Technique (A)

Comment citer ?

Goffi, Jean-Yves (2020), «Technique (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/technique-a

Publié en janvier 2020

Résumé

Il est tentant de définir la technique d’une façon brève et directe. Une remarquable définition de ce genre est la suivante : la technique est « l’humanité au travail » (Pitt, 2000, XI). Mais, en dépit de sa concision, cette définition est lourde de présupposés philosophiques. On ne saurait donc éviter une réflexion philosophique sur la technique. Or, en toute rigueur, la philosophie de la technique n’existe comme discipline séparée que depuis 1877. À cette date, en effet, ont été publiés les Grundlinien einer Philosophie der Technik de E. Kapp ; c’est à cette occasion, semble-t-il, que le syntagme « philosophie de la technique » est apparu pour la première fois. Mais les philosophes n’ont pas attendu la fin du XIXe siècle pour s’intéresser à la technique, de telle sorte qu’une réflexion philosophique sur la technique précède une philosophie de la technique clairement identifiée comme telle. Il n’est pas toujours facile, en réalité, de distinguer les deux entreprises. On se propose donc, avant tout, d’avancer une définition de la technique, qui sera d’ailleurs double.

On s’intéressera ensuite à la pensée philosophique qui a précédé la philosophie de la technique à proprement parler, en présentant les différentes façons dont elle aborde l’ontologie des objets techniques, dont elle formule les rapports entre anthropologie et techniques et enfin dont elle procède à une évaluation des techniques.

On présentera enfin dans ses grandes lignes la situation contemporaine à partir des perspectives ouvertes par E. Kapp. Les analyses les plus notoires en philosophie de la technique semblent négliger l’ontologie des objets techniques au profit d’une anthropologie essentialiste et d’une évaluation largement négative du phénomène technicien. Le « tournant empirique » en philosophie de la technique sera envisagé comme une tentative de rééquilibrer les choses.


Table des matières

1. Qu’est-ce qu’une technique ?

a. Difficultés préliminaires

i. Illusion du présent industriel
ii. Caractère systémique des techniques
iii. Les techniques comme milieu

b. Définition de la technique

c. Techniques et technologies

2. Réflexion philosophique classique sur la technique

a. Trois champs d’investigation
b. Anthropologie des techniques
c. Ontologie des objets techniques
d. Évaluation des techniques

3. Orientations contemporaines de la philosophie de la technique

a. L’héritage des Grundlinien de E.Kap

b. La technologie autonome

c. Ouvrir la boîte noire

i. Introduction : le tournant empirique
ii. La question de la technoscience
iii. Les objets techniques

Conclusion

Bibliographie


1. Qu’est-ce qu’une technique ?

a. Difficultés préliminaires

On a pu observer (Nancy, 1991, 43) que le mot « technique », pris absolument, renvoie à un des concepts les moins bien formés du discours ambiant. Cette remarque semble fondamentalement juste, même si elle est complétée par un : « On en bavarde d’autant plus » assez antipathique. L’expression semble disqualifier d’avance tout ce qui est dit sur le sujet, renvoyé par là non pas à l’ignorance, toujours susceptible d’être corrigée ou amendée, mais à l’affairement superficiel de ceux qui ont l’esprit faux et qui, incapables de rectifier cette fausseté, ne sont même pas en mesure de la percevoir. Au lieu de congédier d’un ton grand seigneur ce qui se dit spontanément, il semble philosophiquement intéressant de repérer pourquoi il est délicat d’identifier ce dont on parle lorsqu’on emploie le mot « technique ».

i. Illusion du présent industriel

En premier lieu, on a affaire, dans les sociétés technologiquement développées, à une profusion difficilement classable à première vue d’artefacts sophistiqués (tablettes, ordinateurs, clés USB, smartphones, etc.). L’omniprésence de ces artefacts peut dissimuler le fait, somme toute assez banal, que des objets relativement peu sophistiqués (canif, spatule, marteau, allumettes, etc.) sont également des objets techniques. On pourrait même dire que les animaux d’élevage (de travail, de pacage, de compagnie, etc.) sont aussi, nonobstant leur statut d’êtres vivants, des artefacts produits par la zootechnie. On confondait aisément, il y a une soixantaine d’années, le machinisme et la technique : c’est une confusion de même nature qui semble à l’œuvre lorsqu’on assimile aujourd’hui la technique et ses formes industrielles les plus avancées (Nanotechnologies, Internet des objets).

ii. Caractère systémique des techniques

Prenons l’exemple de l’automobile. Le plaisir de prendre en main un véhicule flambant neuf et d’en découvrir les possibilités peut masquer le fait qu’une automobile est inutilisable sans un réseau de routes carrossables jalonnées de stations-service, de parcs de stationnement et munies d’une signalisation adaptée (feux, marquage au sol, panneaux). À quoi il faut ajouter des dépanneurs, des garagistes, des carrossiers, et plus en amont, des concessionnaires, des assureurs, des propriétaires d’auto-écoles, des examinateurs, des fonctionnaires qui tiennent à jour un fichier des immatriculations ; on peut également mentionner des assistants de navigation personnels, lesquels supposent un système de positionnement par satellites. Encore plus en amont, on va trouver les ingénieurs et les bureaux d’étude des firmes qui ont conçu et construit ces automobiles et les innombrables sous-traitants qui collaborent avec elles. On peut mentionner encore les montages financiers ayant rendu possibles l’étude et le lancement des nouveaux modèles, achetés le plus souvent à crédit, ce qui suppose l’établissement de contrats et l’existence de techniques juridiques, financières et comptables. En d’autres termes, l’accent mis sur les objets techniques et leurs usages individuels rend difficilement perceptible le fait que les techniques sont toujours organisées en système.

iii. Les techniques comme milieu

Les remarques qui précèdent font apparaître que certaines techniques prennent la forme d’artefacts matériels (depuis la pierre taillée jusqu’à la navette spatiale), mais que d’autres sont, en un sens, invisibles ou immatérielles. Parmi ces techniques immatérielles, certaines, comme le calcul, existent avant tout « dans la tête » de ceux qui les mettent en œuvre, même si elles se déploient sur de très nombreux supports matériels, depuis le boulier jusqu’à la calculatrice électronique par exemple. D’autres relèvent de l’agir collectif et du social : dans un pays qui n’a pas d’industrie automobile propre ou qui n’a pas accès au marché automobile mondial, la constitution, l’usage et l’entretien du parc automobile diffèrent radicalement de ceux qui ont été évoqués il y a quelques lignes.

Que les techniques soient ainsi organisées suggère qu’elles constituent un milieu, qui n’est jamais, par définition, un milieu «naturel» au sens où il serait indemne de toute intervention humaine, mais qui peut être aussi imperceptible aux êtres humains que le milieu marin l’est aux animaux marins. Dans tous les cas, les puissances naturelles y sont « domestiquées » : retournées contre elles même ou détournées de leur cours spontané, elles deviennent utiles et familières, d’hostiles ou indifférentes qu’elles étaient. Ainsi, grâce à une quille ou à une dérive, le vent propulse le voilier au lieu de le faire dériver ; la force gravitationnelle qui ferait normalement tomber la clef de voûte se répartit sur les voussoirs de part et d’autre : les charges verticales, par conséquent, sont équilibrées par compression des éléments de la voûte, etc.

Ce milieu peut être considéré comme une enclave ou un refuge, susceptibles alors d’être investis par les puissances de la nature ou, au contraire, menacés en leur existence même par une dynamique interne (Jonas, 1990). Mais on peut aussi envisager le milieu technique comme une extension du corps organique de l’être humain, comme son être exosomatique (Guchet, 2018, 253 ; pour une perspective analogue, mais avec des présupposés très différents, Clark, 2004 et déjà Marx, 1972, 61-65 et 1980, 194). Selon une telle approche, il n’y a pas lieu d’opposer le milieu humain et le monde des techniques : le milieu humain comporte une dimension technique intrinsèque, même s’il peut se faire que ce milieu soit perturbé ou désorienté par la dimension technique qu’il comporte nécessairement. Par exemple, on peut estimer que la vitesse acquise par le développement technique creuse de plus en plus le retard entre système technique et organisation sociale (Stiegler, 2018, 317).

b. Définition de la technique

Dans ce qui précède, il apparaît que le terme « technique » s’applique à des artefacts, à des procédés ou des procédures, voire au milieu créé par les êtres humains ; mais aussi à des activités ou à des ensembles d’activités ainsi qu’à des aspects de ces activités. Par conséquent, on peut aborder la technique en mettant l’accent sur les artefacts, leur constitution, les procédés qui les font venir à l’existence, les procédures par lesquelles on les met en circulation, on les utilise, on les contrôle, on les entretient ou on les déclare obsolètes avant d’en disposer (en les démantelant, en les déconstruisant puis en les stockant ou en les recyclant, par exemple). Comme les instruments sont indissociables de ceux qui les mettent en œuvre, on peut concevoir les techniques comme des savoir-faire qui sont l’apanage des techniciens ou des « hommes de l’art » et qui relèvent de leurs compétences : l’imagerie médicale, l’élevage, l’horticulture, la métallurgie, etc. Il y aurait ainsi autant de techniques que de domaines où se déploient ces savoir-faire : chacune de ces techniques réalise une emprise de l’agent, individuel ou collectif, sur son milieu et une technique est alors ce qu’un spécialiste connaît et sait mettre en œuvre .

On peut aussi considérer que n’importe quelle activité comporte ses techniques, lesquelles peuvent être communes à plusieurs activités différentes. Ainsi, le morceau de musique légère du compositeur américain Leroy Anderson The Typewriter repose sur la ressemblance entre le clavier d’un piano et celui d’une machine à écrire. Frapper les touches du clavier d’une machine à écrire ou enfoncer les touches du clavier d’un piano semble, au moins pour un observateur extérieur, relever de la même technique, d’où le côté fantaisiste et ironique de ce morceau. Le point important est qu’on envisage alors la technique comme un moyen destiné à atteindre une fin (taper une lettre, distraire le public).

Si on aborde la technique en s’intéressant aux artefacts ainsi qu’aux procédés et aux procédures grâce auxquels ces derniers sont mis en œuvre, on raisonne en termes d’instruments, d’agents et de domaines de la réalité sur lesquels ces agents agissent par le truchement des instruments. Une technique serait alors le tout constitué par un ensemble d’instruments, par le domaine de la réalité qui lui est associé et dans lequel ces instruments opèrent (leur milieu) ainsi que par ceux et celles qui les mettent en œuvres et sont détenteurs des compétences nécessaires à cet effet. Il s’agit là d’une première définition.

En revanche, si on raisonne en termes de moyens et de fins on met l’accent sur ce qui est mis en œuvre pour atteindre un but (par opposition, par exemple, à un processus qui s’effectue ou à une simple chaîne causale). On considérera alors qu’il existe une technique pour chaque activité, même non spécialisée, et on parlera de la technique d’une activité. C’est une approche que l’on trouve chez M. Weber (1971, 63-64) :

« La technique d’une activité est dans notre esprit la somme des moyens nécessaires à son exercice, par opposition au sens ou au but de l’activité qui, en dernière analyse, en détermine (concrètement parlant) l’orientation, la technique rationnelle étant pour nous la mise en œuvre de moyens orientés intentionnellement et méthodiquement en fonction d’expériences, de réflexion et – en poussant la rationalité à son plus haut degré – de considérations scientifiques ».

Il s’agit là d’une seconde définition.

Ces deux définitions sont compatibles. F. von Gottl-Ottlilienfield (1923) dont M. Weber connaît les écrits et qu’il cite avec approbation, va distinguer plusieurs domaines de la technique. La technique d’une activité est bien la mise en œuvre de moyens appropriés pour atteindre un but. S’étendant au-delà des aspects techniques des actions individuelles, elle manifeste un double caractère : au sens subjectif, elle repose sur le sujet agissant, sur sa capacité à œuvrer, son expérience et ses compétences ; elle est l’art de la bonne manière d’atteindre une fin. Au sens objectif, c’est un fait séparé du sujet : elle est l’ensemble validé des procédures et des outils d’action, dans une certaine gamme d’activités humaines. F. von Gottl-Ottlilienfield va donc distinguer quatre types de techniques au sens objectif :

1- Les techniques individuelles. Leur mise en œuvre concerne la disposition psychique et corporelle de l’agent lui-même. Il s’agit, par exemple, de la mnémotechnie, des techniques de la maîtrise de soi, de la culture physique.

2 – Les techniques sociales. Leur mise en œuvre concerne les rapports entre agents car elles reposent sur la façon dont l’attitude de l’autre est éprouvée. Il s’agit, par exemple, des techniques de combat, de la rhétorique, de la pédagogie ; de l’art d’acquérir, de gouverner, d’administrer.

3 – Les techniques intellectuelles. Leur mise en œuvre concerne un état de choses intellectuel. Il s’agit, par exemple, des techniques que l’on emploie pour apporter une solution à un problème ou à une énigme, comme au jeu d’échecs : de façon générale, tout ce qui est méthodologie ou calcul se rattache aux techniques intellectuelles.

4 – Les techniques du réel. Leur mise en œuvre porte sur le monde extérieur immédiat, c’est-à-dire sur la nature, aussi bien organique qu’inorganique. Ce sont des techniques qui visent la maîtrise de la nature par la transformation de ce qui est du domaine de l’impersonnel.

On retiendra donc que la technique au sens le plus large est la technique d’une activité, soit la somme des moyens nécessaires à son exercice ; et que les techniques ou les technologies sont l’ensemble – validé ou en voie de validation – des procédures et des instruments dans un certain domaine d’activité, particulièrement lorsqu’il s’agit d’opérer sur la réalité physique.

c. Techniques et technologies

Il a été question jusqu’à présent des techniques et des technologies sans que ces deux termes soient distingués. Mais il est important – et peu compliqué – de le faire, d’autant plus que beaucoup de jugements critiques, pour ne pas dire “ technophobes ˮ, portés sur la situation contemporaine de la culture, de la politique, de la morale, de la métaphysique, de l’économie, de la civilisation, voire de la condition humaine en général comportent une évaluation implicite des technologies comparées aux techniques artisanales des anciens. On laissera de côté la lignée interprétative qui fait de la technologie une discipline et même une science qui a pour objet de « rendre raison des règles ou des opérations de l’art » (Guillerme, 2008, 21-22). Elle renvoie à l’étude de la « constitution du discours sur les opérations techniques comme discours de type scientifique » (Guillerme et Sebestik, 1966, 49) qu’il est salutaire d’avoir faite, mais qui concerne plutôt l’histoire des techniques que la philosophie des techniques. C’est probablement M. Bunge qui a formulé de la façon la plus claire – au point qu’elle peut sembler brutale à certains – la différence entre technique et technologie. Elles ont en commun de produire de l’artificiel, compris comme la totalité des choses concrètes et des processus ( qu’ils soient physiques, chimiques, biologiques ou sociaux ) fabriqués ou accomplis par des êtres rationnels ( ou leurs agents ) grâce à leurs connaissances (Bunge, 1985, 220). Manifestement, cette définition englobe les arts et les technologies. C’est la différence entre les types de connaissance mise en œuvre qui va permettre de les distinguer : M. Bunge parle de techniques lorsque ces connaissances sont préscientifiques et de technologies lorsqu’il s’agit de connaissances scientifiquement fondées. Ainsi, il écrit : « On entend par technologie, la technique qui emploie la connaissance scientifique […]. Un ensemble de connaissances constitue une technologie si, et seulement si, (1) il est compatible avec la science contemporaine, contrôlable par la méthode scientifique , et (2) si on l’utilise pour contrôler, transformer et créer des choses ou des processus naturels ou sociaux » (Bunge, 1983, 216-217 ; Bunge, 1985, 220). Cette façon d’envisager les choses, notons-le, n’équivaut pas à tenir la technologie pour l’application pure et simple de la science, une thèse quelquefois qualifiée d’applicationnisme. En revanche, il est possible d’expliciter les composantes intellectuelles, culturelles et axiologiques de l’attitude technologique :

– Fait que le travail soit devenu une valeur.

– Prédominance de la rationalité de type économique.

– Abolition de l’autorité traditionnelle et importance accrue attribuée à la créativité.

– Rationalisme des Lumières.

– Abandon de la conception du monde selon laquelle l’univers est un cosmos.

– Conception mécaniciste de la nature.

– Confiance en une approche mathématicienne des choses.

– Développement d’une mentalité expérimentatrice (Rapp, 1981, 92-108)

On comprend, du même coup, que certaines critiques de la technologie sont, en fait, des critiques de tel ou tel aspect de ses conditions intellectuelles ou culturelles.

2. Réflexion philosophique classique sur la technique

a. Trois champs d’investigation

La philosophie de la technique comme discipline clairement identifiée est relativement récente. Cependant, dès l’origine, la réflexion des philosophes a pris pour thème les objets et procédés techniques, leur mise en œuvre et leurs effets. On peut organiser cette réflexion philosophique sur la technique selon trois axes (Goffi, 1988) : anthropologie des techniques, ontologie des objets techniques et évaluation des techniques. Ces réflexions sont loin d’être des balbutiements naïfs ; elles ont structuré le débat pendant des siècles et certaines d’entre elles sont encore d’actualité en ce sens minimale que les philosophes contemporains de la technique admettent qu’il est légitime de les critiquer ou de les rectifier. Tout en étant conscient de ce que cette distinction peut avoir de contestable et de simplificateur, on présentera ici ces axes en les organisant selon deux paradigmes : celui de la pensée de la technique solidaire d’une science spéculative, celui de la pensée de la technique solidaire d’une science devenant ou devenue expérimentale.

b. Anthropologie des techniques

La thématique ou le noyau théorique de l’Anthropologie philosophique s’est en partie construite sur la base d’une interprétation de J. Herder par A. Gehlen. (Gehlen, 81-85) : pour Gehlen, Herder aurait formulé avec une clarté inédite la thèse selon laquelle l’être humain est un « être déficient » ou « lacunaire » (Mängelwesen). On laissera de côté la question de savoir si cette lecture fait violence au texte (ce qui est probablement le cas) et on considérera qu’une telle interprétation organise en partie l’anthropologie des techniques : la technique, en effet, y est conçue comme le substitut d’une dotation organique déficiente chez l’être humain. Elle semble, par exemple, commander les écrits platoniciens relatifs à la technique. Chez Platon, le mythe du Protagoras oppose le domaine technique où les compétences relèvent d’un savoir spécialisé, détenu par l’homme de l’art, et le domaine politique où tout un chacun est apte à se prononcer de façon avisée lorsqu’il est question de justice et de sagesse pratique, cette aptitude se développant par le conseil et la pratique et non au moyen d’un apprentissage à proprement parler. La distinction est construite sur fond d’opposition entre les espèces animales, dotées d’organes assurant leur survie et l’espèce humaine, nue, désarmée, dépourvue de moyens organiques capables de satisfaire directement les besoins vitaux. Les techniques et la spécialisation qui les accompagne constituent donc une réponse à cette déficience originelle. Même si le mythe du Protagoras n’exprime sans doute pas la pensée de Platon, celui-ci rejoint malgré tout le sophiste Protagoras en ce qu’il reconduit l’origine de la société à l’incapacité pour chacun de se suffire à lui-même (République, 369 b). La diversité des arts (agriculture, maçonnerie, cordonnerie, tissage) correspond à la diversité des besoins que l’individu, laissé à lui-même, est incapable de satisfaire. Même si Platon a parfaitement compris qu’il existe une dynamique des techniques et des besoins, il n’en reste pas moins que c’est dans le cadre d’une déficience originelle qu’il pense l’origine des techniques.

Les choses se présentent de façon différente chez Aristote. Dans un passage célèbre du Des Parties des animaux (687 a-b), dirigé contre ceux qui prétendent que l’homme est le moins bien loti des animaux, il affirme que la main est multifonctionnelle : elle est un outil qui tient lieu des autres. Les autres animaux sont en fait prisonniers d’une anatomie trop parfaite dont ils ne peuvent se défaire. C’est, au contraire, le caractère indéterminé de la main, capable de tout saisir et de tout qui fait de l’être humain un animal technicien. Aristote affirme également que la nature réalise, parmi les possibles, celui qui est le meilleur : elle a donc donné la main à l’animal le plus intelligent afin que cette intelligence se manifeste et exprime les capacités qui sont les siennes.

Il existe une imposante littérature relative à la question de savoir si le christianisme est, en lui-même et par lui-même, hostile ou favorable à la technique (van der Pot, 2004, 60-116). Formulée de la sorte, la question est probablement trop abstraite. Il n’en reste pas moins que le thème fondateur de la nature déchue va transformer en profondeur l’anthropologie des techniques et rendre possible un retournement ou une subversion du thème de la technique comme substitut ou comme compensation. D. Lecourt (2003, 74-75 ) va jusqu’à estimer que Hugues de Saint-Victor dans son célèbre Didascalion est un des premiers à concevoir la technique comme le moyen de restaurer la nature humaine en son intégrité. Il semble excessif de lui prêter une thèse aussi typiquement baconienne (cf. toutefois Whitney, 1990 qui soutient la même interprétation) : pour Hugues de Saint-Victor, restaurer en l’homme sa ressemblance avec Dieu revient à contempler la vérité et à exercer la vertu, non à pratiquer la mécanique, même s’il s’agit de la science qui regroupe la fabrication de toutes les choses. On peut cependant noter que cet auteur se distingue en parlant parfois des techniques comme de scientiae mechanicae et non, comme il était courant à l’époque d’artes mechanicae (Mechanica septem scientias continet , Didascalion, II, 20). Surtout, s’il reprend le thème de la technique comme substitut d’une piètre dotation organique, c’est pour affirmer que la minceur même de cette dotation est, pour l’homme, une occasion de découvrir, par la seule raison , ce que les autres êtres reçoivent de la nature : « La raison humaine resplendit bien plus dans la découverte de ces choses qu’elle n’aurait brillé dans leur simple possession » (Disdascalion, I, 9). Plus radical encore, M. Ficin ( 1964 II, 223-229 ), organise un éloge des arts et techniques en opposant à l’absence de progrès dans l’exécution, caractéristique de l’habileté animale, l’invention par les hommes d’arts innombrables qu’ils pratiquent à leur gré. L’homme remplit le rôle de Dieu (Vicem gerit dei) par cette prodigieuse vocation polytechnique qui le place bien au-dessus de toutes les autres créatures de l’univers. Bacon, pour sa part, semble bien avoir exprimé de la façon la plus claire l’idée – peut-être pressentie par Hugues de Saint-Victor – selon laquelle la fin de la connaissance est bel et bien le rétablissement de l’homme dans la souveraineté et la puissance qui étaient les siennes dans le premier état où il fut créé et ce dès les plus humbles procédés des arts mécaniques (Bacon, 1986). L’ambition d’accroître le pouvoir et le règne du genre humain sur le monde n’est jamais porteuse de trouble et d’injustice, contrairement à l’ambition personnelle : elle accomplit paisiblement la vocation de l’esprit humain, miroir capable de refléter l’image du monde universel et d’y découvrir les ordonnances et agencements divins. Cette anthropologie de la technique est lourde de conséquences : elle ne souligne pas simplement que l’homme occupe une place à part dans l’univers du fait de la possession de la raison, de sorte qu’il n’est pas, en réalité la créature déficiente qu’il semble être. Plus fondamentalement, elle suggère que l’on retrouve le même mouvement dans les opérations mécaniques les plus secondaires en apparence et dans la recherche du salut. Bacon inscrit d’ailleurs ses considérations dans une perspective proprement eschatologique en citant Daniel, 12.4 et en estimant que le rétablissement de la connaissance et l’ouverture complète du monde au règne de l’homme doivent se rencontrer dans les derniers temps. Dans ces conditions, on pourrait estimer que l’ambition cartésienne de se rendre « comme maître et possesseur de la nature » est une annexion pure et simple à sa propre doctrine de l’idéal baconien de la science (Gilson in Descartes, 1987, 446) ; on pourrait aussi juger que Descartes se montre plus prudent que Bacon en ce qu’il laisse entendre qu’il existe un maître et possesseur plénier de la nature et qu’il ne saurait être question de s’égaler à lui, mais tout au plus de faire comme lui. Les choses sont probablement plus complexes. Ce n’est peut-être pas seulement à Bacon qu’il faut comparer Descartes pour comprendre ses intentions, mais, encore une fois, à H. de Saint-Victor. Dans son De Sacramentis Christianae Fidei (Migne, Patrologie Latine, 176), ce dernier explique que Dieu a fait l’homme pour qu’il le serve et le monde pour qu’il serve l’homme. L’homme a été fait « possesseur et maître du monde » (possessor et dominus mundi) afin que sa condition lui donne le droit de dominer le reste. Ce statut qui le met à part des autres créatures lui est donc conféré par son créateur. Pour Descartes, c’est une philosophie pratique qui rendrait les forces et les actions des corps naturels aussi peu opaques que le sont les métiers des artisans qui pourra rendre les hommes comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce sont les hommes eux-mêmes qui se rendent tels : il ne s’agit pas d’un statut qui leur est conféré dès l’origine, mais d’un état qu’ils peuvent atteindre par le déploiement des techniques (van der Pot, 2004, 1189).

c. Ontologie des objets techniques

Il est tentant de constituer l’ontologie des objets techniques en les rangeant sous la rubrique « objets artificiellement produits » puis en les comparant aux êtres qui existent naturellement. C’est ainsi que procède Aristote ; il prolonge ici des classifications dues à Platon. Ce dernier met à part les techniques donnant naissance, par des actions, à des corps qui n’existaient pas auparavant (Politique, 258e) et fait de l’outil la cause qui fait venir quelque chose à l’existence (Politique, 287e). Bien entendu, Aristote prend en compte la différence évidente selon laquelle les artefacts sont des produits de l’art (τέχνη), mais pas les êtres qui existent naturellement. Toutefois, cette distinction ne peut être comprise qu’à la lumière d’une distinction plus profonde : les premiers ne possèdent en eux-mêmes aucune tendance spontanée au changement, alors que les seconds ont en eux-mêmes un principe de mouvement et de fixité. Ils se meuvent, s’altèrent, augmentent de taille ou voient celle-ci diminuer sans que l’intervention d’un principe extérieur soit nécessaire. Il faut alors se demander comment s’opère le passage de ce qui est naturellement donné à l’objet technique, artificiellement produit. Soit, par exemple, un vêtement : le tissu dont il est fait n’a pas pris spontanément la forme qui est maintenant la sienne. Il a fallu que le vêtement soit conçu, tracé sur le papier – si la technique de la coupe à plat a été employée – donc transformé en patron, lequel a servi à couper les différentes pièces qui ont ensuite été assemblées, etc. Si, une fois assemblé, il est délaissé dans un endroit éclairé, même faiblement, par la lumière du jour orienté toujours de la même façon, il finira par se décolorer du côté qui reçoit la lumière (altération). Mais en toute rigueur, on ne devrait pas dire que c’est le vêtement qui se décolore : ce qui se décolore, c’est le tissu dont il est fait. Or, pour être aussi un objet artificiellement produit, ce tissu est ultimement composé de matériaux naturels et ce sont eux qui s’altèrent spontanément. Dire donc qu’un être est naturel c’est dire qu’il tient de lui-même sa propre forme, ou encore qu’il a en lui-même son principe de mouvement et de repos : il se meut, croît, change et se reproduit selon des causes finales qui lui sont propres, c’est-à-dire selon une finalité qui est celle de la nature. L’être artificiel ne tient pas de lui-même sa propre forme (c’est l’opération technique qui la lui donne) et celle-ci lui est imposée afin de réaliser des buts humains : se vêtir ou se loger, par exemple. C’est en ce sens très général que l’art imite la nature : il ne copie pas servilement des formes ou ne reproduit pas exactement des processus naturels, mais il est porteur de finalité comme la nature elle-même. Il peut même parachever des processus qui resteraient naturellement imparfaits sans l’intervention du «technicien» : en cela, il prolonge par des objectifs humains des fins qui sont simplement naturelles (Schummer, 2001).

Cette approche hylémorphique de la genèse des artefacts se calque de façon assez docile sur certaines activités artisanales (menuiserie, taille des pierres). C’est précisément ce qui lui sera reproché en des termes très vifs par Simondon (2017), lequel lui reproche d’abord de refléter une expérience technique très incomplète où le processus effectif de la fabrication est mal décrit et d’avoir ensuite fonctionné comme un paradigme universel de la genèse des êtres.

Avec le nouveau paradigme, les opérations techniques ne sont plus forcément pensées sur le modèle de la fabrication, par un artisan, d’un artefact. Descartes, par exemple, écrit : « La médecine, les mécaniques, et généralement tous les arts à quoi la connaissance de la physique peut servir, n’ont pour fin que d’appliquer tellement quelques corps sensibles les uns aux autres, que, par la suite des causes naturelles, quelques effets sensibles soient produits » (Descartes, 1973, 521-522). La formule est de portée absolument universelle puisqu’elle vaut pour tous les arts où la connaissance de la physique peut servir. Elle ne décrit pas la genèse de l’artefact comme l’imposition (même non-violente) d’une forme à une matière, mais comme la production maîtrisée d’effets à partir de la rencontre provoquée de corps sensibles, ceux-ci opérant alors selon leur nature propre qui relève seulement de la causalité efficiente. Bacon avait déjà formulé la même idée, de façon encore plus radicale peut-être, en la formulant en termes de pouvoir sur la nature : « L’homme n’a d’autre pouvoir sur la nature que celui que peut lui donner le mouvement ; et tout ce qu’il peut faire, c’est d’approcher ou d’éloigner les uns des autres les corps naturels. Quant cet éloignement ou ce rapprochement sont possibles …. il peut tout ; hors de là il ne peut rien » (Bacon, 1829, 91). L’idée sous-tendant ces analyses est que les artefacts ne diffèrent pas des êtres naturels parce qu’ils sont privés d’un principe interne de changement. Dans un univers où les causes finales ne sont plus tenues pour un élément susceptible d’expliquer les phénomènes, mais où seules les causes efficientes peuvent jouer ce rôle, peu importe que les choses soient disposées pour produire un certain effet par l’homme ou autrement : les choses naturelles ne diffèrent des choses artificielles que par la cause efficiente (Bacon, 1829, 91).

d. Évaluation des techniques

Les évaluations de la technique vont dépendre, comme on pouvait s’y attendre, à la fois de l’anthropologie des techniques et de l’ontologie de l’objet technique élaborées par ailleurs. Il arrive que cette dépendance ne soit pas explicitée. L’évaluation prend alors souvent la forme d’une glorification ou d’une dépréciation de la technique en général, aux accents parfois technophiles ou technophobes. Soit, par exemple la thèse selon laquelle le technicien n’apporte pas une forme à une matière, mais dispose artificiellement des corps naturels de telle sorte que ceux-ci produisent alors les effets qui leur sont naturellement propres. Elle a suscité toute une littérature qui fait du technicien l’homme qui pense seulement en termes de figures, de surfaces et de contacts – bref qui pense en extériorité – et n’a pas accès à la substance du réel. À l’inverse, d’autres glorifieront les techniciens pour leur capacité à transformer directement le réel, sans se surcharger d’encombrantes hypothèses métaphysiques sur la nature ultime de celui-ci. De la même façon, l’ambition de se rendre « comme maître et possesseur de la nature » a pu être célébrée en ce qu’elle exprime la volonté de se libérer de chaînes immémoriales (pénurie, maladie, etc.) pour accéder à des formes inédites de souveraineté et de liberté. Mais elle a alimenté toute une littérature où l’on se demande avec angoisse ce qu’exprime une telle volonté ou bien encore s’il est possible d’acquérir un pouvoir sur le pouvoir conféré par la technique, et comment.

Il arrive ainsi à Platon et à Aristote d’évaluer les artisans de façon négative. On a alors l’impression qu’ils ne vont guère au-delà de certains préjugés selon lesquels les arts libéraux sont supérieurs aux arts vulgaires. Mais on trouve aussi chez eux une évaluation philosophique des techniques, tributaires de leur ontologie de l’objet technique comme objet produit par l’être humain. Cette évaluation dépend d’un cadre conceptuel dont les grandes lignes ont déjà été esquissées et qu’on peut formuler ainsi :

– L’art comme pratique fondée sur la connaissance des principes et des causes est une imitation de la nature. Les objets résultants de la mise en œuvre de techniques peuvent ou non être semblables, par leur aspect, à des objets naturels. Mais les procédés qui les font venir à l’existence sont ceux qu’aurait mis en œuvre la nature elle-même.

– Il en est ainsi parce que les choses fabriquées, contrairement aux êtres naturels, n’ont pas en elles-mêmes le principe de leur fabrication, à savoir le modèle qu’elles exemplifient une fois achevées. Ce principe, elles le tiennent de l’art ou, plus concrètement, de l’agir de l’artisan.

– L’art, en son principe, vise l’avantage de celui sur qui il s’exerce et non l’avantage de celui qui l’exerce : la médecine est à l’avantage du patient, non du médecin; l’élevage à l’avantage du troupeau, non de l’éleveur, etc. C’est une thèse que l’on trouve plus particulièrement chez Platon, République, I ; 341 c-342 e ; 346 a-347 a. Elle signifie qu’il existe une structure normative des techniques, qui leur vient d’être orientées vers une fin. C’est d’ailleurs un reproche que Platon adresse de façon constante aux maîtres en rhétorique, lesquels font des techniques du discours un ensemble indéterminé de moyens pour des fins indifféremment bonnes ou mauvaises.

Dans le Philèbe (55 d-e), Platon admet une dimension cognitive des arts : les opérations consistant à nombrer, mesurer et peser suffisent à faire des arts quelque chose de différent d’une simple pratique fondée sur l’expérience. Ils permettent, en outre, de justifier une hiérarchie des techniques qui soit fondée en raison. Cette hiérarchie est d’application universelle : on la retrouve lorsqu’il s’agit de préciser en quoi elles diffèrent (en quoi, par exemple, l’art du constructeur diffère de l’art du musicien) ; mais elle joue également à l’intérieur d’une seule et même technique (ainsi, la musique qui fait appel à la seule finesse de l’oreille se distingue de celle qui ferait appel à la mesure pour réaliser une harmonie). Le principe de la hiérarchie est le suivant : plus ces opérations jouent un rôle important dans la technique considérée, plus celle-ci procède avec exactitude, élimine l’imprécision et est assurée de ses méthodes, de ses procédures et de ses résultats ; plus elle procède, en un sens, de façon scientifique. Mais dans un passage illustre de la République (595c-598d) trois sortes de réalités sont distinguées. Soit un lit. On aura d’une part le lit existant en soi, dont l’auteur est la divinité ; le lit produit par l’artisan ; le lit – illusoire – produit par le peintre imitateur. Si l’artisan construit ce lit en se référant à l’idée qui en est le modèle, sa technique confère à l’artefact ainsi produit une vertu qui est ici la conformité à son essence (ce sera un bon lit). L’artiste imitateur, pour sa part, ne produira qu’une apparence de lit, même si cette apparence est flatteuse (à tous les sens du terme). En reprenant ainsi à son compte la distinction entre εἰκών et εἴδωλον, Platon ouvre la voie à une littérature insistant sur le pouvoir qu’aurait une technique dévoyée de susciter des simulacres et, par conséquent, de détourner de la réalité.

Aristote admet également qu’il y a quelque chose de cognitif dans l’art (τέχνη) : sa genèse montre qu’il naît lorsque d’une multitude de notions expérimentales se dégage un seul jugement, applicable à tous les cas (Métaphysique, A, 981 a). Il arrive pourtant que les hommes qui ont simplement une longue expérience dans leur domaine d’activité rencontrent plus de succès que ceux qui maîtrisent un art. Mais ce succès même est la preuve qu’il y a plus dans l’art que dans l’expérience : celle-ci, en effet, est une simple connaissance des cas individuels, tandis qu’il y a d’emblée une dimension universelle dans l’art. Il peut donc arriver que l’homme de l’art échoue à appliquer au cas individuel sa connaissance de l’universel. Pour Aristote, l’art est parfois capable d’accomplir ce que la nature est incapable d’accomplir. On pense, par exemple, à l’obstétricien qui intervient avec succès auprès d’une parturiente en cas de situation pathologique. Là où la nature opère spontanément, l’homme de l’art délibère sur les moyens. Mais cette délibération n’est pas l’indice d’une déficience. Elle signale l’insertion d’un être capable de rationalité pratique dans le monde sublunaire où on a d’abord affaire à un enchevêtrement de particuliers et où les règles à appliquer ne se laissent pas toujours distinguer facilement.

Les choses seront bien différentes lorsqu’il s’agira d’évaluer la technique dans le cadre d’un monde tiré du néant par son créateur. Si ce monde est parfait, c’est-à-dire en tout point conforme à la volonté d’un Dieu jaloux, la technique semble, en son principe même, arrogante et porteuse de transgression. Ainsi, Tertullien raisonne de la sorte à propos des vêtements trop voyants portés par les femmes : Dieu pouvait tout faire, comme donner aux moutons des toisons de pourpre ou d’azur. S’il le pouvait et ne l’a pas fait, c’est qu’il ne l’a pas voulu et ce qu’il n’a pas voulu, l’homme ne doit pas le faire (Tertullien, 1971) . Si le monde est créé perfectible, c’est-à-dire conforme à la volonté de Dieu, mais laissé ouvert à la volonté humaine, la technique peut être alors conçue comme un instrument de la continuation de la création, voire comme une collaboration avec le créateur. Cette ambiguïté avait déjà été relevée par Augustin d’Hippone (1960, 664-665). Il met au crédit de l’industrie humaine, c’est-à-dire, ultimement, de la puissance de l’esprit et de la raison l’art du vêtement, du bâtiment, l’agriculture, la navigation, la fabrication d’objets de toutes sortes. Cependant, cette industrie est encore admirable lorsqu’elle fait venir à l’existence des objets inutiles ou dangereux et pernicieux.

Pour des raisons qui tiennent sans doute à une interprétation héroïque de sa démarche, on retient de Descartes la formule « se rendre comme maître et possesseur de la nature », commentée il y a quelques lignes. Il parle là de la nature physique, c’est-à-dire de la matière en tant qu’elle est conservée par Dieu en même façon qu’il l’a créée qu’elle est considérée avec la totalité de ses parties. Mais il est aussi question chez lui de la nature humaine et il est souvent rappelé ( par exemple, Simondon, 2017, 450) que le titre envisagé pour ce qui est devenu le Discours de la Méthode était à l’origine : « Projet d’une science universelle qui puisse élever notre nature à son plus haut degré de perfection ». Même s’il s’agit probablement là d’un exemple de rhétorique destiné à promouvoir une série de découvertes scientifiques – ce titre a été abandonné en 1636 – il n’en reste pas moins qu’il s’agit là du transfert aux connaissances utiles à la vie d’un objectif traditionnellement dévolu à la philosophie ou à la religion. Il s’agit, à l’évidence, d’une évaluation extrêmement positive des techniques. Qui plus est, Descartes affirme que nos soins se doivent étendre plus loin que le temps présent et qu’il est louable de faire des choses qui apporteront davantage à nos neveux (c’est-à-dire à la postérité), même si c’est au désavantage de ceux qui vivent actuellement. Par là, il semble dépasser son histoire personnelle et concevoir l’histoire des générations comme une entreprise collective scandée par une série de victoires sur les difficultés et sur les erreurs (Descartes, 1987, 66-67). Ces considérations ne renvoient pas seulement au progrès des techniques, mais, bien plus radicalement, au thème du progrès par les techniques.

En cela encore, il est précédé par Bacon. Ce dernier se distingue toutefois de lui sur un point crucial. Interprétant à sa façon le mythe de Prométhée, le Chancelier lui fait dire qu’il montre que l’homme est comme le centre du monde si l’on se place du point de vue des causes finales : s’il était supprimé, tout semblerait errer et flotter sans dessein (Bacon, 1997, 130). Le thème de la restauration d’une nature déchue devient ici difficile à distinguer de celui de l’accroissement de l’empire de l’homme sur la nature. Cette conception anthropocentrée de la condition humaine ne restera pas sans écho.

Dans l’article « Encyclopédie » de l’Encyclopédie, Diderot affirme que si l’on bannit l’homme, être pensant et contemplateur, de la surface de la Terre, le spectacle pathétique et sublime de la nature n’est plus qu’une scène triste et muette : c’est la présence de l’homme qui rend l’existence des êtres intéressante (Diderot, 1994, 395). On peut voir une application de ce jugement dans la formule : « Le spectacle de l’industrie humaine est en lui-même grand et satisfaisant » (Diderot, 1875, 421). Dans cette formule, « industrie humaine » est encore un synonyme d’ « activité humaine ». Cependant, Diderot est sensible à des aspects plus sombres de l’activité technicienne, dans sa version manufacturière. Il écrit, par exemple : « Plus on manufacturera, plus il y aura de destructions, plus il faudra de réparations. C’est par la manufacture que tout s’achemine à rien ; et c’est l’agriculture qui remplit sans cesse le ravage de l’industrie » (Diderot, 2018, 109). Même s’il faut relativiser la formule et tenir compte du contexte – il s’agit de penser le rôle respectif de l’agriculture et de l’industrie dans l’économie -, on est passé de l’espoir lié au désir de restaurer une nature humaine déchue à une inquiétude devant les effets sociaux de ce qui se présentait pourtant comme une paisible conquête de la terre.

Sont nouées ainsi la question de la technique et la question sociale ; l’examen de cette dernière alimentera largement le débat au siècle suivant.

3. Orientations contemporaines de la philosophie de la technique

a. L’héritage des Grundlinien de E.Kap

Comme il a été relevé ci-dessus, c’est en 1877 que l’expression «Philosophie de la technique» apparaît pour la première fois. Elle figure, en effet, dans le titre de l’ouvrage de E. Kapp les Grundlinien einer Philosophie der Technik. Si cet ouvrage se signalait seulement par son titre, il ne mériterait qu’une mention et n’aurait d’intérêt qu’historique. En réalité, non seulement il indique bel et bien que la technique est digne de devenir un objet d’attention pour les philosophes, mais il esquisse en outre un certain nombre de thèmes devenus centraux dans la philosophie de la technique contemporaine.

Les outils primitifs sont présentés par E. Kapp comme les fondateurs de la destinée humaine («als Begründer des Menschengeschikes») (Kapp, 2007,129 ; Kapp, 1978, 104). Même si elle exprime de façon énergique la démarche anthropocentrée qui est celle de E. Kapp, cette formule reste encore une généralité et doit être explicitée.

E. Kapp est surtout connu pour avoir expliqué la genèse des outils par la théorie de la projection organique : les outils prolongent et représentent, morphologiquement et fonctionnellement, des organes humains en mouvement. Ceux qui insistent sur cet aspect de sa pensée (par exemple, Canguilhem, 1952) en font alors l’initiateur d’une «philosophie biologique de la technique». Dans une telle perspective, la technique apparaît comme l’emprise du vivant sur son milieu ou comme une tactique vitale et non comme l’application d’un savoir qui lui préexisterait. C’est, à tout le moins, une remise en question de l’antériorité, logique aussi bien que chronologique, du savoir sur ses applications. Mais ce n’est pas tout. Parlant des premières armes, E. Kapp estime qu’elles ont, petit à petit, estompé la ressemblance de l’homme avec le carnassier en transférant les propriétés meurtrières de sa constitution corporelle à quelque chose qui lui était extérieur : la dentition libérée devient un organe de la parole, la griffe se transforme en ongle, c’est-à-dire en enveloppe de protection pour les doigts au travail. Dans cet exemple, les armes libèrent la dimension spirituelle de l’humanité en lui permettant de s’incarner dans la constitution humaine. Comme chez A. Leroi-Gourhan et ceux qui s’en inspirent, on trouve ici une pensée de l’hominisation de l’être humain par la technique.

Dans ces conditions, le monde élaboré par la technique qui apparaît comme un monde hors de l’homme était, à l’origine, un monde en lui. Mais ce monde hors de lui ne cesse jamais, en quelque façon, d’être en lui : les techniques les plus sophistiquées et les plus puissantes – les machines à vapeur, les réseaux de chemins de fer, les liaisons télégraphiques – continuent de projeter et d’exprimer l’organisme humain. Si, avec les premiers outils, la trouvaille inconsciente de la forme va de pair avec une intention visant à remédier à un manque, c’est ici la projection de l’image fonctionnelle elle-même qui prédomine : le réseau ferré est l’image de la circulation sanguine ; le réseau télégraphique est l’image du système nerveux. E. Kapp interprète cela en disant que, dans ce perfectionnement des dispositifs mécaniques, la conscience prend de plus en plus le dessus. En bon lecteur de Hegel, E. Kapp affirme en réalité qu’on assiste à un retour à soi à partir de l’extériorisation technique. L’homme apprend qui il est effectivement en élaborant outils, instruments et mécanismes. Il s’agit d’un mouvement par lequel la conscience s’élève au-dessus de ce qui se présentait initialement à elle sous la forme du manque et du besoin. Le même mouvement la porte à s’élever au-dessus de ses propres productions techniques antérieures, marquées par l’inachèvement. En des termes qui ne sont plus les nôtres, E. Kapp nomme «culture» ce domptage de la nature par l’esprit ( l’ouvrage est d’ailleurs sous-titré : « La genèse de la culture d’un nouveau point de vue »). C’est une autre façon de dire qu’il n’y a pas un extérieur de l’humanité qui serait la technique et que les hommes devraient affronter : le monde extérieur pour autant qu’il est humain et non simplement naturel ou tellurique est, depuis l’origine, un monde technique. L’attention portée par E. Kapp à la technique le conduit donc à remanier en profondeur les frontières entre intérieur et extérieur. Dans le prolongement de ces analyses et de façon plus conventionnelle, il se fait alors le chantre du progrès, allant jusqu’à pronostiquer : « Nous n’en sommes qu’aux premiers stades et, compte tenu du chemin parcouru sur une période relativement courte, on peut se risquer aux pronostics les plus audacieux sur l’avenir de la culture et les proportions inouïes qu’elle va prendre grâce au perfectionnement progressif de l’outil et de la machine, et simultanément, à l’enrôlement croissant des forces de la nature à leur service » (Kapp, 2007, 292).

b. La technologie autonome

Une des thèses les plus importantes de E. Kapp est que la technique fait partie intégrante de la culture, conçue comme maîtrise toujours accrue de l’esprit sur la nature ; par conséquent, elle n’est pas, par rapport au monde humain, dans un rapport d’extériorité. À certains égards, le thème de la technique autonome peut être envisagé comme la contestation radicale de cette thèse (et de celle de la technique comme moteur du progrès, qui en est solidaire). Le politiste L. Winner définit le thème de la technique autonome comme la « croyance selon laquelle la technologie est devenue incontrôlable et suit son propre cours, indépendamment de l’orientation que voudraient lui donner les êtres humains » (Winner, 1977, 13). Cette formule doit cependant être précisée.

On s’accorde à penser que le thème de la technique autonome a été élaboré et mis en circulation par J. Ellul. Cet auteur donne à l’expression un sens précis, mais comprend aussi le mot « technique » de façon assez idiosyncrasique. Il est donc important de distinguer le thème de la technique autonome d’autres thèmes qui peuvent lui sembler apparentés, mais qui sont, au total, différents. Affirmer que la technique est autonome, ce n’est pas affirmer une version du déterminisme technologique, au sens où K. Marx écrit, de façon quelque peu téméraire : « Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain, le moulin à vapeur la société avec le capitaliste industriel » (Marx, 1977, 119). Au contraire, J. Ellul découple à ce point la technique et la machine qu’il affirme : « La technique a [….] pris son point de départ dans l’existence de la machine. Il est bien vrai que c’est à partir de la mécanique que se développe tout le reste. Il est bien vrai que sans le monde de la machine le monde de la technique n’existerait pas » (Ellul, 1990, 1 ; on peut se rapporter aussi à la distinction explicite entre société industrielle et société technologique [Ellul, 2018, 85]). Mais si la technique est l’enfant de la machine, elle a fait acte d’émancipation par rapport à celle-ci. En toute rigueur, selon Ellul, le moulin à bras relève d’une forme élémentaire et le moulin à vapeur d’une forme plus sophistiquée de mécanique ; mais ni l’un ni l’autre ne relèvent de la technique. Affirmer que la technique est autonome, ce n’est pas non plus soutenir, à la façon d’A. Lebeau (Lebeau, 2005 ; Lebeau, 2008), que la technique engendre sa propre évolution et est soumise à des processus d’accélération que personne n’a choisi de mettre en route, mais qui conduisent à une altération de l’environnement telle que les limites de l’enfermement planétaires deviennent aveuglantes. Si J. Ellul est le premier à souligner le caractère automatique et non finalisé du progrès technique, il ne s’agit pas, à ses yeux, du tout de la technique ; en outre, d’un point de vue méthodologique, il se démarque nettement de la perspective darwinienne qui est celle d’A. Lebeau.

Pour J. Ellul, la technique est un phénomène inédit qui se caractérise comme suit : « Le phénomène technique est […] la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace » (Ellul, 1990, 18-19). La formule est d’interprétation délicate. Elle peut vouloir dire que les hommes des temps anciens ne se souciaient tout bonnement pas de méthode, en quelque domaine que ce soit ; ou bien qu’ils se contentaient, en toutes choses, de méthodes relativement efficaces seulement (c’est-à-dire de méthodes relativement inefficaces) ; ou bien qu’ils n’exigeaient de méthodes absolument efficaces que dans un petit nombre de choses et se contentaient, pour le reste, de méthodes relativement efficaces seulement ou se désintéressaient de toute méthode en ces autres domaines. Quoi qu’il en soit, selon J. Ellul, le phénomène technique est autonome, unitaire, universel, total. Le progrès technique par conséquent se fait par autoaccroissement ; il est automatique ; il s’opère causalement, en l’absence de toute finalité (Ellul, 1977). L’intérêt d’une telle analyse est qu’elle permet de déceler la technique à l’œuvre dans tous les domaines, sans exception, de l’activité humaine et d’interpréter celle-ci de façon systématique (par exemple le traitement de la propagande, Ellul, 1962). En outre, J. Ellul montre à l’évidence que la technique n’est pas un ensemble neutre de moyens qui recevraient d’une intention humaine leur valeur, bonne ou mauvaise selon que cette intention elle-même est bonne ou mauvaise ; en d’autres termes, il montre la faiblesse d’une interprétation naïvement volontariste des choix technologiques. Mais il y a un prix à payer et il est élevé. En premier lieu, la technique est définie d’une façon tellement large que l’on ne peut guère imaginer de situation qui consisterait en une réfutation de la thèse défendue. En second lieu, le caractère totalitaire du phénomène technique et le caractère inexorable du progrès technique font qu’on ne voit pas bien ce qui permettrait de rompre « ce long encerclement » (Ellul, 1990, 351). Bien entendu, J. Ellul ne soutient pas la thèse ridicule selon laquelle la technique se développerait de son propre mouvement en l’absence d’êtres humains. Il écrit cependant : « Et sans cesse il nous faut rappeler qu’il n’y a pas d’accommodation avec la technique elle est rigide et va droit au but. On l’accepte ou on la rejette; si on l’accepte, on doit subir ses lois » (Ellul, 1990, 178). J. Ellul est un théologien réformé très compétent et il est peu vraisemblable qu’il ait pu écrire cette phrase sans avoir en tête la formule : « Nul ne peut être le serviteur de deux maîtres » (Luc, 16, 13). De fait, certains textes (Ellul, 2014) présentent la technique comme fondamentalement animée d’un esprit de puissance tendant à l’illimité et d’un esprit de mensonge par lequel elle dissimule ce qu’elle est en réalité. Dans ces conditions, on ne peut, en effet, domestiquer ou acclimater la technique, pas plus qu’on ne peut espérer la contrôler : seul l’affrontement ou l’iconoclasme sont capables de montrer que la technique ne crée qu’une fausse civilisation, faite de pièces et de morceaux. Cet iconoclasme n’est pas celui des briseurs de machines ; il n’a pas vocation à se traduire par des comportements violents, mais pas une réappropriation des conduites et par une redécouverte de l’intériorité. Il s’agit d’une véritable conversion qui devrait se produire de soi, à partir de la foi en Jésus Christ (Ellul, 2014, 334.)

c. Ouvrir la boîte noire

i. Introduction : le tournant empirique

L’expression « ouvrir la boîte noire » a connu une certaine fortune dans les études STS (Science, technologie et société). Elle est employée ici au sens où N. Rosenberg estime que les économistes ont traité les phénomènes techniques : ces phénomènes ont, à l’évidence, une importance capitale pour l’économie (Rosenberg, 1982, 1994). Mais ils se produisent à l’intérieur d’une « boîte noire » où les économistes n’ont pas à mettre le nez. Il en serait de même pour les philosophes qui ont envisagé, à l’instar de J. Ellul, la technique par le biais de ses effets sur l’être humain et sur la société. Précisons.

Les conclusions de J. Ellul peuvent, évidemment, être contestées, en particulier parce qu’elles sont solidaires d’options théologiques qui viennent d’être rappelées. Mais sa démarche même pose problème. Il en est d’ailleurs de même pour d’autres grands noms de la philosophie contemporaine de la technique, comme G. Anders. Ce dernier est surtout connu pour avoir élaboré le thème de la « honte prométhéenne » selon lequel l’être humain a honte de devoir son existence au processus aveugle et non calculé de la procréation et de la naissance, alors que les objets qu’il a fabriqués sont irréprochables, calculés qu’ils sont dans le moindre détail (Anders, 2002, 38). Mais il a aussi avancé une mouture inédite du thème de la technologie autonome en affirmant que la technique est devenue le véritable et authentique sujet de l’histoire (Anders, 2011). L’argument, qui mériterait bien entendu d’être développé est très simple en son principe : l’histoire en général est celle de la classe dominante, ceux qui sont dominés n’étant que « co-historiques ». Or, ce qui domine aujourd’hui n’est plus, à proprement parler une classe, ni même un système politique, mais la technique elle-même. Par conséquent les êtres humains, peu importe la classe à laquelle ils appartiennent ou le système politique dont ils dépendent n’ont de rôle que « co-historique » : le véritable sujet de l’histoire est la technique dont le développement obéit à ses propres lois et qui pose ses propres normes. Il semble donc que, comme chez Ellul, la technique soit un nom pour désigner autre chose que les objets, les procédés ou les procédures que l’on reconnaît communément comme techniques. Il s’agit plutôt d’une puissance par laquelle l’humanité est dépossédée se quelque chose qui lui est essentiel (liberté, subjectivité, historicité, etc.).

M. Heidegger développe des analyses certes différentes, mais qui, structurellement, offrent certaines analogies avec les précédentes . Il opère un renversement considérable par rapport à la conception naïve de la technique qui fait de celle-ci un ensemble neutre de moyens pour des fins restant à déterminer, mais dépendant de la volonté humaine. Il fait plutôt de la technique une façon d’être au monde, c’est-à-dire de dévoiler ce qui se tient en retrait derrière la diversité de l’étant, soit l’être lui-même. La technique de l’artisan consiste à rendre effectives des choses qui n’existaient qu’à titre de potentialité en l’absence de son agir (la statue dans un bloc de marbre, par exemple). À ce pouvoir sans violence, M. Heidegger oppose le mode d’action de la technique moderne qui envisage la nature comme une réserve d’énergie quantifiable, disponible et utilisable pour une multitude d’usages et la somme de livrer ce qu’elle a accumulé au cours des temps. Ce qui caractérise la technique moderne n’est donc pas tant les objets qu’elle fait venir à l’existence que la violence, même dissimulée, dont elle est porteuse. M. Heidegger oppose ainsi le moulin des temps anciens qui ne se met en mouvement que si le vent est favorable et la centrale électrique sur le fleuve qui produit de l’électricité par un forçage du courant. L’exemple est parfaitement adapté au propos de M. Heidegger qui est d’attirer l’attention sur ce qu’on a du mal à discerner à première vue : la technique n’est pas pensée en ce qu’elle a d’essentiel si on y voit un ensemble de moyens ; elle est au contraire solidaire d’un rapport au monde. Toutefois, le moulin et la centrale électrique ne sont pas envisagés dans ce qui fait leur technicité au sens usuel du terme. Ainsi, le moulin est réduit à une abstraction : il n’accumule pas l’énergie éolienne et dépend de celle-ci pour simplement opérer. Mais il serait ridicule de le présenter comme s’il implorait le vent de lui être favorable, scellant une sorte d’alliance entre l’homme et la nature. Il est d’ailleurs égarant de parler du moulin à vent comme s’il n’en existait qu’un type unique, réalisé partout et toujours de la même façon. Il existe, par exemple, des moulins sur pivot, des moulins-tours, des tjaskers frisons orientables manuellement, etc. Nonobstant la diversité de leur apparence, ils sont tous susceptibles de pouvoir être orientés de façon à placer les ailes face au vent. Les constructeurs de moulins et les meuniers n’attendent pas, dans le recueillement, que le vent se lève comme une faveur : ils agissent pour faire en sorte que la voilure se mette en mouvement, même lorsque le vent est très faible. Au demeurant, des techniques récentes et sophistiquées, parfois inspirées de l’ingénierie aéronautique, ont amélioré sensiblement les performances des moulins encore en activité (aux Pays-Bas, par exemple). On ne trouve pas, chez M. Heidegger, le thème de la technique autonome. L’exemple du moulin n’est pas non plus censé exprimer, chez lui, une nostalgie technophobe et il serait superficiel (et peu charitable) de l’interpréter en ce sens. Mais il faut tout de même reconnaître qu’il est tributaire d’une conception romantique du métier. Là encore, il semble que l’évaluation ait précédé l’analyse de l’objet technique.

De façon générale, il a été reproché à des démarches comme celles qui viennent d’être mentionnées de ne pas entrer dans le détail et de ne pas parler de façon assez précise des techniques elles-mêmes. Elles s’intéressent aux conséquences des technologies contemporaines sur la condition humaine et sur la société au sens large ; elles ne font guère attention à la façon dont sont organisées et constituées les objets techniques eux-mêmes. On a baptisé « tournant empirique en philosophie de la technique » cette approche plus attentive à la nature et à la genèse de la technicité. Dans un article qui représente en quelque sorte le manifeste de cette approche, P. Brey (Brey, 2010) oppose la philosophie « classique » de la technique à une approche qui serait plus axée sur l’ingénierie (engineering oriented). Sans chercher à faire œuvre d’historien, on peut noter que l’article reconduit l’approche de C. Mitcham qui, dès les années 1990, distingue deux traditions en philosophie de la technique : une philosophie de l’ingénierie, qui analyse la structure interne ou la nature de la technique et une philosophie des humanités, qui s’intéresse plus aux relations de la technique avec ce qui lui est extérieur ainsi qu’à sa signification (Mitcham, 1994, IX). Ainsi, le « tournant empirique » est initialement européen – plus exactement néerlandais – et nord-américain. En 1997, en effet, le philosophe néerlandais H. Achterhuis a dirigé un ouvrage traduit en anglais en 2001 sous le titre American Philosophy of Technology et sous-titré The Empirical Turn (Achterhuis, 1997, 2001). Il était consacré à A. Borgmann, H. Dreyfus, A. Feenberg, D. Haraway, D. Idhe et L. Winner choisis et rassemblés à cause de leur intérêt pour « les manifestations concrètes et empiriques de diverses techniques » (Achterhuis, 2001, 3). Cet ouvrage se voulait le pendant d’un livre plus ancien dirigé par le même H. Achterhuis, publié en néerlandais et non traduit (Achterhuis, 1992). Le livre de 1992 était consacré à des philosophes de la technique qualifiés ensuite de « classiques » (Achterhuis, 2001) : G. Anders, J. Ellul, A. Gehlen, M. Heidegger, H. Jonas et L. Mumford. Le tournant empirique représente donc une réorientation dont les derniers développements mènent à une philosophie de la technique axée sur l’ingénierie (on ne saurait dire que A. Borgmann ou L. Winner, par exemple, pratiquent ce style de philosophie de la technique). Il convient d’ailleurs de noter que des philosophes contemporains de la technique ont attaché la plus grande importance à la technicité, sans pour autant se réclamer du tournant empirique, ne serait-ce que pour d’évidentes raisons de chronologie. Enfin, des interrogations ont émergé de façon indépendante, qui témoignent cependant d’une plus grande attention aux aspects concrets et empiriques de la technique. Parmi celles-ci, on retiendra la question de la technoscience.

ii. La question de la technoscience

La nature du problème

En un sens relativement évident et peu problématique, les technologies contemporaines sont de la science appliquée, par opposition aux techniques artisanales, qui procèdent par essais et erreurs, dépendent du tour de main et se transmettent de compagnon à apprenti. Un moment important de la prise de conscience de cette transformation se trouve chez Diderot lorsqu’il affirme : « Le métier à faire des bas est une des machines les plus compliquées et les plus conséquentes que nous ayons : on peut la regarder comme un seul et unique raisonnement dont la fabrication de l’ouvrage est la conclusion » (Diderot, 1986, 266). Mais, en un autre sens, on emploie le terme « technoscience(s) » pour désigner un régime particulier des relations entre sciences et techniques dans les sociétés technologiquement avancées: en d’autres termes, on parle des rapports entre sciences et technologies. On est spontanément enclin à décrire cette relation en termes de dépendance (ou d’interdépendance). Bien qu’il ne dise que contextuellement ce qu’il entend par là, c’est ce que fait de façon systématique D.F. Channell (Channell, 2017). Dans une telle perspective, la technoscience ne correspond pas simplement à une interdépendance entre sciences et techniques, mais à un effacement des frontières entre les deux (la métaphore de l’effacement peut céder la place à d’autres métaphores ou être renforcée par elles : amalgame, fusion, symbiose, synthèse, tissu sans couture, etc.). Il existe un débat relatif à la paternité du terme et une magistrale mise au point sur la question (Raynaud, 2015 et 2016) ; nous y renvoyons. Nous chercherons à exposer les arguments qui permettent de penser les relations entre sciences et techniques et, éventuellement, de parler plutôt de technosciences.

Indépendance et interdépendance

Une telle entreprise n’a de sens que si les sciences et les techniques sont distinguables, au moins conceptuellement, même si on conclut à l’annulation récente de leurs frontières au profit d’un ensemble devenu indifférencié et qualifié de technoscientifique. Ainsi, on peut tout à la fois affirmer qu’il y a quelque chose d’irréductiblement artisanal, relevant de la connaissance implicite, dans l’activité quotidienne des scientifiques, par exemple lorsqu’ils collectent, classent et hiérarchisent les données ; et soutenir que la connaissance scientifique en tant que telle présente un caractère spécifique et irréductible parce qu’elle vise la résolution de problèmes qui n’existent que dans un monde d’objets résultant d’une construction intellectuelle (Ravetz, 1971 ; une telle approche aboutit d’ailleurs à faire du technicien un être hybride, tenant à la fois de l’artisan parce qu’il opère sur le réel et du scientifique parce qu’il raisonne à partir de classes d’objets et d’événements et ne se contente pas de manipuler des choses individuelles).

Ainsi, les auteurs qui soutiennent la thèse de l’indépendance de la science et la technique ne prétendent pas qu’elles n’ont rien à voir. Ils veulent le plus souvent affirmer, premièrement qu’elles ne se confondent pas ; ensuite qu’elles peuvent être distinguées par l’analyse et qu’elles soulèvent des problèmes épistémiques, sociologiques et éthiques de nature différente.

Un argument fréquemment employé par les partisans de l’indépendance des sciences et des techniques est celui de la finalité : les scientifiques ont pour but de connaître le monde ; les techniciens cherchent à le modifier (Bunge, 1966 ; McCauley, 2011). Les scientifiques visent la connaissance de domaines de la réalité jusqu’alors inconnus ; les techniciens conçoivent et réalisent des objets, des procédés et des procédures qui n’existaient pas. Ils peuvent aussi copier, de façon innovante ou non, des objets techniques déjà existants. Des études philosophiquement importantes ont été consacrées à la question du changement et de l’évolution techniques : parmi les plus originales, on mentionnera: Elster (1983), Basalla (1988) et, dans une perspective très différente Guchet (2005). Une variante de cet argument consiste à dire que les scientifiques font usage de la connaissance afin de générer d’autres connaissances, tandis que les ingénieurs font usage de la connaissance afin de concevoir, de produire ou de mettre en œuvre des objets artificiels (Vicenti, 1993, 226). À cet argument, on en ajoute parfois un autre, de type épistémique ( Raynaud, 2016). Les sciences étant orientées vers la connaissance de la réalité elles relèvent de la théorie et de la connaissance et, en particulier, sont concernées par les critères permettant de distinguer le vrai du faux. Les techniques pour leur part, relèvent de la philosophie de l’action : elles sont en quête de l’efficacité, non de la vérité. Ainsi, le raisonnement d’un technicien se fait toujours sous condition qu’un résultat doit être obtenu : « Si tu veux savoir si un alternateur fonctionne, teste-le avec un voltmètre ».

Un autre argument consiste à relever qu’il existe des concepts et des lois propres à la technologie et des « théories scientifiques plus étroitement associées à la technologie que d’autres » (Raynaud, 2016), ce qui suggère une autonomie, au moins relative, de ces deux domaines. Dans la même veine, il a été souligné qu’il existe des savoirs propres aux ingénieurs et aux techniciens, que l’on ne saurait ni assimiler à des connaissances scientifiques, ni à l’application de connaissances scientifiques. W.G. Vincenti, lui-même ingénieur en aéronautique et historien des techniques, a ainsi présenté une série d’études de cas qui établissent de façon brillante que certains types d’innovations, en particulier dans le domaine de la production, ne doivent à peu près rien à l’application de théories scientifiques nouvelles. Par exemple, l’introduction de rivets à tête fraisée en lieu et place des rivets à tête ronde dans la construction aéronautique américaine à partir des années 30 n’a que très peu à voir avec la physique du vol : il est intuitivement évident que la présence de rivets à tête ronde sur le fuselage et les ailes d’un avion est source de turbulences qui augmentent la trainée de l’appareil et réduisent sa vitesse. Ainsi, les Studios Disney ont réalisé pendant la Seconde Guerre mondiale un court métrage d’animation conçu pour la formation accélérée des techniciens recrutés en urgence par les usines Lockheed à Burbank dans le cadre des fabrications de guerre. Il fait la démonstration de différentes méthodes de rivetage et ne consacre que quelques secondes à montrer la diminution des turbulences entraînées par l’usage de rivets à têtes fraisées (Disney Studios, 1942). W.G. Vincenti montre, bien au contraire, que cette indiscutable innovation technologique concerne plutôt des problèmes de production industrielle : compromis entre coûts et bénéfices, difficultés de standardisation, problèmes de codification, relations avec les sous-traitants, etc. (Vincenti, 2016).

On a parfois mobilisé un argument de type historique pour souligner l’indépendance de la science et de la technique. Mais le statut de cet argument est délicat. On a relevé qu’il vaut surtout pour l’Antiquité et le Moyen-Âge (Koyré, 1996). Si l’on voulait caractériser la période contemporaine ou seulement moderne, il serait plus pertinent, selon cet auteur, de parler de liaison, de parallélisme, d’interaction, de pénétration mutuelle ou de collaboration. A. Koyré emploie ces termes presque comme des synonymes, à l’exception de « collaboration » qui désigne la relation entre les savants et les techniciens, non entre les sciences et les techniques. L’analyse de Koyré montre qu’il est assez facile de passer de l’affirmation de l’indépendance entre sciences et techniques à celle de leur interdépendance. Mais le concept d’interdépendance peut être interprété de plusieurs façons. Parfois, il est mobilisé, de façon plutôt rhétorique d’ailleurs, dans un cadre applicationniste : le technique dépend de la science dont elle est l’application ; en contrepartie, la science dépend de la technique en ce sens que c’est pour agir que l’homme désire savoir (Alquié, 2002 [1934]). Mais si l’on quitte le domaine des généralités, l’interdépendance est susceptible de se manifester à plusieurs niveaux. M. Berthelot qui défend généralement un applicationnisme résolu retrace pourtant la carrière d’un brillant ingénieur polytechnicien qui, en charge des travaux d’aménagement du port de Bayonne, ne néglige pas les observations ni même les objections des ouvriers et des conducteurs chevronnés, sans pour cela compromettre son autorité de chef (Berthelot, 1897 ; le passage est quelque peu condescendant envers le personnel d’exécution). Mais le même M. Berthelot peut aussi affirmer qu’en matière de chimie, la science est née des pratiques industrielles, qu’elle a sombré avec la civilisation de l’Antiquité, mais que sa partie pratique a subsisté pendant l’éclipse de la science et qu’elle lui a fourni un terrain solide pour se développer à nouveau sur une base scientifique lorsque les temps et les esprits sont devenus plus favorables (Berthelot, 1897). Il ne s’agit plus, alors, de montrer par un exemple particulier que le savoir scientifique et les compétences de l’homme de l’art peuvent se compléter heureusement grâce à la sagacité de l’ingénieur. Bien plutôt, il s’agit de retracer sur le long terme les relations entre la constitution d’un fond de connaissances positives – élaborées par les praticiens – et les travaux de théorie pure qui mettent à jour les faits et les principes fondamentaux : ces travaux sont le fait des savants (Berthelot, 1897).

Au total, la thèse de l’interdépendance est assez instable : elle va de la platitude selon laquelle, de tout temps, les savants ont eu quelque chose à apprendre des praticiens (et inversement) jusqu’à des constructions ambitieuses, comme le principe de technicité selon lequel le niveau des connaissances acquises est en étroite relation avec le niveau de la technologie et de ses applications (Gonseth, 1975) ou bien la phénoménotechnique bachelardienne. Ici, on a affaire à des thèses de grande portée relatives à la nature de la connaissance en général, ou bien à la nature du réel dont s’occupent les sciences.

Dépendance de la technique par rapport à la science

L’idée selon laquelle la technique dépend entièrement de science dont elle n’est qu’une application (ou applicationnisme radical) est exprimée de façon presque caricaturale par le slogan que pouvaient découvrir les visiteurs de la Chicago World’s Fair en 1933, exposition universelle connue également sous le nom de A Century of Progress : «Science Finds; Industry Applies». En fait ce slogan était complété par un «Man Conforms » qui n’avait, hélas, rien d’ironique ! Ce modèle, qualifié parfois de linéaire (Bensaude-Vincent, 2009) va donc de la science à l’innovation technologique et aux nouveaux usages sociaux. Il est rarement avancé sous une forme aussi naïve que celle qui vient d’être évoquée et il est justifié par une série d’arguments qui méritent d’être pris en considération. Le premier est d’ordre conceptuel. Il consiste à affirmer que toute opération humaine, individuelle ou collective, se comporte de deux parties, l’une de conception (théorique), l’autre d’exécution (pratique). La première précède nécessairement la seconde qu’elle est destinée à diriger (Comte, 1970). En effet, la théorie est toujours générale tandis que la pratique est toujours particulière. Par conséquent, toute entreprise qualifiée de technique doit être dirigée par des connaissances théoriques préliminaires. A. Comte voit ainsi dans l’ingénieur un intermédiaire entre les savants à proprement parler (on dirait aujourd’hui « les scientifiques ») et les directeurs effectifs des travaux productifs, à savoir les industriels : les ingénieurs ne visent pas le progrès des connaissances scientifiques, mais les « considèrent dans leur état présent pour en déduire les applications industrielles dont elles sont susceptibles » (Comte, 1998, 47). Il suggère de la sorte un argument historico-sociologique en faveur de la dépendance de la technique par rapport à la science qui prend typiquement la forme suivante : la Révolution scientifique a eu lieu avant la Révolution industrielle. Il a fallu, pour que cette dernière se produise, que les techniques artisanales aient été transformées en disciplines scientifiquement articulées, capables d’intégrer des éléments mathématiques précis et sophistiqués. Les artisans ont reçu des scientifiques les éléments nécessaires à cet effet (même si, de leur côté, des scientifiques ont manifesté une curiosité certaine pour ce qui se passait du côté des artisans). On considère alors que du fait de leur position sociale et de leur cursus plus prestigieux, ce sont les savants (puis les scientifiques) qui ont impulsé la révolution scientifique dont la révolution industrielle est la conséquence. Il est plus qu’anecdotique de remarquer, par exemple, que le portrait photographique d’I. K. Brunel par R. Howlett, réalisé en 1857, montre le plus célèbre ingénieur civil britannique du XIXe devant les chaînes du SS Great Eastern avec les chaussures et le bas de ses pantalons maculés de boue : « Science Finds; Industry Applies».

Dépendance de la science par rapport à la technique

La thèse selon laquelle la technique dépend de la science se comprend assez directement comme l’affirmation selon laquelle la technique est de la science appliquée. La thèse selon laquelle la science dépend de la technique pourrait laisser supposer qu’on a affaire à une situation symétrique. Tel n’est pas le cas. La dépendance de la science envers la technique peut, certes, être comprise comme une dépendance de la théorie envers la pratique, au sens où la théorie viendrait après la pratique qu’elle systématiserait et ordonnerait. C’est une thèse que l’on trouve, par exemple chez J. Ellul (Ellul, 1990 [1954], 5-6). Mais on peut comprendre la dépendance de la science envers la technique de plusieurs autres façons.

Selon une première interprétation, l’avènement de technologies très puissantes et très sophistiquées est susceptible de changer la nature même de la recherche scientifique en modifiant les objets d’investigation classiquement conçus en en faisant apparaître de nouveaux, en altérant les méthodes employées ou le style de la recherche, ou encore en bouleversant de fond en comble l’ethos scientifique. Ainsi, Bachelard, qui défend une conception « interdépendantiste » des rapports entre sciences et technologies, dit que « nous avons quitté la nature pour entrer dans une fabrique de phénomènes » (Bachelard, 1951, 10). De son côté, R. Oppenheimer introduit quelques brèves remarques sur l’interaction entre la science et la technique en estimant que par leur contribution à la réalisation de la bombe atomique, les physiciens ont connu le péché et qu’ils ne retrouveront plus jamais leur innocence (Oppenheimer, 1948).

Deux autres interprétations sont directement dirigées contre l’idée selon laquelle la technique est une application de la science. Elles suggèrent, au contraire que la technique est une façon d’être au monde, ou qu’elle est étroitement solidaire d’une façon d’être au monde. Cette façon d’être au monde est antérieure à la représentation scientifique de la réalité ou, à tout le moins, n’en est pas tributaire. Selon la première de ces interprétations, la technique est conçue comme une emprise du vivant sur son milieu ou comme une stratégie vitale. La théorie de la projection organique défendue par E. Kapp et à laquelle il a déjà été fait allusion est typique d’une telle approche. Mais c’est probablement chez Bergson qu’elle va trouver son expression la plus grandiose. Celui-ci rattache, en effet, la technique à une pensée de la vie. Les différentes formes de vie sont pour lui les orientations divergentes d’une activité originaire qui se scinde en grandissant. C’est l’élan vital qui procède par dissociations et dédoublements. Le vivant est plutôt un lieu de passage de l’élan vital qu’une substance close sur elle-même. Mais on ne saurait donc envisager les vivants comme les degrés successifs d’une même tendance qui se développe par associations et additions d’éléments (Bergson, 1970, 571). La technique apparaît alors comme une fonction biologique, au fil des multiples bifurcations et contournements d’un élan vital qui, dans son éternel mouvement d’expansion, doit composer avec la matière. Depuis le végétal qui reçoit continuellement et machinalement du milieu environnant ce dont il a besoin jusqu’à l’animal défini par la motricité, l’organe est au service de la vie. Chez les vertébrés, l’activité motrice se concentre sur deux paires de membres, jusqu’à devenir indépendante chez l’homme « dont la main peut exécuter n’importe quel travail » (Bergson, 1970, 608 ; on note la proximité, voulue ou non, de cette formule avec une célèbre affirmation aristotélicienne, cf. supra 2.b). Se joue ici la différence entre l’instinct et l’intelligence : le premier est la faculté d’utiliser des instruments organisés, la seconde est la faculté de fabriquer des instruments inorganisés. En d’autres termes, les instruments de l’intelligence sont libérés des montages anatomiques : tout peut lui être instrument, à tel point qu’on peut la définir comme la « faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et d’en varier indéfiniment la fabrication » (Bergson, 1970, 613). L’essentiel de la technique s’est donc joué bien avant le développement de la pensée scientifique : l’outillage de l’humanité est un prolongement immémorial de son corps, pas une application des théories qu’elle a pu élaborer et construire dans un passé récent.

La seconde de ces interprétations est, dans ses grandes lignes, d’inspiration heideggerienne (Heidegger, 1958). Heidegger récuse une conception simplement « chronologique » suivant laquelle la technique moderne n’a pu commencer à se déployer qu’en s’appuyant sur la science de la nature. Selon cette approche, la physique moderne tiendrait son caractère expérimental d’appliquer à la nature des appareils pour l’interroger. Mais si on s’intéresse non à la technique, mais à l’essence de la technique, on s’aperçoit que la théorie de la nature propre à la physique moderne fait de la nature un complexe calculable de forces. Or, c’est le propre de la technique moderne, considérée en son essence, que d’envisager la nature comme du quantifiable disponible, susceptible d’être mobilisé pour toutes sortes de fins (Cf. supra 3 c. I). H. Jonas, fidèle sur ce point à son maître, dit les choses de façon encore plus directe : la technique moderne est la métaphysique de la science moderne devenue manifeste ; en effet : « la conception même de la réalité qui sous-tend l’avènement de la science moderne et a été encouragée par elle en retour – à savoir le nouveau concept de nature – comportait la possibilité de manipuler à titre de noyau théorique et impliquait la manipulation effective au cours du processus de la recherche, sous la forme de l’expérimentation » (Jonas, 1974, 48). En termes plus brutaux encore, si la technologie moderne peut envisager la nature comme un chantier indéfiniment ouvert à son action, c’est parce que la théorie dont elle est l’expression dépend à son tour d’une conception technologique de la réalité même, qui fait du réel quelque chose d’essentiellement manipulable.

Les technosciences revisitées

Les considérations qui précèdent suggèrent que si on raisonne en termes de dépendance ou d’indépendance de la science par rapport à la technique, on n’épuise que partiellement la question des technosciences. Si le terme «technosciences» réfère à l’indistinction des sciences et des techniques, il est peu intéressant. Comme il a été relevé dès le début, il est possible et nécessaire de distinguer les unes et les autres, au moins conceptuellement. Il est peut-être plus pertinent d’en relever les usages. À première vue, le résultat n’est guère plus brillant. On a relevé qu’il est utilisé pour décrire (et déplorer) la contamination de la science par des applications utilitaires ; pour désigner une organisation inédite de la recherche, renversant la prééminence de la science sur la technique (Bensaude-Vincent, 2009). On serait donc tenté de conclure que le périmètre de ce terme est mal défini, qu’il a un contenu émotionnel et qu’il est souvent destiné à produire des effets de grandiloquence (Raynaud, 2015 et 2016). Ce diagnostic sévère, déjà esquissé par J.-P. Séris (Séris, 1994, 215-217) comporte certainement une part de vérité. On le voit bien lorsque J. Ellul, qui affirme également la dépendance et l’antériorité de la technique sur la science, parle de la « Science-Technique » et soutient qu’elle est devenue la productrice authentique de valeur économique, ruinant ainsi la notion de « travail-valeur » (Ellul, 2018, 98). On retrouve ici le thème de la technique autonome, mouvement capable de s’alimenter de lui-même et par lui-même et contre lequel on ne peut rien faire si l’on s’en tient aux catégories reçues. Mais on a aussi relevé des usages où le terme « technosciences » vise à démystifier l’illusion d’une science pure et régulée seulement par la quête et la validation du vrai (Bensaude Vincent, 2009). Cet usage est d’ailleurs assez conforme à celui voulu par G. Hottois qui a, sinon inventé, du moins mis en circulation le terme. Ce terme est, dans son esprit, étranger aux interrogations relatives à l’économie ou à la politique, mais à comprendre « eu égard à l’importance croissante des rapports opératoires, technophysiquement créateurs et destructeurs, et de leur devenir inanticipable par la spéculation ou la narration philosophique » (Hottois, 2004, 145). L’idée est que les sciences contemporaines sont en excès par rapport à l’ordre symbolique, de par leur dimension opératoire, technique et mathématique. En attirant l’attention sur l’incapacité de la philosophie classique des sciences (qu’il considère comme linguistique, centrée sur les critères de recevabilité et d’organisation des énoncés) à prendre en compte cette spécificité de la situation contemporaine, G. Hottois fraye la voie à ceux qui veulent décrire la science telle qu’elle se fait et non telle qu’elle se dit : science en action (Latour, 2005) ; matérialité foisonnante et paradoxale des objets techniques (Bensaud-Vincent, Loeve, 2018). Pour certains (Nordmann, 2006 ; Loeve, 2010), il existe même des objets que l’on peut qualifier de technoscientifiques. L’idée est la suivante : il n’est pas question de nier que dans la science classique des phénomènes sont produits pas l’intermédiaire de processus techniques (pompe à vide, par exemple, ou dans un autre domaine, expériences du foie lavé). Mais ceux qui produisent ces phénomènes le font en distinguant la représentation et l’intervention : les théories et les représentations mettent le monde à distance et le phénomène techniquement produit est saisi comme la réalisation d’une loi de la nature. Les objets technoscientifiques (biobrique, calculateur quantique, organisme génétiquement modifié) abolissent cette distance : ils constituent une réalité qui se suffit à elle-même ; ils sont dotés de propriétés qui relèvent de l’ordre naturel, mais dont on ne sait pas à l’avance tout ce dont elles le rendront capable ; on peut les contrôler sans pour autant comprendre complètement leur construction. Les objets technoscientifiques comportent une part irréductible d’opacité, ce qui ferait d’eux des boîtes noires au second degré. Bien que ceux qui admettent l’existence d’objets technoscientifiques soulignent le caractère inédit de leur mode d’existence, affirmant même qu’ils brouillent la distinction immémoriale entre nature et artifice, on peut aussi se demander s’ils ne sont pas, tout simplement, baconiens au sens où ils suggèrent que tout ce que peut faire l’être humain c’est d’approcher ou d’éloigner les uns des autres les corps naturels (Cf. supra, 2 c).

iii. Les objets techniques

Introduction

Les paragraphes qui précèdent suggèrent que l’orientation donnée à la philosophie de la technique après le « tournant empirique » n’est pas seulement caractérisée par une plus grande attention portée à la technique dans ce qu’elle a de matériel et de concret. On partira d’une suggestion de X. Guchet (Guchet, 2011) pour préciser les choses. À certains égards, la philosophie « classique » de la technique a fait pour la constitution de son objet ce que le marketing a fait à partir des années 20 : il n’a plus cherché à vanter les mérites de l’objet acheté (comme dans la réclame d’antan), mais à construire un lien avec le sujet destinataire du produit commercialisé et, à la limite, à élaborer une narration dont il serait le héros. Toutes choses égales par ailleurs, on pourrait risquer l’hypothèse selon laquelle la philosophie « classique » de la technique a mis l’accent sur ceux qui sont au contact avec les objets, les réseaux ou les systèmes techniques parce qu’ils en sont les utilisateurs (ou les victimes, ou les complices). Le « tournant empirique » se caractériserait alors par le fait que la perspective se déplace depuis ceux qui sont les utilisateurs des techniques vers ceux qui les conçoivent, les réalisent, les mettent en œuvre et les contrôlent. Selon cette interprétation D. Ihde, pourtant réputé être un représentant et un artisan du « tournant empirique » et à qui on doit de belles analyses sur la façon dont l’objet technique façonne la rapport au monde de ceux qui les mettent en œuvre, serait encore rattaché à la philosophie « classique » de la technique lorsqu’il préface un recueil de ses essais en indiquant qu’un des thèmes fédérateurs du recueil sera : « les techniques (Technics) ou ce qu’on pourrait appeler l’expérience humaine de la technique (Technology) » (Ihde, 1983, VII). Dans ce qu’il a de plus significatif, le tournant empirique constitue probablement un déplacement depuis l’expérience de la technique jusqu’à la constitution de l’objet technique. Bien entendu, une telle entreprise n’est pas absolument inédite : il existe une tradition bien établie qui prend la machine pour objet de réflexion. On a pu ainsi parler d’une « philosophie des machines » (Bontems, 2009). On pense, par exemple, à des analyses classiques comme celles de F. Reuleaux (Reuleaux, 1877) et de J. Lafitte (Lafitte, 1972). Par rapport à ces entreprises pionnières, il n’est pas question ici des machines en particulier, mais bien de l’objet technique en général.

Du mode d’existence des objets techniques

On peut choisir de présenter les importantes analyses de G. Simondon en se cantonnant à son interprétation du mode d’existence des objets techniques (Cérézuelle 1979 ; Goffi, 1988) ; on peut aussi les insérer dans un projet simondonien beaucoup plus ambitieux, qui englobe l’ontologie, la philosophie des sciences, l’invention, etc. (Barthélémy, 2005 ; 2008). Ici seront mentionnées très rapidement les grandes options philosophiques du projet. La pensée de Simondon est une pensée de l’individu. Sa thèse de doctorat porte, en effet, sur l’individu et sa genèse physico-biologique et sur l’individuation psychique et collective. Mais un simple coup d’œil sur le vocabulaire employé (genèse, individuation) montre que l’individu n’est pas un donné, mais un processus en voie d’effectuation. Toutefois, il n’existe pas de principe d’individuation qui préexisterait à l’individuation comme processus et la mettrait en œuvre. Dans une pensée où la relation est antérieure à la substance, la genèse se pense comme déphasage de l’être en individu et milieu (Simondon, 2017, 315) et non comme actualisation d’une forme préexistant au devenir.

Cette interprétation de la genèse vaut également pour la genèse de l’objet technique. Simondon commence par faire place nette de toute approche qui chercherait à penser l’objet technique à partir de ses fonctions ou de ses usages ou, plus généralement, de l’expérience que pourrait en avoir un utilisateur ; c’est, bien au contraire, sa genèse qui permet de penser l’objet technique. L’objet technique étant ce dont il y a genèse, celle-ci va dans le sens d’une concrétisation sans cesse accrue. Devenir concret, c’est « réaliser une convergence de fonctions » dans une unité structurale (Simondon, 1969, 22). Dans l’objet technique abstrait, les éléments fonctionnent l’un après l’autre et parfois même l’un contre l’autre. Un objet technique abstrait n’est en réalité qu’une pluralité de principes et de notions scientifiques entrant en action les uns à côté des autres. Un objet technique concret, système de cause et d’effets, capable d’autoconservation et d’autorégulation, tend à s’assimiler à un objet naturel et, en particulier, à un être vivant. Un objet technique n’existe pas pour lui-même, il existe toujours par rapport à un milieu. On pourrait même dire qu’il est la jonction entre un milieu artificiel et un milieu naturel. On distinguera donc :

– les objets techniques les plus abstraits et le plus inachevés, où les deux milieux agissent l’un contre l’autre. On peut penser aux premières machines à vapeur de Newcomen où l’eau injectée dans le cylindre provoque la condensation de la vapeur qu’il contient, mais aussi le refroidissement des parois du cylindre (d’où un rendement très médiocre).

– les objets techniques isolés du milieu naturel : ici, les deux milieux agissent l’un sans l’autre. On peut penser aux ailettes des premiers moteurs de motocyclettes, qui jouent seulement un rôle de refroidissement (alors qu’elles peuvent aussi renforcer la culasse contre une déformation due à la pression des gaz, comme dans les modèles plus récents).

– les objets techniques qui fonctionnent par cette jonction même. C’est l’exemple devenu fameux de la turbine Guimbal. Dans les usines marémotrices où elles sont installées, elles réalisent un système de relations synergiques entre : la conduite forcée où circule l’eau des marées, la turbine proprement dite, et la génératrice installée dans un carter d’huile sous pression. Cet objet technique est particulièrement représentatif de l’individuation achevée. Il doit créer lui-même son milieu associé pour que son fonctionnement soit possible. L’objet technique complètement individualisé est condition de lui-même par la constitution de son milieu associé.

C’est ce qui permet à l’objet de s’intégrer dans la culture. L’invention d’un tel ensemble individualisé suppose que les éléments qui le constituent soient organisés « en fonction de la causalité qui existera lorsque l’objet sera constitué » (Simondon, 1969, 57). Il s’agit donc d’un acte authentique de pensée et d’imagination créatrice. La technicité de l’objet technique, c’est-à-dire son degré de concrétisation, n’est pas une puissance hostile qui viendrait se dresser contre les intentions humaines. Bien au contraire, elle est l’effet d’une fonction spécifiquement humaine, la faculté de conditionner le présent par l’avenir, la faculté de penser et d’imaginer non pas seulement d’une façon mécanique, c’est-à-dire la faculté d’inventer. C’est dans et par cette opération que le sens de la technique se donne à voir (Simondon, 2005).

Philosophie de l’artefact, philosophie de l’ingénierie

G. Simondon, on vient de le voir , se montre plus que réservé quant à une analyse de l’objet technique qui excéderait, d’entrée de jeu, la compréhension de la structure de celui-ci, c’est-à-dire en fait de sa genèse. Une pensée de l’objet technique doit être formulée en termes d’individu et de milieu associé et s’adosser sur une ontologie de la relation et, peut-être, sur une métaphysique du processus. D’un certain point de vue, l’entreprise dont il va être question maintenant consiste en une transgression de cet interdit simondonien, un point très bien vu par X. Guchet (Guchet, 2017). Les auteurs visés par X. Guchet ont tenté d’élaborer ce qu’il est convenu d’appeler une philosophie de l’artefact. Ce qui caractérise principalement cette tentative, c’est qu’elle mobilise la notion de fonction. Voyons comment.

Il est pertinent de poser trois questions au moins à propos d’un artefact technique (un pont, un stylo à bille, etc.) :

– Question 1 : à quoi sert-il ? (What is it for ?).

– Question 2 : en quoi consiste-t-il ? (What does it consist of ?)

– Question 3 : comment doit-il être utilisé ? (How must it be used ?)

Ces trois questions concernent respectivement trois aspects de l’artefact :

– Sa fonction technique.

– Sa composition ou sa constitution physique.

– Les instructions qui l’accompagnent et qui régulent son utilisation, c’est-à-dire, dans les cas typiques, qui permettent à la fonction retenue de s’effectuer correctement (Vermaas et al., 2011).

On peut d’ores et déjà noter qu’il s’agit d’une conception anthropocentrée de l’artefact ; ainsi, un coquillage (dont se servirait, comme d’une coupelle, pour s’abreuver un, voyageur altéré) aurait bien une fonction et serait bien accompagné d’un plan élémentaire pour son usage. Mais, n’étant ni conçu ni réalisé par l’être humain, il ne serait pas un artefact. Des explorateurs venus d’un autre continent un siècle après son utilisation ne pourraient pas l’identifier comme un artefact, parce que rien ne le distinguerait d’un autre coquillage qui n’aurait pas été utilisé pour boire. Cet argument, notons-le, pourrait être mobilisé dans le débat relatif à l’existence de techniques animales. Mais il s’agit d’un autre problème.

Pour comprendre la nature de l’artefact, on peut le comparer à un objet purement social (un billet de banque, une pièce d’identité, un timbre postal ou fiscal, etc.). Les objets purement sociaux remplissent la fonction qui est la leur non parce qu’ils ont telles et telles propriétés physiques, mais parce qu’ils sont collectivement acceptés ou reconnus. Un passeport périmé depuis dix jours a exactement les mêmes propriétés physiques qu’il y a dix jours. Cependant, la Police de l’Air et des Frontières refusera de l’admettre comme un document valide et il ne remplira plus la fonction qui est la sienne, à savoir de permettre à son détenteur de voyager à l’étranger. Au contraire, si un artefact technique remplit sa fonction, c’est sur la base de ses propriétés physiques et de son comportement physique (la question : « En quoi consiste-t-il ? » est toujours pertinente dans son cas). Toutefois, l’artefact technique ne se réduit pas à ses propriétés et à son comportement physique. On ne rend pas compréhensible la fonction d’un artefact en décrivant ses propriétés physiques effectives : un ordinateur en panne n’en est pas moins un ordinateur. Le comportement physique effectif d’un artefact n’est donc pas une condition nécessaire pour l’attribution de la fonction qui est la sienne. Mais ce n’est pas non plus une condition suffisante : avec un peu de poigne et de dextérité, on peut se servir de la tranche d’une pièce de monnaie pour dévisser une vis récalcitrante. Cela ne fait pas d’une pièce de monnaie un tournevis (Kroes, 2012).

L’artefact technique est donc un hybride, sa nature est double : relevant de l’intention il appartient au monde de la téléologie, comme les objets sociaux ; susceptible de se comporter d’une façon déterminée sur la base des propriétés physiques qui sont les siennes, il appartient également au monde physique. C’est la notion de conception (design) qui va permettre de comprendre ce qu’est cet hybride. De façon très schématique, la conception d’un artefact technique commence par une description de l’objet à concevoir en termes fonctionnels et s’achève par une description de cet objet en termes structurels ou physiques. La conception technique est donc définie de la sorte : c’est une activité par laquelle, pour une fonction donnée on établit la description d’un artefact doté d’une structure physique déterminée, artefact tel qu’il peut remplir la fonction d’une manière efficace et efficiente. On notera que la fonction n’est pas ici définie de façon naïvement utilitaire ; pour mesurer le degré de sophistication atteint par l’analyse, on peut se référer à Houkes & Vermaas (2010). Deux interprétations de la notion de fonction sont distinguées : on peut estimer qu’un artefact remplit sa fonction lorsqu’il atteint le but initialement recherché ; on peut également estimer qu’un artefact remplit sa fonction lorsqu’il est doté des capacités physiques et structurelles qui lui permettent d’atteindre le but initialement recherché ; c’est ce sens qui est retenu par les « philosophes de l’artefact ». Les fonctions sont alors conçues comme les propriétés et capacités physiques désirées d’un artefact, ce qui veut dire que la conception comporte un moment au cours duquel des objectifs ou des buts sont transformés en fonctions, au sens qui vient d’être défini. Il est évident que la conception de l’artefact se fait en contexte : l’état de l’art opère comme une contrainte sur les descriptions possibles de l’artefact et il en est de même pour toutes sortes d’autres facteurs (coûts de production, réglementation, intervention des pouvoirs publics, état de l’opinion, etc.). Là encore, la différence avec les analyses simondoniennes est flagrante : chez ce dernier, le milieu associé de l’objet technique individualisé est d’abord son milieu. Ce n’est pas le cas dans le cadre d’une philosophie de l’artefact : on y a affaire à un environnement d’emblée, social, économique, politique, etc., et c’est dans ce milieu impur que l’artefact va être conçu et réalisé. Mais aux yeux des auteurs qui s’inscrivent dans ce mouvement, il s’agit plutôt d’un avantage : car ceux qui conçoivent l’artefact, les ingénieurs, ne perdent jamais de vue que ces artefacts doivent remplir des fonctions pour des utilisateurs (des clients par exemple). Par conséquent ce qui au moment de la conception proprement dite est une analyse de fonctions devient ensuite un ensemble d’instructions pour l’utilisation, dont le mode d’emploi est la forme la plus familière.

Le terme d’ « ingénieur » qui vient d’être employé indique bien la différence entre l’approche en termes d’objet technique et l’approche en termes d’artefacts. Les philosophes de l’artefact accomplissent jusqu’au bout le programme suggéré par C. Mitcham (Mitcham, 1994) : ils constituent une philosophie de l’ingénierie et de l’ingénieur ; les philosophes de l’objet technique ont une approche moins empirique, plus spéculative et s’inscrivent dans le cadre d’une philosophie de la nature ou du vivant.

Conclusion

On vient d’essayer de montrer que ce qui caractérise le « tournant empirique » en philosophie de la technique est un renversement de perspective. Le point de départ de la réflexion n’est plus l’expérience, souvent malheureuse, des effets de la technique sur le sujet et sur son monde. Au contraire, une attention accrue est portée à la constitution et à la genèse de l’objet technique. Les philosophes du « tournant empirique » considèrent qu’une évaluation prématurée de la technique, conçue comme un phénomène global, peut exprimer en réalité une posture technophobe, même si ceux qui procèdent à une telle évaluation s’en défendent. De fait, le débat autour de la technique s’est trop souvent limité à un affrontement entre technophobes et technophiles plus ou moins radicaux. Des exemples extrêmes et presque caricaturaux de chacune de ces postures sont donnés, respectivement, par les anarcho-primitivistes et les transhumanistes.

Dans ces conditions, il est intéressant et significatif de relever qu’il n’existe pas d’éthique de la technique en tant que telle. Il existe sans doute de multiples éthiques régionales que l’on peut considérer comme autant d’éthiques en milieu technologique et qui sont communément envisagées comme autant de branches de l’éthique appliquée : bioéthique et, jusqu’à un certain point, éthique médicale ; éthique de l’ingénieur ; éthique de la recherche ; éthique des affaires ; éthique de l’environnement ; éthique du changement climatique, etc.

Une tâche importante de la philosophie de la technique à venir sera de dépasser l’affrontement schématique entre technophobes et technophiles, en prenant mieux en compte les ressources historiques et les avancées conceptuelles qui viennent d’être rappelées.

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