Justice intergénérationnelle (GP)

Comment citer ?

Zwarthoed, Danielle (2019), «Justice intergénérationnelle (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/justice-intergenerationnelle-gp

Publié en janvier 2019

 

Résumé 

La question de la justice entre générations se pose parce qu’il y a un conflit d’intérêt potentiel entre les générations. Les théories de la justice entre génération visent à identifier, discuter, clarifier les valeurs et les principes éthiques ou moraux qui devraient guider l’action individuelle ou les politiques publiques ayant un impact sur la répartition des biens entre les générations. Ces biens incluent les richesses matérielles, les ressources naturelles, la capacité des écosystèmes à pourvoir à nos besoins et aspirations, l’éducation, la santé, le bien-être, la qualité des institutions politiques…Après avoir distingué la justice entre cohortes de la justice entre groupes d’âge, sont présentées succinctement quelques-unes des principales conceptions philosophiques de la justice entre générations : le libertarisme, le principe de juste épargne, le développement durable, l’approche des capabilités, l’utilitarisme, l’égalitarisme relationnel. La distinction entre une distribution des richesses sur une vie complète ou par tranches d’âge est aussi expliquée.

Qu’il s’agisse des émissions de gaz à effet de serre, de l’épuisement des ressources naturelles, de l’enfouissement des déchets nucléaires, de la dette publique, de la préservation du patrimoine culturel, du financement des retraites et de la protection sociale dans une société vieillissante, nos sociétés prennent des décisions qui affecteront les générations futures. Ces décisions soulèvent des questions d’ordre technique et factuel : par exemple, la géo-ingénierie sera-t-elle capable de corriger les effets du changement climatique à coûts raisonnables ? Est-il possible de maintenir notre niveau de consommation actuel en ayant exclusivement recours aux énergies renouvelables ? Mais ces décisions sont également informées par des valeurs et des principes d’ordre éthique ou moral, qu’il faut distinguer des normes légales (qui peuvent être injustes et que l’on peut changer). Les théories de la justice entre générations relèvent de la philosophie politique et morale dite « normative », qui vise à identifier ces valeurs et principes qui sous-tendent nos jugements et nos décisions, à les analyser et à les discuter pour déterminer ceux qui résistent le mieux à la critique, à les appliquer à des problèmes concrets afin de guider tant les décisions individuelles ou collectives que les politiques publiques.

La question de la justice entre générations se pose parce qu’il y a un conflit d’intérêt potentiel entre générations présentes et futures, et que les ressources ne sont pas infinies. L’objet des théories de la justice entre générations concerne donc la manière dont les richesses et les avantages sont répartis entre les générations. Ces richesses peuvent inclure les capitaux matériels, mais aussi les biens environnementaux, la capacité des écosystèmes à pourvoir à la qualité de vie des êtres humains, l’éducation, la santé, le bon fonctionnement des institutions…Comme on peut difficilement envisager des transferts de ressource du futur vers le présent, la répartition des biens entre les générations consiste en des activités de préservation, d’épargne ou d’investissement.

Le mot « génération » est ambigu. Il réfère en fait à deux notions qu’il faut distinguer, les cohortes de naissance et les groupes d’âge. Une cohorte de naissance correspond à l’ensemble des individus nés au cours d’une même période, par exemple au cours de l’année 1951. Un groupe d’âge désigne l’ensemble des personnes du même âge, par exemple les personnes âgées de 25 ans. En 2018, le groupe d’âge « 25 ans » désigne la cohorte de 1993. Quand on parle de « justice entre générations », on se réfère donc non pas à une famille de théories, mais à deux : les théories de la justice entre cohortes, et les théories de la justice entre groupes d’âge. Nous les présentons tour à tour.

L’idée de justice entre des cohortes présentes et futures suscite des questions. Peut-on penser des obligations envers des personnes qui n’existent pas encore, dont on ne sait pas si elles existeront un jour, ni qui elles seront, combien elles seront, ce que seront leurs goûts, leurs valeurs, leurs religions, leur environnement social et naturel, les technologies auxquelles elles auront accès ? Une partie du travail des philosophes consiste à essayer de déterminer si ces obligations font sens.

Les philosophes défendent aujourd’hui des conceptions variées de la justice entre cohortes. Par exemple, les théories libertariennes sont inspirées par le philosophe anglais John Locke (XVIIe siècle). Locke pensait que la terre et les productions de la nature sont la propriété commune de l’humanité. Par le travail, les individus transforment et mettent en valeur ces ressources naturelles, ce qui leur donne le droit d’en faire leur propriété privée. Mais, pour Locke, cette appropriation n’est juste qu’à condition de ne pas gaspiller et d’en laisser « assez et d’aussi bonne qualité » [enough and as good] pour les autres. Les théories libertariennes contemporaines incluent les générations futures parmi ces « autres ». Par exemple, lorsque nous puisons du pétrole, nous devrions en laisser assez et d’aussi bonne qualité pour les générations futures (ou alors, prévoir des sources d’énergie équivalentes).

Le philosophe américain J. Rawls a quant à lui proposé dans sa théorie de la justice une méthode originale pour penser la justice entre cohortes. Imaginez que nous choisissions les principes qui guident les décisions ayant un impact sur les générations futures (une politique environnementale ou une réforme des retraites, par exemple). Pour que cette décision soit juste, il faudrait que nous soyons impartiaux, que nous n’essayions pas de favoriser notre génération au détriment des autres. Pour garantir notre impartialité, nous devrions réfléchir comme si nous nous trouvions derrière un « voile d’ignorance », un voile qui dissimulerait la cohorte à laquelle nous appartenons. Nous ne saurions pas si nous sommes la cohorte de 1850, de 1950, de 2050, de 2150… Selon Rawls, des cohortes placées derrière un tel voile d’ignorance choisiraient un principe de juste épargne. Ce principe de juste épargne devrait (idéalement) s’appliquer à toutes les générations : quelle que soit la génération à laquelle on appartient, notre société devrait s’y conformer. Il stipule que chaque génération devrait accumuler ou épargner des ressources de différentes sortes (capital matériel, investissements en éducation, ressources naturelles). Mais épargner dans quel but ? Pour Rawls, la qualité première, la « vertu » première d’une société, c’est la justice (sa philosophie politique s’appelle d’ailleurs « théorie de la justice »). La société désirable, c’est une société ayant des institutions justes. Par conséquent, l’objectif de l’épargne des générations devrait être que la société devienne suffisamment riche pour établir et maintenir des institutions justes et démocratiques. Une fois ce niveau de richesse atteint, la société peut continuer à accumuler des ressources pour financer d’autres projets (des stades de hockey ou des musées d’art contemporain, par exemple), mais ce n’est plus une obligation. Concrètement, il est fort probable que les sociétés européennes, nord-américaines et est-asiatiques ont déjà atteint le niveau de richesses nécessaire pour maintenir des institutions justes et démocratiques. Cela signifie que, d’un point de vue rawlsien, une croissance économique infinie n’est pas requise pour les générations futures.

Le célèbre rapport Brundtland (1987) intitulé Notre avenir à tous défend l’idée de « développement durable », qui inclut une conception de la justice entre cohortes. Le développement durable, c’est, selon Brundtland, « s’efforcer de répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité de satisfaire ceux des générations futures ». Concrètement, cela signifie que chaque génération devrait s’assurer d’épargner suffisamment pour que les générations futures puissent satisfaire leurs besoins essentiels (alimentation, logement, accès à l’eau potable, aux soins médicaux…).

Ceux qui, comme Amartya Sen et Martha Nussbaum, promeuvent l’approche des capabilités reprochent au « développement durable » de manquer d’ambition : les êtres humains n’ont pas que des besoins, ils veulent également poursuivre des activités qu’ils valorisent. Nussbaum et Sen remplacent donc la notion de « besoin » par celle de « capabilité ». Une capabilité est une liberté réelle de choisir de réaliser un ensemble d’activités valables, comme être en bonne santé, admirer un paysage, étudier, aimer, caresser un chat, jouer au football, voter, faire un travail épanouissant…C’est une liberté réelle, parce qu’il ne s’agit pas seulement d’empêcher l’interférence d’autrui, mais également d’équiper les personnes avec les moyens de surmonter les obstacles à la réalisation de ces activités, ces obstacles pouvant être de différentes natures : manque d’argent, handicaps, racisme, pression sociale…

L’utilitarisme classique, quant à lui, stipule qu’il faudrait « maximiser » le bien-être collectif, défini comme la somme des niveaux de bien-être de tous les individus, ceux du futur y compris. Dans la mesure où l’argent, les richesses matérielles, augmentent notre bien-être, cela implique que la société devrait s’enrichir le plus rapidement possible, afin que le plus grand nombre possible de générations atteigne son plus haut niveau de bien-être. L’utilitarisme aurait donc tendance à exiger des générations précédentes qu’elles se sacrifient pour la postérité en travaillant plus et en consommant moins. Cela étant, un phénomène psychologique bien connu est que nous adaptons nos préférences à ce qui est disponible, ce qui signifie que nous pouvons en réalité être très heureux avec peu. L’utilitarisme pourrait donc parfaitement accepter que la génération actuelle modèle (par l’éducation, par exemple) les préférences des générations suivantes, de sorte que celles-ci s’habituent à un mode de vie très frugal ou à un environnement où les espèces végétales et animales disparues auraient été remplacées par des arbres en plastique et des oiseaux électroniques.

La justice entre groupes d’âge s’intéresse à la distribution des biens entre les différentes classes d’âge. En effet, l’âge influence, voire conditionne souvent l’accès à de multiples avantages : pensons au droit de vote, à l’accès au travail rémunéré (interdit dans de nombreux pays aux enfants et à ceux qui ont atteint l’âge de la retraite), au coût des primes d’assurance, aux règles d’allocation des organes, à l’accès au crédit (immobilier notamment), sans parler de la diminution de qualité de vie dans l’extrême vieillesse, affectée par la douleur, la solitude et la perte d’autonomie. Les théories de la justice entre groupes d’âge travaillent à déterminer les valeurs et principes qui devraient informer la répartition de ces avantages entre groupes d’âge, afin de déterminer précisément quelles restrictions sont justifiées.

En un certain sens, les inégalités d’accès aux ressources et opportunités basées sur l’âge sont moins problématiques que celles basées sur le genre, la couleur de peau ou la religion, par exemple. Même si on ne choisit pas son âge, on passe par tous les âges (si tout se passe bien). Il y a une inégalité de droit entre enfants et adultes dans l’accès au droit de vote, mais tous les enfants pourront voter lorsqu’ils atteindront l’âge de 18 ans. En revanche, dans une société où le droit de vote est réservé aux blancs, les noirs n’auront jamais, à aucun moment, la possibilité de voter. Certaines théories de la justice entre groupes d’âge préconisent donc de ne pas juger la distribution des biens entre les personnes d’âge différent à un instant précis, mais plutôt de prendre en compte les avantages dont ont bénéficié ces personnes sur leur vie complète.

Une approche plus sophistiquée, promue par Norman Daniels, consiste à utiliser le voile d’ignorance de Rawls cité plus haut. Pour déterminer de manière impartiale la manière dont les avantages devraient être répartis entre les différents groupes d’âge, il faut imaginer la décision que prendraient des personnes ignorant leur propre âge, tout en connaissant les besoins propres à chaque âge. Cela leur permettrait de répartir les ressources de manière prudente entre les différentes étapes de la vie, et ce sans favoriser un groupe d’âge au détriment d’un autre.

Le philosophe Dennis McKerlie craint que ces approches ne conduisent la société à négliger les intérêts des personnes très âgées. Même si les personnes qui se trouvent derrière la position originelle ignorent leur âge, elles savent que leurs chances de vivre au-delà de l’espérance de vie moyenne sont très faibles. Elles auraient donc tendance à consacrer moins de ressources à cette étape ultime. McKerlie soumet l’exemple suivant à notre réflexion: imaginez un pâté de maisons dans lequel se trouvent une maison de retraite et un immeuble de standing. Les résidents de l’immeuble, d’âge moyen, sont riches, heureux, entourés de personnes qu’ils aiment. Les occupants de la maison de retraite sont âgés ; la maison de retraite est surpeuplée et mal gérée. Même s’ils reçoivent les soins médicaux dont ils sont besoin, ils souffrent et vivent dans la solitude. Pour mettre en mots ce qui, moralement parlant, ne va pas dans cet exemple, McKerlie propose de penser la distribution des avantages non pas entre des personnes sur leur vie complète, mais entre des « tranches d’âge » ou des « segments de vie ».

Cela ne signifie pas que la société doive opter pour une distribution strictement égalitaire entre les segments de vie. Pensons au cas des assurances de santé (les mutuelles). Il ne serait pas bon pour la viabilité économique de ces dernières que les primes soient les mêmes quel que soit l’âge auquel on souscrit. On ne peut non plus raisonnablement garantir à une personne de 90 ans le même état de santé qu’à une personne de 20 ans. Il semble donc judicieux d’opter pour d’autres critères de répartition que l’égalité. Ainsi, certains ont proposé de faire en sorte que chaque segment de vie ait accès à suffisamment de ressources pour vivre une vie digne.

Cependant, l’exemple de la maison de retraite et de l’immeuble de standing ne nous gêne pas seulement en raison de la manière dont les richesses y sont distribuées. Le type de relations sociales qui prévalent dans cette société semble également problématique. Une telle analyse, proposée notamment par Juliana Bidadanure, s’inscrit dans le courant philosophique de l’égalitarisme relationnel, qui stipule que la société devrait promouvoir des relations égalitaires, c’est-à-dire des relations dans lesquelles chacun peut se considérer comme égal aux autres, et être traité comme tel. L’égalitarisme relationnel exige, entre autres, l’abolition des situations d’humiliation, de marginalisation, de ségrégation, d’exclusion. Or, les occupants de la maison de retraite sont humiliés, marginalisés, exclus. Les plus âgés ne sont pas les seules victimes de cette inégalité de statut, qui affecte aussi les jeunes, souvent victimes de stéréotypes, diabolisés et décrédibilisés dans le monde du travail.

Bibliographie

Bidadanure, Juliana. 2016. “Making Sense of Age-Group Justice: A Time for Relational Equality?” Philosophy, Politics & Economics 15(3) 234–260

Brundtland, Gro Harlem, et al. 1987. Notre Avenir à Tous, rapport de la commission mondiale sur l’Environnement et le Développement. Paris: Les Editions du Fleuve (traduction).

Daniels, Norman. 1988. Am I My Parents’ Keeper?: An Essay on Justice between the Young and the Old. Oxford: Oxford University Press.

Gosseries, Axel. 2004. Penser la justice entre les générations: de l’affaire Perruche à la réforme des retraites. Paris: Aubier.

Locke, John. [1690] 1999. Traité du gouvernement civil. Traduit par David Mazel. Paris: Garnier-Flammarion.

McKerlie, Dennis. 2012. Justice Between the Young and the Old. Oxford: Oxford University Press.

Nussbaum, Martha. 2012. Capabilités. Comment créer les conditions d'un monde plus juste ? Traduit par Solange Chavel. Paris: Flammarion, coll. « Climats ».

Rawls, John. 2008. La justice comme équité. Une reformulation de Théorie de la justice Traduction française par B. Guillarme. 2008.. Paris, La Découverte

Sen, Amartya. 2013. « The Ends and Means of Sustainability ». Journal of Human Development and Capabilities 14 (1): 6‑20.

Danielle Zwarthoed
Université catholique de Louvain
danielle.zwarthoed@uclouvain.be