Revenu universel (GP)

Comment citer ?

Vandamme, Pierre-Etienne (2020), «Revenu universel (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/revenu-universel-gp

Publié en mai 2020

 

Revenu versé à l’ensemble des membres d’une communauté politique, sur base individuelle, sans contrôle de ressources ni exigences de contrepartie, le revenu universel fait débat à travers le monde depuis quelques dizaines d’années, mais n’a jamais jusqu’à présent été instauré à l’échelle d’un pays entier. C’est un instrument aux multiples formes, usages et justifications possibles, sur lequel on aurait tort de porter un jugement avant d’avoir examiné la version particulière dont on discute. Cet article vise à présenter brièvement les principales justifications philosophiques possibles d’un tel instrument de protection sociale et les principales objections qui peuvent lui être adressées. Il a pour but d’introduire aux débats philosophiques sur le sujet, qui sont davantage développés dans l’entrée académique.

 

1. Qu’est-ce que le revenu universel ?

Le revenu universel, également appelé « revenu de base », « revenu de citoyenneté », « revenu d’existence » ou « allocation universelle » a fait l’objet de propositions et définitions diverses, partageant généralement trois caractéristiques qui le distinguent des mécanismes de protection sociale habituels :

  1. Il est individuel, versé à chaque citoyen, quelle que soit sa situation familiale.
  2. Il est universel dans le sens où il est en principe octroyé à tous sans condition de revenu (ce qui ne signifie pas que tout le monde se retrouve plus riche, puisque les plus riches verront leur revenu absorbé par la hausse de la fiscalité nécessaire à son financement).
  3. Il est inconditionnel dans le sens où il est octroyé sans condition de disponibilité à l’emploi ou de contributions antérieures.

Ce n’est en revanche pas nécessairement un revenu uniforme, puisqu’il pourrait éventuellement varier en fonction de l’âge (plus modeste pour les enfants, plus élevé pour les retraités), voire de la localisation géographique si le coût de la vie varie de manière importante.

Le caractère individuel a pour visée essentielle de réduire les situations de dépendance au sein d’un ménage qui sont parfois engendrées par la focalisation sur les revenus combinés d’un ménage (voir plus loin, § 3.4).

Le caractère universel permet d’éviter deux écueils généralement rencontrés par l’assistance sociale ciblant les plus pauvres. Premièrement, on se défait du caractère potentiellement stigmatisant de ce ciblage, qui rend souvent l’aide impopulaire et a pour effet de dissuader certaines personnes qui y auraient pourtant droit de faire les démarches adéquates (à quoi il faut ajouter le fait que certains ne savent tout simplement pas à quoi ils ont droit). Deuxièmement, il augmente l’incitation économique à travailler pour les plus bas revenus, puisque les revenus du travail s’additionnent au RU plutôt que de remplacer les aides sociales. De ce fait, personne ne se trouve devant une incitation perverse (et fréquente dans les systèmes existants) à refuser un emploi parce qu’il ne paierait pas assez et mettrait fin à une série de droits – ce qu’il est coutume d’appeler « piège à l’emploi ». Ce qui motive l’universalité de ce revenu n’est donc pas la volonté de rendre tout le monde plus riche, mais plutôt d’aider de manière plus efficace les plus désavantagés en se débarrassant des effets pervers de l’aide ciblée.

Enfin, le caractère inconditionnel possède deux avantages importants. D’abord, il accroît la sécurité de revenu, puisque personne ne peut se retrouver dans la pauvreté faute d’avoir su convaincre un fonctionnaire public de la sincérité de sa volonté de travailler et de l’échec de ses démarches. Ensuite, il augmente potentiellement le pouvoir de négociation des travailleurs face aux employeurs – leur pouvoir de refuser des conditions de travail insatisfaisantes (voir § 3.2).

 

2. Justifications philosophiques

2.1. L’instrument de la liberté ?

« L’argent que l’on possède est l’instrument de la liberté ; celui qu’on pourchasse est celui de la servitude » disait Rousseau dans les Confessions. Et il est en effet fréquent de voir le RU présenté comme un instrument augmentant la liberté des citoyens. Cela dépend toutefois de la compréhension philosophique que l’on se fait de la liberté.

Aux yeux des philosophes libertariens, par exemple, le manque de moyens matériels ne constitue pas un manque de liberté. Qui plus est, les taxes sur les revenus sans doute nécessaires au financement d’un RU sont perçues comme une atteinte à la liberté des travailleurs de jouir comme ils l’entendent d’un revenu légitimement acquis.

D’autres penseurs, comme le philosophe belge Philippe Van Parijs (1951-), mobilisent une conception plus exigeante de la liberté pour défendre le RU : on n’est réellement libre que si l’on dispose des moyens matériels de mener à bien nos projets de vie. Dans ce sens, l’introduction d’un RU suffisamment généreux à la place des aides sociales existantes, augmenterait la liberté des citoyens des manières suivantes :

  • Il offrirait davantage de liberté dans le choix de l’équilibre que l’on souhaite entre travail, formation, vie familiale et loisir.
  • Il augmenterait la liberté des travailleurs de refuser des conditions de travail insatisfaisantes.
  • S’il est redistributif, il offrirait davantage d’options de vie aux plus bas revenus, le nombre de ces options étant corrélé au revenu dont une personne dispose.

2.2. Un revenu promouvant l’égalité

L’idée d’un revenu de base identique pour tous possède bien entendu une dimension égalitariste. Toutefois, comme nous le verrons, certains le jugent insuffisamment égalitaire (§ 3.2). Quelle égalité promeut-il ?

Ce que vise le RU, c’est d’abord une plus grande égalité des chances. La détermination des revenus par le marché a tendance à récompenser les gens pour des choses dont ils ne sont pourtant pas responsables : leurs dispositions innées, leur talent. En taxant les plus hauts revenus pour financer un RU généreux, on redistribue donc des chanceux (qui avaient les dispositions favorables pour s’enrichir) vers les malchanceux (qui n’ont pas trouvé leur place sur le marché de l’emploi ou qui n’ont accès qu’à des emplois très peu rémunérés).

Le RU peut également être conçu comme un instrument permettant un compromis équitable entre les exigences d’égalité et d’efficacité économique. Faisant l’hypothèse qu’une stricte égalité des revenus n’inciterait pas les gens à travailler dur, à se former, à investir, le philosophe états-unien John Rawls (1921-2002) a défendu l’idée selon laquelle certaines inégalités devaient être tolérées à condition qu’elles profitent aux plus démunis (en dynamisant l’économie au bénéfice de tous). Dans cette perspective, un RU aussi élevé que possible tout en préservant le dynamisme économique pourrait permettre une redistribution égalitaire des fruits de la croissance.

Enfin, le RU peut être défendu comme un outil promouvant une égalité de statut, aussi appelée « égalité relationnelle ». En effet, s’il est suffisamment généreux, il devrait permettre de réduire les relations de domination. D’abord, il réduirait la soumission des travailleurs au pouvoir des employeurs. À la fois, ils pourraient plus aisément refuser des offres d’emploi insatisfaisantes, mais également quitter plus facilement un emploi. Ensuite, de manière plus large, il réduirait les relations de domination entre citoyens (au sein des couples, notamment) en offrant davantage d’indépendance mutuelle. Enfin, le caractère inconditionnel du RU réduirait l’exposition des bénéficiaires au pouvoir arbitraire du personnel administratif chargé d’examiner leur droit à un revenu dans les systèmes d’aide conditionnelle.

2.3. Un droit égal aux produits de la Terre

Le RU est généralement envisagé comme une manière de corriger les injustices liées au capitalisme, entendu comme un mode d’organisation économique basé sur la propriété privée des moyens de production. Outre le fait qu’un tel mode d’organisation génère des inégalités de revenu, certains voient une injustice dans le fait qu’un petit nombre d’entrepreneurs s’enrichissent en s’appropriant des ressources naturelles qui, en droit, appartiennent à tous.

Une autre justification du RU s’inspire de l’idée défendue par Thomas Paine (1737-1809) selon laquelle la Terre et ses ressources sont propriété commune de l’humanité. De ce point de vue, il est injuste qu’un petit nombre d’entrepreneurs s’enrichissent en s’appropriant des ressources naturelles qui, en droit, appartiennent à tous. Chacun devrait donc recevoir une part équitable des richesses créées par l’appropriation privée de ces ressources, et le RU apparaît comme un moyen possible de distribuer cette juste part.

Une telle logique est actuellement à l’œuvre en Alaska, où un Fonds public redistribue à l’ensemble de la population de l’État une part des bénéfices de l’exploitation du pétrole et du gaz (entre 1000 et 2000 $ par an). Reste toutefois à déterminer à quel montant (mensuel, annuel ou unique) pourrait correspondre une « part équitable » si l’on tenait compte de l’ensemble des ressources naturelles d’un pays, quand les ressources ne sont pas exploitées par une entreprise unique ou publique.

2.4. Les arguments écologistes

D’un point de vue écologiste, il y aurait lieu de ralentir la frénésie du système économique dominant, basé sur la croissance continue de la production et de la consommation – et un RU pourrait y contribuer. En effet, une garantie solide de revenu offerte à tous pourrait amener un grand nombre de personnes à réduire leur temps de travail. Non seulement cela pourrait amener à un meilleur partage du travail, mais cela pourrait également avoir pour effet de ralentir la consommation et la production, au bénéfice de l’environnement. L’essentiel, de ce point de vue, serait d’essayer de financer un tel RU écologique par une fiscalité visant autant que possible les activités néfastes pour l’environnement.

Un argument écologique distinct met pour sa part en avant le fait qu’un RU suffisamment généreux pourrait faciliter la transition écologique en offrant aux citoyens qui le souhaitent l’opportunité de se lancer plus facilement dans diverses initiatives de transition peu rémunératrices comme des potagers collectifs, des ateliers de recyclage, des services écologiques, etc.

3. Objections philosophiques

3.1. Une atteinte à la réciprocité ?

L’objection philosophique la plus souvent adressée au RU vise son caractère inconditionnel – le fait de découpler radicalement l’octroi d’un revenu de l’exigence de contrepartie, ce qui permet en pratique à certains de vivre du travail des autres. L’exemple le plus célèbre est dû à John Rawls, qui jugeait que l’État n’avait pas à garantir un revenu à ceux qui passent leur journée à faire du surf à Malibu.

Appliqué à la division du travail, le principe de réciprocité enjoint à apporter sa contribution aux efforts collectifs dont on bénéficie. D’où l’idée d’une obligation morale de travailler. Cette idée est défendue à gauche comme à droite, avec des visées diverses. La version « socialiste » insiste sur la nécessité de produire suffisamment pour subvenir aux besoins de tous, tandis que la version « néo-libérale » met l’accent sur les méfaits du parasitisme – le fait de bénéficier d’un effort commun sans y contribuer.

Aux yeux de certains, le caractère inconditionnel du RU n’incite pas à une telle attitude de réciprocité. Cela n’est toutefois pas certain. Il se pourrait en effet qu’il ait un effet de stimulation d’activités diverses. D’abord, parce qu’il ferait largement office de subside à l’emploi en réduisant, pour un certain nombre d’activités peu rémunératrices, le coût du travail. Ensuite, parce que déliées de l’obligation de trouver un emploi et de la charge psychologique qui l’accompagne, un certain nombre de personnes pourraient s’orienter plus aisément vers des activités de service à la personne ou à la collectivité.

Néanmoins, certains s’inquiètent du message que renvoie l’absence de toute obligation de contrepartie. Un possible compromis est offert par le « revenu de participation », qui partage bon nombre de traits du RU mais s’en distingue par une obligation de contribuer, d’une manière ou d’une autre (pas nécessairement via l’emploi) à la vie sociale. Les partisans du RU rétorquent qu’un tel revenu serait très compliqué à administrer et ne romprait pas suffisamment avec la logique potentiellement dangereuse de l’activation des chômeurs, qui peuvent être privés de toute source de revenu si quelqu’un juge qu’ils n’en font pas assez.

3.2. Un revenu trop peu égalitaire

Tandis que ceux qui sont attachés à la réciprocité stricte jugent le RU trop généreux, aux yeux de certains critiques de gauche, le RU, quel que soit son montant, n’est pas suffisamment égalitaire. Il ne remet en effet en question ni la propriété privée des moyens de production, ni les inégalités de marché. Certes, un RU généreux et fortement redistributif serait en mesure de réduire les inégalités de marché et de transformer les relations de production en renforçant le pouvoir des travailleurs, comme nous l’avons vu. Néanmoins, pour ceux qui considèrent le capitalisme de marché comme intrinsèquement injuste ou indésirable, même cette version « de gauche » serait insuffisante. En effet, dans une société garantissant un RU généreux, beaucoup continueront à travailler pour d’autres et verront donc une part de la valeur créée par leur travail appropriée par des capitalistes (ce que les marxistes appellent « exploitation »). Qui plus est, ceux qui disposent de compétences rares et valorisées par le marché continueront de jouir de revenus bien plus élevés que les autres, sans qu’on puisse leur en attribuer le mérite.

3.3. Rompre avec la logique marchande

Certains reprochent par ailleurs au RU de ne pas suffisamment rompre avec la logique de marché en fournissant à tous un revenu dont on ne peut jouir des bénéfices qu’en s’engageant dans des transactions marchandes. Pourquoi ne pas privilégier les services, plutôt que l’argent pour satisfaire les besoins fondamentaux ? On pourrait garantir des logements publics, voire même des cantines publiques, considérant que l’État a la responsabilité d’encourager des relations non monétaires entre les gens à travers l’offre de services gratuits.

Les partisans du RU rétorquent que l’argent permet un plus grand respect pour l’autonomie des personnes, en les laissant libres de l’utiliser comme bon leur semble. Par ailleurs, le marché encourage une certaine responsabilité personnelle en obligeant les individus à prendre en compte le coût d’opportunité de leurs choix (c’est-à-dire, pour simplifier, leur coût pour autrui) – ce qui est particulièrement important en ce qui concerne la consommation de ressources naturelles non renouvelables. On peut par exemple s’attendre à ce que les gens soient plus parcimonieux dans leur consommation énergétique s’ils paient leurs factures eux-mêmes que si l’énergie leur est fournie gratuitement.

3.4. La critique féministe

Il existe une diversité d’arguments féministes en faveur d’un RU. D’abord, nous l’avons vu, il est susceptible de réduire les situations de dépendance au sein des foyers. Ensuite, les femmes étant surreprésentées dans la catégorie des travailleurs à temps partiel peu rémunérés, elles seraient nombreuses à être les véritables bénéficiaires d’un RU rehaussant les bas revenus. Enfin, le RU peut apparaître comme une reconnaissance du travail massivement fourni par les femmes hors du marché de l’emploi – tout ce qui touche aux responsabilités familiales en particulier.

Néanmoins, ces arguments féministes en faveur d’un RU se heurtent à un sérieux risque : que l’introduction d’un RU dans des sociétés encore très patriarcales entérine en quelque sorte la répartition traditionnelle des tâches en subsidiant le travail domestique, voire encouragent un décrochage des femmes par rapport à l’emploi, celles-ci étant alors privées de tous les bénéfices non pécuniers de l’emploi.

Ce risque de décrochage des femmes par rapport à l’emploi doit être nuancé, dans la mesure où un RU permettrait également aux hommes de plus facilement réduire leur temps de travail pour assurer une part plus importante du travail domestique. Il est toutefois réel, comme le montrent une série d’expériences pilotes qui ont vu un nombre important de femmes décrocher de l’emploi suite à l’introduction d’une garantie de revenu de type RU. Et plus les normes traditionnelles sont prégnantes, plus le risque est élevé.

4. Conclusion

Outre ces diverses objections philosophiques, un certain nombre d’objections au RU portent sur des questions plus factuelles, comme le montant auquel il peut être financé, sa viabilité dans un monde de migrations, ses effets sur l’emploi ou encore ses conséquences pour les syndicats. Certaines de ces objections sont abordées dans l’entrée académique sur le RU.

L’examen des arguments philosophiques pour et contre le RU permet de former un jugement préliminaire sur l’idée et d’évaluer s’il vaut la peine de l’expérimenter. Mais seule une expérimentation à une échelle suffisamment large et inscrite dans la durée permettra de porter un jugement plus ferme sur la capacité du RU à produire les effets espérés par ses partisans.

 

Références bibliographiques

Alaluf, M. & Zamora, D. (2016). Contre l’allocation universelle, Québec, Lux. (Recueil court regroupant une bonne sélection de critiques « de gauche » récemment adressées au RU.)

Lepesant, M. & Mylondo, B. (2018). Inconditionnel. Anthologie du revenu universel, éditions du Détour. (Très bonne anthologie en français regroupant une série de textes fondamentaux dans l’histoire des débats sur le sujet.)

Vanderborght, Y. & Van Parijs, P. (2005). L’allocation universelle, Paris, La Découverte. (Il s’agit de la meilleure introduction grand public sur le sujet, qui combine les avantages d’un prix bas, d’un format poche et d’une grande clarté. Ce livre est même disponible en libre-accès en ligne.)

Van Parijs, P. & Vanderborght, Y. (2019). Le revenu de base inconditionnel. Une proposition radicale, Paris, La Découverte. (Sans doute l’introduction la plus riche sur le sujet en français. Moins accessible que l’ouvrage précédent, elle entre plus en profondeur dans certains débats et fait le point sur les derniers développements et expérimentations.)

Widerquist, K., Noguera, J. A., Vanderborght, Y., & De Wispelaere, J. (2013). Basic Income: An Anthology of Contemporary Research, Oxford, Wiley Blackwell. (Non traduite en français et très coûteuse, il s’agit néanmoins de l’anthologie la plus riche qui existe sur le sujet, faisant la part belle aux débats philosophiques.)

 

Pierre-Etienne Vandamme
Université Catholique de Louvain
pierre-etienne.vandamme@uclouvain.be