Ressentiment (A)

Comment citer ?

Aeschbach, Sébastien (2020), «Ressentiment (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/ressentiment-a

Publié en janvier 2020

 

Résumé

Le ressentiment est un phénomène affectif complexe dont le traitement philosophique, relativement récent, remonte aux écrits fondateurs de Nietzsche et Scheler. Les questions que ces auteurs abordent visent à déterminer la nature et la structure exacte du phénomène, mais aussi, dès la Généalogie de la morale, la fonction du ressentiment et les effets de ce sentiment sur notre jugement moral. Si ce phénomène affectif continue d’intriguer toutes les disciplines des sciences humaines, cela est peut-être dû au regard cru qu’il nous oblige à porter sur la nature humaine. En effet, ces mêmes auteurs suggèrent que les vertus que nous affichons ont en réalité leur origine dans l’envie et la revanche inassouvie (Nietzsche, Ranulf, Scheler) ; un point de vue auquel les moralistes français nous avaient peut-être habitués les premiers. Il n’en demeure pas moins que le concept de ressentiment offre une description pratique et cohérente du rapport entre nos émotions morales (par exemple l’indignation) et certaines de nos émotion hostiles (par exemple l’envie) ou encore sur la motivation de nos jugements axiologiques, moraux en particulier.

Le ressentiment reste aussi un sujet d’attention pour tout philosophe de l’esprit qui s’efforce de clarifier nos catégories mentales et d’affiner notre compréhension de leurs relations. A ce titre, la multiplicité des manifestations affectives du ressentiment rend difficile une démarcation claire du phénomène, notamment par rapport à des émotions plus ordinaires comme l’envie, l’indignation ou la colère. Au-delà de l’étymologie du terme « ressentiment », il est impératif de définir d’abord la colère, l’envie, l’indignation et surtout le ressentiment ordinaire que les anglais appellent resentment et les allemands Groll. Ces émotions constituent en effet toutes des expressions possibles du ressentiment, qui correspond à une disposition affective plus durable, au même titre, par exemple, que des épisodes de haine ou de jalousie peuvent constituer des manifestations du sentiment plus durable et profond de l’amour. Il est tout particulièrement important de parvenir à une distinction entre l’émotion du ressentiment ordinaire (resentment, Groll) et le ressentiment. Le ressentiment à proprement parler sera analysé en détail dans un deuxième temps. Il sera alors important de distinguer les différents moments de ce processus psychologique. En suivant les écrits fondateurs de Nietzsche et Scheler, nous tâcherons tout spécialement de montrer que le critère de démarcation principal du ressentiment est la présence d’un mécanisme de réévaluation axiologique grâce auquel le sujet soulage une souffrance psychologique – un sentiment d’impuissance ou d’infériorité – par l’altération de son jugement de valeurs. La réévaluation apparaît sous différentes formes dont chacune constitue une variante du ressentiment. Même si l’usage du terme reste ambigu, ce phénomène, nous le verrons, est des plus communs. Il est d’ailleurs souvent illustré par la fable d’Ésope, reprise par La Fontaine (La Fontaine, 2002), du renard et des raisins, dans laquelle l’animal, incapable d’attraper les fruits mûrs qu’il convoite, en vient à soulager sa frustration en dévalorisant les fruits qu’il juge alors trop verts et amers. Dans la langue anglaise, sour grapes est ainsi devenue l’expression idiomatique pour décrire ce phénomène.

Pour finir, le ressentiment demeure étroitement associé à une critique de la morale initiée par Nietzsche dans la Généalogie. Il n’y a pas lieu ici d’offrir une exégèse de ce texte, ni d’ailleurs de développer la question de la place du ressentiment en éthique. Retenons simplement que la thèse nietzschéenne selon laquelle nos catégories morales ont comme origine le ressentiment est lourde de conséquences pour une théorie éthique. Non seulement nos jugements moraux ne seraient-ils alors que des mécanismes d’adaptations, à savoir une invention de celui qui souffre d’infériorité ou d’impuissance, mais encore nos catégories morales se verraient-elles fondées sur nos émotions les plus sombres comme l’envie, le désir de revanche ou encore la haine.


Table des matières

1. Contexte philosophique

2. La phénoménologie du ressentiment ordinaire

a. Colère, ressentiment (ordinaire) et indignation
b. Colère et injustice : le ressentiment et l’indignation

3. Qu’est-ce que le ressentiment ?

a. Réévaluation
b. L’objection du volontarisme doxastique
c. L’expérience altérée
d. Le ressentiment fort


1. Contexte philosophique

Eugen Karl Dühring est semble-t-il le premier philosophe à avoir introduit le terme de « ressentiment » dans son analyse des concepts de justice (Der Wert des Lebens, 1865). Mais l’expression devient célèbre avec la publication par Nietzsche de La généalogie de la morale (1887), œuvre dans laquelle le philosophe défend l’idée que le ressentiment constitue l’origine psychologique de la morale chrétienne et occidentale. Les analyses psychologiques de Nietzsche ont eu un grand impact, et Else Voigtländer, une étudiante de Theodor Lipps, s’en inspire pour son analyse du ressentiment dans Vom Selbstgefühl publié en 1910. Mais c’est Max Scheler, un collègue et mentor de Voigtländer, qui apporte la réponse la plus notable aux écrits nietzschéens sur le ressentiment. Dans Das Ressentiment im Aufbau der Moralen (1915), il développe ce qui à ce jour constitue sans doute la description la plus exhaustive du phénomène. Contre la lecture nietzschéenne, Scheler soutient que le ressentiment n’est pas à l’origine de la moralité chrétienne, mais à l’origine de la moralité bourgeoise et de ses expressions idéologiques caractéristiques, comme l’humanitarisme, le subjectivisme ou encore l’esprit démocratique et égalitaire de son temps. Le concept de ressentiment a ensuite été repris en sociologie par Merton dans son analyse des révolutions, et, plus récemment, par Elster dans sa critique de la théorie du choix rationnel et par Greenfeld dans son analyse du nationalisme (Elster, 1983 ; Greenfeld, 1992). Le concept a également connu un certain succès dans la littérature récente autour de la justice transitionnelle, notamment du fait du texte fondateur de Jean Améry dans lequel l’auteur revendique son ressentiment en tant que survivant de l’holocauste et rejette l’opprobre qui entache cet état psychologie (Améry, 1980). Pour finir, l’histoire du terme de « ressentiment » est relativement limitée car son usage, sauf en français, reste cantonné à la littérature académique spécialisée. Néanmoins, bien des aspects du ressentiment ont été décrits depuis l’antiquité sans pour autant que le terme de « ressentiment » n’ait été utilisé. Nous introduirons ce corpus bien plus large dans le courant de l’argumentation sans prétendre à une analyse historique exhaustive.

Bien que l’usage du terme « ressentiment » soit courant dans la langue française, cerner la nature exacte du phénomène affectif qu’il désigne demeure complexe et ce pour au moins trois raisons. D’abord, l’étymologie de « ressentiment » – sur laquelle nous reviendrons – révèle que l’expression française est restée la désignation d’usage parmi les philosophes anglais et allemands qui peuvent ainsi distinguer le ressentiment d’émotions plus ordinaires comme resentment (anglais) ou Groll (allemand). En français cette distinction est difficile car il n’y pas de différence lexicographique entre le concept ordinaire de ressentiment et celui hérité des écrits de Nietzsche et Scheler. Pour plus de clarté, nous désignerons d’ailleurs ce dernier par l’expression “ressentiment” écrite en italique. La deuxième source de complexité provient du fait que le ressentiment semble inclure ou du moins être associé à toute une série d’épisodes affectifs comme la colère, l’envie, l’indignation, et même l’émotion ordinaire du ressentiment, ce qui pose une difficulté quant à la démarcation conceptuelle du phénomène. Finalement, l’expérience du ressentiment n’est pas simplement réductible à des émotions comme l’envie ou la colère, même si ces dernières peuvent avoir une modalité propre lorsqu’elles sont liées au ressentiment.

Notons également que l’étude du ressentiment est à la croisée des chemins de la philosophie des émotions, de la philosophie des valeurs, et de la psychologie des phénomènes d’auto-duperie. Certains concepts développés dans chacune de ces disciplines sont dès lors utiles à la compréhension du phénomène. Dans l’analyse, nous recourrons ainsi à la notion d’objet propre ou objet matériel d’une émotion (l’individu vers qui est dirigée l’émotion) et à celle d’objet formel (la forme commune à toutes les occurrences d’une certaine émotion) (Teroni, 2007 ; Mulligan, 2008 ; Kenny, 1963). Nous présupposerons également que les émotions possèdent une base qui est un autre état mental comme une croyance ou une perception. Plus concrètement, je ne peux éprouver de la peur face au chien que si je perçois ou crois l’animal dangereux (Mulligan, 1998). A noter ensuite qu’il sera fait usage du concept de valeur pour distinguer des variantes du ressentiment, car ce dernier peut être appréhendé comme un phénomène décrivant comment et pourquoi un individu peut en venir à altérer ses valeurs, c’est-à-dire à changer ce qui compte pour lui. Le vocabulaire axiologique est largement répandu dans les écrits de Scheler et Nietzsche, ce dernier parlant même d’une transvaluation ou renversement des valeurs, concept sur lequel nous reviendrons. Parler de valeurs ne doit pas ici présupposer une ontologie – subjectiviste ou réaliste – particulière ; schématiquement, un subjectiviste comprendra simplement que les valeurs dont il est question sont in fine ce-qui-est-désiré et non des propriétés indépendantes de l’esprit. Finalement, sans aborder la question épineuse et complexe de savoir comment nous connaissons les valeurs (Mulligan 2009, Deonna & Teroni, 2012), nous admettrons néanmoins que les valeurs peuvent être présentées par deux états psychologiques distincts : d’abord, par le jugement axiologique qui est une croyance prédiquant une valeur (“Cette voiture est belle”), ensuite par l’intuition ou le sentiment dont le degré de conscience est moindre. L’idée que nous saisissons les valeurs de façon inconsciente et automatique sans être capables de formaliser précisément la propriété que nous appréhendons est une thèse qui semble être confirmée par plusieurs programmes de recherche au sein de la psychologie empirique (Haidt, 2001, Greene, 2013).

2. La phénoménologie du ressentiment ordinaire

Toute théorie du ressentiment doit d’abord pouvoir définir le ressentiment ordinaire. La distinction des deux concepts a fait récemment l’objet d’une certaine attention, notamment parmi les sociologues (Meltzer & Musolf, 2002 ; Fassin, 2013 ; Ure, 2015). Contrairement au ressentiment, l’intérêt pour le rôle et la nature du ressentiment ordinaire a une origine philosophique ancienne. Aristote, et plus tard Sénèque dans son essai De la colère, décrivent les différentes modalités de cette émotion et de ces variantes comme l’indignation. Mais ce sont surtout les empiristes écossais Smith, Hume et Reid, ainsi que le théologien anglais Butler qui proposèrent les analyses les plus détaillées du ressentiment (resentment), en décrivant le lien de cette émotion avec nos attributions de justice et d’injustice (Pritchard, 2008 ; Garrett, 2012). Notons aussi qu’à l’inverse du ressentiment, le ressentiment est une émotion ordinaire aux exemples familiers. J’en suis la proie lorsque, par exemple, un tribunal me condamne pour un crime que je n’ai pas commis ; lorsque, pour des raisons religieuses, je suis exclu de mon université ; lorsqu’un voleur s’en tire tout en vandalisant mes biens ; lorsqu’une police trop zélée me brutalise ; ou lorsqu’un riche aristocrate m’humilie lors d’une soirée mondaine. Philosophes et psychologues distingues ainsi plusieurs propriétés caractéristiques à cette émotion. Nous retenons et analyserons ici les suivantes : 1) le ressentiment est une sorte de colère déclenchée en réponse à un tort personnel ; 2) le ressentiment s’accompagne nécessairement d’un désir de revanche insatisfait ; 3) l’objet intentionnel du ressentiment est l’injustice d’un tort non-réparé ; 4) l’objet propre du ressentiment est une personne (ou un groupe de personnes) et ses actions ; 5) le ressentiment diffère de l’indignation du fait qu’il répond aux torts personnels, alors que l’indignation est une réponse à des torts impersonnels. (La Caze, 2001 ; Solomon, 1994)

a. Colère, ressentiment (ordinaire) et indignation

Une façon d’identifier les critères de démarcation du ressentiment est de distinguer cette dernière émotion de phénomènes voisins comme la colère et l’indignation. Quelle différence y a-t-il entre la colère et le ressentiment ordinaire ? Le ressentiment est souvent appréhendé comme une variante de la colère. Il semble en effet que nous puissions toujours dire d’un individu en proie au ressentiment qu’il est en colère. Certains ont dès lors pu soutenir que la phénoménologie de la colère était identique à la phénoménologie du ressentiment ordinaire (Brudholm, 2008). Cette thèse ne résiste toutefois pas à un examen plus minutieux. La colère est un épisode de courte durée, avec des symptômes somatiques bien connus (augmentation de la fréquence cardiaque et de la pression artérielle, taux élevé d’adrénaline, etc.), des expressions faciales typiques (agressivité, attitude menaçante, etc.), et des actions tout aussi caractéristiques (représailles, riposte, etc.). L’expérience du ressentiment est différente. S’il s’agit d’une sorte de colère, celle-ci est plus contenue et toujours vécue sur une échelle de temps plus longue : le ressentiment perdure et entraîne l’esprit à se repasser continuellement des fantasmes de revanche en réponse à une humiliation ou une offense passée. Le colérique ne rumine pas mais mobilise ses forces pour une réplique immédiate. C’est pourquoi la colère ordinaire se manifeste par des épisodes explosifs de rage et de violence dont l’intensité s’estompe néanmoins rapidement. Le ressentiment en revanche met du temps pour disparaître. Cette émotion est vécue comme une amertume et une animosité contenue, ne serait-ce déjà qu’à cause du fait que le sujet ne peut souvent ni riposter, ni même, parfois, simplement exprimer sa colère. Cette forme de répression est caractéristique du ressentiment.

Contrairement à la colère, le ressentiment se manifeste donc avec une forte tendance à ruminer et à ressasser d’anciennes offenses. Certains décrivent de ce fait cette émotion comme une forme de colère intellectuelle ou « sophistiquée » (Taylor, 2006) dont les ruminations perdurent tant qu’une forme de revanche n’est pas assouvie. En d’autres termes, le ressentiment ordinaire tend à agiter l’esprit, alors que la colère agite le cœur (et le corps).

La nature plus expressive de la colère est souvent mise en avant pour la différencier du ressentiment. Pour autant, la thèse de Taylor selon laquelle le ressentiment ne serait ainsi rien d’autre qu’une colère inexprimée ne résiste pas à de nombreux contre-exemples. Ainsi, si, j’étais condamné à tort, je protesterais bruyamment contre la sentence en menaçant le jury ou en criant, alors même que toutes mes réactions immédiates n’auraient aucun effet sur l’injustice dont je suis la victime. Néanmoins, ce n’est pas parce que la colère ordinaire se manifeste par coups de sang ou par une riposte immédiate que le ressentiment demeure silencieux pour autant. L’innocent peut ainsi exprimer bruyamment sa souffrance tout comme il peut publiquement exprimer son désir de revanche, en souhaitant par exemple de voir ses juges punis. Le ressentiment n’est donc pas une colère inexprimée, mais une colère qui ne peut s’assouvir, car tout moyen de le faire est entravé (par autrui, par des normes sociales, etc.), et qui, partant, ne peut satisfaire son désir de réparation. Il est néanmoins à noter qu’il peut exister un chevauchement dans l’expérience de ces deux émotions, du fait qu’une accumulation de ressentiment peut à son tour éclater sous la forme de colère et de rage.

La valence du ressentiment est mixte. On ressent par exemple souvent une explosion de colère comme une émotion positive, un état exaltant ou une façon de se sentir vivant. Cela ne semble jamais vrai dans le cas du ressentiment où l’amertume et la rancœur colorent désagréablement les ruminations du sujet qui ressasse les anciennes injustices dont il a été victime. Or Aristote remarque que l’anticipation d’une revanche est une pensée agréable, ce qui est incarné de manière exemplaire par l’anti-héros des Carnets du sous-sol qui se délecte de ses plans de revanche (Dostoïevski, 1864). De plus, Scheler évoque une attraction obsessionnelle (Sucht) chez les sujets du ressentiment pour des raisons d’éprouver des émotions morales comme le ressentiment ou l’indignation dont ils semblent que l’expérience soit très plaisante (Scheler, 1958).

Contrairement à la colère, le ressentiment est accompagné par un désir de revanche – un fait déjà souligné par Aristote. Ce dernier critère est parfois contesté (La Caze, 2001). Mais la critique présuppose de manière erronée que ce désir ne peut être assouvi que par une action directe et violente, ce qui ne rend pas justice à des formes de revanche dénuées d’agressivité et de perversité. En effet, la nature d’une revanche efficace peut varier. Au-delà d’une riposte personnelle consommée, le ressentiment peut s’estomper grâce à des événements qui ne sont pas causé par le sujet : lorsqu’une punition est par exemple infligée par le système judiciaire ou lorsqu’un malheur s’abat sur l’offenseur. Le marqueur commun de ces trois formes de revanche efficace est la Schadenfreude qui les accompagne (Smith, 2012). Enfin, le pardon authentique constitue une quatrième forme de dénouement du ressentiment, entièrement dénuée quant à elle de Schadenfreude (Scheler, 1958). À ce titre, l’effet du pardon a été thématisé par Butler qui lui attribue la vertu de surmonter efficacement et durablement toute forme de rancœur (Butler, 1958).

Il apparaît donc que la colère ordinaire est déclenchée par un tort qui a la particularité d’être soit immédiatement réparé ou qui, en tout cas, ne provoque aucune pensée et désir de revanche. Le ressentiment, par contre, est déclenché par un tort qui ne peut être réparé sur le moment et qui provoque un fort désir de revanche. Notons également que les torts déclencheurs de ressentiment diffèrent grandement en intensité et cruauté, englobant aussi bien une plaisanterie humiliante que des atteintes plus graves telles qu’un procès inéquitable ou un acte de torture.

b. Colère et injustice : le ressentiment et l’indignation

Là où la colère ne présuppose qu’une responsabilité causale (« c’est à cause de toi que nous sommes en retard ! »), le ressentiment implique l’attribution d’une responsabilité causale et morale à l’auteur des actions (ou des omissions) qui sont à l’origine de l’émotion. Comme l’indignation, le ressentiment fait partie de la catégorie des émotions dites morales (Dubreuil, 2010). Ces dernières ont la particularité de constituer une réponse à un tort en blâmant l’individu (ou le groupe) perçu comme étant l’auteur du tort. Pour qu’il y ait ressentiment, le sujet doit donc avoir été (ou penser avoir été) la victime de l’action intentionnelle d’un tiers. La différence entre l’indignation et le ressentiment ressort d’une différence d’impact personnel du tort. Ce qui blesse directement et personnellement ma dignité (par exemple) déclenche le ressentiment. En revanche, un tort infligé à une tierce personne ne m’affecte qu’impersonnellement et déclenche de ce fait mon indignation (MacLachlan, 2010). Cependant, la distinction entre la personnalité et l’impersonnalité d’un tort ne suit pas exactement la ligne de démarcation entre moi et les autres. Le ressentiment n’est pas uniquement réservé aux cas où je suis la victime directe d’une offense, car une atteinte à ma famille, par exemple, va généralement être vécue comme un tort personnel et déclencher mon ressentiment du fait de ma proximité avec les victimes. De même, je peux être la victime directe et unique d’un tort impersonnel, par exemple lorsqu’un élève à qui j’ai prêté un livre rare me le rend tout tâché. Dans ce cas, ma réponse sera celle de l’indignation. La distinction entre le caractère personnel ou impersonnel du tort suit donc les lignes d’une différence d’impact sur notre sentiment d’être. Les torts propres au ressentiment sont personnels car ils heurtent la dignité, l’honneur, le respect de soi, alors que l’indignation est une réponse impersonnelle au fait qu’une valeur ou une vertu que nous chérissons est négligée par autrui (l’élève a manqué de diligence et de prudence, des vertus qui me sont chères).

L’indignation et le ressentiment sont très souvent considérés comme des réponses à la perception d’une injustice (Rawls, 1971 ; Solomon, 1994). La colère ordinaire, par contre, n’invoque pas cette dernière valeur. Notons que je peux être en colère contre moi-même, mais il est impossible d’avoir du ressentiment contre soi. Il se peut que je me mette en colère contre un ami qui vient de rayer ma voiture en essayant de la garer, ou que je m’emporte violemment contre lui lorsqu’il est en retard à un rendez-vous important. Cependant, aucune de mes réponses émotionnelles ne suggèrent que je me considère comme la victime d’une injustice dont il serait l’auteur. Certes, je juge mon ami négativement (pour son manque d’attention et de ponctualité), et même peut-être moralement si tant est que ce sont là des vertus ce qui me sont chères (Scheler, 1991). Mais à aucun moment dans ces cas-là ne me considérerais-je comme la victime d’une injustice ; et jamais mon hostilité ne se mue-t-elle en ressentiment.

La perception d’une injustice semble ainsi constituer le critère de distinction entre la colère et le ressentiment. Peut-on dès lors déterminer respectivement la forme commune à toutes les occurrences de colère et de ressentiment ? L’objet formel de la colère ordinaire semble être la valeur négative que porte la frustration de mes projets ou la déprédation de mes biens. L’objet du ressentiment est la valeur négative d’un tort personnel qui impacte négativement ma dignité ou mon honneur. La valeur négative du tort personnel à laquelle mon ressentiment forme une réponse est la valeur d’injustice. Aussi, le ressentiment est-il souvent appréhendé comme l’un des vecteurs fondamentaux de notre connaissance de la justice et de l’injustice d’un acte ou d’une situation (Solomon, 1994). L’injustice est non seulement la propriété qui colore la perception servant de base au ressentiment, mais également la valeur invoquée à travers les manifestations verbales de cette émotion. Ainsi, à supposer que j’aie été lésé par le jugement d’un tribunal, non seulement percevrais-je l’injustice du verdict, mais encore réclamerais-je et revendiquerais-je haut et fort que justice soit faite, que l’on me rejuge et que soient punis ceux qui m’ont condamné.

Bien qu’il semble aisé d’établir l’importance du rôle de l’injustice pour le ressentiment, il est plus ardu de déterminer l’objet ou l’événement qui est proprement appréhendé comme injuste par le sujet du ressentiment. Il est presque toujours admis que ce sont certaines actions dirigées contre lui qui portent la valeur d’injustice (La Caze, 2001). On appelle d’ailleurs communément ces torts simplement des injustices. L’intimidation que m’ont fait subir des agents de police, l’humiliation dont j’ai été l’objet lors d’une soirée mondaine, ou la condamnation inique dont j’ai écopé, sont autant d’exemples qui semblent illustrer le fait que mon ressentiment répond à des actions injustes dont je suis la victime (Murphy & Hampton, 1988 ; Griswold, 2007).

Cette thèse doit toutefois être nuancée. D’une part, de nombreuses occurrences du ressentiment sont déclenchées non pas par des actions mais par des omissions. La réponse à celles-ci est alors souvent caractérisée verbalement par l’invocation des concepts de mérite ou de droit (Baier, 1980 ; Feather, 1999) En d’autres termes, l’individu qui pense mériter une certaine forme d’action qui lui est refusée le vit comme une injustice. Ainsi, si je crois mériter des éloges pour mes bons résultats à un examen difficile, je peux éprouver du ressentiment à l’encontre de ceux qui me refusent intentionnellement des félicitations auxquelles j’estime avoir droit. Je vis alors le fait que mes performances soient ainsi ignorées comme une injustice.

D’autre part, certains cas de ressentiment n’ont pas comme déclencheur une action directe, ni même une omission. Or l’individu présuppose néanmoins la responsabilité causale et morale d’une personne ou d’un groupe de personnes qui maintient un état de choses défavorable. Il existe ainsi des contextes entiers dans lesquels aucune action ni omission ne semble de prime abord identifiable, et qui s’avèrent néanmoins constituer des terrains très propices au ressentiment, en particulier les inégalités de richesse, de talent ou de pouvoir. En effet, l’existence de personnes très riches est un état de choses qui a priori ne constitue ni une action, ni une omission dirigée contre moi. Comment comprendre alors que mon appartenance à une classe sociale pauvre, par exemple, puisse déclencher mon ressentiment ? Rappelons que le ressentiment est une émotion qui condamne et qui attribue une responsabilité causale et morale à quelque acteur. En fait, ces contextes généraux n’échappent pas à la règle, car si j’éprouve du ressentiment à l’encontre du fait qu’il y ait des riches, je conçois aussi que les riches ont une influence sur la redistribution des richesses et qu’ils orientent celle-ci consciemment à mes dépends (ou aux dépends de ma catégorie sociale). Ainsi, tous les déclencheurs du ressentiment ne sont pas nécessairement des actions directes, mais tous présupposent la responsabilité causale et morale d’une personne ou d’un groupe dans le maintien d’un état de choses qui provoque mon sentiment d’être lésé.

L’élément commun est ici l’attribution d’une responsabilité pour une offense qui a la particularité d’attaquer ma dignité. Ce tort est-il injuste ? Il semblerait que l’on doive ici distinguer entre l’action ou l’état de choses qui déclenche le ressentiment – le tort, l’attaque personnelle – et ce qui est véritablement considéré comme injuste par la victime. Les deux catégories en effet ne se recoupent pas.

Contre quoi l’homme du ressentiment s’indigne-t-il alors ? Quel est l’objet de son sentiment d’injustice ? Par abus de langage peut-être, on désigne certains torts comme étant des injustices, et partant, on présume que l’injustice correspond à la valeur négative du tort en question, ainsi qu’au vice dont fait preuve son auteur. Or le sentiment d’injustice qui accompagne le ressentiment ne provient pas du fait même du tort ou de l’offense subie. En réalité, le sentiment d’injustice est éprouvé par le sujet parce que le tort initial n’a pas été réparé ou parce que l’auteur de l’offense n’a pas été puni. Il y a d’abord un critère phénoménologique qui soutient cette thèse. En effet, le ressentiment n’apparaît qu’à la suite des actions (réelles ou imaginées) qui le déclenche. Ce qui est ressenti comme une injustice est le fait que des actes offensants n’aient pas encore été réparés, que bien qu’innocent, par exemple, je ne puisse être rejugé, que mes bourreaux n’aient pas encore été punis, ou le fait même hypothétique que l’aristocrate qui m’a humilié puisse encore ricaner de son méfait. Améry fournit une très bonne description de ce mécanisme. Bien qu’il ait été torturé par les nazis (tort originel), le véritable objet de son ressentiment, dont il expose toutes les nuances, est en réalité l’émancipation de l’Allemagne d’après-guerre. De son propre aveu, il a souffert de la légèreté et du naturel avec lesquels les Allemands d’après-guerre se sont amendés de leurs crimes passés. A ses yeux, l’absence de pénitence et le spectacle du rétablissement de l’Allemagne lui donnent le sentiment de ne pas avoir été réparé (Améry, 1966). Ce n’est donc pas le dommage originel (l’épisode de torture) qui constitue l’objet formel de son ressentiment, mais l’injustice que constitue le fait qu’un crime ancien n’ait pas été réparé. Si la revanche ou une autre forme de réparation ne se produit pas de manière satisfaisante, une victime ressentira cela comme une injustice. Et le fait que l’offenseur puisse éluder sa peine est une pensée intolérable qui hante les victimes de torture ou d’abus sexuels, souvent pour le reste de leur vie (Frijda, 1994).

Dans le cas du ressentiment, nous devons donc distinguer le tort de l’état de chose proprement vécu comme une injustice. Il s’avère que la confusion est courante, car, lorsqu’en proie à une injustice dont nous souffrons, nous sommes tentés d’en attribuer la responsabilité à une personne, à un groupe ou même à une entité abstraite qui, de ce fait, devient condamnable pour l’action ou l’état de fait injuste. L’une des contributions les plus intéressantes de Nietzsche est son analyse de cette tendance humaine qui consiste à rechercher ou imaginer un coupable qui puisse être blâmé en réponse à notre souffrance (Nietzsche, 2000). Les inégalités de richesse ou de talent entre les individus constituent un terrain propice à ce mécanisme. Pour prendre un exemple saillant dans le débat politique, on peut dire, de manière très simplifiée, que les libéraux – au sens américain du terme – et les sympathisants du socialisme tendent à soutenir la thèse empirique selon laquelle les pauvres sont pauvres parce que les riches sont riches, ou plus précisément, que la simple existence des riches empêche les pauvres d’améliorer leur sort et que les riches maintiennent sciemment cet état de faits. La forme générale des revendications de ce camp idéologique montre comment la responsabilité causale et morale d’un état de choses négatif (l’inégalité en question) est ainsi attribuée à un individu ou à un groupe. En conséquence, quelqu’un est à blâmer et la situation peut être considérée comme un tort qui mérite que l’on y réponde avec ressentiment. L’autre camp idéologique, à savoir les libertariens et les libéraux, au sens européen du terme, peuvent aussi reconnaître que certaines inégalités économiques constituent des injustices, et même que l’on puisse en souffrir, mais ils ne soutiennent pas, en revanche, que les pauvres sont lésés par les riches, ni qu’il existe une intention de leur part d’appauvrir les moins fortunés (Nozick, 2016). Pour eux, les injustices peuvent donc ne pas coïncider avec des torts, et toute injustice n’est pas nécessairement imputable à quelqu’un ou à un groupe. Ils ne considèrent donc pas le ressentiment comme une réponse appropriée à cet état de choses, étant donné que celui-ci nécessite la perception d’une injustice infligée intentionnellement.

En résumé, le ressentiment est déclenché par une atteinte contre ma personne (ou mes proches) qui est ressentie comme un événement désagréable. Celle-ci ne pouvant être réparée, l’expérience du ressentiment se focalise sur le fait que le tort demeure inexpié (par le sujet, par l’ordre juridique ou en raison un coup du sort). C’est ce dernier état de choses – la non-réparation du tort subi – qui porte la valeur négative d’injustice. La distinction ici est importante car le sujet peut être lésé et riposter immédiatement ; dans ce cas, aucune revanche ne sera nécessaire, le sujet ne sera proie à aucun sentiment d’injustice, et donc, il n’y aura pas de ressentiment. Certaines approches considèrent le ressentiment comme une réponse à un agent qui viole une norme morale. Or ce type de définition ne permets pas de rendre compte du fait que les personnes se sentant lésées sont souvent aussi révoltées contre les instances qui faillissent à administrer la justice alors même que les représentants de ces instances ne sont pas les auteurs du tort en question. De même, il y a des déclencheurs du ressentiment qui ne violent aucune norme de justice, par exemple une humiliation embarrassante. Ces éléments semblent corroborer le fait que l’objet formel du ressentiment n’est pas la valeur négative d’un tort, mais la valeur négative du fait qu’un tort subi personnellement ne soit pas réparé. Et cette valeur négative, c’est l’injustice.

3. Qu’est-ce que le ressentiment ?

Par opposition aux émotions examinées jusqu’ici, le ressentiment est une disposition affective qui se manifeste dans un série caractéristique d’épisodes tels que l’envie, la haine, le désir de revanche, mais aussi par des émotions morales telles que le ressentiment ordinaire et l’indignation (Deonna & Teroni, 2008). A la complexité inhérente à ce sentiment s’ajoute donc la difficulté sémantique liée au fait que le ressentiment s’exprime parfois dans des épisodes de ressentiment ordinaire (resentment, Groll).

La propriété unificatrice du ressentiment est la présence d’une forme de réévaluation des choses convoitées mais inaccessibles. L’importance fondamentale de cet élément a été relevé par Nietzsche et Scheler, et plus récemment par Elster (Elster, 1983 ; Elster, 2010). Or, associer le ressentiment à un processus de réévaluation n’est pas suivit dans toutes les approches du phénomène, certaines préférant considérer le type de renversement des valeurs que décrivent Nietzsche et Scheler comme une partie non-essentielle du ressentiment. Elgat a récemment suivi cette dernière approche, définissant plutôt ce sentiment comme une modalité particulière de la haine (Elgat, 2017). Toutefois, ce type d’approches ne parvient pas à rendre compte de l’exemple paradigmatique du ressentiment, à savoir la fable du renard et des raisins. Cette fable illustre comment une personne peut en venir à croire que l’objet de son désir initial est finalement indésirable, une fois qu’elle constate que celui-ci est inatteignable. Bien des figures familières illustrent ce phénomène : l’écrivain raté qui, par manque de succès, se complaît dans la conviction de la supériorité morale de sa vie frugale et discrète ; le politicien progressiste qui dénigre les riches qu’il envie secrètement ; le politicien conservateur qui condamne les mœurs d’une jeunesse insouciante dont il ne pourra plus jouir ; les prêtres dans La généalogie de la morale qui célèbrent le pacifisme ainsi que leur faiblesse (qu’ils nomment « humilité ») car ils sont incapables de s’opposer par la force aux guerriers romains. De manière générale, la fable nous apprend que ne pas pouvoir réaliser ce que l’on valorise est une expérience pénible que certains voudront soulager en transformant le bien convoité en un objet indésirable (ou moins désirable). C’est ainsi que le renard en vient à croire que les raisins sont amers et les prêtres nietzschéens que leurs rivaux sont méchants.

A la différence du ressentiment ordinaire, le ressentiment est donc déclenché par l’appréhension d’une incapacité personnelle à réaliser un état de choses qui a une valeur positive. L’homme du ressentiment (HDR) souffre de son incapacité à faire ce qui est nécessaire pour obtenir l’amour, le poste, la voiture, le partenaire, le statut, le talent, le pouvoir, la reconnaissance, la beauté, la richesse ou encore l’amitié qu’il désire. Cette détresse est souvent déclenchée par le succès d’autrui dans un domaine axiologique qui nous tient à cœur. Wallace soutient à juste titre que les hommes du ressentiment, du fait de leur impuissance « se trouvent dans une situation conceptuelle où l’affect négatif dominant leur vie émotionnelle est dirigé vers les individus qu’eux-mêmes semblent obligés de considérer comme des exemples de valeur et dignes d’admiration » (Jay Wallace, 2006).

L’expérience du ressentiment s’inscrit dans la durée, elle est douloureuse et possède un effet corrosif sur nos vies (Smith & Kim, 2007). Or en dépit de ces qualités hédoniques négatives, le phénomène repose sur une première évaluation positive : l’HDR perçoit la valeur positive d’un état de choses qu’il est incapable de réaliser. Infirmités physiques, désavantages économiques, lacunes personnelles ou conventions sociales sont parmi les nombreux obstacles qui peuvent ainsi empêcher l’HDR de réaliser ce qui pourtant lui tient à cœur. Remarquons que tous ces obstacles peuvent aussi simplement être imaginés, auquel cas l’individu se croira incapable d’entreprendre ce qui est nécessaire pour réaliser ce qu’il valorise positivement (Stopford, 2009). Cette souffrance initiale est décrite dans la littérature par deux états psychologiques : un sentiment d’impuissance et un sentiment d’infériorité. Les deux cas correspondent à une forme de souffrance plus vive de l’estime de soi qu’une simple frustration ou dissonance cognitive. L’impuissance est souvent un état de fait que présuppose l’état psychologique du sentiment d’infériorité. Ce dernier par ailleurs suppose, au-delà de l’impuissance, une forme de comparaison sociale. J’admire mon meilleur ami qui excelle en musique mais ne peux prétendre à la même virtuosité. Au sentiment d’infériorité qui m’oppresse, je répondrai avec envie à ses succès et m’efforcerai de le dénigrer ou de minimiser sa gloire et sa réussite. Mais le ressentiment peut naître même en l’absence de toute comparaison sociale ; il s’articule alors autour d’un sentiment d’impuissance et de la souffrance de ne pas être à la hauteur de ses propres valeurs et ambitions.

Le premier moment du ressentiment – l’infériorité et/ou l’impuissance – est donc une expérience désagréable d’une blessure de l’estime de soi. Adler, Scheler et Nietzsche ont décrit avec insistance ce premier moment marqué par l’infériorité et l’impuissance. D’aucuns soutiennent qu’il n’y pas de différence entre l’envie, le sentiment d’infériorité et la perception d’une valeur inaccessible, les deux derniers états étant simplement des descriptions partielles de l’envie (Mulligan, 2017 ; Tappolet, 2000). Il est à ce stade important de noter que toute incapacité à obtenir ce que l’on valorise n’engendre pas automatiquement du ressentiment. Même sans le moindre talent pour les mathématiques, mon admiration pour les grands esprits de la discipline peut être passionnée et dépourvue de sentiment d’infériorité. Toutes les choses que nous valorisons positivement ne nous laissent pas nécessairement un goût amer lorsqu’elles demeurent inaccessibles. En d’autres termes, la possibilité et l’existence de l’admiration authentique ne sont pas exclues. Pour l’HDR cependant, cette impuissance est mal vécue et cause une série complexe de réponses affectives et de mécanismes de défense. Pourquoi l’HDR réagit-il de cette façon ? Peu de réponses ont été avancées jusque-là. Scheler suggère simplement que le ressentiment repose sur une expérience des valeurs biaisée qui entraîne une propension au ressentiment dans le caractère de tout individu. Pour l’HDR, toute perception d’une valeur positive est en même temps mesurée sur une échelle comparative. L’individu perçoit non seulement la beauté d’une interprétation des préludes de Bach mais saisit en même temps son incapacité à réaliser une performance esthétique pareille (Scheler, 1958). Cette explication suggère également que l’origine du ressentiment remonte à une particularité arétique ; seuls les individus possédant le vice décrit par Scheler semblent disposés à développer et cultiver du ressentiment.

Après l’appréhension désagréable de son impuissance ou de son infériorité, une seconde propriété distinctive du ressentiment est l’enjeu personnel que revêt l’inaccessibilité d’une valeur. En d’autres termes, la valeur et les biens convoités sont déterminants pour l’estime de soi, et leur inaccessibilité une expérience pénible. A noter que la mesure de l’impuissance est ici toute relative. Un musicien, même accompli et acclamé, peut néanmoins se sentir déprimé et envieux – et s’engager dans la voie du ressentiment et du renversement des valeurs – du simple fait de l’existence d’un seul rival plus talentueux que lui.

Scheler souligne par ailleurs l’importance de deux origines possibles du ressentiment : le désir de revanche et l’envie (Scheler, 1958). En d’autres termes, l’HDR répond à la prise de conscience de sa déficience par un désir de revanche ou par de l’envie. Examinons ces deux propositions plus en détail.

Le désir de revanche est régulièrement associé au ressentiment. Pour Nietzsche, le ressentiment prend même source dans le « chaudron de la haine inassouvie » (Nietzsche, 2000, §10). Or nous avons vu jusqu’ici qu’un désir de revanche est aussi la marque du ressentiment ordinaire (resentment) qui perdure tant que le tort n’est pas réparé. Existe-t-il une différence entre le désir de revanche propre au ressentiment et celui propre au ressentiment ordinaire ? Peut-on, par exemple, distinguer ces types de revanche déjà à un niveau phénoménologique ? Dans le cas du ressentiment, différent types d’événements ou d’actions peuvent satisfaire le désir de revanche (et faire disparaître le ressentiment) : des représailles personnelles, la punition de l’offenseur par un tiers, ou encore un coup du sort désavantageux pour ce dernier (une forme de “justice divine”). Comme l’explique Scheler, l’HDR veut restaurer « son sentiment de valeur personnelle, [son] honneur » (Scheler, 1958). La revanche propre au ressentiment a cependant des conditions de satisfaction différentes. L’HDR assouvit son désir de revanche en rabaissant la valeur personnelle d’un rival, ce qui lui permet de rehausser comparativement la sienne. Une revanche assouvie du ressentiment est constituée de tout événement ou de toute action qui abaisse la position relative d’un rival sur une échelle de valeurs (esthétiques, éthiques ou vitales, etc.) importante aux yeux de l’HDR. Ainsi, le désir de revanche caractéristique du ressentiment conduit par exemple l’individu à ternir la réputation de son rival plus talentueux que lui ou à taxer d’immoral le succès économique de son voisin entrepreneur. Contrairement au ressentiment ordinaire (resentment), la revanche du ressentiment ne cherche jamais à redresser un tort, mais bien à diminuer la valeur et ternir les vertus de ses rivaux. Nous noterons que cette attitude, et l’expression de l’envie en général, peut parfois prendre la forme de l’indignation ou du ressentiment ordinaire. Ainsi, l’HDR qui souhaite nuire à celui qu’il envie peut vouloir donner à ses actions l’aspect d’une quête de justice en réponse à un tort propre à l’indignation ou au ressentiment (Ranulf, 1964 ; Schoeck, 1966).

La deuxième source de ressentiment selon Scheler est l’envie. Pour Aristote, l’envie est la souffrance que l’on éprouve au vu du bonheur des autres. Pour Kant, elle implique une évaluation de notre bien-être en termes relatifs plutôt qu’en termes intrinsèques. Adam Smith affirme quant à lui que l’envie « voit en souffrance la supériorité de ceux qui ont vraiment droit à toute la supériorité qu’ils possèdent » (Smith, 2009). L’envie est une émotion sociale dirigée contre un rival (réel ou imaginé) qui possède un trait convoité ou une valeur que l’envieux est incapable de s’approprier. Nous supposerons ici que les caractéristiques essentielles de l’envie sont les suivantes : (1) l’envie présuppose l’évaluation positive d’un bien ou d’une personne; (2) elle présume que le sujet et son rival envié soient, à certains égards, égaux (Aristote ; Tocqueville, 1835); (3) elle est dite bénigne ou maligne, bien que seule l’envie maligne constitue de l’envie à proprement parler (Polman & Ruttan, 2012; Elster, 2009) ; (4) l’envie peut être mêlée à un sentiment d’injustice et liée à des émotions morales telles que l’indignation et le ressentiment ; (5) elle génère l’illusion chez le sujet que son rival envié est responsable de sa souffrance (Scheler, 1958); (6) l’envieux est prompt à éprouver de la Schadenfreude ; et (7) l’envie se manifeste sous des formes déguisées, notamment celle d’émotions morales (Smith, 2013).

Le désir de revanche et l’envie sont deux exemples de réponses affectives caractéristiques du ressentiment que nous pouvons désigner plus généralement comme des attitudes hostiles. Elles ont en commun une tendance à vouloir blesser, calomnier ou dénigrer celui qui est perçu, dans le cas du ressentiment, non pas comme un offenseur, mais comme un rival. L’envie, le désir de revanche ou la haine font partie intégrante de l’expérience du ressentiment et en constituent des manifestations. Or ces émotions sont alors toujours réprimées et revécues. Dire que ces affects sont réprimés signifie qu’ils sont inexprimés et réfrénés, que le sujet se retient d’agir sous leur emprise, mais cela signifie aussi que, progressivement, ils ne deviennent plus accessibles à la perception intérieure tout en restant actifs dans l’expérience (Scheler, 1958 ; Scheler 1991). Une conséquence importante est alors le fait que l’HDR ne conçoit plus son hostilité comme de l’envie (mais peut-être comme de l’indignation), alors que son vécu reste coloré négativement par cette émotion. Les réponses affectives propres au ressentiment sont également revécues : elles sont basées sur des pensées et des souvenirs répétés, dont le contenu est une expérience d’infériorité ou d’impuissance passée. L’objet de ces émotions en vient par la suite à être altéré. Les émotions de l’HDR se focalisent d’abord sur des individus particuliers, puis sur des groupes, voire même des personnifications abstraites (« les riches », « les vieux », etc.) (Mises, 1956 ; Scheler, 1958). Enfin, les émotions du ressentiment ont également un aspect agréable, ce qui explique pourquoi l’HDR les affiche et cherche à les provoquer si souvent (Scheler, 1958).

Il semble donc que nous puissions à présent identifier le premier moment de la séquence psychologique du ressentiment, marqué par la perception d’une valeur positive et la prise de conscience d’une infériorité ou d’une impuissance. A ce premier moment répondent diverses émotions qui manifestent toutes une forme d’hostilité. Mais ces émotions sont-elles nécessaires pour provoquer ce qui définit le ressentiment, à savoir la réévaluation ? De nombreuses descriptions du phénomène empruntent une autre route qui ne mentionne ni envie, ni haine, ni revanche. Elster, par exemple, reprend la fable d’Ésope et décrit cette expérience en termes de croyances et de désirs sans invoquer d’émotions hostiles, ni aucun sentiment d’infériorité ou d’impuissance. Le renard s’efforce simplement de faire face à un désir inassouvi par un changement de croyance qui le neutralise (Elster, 1983). Scheler quant à lui suggère également que cette séquence n’est pas nécessaire car le ressentiment peut en fait être hérité, être l’expression d’une habitude ou être déclenché par une contagion affective (Scheler, 1958). Cela soulève la difficile question de savoir si, en l’absence de sentiment d’infériorité, et d’une série d’attitudes hostiles (envie, haine, etc.), l’on doit malgré tout se référer au concept de ressentiment. Le phénomène est indéniablement associé à la fable d’Ésope, mais nous devons garder à l’esprit que les désirs frustrés sont d’une autre nature que les émotions réprimées et hostiles. Un désir frustré, bien que désagréable, est léger, ordinaire et épisodique, sans conséquences pour l’estime de soi et dépourvu de réponses émotionnelles hostiles. On peut dire que le renard se sent impuissant, mais il n’est pas envieux et il ne se sent pas inférieur. Envie et désir de revanche, tels que définis jusqu’ici, ne sont donc pas des parties nécessaires du ressentiment. Mais il y a une autre raison de penser au renard comme un sujet du ressentiment : la réévaluation qu’il opère à propos des raisins. Cette propriété est mise en avant comme étant l’élément distinctif du ressentiment par la plupart des auteurs. Scheler affirme ainsi que la répression systématique des émotions hostiles conduit à la tendance constante d’accepter certains types d’illusions axiologiques et des jugements de valeur (Scheler, 1958). Selon Nietzsche, les valeurs morales en particulier sont généralement fondées sur une telle réévaluation (Nietzsche, 2000). Malgré le style très idiosyncratique de Nietzsche et ses affirmations empiriques controversées, ainsi que les exemples parfois réactionnaires de Scheler, le phénomène qu’ils analysent est en soi assez commun. En effet, les figures comme l’artiste raté qui en vient à mépriser la gloire ou la célébrité littéraires parce qu’il ne parvient pas à être publié, ou encore comme le fervent progressiste qui dénigre les riches parce qu’il les envie secrètement, nous paraissent relativement familières.

a. Réévaluation

Le ressentiment semble donc caractérisé par deux étapes d’une séquence typique : d’abord, la valorisation d’un objet, d’une personne ou d’un trait particulier inaccessible – une expérience désagréable –, puis une série d’attitudes hostiles dirigées contre les individus capables de jouir du bien en question et qui sont alors perçus comme des rivaux. Les réponses émotionnelles sont variées, mais toutes les occurrences du ressentiment ont pour point commun le fait que le sujet en vient à altérer la valeur qu’il attache à ce qu’il ne peut ni obtenir ni réaliser. Nous appelons ce mécanisme le processus de réévaluation, et c’est l’élément distinctif du ressentiment.

Notre conception ordinaire et préscientifique du phénomène comprend ce type de réévaluation comme un mécanisme de protection de l’estime de soi, en épargnant au sujet une expérience désagréable d’impuissance, de frustration ou d’infériorité. Scheler considère même comme une loi psychologique le fait que nous avons tendance à surmonter toute tension forte entre le désir et l’impuissance en dépréciant ou en niant la valeur positive de l’objet désiré (Scheler, 1958). Mais comment un individu change-t-il ses valeurs? Et en quoi consiste exactement la réévaluation caractéristique du ressentiment?

Le processus du ressentiment débouche donc sur un mécanisme de défense ou d’adaptation qui consiste pour le sujet à modifier sa perception du monde dans le but de se soulager d’une expérience désagréable. Ainsi, le renard nie que l’objet initial de sa convoitise est désirable. Comme Scheler le dit:

Au début, on se borne à proclamer que tel objet, telle richesse, telle personne, tel événement, bref telle chose désirée, est dépourvue de la valeur qui l’avait fait désirer si fort […] ; les raisins ne sont pas si doux, peut-être même sont-ils « trop verts » (Scheler, 1958, p. 55-56)

Cette première variante peut être désignée comme un cas de ressentiment faible, qui est caractérisé par la réévaluation d’un objet particulier. Elle se distingue des cas de ressentiment fort, qui donnent lieu à l’altération, plus ambitieuse, d’une hiérarchie des valeurs (ce cas sera abordé ultérieurement). Plusieurs variantes du ressentiment faible peuvent être distinguées sur la base de la relation entre les anciennes évaluations (« les raisins sont doux ») et les nouvelles (« les raisins sont amers »). Dans l’exemple de la fable, le renard peut en venir à croire que les raisins ne sont ni doux ni amers (indifférence axiologique), mais il peut aussi inverser la valeur du bien inaccessible, en passant de raisins doux (valeur positive) à des raisins amers (valeur négative). Une troisième variante consiste simplement à attribuer à l’objet une valeur négative nouvelle qui n’est pas en soi opposée à la valeur positive d’origine. C’est le cas lorsque, par exemple, j’en viens à croire que le bolide de mon voisin est certes racé et puissant mais très nuisible pour l’environnement, et donc peu désirable après tout. Les qualités esthétiques de l’objet inaccessible ne sont pas ici inversées, mais son attrait est réduit par l’attribution d’une valeur négative non-esthétique (nuisance environnementale). Une quatrième forme de réévaluation consiste à nier une valeur instrumentale positive. Je peux en effet percevoir l’élégance d’une voiture de sport italienne, mais en venir à nier qu’un tel objet accroîtrait mon statut social. Ce qui est visé ici est la valeur instrumentale qu’un bien peut avoir comme moyen d’atteindre un but désiré. De même, un jeune universitaire dont les articles sont constamment rejetés, peut nier qu’être publié dans des revues prestigieuses constitue le moyen d’assurer sa réussite et sa renommée académique. Formellement, il nie que l’état de choses qu’il ne parvient pas à réaliser (publication) a une valeur instrumentale pour la réussite académique (sa valeur finale). La valeur intrinsèque du bien reste intacte, mais son efficacité est remise en question. Les réévaluations de ce type sont très fréquentes et présentes implicitement dans des expressions familières telles que : « l’argent ne fait pas le bonheur ». Dans cet exemple de réévaluation, l’HDR met donc en doute la capacité d’un objet inaccessible à produire, ultimement, du plaisir. Cette variante de ressentiment n’est cependant pas tributaire d’une forme d’hédonisme. Nietzsche par exemple, considère que la valeur finale de chaque être vivant est le pouvoir, ou un certain sentiment de pouvoir (Nietzsche, 2000). La critique de la valeur instrumentale est également employée par les prêtres nietzschéens qui en viennent à croire que la supériorité physique et militaire qui leur fait défaut ne constitue pas le vrai pouvoir (valeur finale) (Reginster, 1997). Celui-ci serait au contraire constitué de vertus pacifiques, ou du moins non-antagoniques, telles que l’humilité, la patience, le contrôle, le sacrifice et des valeurs spirituelles. De manière générale, attendu que la valeur finale du sujet soit identifiée, cette quatrième variante du ressentiment faible (forme instrumentale) est aisée à reconstituer; il suffit de mettre en cause l’efficacité qu’aurait un bien inaccessible à produire ce qui est valorisé ultimement.

Enfin, la réévaluation peut également cibler, non pas l’objet ou le trait convoité, mais la personne qui en profite. Qu’une personne possède un bien ou une qualité inaccessible est souvent une raison suffisante pour l’HDR de la dénigrer. Ce mécanisme est déjà suggéré dans la version de la fable de La Fontaine où le renard exprime sa frustration en murmurant: « Ils sont trop verts […] et bons pour les goujats » (La Fontaine, 2002), dénigrant ainsi ceux qui seraient en mesure de savourer le raisin initialement convoité. L’HDR considère la personne qui possède le trait ou le bien qu’il désire comme un rival et le dénigre. Ce dernier mécanisme peut être vu comme une dévalorisation indirecte du bien. Ainsi, l’une des façons possibles de gérer l’envie que j’éprouve envers mon riche voisin est de le dénigrer et de croire qu’il est égoïste ou arrogant (Mises, 1956).

En résumé, l’HDR peut en venir à nier l’existence de certaines propriétés naturelles initialement perçues (« les raisins ne sont pas mûrs »), à nier la présence d’une valeur positive (« les raisins ne sont pas doux »), à attribuer une valeur négative (« les raisins sont amers »). Il peut encore nier la valeur instrumentale du bien inaccessible (« Ces raisins sont doux, mais la douceur de ces raisins ne procure pas de plaisir »), et, finalement, il peut dévaloriser la personne qui jouit du bien ou du trait inaccessible (« c’est un goujat »). Le premier cas semble purement théorique, car nier la présence de propriétés naturelles s’avère être une opération mentale difficile, dont la possibilité même est souvent rejetée, et considérée comme une forme de volontarisme doxastique. Comme le dit Elster : « des croyances purement factuelles peuvent être trop récalcitrantes pour être facilement modifiées » (Elster, 2007). Les croyances et les perceptions sont des états qui ne sont pas directement soumis à la volonté. Par conséquent, une réévaluation consistant à nier une réalité directement observable relève plutôt du trouble psychiatrique ou simplement d’une forme de délire (Vaillant, 1977 ; Festinger, 1957). En revanche, la croyance que les raisins sont amers est plus facile à former qu’une croyance factuellement fausse (« il n’y a pas de raisins » ou « les raisons sont moisis »). S’il est difficile d’altérer notre perception de propriétés naturelles, nous pouvons altérer nos évaluations, et ce même si la modification consiste initialement d’une simple affirmation. La psychologie empirique suggère que la réévaluation correspond à une charge psychologique moindre. Comme le dit Smith: « Il peut être difficile de nier une différence de capacités, de se convaincre qu’un domaine pertinent pour soi n’a pas d’importance, ou de faire beaucoup pour combler cette différence. Mais il peut être rapide et facile d’interpréter la personne enviée comme étant moralement imparfaite. » (Smith, 2004, p. 48). La perception des valeurs est, à cet égard, différente de la simple perception des couleurs et des formes. En particulier, nos croyances axiologiques peuvent être motivées ; et ceci notamment par nos expériences émotionnelles (Lazar, 1999). La dévalorisation d’un bien convoité ou la critique d’un rival admirable mais envié fournit un type spécifique de soulagement qui ne se produit pas dans le cas hypothétique du déni de propriétés naturelles.

Les réévaluations de biens, de traits et de personnes, présentées jusqu’ici appartiennent toutes à la famille des jugements de type dit « sour grapes », parce qu’elles consistent à dévaloriser le bien inaccessible. Cependant, il existe un deuxième type de réévaluation propre au ressentiment faible, en contrepied de la stratégie « sour grapes », qu’Elster nomme « sweet lemons » et Shaw, avant lui, « sweet sloes » (prunelles douces) (Shaw, 1913). Plutôt que de dévaloriser le bien visé, cette stratégie consiste à réévaluer positivement un autre bien qui est, lui, accessible, réalisable ou déjà atteint, mais pas nécessairement valorisé en premier lieu : « le renard déclare non seulement que les raisins qu’il ne peut obtenir sont amers: il insiste sur le fait que les pâtisseries qu’il peut obtenir sont sucrés » (Shaw, 1913, p. 39). Ces valeurs positives sont alors mises en avant afin de soulager une frustration. Les réévaluations « sweet lemons » et « sour grapes » constituent deux formes du ressentiment faible.

Les quatre variantes de la forme « sour grapes » se retrouvent-elles dans le cas des réévaluations du type « sweet lemons » ? Le cas paradigmatique de ce dernier type de réévaluation est l’attribution d’une nouvelle valeur positive – intrinsèque ou instrumentale – à un autre bien, uniquement parce que ce dernier est accessible. Contrairement au type « sour grapes », les réévaluations du type « sweet lemons » attribuent une nouvelle valeur positive. Le bien qui est réévalué n’est pas le bien initialement convoité et admiré, mais un bien concurrent. Pour Scheler, cela se traduit par une nouvelle préférence affichée pour un bien accessible, en réaction à l’inaccessibilité des objets inatteignables ou des situations irréalisables initialement valorisés.

Illustrons ici de ressentiment faible du type « sweet lemons ». Janine souhaite écrire un roman parce qu’elle attache une grande valeur à être une écrivaine célèbre. Elle échoue néanmoins à plusieurs reprises dans son entreprise et ne parvient pas à terminer son œuvre. Afin de faire face à sa déception, elle en vient à croire que son emploi dans l’administration locale est en fait plus désirable que n’importe quelle forme de célébrité littéraire, car cette activité professionnelle est socialement plus utile. Dans bon nombre de cas, l’expérience de l’HDR est marquée par les deux types de réévaluations : un artiste sans succès, par exemple, peut ainsi soulager sa frustration en dénigrant le caractère de son rival, le jugeant vain et malhonnête (réévaluation « sour grapes ») tout en revalorisant très positivement la vie frugale et anonyme qu’il mène lui-même et qu’il croit être moralement supérieure (réévaluation « sweet lemons »). De manière similaire, un puritain peut tenter de gérer sa frustration érotique en accusant la jeunesse insouciante de dépravation (« sour grapes ») tout en considérant que son propre mode de vie ascétique obéit à des valeurs supérieures (« sweet lemons »).

Les deux formes de ressentiment faible, « sour grapes » et « sweet lemons », se distinguent également par le traitement de la tension psychologique. Dans le premier cas, la frustration est neutralisée par la modification de la valeur positive attachée à un objet ou un trait désiré. Les réévaluations « sweet lemons » laissent cette valeur intacte, et tentent, en revanche, de remédier à la frustration initiale en rendant encore plus souhaitable et agréable l’expérience d’un trait ou d’un objet dont l’HDR dispose déjà.

b. L’objection du volontarisme doxastique

Bien qu’ayant exclu les cas où le sujet du ressentiment en viendrait à former une nouvelle croyance prédiquant des propriétés naturelles différentes de ce qu’il perçoit, l’objection du volontarisme doxastique n’en est pas pour autant complètement écartée. En effet, n’est-il pas le cas que toutes les formes de réévaluation distinguées ici s’exposent en réalité à cette objection ? Le volontarisme doxastique est l’idée que nous possédons la force psychologique nécessaire pour modifier nos croyances, ce qui semble bien être l’un des tours de force du ressentiment tel qu’il est ici décrit. Or, le volontarisme doxastique reste très controversé ; non seulement d’un point de vue psychologique, mais aussi d’un point de vue logique (Williams, 1973 ; Bennett, 1990 ; Booth, 2007). Le fait que le renard modifie ses croyances est encore plus étonnant du fait que, d’après la description de son cas, cette modification se fait sans aucune peine (« just like that »), c’est-à-dire sans employer aucune stratégie de mise en condition qui l’amènerait à croire que les raisins qu’il convoite sont amers (Booth, 2007). Cela peut paraître invraisemblable.

Toutefois, les préoccupations généralement soulevées concernant le volontarisme doxastique peuvent être facilement traitées. Premièrement, la réévaluation propre au ressentiment s’avère moins un phénomène relevant de la volonté qu’un phénomène se produisant sous l’influence causale d’autres états mentaux, comme, par exemple, de forts désirs et des émotions, ainsi que leur refoulement (Lazar, 1999 ; Lauria, 2016). Deuxièmement, il y a une différence entre les croyances prédiquant des propriétés naturelles et celles prédiquant des propriétés axiologiques. Comme nous l’avons déjà suggéré, il est psychologiquement plus facile de dévaluer l’objet inaccessible que de nier certaines de ses propriétés manifestes et initialement perçues. En d’autres termes, il est plus facile de dire, plus ou moins sincèrement, que la Ferrari rouge de mon voisin est laide – une valeur – que de croire que ce n’est pas une Ferrari, qu’elle n’est pas rouge ou qu’elle n’est pas puissante et rapide. Et comme le suggère Smith, il semble encore plus facile, d’un point de vue psychologique, de dévaluer le propriétaire de l’objet convoité en lui attribuant simplement une nouvelle valeur négative (Smith, 2004). L’HDR finit généralement par croire que son voisin fortuné possède quelque trait de caractère condamnable. Cela ne change pas la valeur positive des biens que l’HDR convoite, mais modifie le statut moral de leur propriétaire. Nous montrerons plus tard que parmi les nouvelles évaluations, beaucoup sont morales. Plus généralement, le ressentiment faible illustre la manière dont nos jugements axiologiques peuvent être motivés par des émotions et leur traitement psychologique (refoulement, répétition).

c. L’expérience altérée

A noter aussi que la réévaluation n’est pas simplement un processus cognitif « froid ». Lorsque la valeur positive d’un bien inaccessible est niée, l’HDR n’est pas seulement en train d’acquérir une nouvelle croyance axiologique. En effet, la nouvelle évaluation sert alors de base cognitive à une nouvelle émotion. L’HDR peut se sentir indigné ou dégoûté par l’objet qu’initialement il convoitait dans la mesure où, par exemple, il lui attribue une valeur négative. Cette nouvelle expérience affective est bien décrite par Sartre (Sartre, 2000). Le fait que le renard croit que les raisins sont trop verts, et donc amers, provoque une émotion de dégoût ou d’aversion. Lorsque je dévalue un bien que je convoite, ou que je critique son propriétaire, mon attitude ne revient pas simplement à acquérir un nouvel ensemble de croyances froides ; j’affiche aussi de nouveaux désirs et de nouvelles émotions. Si j’en viens à croire que mon voisin a obtenu son succès de manière immorale, alors je m’indigne. Il s’agit là d’un élément très important qui nous permet de comprendre pourquoi les émotions morales telles que l’indignation ou le ressentiment ordinaire se manifestent parfois sous des formes suspectes, inauthentiques, ou comme l’expression d’émotions hostiles telles que l’envie, la haine ou l’esprit de vengeance (Ranulf, 1966 ; Barbalet, 2002). Le fait que j’en viens à croire que mon voisin est un voleur, qu’il est immoral, est le fondement cognitif sur la base duquel je peux le considérer avec indignation. Et le mécanisme fonctionne également pour les émotions non morales. Le fait que je crois que ma vieille voiture est meilleure pour l’environnement que la voiture de sport bruyante de mon voisin n’est pas simplement une opération cognitive froide, mais une expérience de satisfaction, de contentement et même de fierté. En résumé, si le ressentiment est une stratégie pour surmonter un état de tension psychologique et de frustration, elle opère en modifiant nos évaluations et les émotions basées sur celles-ci. C’est aussi pourquoi l’expression générique « réévaluation » semble la plus adéquate. Ce qui est ici nommé le ressentiment faible ne doit donc pas être vu, de manière réductrice, comme un phénomène purement cognitif. Le ressentiment n’est ici faible que parce qu’il implique une réévaluation d’objets particuliers, et non pas le changement de l’échelle de valeurs entière du sujet.

d. Le ressentiment fort

Scheler soulève une question intéressante sur le ressentiment comme stratégie de gestion des émotions négatives. Lorsque l’HDR est constamment dans la proximité d’un bien ou d’un trait convoité qui ravive sans cesse une expérience pénible, il doit alors constamment alimenter et renouveler se réévaluations. Dans ce cas de figure, une stratégie plus simple s’offre à lui, qui consiste à changer de préférences de valeurs plutôt que la valeur d’un objet particulier. Comme l’explique Scheler, du fait de l’exposition constante à des biens inaccessibles, la réinterprétation des valeurs elles-mêmes est beaucoup plus efficace que la diffamation de personnes ou la dévalorisation de la chose enviée à chaque occurrence. (Scheler, 1958). Les avantages psychologiques de ce type de réévaluations plus fondamental sont également mentionnés par Elster:

Ce changement de valeur offre, pour ainsi dire, une solution « prix de gros » plutôt qu’une solution au détail au problème du ressentiment. Plutôt que d’avoir à débusquer chaque cas de supériorité par une explication ad hoc, l’inférieur peut maintenant se dire qu’il est supérieur en vertu même des propriétés qui lui sont propres et qui constituaient autrefois son infériorité (Elster, 1999).

Ce qu’Elster appelle une solution « au détail » correspond au ressentiment faible, et se différencie du ressentiment fort, qui, lui, apporte une solution « en gros ». Dans le premier cas, l’HDR change ses évaluations au sujet d’un bien particulier, par exemple, une belle voiture, un ami talentueux ou un voisin courageux. La sensibilité de l’individu et sa préférence restent toutefois intactes ; il aime généralement les belles voitures, se rêve en talentueux pianiste et admire le courage. Le ressentiment faible ne correspond donc pas, à proprement parler, à un changement de valeurs ou à une réévaluation des valeurs comme cela est souvent supposé, car les valeurs et les préférences de l’HDR demeurent inchangées. Mais selon Nietzsche et Scheler, et peut-être selon la psychologie populaire, le ressentiment faible peut facilement se muer en un sentiment plus profond, et mener à une transformation qui « falsifie les valeurs elles-mêmes » (Scheler, 1958).

Dans la littérature, la figure du prêtre nietzschéen, qui en vient à « dévaloriser ses propres valeurs car elles sont devenues des rappels intolérables de son impuissance » (Gemes & Richardson, 2013), reste un exemple majeur de ce mécanisme. Il faut donc distinguer le ressentiment faible d’une forme forte qui « change les valeurs ». Mais que signifie exactement dévaloriser des valeurs par opposition à des objets particuliers ? Et comment une telle transformation peut-elle réellement avoir lieu?

Dans le ressentiment fort, l’HDR modifie la relation hiérarchique ou la relation d’importance dans laquelle une valeur se tient à ses yeux par rapport aux autres valeurs. Si, par exemple, il considérait initialement le pouvoir comme une valeur supérieure à celle d’humilité, son ressentiment peut le mener à penser, qu’en réalité, cette dernière est plus importante que la première. On peut imaginer qu’un renard en proie au ressentiment fort en viendrait à dévaloriser non seulement les raisins inaccessibles, mais aussi toute nourriture douce, parce que la valeur de douceur a perdu son rang dans sa hiérarchie axiologique. Scheler parle de ressentiment fort comme d’un nivellement de toutes les valeurs au niveau de son désir ou de sa capacité effective (Scheler, 1958). Ainsi, le ressentiment fort décrit le mécanisme qui conduit, par exemple, un sujet envieux à considérer la force physique, la beauté et la richesse (les valeurs incarnées par son rival envié) comme inférieures aux traits qu’il possède et incarne mieux, à savoir, la frugalité et l’humilité. Ce revirement axiologique est très souvent exprimé en termes affectifs et suggère parfois un changement plus fondamental de la personne. On dit alors de l’HDR, par exemple, qu’il altère ce qui le caractérise, à savoir ses désirs ou préférences. Elster utilise l’expression de préférences adaptatives pour décrire ce phénomène et pour rappeler que le renard ne change manifestement pas ses croyances au sujet de l’objet mais son attitude axiologique par rapport aux valeurs que cet objet instancie (Elster, 1983). Scheler décrit le même phénomène comme une auto-duperie dans le domaine des préférences (Scheler, 1973).

La distinction entre les réévaluations « sour grapes » et « sweet lemons » est également applicable au cas du ressentiment fort. Dans le premier cas, l’HDR fait l’expérience d’une valeur élevée, importante et positive, puis la réévalue comme quelque chose de négatif ou d’inférieur à d’autres valeurs. Dans le deuxième cas, l’HDR fait l’expérience de la valeur attachée à quelque chose qu’il possède et maîtrise, et considère cette valeur comme plus importante ou supérieure à la valeur des biens inaccessibles. A noter que cette variante ressemble beaucoup au ressentiment faible de type « sweet lemons ». Or dans ce dernier cas, l’échelle des valeurs reste inchangée ; l’HDR appréhende simplement de façon nouvelle un bien particulier qu’il possède, en le considérant comme une illustration de ses valeurs les plus élevées. En revanche, dans le cas du ressentiment fort, les réévaluations de type « sweet lemons » impliquent un changement d’échelle des valeurs : par exemple, lorsqu’un individu qui considère à l’origine les valeurs esthétiques plus importantes que les valeurs d’utilité mais qui, en raison de son incompétence esthétique, repositionne l’utilité dans sa hiérarchie en la plaçant au-dessus des valeurs esthétiques.

Le ressentiment fort fournit également un autre moyen de comprendre le concept nietzschéen de « réévaluation des valeurs » (Umwertung aller Werte) et l’affirmation selon laquelle les valeurs ont une certaine valeur (Nietzsche, 2000). Le concept d’Umwertung développé dans la Généalogie suggère à la fois un constat empirique et une revendication normative (Large, 2010). L’auteur établit, d’une part, le diagnostic selon lequel nos valeurs occidentales et chrétiennes seraient la conséquence d’une Umwertung de nos ancêtres. Pour Nietzsche, la réévaluation est le mécanisme psychologique qui, historiquement, a renversé des traits d’abnégation comme la pitié, le renoncement et le sacrifice de soi, en autant de vertus (Nietzsche, 2000). Mais la réévaluation est aussi, d’autre part, une revendication normative : Nietzsche pense en effet que nous devrions réévaluer la valeur des choses que la tradition chrétienne nous a appris à considérer moralement bonnes. Ces affirmations distinctes ne doivent pas être confondues, et seule la première est ici pertinente. L’expression « Umwertung aller Werte » est régulièrement traduite par « transvaluation ». Large affirme cependant qu’il s’agit en réalité d’une réévaluation des valeurs (Large, 2010) ; une opération mentale au moyen de laquelle l’HDR abaisse le rang hiérarchique d’une valeur qu’il est incapable de concrétiser. Inverser ou altérer « la valeur des valeurs » est une expression métaphorique qui sert à décrire le rang que l’on attribue à une valeur au sein d’une hiérarchie axiologique.

Dans le cas du ressentiment faible, plusieurs types de transition d’anciennes évaluations vers de nouvelles ont été distingués. Ces distinctions peuvent être également établies à la lumière des relations hiérarchiques dans l’axiologie de l’HDR. La notion courante de la réévaluation suggère que les deux valeurs F et G sont toujours antagoniques. Supposons que le courage soit une valeur (ou vertu) inaccessible ou irréalisable, soit F. L’HDR en viendra à valoriser positivement la vertu opposée, G, l’humilité. Dès lors que F et G sont des valeurs opposées, le ressentiment correspondant est le fait d’une personne inversant exactement son attachement à ces valeurs. Les prêtres nietzschéens en sont un exemple. Confrontés à leur faiblesse et à leur manque de vertus telles que la fierté, le courage, la santé (une vertu selon Nietzsche) et le pouvoir, ils en viennent à dévaloriser ces traits et les personnes qui les possèdent en les transformant en vices. Et c’est par ce même processus qu’ils réévaluent positivement l’absence de telles vertus, et parfois même les vices opposés. Nietzsche illustre ce renversement des valeurs qu’opèrent les prêtres dans un passage bien connu :

« les misérables seuls sont bons, les pauvres, les êtres sans puissance, les vils seuls sont les bons, les souffrants, les infirmes, les malades, les laids sont aussi les uniques êtres pieux, les uniques êtres bénis de Dieu, c’est pour eux seul qu’existe la béatitude, – quant à vous les nobles et les puissants, vous êtes à tout jamais les méchants, les cruels, les concupiscents, les insatiables, les sans-dieu […] » (Nietzsche, 2000, p. 79)

Le mécanisme décrit ici possède également un solide ancrage dans la psychologie du sens commun, quoi que l’on pense des exemples idiosyncratiques de Nietzsche. Ces derniers montrent en effet que le ressentiment peut fonctionner à travers l’inversion de valeurs opposées ; souffrance et faiblesse devenant ici des vertus, alors que la puissance et la noblesse sont ici condamnés.

Valoriser certaines choses pour la seule raison qu’elles sont accessibles est une forme de réévaluation « sweet lemons » du ressentiment fort. Ce phénomène est décrit par Nietzsche dans ses Fragments posthumes (14[29]), où il rappelle que l’être humain tend à attribuer les premiers rangs de sa hiérarchie axiologique aux seules valeurs qu’il parvient à réaliser avec aisance.

Dans le cas d’un ressentiment fort, la réévaluation peut également fonctionner comme un moyen indirect de dévaluation. Ainsi, Scheler explique :

Le ressentiment s’exprime toujours selon un schème bien arrêté : on affirme, on estime, on exalte telle chose, non en raison de ses qualités intrinsèques, mais dans le but, toujours inavoué, d’en nier, d’en déprécier, d’en ravaler telle autre. On « joue » l’une contre l’autre. (Scheler, 1958, p. 48)

Ces exemples illustrent comment et pourquoi l’approbation de valeurs positives peut en même temps constituer une dévaluation de tous les états de choses qui instancient les valeurs opposées. L’HDR n’a même pas besoin de s’aventurer dans la critique directe de ses rivaux car le seul fait d’afficher de nouvelles valeurs G, opposées aux valeurs irréalisables F qu’incarnent ses rivaux, remplit le même objectif. Ce mécanisme est bien décrit par Schopenhauer. En parlant de l’envie, l’une des sources du ressentiment, le philosophe dit de l’homme envieux s’efforce d’oublier complètement les qualités du rival tout en louant les qualités des personnes sans importances (Schopenhauer, 1973). Et Scheler, marchant sur les traces de Schopenhauer explique que ce même renversement transforme la haine en amour ostensible (Scheler, 1958)

Toutes choses étant égales par ailleurs, si j’admire le courage, je méprise la lâcheté ; si je me sens élevé par la beauté, la laideur me repousse, et si je révère les actes saints, je condamne les péchés. Ceci est dans la nature même des valeurs et des traits opposés. Mais est-ce qu’une réévaluation « sweet lemons » entraîne toujours la dévalorisation de quelque chose qui est F ? Bien évidemment, cela n’est vrai que tant que F et G sont des valeurs de signe opposé. Il en va de même pour les raisins amers : tant que F et G sont des valeurs opposées, la dévaluation de la valeur irréalisable F est une manière implicite d’évaluer positivement ces états de choses qui ne sont pas des instanciations de F ou qui instancient les valeurs opposées de F. Ma dévaluation passionnée des valeurs hédonistes est une évaluation implicite, positive des valeurs ascétiques. Nietzsche a illustré ce renversement dans l’une de ses nombreuses allégories ; les agneaux toujours victimes des grands oiseaux de proie en viennent à ce dire :

« Ces oiseaux de proie sont méchants ; et celui qui n’est en rien oiseau de proie, mais tout au contraire son opposé, un agneau – ne serait-il pas bon ? » (Nietzsche, 2000)

Les agneaux, selon Nietzsche, affirment leur bonté en insistant sur le fait qu’ils n’instancient pas certaines valeurs (ruse, cruauté, etc.) et qu’ils réévaluent comme des vices. En d’autres termes, le bien est ce qui n’incarne pas la valeur F. La valeur opposée G est alors nécessairement bonne et ceux qui l’incarnent, prétendent les moutons, sont éthiquement bons. C’est pourquoi ils avancent que le ressentiment vient à faire penser aux opprimés « Soyons autres que les méchants, c’est-à-dire bons ! » (Nietzsche, 2000)

Les réévaluations opérées par le ressentiment ne nécessitent pas que les valeurs interverties soient des opposés polaires. Car si l’HDR ne parvient pas à être, par exemple, fier, fort ou courageux, il n’en vient pas nécessairement à valoriser l’humilité, la faiblesse, et la couardise. Il peut tout aussi bien attribuer une valeur positive à l’absence de F – c’est-à-dire à tout manque de force et de courage. En d’autres termes, l’HDR ne doit pas nécessairement retourner complètement ses valeurs, il peut aussi en venir à valoriser des situations axiologiquement neutres qui ont l’avantage de lui être accessibles.

En effet, de nombreux exemples montrent que l’HDR peut aussi en venir à valoriser des biens G parce qu’ils ne sont pas F, mais où G n’est pas l’opposé de F. L’historienne et sociologue Liah Greenfeld souligne à ce titre que l’utilisation du principe nietzschéen de « transvaluation des valeurs » peut être exagéré et trompeur, car: « l’adoption de valeurs directement opposées à celles d’un autre est emprunter avec le signe opposé » et elle conçoit qu’une société dotée d’une structure institutionnelle riche n’est pas susceptible d’opérer ce type de renversement radical (Greenfeld, 1992). Bien des cas de ressentiment ont ainsi une structure différente, où la relation entre F et G n’est pas nécessairement celle d’une opposition polaire. Comme nous l’avons vu, réévaluer peut simplement consister à réarranger les relations hiérarchiques d’une axiologie : F était plus important que G, dorénavant G est plus important que F. C’est ce qui arrive quand le ressentiment fort se manifeste sous la forme « sweet lemons » (la valeur initialement bonne est dépréciée).

Une stratégie alternative consiste à élever l’importance de valeurs accessibles. La valeur positive d’une vie de famille harmonieuse pourrait, par exemple, être mise en avant par celui qui échoue à atteindre le succès artistique qu’il convoite. L’harmonie familiale est alors arborée en opposition à la notoriété que procure la réussite dans le monde de l’art. Ce dernier type de réévaluation ne fonctionne que parce qu’il existe une incompatibilité matérielle présumée entre les deux états de choses, à savoir il serait empiriquement impossible, ou du moins très difficile, de vivre à la fois en F et en G, d’avoir, en l’occurrence, une vie de famille épanouie en même temps que la gloire artistique. Cet exemple capture l’essence de beaucoup de cas ordinaires. Une autre illustration de cette forme de réévaluation est l’idée populaire selon laquelle la richesse (F) vient toujours au prix du bonheur (G). Un corollaire important du ressentiment fort est que l’approbation des nouvelles valeurs entraîne nécessairement un rejet ou une dévalorisation des anciennes. L’HDR ne peut pas tenir à la fois des valeurs chrétiennes et valoriser des vertus homériques qui célèbrent la guerre et la revanche. De même, je ne peux pas valoriser l’humilité, le pacifisme, et l’abnégation, sans condamner la fierté, le bellicisme, et l’égoïsme.

Il est aussi possible qu’il n’y ait ni opposition formelle entre les propriétés F et G, ni incompatibilité pratique entre leurs occurrences respectives. L’HDR peut alors simplement en venir à valoriser les choses qui sont G davantage que les choses qui sont F. Il n’est alors question que de réévaluer ce qui est accessible en le considérant comme plus désirable qu’un autre état de choses.

Scheler développe une théorie intéressante sur notre rapport aux relations entre F et G. Il soutient, comme nous l’avons noté, que toutes les valeurs (et donc aussi F et G) sont organisées hiérarchiquement, c’est-à-dire qu’il existe des valeurs plus élevées et plus basses. Cette hiérarchie des valeurs est appréhendée par l’acte de préférer (vorziehen) correctement (Scheler, 1991). La réévaluation des valeurs (et non pas seulement des biens) par l’HDR – le ressentiment fort – est en réalité un changement de préférences, où le sujet en vient à préférer la valeur G à une valeur supérieure F, tout simplement parce que les occurrences ou les exemples de G lui sont accessibles.

Comme mentionné précédemment, l’existence du ressentiment faible peut être mise en cause au motif qu’il implique une forme de volontarisme doxastique très contestable. Cette difficulté, cependant, disparaît une fois que les cognitions, et les croyances axiologiques, sont comprises comme des états motivés par les affects – une hypothèse empirique peu controversée. À certains égards, le ressentiment fort semble encore plus difficile à défendre. La dernière variante suppose en effet non seulement que l’HDR modifie ses évaluations, mais aussi qu’il dispose d’une capacité à volontairement altérer ses pro-attitudes et autres attitudes fondamentales d’attraction et de rejet. Cela présuppose que l’HDR peut transformer à volonté ses attitudes favorables en attitudes de rejet, ou qu’il peut modifier ses sentiments de valeurs et ses préférences ad libitum. Ce volontarisme affectif n’est-il pas tout aussi invraisemblable ?

Une façon d’appréhender le problème est de suivre une intuition évoquée par Voigtländer dans son analyse peu connue du ressentiment. La philosophe suggère en effet que les nouvelles attitudes évaluatives de l’HDR restent en surface, que ce sont des attitudes dont l’individu cherche à se convaincre lui-même, un peu comme lorsque l’on se donne du courage en s’efforçant à n’avoir que des pensées positives (Voigtländer, 1910). Dans le cas du ressentiment faible, lorsque l’HDR prend son voisin pour un homme avare, le processus de réévaluation se résume à une nouvelle évaluation d’une personne particulière. Dans le cas du ressentiment fort, lorsque l’HDR conçoit, par exemple, les valeurs esthétiques comme moins importantes que les valeurs d’utilité, il s’agit aussi d’une simple évaluation, c’est-à-dire d’une croyance. Les réévaluations sont alors des jugements axiologiques sur le rang hiérarchique des valeurs, et ces mêmes jugements servent de base aux émotions (dans cet exemple, une indignation envers les esthètes et les artistes parce qu’ils privilégient des valeurs sans importance). Ce changement d’échelle de valeurs de l’HDR s’opère au niveau cognitif uniquement, et de ce fait ne relève pas d’un volontarisme affectif. L’HDR ne modifie jamais son intuition initiale ou ses préférences fondamentales – c’est-à-dire ses valuations. Au lieu de cela, il se convainc lui-même que l’utile est plus important que le beau alors même que ce qu’il ressent et préfère à l’origine est différent.

La position ici défendue suppose donc qu’il subsiste, au cœur du ressentiment, une contradiction entre les valeurs et les biens tels qu’ils sont perçus par le sujet (la perception d’une belle maison, la vue de fruits appétissants et les valeurs qui sont ensuite prédiquées au niveau cognitif (la croyance que le propriétaire de cette maison est avare, que les fruits sont amers). Il est à noter que cette solution s’écarte de Scheler en ce que celui-ci envisage le ressentiment comme un changement non pas seulement cognitif, mais également perceptif. Le renard, selon lui, en vient à véritablement percevoir les raisins comme des fruits amers. Et dans la mesure où le changement s’opère alors au niveau plus fondamental de la perception, Scheler parle du ressentiment comme d’un aveuglement axiologique ; le renard cesse de voir que les raisins sont murs et doux. Mais cette perception est aussi troublée par la présence des anciennes valeurs en toile de fond de l’expérience (Scheler, 1915).

La vue schélérienne du ressentiment prête toutefois le flanc à une critique importante. En effet, les perceptions des valeurs, les sensibilités d’un individu envers celles-ci, ainsi que ses préférences, constituent des éléments distinctifs et caractéristiques de cet individu en tant que personne. Le fait que l’HDR modifie ces attitudes fondamentales implique qu’il modifie littéralement sa personnalité. Le ressentiment s’accompagnerait dès lors d’un changement très profond et fragile, qui serait difficile à comprendre conceptuellement. Nietzsche, qui avait prévu cette conséquence, insiste sur la perte d’individualité ou de personnalité de l’HDR (Entpersönlichung et Entselbstung) (Nietzsche, 1908), sans toutefois fournir d’explication quant à la nature d’un tel changement. Mais il faut aussi considérer l’expérience du ressentiment en tant que telle, et une intuition importante à ce sujet est que le ressentiment n’est pas stable, il ne fonctionne pas ou ne peut pas fonctionner : l’HDR ne devient jamais aveugle aux valeurs qu’il ne peut atteindre ; il ne parvient jamais à adhérer corps et âme aux nouvelles valeurs qu’il attribue aux choses. Comme Pfänder (un autre phénoménologue réaliste) le remarque:

Les valeurs et les désavantages simplement présumés ne collent jamais au bien ; ils s’en détachent encore et encore. A fortiori, aucun homme, même s’il était le plus puissant, ne peut rendre des choses qui ne sont pas bonnes, bonnes et des choses qui ne sont pas mauvaises, mauvaises (Pfänder, 1973).

L’homme du ressentiment est en conflit avec lui-même ; ses anciennes valeurs font encore partie de son vécu en dépit du fait qu’il en a choisi de nouvelles. Selon Poellner, ces valeurs ne sont pas véritablement intériorisées, ni ne motivent-elles les actions du sujet en question (Poellner, 2011). Le défi que soulève l’idée que le ressentiment implique une perte de personnalité n’existe que si le ressentiment, du moins sa variante forte, entraîne une modification des préférences et de la perception des valeurs. Or cette conception semble devoir être rejetée au profit de celle d’un processus de réévaluation qui modifie uniquement les évaluations, c’est à dire des états cognitifs. Cette position a l’avantage de préserver la personnalité de l’HDR et de prendre en compte la tension psychologique qui caractérise son expérience.

La vue selon laquelle les deux types de ressentiment (fort et faible) ne modifient que nos évaluations, tout en laissant nos valeurs intactes, se base sur la prémisse selon laquelle le ressentiment est irrationnel, quelque chose qu’un changement de préférences ne peut pas expliquer. Car celui qui ne ressent plus la douceur ou le prestige social comme des valeurs importantes opérerait une transformation salvatrice qui ne correspond pas à la conception commune du ressentiment, à savoir celle d’un individu en proie à un conflit de valeur et en détresse face à son impuissance.

 

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Sébastien Aeschbach
Université de Genève
s_aeschbach@hotmail.com