrase signifie simplement « Hollande est Hollande », une identité triviale. Donc l’expression « l’actuel Président de la République » ne désigne rien (Principia Mathematica, Chapitre III de l’Introduction). Puisque les descriptions définies n’ont pas de sens isolément, mais seulement dans le contexte de la phrase où elles figurent, il importe d’analyser le sens global d’une telle phrase. Prenons l’exemple « l’actuel Président de la République est socialiste ». Cette phrase est vraie si et seulement si : 1) au moins une personne est Président de la République ; 2) au plus une personne est Président de la République ; 3) quiconque est Président de la République est socialiste. Ces trois phrases conjointes peuvent être tenues pour le sens de la phrase prise pour exemple, et la véritable définition (après réduction de la description définie), de cette phrase. Car si l’une de ces trois phrases est fausse, « l’actuel Président de la République est socialiste » est fausse. Observons que l’analyse de cette phrase montre que sa structure logique est cachée par sa structure grammaticale apparente, puisque le sujet grammatical, qui faisait de cette phrase une phrase du type sujet/prédicat, a disparu. La recherche de la forme logique sous-jacente à la forme grammaticale apparente, à la suite de cette analyse des descriptions définies, deviendra rapidement un lieu commun de la philosophie du langage. Notons un dernier point : l’analyse des descriptions définies permet de les différentier radicalement des vrais noms propres. Un nom propre est un symbole simple (i.e. non composé d’autres symboles) qui désigne un objet figurant dans la proposition exprimée par une phrase, un constituant du complexe qu’est la proposition. Un nom doit nommer un objet, et s’il ne nomme rien, il n’est pas un nom mais un symbole dénué de sens, contrairement aux descriptions qui peuvent ne rien nommer tout en ayant un sens (du moins dans le contexte de la phrase, i.e. non isolément, pour tenir compte de l’analyse précédente). Il s’ensuit que quand nous nous demandons si nous pouvons attribuer l’existence à un objet, comme dans la question « Homère existe-t-il ? », « Homère » n’est pas un nom propre, car s’il l’était la question serait dénuée de sens, l’usage de « Homère » comme nom impliquant l’existence de l’individu ainsi nommé. « Homère » est ici une description déguisée, et c’est seulement à propos des descriptions que nous pouvons affirmer ou nier l’existence. Pour des raisons qui dépassent le cadre de ce travail, et qui tiennent à l’épistémologie de Russell, la plupart des noms propres que nous utilisons couramment (comme « Socrate », « Napoléon », etc.) sont en fait des descriptions définies déguisées, parce que nous n’avons pas d’expérience directe de ces individus. Pour qu’un nom soit véritablement un nom propre, Russell ajoute la contrainte que nous en ayons l’expérience directe (acquaintance). Il en résulte la conséquence extraordinaire que les seuls véritables noms propres russelliens sont des démonstratifs comme « this » ou « that », prononcés en présence de l’objet indiqué (voir Mysticism and Logic, p. 162 ; Russell sera ultérieurement plus prudent, quand il introduira la catégorie des « particuliers egocentriques », in An inquiry into Meaning and Truth, chap. VII). On verra plus tard que la doctrine de Russell concernant les noms propres, selon laquelle ils font directement référence à un objet sans l’intermédiaire d’un sens « fregeén » a été réactivée d’une certaine manière dans le cadre plus récent de la théorie de la référence directe.

Dans l’article On Denoting (1905), Russell ajoutait un nouvel argument aux arguments déjà évoqués, concernant les phrases où figure une description définie en position de sujet grammatical qui ne désigne rien, comme c’est le cas de « l’actuel Roi de France est chauve » (une description « vide »). A moins que « l’actuel Roi de France » nomme une entité non existante ou irréelle (ou qui existerait dans le monde de la fiction), il faut comprendre comment cette phrase a un sens alors que la description ne désigne rien. La théorie de Russell résout cette question en montrant une fois de plus que la phrase n’est pas de la forme sujet/prédicat, que la forme logique sous-jacente est celle d’une proposition existentielle, qui affirme qu’il existe un et un seul objet qui est Roi de France et qui est chauve, proposition manifestement fausse puisqu’il n’existe pas de tel objet. Dans un article important de 1950 publié dans Mind, On Referring, Peter Strawson a soulevé plusieurs objections contre l’analyse russellienne des descriptions définies. On peut résumer cet article en insistant sur deux thèses essentielles. 1) La distinction entre avoir un sens et mentionner ou faire référence. La phrase « L’actuel Roi de France est sage » (Strawson a légèrement modifié l’exemple de Russell), per se ne mentionne ni ne désigne. En revanche elle peut être utilisée dans des situations différentes, et selon ces situations, la description désigne des individus différents (Louis XIV, ou Louis XV par exemple, si bien que les diverses assertions (utterances) faites en utilisant la même phrase peuvent être tantôt vraies, tantôt fausses. Vérité et fausseté ne sont pas dans de tels cas des propriétés des phrases en tant que telles, mais des propriétés des assertions faites en les utilisant. De même, mentionner ou faire référence ne sont pas des propriétés des descriptions en tant que telles, mais dépendent de l’usage fait en diverses circonstances de ces expressions. Faute de distinguer entre avoir un sens et faire référence, Russell aurait confondu les expressions avec l’usage de ces expressions pour accomplir une assertion. 2) Ces distinctions posées, l’erreur majeure de Russell est d’avoir pensé qu’une partie de ce que quelqu’un affirme dans l’assertion que l’actuel Roi de France est sage, est qu’il existe un et un seul Roi de France. Autrement dit, son erreur est d’avoir pensé que l’existence et l’unicité faisaient partie du contenu de la proposition utilisée. C’est ce que nie Strawson. Supposons que quelqu’un me demande si l’actuel Roi de France est sage, autrement dit si cette assertion est vraie ou fausse. Ma réaction naturelle serait de dire que la question ne se pose pas, faute de l’existence de cet individu. Autrement dit, la question de savoir si cette assertion est vraie ou fausse « implique » (tel est le terme utilisé par Strawson dans cet article) l’existence du Roi de France. C’est une « implication » très particulière, et un terme plus adéquat pour exprimer cette relation est celui de présupposition : une proposition A présuppose une proposition B ssi A ne possède une valeur de vérité que si B est vrai. Dans l’exemple qui nous occupe, « le Roi de France est sage » a une valeur de vérité seulement si le Roi de France existe, i.e. cette assertion présuppose l’existence du Roi de France. S’il n’existe rien de tel, la question ne se pose pas. Dans les termes de Strawson, l’usage correct de l’article défini « implique » (au sens de présuppose) que la condition d’existence est réalisée, mais n’affirme pas que cette condition soit réalisée. L’erreur de Russell est d’avoir pensé que cette condition d’existence était affirmée, alors qu’elle n’est que présupposée dans l’usage correct d’une description définie. Quand Strawson se pose la question de l’origine de cette erreur, sa réponse (à mon sens peu convaincante) est que c’est là un défaut typique de logicien. Mais, - et c’est là sa conclusion -, « le langage ordinaire ne possède pas de logique exacte ». Et l’on peut voir dans cette remarque la source d’un nouveau problème pour la philosophie de langage : doit-elle se consacrer à l’étude des langages artificiels, ou doit-elle se préoccuper avant tout du langage ordinaire et de sa capricieuse complexité ?

6. Extensions, intensions, et énoncés de croyance

On parle couramment de l’extension d’un prédicat (par exemple d’un terme général comme « homme ») pour désigner la classe des objets auxquels s’applique ce prédicat. Il est naturel d’étendre cette notion d’extension à d’autres expressions, comme les expressions nominatives et les énoncés, ces expressions que Carnap dans Meaning and Necessity (1947, §1) appelle de façon générale des désignateurs. L’extension d’un nom propre, par exemple, est l’objet désigné par ce nom, et l’extension d’un énoncé est sa valeur de vérité. Deux désignateurs qui ont même extension sont dits équivalents. Par exemple, « Napoléon » et « Bonaparte », qui désignent le même objet (ont même extension) sont équivalents. A l’extension d’un désignateur s’oppose l’intension de ce désignateur, par exemple, pour un énoncé, la proposition exprimée, pour un nom ce que Carnap appelle un « concept d’individu », et pour un prédicat la propriété exprimée. Deux désignateurs de même intension sont dits L-équivalents (logiquement équivalents). On dira de plus qu’un contexte est extensionnel relativement à un désignateur qu’il contient si son extension est fonction de l’extension de ce désignateur, autrement dit si la substitution à ce désignateur d’un désignateur équivalent laisse inchangée l’extension de ce contexte. Par exemple, « Napoléon est mort à Sainte-Hélène » est un contexte extensionnel relativement à « Napoléon », puisque la substitution à « Napoléon » de « Bonaparte » laisse l’extension du contexte inchangée (ici la valeur de vérité Vrai). Un autre exemple est fourni par les connecteurs usuels, « et », « ou », etc. : un énoncé construit avec ces connecteurs est extensionnel relativement aux énoncés composants. On dit ordinairement que ces connecteurs sont extensionnels, ou des fonctions de vérité. On peut dire de plus qu’un contexte est intensionnel relativement à un désignateur qu’il contient si la substitution à ce désignateur d’un désignateur de même intension laisse inchangée l’intension du contexte., i.e. si les deux contextes sont L-équivalents. L’expression de la modalité « il est nécessaire que… » (en abrégé « Nec (…)) n’est clairement pas un contexte extensionnel. En revanche, considérons Nec (p ou non p) ; puisque tout énoncé logiquement vrai, par exemple (si p, alors p), est L-équivalent à (p ou non p), i.e. a la même intension, la substitution à (p ou non p) de n’importe quel énoncé L-équivalent laisse inchangée l’intension du contexte modal : Nec (p ou non p) est donc intensionnel relativement au composant (p ou non p). Notons que Carnap a une définition stricte de « intensionnel », alors qu’on parle souvent de contexte intensionnel à propos de tout contexte non-extensionnel. Pour Carnap, « intensionnel » (relativement à une partie composante) signifie plus étroitement la substituabilité à ce composant de toute expression L-équivalente (ibid., §11). Ce qui ouvre à la question : y a-t-il des contextes qui ne sont ni extensionnels, ni intensionnels au sens précisé ? La réponse de Carnap est positive : il y a des contextes qui ne sont ni l’un ni l’autre, comme les énoncés dits de croyance, ou d’attribution de croyance de la forme « A croit que… ». L’argument est le suivant (ibid., §13) : considérons un énoncé logiquement vrai, S, par exemple un théorème particulièrement simple des Principia Mathematica (éventuellement traduit en français). Il y a de grandes chances pour que Jean affirme que cet énoncé est vrai, d’où nous pouvons conclure que Jean croit que S. Considérons à présent un autre énoncé des Principia Mathematica, S’, donc également logiquement vrai et logiquement équivalent à S (dans le vocabulaire de Carnap, ayant la même intension que S). Il se peut que si S’ soit un théorème particulièrement compliqué des Principia Mathematica, Jean, qui a des capacités déductives limitées, ne sache que répondre. Dans ce cas nous pouvons dire que Jean ne croit pas que S’. Il s’ensuit que dans le contexte « Jean croit que… », la substitution à S d’un énoncé logiquement équivalent, i.e. ayant même intension que S, ne préserve pas la valeur de vérité : « Jean croit que S » est vrai, mais « Jean croit que S’» est faux. Les deux énoncés de croyance n’ont ni la même extension, ni la même intension, autrement dit « Jean croit que S » n’est ni extensionnel, ni intensionnel relativement à l’énoncé composant S. Pour que la substitution préserve la valeur de vérité, il faut plus que l’identité d’intension : il faut que les deux énoncés aient en commun une certaine similitude de structure, que Carnap appelle l’isomorphisme intensionnel. Dans la ligne de Carnap, on dit parfois que les contextes de croyance sont hyper-intensionnels.

Dans l’Appendice C de la seconde édition des Principia Mathématica (1927), Russell avait observé que dans le traitement des fonctions de vérité, les contextes où figurent des énoncés composants peuvent être dits transparents, au sens où seule compte la valeur de vérité des énoncés composants, et non les propositions exprimées par ces énoncés, contrairement aux contextes comme « A croit que p », puisque A peut croire que p sans croire tous les énoncés de même valeur de vérité que p, i.e. matériellement équivalents à p. C’est une trouvaille de Quine d’avoir introduit l’idée de contextes opaques pour les opposer aux contextes transparents (Word and Object, 1960, §30). Dans un contexte transparent, deux termes singuliers (ou expressions désignatives) désignant le même objet peuvent être substitués l’un à l’autre salva veritate : on dira qu’ils occupent une position purement référentielle. Un exemple typique de transparence est la prédication : puisque Cicéron est identique à Tullius, dans « Cicéron est un orateur romain » la substitution de « Tullius » à « Cicéron » donne un énoncé de même valeur de vérité (ici le Vrai). Un exemple typique d’opacité est fourni par l’usage des guillemets de citation : « Cicéron » commence par la lettre C, mais la substitution de « Tullius » à « Cicéron » dans le contexte des guillemets donne l’énoncé faux : « Tullius » commence par la lettre C. La mise entre guillemets est l’exemple typique de l’opacité référentielle. Qu’en est-il maintenant des énoncés de croyance, ou plus généralement de ce que Russell a appelé les attitudes propositionnelles, (comme « souhaiter que », « craindre que », « dire que », etc.), demande Quine, reprenant en un sens la question posée par Carnap. Mais on va voir que son traitement du problème est tout à fait différent de celui de Carnap, essentiellement en raison de son refus de faire appel de manière théorique aux intensions, ces « créatures de l’ombre ».

Considérons l’énoncé « Tom croit que Cicéron a dénoncé Catilina », cependant que Tom, peut-être mal informé, nie que Tullius ait dénoncé Catilina, malgré l’identité Cicéron = Tullius. La substitution des identiques ne s’effectuant pas salva veritate, le contexte « Tom croit que… » peut être tenu pour opaque. Mais Quine admet que le contexte de croyance peut être tenu pour transparent si nous admettons qu’en un sens, et malgré les dénégations de Tom, Tom croit que Tullius a dénoncé Catilina. Un contexte de croyance peut donc être tenu aussi bien comme transparent que comme opaque (il n’est pas entièrement clair, à mon sens, s’il s’agit de deux interprétations possibles de l’état d’esprit de Tom, ou s’il s’agit de deux types distincts de croyance). Mais ce qui intéresse surtout Quine, c’est l’analyse des énoncés de croyance où un terme indéfini, comme « quelqu’un », a pris la place d’un nom propre, comme dans : « Tom croit que quelqu’un a dénoncé Catilina ». En raison des problèmes de portée des termes indéfinis, si « quelqu’un » a la plus grande portée, cet énoncé peut être interprété comme : « quelqu’un est tel que Tom croit qu’il a dénoncé Catilina », ou, en remplaçant « quelqu’un » par le quantificateur existentiel : « il existe x tel que Tom croit que x a dénoncé Catilina ». Comment la croyance doit-elle être comprise dans un tel cas, opaque ou transparente ? Et ici surgit un nouveau problème : un terme indéfini (ou un quantificateur) à l’extérieur d’une construction comprise comme opaque comme « est tel que Tom croit… » peut-il lier une variable à l’intérieur de cette construction ? Autrement dit, peut-il y avoir une relation de coréférence pronominale entre le « quelqu’un » à l’extérieur d’une telle construction, et un pronom, « il », à l’intérieur de cette construction (on parle volontiers, dans de tels cas, de quantification à travers une construction opaque). La réponse de Quine à cette question est négative : la croyance doit être nécessairement comprise comme transparente dans « il existe x tel que Tom croit que x a dénoncé Catilina ». D’où la maxime : un quantificateur extérieur à une construction opaque ne peut lier une variable à l’intérieur de cette construction. Ce n’est pas dire qu’un quantificateur à l’extérieur de « croit que… » ne peut lier une variable à l’intérieur de cette construction. C’est seulement dire que dans de tels cas, la croyance doit être prise de manière transparente. Et il y a de tels cas : pensons à la différence entre « je crois que quelqu’un est un espion », d’une part, et « il y a quelqu’un dont je crois qu’il est un espion », - le danger est certainement plus pressant dans ce dernier cas que dans le précédent (ibid., §31). Quine parle volontiers du sens notionnel de la croyance à propos de « je crois que quelqu’un est un espion », par opposition au sens relationnel de « il existe un x tel que je crois que x est un espion ». Et, ajoute-t-il, ce sens relationnel est indispensable pour exprimer ce que le sens notionnel n’exprime pas, et qu’il est parfaitement sensé d’exprimer. Pour citer Quine (une fois n’est pas coutume) la difficulté théorique est la suivante : « Les contextes de croyance sont référentiellement opaques ; donc il est prima facie dénué de sens de quantifier à travers eux ; comment donc rendre compte des indispensables énoncés relationnels de croyance, comme « Il existe quelqu’un dont Ralph croit qu’il est un espion » ? » (Quantifiers and Propositional Attitudes, 1956, § II). C’est à cette question que Quine va tenter de répondre, pour finir par montrer qu’aucune réponse n’est pleinement satisfaisante. C’est là un mouvement de pensée typique de la philosophie de Quine : essayer diverses solutions, pour finalement en tirer une conclusion sceptique.

Dans l’article cité ci-dessus, Quine esquisse une solution provisoire qui consiste (pour une fois et sous réserve) à admettre des intensions : intensions de degré 0 pour les propositions, intensions de degré 1 pour les propriétés ou attributs. La notation qu’introduit Quine pour les attributs est (par exemple) celle-ci : « x(x est un espion) » désigne la propriété d’être un espion. Moyennant cette convention, « Ralph croit qu’il existe un espion », peut être compris comme exprimant une relation dyadique (ou binaire) entre Ralph, le sujet de la croyance, et une proposition « qu’il existe un espion », qu’on notera [il existe un espion], compris comme le nom de la proposition. C’est là un premier sens de « croit que », la croyance de type 1, parfois appelée croyance de dicto. Pour rendre compte d’une phrase comme « Il existe quelqu’un dont Ralph croit qu’il est un espion », (croyance dite de re), nous pouvons concevoir une nouvelle relation de croyance, une croyance de type 2, i.e. une relation ternaire entre le sujet de la croyance, l’attribut d’être un espion, et un individu, ce qui pour l’énoncé quantifié pris comme exemple, donne : « Il existe un x tel que Ralph croit z(z est un espion) de x », ou en mots : « Il existe un x tel que Ralph croit de x la propriété d’être un espion ». De même, « Tom croit de Cicéron et de Catilina que le premier a dénoncé le second », sera analysé comme « Tom croit yz(y a dénoncé z) de Cicéron et de Catilina », où « yz(y a dénoncé z) » est un nom de la relation de dénonciation. De cette manière, commente Quine, l’opacité est confinée aux noms des intensions : la notation en termes d’intensions de différent degrés est un moyen de distinguer les positions référentielles des positions non référentielles. On a là une première (et provisoire) réponse à la question posée à la fin du § 17 ci-dessus. Provisoire, parce que, comme on l’a dit plus haut, Quine refuse qu’il puisse y avoir un usage théoriquement fondé de la notion d’intension : les conditions d’identité des intensions sont trop obscures (voir la maxime : pas d’entité sans conditions d’identité).

Une seconde tentative consiste à concevoir la croyance comme une relation entre un sujet et un énoncé. Au lieu de dire que A croit que…, nous pouvons introduire la relation A croit vrai ‘…’ en utilisant les guillemets de citation. Au lieu de parler de la relation ternaire entre un sujet, un attribut, et un objet, nous pouvons introduire la relation entre un sujet, un énoncé ouvert, et un individu, par exemple au lieu de « A croit z(z est un espion) de x », écrire « A croit ‘…z…’ satisfait par x »). Reformulation sémantique (parfois dite « sententialiste ») de la solution précédente en termes d’intensions. Il n’est pas nécessaire, ajoute Quine, que le sujet de la croyance parle le langage dont les énoncés sont cités. Nous pouvons parfaitement expliquer la peur du chat d’une souris en termes d’un énoncé français, sans imaginer que la souris parle ce langage ou quelque langage que ce soit. Mais même si nous relativisons (comme nous devons le faire, parce que la même expression peut avoir des significations différentes dans deux langages) la version sémantique en spécifiant « A croit vrai ‘…’ dans le langage L », cette reformulation sémantique ne rend pas compte pleinement de la signification de « A croit que… », si nous n’avons pas assez d’information sur le langage L, i.e. si nous ne savons pas traduire L dans notre langage maternel. D’un locuteur monolingue A de l’allemand nous pouvons dire : « A glaubt dass es Einhörne gibt » (A croit qu’il existe une licorne). Mais la version sémantique : « A glaubt diejenige Aussage, die bedeutet ‘il existe une licorne’ in das Französische » ne peut être inférée du premier énoncé par un Allemand ignorant du français (ibid., §IV ; l’objection provient de Church, précise Quine ; pour d’autres arguments, voir Word and Object, § 44). Mais il y a plus (ou moins) à dire sur les attitudes propositionnelles. D’un point de vue strictement scientifique, « l’idiome essentiellement dramatique des attitudes propositionnelles ne trouvera pas sa place » (ibid., §45), parce qu’il consiste à se projeter dans l’état d’esprit du croyant ou du locuteur sur la base de son comportement. Quant à ce que Quine appelle la « notation canonique », si nous voulons l’utiliser pour décrire la structure ultime de la réalité, le langage des attitudes propositionnelle n’a nul besoin d’y figurer, la description du comportement (verbal ou non verbal) des organismes y suffit. C’est seulement si nous voulons dissoudre certaines perplexités verbales que la notation canonique peut servir à analyser l’idiome des attitudes propositionnelles. Cela étant, on peut se demander pourquoi Quine consacre tant d’efforts à montrer que la quantification à travers un contexte opaque est impossible. En un sens, l’analyse de la croyance sert de prolégomènes destinés à montrer que la logique modale quantifiée est dénuée de sens. Regardons un instant l’énoncé : « Nécessairement (en abrégé « Nec ») 9 > 4 ». Par ailleurs 9 = le nombre des planètes (en fait, 8 à présent, mais peu importe ici). D’où l’on pourrait croire pouvoir conclure l’énoncé faux : « Nec (le nombre des planètes est plus grand que 4) ». Le contexte « Nec (…) est donc opaque, et « 9 » n’occupe pas une position purement référentielle. Il s’ensuit du principe qu’un quantificateur à l’extérieur d’un contexte opaque ne peut lier une variable à l’intérieur de ce contexte, que « il existe x tel que nécessairement x > 4 », malgré les apparences, est dénué de sens. C’est la logique modale qui est la véritable cible des attaques de Quine, les réflexions sur la croyance n’ayant essentiellement qu’une valeur pédagogique. Je n’irai pas plus loin que cette brève remarque, la logique modale sortant largement du cadre que je me suis fixé, la philosophie du langage.

7. La notion de rigidité des noms propres et l’idée de référence directe

Il y a cependant un point où la logique modale rejoint un problème de philosophie du langage, et même du langage ordinaire : la question dite de la rigidité des noms propres du langage ordinaire (la notion de rigidité est étendue par Kripke aux noms d’espèces naturelles, mais pour simplifier nous laisserons de côté cette extension). Sont des thèses de logique modale la nécessité de l’identité (dite parfois « loi de Leibniz) : « quelques soient x et y, (si x = y, alors nécessairement x = y), i.e. si deux objets sont identiques, ils sont nécessairement identiques. De même, est une thèse de logique modale que des énoncés d’identité entre désignateurs rigides sont nécessaires. Mais la question de savoir si les noms propres du langage ordinaire (au sens parfaitement ordinaire de « noms propres ») sont, ou ne sont pas des, désignateurs rigides, reste par-là entièrement ouverte. Ce n’est plus une question de logique modale, mais d’analyse de la relation de nomination (voir la Préface à la deuxième édition (1980) de Naming and Necessity, Kripke, 1972). Evidemment, pour que la question ait du sens, il convient de définir l’idée de désignateur rigide, et la théorie des modèles en logique modale, qui fait usage de la notion de monde possible (ensemble d’états de choses qui peuvent plus ou moins différer du monde réel où nous sommes), permet de définir cette notion. Un désignateur rigide est un désignateur qui désigne le même objet dans tous les mondes possible (éventuellement avec la restriction : dans tous les mondes où cet objet existe). L’intuition que les noms propres sont des désignateurs rigides peut être soutenue par l’argument suivant : quand nous nous demandons si Nixon (nous sommes alors en 1972 !) aurait pu perdre les élections, i.e. s’il existe un monde possible où Nixon a perdu les élections, nous parlons une fois pour toutes de l’homme nommé « Nixon » dans notre monde, et nous nous demandons ci cet homme-là, Nixon lui-même, aurait pu perdre les élections. Bien sûr, le vainqueur des élections aurait pu être un autre que Nixon, mais nul autre que Nixon aurait pu être Nixon. Pour prendre un autre exemple : quelle est la différence entre « 9 est nécessairement plus grand que 7 », et « le nombre des planètes est nécessairement plus grand que 7 » ? C’est que le nombre des planètes aurait pu être autre que ce qu’il est, alors qu’il est dénué de sens de dire que 9 aurait pu être différent de 9 (ibid., Lecture I). La référence de « Nixon » est fixée une fois pour toutes, indépendamment des propriétés que possède ou aurait pu posséder Nixon.

Ce n’est pas dire que Kripke sous-estime la force de la théorie descriptive des noms propres (attribuée à Frege et peut-être inexactement à Russell, voir ci-dessus la section 15), sous ses deux formes : l’une selon laquelle la description épinglant un individu par l’une de ses propriétés (ou un certain ensemble de propriétés, selon Searle) donne le sens (meaning) du nom propre, l’autre par laquelle la description est utilisée pour fixer la référence du nom, comme dans une sorte de baptême : « par Cicéron, j’entends l’homme qui a dénoncé Catilina », ou pour reprendre un des exemples de Kripke : « par Gödel, j’entends l’homme qui a prouvé l’incomplétude de l’arithmétique ». Au contraire ! La force de cette théorie est qu’il semble qu’elle permette de comprendre comment, en utilisant un nom propre, nous parvenons à faire référence à l’objet dont nous voulons parler. Si un nom propre a pour sens une certaine propriété individuante, en utilisant ce nom propre on comprend qu’on puisse faire référence à l’objet qui possède cette propriété. Si « Napoléon » a pour sens l’Empereur des Français et le vainqueur d’Austerlitz, ou si cette description fixe la référence de « Napoléon », la description détermine la référence du nom propre. De même, si nous nous demandons si Aristote a existé, il ne semble pas que nous puissions dire que nous nous demandons si cet homme-là, Aristote, a existé ; nous nous demandons plutôt s’il y a quelqu’un qui est le disciple de Platon, le maître d’Alexandre, celui qui écrivit la Métaphysique, etc. Le seul ennui de cette théorie descriptive des noms propres, selon Kripke, est qu’elle est fausse. Parmi les nombreux arguments qu’expose Kripke, en voici un (amusant) particulièrement convaincant. Gödel, disons-nous, est l’homme qui a prouvé l’incomplétude de l’arithmétique. Imaginons une histoire rocambolesque selon laquelle ce ne serait pas Gödel, mais un certain Schmidt qui aurait prouvé ce théorème. Selon la théorie descriptive des noms propres, Schmidt est l’unique individu satisfaisant la description, et donc en utilisant le nom « Gödel », nous faisons en fait référence à Schmidt, et nous disons en fait que Schmidt a prouvé l’incomplétude de l’arithmétique. Cela paraît tout à fait contre-intuitif : nous faisons bien référence à Gödel quand nous disons que cet homme, Gödel, a prouvé l’incomplétude de l’arithmétique. De même, si par « Christophe Colomb » nous entendons l’homme qui a découvert l’Amérique, nous ferions en fait référence à l’individu qui satisfait la propriété, peut-être un certain Viking, quand nous parlons de Colomb. Le plus souvent, nous faisons référence sur la base d’informations fausses ou insuffisantes concernant l’homme dont nous parlons. Reste une question ouverte : comment se fait-il, si la théorie descriptive est fausse, que nous parvenions à faire référence à Colomb en prononçant le nom « Colomb », à Gödel en prononçant « Gödel » ? Kripke suggère la réponse suivante : quelqu’un est né, ses parents le baptisent, et le nom est transmis de génération en génération par une « chaîne de communication ». Au bout de la chaîne, et en vertu de cette transmission, un locuteur peut faire référence à cet individu malgré une très vague information concernant cet individu, ou peut-être une fausse information. Il peut même faire erreur sur la chaîne de communication : ayant appris de ses amis que « Cicéron » désigne un orateur romain, il peut l’avoir oublié, et croire qu’il tient le nom « Cicéron » de quelqu’un qui, à son insu, parlait du fameux espion de l’Affaire Cicéron (ibid., Lecture II). On appelle ordinairement « théorie causale » de la référence cet appel à une chaîne de communication qui assure la continuité de la référence au cours du temps (bien que, de l’avis même de Kripke, on soit loin d’une véritable théorie : Kripke prétend juste donner une meilleure image (« a better picture ») de la manière dont la référence est assurée).

Dans un article difficile, The causal Theory of Names (1973), Gareth Evans a tenté de préciser ce que pouvait être cette théorie causale des noms propres. Selon lui, Kripke a mal situé la relation causale entre l’usage d’un nom par un locuteur et la communauté qui utilise ce nom en vertu d’une chaîne remontant au baptême originel du nom. La véritable relation causale a lieu entre l’objet qu’on a l’intention de désigner et le corpus d’information que le locuteur possède concernant cet objet. Pour qu’un objet x soit le référent attendu de l’usage par un sujet A d’un nom, il est nécessaire que x soit la source des informations que A associe avec ce nom. Imaginons, dit Evans, qu’on découvre près de la Mer Morte un manuscrit de théorèmes mathématiques, avec en bas du manuscrit le nom « Ibn Khan ». La communauté des mathématiciens, sur la base de ces informations, est disposée à conclure que Ibn Khan est le mathématicien qui a écrit ces preuves. En fait, il se trouve que « Ibn Khan » est le nom du scribe qui a plus tardivement transcrit ces preuves. On a là un exemple de référence à un objet sur la base d’une information (insuffisante) concernant cet objet. Car on ne saurait dire que durant le temps où « Ibn Khan » est tenu pour l’auteur de ces théorèmes (au cas où l’erreur a été ultérieurement reconnue), la communauté des mathématiciens dénotait en fait le scribe dont c’était le nom. Je laisse au lecteur le soin de décider si l’article d’Evans est une tentative pour réconcilier la théorie descriptive des noms propres et la théorie causale de la référence.

A côté des noms propres, le langage ordinaire contient d’autres instruments de référence, qu’on peut ranger dans la catégorie générale des indexicaux. Appartiennent à ce genre d’expressions les pronoms « Je », « tu », « il », « elle », les démonstratifs au sens strict « ceci », « cela », les adverbes « ici », « maintenant », « hier », « demain », etc. On peut distinguer les vrais démonstratifs, comme « ceci », qui exigent, pour être « complets », i.e. pour que le référent soit spécifié, une « démonstration », i.e. un geste (par exemple un geste du doigt pointant un objet) indiquant l’objet auquel on fait référence, des indexicaux purs, comme « Je », pour lesquels aucune démonstration (au sens spécifié) n’est exigée. Pour ceux-ci, les règles qui déterminent leur usage suffisent à déterminer leur référent dans chaque contexte. David Kaplan, dans une série d’articles dont nous allons résumer l’un des plus achevés, Demonstratives (1977), a soutenu que les indexicaux étaient des expressions « directement référentielles ». C’est cette notion de référence directe que cette section a pour but d’expliquer. Il est clair et évident que le référent d’un indexical dépend du contexte d’usage, et pour les démonstratifs du geste de démonstration associé. Si toi et moi prononçons « Je », nous faisons référence à différents locuteurs. De même différentes occurrences de « ceci » peuvent désigner différents objets selon la démonstration associée. Si nous pensons les propositions comme des entités structurées à peu près comme les énoncés qui les expriment, un contexte d’usage étant fixé, un indexical désigne directement un constituant de la proposition exprimée, l’objet auquel il est fait référence, sans passer par la médiation d’un sens fregeén. On parle volontiers dans ce cas de propositions singulières (telle était la vision des propositions exprimées par un énoncé contenant un nom propre du premier Russell, celui d’avant On Denoting). Cela ne veut pas dire que les indexicaux n’aient pas de sens (meaning), en un sens un peu particulier du mot. A chaque indexical est attaché une règle ou un ensemble de règles, qui, un contexte étant donné, spécifie le référent dans ce contexte. Par exemple, à « Je » est attachée la règle qu’une occurrence de « Je » désigne le locuteur ou celui qui l’écrit. Le terme technique introduit par Kaplan pour de telles règles est le terme « caractère ». Comme le caractère est fixé par des conventions linguistiques, il est naturel de parler à son propos de sens, i.e. ce qui est connu par un locuteur compétent (ibid., § VI (ii)). Pour résumer ce point, on dira que le caractère d’un indexical est sensible au contexte, ou que les caractères sont des fonctions des contextes dans les contenus désignés ; un caractère associe à un contexte un contenu. Mais ces remarques, relativement évidentes, n’épuisent pas la notion de référence directe. Quelque chose de plus doit être ajouté, qui touche à la distinction cruciale entre contextes d’usage et ce que Kaplan appelle circonstances d’évaluation, ou situations contrefactuelles. Une fois un contexte donné, qui fixe en vertu du caractère de l’indexical concerné, un certain contenu qui est le référent actuel de l’indexical, c’est le référent actuel qui est concerné dans toutes les circonstances d’évaluation. En un sens, on peut dire que le même objet est désigné dans toutes les circonstances, mais cette formulation est ambiguë, si l’on ne distingue pas fermement contextes d’usages et circonstances d’évaluation. L’interprétation correcte de cette formulation est la suivante : un contexte d’usage ayant été spécifié, c’est ce qui a été dit dans ce contexte qui peut être évalué dans différentes circonstances comme vrai ou faux, et c’est du référent fixé par le contexte d’usage qu’il est question dans toutes les situations contrefactuelles. Un exemple éclairera le point : si je dis « je n’existe pas », et si on confond contexte d’usage et circonstance contrefactuelle, ce que j’ai dit serait vrai dans une circonstance (= un contexte) où le locuteur de cette circonstance n’existe pas dans cette circontance. Non-sens, dit Kaplan ! Le contexte d’usage a fixé une fois pour toutes le référent de « Je », à savoir moi-même, et la phrase peut être vraie, précisément dans les circonstances où je n’existe pas. Il en est de même, pour prendre un autre exemple, de « maintenant ». Si je dis « ce qui existe maintenant est voué à disparaître dans cent ans », et que je cherche à évaluer cette proposition dans un temps futur, « maintenant » désigne le moment actuel où j’ai prononcé cette phrase, tel qu’il est fixé par le contexte d’usage, et non un autre temps. Pour expliciter la notion de référence directe, qu’on me permette de citer Kaplan : « Pour moi, l’idée intuitive n’est pas celle d’une expression qui se trouve désigner le même objet dans toutes les circonstances possibles, mais celle d’une expression dont les règles sémantiques assurent directement que le référent dans toutes les circonstances possibles est fixé comme étant le référent actuel » (ibid., §IV, où Kaplan discute le lien entre la notion de rigidité de Kripke et la notion de référence directe).

Un dernier mot sur les indexicaux comme « Je » ou « maintenant ». John Perry a fait remarquer qu’ils sont « essentiels », au sens où la substitution à de tels indexicaux d’expressions désignant le même objet (si un moment du temps peut être pris, au sens large, pour un objet) détruirait la force d’explication du comportement que comporte la croyance. Si pressé de finir cet article je dis « J’ai hâte d’en finir », cette croyance me concernant peut expliquer pourquoi je travaille dix heures par jour. Mais même si Je = F. Rivenc, je n’explique pas mon comportement en disant « F. Rivenc a hâte d’en finir (à moins d’ajouter : et je suis F. Rivenc). De même, si un Professeur croit que la réunion a lieu à midi, et qu’il ignore que midi était maintenant, il peut rester travailler tranquillement dans son bureau, jusqu’au moment où il prend soudain conscience que midi est maintenant, et sort hâtivement de son bureau. Changement de croyance, qui explique le changement de comportement. Pourtant, durant tout ce temps le Professeur a bien cru que la réunion était à midi. Mais c’est la substitution de « maintenant » à « midi », bien que maintenant soit midi, qui explique son changement de comportement. Les croyances en jeu ici (par exemple dans « Je crois que j’ai hâte d’en finir » sont des croyances de re, et pourtant la substituabilité des identiques (Je = F. Rivenc, midi = maintenant) ne préserve pas, disons, le caractère explicatif de la croyance. Dans les termes de Perry, la référence directe va de pair avec l’opacité, ou la non-substituabilité. Faute de place, je ne peux que renvoyer au recueil d’articles de Perry publié sous le titre The Probleme of the Essential Indexical (1993), pour les diverses tentatives de résolution du problème.

8. Une note sur les grammaires cognitives

Il était inévitable que l’essor des sciences cognitives ait un impact sur la manière d’aborder la grammaire et la sémantique du langage. Selon Langacker, dans un ouvrage fondateur, The Cognitive Basis of Grammar (1991 pour la première édition), un certain nombre de présupposés ont été le lot commun des diverses approches du langage, par exemple : que le langage est un système « self-contained » susceptible d’être étudié pour lui-même, indépendamment de toute expérience mentale qui permet de constituer la signification ; que la signification peut être assimilée aux conditions de vérité des phrases. La (ou les) grammaire(s) cognitive(s) rompe(nt) avec ces présupposés. L’un des mots d’ordre de Langacker est que « la signification (meaning) doit être identifiée avec la conceptualisation » (en un sens large), c’est-à-dire avec un ensemble de processus cognitifs, i.e. des occurrences d’expériences mentales qui dessinent des configurations d’états de choses (par exemple des images visuelles, mais pas forcément). Retour de la psychologie cognitive dans la philosophie du langage, comprise essentiellement comme la description de la manière dont un locuteur, ou plus encore un auditeur, construit mentalement la signification des phrases. Les remarques et exemples qui suivent ont pour but de donner sens à cette idée que le sens est affaire de conceptualisation, au sens d’expériences mentales. Comme le vocabulaire de Langacker est plutôt idiosyncrasique, il s’agira du même coup d’expliquer un certain nombre de termes qui lui sont propres.

Considérons d’abord le sens des éléments lexicaux, avec la polysémie qui leur est le plus souvent attachée. A un nom est attaché un domaine ou « base » qu’il est nécessaire de prendre en compte pour conceptualiser cet élément. Par exemple, la notion d’hypoténuse a pour domaine celle de triangle rectangle, coude a pour domaine la conception plus globale du bras comme partie du corps humain. La polysémie d’un mot exige souvent que plusieurs domaines soient pris en compte pour la description du sens de ce mot, ce que Langacker appelle une « matrice complexe ». Par exemple le mot ring (anneau), peut être utilisé pour désigner un objet circulaire quelconque (qui peut être dit le prototype de ring), mais aussi une bague, ou encore l’arène d’un combat de boxe. Le mot couteau évoque aussi bien une certaine forme, le processus de couper, qu’un élément des couverts disposés sur une table (il est possible que le domaine forme soit partie intégrante des autres conceptions constituant la matrice complexe, i.e. les différents domaines du mot). Nous devons distinguer, dans les images mentales qui permettent la compréhension, le « profil » de la base, distinction inspirée de l’opposition figure/fond de la Gestalt-théorie. Oncle, par exemple, a pour domaine les relations de parenté, et son sens est donné par la sélection d’un élément, le profil, à l’intérieur de ce domaine. Pour prendre un autre exemple proposé par Langacker, comparons :

  1. I think you should go now ;
  2. China is very far away ;
  3. When I arrived, he was already gone ;

Les domaines pertinents sont ici l’espace et le temps. Dans 1), avec le passage du temps un « trajector », i.e. celui qui se déplace, s’éloigne d’un autre individu pris comme repère (« landmark ») jusqu’à ce qu’il ne soit plus dans son voisinage. Les différences entre les trois énoncés sont les suivantes : go a pour profil le processus de l’éloignement du trajector par rapport à l’individu-repère, away profile une relation qui est le résultat final de go, mais sa base est seulement le domaine spatial, le participe gone (est parti) a pour base le processus profilé par go (pour être parti, il faut s’en être allé). Ainsi gone diffère de go par son profil, et de away par sa base (ibid., chap.1). Une autre dimension des images mentales induites par le langage est l’échelle ou la portée (« scope »), i.e. la mesure dans laquelle un élément « remplit » son domaine. Aussi vague que soit la quantité d’eau qui entoure un morceau de terre pour que celui-ci soit appelé une île, une certaine étendue est requise : nous n’appelons pas île un morceau de terre entouré d’un fossé. Île suggère donc une certaine imagerie concernant la masse d’eau entourant le morceau de terre en question, sans que cette quantité d’eau soit déterminée.

Les éléments grammaticaux ont pour fonction de configurer ou de structurer une scène complexe d’une certaine manière. Considérons la structure induite par l’expression « sur la table ». Nous avons ici un point de repère (la table), et une préposition, sur, qui profile une certaine relation statique entre objets dans un espace orienté entre le bas et le haut. L’intégration de ces deux composants est effectuée en mettant en correspondance le point de repère de sur et le profil de table, de sorte que « sur la table » désigne une relation statique entre un trajector (en un sens abstrait) et un point de repère, la table. Cette structure composite peut être à son tour intégrée à une structure plus complexe, en la combinant avec lampe pour obtenir l’expression nominale la lampe sur la table. A ce niveau d’organisation, c’est le trajector lampe qui fonctionne comme le profil déterminant, de sorte que l’expression désigne la lampe, et non plus sa localisation par rapport au repère table, bien que cette relation soit contenue dans l’imagerie induite par « la lampe sur la table ». Sur et sous expriment des relations asymétriques, mais même dans le cas où il s’agit de relations symétriques, Langacker tient que « X ressemble à Y », et « Y ressemble à X » ont des valeurs sémantiques distinctes, bien qu’ils soient équivalents : le premier caractérise X en référence au repère Y, alors que c’est le contraire pour le second. Il en est de même avec « X est sur Y », et « Y est sous X. La même situation est décrite, mais l’imagerie mentale induite par le langage est différente : dans le premier, Y joue le rôle de repère (landmark), dans le second c’est X (Y joue le rôle de trajector en un sens abstrait ou généralisé du mot, où il n’est pas question de mouvement, mais de relation statique).

Dans cette optique, les constructions syntaxiques sont elles-mêmes porteuses de sens, en ce que différentes constructions peuvent représenter le même évènement ou le même état de choses différemment. Comparons :

  1. He sent a letter to Susan.
  2. He sent Susan a letter.

(Exemples tirés de l’article « Les grammaires cognitives », de Bernard Victorri (in La linguistique cognitive, 2004. Le français n’a pas d’équivalent de 5) ; peut-être « c’est à Susan qu’il a envoyé une lettre » ferait approximativement l’affaire). Même si 4) et 5) décrivent le même évènement, l’imagerie associée n’est pas la même. En raison de la présence de to dans 4), l’accent est mis sur le trajet de la lettre vers Susan, alors que 5) met l’accent sur la destinataire de la lettre, Susan. Deux constructions syntaxiques, deux sens distincts correspondant à des configurations différentes.

Il est impossible dans ce cadre de traiter tous les exemples proposés par Langacker, non plus que la totalité des problèmes linguistiques qu’il traite dans ce cadre. Laissons-lui le dernier mot destiné à caractériser la grammaire cognitive : « Les structures grammaticales ne constituent pas un système formel autonome ni un niveau de représentation : on affirme au contraire qu’elles sont symboliques de manière inhérente, et fournissent de quoi structurer et symboliser conventionnellement un contenu conceptuel » (The Cognitive Basis of Grammar, chap.1).

Conclusion

Nous sommes partis de la question des enjeux auxquels la philosophie du langage est censée répondre. En première approximation, on peut dire que ce qui la caractérise est la question : comment le langage se rapporte à la réalité, au sens le plus large du terme ? Un second trait sans doute typique est l’idée que nous n’avons pas d’accès direct aux entités abstraites sinon par la médiation du langage (une idée sur laquelle Frege a maintes fois insisté). D’où l’importance de l’analyse du langage, préface indispensable à toute ontologie, et peut-être plus que préface, si les questions ontologiques ne peuvent être traitée qu’à travers l’analyse critique du langage. Nous avons aussi évoqué la distinction entre langages artificiels et le langage naturel : c’est une distinction qui traverse la philosophie du langage. Dans Word and Object, par exemple, Quine est la recherche d’une sorte de langage minimal ou expurgé, « physicaliste », qui aurait vocation à être le langage de la science conçue comme le système achevé de notre connaissance du monde. D’autres auteurs ont tenté d’appliquer les outils sémantiques créés pour l’étude des langages artificiels au langage ordinaire, ou à certains aspects de ce langage : en témoignent par exemple les tentatives pour analyser les énoncés de croyance ou les énoncés de modalités. D’autres enfin ont nié que ces outils soient appropriés à l’étude du langage ordinaire… Comme toujours en philosophie, il est rare qu’une question soit définitivement tranchée. Mais on ne saurait nier que chemin faisant, ces approches, jusque dans leur diversité, aient contribué à une meilleure compréhension de l’instrument mystérieux qu’est le langage.

Bibliographie

(Ne figurent ici que les articles et les ouvrages mentionnés dans le corps du texte)

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François Rivenc

francois.rivenc@orange.fr

Université Paris I Panthéon Sorbonne