Mal (GP)

Comment citer ?

Clavier, Paul (2018), «Mal (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/mal-gp

Publié en septembre 2018

 

Le terme de mal semble héberger divers concepts : un concept descriptif (comme dans : « ça se passe mal »), un concept normatif (« tuer, c’est mal »), un concept psycho-affectif (« j’ai mal »). Quelles sont leurs relations, et en quoi l’existence de maux, source d’intolérables souffrances, soulève-t-elle un problème ? Peut-on tirer un argument du mal pour nier, par exemple, l’existence d’un Dieu bon et tout-puissant ?

1. Mal : adverbe ou adjectif ?

Comme de nombreux concepts qui se présentent sous forme d’un substantif (« Le mal »), il est légitime de se demander à quoi correspond cette substantivation.

Par analogie avec les catégorisations du bien par Von Wright (LIEN article BIEN GP), on peut évoquer plusieurs sources possibles du concept. D’abord une source adverbiale. Le mal résumerait un certain nombre d’expériences dont le déroulement ou le résultat nous privent d’un avantage escompté. Prenons le cas d’un bâtiment mal conçu ou d’un événement mal organisé, qui sera ainsi qualifié à partir d’un constat ultérieur de problèmes thermiques ou de mauvaises surprises. La qualification peut aussi être simultanée : comme quand on est mal placé dans une file d’attente ou mal assis. De l’adverbe (mal isolé, mal intentionné), on peut passer à l’adjectif et distinguer deux espèces de « mauvaiseté » : celle du mauvais outil, de la mauvaise clé, du mauvais endroit qui sont des cas de défaut d’appropriation instrumentale (l’outil, la clé, l’endroit ne sont pas forcément mauvais en eux-mêmes) ; celle de l’élève mauvais en sport, ou en français, du mauvais sens de l’orientation, qui sont des cas d’incompétence ou de qualification insuffisante intrinsèques. Notons que cette « mauvaiseté » prend le nom de paresse ou malice lorsqu’elle suppose une faiblesse de la volonté ou une volonté expresse de mal faire. C’est cette intervention d’une volonté qui conduit à la distinction entre mal physique et mal moral.

2. Mal physique, mal moral

Deux acceptions bien distinctes semblent gouverner l’usage du terme « mal » : une acception physique et une acception morale.

L’acception physique recoupe les notions de maladie, de mal-être, de malaise, de nuisance subie. Le mal physique peut alors se caractériser : 1°) par ses causes : lésions organiques, désordres du métabolisme, déséquilibres de paramètres biologiques ; 2°) par ses symptômes qui peuvent être ressentis « en interne » (les sensations douloureuses qui font qu’on a mal) ou observés extérieurement (les troubles fonctionnels, dysfonctionnements physiques, psychiques, ou sociaux). Bref, en ce premier sens, le mal désigne une déficience, une privation par rapport à un état « normal » de bien-être. Il englobe les situations où quelqu’un est atteint par un mal et a mal, le mal ressenti ne coïncidant pas toujours avec le mal diagnostiqué.

L’acception morale du mal concerne la qualification d’actions mauvaises, malintentionnées, malfaisantes. Elle concerne les nuisances commises. Elle introduit donc une dimension volontaire de malfaisance (qu’en principe on n’attribue pas, sinon par métaphore, aux bactéries ou aux cyclones).

Leibniz a ajouté, à ces deux acceptions, celle du « mal métaphysique », qui désigne selon lui « la limitation des créatures », c’est-à-dire le fait que toutes n’aient pas le même degré de perfection dans leur constitution ou dans leurs opérations (un cheval, par exemple, valant « mieux » qu’une pierre). Spinoza, au contraire, considère qu’un cheval n’est pas moins détruit s’il est transformé en humain qu’en s’il est transformé en pierre. L’apparente dégradation du cheval dans le second cas est illusoire. Le bien du cheval, c’est d’exercer au mieux sa nature de cheval : « Rien ne se produit dans la nature qui puisse lui être imputé comme un vice intrinsèque ». Dans un monde régi par la nécessité stricte, il n’y a pas de méchants, pas de mal, mais seulement divers degrés de puissance d’agir. La question du mal semble ainsi liée à celle de la liberté.

3. Mise en cause de la distinction du mal physique et du mal moral

La distinction entre mal naturel et mal moral n’est pas parfaitement étanche.

Il se peut que notre perception des maux naturels ait servi de modèle à l’élaboration de nos catégories morales. Ainsi, le vocabulaire moral de la langue latine était d’abord un vocabulaire agronomique. L’adjectif signifiant « dépravé » s’appliquait d’abord à la plante poussant de travers. L’adjectif signifiant « boueux » a fini par signifier infâme. Ce fait linguistique suggère que le mal naturel aurait servi de référence pour le mal moral. Mais nous pouvons aussi poser une question plus conceptuelle : pouvons-nous concevoir un mal morale complètement déconnecté du mal physique subi par quelqu’un ? Prenons l’exemple d’un personnage réputé moralement mauvais, mais qui serait absolument dénué du pouvoir de nuire à quiconque. Sa méchanceté se réduirait à des intentions mauvaises sans nul effet. Mais qu’est-ce qui rend une intention mauvaise, sinon son potentiel de nuisance dès lors que le méchant dispose des moyens de la réaliser ? Comment pourrions-nous seulement attribuer des intentions mauvaises, sans l’expérience de situations où l’agent exerce de fait sa méchanceté en portant préjudice à un tiers.

La mal moral semble donc devoir être corrélé à l’exercice au moins possible d’une malfaisance physique.

Réciproquement, l’existence de maux naturels peut être reliée à une interrogation morale. Ces maux, surtout quand ils s’abattent sur la personne sans défense, sont qualifiés de scandaleux. Ils ne devraient pas se produire (au sens où Mika dit : « cancer ne devrait pas rimer avec enfants »). De sorte que s’ils se produisent, c’est un tort, une entorse. A quoi ? A l’état de chose qui aurait dû prévaloir, à savoir des conditions d’existence supportables. Du point de vue d’un naturalisme intégral (conception dans laquelle il n’existe que des objets et des propriétés physiques) le problème du mal est dissous : c’est comme ça, ça n’est ni bien ni mal, c’est la nature. Mais la qualification des occurrences du mal comme scandaleuses, inadmissibles, intolérables, exprime l’exigence inconditionnelle d’un rétablissement, d’une compensation. Affirmer le caractère obligatoire du bien (le bien doit/aurait dû prévaloir) introduit un problème de responsabilité du mal : qui a manqué au respect de cette obligation morale ? Une réponse individualiste est toujours possible (chaque individu doit répondre de ses actes en bien ou en mal) mais elle n’éclaire pas l’origine du mal en général (le fait qu’il y ait une norme du bien et la possibilité de la transgresser) et ne répond pas, semble-t-il, au problème des maux naturels.

4. Cause du mal et mise en cause de Dieu

Les philosophes n’ont pas manqué de s’interroger sur l’origine du mal moral. Beaucoup d’explications mythologiques ou psychologiques font état d’un conflit de principe ou de tendances : amour et haine, concorde et discorde, principe de plaisir et pulsion de mort, faiblesse de la volonté qui vise le bien mais suit une pente mauvaise. On peut encore alléguer l’intolérance à la frustration qui produit un désir de toute-puissance destructrice (une volonté de soumettre l’ordre du monde au désir individuel ou collectif). L’idée d’une lutte pour la survie suggère une interprétation naturaliste des relations prédatrices entre espèces, voire à l’intérieur d’une même espèce. Mais elle n’explique pas le plaisir pris au mal pour lui-même, la cruauté gratuite.

Leibniz écrit des Essais de Théodicée censés plaider la cause de Dieu tout en justifiant l’occurrence de nombreux maux. Certaines stratégies consisteront à relativiser, voire à nier la réalité du mal, ou à estimer que ses bénéfices (la liberté, l’apprentissage) sont supérieurs à ses coûts (la souffrance, le désespoir). D’autres attitudes (Hannah Arendt) consistent à souligner la banalité du mal, son caractère routinier et pourtant destructeur, par accumulation de lâchetés quotidiennes et d’obéissance opaque.

Platon excuse la divinité, la met hors de cause : « Dieu, puisqu’il est bon, n’est pas la cause de tout [...] ; pour ce qui est du bien, nul autre que lui n’en est l'auteur ; mais pour les maux, il faut en chercher la cause ailleurs qu’en Dieu » (République, 379c). Dans cette conception le Bien et le Mal sont deux principes indépendants, opérant chacun de leur côté. Si on préfère adopter la conception moniste, dans laquelle le monde dans son ensemble dépend d’un unique créateur, on s’expose à d’autres difficultés. S’inspirant d’Epicure, Lactance propose la matrice suivante : « Ou bien Dieu veut éliminer le mal mais il ne le peut pas, ou bien il le peut mais ne le veut pas, ou bien encore il ne le veut ni ne le peut, ou enfin, il le veut et le peut. S’il le veut mais ne le peut, il est alors incapable (inbecillus), ce qui ne convient pas à Dieu. S’il le peut et ne le veut, il est méchant (invidus), ce qui est tout aussi étranger à Dieu. S’il ne le peut ni ne le veut, il est à la fois incapable et méchant, il n’est donc pas Dieu. S’il le veut et le peut, ce qui convient à Dieu, d’où vient donc de mal ou pourquoi ne le supprime-t-il pas ? » (Sur la colère de Dieu, XIII, 20-21).

William Rowe a résumé l’argument du mal dans les termes suivants :

« Un être omniscient, tout-puissant et parfaitement bon empêcherait toute souffrance intense qu’il pourrait (sauf si cela entraînait par la même occasion la perte d’un plus grand bien ou bien la venue d’un mal aussi grave voire pire)

OR, il y a des souffrances intenses qu’un être omniscient et tout-puissant aurait pu empêcher, (sans entraîner par la même occasion la perte d’un plus grand bien ou bien la venue d’un mal aussi grave voire pire)

PAR CONSEQUENT, il n’existe pas d’être omniscient, tout-puissant et parfaitement bon ».

5. De Dostoïevski à Jonas

Le personnage dostoïevskien d’Ivan, dans Les Frères Karamazov (Livre V, ch. 4 : « La révolte ») adopte tour à tour plusieurs attitudes par rapport au problème du mal. Il estime 1°) qu’une compensation et une explication de toutes les larmes sont nécessaires et exigibles. Il espère 2°) qu’un jour la mère et l’enfant pardonneront au bourreau et tous donneront raison à Dieu. Mais il considère 3°) qu’on n’a pas le droit de pardonner certains maux : il y a des larmes qui ne peuvent être rachetées. La question du mal est ainsi une question de justification du créateur (s’il existe). Une solution espérée serait la possibilité d’une réconciliation universelle. Cette espérance se heurte au sentiment d’injustice irrémédiable devant certains maux particulièrement cruels. C’est la prise en compte de ces maux qui conduit Hans Jonas, dans Le concept de Dieu après Auschwitz (1984), à proposer une explication du mal par l’hypothèse de l’impuissance divine : « sa bonté doit être compatible avec l’existence du mal, et elle ne l’est que s’il n’est pas tout-puissant ». « Dieu n’est pas intervenu, non pas parce qu’il ne voulait pas, mais parce qu’il ne pouvait pas ».

Certes l’octroi à l’homme d’une vraie liberté implique que Dieu renonce au moins dans certains cas à exercer sa toute-puissance. Mais ce renoncement, qu’on accepte facilement s’il permet à la créature libre de faire l’apprentissage de la responsabilité morale, devient calamiteux dès lors qu’il y a des victimes. Comme le dit Victor Hugo : « Pour que Dieu soit complice [du mal], il suffit qu’il soit témoin ». Selon Jonas, en raison de sa bonté, Dieu aurait dû enfreindre la règle de la rétention de sa puissance, et intervenir par voie de miracle étant donné la gravité et le nombre de crimes perpétrés. Mais où poser la limite quantitative et qualitative au-delà de laquelle la non-intervention de Dieu compromet sa bonté ou signale son impuissance ? Qui décide de la dose de mal supportable, et pour qui ? C’est pourquoi Jonas préfère décréter que d’emblée, la création du monde, et notoirement celle d’êtres libres, implique un abandon total de la puissance du créateur.

Le scénario de Jonas se heurte à plusieurs problèmes. D’abord un problème de cohérence ontologique : si seul un être tout-puissant peut donner l’existence à partir de rien, et s’il ne faut pas une moindre puissance pour conserver ce qui existe que pour le faire exister, alors le renoncement de Dieu à sa toute-puissance, à supposer qu’il soit possible, plongerait toute la création dans le néant. Si néanmoins cette autolimitation de la toute-puissance divine était possible et n’entraînait pas l’annihilation de toute créature, il resterait un problème, cette fois de responsabilité.

Si Dieu doit renoncer à la toute-puissance pour permettre l’action de créatures libres, alors,

  • ou bien Dieu est (ou était) capable de prévoir les conséquences de ce renoncement ou de cette autolimitation de sa toute-puissance, et alors il sait (ou il savait) à quoi il livre le monde. Dieu reste responsable du mal.
  • ou bien Dieu n’a (ou n’avait) aucune idée de ce qui va advenir du fait de l’auto-limitation de sa toute-puissance. Dans les deux cas, Dieu n’a pas le droit moral de créer un monde où le mal est susceptible de l’emporter.

L’alibi de l’impuissance était censé excuser Dieu du mal commis et du mal subi : cet alibi ne fait qu’aggraver son cas. A tout prendre, l’athéisme serait donc une réponse plus satisfaisante au mal que l’existence d’un Dieu réduit à l’impuissance.

Une question demeure : un monde sans mal (celui dont nous rêvons tous) ne supprimerait-il pas du même coup la responsabilité morale ? Sans la possibilité de mal faire, ne sommes-nous pas des marionnettes moralement indifférenciées ?

 

Paul Clavier
Université de Lorraine
paul.clavier@univ-lorraine.fr