Danto (A)

Comment citer ?

Dupas, Alice (2020), «Danto (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/danto-a

Publié en mai 2020

 

Résumé

Arthur Coleman Danto est une figure majeure de la philosophie contemporaine, mais plus encore de la théorie contemporaine de l’art. En passant, au début de sa carrière, du statut de praticien de l’art à celui de théoricien de l’art, Danto est devenu un philosophe de l’art qui marquera l’histoire de la philosophie au-delà des frontières anglo-saxonnes. Son choix pour la philosophie fut définitivement confirmé à l’occasion de sa rencontre avec les Boîtes Brillo de Warhol à la Stable Gallery de New York en 1964, une rencontre qu’il ne cessera de conter dans ses ouvrages les plus capitaux – comme l’indique encore le titre de son dernier livre publié l’année de sa mort, What Art Is (Ce qu’est l’art) – et qui donnera lieu au motif principal de son œuvre, la question des indiscernables. Cette question qui touche aussi bien sa théorie de l’art que sa théorie de l’action et sa théorie de la connaissance s’énonce comme suit : que faut-il annexer à l’objet ordinaire pour l’honorer du statut d’œuvre d’art ? Si la question se pose, c’est qu’existent effectivement depuis la pratique avant-gardiste du début du XXe siècle des œuvres que l’on ne peut distinguer à l’œil nu des objets du tout-venant. Il en est bien sûr ainsi des Boîtes Brillo de Warhol que rien ne distingue effectivement, sur le plan visuel, des boîtes de tampons à récurer que l’on retrouve dans n’importe quel supermarché américain de l’époque. Si la question que pose Danto est devenue célèbre, c’est parce qu’elle permet à son auteur de s’attaquer à l’épineuse question de la nature de l’art que les philosophes n’ont cessé de convoquer depuis l’Antiquité. Elle a d’ailleurs été considérée comme insoluble ou vaine par plusieurs d’entre eux et en particulier à l’ère post-wittgensteinienne ; mais Danto lui a apporté une réponse que beaucoup, au sein de l’esthétique analytique et ailleurs, considèrent comme éclairante et probante. Et d’ailleurs, même lorsque sa réponse est jugée limitante ou erronée, elle demeure un incontournable dans la philosophie contemporaine de l’art. L’artiste Ben estime que Marcel Duchamp est « comme une grande pierre au milieu du parc » et que « tout le monde doit la contourner ou sauter par-dessus » (2014). Arthur Danto est assurément dans la philosophie contemporaine de l’art cette même grande pierre que l’on ne peut éviter.


Table des matières

1. Biographie et œuvres

2. Principales théories de l’auteur

a. Les deux grands représentants de l’esthétique analytique : Arthur Danto et Nelson Goodman
b. Le monde de l’art
c. Critique de la théorie institutionnelle de George Dickie
d. L’art, la philosophie et la fin de l’histoire de l’art
e. Interpréter et transfigurer : le processus de transformation de l’objet ordinaire en œuvre d’art
f. Une esthétique aux contours cognitifs
g. De l’usage de la métaphore dans l’art
h. Intentionnalité, surface interpretation et deep interpretation

3. Actualité de la pensée de Danto

a. Prolongement de la théorie contextualiste de Danto dans l’approche psycho-historique de l’art
b. Danto et la question des représentations mentales : prolongement de sa théorie dans les sciences cognitives contemporaines

4. Critiques adressées aux idées de Danto

a. Richard Shusterman contre l’approche transcendantale de la théorie esthétique de Danto
b. Les attaques contre sa théorie de la perception
c. Danto a-t-il réellement abandonné, comme il a pu le clamer, l’esthétique ? Vers une esthétique de la signification
d. Le problème de l’incarnation dans l’ontologie dantienne
e. Un point de vue pragmatique contre l’essentialisme dantien
f. L’idée problématique de monde de l’art

Conclusion

Bibliographie


1. Biographie et œuvres

Arthur Coleman Danto est né en 1924 à Ann Arbor dans le Michigan et mort en 2013. S’il a poursuivi une double carrière de philosophe et de critique d’art – en écrivant par exemple pour le réputé magazine d’art The Nation à partir de 1984, là où officiait Clement Greenberg jusqu’en 1949 –, c’est à l’art et à l’histoire qu’il dédia ses premières années d’étude à l’Université de Wayne State grâce à une bourse qu’il obtint après deux ans passés dans l’armée. Mais Danto se tourna très vite vers la philosophie en entamant un cursus spécialisé à l’Université de Columbia de New York où il reviendra d’ailleurs pour enseigner à partir de 1951, après avoir passé un an à la Sorbonne à Paris (de 1949 à 1950) pour étudier aux côtés d’un grand – si ce n’est du plus grand – nom de la phénoménologie, Maurice Merleau-Ponty. C’est ici que Danto obtiendra son doctorat en 1952 et qu’il restera jusqu’à ce qu’il prenne sa retraite en 1992. Danto fut marié deux fois : sa première épouse, Shirley Rovetch, avec qui il eut sa premier fille Ginger, mourut en 1978. Il se remaria par la suite avec Barbara Westman avec qui il eut une petite Elizabeth.

L’œuvre de Danto s’étend sur plus de quarante ans et comprend une trentaine d’ouvrages. Le philosophe américain a écrit sur de nombreux sujets allant de la philosophie de l’histoire (Analytical Philosophy of History, 1965) à la philosophie de la connaissance (Narration and Knowledge, 1985) en passant par la philosophie de l’action (Analytical Philosophy of Action, 1973). Ses premiers écrits, que l’on peut situer entre 1965 et les années quatre-vingt, sont d’ailleurs essentiellement consacrés à ces sujets, et il continuera de s’y intéresser jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, comme en témoigne son ouvrage de 1999, The Body/Body Problem: Selected Essays. En 1965 et dix ans plus tard, il rédige aussi deux livres dédiés à des philosophes qu’il admire, Nietzsche as Philosopher (1965) et Jean-Paul Sartre (1975). Entre temps, en 1968, il s’emploie à définir la philosophie dans son livre What Philosophy Is. C’est néanmoins, et sans commune mesure, à la philosophie de l’art qu’il a consacré le plus de temps et d’analyses. Cela s’explique notamment en raison du fait que Danto a eu une expérience de peintre et de graveur sur bois avant de devenir philosophe. S’il se rendit à New York dans les années quarante, c’était d’ailleurs moins pour la renommée de Columbia que pour se rapprocher des grands expressionnistes abstraits. Il est, avec Nelson Goodman, le représentant le plus connu – en Amérique bien sûr, mais aussi dans toute l’Europe et notamment en France – de l’esthétique analytique américaine même s’il n’hésite pas à piocher dans la philosophie dite « continentale » – chez Hegel qui lui souffle sa philosophie de l’histoire, chez Leibniz qui lui inspire son problème des indiscernables, ou encore chez Nietzsche, Sartre, Platon ou Heidegger – pour parfaire ses théories.

Mais qu’est-ce que l’esthétique analytique ? Cette philosophie esthétique est tard venue dans la philosophie analytique[1], seulement dans les années soixante. On considère qu’elle prend en charge quatre grandes problématiques : le rôle explicatif de la notion d’intentionnalité, l’opposition entre réalisme et antiréalisme esthétiques, la définition de l’œuvre d’art et l’ontologie de l’œuvre d’art. En tentant de résoudre les problèmes philosophiques par le biais d’une analyse logique du langage – sur les bases de la philosophie analytique dont elle découle –, l’esthétique analytique clarifie les notions communément employées dans ces grandes thématiques et plus généralement dans le monde de l’art afin de savoir de quelle nature est l’art que sous-tendent ces notions. C’est surtout la question de la nature de l’art qui a agité l’esthétique analytique. En rejetant massivement la question du beau au profit de la question de l’art lui-même, les esthéticiens analytiques ont en effet largement réfléchi sur ce qui fait qu’une œuvre est une œuvre.

Les théories artistiques dantiennes les plus connues et les plus rebattues sur ce sujet sont indubitablement sa théorie du monde de l’art telle qu’elle apparaît dans son article séminal de 1964, « The Artworld », et sa théorie des indiscernables exposée en priorité en 1981 dans The Transfiguration of the Commonplace (traduit en français en 1989 sous le titre de La Transfiguration du banal. Une philosophie de l’art). Comme il le clame dans nombre de ses écrits, c’est à l’occasion de sa rencontre avec les Brillo Boxes de Warhol dans une galerie newyorkaise que la question de la nature de l’art s’est posée à lui et n’a cessé, depuis lors, de le hanter. Ses autres ouvrages les plus connus qui sont consacrés à l’art sont The Philosophical Disenfranchisement of Art de 1986 (traduit en français en 1993 sous le titre : L’Assujettissement philosophique de l’art), Beyond the Brillo Box: The Visual Arts in Post-Historical Perspective de 1992, After the End of Art: Contemporary Art and the Pale of History de 1997 (traduit en français en 2000 sous le titre : L’art contemporain et la clôture de l’histoire), The Madonna of the Future: Essays in a Pluralistic Art World de 2000 (traduit en français en 2003 sous le titre : La Madone du futur), The Abuse of Beauty de 2003, enfin Andy Warhol en 2009, paru en français sous le même titre deux ans plus tard.

C’est tout naturellement sur les théories de l’art de Danto que nous allons en priorité insister dans les prochaines lignes.

2. Principales théories de l’auteur

a. Les deux grands représentants de l’esthétique analytique : Arthur Danto et Nelson Goodman

Ce qui relie avant tout les deux représentants les plus connus de l’esthétique analytique, c’est le lien étroit que leurs théories entretiennent avec la pratique artistique de leur temps. L’artiste et théoricien de l’art Edmond Couchot le dit à propos de Goodman : « (…) je rappellerai que le renouvellement de l’esthétique au tournant des années soixante par Nelson Goodman a été redevable au fait que ce théoricien, avec quelques autres, a su porter son attention vers les nouvelles formes d’art qui lui étaient contemporaines comme le pop art, l’art conceptuel ou l’hyperréalisme » (2014, p. 225). Les principaux vulgarisateurs de l’esthétique analytique en France, Jean-Pierre Cometti, Jacques Morizot et Roger Pouivet, ajoutent eux aussi que « les suggestions de Goodman s’accordent avec l’existence et la signification que nous accordons aux readymades ou aux objets trouvés, aux installations ou aux performances d’aujourd’hui » (2000, p. 19). Et Danto pointe cet aspect de sa théorie de l’art, tout en rendant aux artistes à qui de droit : « Je considère la découverte selon laquelle quelque chose peut être du bon art sans être beau comme l’une des grandes clarifications conceptuelles de la philosophie de l’art du XXe siècle, bien qu’elle ait été faite exclusivement par des artistes » (2003a, p. 58)[2]. Et lui d’ajouter quelques années après : « Les artistes qui ont eu la plus grande importance philosophique sont Marcel Duchamp, Andy Warhol, Eva Hesse, les minimalistes et les conceptualistes, dont les œuvres ont une dimension esthétique négligeable » (2006). Danto et Goodman s’efforcent avec vigueur d’épouser l’actualité de l’art et de se mesurer au challenge lancé par l’art contemporain parfois largement désesthétisé.

Sur le fond là aussi, les théories de Goodman et Danto ne sont pas totalement sans liens. Goodman mit sur pied une philosophie de l’art exigeante combinant des réflexions sur la logique, le langage, et l’épistémologie, au point qu’il proposa un tournant épistémologique en art. Ce tournant avait pour but – et eut effectivement pour effet – de jeter les bases d’une approche cognitive de l’art affirmant que l’art a partie liée avec la connaissance et donc que l’art a sa place dans l’éducation. C’est sur ce point que Danto et Goodman se rejoignent : tous deux ont été guidés par la volonté de se poser en rupture avec la tradition esthétique antérieure jugée insatisfaisante, car focalisée sur la beauté, l’expérience esthétique, le goût et le plaisir. Le livre Langages de l’art de Goodman (1990), publié en édition originale en 1968, ébranla le monde de l’art parce qu’il balaya d’un revers de main toutes ces catégories largement considérées dans l’esthétique analytique comme étant de faux problèmes. C’est pour combler le fossé que l’esthétique traditionnelle avait creusé entre l’art et la science, et en même temps entre la sphère affective et la cognition, que Goodman chercha à montrer que l’art participe non moins fondamentalement que la science de la connaissance et de la compréhension du/des monde(s). C’est à ce titre que Goodman est considéré comme un représentant capital du cognitivisme esthétique. Et on retrouve une approche elle-même cognitive de l’art chez Danto. Goodman et Danto ont en effet en partage de réaffirmer la part de l’intelligence dans l’expérience esthétique – qui n’en est plus véritablement une – afin de l’ouvrir aux dimensions cognitive et pédagogique qui caractérisent originellement la science. D’après Danto, la reconnaissance de l’art ne se fait pas via un élan émotionnel, ni même au niveau perceptif d’ailleurs (comme il en était en partie chez Goodman) ; elle se fait à un niveau interprétatif qui mobilise de l’attention sélective, de la réflexion, des connaissances.

La différence majeure d’une théorie à l’autre, c’est que l’attention portée à l’œuvre d’art chez Danto n’est que rarement une attention perceptive, en tout cas elle ne l’est pas en nature. L’analyse de l’interprétation – définitoire et transfigurative – que nous ferons rend tout à fait compte de cette ultra-intellectualité propre à l’expérience esthétique dantienne. En outre, la question de la différence esthétique qui sert de point de départ à l’analyse que propose Danto des indiscernables repose sur une critique que le philosophe adresse directement à Goodman : « Goodman, curieusement, rejette une des conditions de la question, à savoir la relation d’indiscernabilité. Il semble être d’avis qu’elle ne saurait être que momentanée et que tôt ou tard des différences se feront jour. (…) Goodman [soutient] qu’on ne saurait jamais prouver qu’une différence perceptuelle est par principe impossible : des objets qui nous paraissent indiscernables aujourd’hui pourront demain se révéler si différents l’un de l’autre que rétrospectivement on se demandera avec étonnement comment on a pu les confondre. Et pour donner plus de poids à sa position, il souligne notre extrême acuité visuelle et auditive qui nous rend capables de percevoir des différences très nettes à partir de variations minimes » (1989, p. 87). Danto propose en réalité une lecture erronée, sinon partielle, de la théorie de Goodman, laissant entendre que ce dernier résout la question de la contrefaçon à l’aide seule de l’acuité visuelle. On sait toutefois que pour Goodman, il faut un surplus d’information pour distinguer deux copies. Reste que Danto rejette plus largement l’approche goodmanienne qui se méfie notamment de l’intentionnalisme pour lui préférer un fonctionnalisme esthétique. Cette critique lui permettra de récupérer la question de l’ontologie de l’art, que Goodman avait largement évacuée, à l’aide, toujours, de sa théorie de l’interprétation.

b. Le monde de l’art

Le monde de l’art renvoie avant tout à l’article que Danto publia en 1964 dans The Journal of Philosophy. Danto y explique que le spectateur qui s’informe face à une œuvre pour en faire l’expérience fait un saut dans ce qu’il a donc le premier appelé le monde de l’art, cette super-institution composée de tous les spécialistes de l’art, qu’il appelle encore « le discours institutionnalisé des raisons » (Danto, 1996, p. 71). Ainsi que l’affirme lapidairement notre philosophe dans La Transfiguration du banal : « Il n’y a pas d’art sans monde de l’art » (Danto, 1989, p. 204). En réalité, cette expression recoupe deux acceptions qui s’entrecroisent : le monde de l’art, c’est le monde des experts de l’art, mais c’est aussi le monde auquel s’élève un objet lorsqu’il est transfiguré par l’interprétation du spectateur, c’est-à-dire lorsqu’il accède au rang d’œuvre d’art. Danto explique par exemple que la différence entre une boîte Brillo et l’œuvre de Warhol, c’est « une certaine théorie de l’art : c’est la théorie qui la fait entrer dans le monde de l’art, et l’empêche de se réduire à n’être que l’objet réel qu’elle est » (1988).

Reste que dans le monde de l’art peuplé de ces objets transfigurés en œuvres, il y a des spécialistes qui participent d’une même « ambiance théorique » (Chateau, 2007, p. 300). Ce sont autant les artistes, que les critiques d’art, les historiens de l’art, les galeristes, les marchands, les collectionneurs, les conservateurs, les musées ou encore les pouvoirs publics, c’est-à-dire l’ensemble de l’organisation sociale de l’art depuis les créateurs jusqu’aux destinataires des œuvres. Ce corps d’experts constitue en fait un ensemble de regardeurs chevronnés dotés d’un savoir théorique leur permettant d’identifier ce que le regard non avisé ne perçoit pas. Comme l’explique Danto : « La théorie des mondes de l’art (…) les définit comme une affiliation informelle d’individus qui disposent de suffisamment de connaissances théoriques et historiques pour être capables de pratiquer ce que l’historien de l’art Michael Baxandall appelle une « critique d’art inférentielle » et qui en fait n’est autre chose qu’une explication historique des œuvres d’art » (1996, p. 65). Il revient donc à ce cénacle de professionnels de l’art d’aiguiller et de guider les spectateurs novices sur le chemin d’une interprétation droite et éclairée, celle que l’artiste avait le plus probablement donnée à son œuvre.

Dans sa conception, Danto remet en cause une double exclusion jusqu’alors en vigueur, celle d’après laquelle philosophes et spectateurs ne sauraient faire partie du monde de l’art[3]. Danto se fait d’ailleurs lui-même, en tant que critique d’art et philosophe, expert du monde de l’art. Et les spectateurs actifs, qui proposent une interprétation capable de transfigurer l’objet en œuvre d’art et qui savent participer au discours des raisons de leur propre culture, sont eux-mêmes des membres du monde de l’art, lequel, en conséquence, ne se réduit pas à « l’existence d’une élite conférant un pouvoir spécifique » par « le fiat d’un décret » (Danto, 1996, p. 59). Autrement dit, si la critique d’art détient bien une autorité tenant au fait qu’elle a plus de connaissances que la moyenne dans le domaine, son autorité n’est pas absolue car elle n’a valeur que de soutien pour la compréhension réceptive des œuvres du public.

Sans être absolu, ce discours critique sur l’art reste tout à fait primordial dans une ère où l’art côtoie le pluralisme, l’hermétisme et une profonde intellectualisation de sa pratique. C’est ce que rappelle Danto : « Les œuvres d’art – et tout particulièrement les œuvres contemporaines qui appartiennent à un monde de l’art de jour en jour plus pluraliste – ne fournissent pas elles-mêmes les éléments nécessaires à leur compréhension » (2003b, p. 9). En définitive, c’est « à cause de sa complexité inhérente » que « la compréhension réceptive des œuvres doit être soutenue, et souvent explicitement, par l’intervention de la critique d’art » (Danto, 1989, p. 275). En fait, avec le XXe siècle, deux postures sont désormais possibles aux yeux de Danto : soit les artistes radicalisent leur position en proposant directement eux-mêmes un discours sur leur art – c’est par exemple le cas dans l’art conceptuel des années soixante, qui devient pleinement philosophique pour des raisons que Danto explicitera –, soit la réflexion sur les arts s’élabore en dehors de l’institution académique, en dehors de toute relation à une pratique effective de l’art, avec les critiques, les historiens et les philosophes chargés de renseigner le public sémillant au sein du monde de l’art.

c. Critique de la théorie institutionnelle de George Dickie

La question ontologique de la nature de l’art qu’investit Danto est apparue comme un problème insoluble aux yeux de certains philosophes analytiques qui considéraient comme impossible le fait de définir l’art, à l’image de Paul Ziff, Morris Weitz ou William Kennick, qui critiquaient les prémisses essentialistes des théories traditionnelles de l’art ; ces dernières auraient tout simplement « poursuivi un fantôme » (Lüdeking, 2013, p. 94). Dans la plus grande partie de ce que l’on peut appeler le premier moment de l’esthétique analytique – dont il faut situer la naissance au début du second XXe siècle –, l’art ne saurait en effet être enfermé dans un ensemble de propriétés nécessaires et suffisantes (i.e. une définition de type essentialiste). Avec ces mots, Danto en rend compte tout en faisant part de son avis opposé : « Lorsque j’ai commencé à réfléchir au projet de l’élaboration d’une définition de l’art, la philosophie de l’art était dominée par deux thèses principales : qu’une telle définition n’était pas possible et qu’elle n’était pas nécessaire. Cette dernière était en grande partie une réponse wittgensteinienne à la première » (2003a, p. ixi)[4].

Les prétentions de Dickie, à rebours de celles des héritiers de Wittgenstein, étaient elles aussi essentialistes. Mais à en suivre Danto, Dickie aurait échoué à atteindre une ontologie de l’art ; sa conception de l’œuvre d’art est une conception institutionnelle ou procédurale profondément antiréaliste. Dickie considère par exemple qu’une « œuvre d’art au sens classificatoire est un artefact tel qu’un ensemble de ses aspects fait que le statut de candidat à l’appréciation lui a été conféré par une personne ou un ensemble de personnes agissant au nom d’une certaine institution sociale (le monde de l’art) » (Dickie, 2009). Dickie reprend en fait à Danto son concept de monde de l’art qui lui permet d’élaborer sa propre théorie institutionnelle. Le succès de l’article de 1964 de Danto tient d’ailleurs en partie dans la lecture qu’en a faite Dickie. Pour Danto toutefois, une définition institutionnelle de l’art à dominante sociologique, qui fait des institutions le niveau d’analyse dernier du phénomène artistique, est insuffisante à rendre compte de son objet. Si Danto contextualise sa théorie de l’art, l’œuvre ne devient pas pour autant telle par la seule grâce du musée. Le fait qu’elle puisse être interprétée selon des canons objectifs délimités par les artistes eux-mêmes ne rend pas arbitraire sa reconnaissance en tant qu’œuvre. Aussi Danto tend-il à « relativiser considérablement ce que la définition de Dickie tend à absolutiser » (Lories, 1996), à savoir la puissance de l’institution. « Il faut, selon Danto, une raison philosophique qui survienne sur la procédure formelle de validation sociale et en surdétermine la logique » (Quintyn, 2015, p. 192). Cette raison philosophique tient au fait qu’appréhender une œuvre d’art, c’est appréhender des qualités transfiguratives grâce à trois propriétés définitoires, ce qui pour Danto est une question véritablement « ontologique » » (Danto, 2013). En jouant un rôle constitutif, l’intention, l’interprétation et le contexte socio-historique incarnés dans l’œuvre – et qui en font ainsi une signification incarnée – rendent effectivement sa théorie du monde de l’art moins sociologique et arbitraire, moins procédurale que celle de Dickie qui porte sur le fait que quelque chose soit vu comme de l’art, et non sur le fait que quelque chose soit de l’art. En se résumant pauvrement ainsi : « Est art ce qui est désigné comme tel par les vieux snobs du monde de l’art » (Danto, 1989, p. 231), la théorie institutionnelle de l’art a finalement échoué à atteindre une définition essentialiste de l’art ; elle n’a donc, aux yeux de Danto, plus rien d’une ontologie. Notons que Goodman mettait lui aussi à distance cette théorie institutionnelle ; son contextualisme présuppose en effet que l’implémentation d’une œuvre soit indépendante de sa valeur ou de son mérite esthétique, de même que de sa reconnaissance. Une œuvre est activée lorsqu’ont été objectivement décelés en elles des symptômes aptes à la faire fonctionner.

In fine, pour Danto, Dickie avait tort, dès 1969[5], de penser les œuvres d’art comme des candidats placés sous le joug de l’appréciation d’un « ensemble de personnes agissant au nom d’une certaine institution sociale (le monde de l’art) » (Dickie, 1974, p. 34). Dans son article « The Artworld Revisited: Comedies of Similarity » de 1998, et pour les raisons évoquées, Danto se prémunit contre toute assimilation avec la théorie de Dickie[6].

d. L’art, la philosophie et la fin de l’histoire de l’art

À travers son exemple des indiscernables, Danto pénètre le champ d’investigation de la nature de l’art en analysant ce qui transfigure la banalité en œuvre d’art. Mais avant d’en arriver à ces considérations, il remarque que réaliser une œuvre d’art sans objet, comme se le permet un certain art du XXe siècle, l’art conceptuel, est une idée monumentale ; c’est une idée qui affranchit l’art de son ancienne tutelle philosophique tout en le rendant lui-même pleinement philosophique.

Danto s’intéresse à la libération philosophique de l’art, dans la mesure où son assujettissement est lui-même originellement d’ordre philosophique. Expliquons : pour Danto, la nouvelle ère artistique du théorique et du philosophique provient du règne du pluralisme artistique, d’un pluralisme heureux devenu norme. La libération et l’émancipation de l’art dont parle Danto tiennent au fait que « la question du choix entre Pop Art, minimalisme, réalisme, expressionnisme ou n’importe quoi d’autre qui puisse nous plaire ne se posait plus, du point de vue de la perspective historique » (Danto, 1996, p. 299). L’art est en fait libéré parce qu’une période de pluralisme fondamental est née dans laquelle aucune forme artistique n’est de jure préférée à une autre. N’étant plus restreint à la représentation, ni même à quelque régime ou idéologie artistiques inscrits dans le récit du peintre et écrivain toscan Vasari (1511-1574) – récit de la conquête de la mimésis – ou du critique d’art américain Greenberg (1909-1994) – récit moderniste d’un accès aux propriétés essentielles de chaque médium artistique –, l’art du XXe siècle peut, selon Danto, démultiplier sa niche de possibilités philosophiques et se libérer, d’un même mouvement, d’une histoire de l’art. D’ailleurs, enfermé dans une vision historique où il n’y avait pas de place pour le Pop Art, Greenberg fut à ses yeux incapable de concilier la nouveauté artistique avec les concepts et catégories délimités par sa vision. Or, l’histoire de l’art s’achève dès lors que se pose la question ontologique et philosophique de la différence entre l’art et la réalité, une question qu’a formulé pour la première fois l’art d’avant-garde du XXe siècle. Aussi Danto avance-t-il, dans des ouvrages aux titres évocateurs comme Après la fin de l’art ou L’art contemporain et la clôture de l’histoire, l’idée selon laquelle l’art est arrivé à son terme, non pas parce qu’il n’y a plus de création possible, mais précisément parce que tous les types de création sont désormais présentables et concomitants. La fin de l’art, c’est donc en réalité la fin d’un certain récit sur l’art.

Un philosophe comme David Carrier (2012) s’est ensuite demandé si toute la philosophie dantienne obéissait au critère historique auquel l’art obéit lui-même. Convaincu que la philosophie de Danto est essentiellement de type cartésien dans le sens où, contrairement à une philosophie de type hégélien, elle suppose que l’histoire de la philosophie est l’histoire de la découverte de problèmes qui pourraient avoir lieu en tout temps, Carrier s’interroge sur le statut de l’art au sein de ce système philosophique. Danto a essentiellement écrit, en dehors de l’esthétique nous l’avons vu, sur les thèmes du savoir (épistémologie) et de l’action (théorie de l’action). Mais en aucun cas il ne soutient une approche contextualiste (on comprend un phénomène en fonction de la totalité de ses relations avec d’autres phénomènes) et historiciste (on comprend un phénomène en fonction de son histoire), à la Hegel, eu égard à ces objets. C’est l’art et seulement lui qui fait passer l’anhistoricisme de Danto à une approche contextualiste. S’il fait figure d’exception, c’est que l’art est un objet tout à fait particulier, le seul susceptible de changer substantiellement avec le temps. Voici comment l’explique Carrier : « L’esthétique ne peut se développer correctement tant que l’histoire de l’art n’est pas terminée. La théorie de l’action et la connaissance réfléchissent sur l’expérience quotidienne et leurs préoccupations ont donc pu se développer à tout moment. L’esthétique étudie le travail de Duchamp et Warhol, et la définition de l’art de Danto n’a pu être écrite qu’après leurs créations » (2012, in Rollins, p. 19)[7]. Au sein du système philosophique de Danto[8] – Carrier remarque d’ailleurs que rares sont les auteurs analytiques qui proposent un système comme en philosophie continentale et rares sont ceux aussi qui appliquent à leur philosophie une approche hégélienne contextualiste et historiciste –, seul l’art est soumis au critère de l’historicité. La théorie de l’art de Danto est complexe précisément en cela qu’elle est non seulement une philosophie de l’art, c’est-à-dire une philosophie qui analyse la nature de l’art, mais aussi une philosophie de l’histoire de l’art fondée sur la conjecture hégélienne d’après laquelle l’histoire de l’art s’est achevée. Et d’ailleurs, l’essentialisme de Danto dépend directement de la conception historique qu’il se donne de l’art : c’est parce que sont éliminés, dans l’histoire, tous les possibles futurs contre-exemples de sa définition de l’art que cette définition essentialiste est parfaitement justifiable à ses yeux. Du reste, c’est cette dépendance à l’égard des fluctuations de l’histoire qui a finalement mené l’art à son terme, à la philosophie. Par exemple, lorsque Danto évoque les œuvres d’Andy Warhol dans son ouvrage éponyme – Warhol étant, on l’a compris, sa référence privilégiée[9] –, il affirme que « la plupart de ses travaux les plus importants sont comme des réponses à des questions philosophiques » (Danto, 2009, p. 135)[10]. C’est pour cela que sa découverte des Boîtes Brillo lui a fait constater que l’œuvre d’art était de l’ordre du concept et non de la chose : pour distinguer la Boîte Brillo du monde de l’art et la boîte Brillo du commerce, il faut passer au plan conceptuel, au plan philosophique.

Voilà donc poindre la fin de l’assujettissement philosophique de l’art, telle que Danto la prône en termes laudatifs dans un livre du même nom, et dans lequel l’art est présenté comme sa propre philosophie et les artistes comme de véritables philosophes. L’art est une philosophie à part entière qui relègue les considérations esthétiques au second plan pour faire entrevoir la prééminence de la relation entre l’art et l’interprétation ou entre l’art et la théorie. Nous voilà ainsi entrés dans la période post-historique de l’art, à la fois pérenne et émancipatrice ; il s’agit d’une période de libération philosophique dans laquelle l’art s’est hissé jusqu’au seuil de la conscience de soi, et donc de sa propre philosophie. L’art postmoderniste, l’art arrivé à maturité, dévoile ainsi son essence, sa nature conceptuelle en se tournant vers le royaume des idées et ainsi vers la philosophie. Pour Danto, « lorsque l’art atteint l’âge philosophique adulte, le critère visuel disparaît, puisqu’il se révèle être aussi peu pertinent pour l’essence de l’art que l’avait été la beauté » (Danto, 2000, p. 45). Il s’agit pour lui de nous montrer que l’art existe même lorsqu’il est dénué d’objet comme dans le cas de l’art conceptuel. De l’aveu même de Danto : « Il s’agit là d’un problème dont les philosophes ignoraient jusqu’à l’existence avant la percée ultra-conceptualisée que nous devons à Duchamp, Warhol, Beuys et Robert Morris » (Danto, 2003b, p. 95). Reinhardt compte aussi, selon notre philosophe, parmi les artistes qui ont su réduire l’art à son essence en niant, dans ses œuvres, tout ce qui lui est inessentiel. Mais c’est d’abord Duchamp qui a rendu obsolètes toutes les théories du passé en montrant que le problème était philosophique, c’est lui, annonce Danto, qui « a introduit la réflexion philosophique au cœur du discours artistique » (ibid, p. 12).

e. Interpréter et transfigurer : le processus de transformation de l’objet ordinaire en œuvre d’art

C’est en particulier dans La Transfiguration du banal que Danto analyse ce qui transforme le trivial en œuvre d’art, qu’il explore la spécificité de l’œuvre d’art par rapport aux entités non artistiques et qu’il explicite, par là même, le but premier de sa théorie, à savoir définir la nature de l’art en termes essentialistes, n’en déplaise à la tradition analytique wittgensteinienne. Voici les termes de son enquête : il s’agit de « trouver (au moins) deux représentations qui soient visuellement indiscernables, mais dont l’une seulement est une œuvre d’art. Il faudra ensuite se demander pourquoi elle en est une » (1989, p. 224). On note que la démarche est double : une étape négative démontre que la spécificité ontologique de l’œuvre d’art n’est pas une propriété matérielle ou perceptuelle et une étape positive tente de dégager les critères cette fois catégoriels et logiques, grâce auxquels les objets sont des œuvres d’art.

A partir de cet examen ontologique, Danto s’emploie à montrer que les critères permettant de différencier une paire d’indiscernables – une œuvre d’art vs un simple objet réel, ainsi que l’indique le titre du premier chapitre de l’ouvrage français de 1989[11] –, et donc de définir l’art en intension, sont de nature conceptuelle. On le comprend très vite, pour notre philosophe, l’art ne saurait plus se définir d’après la beauté – qu’elle soit antiquement objective ou romantiquement subjective –, la mimésis, ou tout autre caractéristique perceptuelle. Car effectivement, pour lui, deux objets peuvent apparaître (sémantiquement ou conceptuellement) différents, sans pour autant apparaître (optiquement) différents. Les indiscernables occupent des lieux ontologiques et logiques différents, que ne permet pas d’afficher la vision. L’inspection directe des sens, et en particulier de l’œil dans le cas des arts visuels, est inapte à saisir la nature de l’art pour ce que l’aisthesis n’appartient précisément plus à l’essence de l’art. Danto l’exprime : « L’œil, cet organe esthétique si estimé longtemps qu’on considérait que la différence entre art et non-art était de l’ordre du visible, n’était plus de la moindre utilité philosophique dès lors que ce qui distinguait les deux domaines s’avérait être de l’ordre de l’invisible » (1996, p. 17). Pour révéler ce qui distingue ontologiquement le banal de l’artistique, la réalité de l’art, doivent intervenir d’autres propriétés qui se déclinent hors du champ du perceptible. C’est ce qui explique que même si un pigeon a, comme l’humain, la capacité de distinguer perceptuellement des éléments dans une peinture (qu’il a donc cette compétence visuelle), il ne sera jamais capable, à la différence de l’humain, de saisir le sens de la peinture, son contenu sémantique puisque celui-ci dépend directement du système intellectuel (Danto, 2001b). D’où aussi l’inexactitude de la notion de viewer pour désigner le destinataire de l’œuvre ; et « d’où l’impossibilité d’enseigner la définition de l’art par des exemples » (Danto, 1996, p. 17), c’est-à-dire de recourir à une définition en extension et à un examen empirique. Danto rappelle ici la nécessité de trouver une définition de l’art en intension, « vraie partout et pour toujours » (everywhere and always true) (1998), laquelle permet de penser logiquement tout type d’œuvres d’art, même lorsqu’elles ne revêtent pas une apparence spécifique. Au reste, « ayant atteint le point où il peut être n’importe quoi, l’art a terminé sa mission conceptuelle » (Danto, 1993, p. 260) ; il est désormais possible de lui accorder une définition qui ne risque pas d’être renversée par l’histoire car l’histoire de l’art a trouvé dans l’art conceptuel son acmé logique.

Danto fait de l’interprétation la propriété définitoire principale de l’œuvre[12]. L’interprétation « appartient de manière analytique au concept d’œuvre d’art » (Danto, 1989, p. 203) ; elle en garantit la signification car elle est vraie en vertu de sa définition même et de manière a priori (définition en intension). Dans les mots du philosophe : « Puisque l’interprétation est constituante, l’objet n’est pas une œuvre avant cet acte. L’interprétation est une procédure de transformation : elle ressemble à un baptême, non pas en tant qu’il impose un nom, mais en tant qu’il confère une nouvelle identité qui fait accéder le baptisé à la communauté des élus » (ibid, p. 204). Et lui d’ajouter : « Si les interprétations constituent les œuvres, il ne saurait y avoir d’œuvre sans interprétation » (1993, p. 70). L’interprétation représente proprement ce qui transforme, ce qui transmue des objets roturiers en œuvres d’art. Comme tel, elle est la « fonction » (Danto, 1989, p.203), « l’acte » (ibid, p. 204) ou bien le « levier » (Danto, 1993, p. 63) qui permet de faire des objets du monde réel des œuvres, en les élevant jusqu’au monde de l’art. L’interprétation constitutive ou constituante, selon les deux traductions qui sont généralement proposées, est ainsi transfigurative. Cette notion est empruntée à la théologie, ce qui explique sa fonction de dépassement et de franchissement : « Jésus donne à voir dans l’opération transfigurative de son verbe », nous rappelle Bernard Lafargue (2004), et il passe de l’ecce homo, homme banal couronné d’épines par Ponce Pilate, à l’Ille Homo, véritable Dieu. Dans l’Évangile selon Saint-Mathieu, il est écrit que : « Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean et les emmène sur une haute montagne, à l’écart. Et il fut transfiguré devant eux : son visage brilla comme le soleil, ses vêtements devinrent blancs comme la lumière »[13]. Par analogie, dans la philosophie de l’art, la transfiguration apparaît comme la révélation, comme l’épiphanie d’une lumière venue de la théorie et du conceptuel pour éclairer le plat perceptuel : « La transfiguration consiste dans la transformation de la chair en lumière » (Danto, 2003b, p. 430). C’est pourquoi Lories propose de parler de « la grâce » (1996, p. 120) de l’interprétation dantienne, une grâce qui permet d’outrepasser la neutralité du réel pour le rendre signifiant et lui donner de la profondeur, autant dire pour le convertir. Dès lors, « chercher une description neutre, annonce Danto, c’est voir l’œuvre comme chose et donc pas comme une œuvre » (1989, p. 202).

Parce que les œuvres ont pour vocation à être signifiantes, elles ne sauraient être créées au hasard, car dans ce cas, elles seraient arbitraires et parfaitement dénuées de signification, laquelle leur garantit pourtant leur qualité d’œuvres d’art. Danto se demande dans le premier chapitre de La Transfiguration du banal si une œuvre créée tout à fait par hasard, indépendamment de tout projet, pourrait être une œuvre. Sa réponse est sans appel : elle ne le peut gère, une œuvre non intentionnelle ou créée non intentionnellement est une contradiction dans les termes, car quand il y a dessin, il y a nécessairement aussi dessein. Pour lui, l’intention de l’artiste ne saurait être « une donnée superfétatoire » au moment de la réception de l’œuvre (Schaeffer, 2012, p. 9). Pour voir une boîte de tampons Brillo qu’un artiste à intentionnellement élevé au rang d’œuvre d’art, l’on doit retrouver l’intention de l’artiste et entrer « dans une certaine atmosphère conceptuelle » (Danto, 1996, p. 18), connaître son contexte et la théorie qui lui est corrélée, entrer dans « la culture ambiante de l’époque » (ibid, p. 64) et dans ce que l’artiste en a retenue. L’œuvre dépendra donc de son contexte culturel et historique d’une manière tout à fait nécessaire : Fountain ou Brillo Boxes, pour reprendre les exemples favoris de Danto, ne sauraient appartenir à un siècle antérieur au XXe siècle. « Tout n’est pas possible toujours » (Schaeffer, 1989, p. 17) annonce le préfacier de La Transfiguration du banal, en reprenant une idée chère à l’historien de l’art Heinrich Wölfflin[14] d’après lequel certains objets peuvent être considérés comme des œuvres d’art à une époque historique et en un lieu donnés, mais non en d’autres. Un autre exemple que donne Danto est probant : si le Quichotte de Cervantès et celui de Ménard dans la nouvelle de Jorge luis Borges diffèrent, c’est parce que leur place dans l’histoire de la littérature et la relation qu’elles entretiennent avec leurs auteurs respectifs diffèrent (1989, p. 78). Cette conception historicisée de l’art se dessine aussi dans le titre même de l’ouvrage de 2003 de Danto, La Madone du futur. Ce titre est également celui qu’avait donné Henry James à l’une de ses nouvelles en 1873 dans laquelle le héros qui souhaitait peindre à la manière de Raphaël n’y parvenait pas à un siècle où la technique jadis employée était en fait passée de mode, mais aussi trop difficile à reproduire. Tout comme ce héros, Danto découvre que le Pop Art rend les autres arts dépassés et poussiéreux dans la prétention qui était la leur à être beaux ou esthétiques ; et c’est moins en artiste – qu’il était avant les années soixante – qu’en philosophe, qu’il décide désormais de s’interroger sur la nature de l’art.

En résumé, si une œuvre d’art se définit ontologiquement par le fait d’être interprétée, et si interpréter une œuvre « c’est se soumettre à l’exigence d’une explication historique de celle-ci » (Danto, 1996, p. 65), alors l’ontologie de l’œuvre d’art fixe l’interprétation et son caractère historique et contextuel comme propriétés définitoires de l’œuvre, en même temps qu’elle en appel à l’expérience du spectateur de façon fondamentale et constitutive. En somme, on peut répertorier dans la théorie de Danto trois propriétés définitoires de l’œuvre d’art : 1) elle a un contenu intentionnel qui en fait une signification incarnée ; 2) cette signification incarnée dépend du contexte historique et théorique du monde de l’art et 3) elle réclame une réponse interprétative de la part du public.

f. Une esthétique aux contours cognitifs

Dans la théorie de Danto, l’identité des œuvres d’art passe par leur aspect intentionnel puisqu’elle n’est accessible qu’à travers des savoirs concernant le statut intentionnel de l’objet en question. Cette théorie apparaît conséquemment comme une théorie cognitive qui convoque des facultés de ce type à leur niveau majoritairement intellectif ou supérieur. En devenant une procédure interprétative, l’expérience artistique du spectateur se fait, selon Danto, « véritable réaction cognitive impliquant un acte de compréhension complexe qui diffère de notre expérience directe des propriétés perceptives élémentaires » (Danto, 1989, p. 274).

Sous la forme d’une évidence, Danto affirme que « bien sûr, il n’existe pas d’art sans connaissance » (ibid, p. 312). De la sorte, il n’y aurait de véritable public d’art que celui qui peut justifier sa présence par les connaissances qu’il détient sur l’exposition. Dans le sillage de Duchamp, Danto distingue de la foule « un public très spécifique », somme toute plus idéal que le « public variable et quelconque » (Danto, 1996, p. 100). La mise en situation qu’il propose révèle aussi la nécessité pour le spectateur d’être cultivé, au fait de l’histoire de l’art et de l’histoire de telle ou telle œuvre qu’il vient voir. Danto s’interroge : des nourrissons seraient-ils capables d’appréhender l’urinoir de Duchamp ? « (…) il serait impossible, répond-il, de faire cette expérience avec des nouveau-nés en prenant Fontaine dans son identité d’œuvre d’art. Car, s’ils ont peut-être une propension impérieuse et irrésistible à comprendre cet objet, ils sont conceptuellement innocents quant à ce qu’est une œuvre d’art » (Danto, 1993, p. 62). Comprendre intuitivement qu’il s’agit d’une œuvre n’est pas encore suffisant pour l’édifier en tant que telle. La condition minimale pour apprécier et comprendre pleinement une œuvre d’art est celle de détenir le concept d’œuvre (de savoir ce qu’est l’art) puis le concept de l’œuvre en question (de savoir interpréter l’œuvre). Seule une réelle inscription dans l’atmosphère culturelle artistique et une connaissance de l’arrière-fond théorique de l’œuvre autorisent cette appréhension d’ordre conceptuel. Il n’existe donc pas de regard naïf, ainsi que le disait aussi Goodman, seulement une vision informée par un savoir acquis ; et en définitive pour Danto – à la différence de Goodman –, sous la perception, il n’existe que du savoir. Un nouveau-né serait en particulier bien incapable d’appréhender des œuvres avant-gardistes radicales dont le message prime sur la réalisation et qui convoquent une certaine connaissance de l’histoire de l’art.

Ce faisant, l’expérience esthétique s’exempte d’une réaction esthétique pure, purement affective et anté-cognitive : ce qui fait d’une chose une œuvre d’art ne saurait dépendre en quoi que ce soit de son aspect et de l’émotion que cela nous procure. Lorsqu’on soustrait le matériau de l’œuvre – ce que Danto appelle « le problème de la soustraction » (Danto, 1989, p. 34) –, il y a un reste : le sens. L’expérience artistique est ainsi une expérimentation active de sens à décrypter qui suppose des connaissances sur le sujet. Le spectateur est ainsi invité à lire les biographies d’artiste, les catalogues d’exposition, ou tout simplement les étiquettes ou cartels placés en marge des œuvres et leur titre qui souvent en révèlent le sens caché. Le titre des œuvres fait par exemple partie des balises proposées par Danto qui permettent d’éviter le glissement interprétatif. Il représente la plupart du temps une directive pour l’interprétation et la lecture et devient une forme de document permettant l’ouverture d’une fenêtre sur l’intention de l’artiste ; il permet en définitive de jeter un pont entre les connaissances du spectateur et le véritable sens de l’œuvre, son contenu objectif.

Il en résulte que la réponse artistique s’entend chez Danto aussi bien en termes cognitifs (elle mobilise des facultés cognitives intellectives) qu’en termes épistémiques (elle repose sur des connaissances).

g. De l’usage de la métaphore dans l’art

Aux yeux de Danto, c’est la théorie qui compte prioritairement dans l’art, car c’est le fait qu’il signifie qui le rend tel. Dans les nouvelles formes conceptualisées de l’art, l’œuvre n’offre plus une visibilité directe de l’intention de son auteur : son mode de présentation étant presque toujours métaphorique, l’œuvre nouvelle est recouverte d’une « semi-opacité » (Schaeffer, 1989, p. 15). L’originalité du sens artistique au XXe siècle tient donc dans son caractère implicite et métaphorique, qui nécessite une reconstruction active de la part d’un public employant, pour ce faire, les éléments du contexte de production de l’œuvre, son histoire notamment. C’est parce que l’artiste souhaite délivrer un message, proposer une théorie, qu’il utilise un art métaphorique qui emmène le public au-delà de l’aspect matériel de l’œuvre. Et c’est donc parce que l’œuvre d’art est une signification incarnée que son contenu est présenté à travers des métaphores.

Une nouvelle fois, et sans grande surprise, Danto donne l’exemple avant-gardiste de la Boîte Brillo pour en attester : « L’œuvre justifie sa prétention à être de l’art en proposant une métaphore effrontée : la boîte-Brillo-comme-œuvre-d’art (…) elle est une boîte Brillo dotée d’attributs métaphoriques étonnants » (1989, p. 321-322). Toujours sans trop de surprise, Danto donne aussi l’exemple de Fontaine : dire de cet urinoir qu’il est une fontaine est littéralement faux, mais métaphoriquement vrai et donc artistiquement vrai (1993, p. 66). Ainsi, « comprendre une œuvre d’art, c’est comprendre la métaphore qui (…) est toujours présente » (Danto, 1989, p. 271). Répondre à une œuvre d’art, c’est effectivement interpréter la métaphore qui lui est sous-jacente. Et comme une métaphore langagière qui traduit une pensée plus profonde qu’une phrase littérale ne peut le faire, l’œuvre d’art délivre un message et traduit une pensée plus riche et plus complexe que ceux exprimés par un objet du quotidien.

h. Intentionnalité, surface interpretation et deep interpretation

Cette approche métaphorique de l’art justifie aussi la théorie dantienne de l’aboutness selon laquelle les œuvres d’art proposent une idée, signifient quelque chose, et ne se contentent pas d’être d’une manière axiologiquement neutre. Pour Danto, les œuvres ne peuvent jamais être vides de sens ou dénuées de contenu, de sujet. S’il en est ainsi, c’est parce que l’objet d’art possède une structure intentionnelle, il est à-propos-de-quelque-chose, alors que le simple objet de la vie courante se limite à être ce qu’il est sans qu’il soit besoin d’adopter à son égard une attitude réflexive. L’art provient toujours d’un acte volontaire, d’une intention qui en garantit la signification et qui accorde le statut d’œuvre à un objet. Aussi le lien entre l’œuvre d’art et sa signification est-il le même que celui entre une phrase et la proposition qu’elle exprime d’un point de vue rhétorique ; c’est pour cette raison que l’œuvre est une signification incarnée, une expression symbolique plutôt qu’une entité fondée sur la beauté ; elle est une « pensée enchâssée dans l’objet » (Danto, 2003b, p. 100). Danto donne là aussi l’exemple de l’urinoir duchampien : « L’œuvre possède des propriétés qui font défaut aux urinoirs : elle est audacieuse, impudente, irrespectueuse, spirituelle et intelligente » (Danto, 1989, p. 160). En toute hypothèse, souligne immédiatement après le philosophe : « Si Fontaine était une œuvre d’art uniquement grâce aux propriétés qu’elle partage avec les urinoirs du tout-venant, on pourrait se demander pour quelle raison elle a droit à un statut artistique qui est refusé à ses semblables » (ibid, p. 160). En dépit du fait que l’œuvre ne soit pas belle, elle est intelligente, signifiante, et elle exemplifie ainsi le genre auquel elle appartient : elle est un art de la référence.

Théoriser les choses ainsi implique que le spectateur ne soit pas totalement libre dans son expérience, qu’il soit en fait tenu à une exigence de précision et de vérité qui garantisse la stabilité et la véridicité de son interprétation. Danto se fait effectivement plus proche des tenants de l’interprétation simple, les singularistes comme Beardlsey, que des tenants de l’interprétation multiple, les pluralistes qui sont souvent des anti-intentionnalistes comme Margolis, qui postulent que l’intention de l’artiste est totalement superfétatoire[15]. Pour eux, chaque œuvre est inépuisable et peut donner lieu à une foule d’interprétations. Danto s’est quant à lui opposé à la théorie critique moderne qui « semble souscrire à une théorie de l’interprétation infinie, presque comme si l’œuvre était finalement une sorte de miroir dans lequel chacun de nous voit quelque chose de différent (soi-même) » (Danto, 1993, p. 69). La théorie intentionnaliste qu’il défend signale qu’il n’existe qu’une seule interprétation parfaitement valide pour chaque œuvre, celle qui correspond en tous points aux intentions de l’artiste. Cette conception de l’interprétation renvoie à la théorie de l’interprétation de surface (surface interpretation) que Danto mobilise dans son Assujettissement philosophique de l’art (1993). Ce concept signifie chez lui que l’interprétation d’une œuvre n’est possible que si l’on considère ladite œuvre dans son contexte historique (contextualisme) et seulement si l’on admet que sa signification est avant tout le privilège de son créateur (intentionnalisme). Dans le cas de cette surface interpretation en effet, « le concepteur est généralement en mesure de trancher en faveur d’une interprétation en particulier et de rejeter celles qui ne seraient pas compatibles avec cette dernière » (Thériault, 2010, p. 53). De ceci, il faut retenir deux choses : d’abord, qu’il existe une stabilité et une unicité de l’interprétation et ensuite que pour atteindre cette stabilité, il faut s’en remettre à des connaissances denses et multiples sur l’œuvre liées à son caractère étendu. En étant contextualisée, l’interprétation peut aussi évoluer en fonction du contexte en question. Bien qu’elle ne soit pas entièrement ouverte et infinie, l’interprétation peut ainsi se voir réactualiser lorsque de nouvelles informations sur l’œuvre deviennent disponibles. Mais cette variabilité relative de l’interprétation n’ôte en rien sa constance et sa fixité, car si interpréter une œuvre, c’est « se soumettre à l’exigence d’une explication historique de celle-ci », c’est aussi se « [soumettre] aux contraintes du vrai et du faux » contenues dans la sommation de retrouver l’intention de l’artiste (Danto, 1996, p. 65) Cette conception de l’interprétation est en réalité une contrainte cognitive liée à l’appréciation artistique : les limites de l’interprétation sont tout simplement les limites de nos connaissances. Plus le savoir sera étendu, plus l’interprétation pourra être fidèle à la pensée de l’artiste. C’est donc selon un rapport de compatibilité que s’édifie le lien entre l’interprétation du participant et l’intention de l’artiste. Il en résulte, comme le dit Mélissa Thériault, que « c’est en augmentant notre bagage de connaissances par rapport aux œuvres et à leur histoire que nous apprenons à formuler des interprétations qui sont moins susceptibles d’être contestées » (2010, p. 62). Ainsi n’existe-t-il pas de pluralisme ou de relativisme en matière d’appréciation artistique dans la philosophie de Danto ; si l’identité de l’œuvre est relative à l’interprétation, l’interprétation n’est pas relative puisque c’est l’artiste qui l’a fixée et qui la guide. Pourtant, une question se pose : est-il toujours possible, comme l’utopise Danto, de proposer une interprétation qui soit conforme aux volontés de l’artiste ? L’interprétation doit-elle être rigoureusement vraie ? Ne peut-elle pas seulement être la plus vraisemblable possible ?

Danto a eu conscience du caractère utopique de sa théorie, et avoir dit que les interprétations peuvent être hiérarchisées en fonction de leur degré de proximité avec l’intention de l’artiste – le fameux rapport de compatibilité – était pour lui une manière de nuancer sa position. Mais sa théorie de l’interprétation profonde (deep interpretation) brouille plus encore les pistes. Elle suppose que les œuvres d’art fassent partie d’une structure de sens beaucoup plus vaste qu’elles-mêmes, qui va donc au-delà de leur singularité et de leur concrétude en tant qu’œuvres ; et ce parce qu’elles sont les témoins de la trame générale de l’Histoire et du sens qu’on peut lui donner. N’affichant plus de liens étroits – au double sens ou ces liens ne sont plus resserrés autour de l’artiste et qu’ils ne pénètrent plus son intimité –, les interprétations profondes peuvent offrir plusieurs lectures d’une même œuvre et ainsi tout à fait « se succéder ou se concurrencer sans qu’il soit possible d’affirmer de façon définitive laquelle est la meilleure » (Thériault, 2010, p. 53). Il existerait alors une forme d’interprétation de l’œuvre ne passant pas au crible de l’objectivité, de l’unicité et du critère de vérité, une forme d’interprétation qu’aucune connaissance en histoire de l’art ne pourrait in fine ajuster. La connaissance précise de l’intention de l’artiste devient ici parfaitement inutilisable et inutile.

Il reste toutefois que pour Danto l’interprétation profonde, pour se faire, doit d’abord recourir à une interprétation de surface, et que la véritable interprétation artistique, celle de l’œuvre, est précisément l’interprétation de surface qui, pour être opérante, doit mobiliser a minima deux critères : l’intention de l’artiste et le contexte historique.

3. Actualité de la pensée de Danto

a. Prolongement de la théorie contextualiste de Danto dans l’approche psycho-historique de l’art

L’originalité de la théorie dantienne de l’art relève notamment de ses liens avec le contextualisme et l’historicisme pour définir le processus artistique. Les neurosciences ne sont pas restées aveugles vis-à-vis de cette théorie philosophique. Une certaine forme de neuroesthétique – cette branche des neurosciences cognitives qui étudie les voies neuropsychologiques de la création et de la réception artistiques –, que l’on appelle souvent neuroesthétique de seconde génération, d’après laquelle les objets acquièrent leur statut ou valeur artistique à partir de propriétés internes à l’œuvre-objet qu’une perception active est en mesure de saisir, mais en outre à partir de facteurs historiques et contextuels que l’on peut aussi explorer neurobiologiquement, réemploie la théorie contextualiste de Danto.

Des spécialistes de l’art, psychologues et historiens de l’art comme John Onians, Rolf Reber et Nicolas Bullot ont proposé de combiner les théories psychologiques et neurobiologiques et le contextualisme artistique de Danto, c’est-à-dire les neurosciences et leur exploration de l’expérience perceptuelle, et les « contingences historiques et sociétales dans les contextes artistiques (les mondes de l’art) » (Bullot, 2014, p. 77). Le constat sur lequel s’appuie ce que l’on nomme une théorie psycho-historique de l’art est le suivant : « (…) les études sur l’appréciation de l’art souffrent d’un manque de pouvoir explicatif si elles usent de stimuli simplifiés déconnectés d’un contexte culturel et d’une histoire artistique » (Bullot et Reber, 2013) [16]. En considérant que l’œuvre d’art est un artefact historiquement situé, de tels auteurs s’appuient sur la conception de Danto d’après laquelle l’on ne saurait étudier une œuvre d’art indépendamment de sa situation historico-culturelle qui comprend notamment les agents intentionnels et attentionnels qui l’entourent (artistes et spectateurs). Bullot et Reber expliquent bien que Danto a investigué, le premier, dans ce sens, sans pour autant avoir mené sa théorie à son terme sur le plan psychologique ou neuroscientifique : « Comme l’ont fait valoir de façon convaincante des contextualistes comme Danto, une œuvre comme les Brillo Boxes de Warhol ne peut être appréciée comme de l’art que si son public est sensible à certains faits historiques (…). Par conséquent, une neuroesthétique des réponses neuronales à cette œuvre de Warhol doit étudier les mécanismes neuronaux qui sous-tendent la sensibilité de l’appréciateur aux faits, dans le contexte historique et artistique de Warhol. » (Bullot et Reber, 2013)[17] Aussi une neuroesthétique ouverte aux propriétés externes et constitutives des œuvres d’art (histoire, contexte, intentions), qui fournit des hypothèses contextualistes à l’instar de ce qu’offrait Danto, sert-elle, à la différence toutefois de ce que proposait notre philosophe analytique, le naturalisme en matière d’esthétique et le développement des recherches expérimentales chez les sujets. Elle permet également aux yeux de ses disciples de contrer le réductionnisme de la neuroesthétique de première génération, celle de Semir Zeki (1999), qui est insensible au contextualisme et à l’historicisme. Avec les mots qui suivent, Bullot et Reber souhaitent précisément distinguer ces deux démarches, tout en réaffirmant l’aspect prodromatique de la théorie de Danto : « Pour réfuter les théories de l’appréciation de l’art qui soulignent le rôle de l’expertise historique, à l’instar de la théorie contextualiste de Danto, (…) Fodor suppose que les appréciateurs peuvent interpréter adéquatement une œuvre d’art sans connaître son histoire causale et intentionnelle »[18] (ibid).

Le programme scientifique de ces auteurs qui allie les contingences de l’histoire de l’art à l’objectivité et à l’universalité des processus psychologiques et des substrats biologiques impliqués dans l’expérience esthétique donne du crédit à ce qui peut se présenter, en première analyse, comme une contradiction dans l’œuvre de Danto, à savoir le lien que le philosophe pose entre essentialisme et contextualisme ou encore entre démarche ontologique et historicisme. De la même manière que le contextualisme n’était pas synonyme de relativisme dans la théorie de Danto, il ne le sera guère dans l’approche psychologique externalise et dans la neuroesthétique externaliste de l’art dans la mesure où la relation entre l’objet d’art et son contexte n’est pas envisagée comme accidentelle, mais bien définie comme essentielle.

b. Danto et la question des représentations mentales : prolongement de sa théorie dans les sciences cognitives contemporaines

Ainsi que le rapporte le biologiste américain Gerald Edelman : « La philosophie s’intéresse depuis toujours à l’esprit et à ses mécanismes. En passant en revue les concepts de la philosophie, Danto a défini presque toutes les positions philosophiques en fonction de ce qu’il appelle un épisode cognitif de base. Cette notion ramène à Descartes et s’exprime sous la forme d’une relation entre trois composants : un sujet, une représentation et le monde (…) signifiant par là que la tâche des neurosciences consiste à « montrer comment le tissu nerveux représente ». » (Edelman, 2008, p. 205) Danto propose une étude psychologique sur les représentations en 1989 dans son ouvrage intitulé Connections to the World: The Basic Concepts of Philosophy, puis dix ans plus tard dans son livre The Body/Body Problem. Dans ses mots : « Les neuroscientifiques sont des scientifiques et, en tant que tels, ils s’efforcent de représenter le monde (…). Ils expérimenteront, confirmeront, infirmeront, observeront (…) et tout cela, bien évidemment, doit être représenté dans l’idiome des neurones, des décharges neuronales, de la transmission des impulsions neurales et autres. Mais au-delà de tout cela, la neuroscience, simplement parce qu’elle est une science, sera un système de représentations (…). Et ces représentations doivent bien être logées quelque part. » (Danto, 1989b, pp. 240-241)[19]. Ces mots renseignent sur la manière dont Danto perçoit la cognition à son niveau général. Pour lui, la capacité de représentation est la caractéristique fondamentale de notre rapport au monde et l’attribut premier de notre cognition. C’est la raison pour laquelle Danto fait des êtres humains des êtres représentants ou représentationnels, des ens representans pour reprendre une formule qu’il emprunte lui-même à Descartes. Défendant ce qu’il appelle un « matérialisme représentationnaliste » (Representational Materialism) proche de celui de Fodor, Danto s’explique : « Cela revient à dire que lorsque quelqu’un croit que P, par exemple, alors il est dans un état phrastique qui est en rapport avec P de la même manière qu’une expression de P est en rapport avec une inscription de P. C’est la même proposition, qu’elle soit écrite ou dite ou crue, si elle est composées d’ondes sonores, de couches d’encre ou bien de tissus nerveux » (Danto, 1989b, p. 243)[20].

On comprend que pour Danto existe un médium, un intermédiaire entre le monde et nous, un intermédiaire qui transmet du sens et qui nous permet de comprendre et de connaître : ce sont les représentations qui s’expriment principalement sous la forme du langage. Danto établit ainsi une analogie entre les êtres humains et le langage. L’intention est de dire que les individus partagent les mêmes propriétés que les mots ou les phrases : ils sont des idées à propos de quelque chose (des représentations) et ils sont sujets à une évaluation sémantique en termes de vérité ou de fausseté. Dans cette théorie qui rappelle celle développée par le fondateur de la théorie computationnelle de l’esprit, Jerry Fodor avec son langage de la pensée (mentalais), notre relation au monde est présentée comme étant dépendante de notre capacité à se le représenter. Mais Danto ne s’arrête pas là et semble ajouter une pierre à l’édifice du mind/body problem. Il décrit en effet les êtres humains comme des véhicules ou supports sémantiques en tant qu’ils sont un corps dans lequel sont logées des représentations. L’importance qui est accordée au corps dans cette théorie tient principalement dans le rôle qui lui est dévolu, celui d’être le support physique des représentations. Pour Danto, les représentations prennent place avant tout dans l’esprit, même s’il faut bien dire que l’esprit est logé quelque part, le plus vraisemblablement pour lui dans le tissu nerveux du cerveau.

La vision qu’il défend d’un représentationnalisme en matière de cognition trouve une certaine résonance dans la sphère esthétique. C’est en tout cas ce que Danto explique notamment dans la Préface de The Body/Body Problem, où sa conception philosophique de l’être humain vient s’appliquer à l’œuvre d’art (Danto, 1999, ix-x). Comment cela paraît-il possible ? En art, Danto s’est en particulier passionné pour l’étude des véhicules ou supports sémantiques, ces structures matérielles qui transmettent un sens, une signification transcendant la matière qui les incarne. D’une façon générale, un véhicule sémantique se présente comme quelque chose qui a la propriété de nous transporter vers une certaine signification qu’il figure. Toutes les œuvres d’art sont ainsi des significations incarnées, des représentations de quelque chose au sens où, à travers leur matérialité, elles sont à-propos-de-quelque-chose. Pour Danto d’ailleurs, les deux particularités essentielles d’une œuvre d’art, c’est d’abord d’être à-propos-de-quelque-chose et ensuite d’incarner cette signification intentionnelle. Les œuvres d’art sont ainsi incorporées dans des objets mais elles ne leur sont en rien identiques puisque la signification joue un rôle fondamental au-delà de la matérialité de l’objet. Cette thèse de la représentation artistique que l’on trouve particulièrement bien exposée dans La Transfiguration du banal suppose inévitablement que le spectateur ne doive pas regarder le médium, mais qu’il doive regarder et comprendre à travers le médium, en tentant notamment de retrouver l’intention du créateur. Ainsi, comme dans le cas des êtres humains, les œuvres d’art sont-elles des types de véhicules sémantiques qui logent des représentations ; individus cognitifs et objets d’art sont tous les deux des supports de représentations qui incarnent des significations. À l’image des mots en effet, les œuvres d’art se positionnent à l’intérieur de l’intervalle qui sépare les êtres humains et le monde ; elles sont des formes, en conséquence, de véhicules ou de supports de représentations. Ce faisant, avec le cas de l’art, Danto fait de nouveau valoir, sur le plan non seulement épistémologique, mais aussi psychologique, que les représentations sont bien la composante fondamentale par laquelle nous sommes dans le monde et nous comprenons le monde, ainsi que le postulait déjà le plus grand représentant du cognitivisme[21], Fodor. Ce dernier, dans son récent article « Déjà vu All Over Again. How Danto’s aesthetics recapitulates the philosophy of mind » (2012), fait d’ailleurs l’éloge de la théorie esthétique de Danto. Les premiers mots de son article sont sans équivoque : « Comme vous le verrez, le ton de cet essai est, tout du long, caustique et critique. C’est parce que je suis rongé par la jalousie. Danto a fait quelque chose que j’étais très désireux de faire, à savoir reconsidérer certains problèmes difficiles en esthétique à la lumière des, dirions-nous, vingt dernières années de travail philosophique sur l’intentionnalité et la représentation » (Fodor, 2012, p. 55)[22]. D’après Fodor, Danto propose une esthétique néo-cartésienne dépendant d’une théorie représentationnelle de l’esprit. Dans sa théorie en effet, une œuvre d’art se distingue de sa jumelle qui n’en est pas une parce qu’elle a été intentionnellement créée par un artiste. L’œuvre d’art est ainsi la représentation extérieure d’un sens, d’un contenu qui se rattache aux contenus des états mentaux de l’artiste. Le lien nécessaire qui s’installe entre l’œuvre et les intentions de l’artiste correspond en propre à la ligne néo-cartésienne de l’esthétique dantienne. Mais dans son article, Fodor ajoute qu’il existe aussi une ligne de type néo-wittgensteinien. Cela tient au fait que pour Danto, être une œuvre d’art est une propriété relationnelle qui dépend, en tant que telle, d’un contexte historique et théorique. Au paragraphe 621 de ses Investigations Philosophiques, Wittgenstein se demande ce qui distingue l’action (intentionnelle) de lever un bras du simple fait qu’un bras se lève. De là, Danto s’interroge en transposant le problème de l’action à celui de l’œuvre d’art : si un simple mouvement de bras peut être interprété comme une action, un simple objet peut lui aussi être interprété comme une œuvre d’art, mais par quel procédé au juste ? Fodor explique que la réponse se trouve dans le réalisme intentionnel que soutient Danto : créer une œuvre d’art, c’est comme accomplir une action, car dans les deux cas l’agent satisfait ses intentions et dans les deux il a accès à ses états représentationnels (intentions, désirs, croyances, etc.) qui ne sont autres que les antécédents causaux de ces deux tâches comme dans une approche cartésienne de l’esprit. Il est en outre un autre élément qui rend la théorie de Danto néo-wittgensteinienne ; c’est que Danto avance que pour pouvoir annoncer qu’une œuvre d’art en est une, il faut non seulement dire qu’elle est le fruit d’une intention (qu’elle découle des états intentionnels de l’artiste) qui doit être reçue par une audience, mais aussi qu’elle appartient à un certain contexte. C’est en vertu de cela qu’être une œuvre d’art relève d’une propriété relationnelle : « Se situer dans un contexte, explique Fodor, est une propriété relationnelle par excellence » (ibid, p. 57)[23]. Fodor explique néanmoins que c’est avant tout parce qu’elle provient d’une intention et qu’elle est également reçue sur le mode de l’intention (les états intentionnels de l’audience) que l’œuvre d’art se distingue de l’objet quelconque. C’est en ce sens capital que la théorie esthétique dantienne s’inspire de la théorie représentationnelle de l’esprit que la philosophie cognitiviste loue.

4. Critiques adressées aux idées de Danto

a. Richard Shusterman contre l’approche transcendantale de la théorie esthétique de Danto

Richard Shusterman est un philosophe américain reconnu pour ses travaux dans le domaine de l’esthétique et du champ émergeant de la soma-esthétique qui renouvelle, en particulier, la philosophie pragmatiste américaine.

Sur son chemin de philosophe, Shusterman est parti de la philosophie analytique pour finalement aboutir à des théories pragmatistes qui revalorisent le corps. Son but est devenu celui de combattre les rigidités de la philosophie analytique et en partie ses inférences erronées au sujet de l’expérience esthétique. Si Shusterman s’est amplement détourné de ses premières amours, notamment parce que la philosophie analytique dans sa globalité ne prend pas en compte le corps dans l’expérience esthétique ou le considère comme de la simple matière inanimée, il y reste quelque peu sensible comme en témoignent les nombreuses allusions qui sont faites à la philosophie analytique dans ses textes – il parle même dans son cas de « zèle inconditionnel pour la philosophie analytique » (Shusterman, 2013, p. 29) –, notamment en la personne de Danto. À ses yeux, Danto a eu le mérite de désigner l’œuvre d’art comme un objet intentionnel à-propos-de-quelque-chose qui renferme un sens à décoder. Il a également su reconnaître et prendre en compte la dimension socio-historique dans la réception d’une œuvre, même si Shusterman signale, juste après ces quelques éloges, que Dewey l’avait lui-même fait et de meilleure façon que Danto (Shusterman, 1992, p. 43).

Shusterman a pris connaissance de la philosophie de Danto dans un cours sur l’esthétique analytique alors qu’il était étudiant en licence à Jérusalem au début des années soixante-dix. Depuis lors, chaque fois que Danto est cité dans ses textes, c’est avant tout de façon élogieuse. Shusterman voit en effet en lui « le philosophe analytique dont la sensibilité artistique est la plus vive et l’imagination la plus féconde » (ibid, p. 67) et il considère son approche comme « la théorie de l’art analytique la plus influente de la seconde moitié du XXe siècle » (Shusterman, 2013, p. 15). Pour cette double raison, il finit par admettre que « de toutes les œuvres analytiques, celle de Danto est la plus puissante et la plus séduisante » (ibid, p. 20). Le rapport ambivalent que Shusterman entretient avec Danto provient du fait qu’il fonde son esthétique pragmatiste par comparaison, voire, sur certains points, par contraste avec l’approche analytique hégélienne défendue par l’auteur analytique. En particulier, si l’éloge ne se transforme pas en apologie, c’est qu’il faut, explique Shusterman, « résister à la confiante affirmation de Danto : « la distinction entre l’art et la réalité est… absolue » » (Shusterman, 2013, p. 16). C’est pour entrer en résistance avec cette idée que Shusterman s’est détourné de l’esthétique analytique vingt ans après l’avoir rencontrée et qu’il a depuis lors préféré le pragmatisme.

Toutefois, la philosophie de Danto continue d’inspirer Shusterman, notamment à travers son concept de transfiguration. Ce concept permet au soma-esthéticien de proposer une approche extrêmement sophistiquée des liens pragmatiques qu’il voit se jouer entre l’art et la vie. Son pragmatisme esthétique conclut ainsi : si l’art et la vie entretiennent indiscutablement des liens étroits, il ne faut pourtant pas les considérer comme équivalents et négliger ce qui les distingue sérieusement. Le but va être d’assouplir ou d’estomper la distinction nette et rigide opérée par l’esthétique analytique dantienne. Et la clé de cette distinction réside paradoxalement chez Danto lui-même, dans son concept de transfiguration qui n’est d’ailleurs pas seulement un concept emprunté à la religion, mais qui est aussi un concept venu de la tradition Zen. Lorsqu’il était Professeur à Columbia, Danto a donné un cours d’humanités asiatiques et suivi lui-même les enseignements sur le Zen et le bouddhisme de Daisetz Teitaro Suzuki. C’est la conception Zen qui a conféré à Danto, de son propre aveu, sa compréhension des Brillo Boxes, soit qu’il n’existe pas de différence visible entre l’art et la vie. Dans sa Transfiguration du banal, mais aussi dans son article séminal « The Artworld », Danto cite un maître de Zen chinois de la dynastie Tang, Ch’ing Yuan, que Suzuki lui a fait découvrir : « Avant que je n’aie étudié le zen pendant trente ans, je voyais les montagnes comme des montagnes et l’eau comme de l’eau. Quand je suis arrivé à une connaissance plus intime, j’en suis arrivé au point où j’ai vu que les montagnes ne sont pas des montagnes, et l’eau n’est pas de l’eau. Mais maintenant que j’ai compris la vraie substance je suis tranquille, parce que je vois simplement à nouveau les montagnes comme des montagnes et l’eau comme de l’eau. » (Danto, 1989, p. 216) Cette citation qui a germé au cours d’un parcours spirituel pour Ch’ing Yuan exprime ce que Danto mettra au jour dans sa théorie de l’art, à savoir que les choses de la vie réelle ont le pouvoir d’être transfigurées en d’autres choses sans cesser d’être visuellement ces mêmes choses de la vie réelle. Danto explique que « le contraste entre une montagne et un objet religieux a disparu en faisant de la montagne un objet religieux » (ibid, p. 216). Si, comme Platon, Danto soutient que l’art et la réalité sont nettement séparés par un vide ontologique, il retourne le rapport de subordination platonicien en disant que la catégorie ontologique déchue n’est pas l’œuvre d’art mais l’objet réel qui n’a pas été splendidement transfiguré. De cette approche, Shusterman tire des enseignements pragmatistes cruciaux qui vont faire basculer la théorie dantienne dans une profondeur nouvelle, celle qui lui faisait défaut. Il montre que le concept zen de l’art comme transfiguration désigne la possibilité d’imprégner des objets et des événements du quotidien d’un sens plus intense au moyen d’une attention qui est plus élevée. C’est en réalité une définition de l’art et plus précisément de l’expérience esthétique que donne ici le philosophe américain. D’abord, l’art apparaît comme ce qui s’entend en termes de transfiguration ; une transfiguration immanente à ce monde, sans mysticisme ou transcendantalisme d’ordre théologique au sens où cette transfiguration n’a pas lieu dans un monde suprasensible et sacré, distant du monde réel. Cette définition a, selon Shusterman, des implications directes sur la définition que l’on peut donner de l’expérience esthétique. S’il est nul besoin de distinguer un monde sensible et un monde intelligible ou divin, c’est parce que le monde sensible est capable d’acquérir les mêmes qualités que le monde intelligible grâce à une expérience esthétique redéfinie en une expérience d’attention plus clairvoyante ou spirituelle du monde sensible. Tout comme Danto, Shusterman considère que l’expérience de l’art est une expérience cognitive qui fait redoubler d’attention un spectateur qui transfigure ainsi une œuvre par son acte cognitif. Mais Shusterman ajoute que l’attention et l’interprétation transfiguratives proposées par Danto doivent aussi impliquer « une intensification ou un cadrage de la vie » (Shusterman, 2013, p. 70), c’est-à-dire qu’elles doivent offrir une perception plus pénétrante, et ainsi plus esthétique, de la réalité. En sensibilisant l’expérience attentionnelle et interprétative mise au jour par Danto, Shusterman re-transforme en réalité cette expérience artistique en une véritable expérience esthétique, celle qu’avait volontairement et explicitement – nous verrons toutefois jusqu’à quel point – abandonné le philosophe analytique.

b. Les attaques contre sa théorie de la perception

Danto a défendu une approche modulaire néo-cartésienne de la perception – non sans liens avec l’approche fodorienne – censée aussi légitimer sa théorie des indiscernables. La perception est pour lui imperméable à des différences entendues en termes de savoir et de croyance ; elle n’implique aucune dimension historique. Aussi Danto soutient-il que les processus visuels ne sont pas soumis à l’évolution et à l’histoire, qu’ils ne peuvent en aucun cas être influencés par des processus top-down qui eux changent avec l’évolution et l’histoire, et que ces processus sont impénétrables, aveugles à leur propre fonctionnement qui est parfaitement inconscient et automatique. C’est en vertu de cette approche anté-cognitive de la perception que Danto fonde sa théorie des indiscernables : si deux peintures ne peuvent pas être distinguées visuellement, c’est parce qu’elles activent les mêmes capacités visuelles. Lorsque l’on doit reconnaître leur contenu, ce qu’elles représentent (le pictorial meaning qui va au-delà d’une simple pictorial competence modulaire (Rollins, 2012, p. 45)), il faut faire appel à des facultés cognitives supérieures à l’exemple principal de l’interprétation. C’est ce qui explique que pour Danto, savoir reconnaître ce qu’est de l’art par rapport à ce qui n’en est pas n’a aucun rapport avec une prétendue évolution ou un prétendu perfectionnement des processus visuels lié(e) à quelque plasticité cérébrale. Danto l’exprime au début de son article « Seeing and Showing » : « La thèse selon laquelle l’œil lui-même est historique comme la connaissance humaine elle-même – qu’il y a des changements dans la perception visuelle indexés à l’histoire et qui reflètent potentiellement des changements historiques, et qu’il y a une histoire du voir tout à fait analogue aux changements dans la production artistique – attribue, à mon avis, une plasticité beaucoup plus forte à notre système optique que les processus de la perception ne semblent en réalité autoriser » (Danto, 2001a)[24]. Savoir reconnaître l’art repose donc sur des propriétés cognitives supérieures, relationnelles, soumises à l’histoire, invisibles à un œil qui est lui anhistorique, affranchi de toute évolution. La pictorial competence est une compétence moindre, celle que l’humain partage avec le pigeon nous dit Danto, et en tant que l’art fait notre distinction humaine, il est le produit de cette part en nous qui est distinctivement humaine, la partie intellective.

Mais l’image que Danto s’est donnée de la perception a été attaquée pour son réductionnisme : elle méconnaît les critiques que l’on peut aisément faire à l’encontre de l’idée d’un œil innocent, elles-mêmes fondées sur les critiques que l’on peut faire à l’égard d’un mythe du donné. Sans même compter sur le fait qu’il existe une perception formaliste savante, qui souligne les opérations formelles qui ont été exécutées au regard de l’histoire de l’art dans l’iconographie, on peut se demander s’il est véritablement lieu de séparer l’œil et la cognition. Pour beaucoup, la perception n’est pas extérieure à la cognition et elle n’est jamais vierge de savoir dans l’appréhension d’une œuvre. Au reste, les connaissances que le spectateur détient lui permettront aussi de traiter les indices perceptibles signifiants de l’œuvre et de les interpréter. Goodman proposait dans cette optique de critiquer le mythe de l’œil innocent (1990, p. 36), Baxandall parlait d’un œil périodisé (period eye) (1988) et Bullot et Reber faisait de la perception une vision toujours déjà informée (2013). Mais celui qui s’est le mieux attaqué à la théorie de Danto et qui a en même temps le mieux exprimé cette idée d’une perception intentionnellement informée, c’est un autre philosophe analytique, Margolis (2000). Margolis explique que l’acte perceptif est toujours culturellement et théoriquement chargé, contrairement à la simple vision qui appartient au sensoriel : « Non. La perception sensorielle est toujours déjà chargée d’éléments conceptuels (…). Il n’y a pas de simple perception « sensorielle » que l’on puisse rapporter » (2000)[25]. Danto aurait en fait substitué à une théorie de la perception une théorie de la vision sensorielle qui en fait la simple réaction à un stimulus environnemental, c’est-à-dire non pas pénétrée par de l’attention, de la mémoire, de l’anticipation, non pas précédée par des connaissances et non pas sous-tendue par des processus moteurs. L’indiscernabilité est alors dans sa théorie moins perceptuelle – selon l’acception du wahrnehmen allemand enrobé de cognition – que platement sensorielle. Or, cela s’entend, le sensoriel est insuffisant pour discerner des entités aussi subtiles, intellectualisée et historicisées que le sont les œuvres d’art. Dans sa réponse à Margolis (1999), Danto aura la tête dure et maintiendra qu’il faut séparer la perception et l’interprétation car la perception est définitivement pour lui ce qui reste inchangé entre les œuvres lorsqu’on leur soustrait l’interprétation.

On pourrait ici souligner que ce n’est pas uniquement sur ce point que Danto a fait preuve d’obstination. Dans la théorie conceptualiste qu’il a proposé de l’art, il a surtout analysé, avec quelque peu de maniaquerie, les œuvres de Duchamp et de Warhol. Le problème qu’il y a à penser la nature de l’art à partir de ces modèles principaux, c’est bien sûr celui de la réduction. Dans son œuvre, ces exemples ont valeur de théorie. Toutefois, il est à noter que la plupart des œuvres après le Pop opèrent par exemple un retour du corps et aussi de la dimension esthétique de l’art. Si Danto voyait dans la théorie de Greenberg une théorie partielle et partiale en ce qu’elle n’avait pas envisagé le Pop Art ou l’art conceptuel[26] – et donc une théorie qui aura pour finir été falsifiée par l’apparition de contre-exemples artistiques –, on peut émettre l’hypothèse que ce même défaut parcourt sa propre théorie.

c. Danto a-t-il réellement abandonné, comme il a pu le clamer, l’esthétique ? Vers une esthétique de la signification

Pendant longtemps, c’est un fait, Danto n’a eu que du mépris pour l’esthétique. Dans la plupart de ses textes, l’œuvre d’art, à tout le moins contemporaine, apparaît comme ce qui doit nous faire penser ; sa vocation n’est pas d’être belle mais elle est celle de mettre en avant une signification. Comme cela, et contre la tradition de l’esthétisme artistique, Danto met en pleine lumière la nécessaire conceptualité de toutes les œuvres d’art, ce qu’a montré au plus haut point la pratique de l’art conceptuel héritée de Duchamp. Du reste, en faisant reposer l’expérience esthétique de manière essentielle sur des facultés intellectuelles, Danto la libère de son rôle émotionnel. Son esthétique de la réception – laquelle s’appuie sur « l’anti-esthétisme » (Danto, 2006) démocratisé de l’art avant-gardiste et contemporain – n’a donc plus rien d’affectif ; seules les entités ayant une signification sont des œuvres d’art, car le rapport entre l’esthétique et l’art est externe et contingent. De là découle que la seule esthétique acceptable pour notre philosophe est une esthétique de la signification et non plus de la beauté, de la contemplation et du plaisir.

Quid de cette esthétique de la signification ? Dans cette approche, Danto fait finalement bien plus primer la signification sur l’incarnation, car ce qui importe à ses yeux ce sont les propriétés relationnelles de l’œuvre métaphorique. Pour autant, dans son ouvrage The Abuse of Beauty et dans certains de ses derniers articles, Danto – celui que l’on pourrait appeler le dernier Danto – paraît reconsidérer l’esthétique et trouver un intérêt nouveau pour le rôle que les propriétés esthétiques jouent dans l’art du XXe siècle. C’est en fait une idée qu’il exprimait déjà en 1993 dans l’article « A Future for Aesthetics », mais qui était restée assez silencieuse dans la suite de son œuvre. Ses textes plus récents permettent d’interroger à nouveaux frais la relation qu’il entretient avec l’esthétique. L’introduction de The Abuse of Beauty s’ouvre pourtant sur cette idée que Danto n’a cessé de rappeler dans toute son œuvre : « (…) l’art effronté et irrévérencieux du début des années 1960 semblait n’avoir aucune place pour l’esthétique » (2003a, p. 2)[27]. Il en vient toutefois à distinguer la beauté et l’esthétique et considère qu’il existe une place pour le pluralisme des modalités esthétiques, car s’il faut évacuer l’idée de beauté, il ne faut pas nécessairement renoncer aux qualités esthétiques plus largement, d’autant que l’art du XXe siècle a réellement fait une place à de nouvelles qualités esthétiques. Le grand âge de l’esthétique – le XVIIIe siècle selon Danto – n’est plus, et il ne faut plus considérer à sa suite la beauté comme l’unique qualité esthétique possible, voire il ne faut plus la considérer du tout. Le pluralisme esthétique qu’a connu l’art depuis le tournant du XXe siècle a entraîné une immense variété des modalités esthétiques qui ne débouche plus indispensablement sur la beauté. Rappelons ici la distinction que notre philosophe a opérée entre une beauté interne, liée au contenu de l’œuvre, et une beauté externe, purement décorative. La seconde est celle qui a contribué à l’amère vacuité de l’esthétique comme discipline instituée : « Si la beauté d’une œuvre d’art n’est pas interne[28], explique Danto, alors elle est littéralement dépourvue de sens, c’est-à-dire qu’elle n’est, pour citer Kant, que ‘beauté libre’ et pure décoration. Bref, j’ai essayé de me libérer de l’esthétique de la forme de Kant-Greenberg et d’y substituer une esthétique de la signification » (Danto, 2006). Il s’agit de dire que la beauté ou les qualités formelles d’une œuvre ne sont intéressantes que si elles sont connectées à du sens, que si elles sont l’enveloppe visible d’un sens invisible.

En ayant revalorisé la beauté interne, Danto aurait tout de même proposé une forme d’esthétique, même s’il s’agit d’une « esthétique de la signification » (Danto, 2006, p. 18). Cela signifie que même s’il leur accole toujours le concept de signification – la philosophie de l’art est une esthétique de la signification et l’œuvre une signification incarnée –, Danto continue de défendre l’esthétique et la forme d’incarnation qu’elle suppose. C’est pour cela qu’il paraît abusif de dire qu’il a parfaitement abandonné l’esthétique ; il faudrait même dire qu’il l’a tardivement retrouvée. C’est ce qu’explique bien Carrasco Barranco dans son très bon article « Au-delà du conceptualisme : l’esthétique et l’art d’aujourd’hui » : « Depuis que Danto a reconnu le pluralisme esthétique de l’art postmoderne et qu’il a introduit le concept de qualités esthétiques internes pour désigner celles qui contribuent à la signification de l’œuvre d’art, l’esthétique peut jouer un rôle significatif dans l’interprétation des œuvres et la critique d’art, et constituer un point de vue critique qu’ont manqué ceux qui soutenant la thèse conceptualiste, considèrent l’esthétique comme non pertinente sur le plan de la critique » (2015).

Même si Danto n’a jamais ajouté les qualités esthétiques à la liste des conditions nécessaires pour définir l’art, il pense que ces qualités peuvent contribuer à la signification d’une œuvre et ainsi qu’elles sont potentiellement un objet pour le monde de l’art ; et lorsqu’elles contribuent à la signification d’une œuvre, c’est en raison de leur forme rhétorique. Danto le disait déjà en 1993 : « Ontologiquement, l’esthétique n’est pas essentielle à l’art – mais rhétoriquement, elle est centrale » (1993)[29]. D’après lui, si l’esthétique ne permet pas de transformer la pratique artistique actuelle – parce qu’elle ne fait pas partie de son essence –, elle permet toutefois de l’enrichir. Et Danto continue, avec les mots qui vont suivre, d’aller dans ce sens : dans la Postface du livre de Shusterman, Chemins de l’art. Transfiguration du pragmatisme au zen, Danto livre en effet une anecdote parlante : « (…) je vais prendre un moment pour expliquer pourquoi les boîtes de Brillo ont été importantes pour ma philosophie, contrairement aux ready-made de Duchamp. La réponse est que j’ai rencontré les boîtes de Brillo, c’est-à-dire, je les ai réellement rencontrées. Ce n’est pas quelque chose que j’ai découvert dans un livre d’histoire de l’art. Elles sont entrées dans ma vie et ma pensée et les ont transformées. C’est ainsi quand on vit existentiellement (…) » (Danto, in Shusterman, 2013, p. 82-83). Dans un vocabulaire qui ne ressemble assurément pas à son style habituel, Danto explique l’importance de penser l’appréhension d’une œuvre sous la forme de la rencontre, et même sous la forme existentielle d’une rencontre transformatrice ; l’œuvre d’art qui aura vraiment un impact sur le spectateur sera celle que celui-ci aura rencontré directement et esthétiquement, pas celle qu’il se sera contenté de connaître par le truchement de documents. On retrouve un vocabulaire phénoménologique et pragmatique assez similaire dans son article de 1993 où Danto expliquait que la philosophie de l’art doit savoir parfois se passer des préoccupations ontologiques qui l’ont quant à lui obsédées : « Il s’agit d’aborder désormais l’art de manière pragmatique, sous l’angle de la vie » (1993)[30]. Seront pragmatiques les qualités esthétiques du type de la beauté interne qui disposent les participants à bien recevoir les œuvres.

Dans les passages que nous avons cités, l’art était d’abord présenté comme une rencontre, puis comme ce qui s’inscrit dans la perspective pragmatique de la vie. Il en ressort bel et bien que Danto lui-même n’a pas su, en tout cas pas totalement, priver sa philosophie de l’art de l’esthétique.

d. Le problème de l’incarnation dans l’ontologie dantienne

Reste bien sûr que Danto n’a pas proprement flatté l’esthétique, qu’il n’en a pas montré toute l’étendue, car ce n’était assurément pas sa volonté. Sa distinction entre une beauté interne, adaptée au concept de l’œuvre, et une beauté externe, purement décorative, laisse par exemple à penser que l’on serait en droit de critiquer la beauté d’une œuvre si on estime qu’elle n’est pas adaptée à son concept, ou plus largement si l’on estime qu’il n’est pas approprié que l’œuvre en question soit belle, ce qui semble difficilement tenable. Mais c’est surtout la façon qu’il a de considérer l’incarnation dans sa théorie de la signification incarnée qui peut être considérée comme étant trop pauvre, car inattentive à la manière dont la matière qui incarne le sens influence la manière dont le participant interprète ce sens incarné. Dans son article de 2007 consacré à cette critique, Costello voit une limite importante à la théorie de Danto : ce n’est pas parce que Danto a bien montré que les propriétés matérielles d’une œuvre ne suffisent pas pour en faire une œuvre d’art qu’il a du même coup montré que ces propriétés ne sont pas nécessaires pour en faire l’œuvre qu’elle est. Danto était dans le vrai quand il soutenait qu’une œuvre ne peut se réduire à ses propriétés perceptuelles internes prises isolément des questions externes et relationnelles d’intention et de contexte ; mais il a tranché trop rapidement sur l’inessentialité de l’esthétique à partir de son questionnement ontologique sur l’art. C’est cette insuffisance majeure que pointe Costello : « Mais je veux suggérer que les conclusions qu’il tire de ses exemples sacrifient néanmoins quelque chose de nécessaire, voire de suffisant, pour une ontologie adéquate de l’art, en jugeant toutes ces propriétés intrinsèques insignifiantes simplement parce qu’elles ne peuvent servir, dans n’importe quel cas, à distinguer l’art du non-art. Le fait que les propriétés esthétiques ne servent pas à distinguer l’art du non-art dans n’importe quel cas montre seulement que ces propriétés ne sont pas suffisantes pour fonder une définition adéquate de l’art, et non pas qu’elles ne sont pas nécessaires à une telle définition, quoi qu’une telle définition puisse exiger d’autre (ce dont Danto a lui-même fourni une bonne partie) » (2007)[31]. De cette insuffisance, Costello conclut que l’on peut conserver l’esthétique dans la définition de l’art et qu’elle fait même partie de l’art en nature. Danto restait donc bien trop prudent quand il disait que l’esthétique ne sert qu’à enrichir l’art, quand il en faisait un simple infléchisseur, alors qu’elle en est en réalité un pilier tout autant structurant que l’interprétation ne l’est elle-même. Sans l’esthétique, l’art serait semblable à n’importe quelle autre forme d’énonciation, et notamment aux formes les plus littérales, comme les énoncés scientifiques.

e. Un point de vue pragmatique contre l’essentialisme dantien

Dans la postface du l’édition française publiée à titre posthume de What Art Is, Olivier Quintyn propose une critique pragmatique de l’ontologie dantienne. Ici, il faut entendre le substantif critique d’après son étymologie – du grec kritikos qui signifie « capable de discernement, de jugement » –, car sa critique ne constitue pas un pur rejet. Plus que son renversement, c’est une nouvelle lecture de l’ontologie dantienne que l’auteur propose. Reste que l’essentialisme dantien fondé à partir des indiscernables n’est pas totalement selon lui sans défaut : d’abord parce qu’une indistinction perceptuelle brute est vivement discutable, ainsi que l’a bien montré Margolis, et ensuite parce que le modèle de l’interprétation sur lequel il repose peut lui-même être soumis à discussion. Danto a clairement choisi une veine néo-cartésienne internaliste d’après laquelle les propriétés relationnelles de l’œuvre d’art dépendent d’intentions mentales. Mais Quintyn propose habilement une lecture autre, qui considère que la dépendance entre l’œuvre d’art et le contexte ne s’effectue pas au niveau mental, mais au niveau de significations collectives et publiques qui ont tout à voir avec ce que Wittgenstein appelle une forme de vie. Cette approche prend l’allure, non plus d’une herméneutique, mais d’un interactionnisme, puisque l’interprétation est reliée aux usages des participants du monde de l’art. Autre manière de dire que le substantialisme dantien est ici supplanté par des conclusions interactionnelles – qui viennent en quelque sorte séculariser sa philosophie transfigurative –, lors même que les deux approches partent de prémisses semblables, « à savoir la reconnaissance de la primauté de l’interprétation ‘collective’ d’un ‘monde de l’art’ dans la constitution même de ce qui est identifié comme art, à condition que ce ‘monde’ ne soit pas une monade isolée, mais s’insère dans les jeux de langage et communique avec les pratiques d’une culture entière que lui-même contribue à façonner » (ibid, p. 196). C’est sur ce terrain que l’approche de Quintyn se rapproche le mieux de celle du philosophie analytique Jean-Pierre Cometti. L’auteur s’en inspire d’ailleurs pour le moins explicitement. Pour Cometti, même s’il y a quelque chose que nous appelons art et qu’il est parfaitement légitime de s’interroger sur la nature de ce « il y a » (Cometti, in Shusterman, 2008, p. 167), il faut renoncer en définitive à l’ontologie en philosophie de l’art. Dans sa conception d’une ontologie neutre de l’art, la seule esthétique possible est une esthétique des usages à la Wittgenstein et du fonctionnement des œuvres, pensée en termes pragmatistes. Cometti défend effectivement une approche pragmatiste de l’art fondée sur une ontologie neutre. Celle-ci se définit par la négative en considérant qu’il n’y a pas de propriétés prédéterminées de l’art. La raison ? L’art est inscrit « dans un champ de relations contextuelles qui appartiennent au fonctionnement de l’œuvre » (1999, p. 49). C’est pour cela qu’il est proprement un art sans qualité si l’on en suit le titre que donnait Cometti à son ouvrage de 1999. En définitive pour le philosophe analytique, l’être de l’art s’identifie à ses modes d’existence – des facteurs de l’art –, ce qui relie l’esthétique à l’analyse concrète des organisations, et structures des mondes de l’art qui font exister les œuvres comme telles. Quintin débute d’ailleurs sa Postface par la description de la forme que prend la critique pragmatiste de l’ontologie à la Cometti : « Les pratiques artistiques (et cela est vrai de toute pratique) ne sont pas définissables a priori, ce sont des combinions d’activités collectives articulant un grand nombre d’acteurs sociaux et de médiations (production technique, exposition, conservation, échange, publication, entre autres) dont le degré de visibilité dépend des moyens de description et d’enquête et, surtout, des changements d’échelle impliqués par le fait de suivre des réseaux de pratiques » (2015, p. 184).

Cette critique pragmatiste autorise in fine Quintyn à rapprocher l’art d’une efficace sociale et politique. Pour en faire foi, il mentionne une forme d’« art collaboratif » (Bishop, 2004 ; Kester, 2008) que l’on appelle l’artivisme.

f. L’idée problématique de monde de l’art

Il est vrai que la plupart des critiques qui sont adressées à la philosophie de Danto sont d’ordre épistémologique. Mais sur le plan socio-politique, sa philosophie n’en est pas moins contestable, sinon effectivement contestée. La notion de monde de l’art a été vivement critiquée par l’artivisme qu’évoquait Quintyn. Ce néologisme – mélange des notions art et activisme – renvoie à une pratique artistique engagée dont les préoccupations politiques sont proches des mouvements altermondialistes. Depuis les années quatre-vingt-dix, les interventionnistes qui se revendiquent artivistes sont issus de mouvements situationnistes, du punk, de Dada ou encore de l’art urbain ; ils usent du documentaire, de photographies ou autres performances pour exercer leur praxis sociale. C’est pour en témoigner que Nicolas Bourriaud a utilisé la notion d’« esthétique relationnnelle » à la fin des années quatre-vingt-dix. Grant Kester viendra compléter la notion en décrivant les pratiques artivistes comme des « pratiques collaboratives, participatives et socialement engagées » (2008). En descendant dans la rue, en pénétrant le monde socio-politique avec la volonté franche de troubler l’ordre public, les artivistes refusent jusqu’à l’idée de monde de l’art : refus d’en faire partie et refus de son existence. Et en effet, explique l’historienne de l’art Claire Bishop (2004), les artivistes ne cherchent plus, par exemple, à témoigner du pouvoir des institutions dans une définition de l’art, ils cherchent à rendre compte de la situation socio-politique desdites institutions en sortant du cadre institutionnel de l’art, en politisant leur art et surtout en le rendant collectif. L’art se conçoit ainsi comme dépendant d’un contexte social et politique particulier plus que d’un monde de l’art comme super-institution généralisée. Corrélativement, les artivistes refusent que l’on accorde à l’art ou à l’œuvre une définition essentialiste, leur but étant plutôt de la dissoudre et de sacrifier l’autonomie de la sphère artistique tant célébrée par Danto. La raison tient au fait que les pratiques artivistes sont transformatives et pragmatiques plus que représentatives et ontologiques. Si elles ne sont pas représentatives et ontologiques, c’est parce qu’elles ne dépendent pas d’un répertoire déjà normé de pratiques. Quintyn le dit là encore très bien : « Ce qui est appelé ‘art’, en ce sens, se rapproche de l’enquête au sens pragmatiste du terme, sans nulle prédétermination de la forme qu’elle peut prendre » (2015, p. 202). Ce faisant, l’ambition de ces artistes est d’ouvrir les frontières de l’art, pour ne pas dire de le dépasser. Ainsi que le dit très bien Benjamin Riado dans son article « L’art sous couverture médiatique » : « Par renoncement délibéré à son autonomie – et par là même à ses territoires consacrés – l’art peut désormais se trouver partout ; son extension sociale et spatiale le fait accéder à la mondialisation » (2011). En refusant d’être limité, l’artivisme peut effectivement se retrouver partout dans le monde, c’est-à-dire aussi bien au-delà de tout monde de l’art fixiste. C’est la raison pour laquelle l’indiscernabilité ne se trouve plus dans l’indistinction entre l’art et un objet réel, comme le supposait Danto, mais dans la « subduction dans une action complexe sur des chaînes de médiations sociales » (Quintyn, 2005, p. 203).

Conclusion

Qu’on lui donne raison ou qu’on le critique, Danto a assurément su pénétrer la question pointue de la nature de l’art – elle-même fondée sur des théories de la connaissance et de l’action plus larges –, et ainsi la question de la délimitation entre art et non-art, de façon retentissante. Sa triple casquette d’artiste, de philosophe et de critique d’art octroie, sinon une grande justesse à ses analyses, du moins une amplitude qu’ils sont peu à remettre en question dans le cercle des philosophes et en dehors. La force de l’œuvre dantienne est aussi qu’elle intéresse d’autres disciplines que la seule philosophie ; on la retrouve étudiée dans la critique d’art, chez les artistes eux-mêmes, mais aussi dans l’histoire de l’art et de manière plus surprenante encore dans la science, en psychologie et dans les neurosciences. C’est donc à peu près sûr, Danto est cette grande pierre que l’on ne peut éviter : soit ce caillou dans la chaussure dont on aimerait pouvoir se débarrasser, soit ce rocher sur lequel prendre appui.

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  1. La spécificité de la philosophie analytique, phénomène à la fois le plus « excitant » et le plus « controversé » de ces dernières décennies selon Glock (2011, p. 14-15), ne tient pas uniquement à l’idée selon laquelle elle utiliserait un langage plus clair et rigoureux que ne le ferait la philosophie continentale (la philosophie native de la tradition romano-germanique qui renvoie en priorité à la phénoménologie et à sa branche existentialiste). Cette distinction à la fois méthodologique et géolinguistique, laquelle oppose la clarté analytique à l’obscurantisme continental » (ibid, p. 322), est aussi répandue que simplificatrice ; il suffit de penser à la place ambiguë qu’occupe le pragmatisme américain fondé par Peirce pour en apporter la preuve. Mouvement issu principalement du travail philosophique de trois penseurs au tournant des XIXe et XXe siècles – Frege, Moore et Russel –, la philosophie analytique s’apparente avant tout à une thèse métaphilosophique selon laquelle la philosophie correspond à de l’analyse logique. Pour la première philosophie analytique du XIXe siècle, l’analyse logique ne relève pas seulement d’une partie de la philosophie, elle est le cœur même de l’entreprise philosophique qui ne produit pas les contenus des jugements, mais qui les précise, les clarifie. Vers le milieu du XXe siècle, sous l’influence majeure de Wittgenstein, du positivisme logique et de l’analyse conceptuelle, beaucoup de penseurs analytiques ont soutenu une forme de philosophie linguistique d’après laquelle le sens doit pouvoir être entièrement manifesté dans les pratiques linguistiques. Reste que proposer une définition en intention de la philosophie analytique, qui circonscrirait totalement le mouvement, est tâche compliquée (une tâche dont nous ne nous emparons pas, bien sûr, ici).
  2. C’est la traduction que nous proposons des mots suivants : « I regard the discovery that something can be good art without being beautiful as one of the great conceptual clarifications of twentieth-century philosophy of art, though it was made exclusively by artists ».
  3. Par exemple, dans les mots de la philosophe et historienne de l’art Jacqueline Lichtenstein : « L’artiste est seul à détenir l’autorité susceptible de garantir la légitimité d’une réflexion sur l’art (2014, p. 43).
  4. C’est la traduction que nous proposons des mots suivants : « When I began to think through the project of framing a definition of art, the philosophy of art was dominated by two main theses: that no such definition was possible, and that no such definition was needed. The latter was largely a Wittgensteinian response to the former ».
  5. Dans son article « Defining Art ». Ses idées seront reprises, affinées et légèrement révisées en 1974 dans Art and Aesthetic. An Institutional Analysis.
  6. Dickie répliquera d’ailleurs en 2012 dans un article intitulé « A Tale of two artworlds », paru dans le livre de Rollins, Danto and his critics : « There is, however, a basis for this misunderstanding of my view. At the beginning in 1969, I spoke of « an artifact upon which some society or some subgroup of society has conferred the status of candidate for appreciation ». I soon realized that this language could lead to the misunderstanding in question, and in my second and third attempts at formulating the theory, I spoke of « some person or persons acting on behalf of » the art world. When I spoke here of some person acting, I had in mind the activities of a single artist, and when I spoke of persons acing, I had in mind the activities of groups of the kind that make movies, plays, and operas. In my last, and I hope final, attempt at formulating the institutional theory of art in 1984, I spoke simply of the creating of an artifact (…) All of the many examples that I gave to illustrate what I was talking about were of individual artists or of groups of artists creating art » (p. 112).
  7. C’est la traduction que nous proposons des mots suivants : « Aesthetics cannot properly develop until art’s history has ended. The theory of action and knowledge reflect upon everyday experience, and so their concerns could have developed anytime. Aesthetics studies the work of Duchamp and Warhol, and so Danto’s definition of art could only have been written after they made their art ».
  8. On peut notamment parler de système pour la philosophie dantienne en raison du fait que Danto applique sa méthode des indiscernables à l’entièreté de sa philosophie, c’est-à-dire non pas seulement à sa philosophie esthétique. Selon lui, c’est toute la philosophie qui découle du problème des indiscernables perceptuels. Par exemple, le problème de ce qu’est le réel émerge lorsque l’on est capable de distinguer deux phénomènes indiscernables à l’œil : un rêve parfaitement plausible et cohérent d’un côté et le monde extérieur de l’autre.
  9. Voici par exemple ce que Danto dit dans la Préface de son Andy Warhol : « Without Warhol, I could never have written The Transfiguration of the Commonplace. This book accordingly is the acknowledgment of a debt » (2009, p. xv-xvi).
  10. C’est la traduction que nous proposons des mots suivants : « Many of his most important words are like answers to philosophical questions ».
  11. Le titre exact est celui-ci : « Œuvres d’art et simples objets réels ».
  12. Cette idée d’après laquelle on ne peut apprécier une œuvre d’art si on ne l’a d’abord interprétée rejoint aussi une devise scientifique célèbre, celle selon laquelle il n’existe pas d’observation sans théorie. On peut songer ici à des scientifiques comme Auguste Comte qui signale que « pour se livrer à l’observation, notre esprit a besoin d’une théorie quelconque » (1830, p. 23), ou comme Charles Darwin qui « est convaincu que sans théorie il n’y aurait pas d’observation » (1888, p. 179).
  13. La Bible, Nouveau Testament, Évangile selon Mathieu, XVII, 2-12.
  14. Voir Principes fondamentaux de l’histoire de l’art.
  15. Dans sa théorie de l’œuvre plurielle et de sa réception plurielle, Genette donne l’exemple du canard-lapin de Jastrow et explique que s’il y a là un tracé physique unique et une description syntaxique univoque, il y aura pourtant deux dessins fonctionnels et une description sémantique au moins double (2010, p. 366).
  16. C’est la traduction que nous proposons des mots suivants : « (…) studies of art appreciation lack explanatory power if they use simplified stimuli that are disconnected from an art-historical context ».
  17. C’est la traduction que nous proposons des mots suivants : « As contextualists such as Danto have argued persuasively, a work like Warhol’s Brillo Boxes can be appreciated as art only if its audience is sensitive to certain historical facts (…). Therefore, a neuroaesthetics of the neural responses to Warhol’s Brillo Boxes must investigate the neural mechanisms that underlie the appreciator’s sensitivity to facts in Warhol’s art-historical context ».
  18. C’est la traduction que nous proposons des mots suivants : « To rebut theories of art appreciation that stress the role of historical expertise like Danto’s (…) contextualist theorie, Fodor conjectures that appreciators can adequately interpret a work of art without knowing its intentional-causal history ».
  19. C’est la traduction que nous proposons des mots suivants : « Neuroscientists are scientists, explique-t-il, and, as scientists, they strive to represent the world. (…) They will experiment, confirm, disconfirm, observe (…) and all of this, of course, must be represented in the idiom of neurons, firings, the transmission of neural impulses and the like. But beyond all this the fact is that neuroscience, just because it is a science, will be a system of representations (…). And these representations must be housed somewhere ».
  20. C’est la traduction que nous proposons des mots suivants : « It holds that when someone believes that P, for example, then he is in a sentential state that stands to P in much the same way that an utterance of P stands to an inscription of P. It is the same proposition whether written or spoken or believed, whether it is made up of sound waves, layers of ink, or nervous tissue ».
  21. Le cognitivisme s’est forgé avec la logique mathématique et l’invention des machines de traitement de l’information. Elle s’est ensuite développée en particulier avec les neurosciences (McCulloch), la psychologie (Neisser, Rock, Pylyshyn), la linguistique (Chomsky) et la philosophie (Putnam, Fodor). Elle se fonde sur trois propositions principales. D’abord, le complexe esprit/cerveau est susceptible d’une double description – matérielle et fonctionnelle -, laquelle renvoie à deux niveaux d’analyse largement indépendants puisque l’explication des phénomènes cognitifs requiert un niveau symbolique distinct. Ensuite, au niveau fonctionnel ou informationnel, le système cognitif se définit par des états mentaux internes et par les processus qui conduisent d’un état à un autre selon des règles logiques que l’on appelle « lois de fonctionnement de l’esprit » ; ces états sont dits représentationnels car ils sont dotés d’un contenu qui renvoie à des entités externes. Enfin, ces représentations internes syntaxiquement structurées sont des formules d’un langage formalisable, car proche des langages formels de la logique. Jerry Fodor, sous l’appellation de « langage de la pensée » ou « mentalais », a notamment défendu cette doctrine dans son livre The Language of Thought en 1975, mais aussi huit ans après dans The Modularity of Mind où il soutient du reste une conception modulariste des fonctions cérébrales selon laquelle chaque module est modalisable à un endroit précis du cerveau. Le cognitivisme pense la cognition comme un dispositif de traitement séquentiel de l’information semblable au fonctionnement d’un ordinateur qui traite des symboles et les combine entre eux à partir de programmes et d’algorithmes.
  22. C’est la traduction que nous proposons des mots suivants : « As you will see, the tone of this essay is carping and critical throughout. That’s because I am eaten up with jealousy. Danto has done something I’ve been very much wanting to do: namely, reconsider some hard problems in aesthetics in the light of the past 20 years or so of philosophical work on intentionality and representation ».
  23. C’est la traduction que nous proposons des mots suivants : « Being set in a context is a relational property by excellence ».
  24. C’est la traduction que nous proposons des mots suivants : « The thesis that the eye itself is historical as human knowledge itself -that there are changes in visual perception indexed to and possibly reflective of historical changes, and that there is a history of seeing entirely analogous to changes in artistic production- attributes, in my view, a far greater plasticity to our optical system than the facts of perception seem to me to allow ».
  25. C’est la traduction que nous proposons des mots suivants : « No. Sensory perception is always and already freighted with conceptual elements (…). There is no mere ‘sensory’ perception that we can report ».
  26. Dans « From Aesthetics to Art Criticism and Back » (1996), Danto dit en effet ceci : « Greenberg effectively stopped writing criti- cism in the late 1960s, and it is difficult not to suppose that he did so because his entire prac- tice as a critic was unable to gain a relevant pur- chase on an artistic practice governed by the principle, articulated by the two most influential artistic thinkers of that era, Andy Warhol and Joseph Beuys, that anything can be an artwork, that there is no special way that artworks have to look, that everyone can be an artist-a thesis Warhol advanced in his painting-by-the-numbers paintings which look like what anyone can do ».
  27. C’est la traduction que nous proposons des mots suivants : « (…) the brash and irreverent art of the early 1960s seemed to have no room for aesthetics at all ».
  28. C’est-à-dire si elle ne contribue pas à la signification conceptuelle de l’œuvre.
  29. C’est la traduction que nous proposons des mots suivants : « Ontologically, aesthetics is not essential to art –but rhetorically, it is central ».
  30. C’est la traduction que nous proposons des mots suivants : « It is to address art now pragmatically, from the perspective of life ».
  31. C’est la traduction que nous proposons des mots suivants : « But I want to suggest that the conclusions he draws from his examples nonetheless sacrifice something necessary, if not sufficient, for an adequate ontology of art, by ruling all such intrinsic properties inessential simply because they cannot serve to distinguish art from non-art in every instance. That aesthetic properties will not serve to distinguish art from non-art in every instance only shows that such properties are not sufficient to ground an adequate definition of art, and not that they are not necessary to such a definition, whatever else such a definition may require (much of which Danto has himself provided) ».

 

Alice Dupas
Ecole Normale Supérieure de Lyon
alice.dupas@ens-lyon.fr