Action conjointe (A)

Comment citer ?

Paternotte, Cédric (2020), «Action conjointe (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/action-conjointe-a

Publié en mai 2020

 

Les êtres humains agissent fréquemment ensemble. A commencer par des tâches quotidiennes : porter une table ensemble, avoir une conversation, marcher ensemble dans la rue. A peine plus rarement, il peut nous arriver de peindre une maison ensemble, de chanter en duo ou en trio, de partir ensemble en vacances, d’écrire un article scientifique à plusieurs. Enfin, nous agissons parfois ensemble pour des tâches ponctuelles voire exceptionnelles et éventuellement de plus grande ampleur, telles des manifestations, révolutions et guerres. Ces exemples sont autant de cas de ce qu’on peut appeler l’action conjointe, dont l’analyse constitue aujourd’hui un sous-domaine dynamique de la philosophie.

Les travaux portant sur l’action conjointe posent avant tout la question de sa juste définition. Que signifie exactement « agir ensemble » ? La facilité avec laquelle nous utilisons ces termes cache les difficultés que nous rencontrons lorsqu’il s’agit de les définir, qui sont d’au moins deux types. Premièrement, il existe par exemple tout un ensemble de phénomènes sociaux qui ne sont pas des cas d’action conjointe : les déplacements des piétons dans une rue ; le mouvement de panique d’une foule ; le vote d’une population ; le visionnage d’un film au cinéma, ou d’un événement sportif à la télévision, par un groupe de spectateurs ; l’ensemble des actions de rédaction d’articles de Wikipedia ; etc. L’action conjointe ne semble pas se réduire à une simple agrégation de comportements, ni même à leur éventuelle coordination, aussi fluide soit-elle. On parle en général d’actions collectives plutôt que conjointe pour désigner ces juxtapositions d’actions individuelles qui se caractérisent uniquement par des conséquences observables collectives et remarquables, quelles qu’elles soient.

Deuxièmement, comme nous le verrons, l’analyse de l’action conjointe à proprement parler implique des concepts variés et sur l’importance desquels n’existe que peu de consensus, d’où l’impression générale de complexité qui peut se dégager de la littérature qui la prend comme objet. L’idée générale en est que lorsque des individus agissent véritablement ensemble, ils doivent partager certains états mentaux individuels (désirs, croyances, buts…) d’une façon particulière. Mais quels états mentaux exactement – et liés de quelle façon ? Ces états réfèrent-ils eux-mêmes à un collectif ? Font-ils de l’action conjointe une entreprise rationnelle ? Veut-on dire que des individus cognitivement limités comme des enfants ou des animaux non humains sont capables d’action conjointe ? Comme nous le verrons, ces points ont focalisé la plupart des débats. Cette entrée vise donc au moins à les décrire et les éclairer.

Dans cet article, nous nous intéresserons aux études de l’action conjointe : aux tendances qu’elles suivent, aux débats qui les animent, aux problèmes qu’elles rencontrent, mais aussi à ceux que leur évolution pose. Nous commencerons par exposer les grandes définitions classiques de l’action conjointe (section I), avant de nous interroger sur un ensemble de problèmes qui les traverse : leur disparité, leur circularité possible ainsi que l’opposition entre individualisme et holisme qui y apparaît, et la question de savoir s’il doit être rationnel d’agir ensemble (section II). Nous décrirons alors la tendance générale et récente au minimalisme dans l’étude de l’action conjointe, c’est-à-dire aux tentatives de simplifier sa définition ou ses conditions fondamentales, notamment face à la trop grande exigence de ses caractérisations classiques (section III). Enfin, nous rassemblerons en conclusion l’ensemble de la discussion autour de la question de savoir s’il faut ou non être pluraliste – accepter un ensemble de caractérisations multiples et hétérogènes de l’action conjointe. N’y aurait-il pas en réalité plusieurs, voire de nombreuses façons distinctes d’agir ensemble ?


Table des matières

1. Approches classiques

a. Premières intuitions
b. John Searle
c. Michael Bratman
d. Margaret Gilbert
e. Raimo Tuomela

2. Débats

a. Liens et points communs
b. Holisme et circularité
c. Le rôle de la rationalité

3. Minimalismes

a. Avec ou sans connaissance commune ?
b. Enfants et animaux
c. Mécanismes cognitifs
d. Un minimalisme relationnel

Conclusions : Vers le pluralisme ?

Bibliographie


1. Approches classiques

Si l’action (ou l’intention) conjointe est un concept relativement récent, il provient d’intuitions répandues que l’on trouve déjà chez des auteurs classiques – à commencer par la notion de « volonté générale » de Rousseau[1] ou même celle de koinônia chez Aristote[2]. Des idées similaires apparaissent ensuite à la fois en sociologie et en phénoménologie. Par exemple, pour Durkheim (1895) la « conscience collective » peut parfois prendre l’ascendant sur les actions individuelles. Cette distinction entre intention collective et intentions individuelles sous-tend l’opposition entre les approches holistes et individualistes des phénomènes sociaux, qui a également polarisé certains débats concernant l’action conjointe (cf. section II.2. ci-dessous). Dans la tradition phénoménologique, un auteur comme Scheler (1923) adopte également une position holiste en niant qu’une attitude partagée se réduise à des attitudes individuelles. Cependant, c’est dans la tradition analytique, sur laquelle nous nous concentrons dans la suite de cette entrée, que l’étude de l’action et l’intention conjointe s’est systématisée[3].

a. Premières intuitions

Les travaux contemporains portant sur l’action conjointe ont commencé à se développer il y a une trentaine d’années environ[4], et ont connu depuis un essor impressionnant. Leur motivation commune repose sur une intuition simple, illustrée par un célèbre exemple de John Searle. Imaginons un ensemble de gens installés dans un parc par une belle journée. Advient une averse impromptue ; tous se mettent alors à courir un abri, le plus proche. Supposons que nous n’assistions qu’à cette course précipitée : ce que nous voyons est alors compatible avec deux scénarios. Il se pourrait d’une part que les individus, peut-être parce qu’ils se connaissent et pique-niquaient ensemble, aient décidé rapidement de courir ensemble vers l’abri en question, afin de ne pas être séparés. Mais il se pourrait d’autre part que les individus aient tous indépendamment décidé de courir s’abriter vers l’abri le plus proche, qui se trouvait être le même pour tous. En d’autres termes, notre observation du comportement de ces individus est à la fois compatible avec le fait que leur course vers l’abri soit une action conjointe (qu’ils courent ensemble) et avec le fait qu’elle ne soit qu’une action collective (qu’ils courent séparément).

On peut donc tirer de cet exemple imaginaire la thèse que le comportement observable ne peut suffire à déterminer si les actions d’un groupe d’individus constituent une action conjointe ou non. (En termes plus techniques : le comportement observable sous-détermine la propriété d’être une action conjointe.) Une action conjointe ne saurait donc être définie qu’en faisant référence à ce qui se passe dans les têtes des individus, c’est-à-dire à leurs états mentaux. Ce qui différencierait les individus courant ensemble vers l’abri de ceux qui y courent indépendamment pourrait par exemple impliquer : la croyance ou même la certitude que les autres courent vers le même abri, ou en ont l’intention ; les raisons que cette croyance donne pour leur propre course ; etc. On pourrait ainsi imaginer l’action conjointe comme étant fondée par un but commun, une croyance commune, une stratégie commune, un engagement commun (il s‘agirait alors de définir ce que « commun » signifie).

A titre d’exemple de départ et pour fixer les idées, voici une définition simplifiée (donnée par Tuomela & Miller 1988, mais qui n’a été effectivement défendue par aucun auteur). Si des agents P1 et P2 font respectivement l’action collective A, composée des actions individuelles A1 et A2 respectivement, alors on peut dire que l’agent P1 a une « intention de groupe » si : P1 a l’intention de faire A1, P1 croit que P2 fera A2, P1 croit que P2 croit que P1 fera A1, et ainsi de suite[5].

Selon cette définition, A est une action conjointe lorsque les deux agents ont chacun accompli leur part (A1 ou A2) avec une intention de groupe, qui revient à deux intentions individuelles et à la condition que ces intentions soient publiques ou transparentes. Indépendamment de ces spécificités, cette définition particulière met en évidence le principe que toutes ont longtemps partagé : celui de fonder l’action conjointe sur un ensemble de conditions nécessaires et suffisantes, centrées sur des états mentaux individuels interconnectés ou mutuellement dépendants les uns des autres. En général, les auteurs parlent d’ailleurs de façon équivalente d’action ou d’intention conjointe – la première étant définissable comme le résultat de la première. Se concentrer sur les termes d’ « intention conjointe » permet au moins de marquer le caractère mental de l’action conjointe. On notera par ailleurs le caractère individualiste ce cette définition, qui définit une propriété collective (l’intention de groupe) sur la base de propriétés individuelles. La plupart des véritables définitions présentées plus bas ne seront pas individualistes. Passons maintenant aux quatre principales approches de l’action ou de l’intention conjointe.

b. John Searle

Commençons par l’exception qui confirme la règle. John Searle (1990) a donné une description à la fois marquante et idiosyncratique de l’action conjointe, mais qui n’en est pas une analyse, au sens où elle ne tente pas de la comprendre comme une combinaison d’ingrédients plus simples.

Searle s’oppose d’abord à une définition de l’intention conjointe du type précédent, c’est-à-dire fondée sur des intentions individuelles publiques. Il prend l’exemple d’étudiants d’une même école de commerce, convaincus à la suite de leur éducation commune que c’est leur comportement égoïste qui bénéficierait le plus à l’humanité dans son ensemble. Les intentions de ces « égoïstes altruistes » étant publiques, les conditions vues en section précédente sont remplies. Il semble pourtant contre-intuitif de dire que ces étudiants ont une intention conjointe (ils ne font ni ne feront rien « ensemble »).

Au contraire, ce que Searle nomme une intention collective (une « we-intention ») est un concept irréductible aux propriétés individuelles, et qui de plus ne saurait être capturé par aucune analyse. Deux individus auront l’intention collective de faire cuisiner lorsqu’ils ont tous deux l’état mental « nous avons l’intention de cuisiner ». Il ne s’agit pas ici de deux intentions individuelles, mais d’une forme différente et primitive d’intentionnalité. Tous se passe comme si les individus avaient chacun en tête une intention collective, qui causera ensuite des intentions individuelles et donc les actions correspondantes.

Il est difficile d’accepter qu’une notion énigmatique (la pensée que « nous avons l’intention de… ») puisse éclairer ce qu’est l’action conjointe, et ce d’autant qu’elle est irréductible à des ingrédients plus simples et familiers. En somme, on ne comprend pas davantage ce qu’est l’action conjointe après Searle qu’avant. L’option privilégiée par Searle, bien que logiquement possible, est conceptuellement insatisfaisante. Elle n’a d’ailleurs été reprise par aucun autre philosophe majeur, et si elle est couramment mentionnée, c’est souvent pour mieux pouvoir s’en démarquer. Par contre, la critique par Searle d’une analyse purement individualiste reste forte et a reflété ou influencé la plupart des autres auteurs.

c. Michael Bratman

L’une des plus influentes analyses de l’action conjointe nous vient d’un philosophe de l’action (individuelle comme collective), Michael Bratman (1992, 1993, 1999), qui en propose cette fois bien une analyse en composants plus fondamentaux. Prenons-en une version récente. Pour Bratman (1999), nous (deux individus) avons l’intention de faire J si et seulement si :

(a) J’ai l’intention que nous fassions J, (b) tu as l’intention que nous fassions J.

J’ai l’intention que nous fassions J en accord avec et en raison de 1a, 1b, et de sous-plans d’action compatibles de 1a et 1b ; Tu as l’intention que nous fassions J en accord avec et en raison de 1a, 1b, et de sous-plans d’action compatibles de 1a et 1b.

1 et 2 sont de connaissance commune entre nous.

On reconnaît ici l’esprit de l’ébauche de définition donnée en section I.1. Une intention conjointe inclut des intentions individuelles, et une condition de publicité ou de transparence des autres conditions[6]. Cependant, Bratman y ajoute de nouvelles clauses, concernant des « sous-plans d’action compatibles ». Pour illustrer cette idée, prenons l’un des exemples favoris de Bratman, celui d’individus souhaitant peindre une maison. L’idée est qu’on ne pourrait pas dire qu’ils la peignent ensemble si leurs actions étaient incompatibles, par exemple si l’une commençait par peindre un mur en bleu et l’autre un mur voisin en rouge ; et encore moins s’il s’agissait du même mur. De même, on ne pourrait pas dire que des individus chantent ensemble un duo s’ils n’accordaient pas leur rythme et leur volume l’un à l’autre – chanter un duo ne consiste pas à chanter les deux voix de façon indépendante. En d’autres termes, dans une action conjointe les actions de chacun doivent être coordonnées au moins en un sens faible : elles doivent être compatibles.

La définition de Bratman n’implique pas que les individus aient à l’avance prévu tout ce qu’ils allaient faire dans le détail et de façon à ce que leurs actions soient compatibles à tout de même. Nul besoin de planification générale préalable : il suffit qu’ils aient l’intention d’agir de façon compatible, et les plans d’action peuvent parfaitement être improvisés sur le moment. Par ailleurs, la définition implique également qu’il doit y avoir certaines raisons aux intentions individuelles : si les individus ont l’intention de faire leur part, c’est en partie parce qu’ils savent que tous deux souhaitent agir de façon compatible. C’est ainsi sur la base de dispositions à privilégier certaines actions mutuellement adaptées que les individus sont prêts à accomplir leur part. Une autre conséquence de la condition 2 de Bratman est qu’elle fait entrer au cœur de l’action conjointe des considérations temporelles ou dynamiques ; elle sera d’autant plus contraignante que l’action s’étend dans le temps et que les étapes en lesquelles elle se décompose sont nombreuses.

Dans un travail antérieur, Bratman proposait une définition de l’ « action coopérative partagée » qui ajoutait à la précédente d’autres clauses, dont l’une notamment stipulait qu’il doit être possible pour les individus de s’aider dans leurs actions respectives. De fait, c’est une caractéristique courante de l’action conjointe que des participants se prêtent assistance ou du moins facilitent la tâche d’autrui si cela ne menace pas la leur. Cependant, pour Bratman ce n’est finalement qu’une caractéristique répandue mais non constitutive de l’action conjointe. De même, que des participants se sentent fréquemment engagés à accomplir leur part de l’action, voire obligés de la faire, est courant mais non nécessaire à l’action conjointe.

Enfin, contrairement aux apparences, notons que la vision de Bratman n’est pas entièrement étrangère à celle de Searle. En effet, à bien y regarder, Bratman n’opère pas de réduction de l’intention conjointe à des intentions et croyances individuelles. Là où Searle demandait des individus ayant en tête « nous avons l’intention de… », Bratman exige des intentions certes individuelles mais se référant à un collectif : « j’ai l’intention que nous fassions… ». Nous y reviendrons plus bas, et verrons dans l’intervalle que toutes les grandes définitions de l’action conjointe conservent au moins une référence à un concept collectif.

d. Margaret Gilbert

La seconde définition la plus influente de l’intention conjointe nous vient de Margaret Gilbert (1989, 1996, 2006, 2009). Comme nous allons le voir, elle correspond à une intuition assez différente de celle de Bratman. Gilbert mentionne fréquemment des cas d’action conjointe très simples, tel celui de marcher ensemble (Gilbert 1996), qui selon elle sont invariablement accompagnés d’engagements ou d’obligations. Supposons que nous marchions véritablement ensemble dans la rue. Alors, si l’un d’entre nous se met à entrer soudainement et sans prévenir dans un magasin, ralentit ou accélère notablement sans avertir l’autre, ou bien tout simplement agit sans se soucier de la présence et des actions de l’autre, alors il serait légitime que cet autre lui fasse une remarque un reproche, voire qu’elle se mette en colère. Faire quelque chose ensemble implique que l’on s’engage à accomplir sa part de l’action, et qu’on ne peut renoncer unilatéralement à participer. Cela ne signifie pas qu’il soit impossible de le faire, mais seulement que si on le fait, alors l’action n’est plus conjointe.

Gilbert exprime cette priorité de la dimension normative de l’action conjointe de la façon suivante :

Les personnes X, Y et autres individus quelconques partagent une intention de faire A si et seulement si X, Y et ces autres individus sont conjointement engagés à avoir l’intention de corps de faire A. (Gilbert 2009)

Cette définition ne peut clarifier ce qu’est une intention conjointe (que Gilbert nomme partagée) si l’on ne rend pas explicite le sens des expressions « être conjointement engagés » et « avoir l’intention de corps ». L’engagement d’abord. Un individu ayant décidé d’agir d’une certaine façon est en un sens personnellement engagé à agir comme il l’a décidé. D’une façon similaire, un engagement conjoint sera créé lorsque chacun des individus manifeste à tous sa disposition à ce que tous s’engagent (au sens individuel) à agir d’une certaine façon. Un engagement conjoint naît donc de l’expression publique, et donc de connaissance commune, des dispositions de chacun à s’engager personnellement (Gilbert 2009). Cela peut se produire de multiples façons : de la réponse positive tacite et générale à la question de l’un des membres du groupe à une procédure de décision ou de délibération commune, spécifique et étendue dans le temps.

Qu’est-ce qu’avoir une intention de corps ? Cela signifie avoir l’intention d’imiter ou de reproduire, par les actions de chacun, l’action générale d’un « corps » qui aurait eu l’intention d’accomplir l’action. En d’autres termes, les personnes doivent agir et être coordonnés comme les parties d’un corps qui serait animé par une intention individuelle. En somme, pour qu’il y ait intention conjointe, le groupe doit s’engager à agir comme un seul homme, pour ainsi dire. Gilbert parle précisément d’individus ayant pris un tel engagement collectif comme constituant un sujet pluriel.

Un engagement conjoint a ceci de particulier qu’il ne peut être brisé unilatéralement sans que l’intention conjointe disparaisse. Ayant été pris envers tous, ce n’est que l’accord général qui peut l’annuler. Aussi, lorsque des personnes agissent ensemble, est-il légitime qu’elles ne laissent pas l’une d’entre elles faire comme bon lui semble sans réaction. La définition de Gilbert rend donc bien compte de cette dimension normative de l’agir ensemble.

Cependant, nous pouvons déjà remarquer qu’encore plus que Bratman, Gilbert fournit une définition d’un concept social qui fait références à d’autres concepts sociaux. L’ « engagement conjoint », l’ « intention de corps » sont autant de notions non élémentaires qu’il faut à leur tour clarifier, et qui ne sont pas elles-mêmes clairement ramenées à des concepts individuels. Nous reviendrons plus bas sur cette circularité potentielle des définitions de l’action conjointe (en section II.2.), ainsi que sur les différences entre Bratman et Gilbert, en réalité moins marquées qu’on ne pourrait le croire (en section II.1).

e. Raimo Tuomela

Une dernière approche majeure est celle de Raimo Tuomela (2000, 2007, 2013), qui a multiplié les ouvrages sur le sujet de l’action conjointe pendant plus de vingt ans. Il serait utopique de penser présenter ici son travail dans son ensemble ; nous nous contenterons d’en discuter une version récente. Selon Tuomela, une action conjointe implique que des individus agissent selon un mode particulier, le « mode de groupe » (« we-mode »). Qu’est-ce que cela signifie ? Fondamentalement, le mode de groupe désigne un type particulier d’attitudes mentales, centrées sur le groupe plutôt que l’individu. Quelques citations tirées de Tuomela (2007) permettent d’éclairer ce concept :

Le mode de groupe implique essentiellement l’idée de penser et d’agir en tant que membre du groupe, donc pour une raison de groupe. (vii)

Agir en tant que membre du groupe au sens du mode de groupe implique constitutivement d’agir pour une raison de groupe construite collectivement – le groupe donne aux membres du groupe des raisons de penser, de ressentir des émotions, et d’agir d’une certaine façon. (3)

Le mode de groupe implique essentiellement une construction collective dense : par exemple, un état G est « construit » collectivement pour être « notre » but par un engagement collectif. (47)

Agir selon un mode de groupe implique donc d’être motivé avant tout par ce que Tuomela a appelé ailleurs un but collectif – ici une « raison de groupe ». Cette raison de groupe résulte typiquement d’un processus de construction collective (par exemple une discussion ou délibération entre les membres du groupe). Cette raison de groupe peut donc au départ provenir de négociations fondées sur des intérêts privés, même si elle ne s’y réduit pas (les objectifs d’un groupe peuvent être partiellement en porte-à-faux avec ceux de ses membres).

Une deuxième condition importante pour cette raison de groupe est que du fait de sa construction, elle doit remplir une « condition de collectivité », c’est-à-dire que le but collectif qui en résulte ne peut être réalisé pour un membre que s’il l’est pour tous. Cela signifie que, pour reprendre les termes de Tuomela, les membres du groupe sont tous « dans le même bateau » ou partagent un « destin commun ». En d’autres termes, lorsque le but collectif est adopté, il n’y a plus de différences individuelles d’interprétation concernant ses conditions de succès. Ces différences individuelles, éventuellement présentes au départ, disparaissent progressivement au court de la construction collective du but.

Troisièmement, le mode de groupe implique un engagement collectif, notion similaire à celle de Gilbert : les membres doivent être collectivement engagés à promouvoir l’intérêt du groupe, et seul le groupe peut légitimement les libérer de cet engagement.

Ces trois « piliers conceptuels » (Hakli et al. 2010) du mode de groupe (raison de groupe, condition de collectivité, engagement collectif) étant posés, un participant aura alors une intention de groupe dès qu’il compte accomplir la part qui lui échoit d’après la raison de groupe et croit que les circonstances propices à l’accomplissement du but (par exemple, un nombre suffisant de participants) seront remplies. Une intention conjointe est alors un ensemble d’intentions de groupes qui sont de connaissance commune (c’est-à-dire publiques ou transparentes). En somme, Tuomela déplace les conditions substantielles définissant l’action conjointe de l’intention conjointe (conceptuellement simple) au mode de groupe qui la sous-tend.

Quelques commentaires rapides sur la perspective de Tuomela. D’abord, elle n’est pas radicalement opposée à celles de Gilbert et Bratman, qu’elle semble englober en tant que cas particuliers (cf. section II.1.). Ensuite, elle repose encore plus que les précédentes sur d’autres concepts collectifs, et peut donc d’autant plus être accusée de circularité – il faut s’assurer qu’aucun des trois piliers conceptuels ne dépend à son tour d’une notion d’intention de groupe ou de mode de groupe (sur ce point, voir la section II.2.). Ensuite, Tuomela peut être qualifié de maximaliste en ce qu’il s’intéresse aux actions conjointes en un sens fort – il est clair que ses conditions ne s’appliqueront pas à tous les cas d’agir ensemble[7]. En particulier, notons que le mode de groupe n’est qu’une façon parmi d’autres de coopérer. Des individus agissant sur un mode privé (« I-mode ») pourraient également coopérer lorsque cela sert leurs intérêts individuels ; mais ce type d’action collective sera plus faible que celui fondé sur le mode de groupe et ne saurait donc constituer une action conjointe pleine et entière. Enfin, Tuomela est l’un des rares auteurs à considérer que l’action conjointe possède une base rationnelle, ce qui constitue un point de désaccord avec Searle, Gilbert, et dans une certaine mesure avec Bratman – nous y reviendrons plus bas (section II.3.).

2. Débats

Notre présentation des quatre grandes théories de l’action conjointe, bien que longue, était nécessaire. Elle va nous permettre d’en distinguer leurs présupposés communs et donc les raisons des réactions d’opposition qui ont plus récemment vu le jour, que nous décrirons en section III.

a. Liens et points communs

Un aspect frappant des caractérisations que nous avons passées en revue est qu’elles paraissent bien distinctes à première vue. Autrement dit, on aurait un ensemble d’auteurs qui, bien que souhaitant capturer un même concept, aboutissent à des perspectives diverses, voire incompatibles. Cependant, si elles l’étaient vraiment, il serait curieux que Bratman, Gilbert, Tuomela et Searle aient peu ou pas changé d’avis au cours des deux dernières décennies (à moins d’avoir une vision compétitive particulièrement peu charitable du domaine).

Ces auteurs ne sont en fait en désaccord pas tant quant aux caractéristiques importantes ou fréquemment présentes dans les actions conjointes, que quant à celles qui en constituent le fondement. Ainsi, comme on l’a vu, Bratman estime l’action est « fréquemment accompagnée » (2009 : 126) d’obligations, mais pas toujours. On pourrait ainsi imaginer des artistes acceptant de chanter un duo ensemble sans être pour autant disposés à se faire des concessions durant la performance, et déclarant publiquement qu’ils abandonneront si elle ne leur convient pas. Il s’agirait d’un cas d’action conjointe certes inhabituel, mais concevable. Gilbert (2009 : 178) y répond que même dans ce cas les individus se devront l’un à l’autre d’agir d’une façon cohérente avec leurs déclarations. Le débat est compliqué par l’existence possible de plusieurs types d’obligations. Bratman admet par exemple qu’un individu formant une intention d’agir prend en un sens l’engagement d’agir de la sorte – sans quoi son intention serait extrêmement volatile ; de même dans l’action conjointe. Mais pour Gilbert, ce type d’engagement, lié à la stabilité des intentions en général, est plus faible que celui que demande l’action conjointe.

Searle et Tuomela, pour leur part, semble poursuivre des entreprises spécifiques et distinctes. Tuomela ne cherche pas clairement à identifier un ensemble de conditions nécessaires à toute action conjointe ; il s’intéresse avant tout à une notion d’action conjointe extrêmement riche, mêlant de nombreux éléments – l’action conjointe pleine et entière, en quelque sorte. Bratman et Gilbert se concentrent davantage sur des cas simples, de socialité modeste (Bratman 2009). Il est donc naturel que sa caractérisation englobe les aspects Bratmaniens comme Gilbertiens[8]. Quant à Searle, il ne partage tout simplement pas le projet analytique des trois autres.

Peut-être ne s’agit-il au fond que de différences de perspectives sur un phénomène commun. L’analyse de Bratman serait avant tout dynamique ; celle de Gilbert normative ; et celle de Tuomela constructiviste et téléologique, c’est-à-dire relative à un but (Paternotte 2017)[9]. Ces disparités de surfaces ne sauraient toutefois cacher un certain nombre de points communs de ces approches. Mentionnons-en trois.

Premièrement, les discussions de l’action conjointe partent souvent d’exemples simples, voire concrets, considérés comme des cas paradigmatiques (chanter ensemble, peindre une maison ensemble, marcher ensemble…). Même Searle fait reposer ses critiques de l’approche individualiste sur l’intuition que les étudiants « égoïstes » de son exemple n’agissent pas conjointement. Cela peut justifier une partie des désaccords : à intuition différente, exemple différent et donc risque de définition différente. Une conséquence fâcheuse est qu’il est difficile de départager de façon neutre des analyses dont la validation vient uniquement d’intuitions subjectives de ce que signifie « agir ensemble ».

Deuxièmement, la plupart des caractérisations données plus haut possèdent un certain degré d’exigence cognitive, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent s’appliquer qu’à des individus susceptibles de former des intentions et des plans d’action, de prendre des engagements, de se représenter les états mentaux d’autrui, de construire collectivement des buts de groupe, etc. Cela limite la possibilité de l’action conjointe à des êtres humains adultes « normaux », et en exclut donc les animaux mais également les enfants et les individus ayant certains troubles cognitifs ou psychologiques. Nous verrons que cette restriction a été considérée par beaucoup comme inacceptable.

Troisièmement, les caractérisations classiques s’accordent au moins sur la nécessité que leurs conditions, quelles qu’elles soient par ailleurs, soient de connaissance commune entre les individus impliqués, c’est-à-dire qu’elles soient publiques au sein de leur groupe. En d’autres termes, tous acceptent le fait que lors d’une action conjointe, tous les participants doivent être parfaitement au fait des états mentaux pertinents d’autrui – qu’il s’agisse d’intentions, des raisons qui les justifient, des engagements à agir, etc. Nous discuterons plus en détail la connaissance commune en section II. Qu’il nous suffise de signaler que cette clause de connaissance commune peut être considérée comme l’une des plus cognitivement exigeantes et donc des plus problématiques.

b. Holisme et circularité

Il pourrait sembler surprenant que des analyses de l’action conjointe ne les ramènent pas pour autant à des propriétés purement individuelles. Décomposer un concept social en éléments plus élémentaires semble n’être satisfaisant que si ces éléments ne sont pas eux-mêmes sociaux. Cependant, cette intuition confond analyse et réduction. On peut souhaiter éclaircir la nature d’un concept collectif sans présupposer que tout éclaircissement ne saurait se situer qu’au niveau des individus et sans référence à aucune collectivité.

De fait, les grandes caractérisations de l’action conjointe ne les réduisent pas au niveau individuel, mais conservent des éléments sociaux, collectifs ou conjoints[10]. On peut même répartir ces caractérisations en catégories selon l’endroit précis où elles conservent une référence à un concept collectif. C’est ce que font Schweikard & Schmid (2013) en distinguant les caractérisations de l’action conjointe selon qu’elles mettent en jeu un contenu collectif, un sujet collectif ou un mode collectif.

Selon Bratman par exemple, l’action conjointe est constituée d’intentions certes individuelles mais dont le contenu est collectif : un individu peut avoir l’ « intention que nous » fassions quelque chose. Mais on ne peut avoir d’intentions que concernant ses propres actions mais pas celles des autres.[11] Bratman clarifie sa formulation en expliquant qu’il s’agit de former une intention individuelle tout en présupposant ou en estimant comme probable qu’autrui en fera de même.

Gilbert favorise pour sa part un sujet collectif comme nécessaire à l’action conjointe, ce qui s’exprime dans sa proposition que les participants d’une action conjointe auraient une « intention de corps », c’est-à-dire qu’ils visent à se comporter comme les parties coordonnées d’un tout, et constituent en conséquence de leur engagement collectif un sujet pluriel. Pour Gilbert et autres auteurs de la même sensibilité, notre intuition de ce qu’est une action conjointe est étroitement liée à la description fréquente que nous en faisons à l’aide du pronom personnel « nous », ou de l’attribution d’attributs individuels à des groupes. Par exemple, nous pouvons décrire des équipes, des entreprises, des nations comme susceptible d’agir, de souhaiter, de vouloir, d’estimer diverses choses.

Enfin, chez Tuomela et Searle, l’action conjointe implique un mode collectif. Des individus pourraient avoir des intentions selon différents modes, notamment le mode individuel et le mode collectif. Qu’est-ce pour un individu qu’avoir une intention selon un mode collectif ? Pour Searle (même s’il n’emploie pas ce vocabulaire de mode), il s’agit d’un état mental individuel de la forme « nous avons l’intention de… ». Pour Tuomela, il s’agit d’intention individuelles faisant référence à une raison ou un but obtenu collectivement – c’est-à-dire que les intentions individuelles sont secondaires et découlent d’une intention conjointe, qui vise un but fondamentalement collectif. Selon le mode individuel, une intention ne viserait que l’accomplissement de buts individuels (par exemple lorsque je coopère avec autrui mais à des fins égoïstes, telle l’augmentation de mon profit ou ma réputation). Notons également que pour Tuomela, le mode collectif se reflète également dans l’emploi préférentiel du « nous » dans le discours.

Nous avons vu qu’on peut éclairer l’action conjointe (ou un concept social en général) à l’aide d’autres concepts collectifs. Cependant, une telle caractérisation ne saurait être acceptable que si elle évite la circularité : il doit être clair que les concepts explicatifs ne se ramènent pas à leur tour à l’action conjointe. Les discussions concernant la possible circularité des définitions étaient ainsi monnaie courante aux débuts de cette littérature, pour deux formes de circularité. D’abord, l’engagement collectif de Gilbert ou la raison de groupe de Tuomela ne proviennent-ils pas déjà d’une action conjointe (par exemple une discussion ou délibération collective) ? Il s’agirait alors d’une circularité conceptuelle. Ensuite, les intentions individuelles constituant une intention conjointe, puisqu’elles se justifient et se fondent mutuellement, ne voient-elles pas leur formation rendue impossible ? Si chacun nécessite pour former son intention une certitude que les autres ont formé la leur, aucune intention n’apparaîtra jamais.

Nous ne pouvons pas ici entrer dans le détail de telles discussions. Nos auteurs échappent en général à cette circularité, au prix d’arguments parfois complexes. Notons toutefois que le problème n’a pas à se poser lorsqu’on exige que des individus aient besoin d’une notion d’ « agir ensemble » pour agir conjointement. En effet, le concept intuitif d’agir ensemble n’a pas à coïncider avec le concept théorique qu’il s’agit ici d’identifier. On pourrait ainsi distinguer des versions « naïves » et « sophistiquées » de la coopération ou de l’action conjointe, ce qui permet d’échapper à la plupart des accusations de circularité (Paternotte 2017)[12].

c. Le rôle de la rationalité

Est-il rationnel d’agir conjointement ? Des individus agissent-ils ensemble parce que c’est pour eux la meilleure chose à faire ? Longtemps, ces questions n’ont été qu’à peine discutées, pour les deux raisons suivantes. D’abord, une action conjointe est comme nous l’avons vu souvent définie comme découlant d’un ensemble d’états mentaux particuliers, dont l’origine n’a pas besoin d’être spécifiée. Ce qui importe est par exemple que les individus aient formé des intentions, pris des engagements semblables ou envisagé des plans d’action compatibles. Mais les raisons ou motivations profondes à l’origine de ces états mentaux importent peu. En d’autres termes, une action conjointe se ramènerait à certaines propriétés d’une photographie mentale collective prise à un moment donné, indépendamment des moments précédant celui ainsi pris sur le vif. Ensuite, les approches décrites précédemment visent à définir l’action conjointe. Mais définir n’est pas expliquer – fournir les raisons de l’apparition d’un phénomène – et a fortiori pas expliquer rationnellement. Il reviendrait à une discipline comme la théorie des jeux, qui s’occupe des prises de décision en situation d’interaction, de déterminer quand et comment une action coopérative peut être qualifiée de rationnelle ou non. Ainsi, certains auteurs comme Tuomela ont longtemps considéré l’action conjointe rationnelle comme une sous-catégorie, certes intéressante mais secondaire, de l’action conjointe en général (Tuomela 2000).

Cependant, ces deux raisons peinent à convaincre, car les états mentaux constituant une action conjointe sont interdépendants. Les intentions d’agir se justifient mutuellement chez Bratman, de même que les engagements à agir chez Gilbert ou Tuomela. Autrement dit, certains constituent des raisons de former ou du moins de ne pas abandonner les autres, ce qui revient à dire qu’ils les rendent rationnels au moins en un sens faible. Bratman a par ailleurs défendu l’idée qu’une intention conjointe impose des contraintes rationnelles de cohérence sur les attitudes des agents, ne serait-ce que parce que leurs plans d’action doivent être compatibles. Gilbert soutient pour sa part qu’un engagement collectif rend une action conjointe plus stable qu’un ensemble d’action individuelles, et donc moins susceptible de disparaître face aux difficultés ou aux tentations égoïstes que pourrait avoir chacun de ne pas faire sa part. Mais il ne s’agit dans ces deux cas que de rationalité conférée par une intention conjointe existante, plutôt que concernant la formation même de cette intention.

L’idée que la rationalité n’est qu’une caractéristique optionnelle de l’action conjointe est cependant de plus en plus contestée, pour quelques raisons mineures et deux majeures. Parmi les raisons mineures, on peut citer l’argument selon lequel le concept d’action ou d’intention conjointe est en réalité fondamentalement explicatif : il vise à nous permettre de comprendre certaines classes de comportement collectif (Chant & Ernst 2006). Si c’est bien le cas, alors l’action conjointe ne saurait se passer d’une prise en compte des motivations des individus et notamment des raisons pour lesquelles ils estiment préférable d’agir ensemble plutôt qu’individuellement. Autrement dit, l’action conjointe devrait nécessairement inclure une dimension stratégique. Par ailleurs, dans certains cas la rationalité d’une action conjointe pourrait être nécessaire à son succès. En particulier, lorsque des individus n’ont que peu d’informations les uns sur les autres, notamment sur leurs identités, motivations et intentions, alors le fait qu’une action conjointe soit la chose rationnelle à faire peut être un facteur déterminant pour sa réussite – la rationalité d’une action conjointe pourrait constituer la seule raison positive d’y participer (et d’estimer que d’autres y participeront probablement) dans des situations impliquant incertitude et anonymat, par exemple des actions de masse comme les manifestations (Paternotte 2014a).

Mais c’est pour deux autres raisons que la rationalité a pu en venir à occuper une place centrale dans l’action conjointe. La première repose sur les conditions sous lesquelles un groupe peut être considéré comme un agent, similaire à un individu. Un tel groupe devrait entre autres manifester une certaine cohérence dans ses décisions – de même qu’on hésiterait à considérer comme un agent plein et entier un agent changeant sans cesse d’avis ou accomplissant une succession d’actions contradictoires (Pettit 2003). Or la cohérence des décisions et des actes n’est compatible qu’avec certaines procédures de prise de décision collective. List et Pettit (2011) explorent cet argument sur la base du paradoxe doctrinal : une situation dans laquelle des individus parfaitement cohérents peuvent néanmoins collectivement adopter par vote à la majorité des propositions contradictoires. En d’autres termes, voter continuellement à la majorité peut mener à des prises de position incohérentes entre elles. Par exemple, un jury de sélection pourrait à la fois décider qu’un candidat remplit chacune des conditions nécessaires et suffisantes pour une embauche, tout en décidant également qu’il ne doit pas être embauché. Pour être rationnel, un groupe devrait éviter ces situations et donc prendre ses décisions de certaines façons – par exemple en ne votant pas sur toutes les propositions pertinentes mais seulement sur un sous-ensemble de propositions considérées comme plus fondamentales que les autres. En conséquence, l’agentivité d’un groupe, d’où découle la possibilité qu’il forme des intentions conjointes, dépend de ce qu’il remplit certaines conditions de rationalité.

La seconde raison majeure d’intégrer la rationalité à l’action conjointe vient de travaux de Michael Bacharach (1999, 2006) et de Robert Sugden (2003) menés sur le raisonnement en équipe. Pour un groupe d’individus, raisonner en équipe consiste pour chacun à accomplir la part de l’action de groupe qui est collectivement la meilleure. Lorsque des individus raisonnent en groupe, tout se passe comme si un leader hypothétique décidait d’abord de la meilleure chose (collective) à faire, avant d’attribuer à chacun sa tâche en conséquence. La limite de cette comparaison est qu’il peut suffire que chacun identifie soi-même cette meilleure action, sans l’intermédiaire d’un coordinateur central. Le raisonnement de groupe « fonctionne » : Bacharach a ainsi montré qu’il pouvait rendre rationnelle la coopération dans des dilemmes sociaux, même dans le cas où la participation initiale des membres potentiels du groupe est très incertaine. Or, il apparaît immédiatement que les définitions de l’action conjointe impliquent un raisonnement en équipe, puisque pour Bratman, Gilbert Tuomela et même Searle, ce sont bien les intentions conjointes (quelle que soit par ailleurs leur nature) qui déterminent les intentions individuelles. Cette proximité entre action conjointe et raisonnement de groupe a été développée en détail (Gold & Sugden 2007), avant d’être encore accentuée dans le cas précis de la théorie de Tuomela (Hakli, Tuomela & Miller 2010). Ces derniers établissent en effet le double parallèle entre raisonnement de groupe et mode de groupe d’une part, et raisonnement individuel et mode privé (le fait de coopérer pour des raisons purement individuelles) d’autre part. Bacharach et Tuomela ont en fait établi indépendamment la même distinction fondamentale, l’un formellement, l’autre philosophiquement.

En somme, l’action conjointe possède non pas une mais plusieurs bases rationnelles. Cela n’exclut pas qu’elle puisse être irrationnelle par d’autres côtés – des participants peuvent agir de façon discutable ou échouer à se coordonner aussi efficacement que possible, etc. Reste qu’une rationalité minimale semble nécessaire au bon accomplissement d’une action conjointe pleine et entière – pour qu’un groupe puisse être considéré comme un agent dont les individus seraient les membres en les deux sens du terme.

3. Minimalismes

Les réactions face aux caractérisations « classiques » de l’action conjointe décrites plus haut ont en général tenté de les simplifier, ou de les remplacer par des versions minimales. Selon un consensus croissant, ces caractérisations sont tout simplement trop exigeantes ou trop complexes – elles en demandent trop, et en conséquence négligent ou échouent à capturer tout un ensemble de cas avérés ou du moins intuitifs d’ « agir ensemble ». Cependant, derrière cette unité de façade se cachent des raisons diverses d’adopter une posture « minimaliste » (Paternotte, à paraître). Notons par ailleurs que même les caractérisations classiques sont minimalistes en certains sens. Par exemple, Searle est un minimaliste conceptuel : il considère qu’une caractérisation de l’action conjointe doit être conceptuellement dépouillée. Les auteurs réductionnistes sont des minimalistes ontologiques : ils souhaitent minimiser les types d’entités mobilisées pour rendre compte de l’action conjointe (en se limitant notamment aux individus et en excluant toute propriété sociale). Enfin, Bratman et Gilbert pourraient être qualifiés de minimalistes d’échelle : ils s’intéressent avant tout aux cas d’action conjointe restreints, ou impliquant une « socialité modeste » (Bratman 2009) – typiquement des interactions mettant en jeu peu d’individus et peu de facteurs. Leur espoir est que ces analyses de cas minimaux captureront l’essence de l’action conjointe et pourront être étendues sans trop de difficultés à des cas plus complexes[13].

Cependant, le minimalisme qui nous intéresse maintenant est d’un autre genre ; on peut le qualifier de minimalisme cognitif. Il s’agit d’exiger des caractérisations de l’action conjointe qu’elles puissent s’appliquer à des individus réels et non pas cognitivement idéalisés. Cette exigence semble raisonnable : à quoi nous servirait une définition d’un phénomène social qui ne s’appliquerait qu’à des groupes d’individus fictifs ? Le minimalisme cognitif peut à son tour mener à plusieurs types d’attitudes. On peut critiquer les définitions existantes parce qu’elles ne s’appliquent pas à des êtres humains adultes normaux. On peut également les critiquer parce qu’elles ne s’appliquent pas aux enfants et à certains animaux, pourtant susceptibles d’agir ensemble. On peut encore les accuser des négliger les mécanismes cognitifs et processus moteurs par lesquels des individus parviennent fréquemment à agir ensemble. On peut enfin les accuser de privilégier les cas d’action conjointe dans lesquels les similitudes et relations entre individus sont trop riches. Nous abordons maintenant ces versions successivement.

a. Avec ou sans connaissance commune ?

Nous l’avons vu, l’un des points communs entre les définitions de l’action conjointe est qu’elles supposent que certaines attitudes des individus – intentions, engagements, plans d’action – sont transparentes ou publiques au sein du groupe. En utilisant le terme technique approprié : elles doivent être de connaissance commune. Si j’assiste au milieu d’une foule à un discours public, j’entends le discours et je sais que tous l’entendent, mais je sais également que tous savent que je l’entends. Je serais par exemple surpris si un membre de la foule se mettait à m’expliquer après coup qu’un discours vient d’avoir lieu.

Intuitivement, pour que quelque chose soit de connaissance commune au sein d’un groupe, il ne suffit pas que tous le sachent. Il faut également que tous sachent que tous le savent, que tous sachent que tous savent que tous le savent, et ainsi de suite (Lewis 1969). En conséquence, la publicité, ou connaissance commune, est définie par une infinité de clauses impliquant des connaissances individuelles imbriquées[14].

Cette définition a poussé de nombreux auteurs à penser que la connaissance commune est inatteignable. En effet, comment des individus normaux pourraient-ils avoir une infinité de connaissances explicites, qui plus est sur autrui ? Dans le cas de l’action conjointe, ce « problème de la connaissance commune » (Tollefsen 2005) a mené divers auteurs à soutenir que la clause de connaissance commune utilisée dans les définitions classiques devrait être affaiblie, voire abandonnée. Pour Peacocke, par exemple, « un ensemble de phénomènes qui ont été caractérisés en termes de connaissance commune devraient plutôt être compris en termes d’attention conjointe. » (2005, pp. 298 –299) – l’attention conjointe étant cette attitude collective qui se produit lorsque tous perçoivent quelque chose et sont conscients de cette perception générale. Notons qu’à la différence de Bratman notamment, Gilbert avait dès le départ adopté une définition alternative et désidéalisée de la connaissance commune : on pourrait dire qu’il y a connaissance commune au sein d’un groupe lorsqu’il s’agit d’une situation dans laquelle il y aurait eu connaissance commune classique au sein d’un groupe de versions cognitivement idéales (pouvant notamment posséder une infinité de connaissances) des membres de ce groupe.

Cependant, ces stratégies ne sont pas nécessaires. On peut tout à fait soutenir que des individus normaux peuvent agir conjointement même si cela implique de la connaissance commune entre eux (Paternotte 2015). En effet, il existe des définitions philosophiques plus réalistes de la connaissance commune, à commencer par celle de l’inventeur de la notion, David Lewis. Pour Lewis (1969), la connaissance commune n’implique pas d’infinité de connaissances portant sur autrui, mais simplement une situation donnant à chacun des bonnes raisons de croire que tous sont dans cette situation. Il s’agit donc d’une définition fondée sur des croyances implicites plutôt que des connaissances explicites, et donc accessible à des adultes humains normaux (Cubitt & Sugden 2003, Paternotte 2011). Les attaques portant sur la connaissance commune viseraient en réalité un épouvantail et ne remettraient donc pas en cause l’adéquation des définitions de l’action conjointe.

Cependant, d’autres auteurs soutiennent par ailleurs que l’action conjointe est possible en l’absence de connaissance commune (ou de versions affaiblies de celle-ci). Leurs arguments reposent alors non sur une critique de la connaissance commune, mais sur la présentation de cas d’action conjointe dans lesquels certains aspects d’une situation (intentions, buts…), loin d’être publics, sont privés. Pour Blomberg (2013) par exemple, on peut tout à fait agir ensemble même si quelqu’un pense par erreur qu’autrui se trompe quant à son intention de participer à l’action conjointe. Par exemple, nous pourrions construire ensemble une tour en empilant des blocs de bois même si je pensais par erreur que tu crois que je souhaite simplement mettre un bloc par-dessus chacun des tiens. Selon Schönherr (2018), on peut même agir conjointement lorsque nos buts ne sont que partiellement compatibles : nous pourrions aller ensemble en voiture de Paris à Lyon même si nos buts sont en réalité respectivement d’aller à Marseille et à Turin. Certes, l’action conjointe se dissipera à Lyon ; mais cela n’exclut pas qu’on puisse dire que nous sommes allés ensemble à Lyon (il s’agirait alors d’une action conjointe par accident : si nous avions découvert nos destinations réelles plus tôt, nous nous serions immédiatement séparés).

Sans trancher un débat encore en cours, nous nous contenterons de remarquer que ces arguments, comme une partie considérable de la littérature portant sur l’action conjointe, reposent sur notre acceptation intuitive de certains cas comme constituant ou non une action conjointe. Restent qu’ils visent le principal point commun des définitions classiques et menacent d’éventuelles tentatives d’unification.

b. Enfants et animaux

Selon une deuxième version du minimalisme cognitif, les caractérisations classiques de l’action conjointe en excluent des cas indéniables, notamment ceux qui impliquent des enfants, voire des animaux. D’après de nombreux psychologues cognitifs, les enfants sont dès leur premier anniversaire capables de participer dans des actions conjointes telles que ranger ensemble des jouets. Ces actions conjointes sont même considérées comme indispensables au bon développement de l’enfant (Butterfill 2011). Cependant, les jeunes enfants ne disposent pas des capacités requises par les caractérisations classiques de l’action conjointe. Par exemple, ils ne sont pas en mesure de se représenter les intentions et buts d’autrui, et donc encore moins de raisonner sur leur base[15]. Ils ne sont a fortiori pas davantage capables d’envisager les raisons pour lesquelles des individus forment telle ou telle intention. D’où la conclusion qu’une caractérisation alternative de l’action conjointe, affaiblie et convenant aux capacités cognitives des enfants, est requise, que ce soit pour compléter ou remplacer les définitions classiques.

A partir de ce constat, les réactions sont multiples. Pour Tollefsen (2005), c’est la clause de connaissance commune qu’il faudrait abandonner ; nous ne reviendrons pas sur cette option, que nous venons de discuter. Selon Butterfill (2011 ; à paraître), il est nécessaire d’adopter un concept extrêmement faible d’action conjointe, uniquement fondé sur la notion de but partagé. Un but partagé a pour fonction de coordonner les actions de plusieurs individus. Il existe lorsque des individus un même but, qu’ils s’attendent à certaines actions d’autrui et à ce que le but résulte de leurs actions combinées. Il semble clair que même des enfants peuvent avoir des buts partagés, puisque ceux-ci ne reposent sur aucune compréhension des états mentaux d’autrui.

Mais ici encore, d’autres options sont disponibles. Pacherie (2013), sur la base du même constat de l’inadéquation des définitions classiques de l’action conjointe au cas des enfants, en tire une définition affaiblie de l’action conjointe qui diffère sensiblement de celle de Butterfill. Pacherie place le raisonnement par équipe au centre de son action conjointe “allégée”. Cela pourrait sembler étrange, puisque les très jeunes enfants sont censés être incapables de raisonner de façon sophistiquée. Cependant, le raisonnement par équipe n’impose pas de telle sophistication : il suffit pour raisonner en équipe de percevoir un certain but et de former des attentes concernant les actions d’autrui ; se représenter les intentions d’autres individus n’est en tout cas pas nécessaire. Cette stratégie nous permet en retour de mieux comprendre comment des contraintes de rationalité peuvent peser sur l’action conjointe – car la rationalité n’implique pas nécessairement de calculs complexes.

Enfin, des arguments semblables existent dans le cas de certains animaux, notamment lorsqu’ils sont capables d’actions coordonnées élaborées, impliquant une division du travail et une diversité de rôles. Par exemple, les chimpanzés de la forêt Taï chassent leurs proies dans les arbres collectivement, avec des rôles variés de poursuivant, de rabatteur, etc. (Boesch 2002). Cependant, les chimpanzés parviennent à la coordination sans que l’on ait de raisons de penser qu’ils peuvent se représenter les intentions et raisons d’agir d’autrui ou planifier ces actions[16]. On peut alors développer un concept d’intention adapté aux êtres manquant des concepts mentaux appropriés (Kauffmann 2013), sur la base duquel l’action conjointe animale pourrait être définie.

Nous ne trancherons pas entre ces options. Une fois encore, elles dépendent de notre acceptation des cas des enfants et des chimpanzés comme de légitimes actions conjointes. De plus, comme avec les définitions classiques, elles mènent à un éventail de réactions difficiles à comparer et à départager. Nous reviendrons plus bas sur ces problèmes d’hétérogénéité des caractérisations de l’action conjointe.

c. Mécanismes cognitifs

Les définitions classiques conviennent à des actions conjointes impliquant certaines capacités de haut niveau : planification, représentation des états mentaux d’autrui, etc. Cependant, il existe d’autres formes d’interaction distinctes, que l’on peut qualifier d’émergentes, qui requièrent des capacités cognitives à la fois moins exigeantes et d’une nature différente. Il s’agit d’actions collectives impliquant des modes de coordination qui ne résultent pas d’un accord explicite ou d’une concertation entre individus, mais qui apparaissent naturellement au cours d’une interaction. Par exemple, des athlètes peuvent réussir à ramer de façon synchronisée sans avoir besoin d’avoir prévu la façon dont ils allaient le faire ; de simples processus d’ajustement mutuel peuvent suffire à la conne coordination de leurs mouvements. Il existerait donc des actions collectives émergentes qui échappent aux définitions classiques ; elles sont minimales en ce qu’elles semblent cognitivement peu exigeantes.

Quels sont ces mécanismes ? On peut en citer quatre (Knoblich et al. 2008, 2010 ; Vesper et al. 2010). L’effet d’entraînement explique les synchronisations réussies, par exemple dans le cas des rameurs, ainsi que des cas de coordination non recherchée (individus se mettant progressivement à marcher au même pas). Les affordances désignent les tendances naturelles à agir que nous suggèrent certains objets matériels, simplifiant par là la coordination (par exemple, une tasse favorise par sa forme même une certaine façon de la prendre). La coïncidence perception-action se réfère au fait que l’observation de certaines actions favorise l’accomplissement d’une action similaire. Enfin, la simulation d’action nous permet de former des attentes concernant la continuation d’une action observée. Globalement, tous ces facteurs et mécanismes suffisent à expliquer de nombreux cas de coordination réussie en l’absence de toute réflexion concernant les intentions et raisons d’agir d’autrui.

Quelle est la conséquence pour les caractérisations de l’action conjointe ? Une tentation est de souhaiter généraliser ou de simplifier leurs caractérisations afin qu’elles conviennent à ces cas de coordination émergente. En effet, même les actions conjointes plus élaborées ou planifiées dépendent en partie de la coordination réussie des actions des participants.

Cependant, il est difficile de savoir comment obtenir une caractérisation adéquate suffisamment faible. Il ne saurait être question de mentionner explicitement certains mécanismes cognitifs dans une définition, sous peine qu’elle soit trop spécifique ; il s’agit alors d’affaiblir les définitions existantes jusqu’à trouver un point commun aux actions conjointes, qu’elles soient émergentes ou non. Butterfill (2011) suggère, comme on l’a vu dans la section précédente, de ne conserver qu’une condition d’existence de buts partagés, dont il accepte explicitement qu’ils puissent émerger au cours d’une interaction par le jeu des mécanismes cognitifs que nous venons de décrire.

Ici encore cependant, le bien-fondé de cette entreprise dépend de ce que l’on accepte les cas de coordination émergente comme autant d’actions conjointes. On pourrait par exemple soutenir que l’action conjointe véritable nécessite des mécanismes cognitifs facilitateurs de coordination, mais que ceux-ci ne font que spécifier l’un des multiples modes de réalisation d’une action découlant fondamentalement d’états mentaux de haut niveau (buts, croyances, engagements, intentions imbriquées).

d. Un minimalisme relationnel

Une dernière façon, plus minoritaire, d’être minimaliste concernant l’action conjointe est de se concentrer sur des cas dans lesquels elle est réussie alors même que les liens entre individus sont aussi ténus que possible (Paternotte, à paraître). Citons rapidement trois cas. Dans les actions de masse comme certaines manifestations ou flash mobs, des individus agissent ensemble dans des conditions d’anonymat et d’absence de communication parfois extrêmes. Ils ne semblent se fonder que sur des attentes du comportement d’autrui issues d’observations ou de raisons très indirectes (Kutz 2000, Paternotte 2013). A l’autre extrême, lors de délibérations collectives, des individus peuvent arriver à des décisions ou positions communes en l’absence d’intérêt commun au départ ; leurs intérêts et leurs croyances concernant autrui évoluent et se modifient au cours de la délibération même (Hakli et al 2010). Enfin, dans l’improvisation collective libre, des musiciens, souvent de styles différents et n’ayant jamais joué ensemble auparavant, accomplissent une performance en l’absence de tout accord préalable concernant les caractéristiques du morceau joué (Canonne 2013).

En somme, ces trois exemples (dont la liste n’est pas exhaustive) suggèrent que l’action conjointe peut survivre à l’absence d’engagements collectifs, de buts collectifs, de plans d’action, de facilitateurs de coordination de connaissance commune – du moins à un certain niveau. Mais ils sont tout aussi intéressants que les autres cas minimaux, et peut-être même plus : ils nous laissent entrevoir une caractéristique unique de l’action conjointe humaine, à savoir qu’elle est possible même dans des contextes extrêmement défavorables. Ce sont paradoxalement nos capacités cognitives de très haut niveau qui nous les rendent possible. Peut-être la spécificité de l’action conjointe est-elle à rechercher dans l’analyse de ces cas sophistiqués et très particuliers, plutôt que dans les situations les plus simples et les plus répandues.

Conclusions : Vers le pluralisme ?

Il n’existe donc pas de consensus concernant la bonne définition de l’action conjointe. Les définitions classiques et la plupart des réactions qu’elles ont suscitées dépendent en grande partie d’intuitions quant à ce qui constitue l’exemple typique d’une action conjointe ; et il est toujours difficile, voire impossible, de départager des intuitions.

Néanmoins, il semble difficile de nier que les caractérisations discutées plus haut identifient des propriétés importantes de l’action conjointe. On pourrait alors lire les désaccords précédents comme des simples différences de questions posées : s’agit-il de comprendre l’agir ensemble, ou notre langage de l’agir ensemble (emploi de « nous »), ou encore notre intuition que certains groupes sont similaires à des individus ? Ou bien encore, peut-être l’action conjointe possède-t-elle plusieurs dimensions pertinentes – planification, normativité, connaissance et croyance, mécanismes cognitifs… diverses caractérisations pourraient ainsi être vues comme complémentaires, chacune éclairant un aspect différent de l’action conjointe. Cela pourrait aussi expliquer pourquoi ses grands théoriciens (Tuomela, Gilbert, Searle, Bratman) n’ont que peu modifié leurs analyses depuis leurs débuts.

Cependant, la plupart des auteurs semblent désormais privilégier une attitude pluraliste concernant l’action conjointe : il y en aurait différents types, différents cas paradigmatiques et donc différents éléments fondamentaux possibles. Un risque est de nous retrouver avec pléthore de définitions : pour les enfants, pour tel ou tel animal, pour les cas dynamiques, pour les grands groupes, etc. Mais peut-être cet éclatement ne reflète-t-il que le fait que la coopération humaine peut être réalisée de nombreuses façons, qui n’ont pas à rester identiques dans des contextes eux-mêmes variés.

Quoiqu’il en soit, la littérature portant sur l’action conjointe est aujourd’hui florissante, ce qui est sans doute lié à son éclatement ; elle possède même depuis peu sa propre revue philosophique (Social Ontology). Les décennies à venir devraient enrichir de façon substantielle le paysage que nous venons de parcourir.

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Il n’existe cependant pas à ma connaissance de comparaison critique des notions de volonté générale et d’intention conjointe. 

Celle-ci correspond à une idée de communauté, impliquant notamment une pluralité de participants divers unis notamment par des intérêts communs ou une fin commune (Politique ii 1, 1261 a 18 et iii 1, 1275 b 20). 

Pour davantage de détails concernant ces précurseurs de l’action conjointe, le lecteur pourra se reporter à l’article de la Stanford Encyclopedia of Philosophy sur l’intentionnalité collective (section 2) : https://plato.stanford.edu/entries/collective-intentionality/ 

On en identifie habituellement l’origine avec Tuomela & Miller (1988). Cela ne signifie pas qu’il n’y ait eu aucun précurseur isolé. La première analyse des « we-intentions » remonte au moins à Wilfrid Sellars (1968, 1980). 

Ou de façon équivalente : P1 a l’intention de faire A1 et P1 croit qu’il est de croyance commune entre elle et P2 qu’ils accompliront les actions A1 et A2. Cf. Infra pour les notions de croyance et de connaissance commune. 

Tuomela se situe ainsi en opposition avec beaucoup de travaux récents, qui visent au contraire un certain minimalisme (cf. section III.). 

Tuomela parle comme Gilbert d’engagement collectif. Par ailleurs, sa raison de groupe ne sont autres que des buts collectifs, et on peut considérer l’existence des raisons de groupe de Tuomela comme entraînant des intentions conjointes à la Bratman. 

Quant aux différences de vocabulaire, elles sont avant tout superficielle. Cela dit, la littérature est effectivement complexifiée par le fait que la plupart des auteurs emploient un vocabulaire au moins en partie idiosyncratique. 

Il existe bien sûr des exceptions, tel Miller 2001, qui tente explicitement de définir l’action conjointe en ne mobilisant que des propriétés purement individuelles. Cependant, de telles tentatives sont très minoritaires, et tombent souvent sous les objections fondées sur des contre-exemples à la Searle. 

Par exemple, même s’il est possible de dire « j’ai l’intention que tu fasses X », cela signifie en général que j’ai l’intention de faire en sorte que tu fasses X – par exemple par incitation, coercition, etc. 

Par ailleurs, notons que la question de l’individualisme ou du holisme de l’action conjointe et de divers phénomènes sociaux peut être abordé indépendamment celle de sa juste définition, sur la base de considérations purement ontologiques. C’est l’option que suit Epstein (2015), qui discute notamment la difficulté de réduire actions collectives, institutions et normes à des propriétés individuelles 

« Réfléchir à la structure sous-jacente d’une telle socialité modeste pourrait également nous aider à penser des cas à plus grande échelle. » (Bratman 2009: 151). Pour Gilbert (1990:1), « une caractérisation plausible des groupes sociaux en général peut être donnée en des termes similaires [à ceux de la caractérisation par sujet pluriel]. » 

Pour une analyse formelle et philosophique de la connaissance commune, le lecteur pourra se référer à la section 3 de l’entrée « Connaissance formelle » de cette Encyclopédie (du même auteur). 

La référence classique sur ce point, suggérant que des enfants de moins de trois ans échouent à attribuer des états mentaux différents des leurs, est Wimmer & Perner (1983). Pour une revue plus récente de tels résultats, voir Wellman et al. (2003). Cependant, les enfants sont capables de coopérer (Warneken et al. 2006) sans toutefois disposer des capacités requises par les analyses classiques de l’action conjointe (pour une discussion détaillée de ces points, voir Pacherie 2013, section 4). 

Les chimpanzés paraissent au plus capables de comprendre qu’une action est orientée vers un but, ce qui n’implique pas qu’ils puissent se représenter les buts d’autrui ; ils échouent d’ailleurs dans les tâches de compréhension des états mentaux d’autrui accomplies par des enfants humains à partir de trois ou quatre ans (Call & Tomasello 2008). Par ailleurs, le comportement coopératif des chimpanzés diffère de celui des êtres humains – y compris les enfants – en ce qu’il est toujours instrumental et donc jamais altruiste (Warneken & Tomasello 2009). 

 

Cédric Paternotte
Paris Sorbonne Université
cedric.paternotte@gmail.com