Universaux (GP)
Comment citer ?
Langlet, Bruno (2019), «Universaux (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/universaux-gp
Publié en janvier 2019
Résumé
Une théorie des universaux tente d’expliquer à quoi nous faisons référence lorsque nous utilisons des termes généraux qui semblent désigner ce qui est commun entre diverses choses. Peut-on soutenir qu’il s’agit alors ici de quelque chose de réel ? Si oui, nous acceptons la réalité des universaux : par exemple, l’universel de rationalité est une propriété qui se répète réellement à l’identique chez tous les êtres rationnels. La question du mode d’existence des universaux entraîne toutefois des réponses disputées depuis l’antiquité, et renouvelées dans la philosophie contemporaine, car il est problématique de soutenir qu’une propriété commune (un universel) pourrait exister dans des choses particulières distinctes tout en étant unifiée, et en restant identique à elle-même. Si un universel n’est pas réel, peut-il alors ne consister qu’en une représentation générale, ou simplement en un nom ? Peut-on ainsi concevoir la réalité seulement comme un assemblage de caractéristiques particulières, ou rien de véritablement commun ne peut être dit exister ? Certaines théories, comme celles des tropes tentent de le soutenir, et se présentent comme des alternatives puissantes aux théories des universaux.
Le problème
Objet et propriétés
Objets - Certaines des choses qui nous entourent peuvent être dites individuelles, comme une pierre, tel arbre, ce lapin, un homme, ma voiture, votre téléphone, une boule de pétanque. Nous considérons ici des êtres matériels ayant une existence unitaire, en partie indépendante, et qui peuvent être réellement distingués entre eux. Bien sûr, ils ne sont pas forcément indivisibles et sont composés d’autres éléments.
Par commodité, nous pouvons aussi considérer comme une chose, ou entité individuelle, ce qui, ayant été une partie d’une autre chose, en a été séparé, de façon naturelle ou par un dispositif technique quel qu’il soit. Une boule de pétanque que l’on couperait n’est plus une chose individuelle : nous avons par exemple deux demi-sphères en métal, chacune d’entre elles étant maintenant une demi-sphère en métal particulière.
Propriétés - Ces entités individuelles ont des propriétés. Nous pouvons en percevoir certaines, comme leur forme ou leur couleur. La science peut aussi nous parler de celles qui sont imperceptibles, comme leur constitution atomique ou leur structure moléculaire. D’autres restent certainement inconnues jusqu’ici.
C’est par l’intermédiaire de ces propriétés que nous pouvons agir sur les objets ou subir certains effets de leur part.
Par exemple, si je lance correctement une boule de pétanque, elle va frapper celle de mon ami, la déplacer d’une façon précise et prendre sa place à côté du cochonnet. Ces faits dépendent de la sphéricité des boules, de leur masse et de leur résistance : autant de propriétés impliquées dans le trajet aérien de la boule, l’occurrence du choc avec d’autres boules et les changements de place de celles-ci.
Nous avons donc des entités individuelles (comme les boules de pétanque) et des propriétés (comme celles possédées par ces boules), qu’il s’agisse de celles que nous observons grâce à nos sens ou de celles que la science pourrait étudier. Nous pouvons alors faire une première distinction entre un objet et ses propriétés, même s’il est difficile de dire en quoi consisterait un objet dépourvu de toutes ses propriétés.
La distinction reste malgré tout sensée parce qu’elle ne revient pas à séparer l’objet de ses propriétés dans la réalité même, mais à les distinguer par la pensée tout en tentant de suivre les articulations tracées dans la réalité.
Propriétés « communes »
Considérant les propriétés seulement, nous remarquons que certaines se ressemblent, comme la sphéricité ou la masse des boules de pétanque. Dans le langage ordinaire, nous disons d’ailleurs que ces boules ont les mêmes propriétés ou qu’elles possèdent des caractéristiques identiques (permettant justement de jouer à la pétanque avec des boules interchangeables). Ce constat peut être étendu à une bonne partie des choses qui existent, et nous pouvons aussi le faire pour les actions, les réactions et les modifications des choses les unes par les autres : nous constatons alors des « comportements » qui se répètent et qui ont souvent des caractéristiques précises.
Ces propriétés apparemment partagées jouent un rôle capital dans la détermination de ce que sont les entités individuelles. Tel chien est un chien précisément parce qu’il possède toutes les caractéristiques des canidés. Tel autre chien est tout autant un chien parce qu’il possède aussi ces caractéristiques, sans qu’il s’agisse du même chien individuel, mais bien du même « type » d’animal (de la même espèce, donc) et peut-être de la même race de chien. Leur appartenance à une même espèce, voire à une même race, semble dépendre de quelque chose faisant que ces caractéristiques sont similaires, de quelque chose qui serait véritablement commun à ces chiens. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Nous n’avons devant nous que des chiens individuels. Quel statut faut-il attribuer à ce que désigne le terme « même », que nous utilisons à propos de leur espèce ou de leur race ?
Le problème est ici de savoir ce que peut bien signifier notre discours lorsque nous disons que certaines choses possèdent les mêmes propriétés. Qu’est-ce qui se trouve désigné par là dans le réel ? Comment devons-nous comprendre cette « identité » entre des propriétés possédées par des entités différentes ? Quel est le statut de ce trait « commun » qui semble exister chez les représentants d’une espèce ou les exemples d’une caractéristique ? Est-ce que nous pouvons dire qu’il y a ici quelque chose de plus que des strictes ressemblances, et qu’est-ce que cela implique pour notre conception de la nature de ces propriétés ?
C’est de la sorte que le problème des universaux apparaît : il concerne l’explication de ces caractéristiques apparemment « répétables », qui semblent impliquer qu’un trait d’une certaine nature soit entièrement présent dans chaque exemplaire de quelque chose.
Un universel serait donc une propriété présente à l’identique dans plusieurs éléments : c’est ce qui expliquerait la ressemblance entre certaines choses. Pour reprendre l’exemple de la boule de pétanque, sa sphéricité est un universel présent dans toutes les boules de pétanque, et elle nous permet de rendre raison de la ressemblance des différentes boules, comme de leur « comportement » similaire (elles roulent, réagissent d’une certaine façon au contact du sol et des autres boules, différemment de ce qui se passerait si nous lancions des cubes de mousse).
Cependant, concevoir comment une telle propriété réellement commune pourrait exister ne va pas de soi : la manière dont il faut comprendre ce qui, dans le réel, fonde cette « communauté » ou « universalité » pose problème. Le débat se partage entre des perspectives dites réalistes, qui affirment que les universaux ont une réalité et qu’ils existent hors de l’esprit, et d’autres anti-réalistes, qui se caractérisent par un nominalisme ou un conceptualisme : les universaux ne se trouveraient pas dans une réalité extra-mentale mais seraient des produits de l’intellect ou du langage.
A cet égard, la théorie des universaux a donné lieu à un débat important au moyen-âge. Il s’agissait d’abord de savoir si de tels universaux existaient (réalisme), et si oui, de quelle manière (séparés des choses ou au sein des choses ?). Les positions qui refusaient le réalisme des universaux devaient proposer des alternatives aux thèses réalistes et rendre compte, par une explication différente, de notre tendance à penser que les choses possèdent des propriétés identiques. Ces positions étaient conceptualistes ou nominalistes. La philosophie contemporaine a réactivé ce débat, dont nous présentons les aspects centraux ci-dessous.
Réalismes
Défendre le réalisme des universaux, c’est donc soutenir qu’il y a dans la réalité une caractéristique qui se retrouve à l’identique dans ses différentes instances. Les propriétés des choses possèdent alors elles-mêmes une propriété, celle d’être des « répétables » et donc d’être présentes dans des choses particulières tout en ayant une nature universelle. Les termes généraux du langage désigneraient ainsi correctement des propriétés présentes « dans » plusieurs individus et restant identiques à elles-mêmes ; des propriétés réellement communes. De ce point de vue, c’est le même rouge, au sens strict, qui est présent dans la coloration des ailes de la coccinelle et dans celle du sang, malgré la différence apparente des nuances de ce rouge.
Les universaux concernent les propriétés essentielles ou spécifiques des choses (les propriétés qui entrent dans la nature des choses, comme avoir la rationalité pour un humain) et les propriétés accidentelles (qui n’entrent pas dans la nature des choses, comme avoir un tour de taille plus grand que la moyenne, être chevelu ou chauve).
Classiquement, on distingue la théorie des universaux transcendants (les universaux se trouvent hors des choses) et la théorie des universaux immanents (les universaux sont dans les choses).
Universaux transcendants
Les humains semblent tous posséder ce que nous appelons la « nature humaine », ou « humanité ». Cette humanité présente chez tous les humains est un universel (quelle que soit la manière dont on pourrait l’analyser : une combinaison d’animalité et de rationalité ? L’union d’une âme et d’un corps ? Une structure ADN précise ?). Y a-t-il une différence entre cette nature humaine et les humains individuels ? Selon une conception qui renvoie à Platon, si les choses que nous rencontrons dans le monde matériel semblent appartenir à un « type » précis, à une espèce, c’est parce qu’elles entretiennent une relation avec des entités « séparées » qui ont une réalité autre que matérielle – réalité qu’il appelle « intelligible ».
Cette relation se tient entre les choses sensibles et ce qu’il appelle « Eidos » en grec ancien : ce que l’on peut traduire par « Formes », « Essences » ou « Idées ». Ainsi, c’est parce que tous les hommes participent de la Forme « humanité » que les humains sont des humains. L’humanité « en elle-même », ou la nature humaine, apparaît dans les humains mais est aussi quelque chose de distinct de tous les humains qui existent, qui ont existé ou qui vont exister.
L’humanité en elle-même, la beauté en elle-même, voire aussi la justice, la piété, sont des entités intelligibles qui font que les humains possèdent l’humanité, que les belles choses sont belles, que les actes justes sont justes, etc. Ce ne sont pas simplement des objets psychiques, qui existeraient dans l’esprit seulement. Ce sont des objets pensables mais qui ont une réalité autre que celles des objets matériels. Pour entrevoir en quoi consistent ces entités intelligibles et séparées, pensons aux entités ou objets mathématiques qui semblent posséder une consistance différente des choses matérielles, être non corruptibles, et être dotés d’une stabilité faisant d’eux les véritables objets du savoir mathématique. Considérons par exemple le triangle « en lui-même » : tous les triangles tracés dans tous les lieux du monde sont comme des exemplaires de ce triangle « intelligible », lequel est intemporel. Tout ce qui est triangulaire dépend, pour ses caractéristiques d’essence, de ce triangle intelligible, lequel n’est pas autre chose que la triangularité en elle-même. Avoir la propriété d’être triangulaire revient donc à « participer » de cet universel transcendant de triangularité.
Il s’agit ici d’universaux transcendants, qui sont liés par une relation de « participation » aux choses sensibles mais qui ont aussi une existence indépendante. La stabilité des Formes, et le fait qu’elles constituent les natures de ces choses sensibles, font de ces universaux transcendants les objets naturels de la connaissance, au contraire des qualités sensibles des choses qui, selon Platon, semblent ne pouvoir offrir qu’un « savoir » relatif et instable parce qu’elles se corrompent et changent.
Cette théorie des universaux transcendants contredit ce que l’on appelle le principe d’instanciation, selon lequel il est nécessaire à un universel, pour être accepté dans l’être, d’avoir une manifestation dans le monde matériel. En effet, il est ici possible que des universaux transcendants ne se rapportent à aucun exemplaire dans le monde matériel.
Sans revenir exactement à la théorie de Platon, la philosophie contemporaine s’intéresse à de tels universaux non-instanciés, c’est-à-dire à des propriétés qui n’ont pas de manifestation, comme celles désignées par les expressions suivantes : « être un cercle parfait », « être une figure à 13.875.469 côtés », « être du biniloctium » (un élément qui ne peut matériellement exister à cause de son instabilité, mais qui est bien doté du numéro atomique 208). On peut aussi considérer les propriétés qui n’existaient pas avant d’être produites en laboratoire : les « créations » de la chimie de synthèse, toujours à partir de processus naturels, sont ici tenus pour des cas d’universaux qui étaient non-instanciés, jusqu’à ce qu’ils se trouvent avoir une instanciation en laboratoire. Par exemple, le Nylon est créé par réaction chimique : « être du nylon », avant qu’un exemplaire de nylon n’apparaisse dans le réel matériel lors de manipulation chimiques, était un universel non instancié.
Universaux au sein des choses mêmes
Aristotélisme. Aristote a critiqué la théorie des Idées platoniciennes en affirmant qu’il était impossible d’expliquer comment un universel transcendant pouvait être réellement rapporté à quelque chose de sensible. Il défendait une thèse opposée, que l’on appelle aujourd’hui la thèse des universaux immanents, selon laquelle les universaux sont bien dans les choses. L’universel fait ainsi partie du monde dans lequel nous sommes.
Concevoir un universel séparé d’une entité individuelle, comme le faisait Platon, n’est alors plus que la conséquence d’une opération de pensée, qui crée une distinction seulement conceptuelle et tient pour réel et séparé ce qui n’est qu’une représentation abstraite. Pour Aristote au contraire, l’humanité n’existe que dans les hommes, la rationalité n’existe que dans les êtres rationnels, et en aucune façon de manière distincte dans un « lieu intelligible ».
L’universel reste l’objet de la science pour Aristote, et il explique toujours les ressemblances et le comportement des choses individuelles : il permet de comprendre les changements qui touchent ces choses, leur appartenance à telle ou telle espèce, la manière dont elles interagissent avec d’autres choses.
Métaphysique contemporaine. La position aristotélicienne a connu un regain d’intérêt au XXème siècle grâce aux travaux de David M. Armstrong, qui a soutenu que les universaux immanents devaient être considérés à partir de ce que la science décrit, et explique, du monde. Cela permet d’avoir un inventaire fiable du réel : une telle théorie a partie liée avec le naturalisme. Les universaux sont établis a posteriori, une fois que la science a ajouté des propriétés à la liste des propriétés connues.
Cette approche s’appuyant sur la science évite de postuler des propriétés fantaisistes, ou de croire qu’il existe une propriété pour chaque nom commun du langage. Par exemple, « être un électron » ou « avoir une charge électrique » ou « avoir une masse » sont des expressions désignant des propriétés basiques des entités tenues par la science comme existantes. Ces propriétés expliquent les effets et les actions d’une partie des entités considérées par la science, et elles semblent se répéter à l’identique. Les universaux, ici, sont aussi nécessaires pour comprendre ce que nous appelons les lois de la nature : ce sont des relations entre propriétés répétables.
Les universaux ne sont donc pas seulement donnés dans la perception sensible. Les traits matériels qui nous environnent sont le résultat de combinaisons de propriétés étudiées par la science à un niveau non accessible à la perception sensible. Armstrong proposait une théorie des universaux structurés, où les propriétés dépendent de la combinaison de plusieurs universaux structurels : au moins deux, lesquels entretiennent une relation qui est elle-même un universel. Cette conception a partie liée avec le constat que le monde matériel a une complexité et que certains traits qui nous semblent donnés comme des touts sont décomposables. Les molécules chimiques peuvent être tenues comme des bons exemples de cette composition par universaux : ainsi la molécule d’eau consiste dans une relation entre les atomes d’oxygène et d’hydrogène, cette relation faisant de l’eau un universel structuré.
Difficultés générales. Un problème que toute théorie des universaux doit surmonter est celui de la localisation multiple : comment une même entité universelle peut-elle se trouver « dans » différents particuliers tout en conservant son identité ? Les diverses théories proposent des réponses complexes ou refusent de voir cela comme un problème, car c’est le propre des universaux que d’être « présents » en tant que caractéristique « commune » dans des choses distinctes. L’hypothèse de ces entités réellement communes reste difficile à étayer et il y a nombre de mouvements de pensée refusant l’existence des universaux dans la réalité. Le problème que rencontrent ces mouvements est alors d’expliquer pourquoi les choses se ressemblent tout en se passant des universaux qui rendent raison de ces ressemblances.
Anti-réalisme des universaux
Les alternatives principales à la théorie des universaux sont des approches dites « nominalistes ». Elles affirment qu’au sein de ce qui existe, on ne peut trouver que des choses particulières, et que les universaux existent seulement dans le langage ou dans la pensée des hommes : ce ne seraient pas de véritables entités.
Concepts et noms
Conceptualisme. Refuser l’idée que les propriétés des choses sont des universaux revient ici à dire qu’ils ne sont que des concepts, des idées générales, donc qu’ils sont dans l’esprit. Ces idées générales permettent de ranger des choses aux caractéristiques similaires sous une représentation abstraite. C’est par exemple la position de John Locke ou de Descartes. Une telle position est dite conceptualiste : les concepts tels que ceux d’espèces ou de qualités sont généraux, et s’appliquent à divers exemples dans la réalité. L’universel « chien » n’existe que dans l’esprit et ce concept est ainsi utilisé pour penser ce qui apparaît comme commun à tous les chiens concrets. Dans cette approche, les propriétés sont toutes particulières et non pas universelles. Elle reconnaît des ressemblances entre qualités mais n’affirme pas qu’un universel réel fonde cette ressemblance, car l’universel n’est ici fait que de pensée.
Cette position est compatible avec l’idée que l’on ne peut pas connaître les universaux réels (scepticisme épistémologique) et avec celle affirmant qu’il n’en existe pas (scepticisme ontologique).
Nominalisme. Il consiste à soutenir que ce que nous tenons pour des universaux réels n’est pas autre chose que des noms. L’erreur des réalistes serait d’avoir confondu le mot et la réalité. Le terme chien, que j’utilise pour désigner divers chiens particuliers, n’est rien d’autre qu’un mot, et rien d’universel dans la réalité ne correspond à ce terme : il n’y a pas de chien « général », mais seulement des chiens particuliers.
Selon le nominalisme, on ne peut pas aller au-delà de la particularité, et lorsqu’il nous semble le faire, nous sommes toujours au niveau du langage. Cette approche nominaliste, selon laquelle les universaux ne sont pas autre chose que des mots, se confond parfois avec le conceptualisme. Une relation de priorité de l’un envers l’autre est envisageable et dépend des réponses aux questions suivantes : les concepts dépendent-ils des termes du langage et leur généralité dérive de celle des mots ? ou bien inversement, est-ce que ce sont les concepts qui confèrent leur généralité aux termes du langage ?
Théorie des tropes
C’est la théorie alternative à celle des universaux. Elle admet qu’il y a des propriétés dans la réalité, mais refuse l’existence des universaux. Ici, le rouge d’une cerise n’est pas le même rouge que celui d’une autre cerise : il lui ressemble, mais ce sont des rouges intrinsèquement particuliers. Toutes les caractéristiques des choses sont conçues sur ce modèle : elles sont irréductiblement particulières, elles consistent en des tropes. Cette approche évite le problème de la localisation multiple de l’universel (voir 2.b) parce qu’elle nie tout simplement l’existence de ce dernier.
Ceci n’est pas incompatible avec le constat que les choses possèdent apparemment les mêmes propriétés, car les tropes permettent aussi de remplir la fonction dévolue aux universaux en utilisant la notion de ressemblance exacte. A la place des universaux, nous avons des regroupements (ou classes) de ressemblances exactes entre tropes : plutôt que de penser qu’un universel de rotondité est présent à l’identique dans toutes les choses rondes, on peut affirmer qu’une propriété particulière (un trope) de rotondité se trouve dans chaque chose ronde, et que chacun de ces tropes de rotondité ressemble aux autres tropes de rotondité. Le rassemblement de toutes les ressemblances entre ces tropes de rotondité constitue alors l’équivalent de ce que le réalisme des universaux tiendrait pour un universel de rotondité présent dans chacune des choses rondes.
Cette approche tropiste semble, en un sens, plus conforme à nos visions ordinaires, car elle évite le paradoxe de la localisation multiple. Cependant, elle ne fait que constater la ressemblance, ou l’inscrire dans sa théorie comme une donnée fondamentale, brute.
L’intérêt de la théorie des tropes consiste essentiellement dans l’économie qu’elle nous fait faire lorsque l’on veut établir la liste des choses qui existent : avec elle, nous n’avons que des propriétés particulières. Cependant, elle ne peut pas réellement expliquer pourquoi les choses se ressemblent, tandis que la théorie des universaux rend compte, en affirmant la présence de ces universaux, des similarités des choses ou de leur spécification.
Conclusion
Une intuition puissante est à la base de la théorie des universaux : celle qui nous conduit à penser que les existants possèdent des structures ou des propriétés identiques qui permettent d’expliquer les similitudes, les différences, les groupements en espèces naturelles. Ces universaux seraient ce qui se répète dans la constitution, les apparences ou les comportements des particuliers, jusqu’à rendre compte des lois de la nature qui les gouvernent. La théorie des universaux n’est toutefois pas sans éveiller des difficultés : s’ils sont transcendants, comment rendre compte de la façon dont ils font que les choses matérielles sont comme elles sont ? Comment concevoir leur relation avec ce qui est matériel ? S’ils sont immanents aux choses, comment un universel peut-il se trouver ainsi présent dans de multiples instances tout en demeurant identique à lui-même et unitaire ? Ces questions nous invitent à nous demander en quoi une propriété peut véritablement être commune à plusieurs choses.
La critique nominaliste et conceptualiste soutient à ce titre que la position réaliste dépend d’une sorte d’abus de langage. Les universaux ne sont pas autre chose que des concepts ou des noms. Dans cette optique, les entités fondamentales sont toutes particulières : cette vision est celle que les nominalismes ont en commun. Le nominalisme peut se passer de postuler de propriétés particulières et n’accepter que des objets, mais si nos représentations ou notre langage ne dérivent pas un tant soit peu des articulations correctes du réel ou des différences qui s’y trouvent, il est alors difficile de rendre compte des différences marquées dans le langage à leur propos, des découpages efficaces de la science, du succès des actions, de la pérennité des choses et des vivants.
Un nominalisme admettant des propriétés particulières consiste dans la théorie des tropes, laquelle permet de le rendre compatible avec les articulations du réel. Il est possible de reconstruire l’équivalent des universaux en utilisant des classes de ressemblances entre tropes. Mais il est difficile de capturer par là ce qui semblait faire la force de la théorie des universaux, autrement dit sa capacité à rendre compte des ressemblances et des rassemblements des choses en espèces.
Bibliographie
Allen, Sophie, A critical introduction to properties, Bloombsury, 2016.Une introduction claire à la métaphysique contemporaine et à la réflexion sur les propriétés des choses.
Armstrong, David. M. Les universaux. Une introduction partisane. Ithaque, 2009Une défense de la théorie des universaux immanents dans la philosophie contemporaine et une discussion des diverses approches concurrentes, où la théorie des tropes reçoit une place importante.
Campbell, Keith, « La métaphysique des particuliers abstraits », 1981,http://semaihp.blogspot.fr/2014/08/traduction-de-keith-campbell-metaphysic.htmlUn court article qui présente clairement le problème des universaux et les bénéfices offerts par la théorie concurrente des tropes, nommés ici « particuliers abstraits ».
De Libéra, Alain, La querelle des universaux, Seuil, 1996Un livre dense de référence présentant et expliquant les formes du débat sur les universaux, de l’antiquité au moyen-âge.
Russell, Bertrand, Problèmes de philosophie, Payot, chapitres IX et X, 1989.Une version de la théorie des universaux transcendants y est présentée et discutée.
Bruno Langlet
IHP, Aix-Marseille Université
bruno.langlet@univ-amu.fr