Devoir (GP)
Comment citer ?
Kristanek, Maxime, «Devoir (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/
Résumé
Le concept de devoir peut-être analysé en termes de raison catégorique et prépondérante d’agir. Il joue un rôle important dans notre vie morale quotidienne. Cependant, l’existence des devoirs pose question et divise les philosophes. Les nihilistes affirment que les devoirs n’existent pas. L’un de leur argument est que sans l’existence de Dieu, les devoirs ne sont plus fondés, et apparaissent comme mystérieux. Les réalistes affirment que nous connaissons intuitivement nos devoirs. Si on admet l’existence des devoirs, il faut se demander comment nous pouvons les connaître, et en quoi ils consistent.
Qu’est-ce qu’un devoir ?
Nous utilisons quotidiennement le verbe « devoir » dans nos conversations (Anscombe, 2008 : 30), au sein de contextes divers, par exemple lorsqu’un médecin dit à son patient qu’il doit avoir une alimentation variée, ou quand un mari promet à son épouse de lui être fidèle. Le concept de devoir est normatif : contrairement aux concepts descriptifs, qui servent à dire ce qui est, il indique ce qui doit être (Sidgwick, 1907 : 46). Il faut ainsi distinguer le devoir du concept descriptif de nécessité, qui dit non ce qui doit être, mais ce qui ne peut pas ne pas être. Par exemple, lorsque nous affirmons que l’eau doit bouillir à 100 degrés, nous voulons dire par là qu’il est nécessaire que l’eau boue. Nous sommes contraints par la nécessité, alors que nous faisons volontairement notre devoir. Par exemple, nous sommes contraints, en vertu de certaines lois de la nature, de nous nourrir et de dormir régulièrement. Si nous ne le faisons pas, alors notre existence est menacée. Au contraire, nous ne sommes pas contraints par les lois de la nature de faire notre devoir.
L’analyse classique du concept de devoir mobilise celui de raison : l’énoncé « je dois faire x » signifie « j’ai une raison de faire x » (Sidgwick, 1907 : 111 ; Larmore, 1999 : 392). Ainsi, le patient a une raison de s'alimenter de manière variée, et le mari a une raison de tenir sa promesse. Selon une définition influente, une raison est une considération en faveur de quelque chose (Scanlon, 1998 : 17). Nous pouvons distinguer les raisons théoriques, les considérations qui comptent en faveur de telle ou telle croyance, et les raisons pratiques, les considérations qui comptent en faveur de telle ou telle action. Il faut distinguer les devoirs théoriques, qu’on peut appeler devoirs épistémiques et qui portent sur ce que nous devons croire, penser, conclure, etc. des devoirs pratiques, qui sont dirigés vers l’action (Prichard, 2002 : 10) et peuvent être analysés comme des raisons d’agir. Parmi les raisons pratiques, nous pouvons distinguer les raisons prudentielles, qui s’appliquent à nous si elles sont un moyen de satisfaire l’un de nos désirs ou de nos intérêts, et qui nous sont fournies par les devoirs ou « impératifs hypothétiques », et les raisons morales, qui sont fournies par ce que Kant appelle « l’impératif catégorique » (Kant, 1981 : 125). Les raisons morales sont catégoriques au sens où elles s’appliquent à nous indépendamment de nos désirs. Une autre manière de formuler la spécificité des raisons morales est que le devoir qu’elles expriment n’est pas conditionné par nos désirs. Si nous reprenons nos deux exemples, nous pouvons dire qu’un patient a une raison prudentielle de manger des légumes, c’est-à-dire qu’il a une raison de le faire s’il a le désir d’être en bonne santé, tandis que le mari a une raison catégorique d’être fidèle à son épouse, c’est-à-dire qu’il doit lui être fidèle, même s’il ne le désire plus. Traditionnellement nous considérons que les premiers devoirs, qui fournissent des raisons prudentielles d’agir, appartiennent au domaine de la prudence, tandis que les seconds, exprimés par l’impératif catégorique, sont de l’ordre de la morale.
Il faut également distinguer les devoirs moraux des règles sociales, qui peuvent aussi être exprimées au moyen du verbe « devoir » (Foot, 1972 : 309). Par exemple, si nous disons que nous devons placer les fourchettes à gauche de l’assiette, le verbe « devoir » n’exprime pas ici un devoir moral, mais une règle à suivre. Il semble que cette règle fournit des raisons catégoriques d’agir, comme celles fournies par les devoirs moraux, mais contrairement à ces dernières, ces raisons sont conventionnelles. En effet, la règle de placer les fourchettes à gauche de l’assiette est conventionnelle. Au contraire, il est répandu de considérer que nous n’avons pas décidé au moyen d’une convention qu’il est de notre devoir de dire la vérité ou de prendre soin des plus démunis. Parce que les devoirs moraux et les raisons qu’ils fournissent ne sont pas conventionnels, on considère en général qu’ils ne varient pas d’une société à l’autre et s’appliquent à tous les individus situés dans les mêmes circonstances, quels que soient leur sexe, leur classe sociale, l’époque à laquelle ils appartiennent. Ainsi, il faut distinguer les raisons morales fournies par nos devoirs des raisons prudentielles, qui varient d’un individu à l’autre, et des raisons conventionnelles, qui varient d’une société ou d’une époque à l’autre. Le reste de cette section, ainsi que la suivante, s’intéresse aux devoirs moraux et aux raisons d’agir qu’ils fournissent.
Les raisons morales ne s’appliquent pas seulement à nous indépendamment de nos désirs : elles doivent l’emporter sur nos raisons prudentielles d’agir, fournies par nos désirs, et sur les raisons conventionnelles, fournies par les règles sociales. Le concept d’overridingnesss a été proposé pour caractériser la prépondérance des raisons morales sur les autres raisons d’agir (Hare, 2020). Cette prépondérance n’est pas d’ordre psychologique dans la mesure où il arrive fréquemment que nous ne donnions pas la prépondérance à nos raisons morales d’agir dans nos délibérations et nos actions, mais normative : les raisons morales possèdent un poids normatif plus grand que les raisons prudentielles et conventionnelles. Ainsi, si nous avons le devoir de sauver un enfant de la noyade alors ce devoir nous fournit une raison morale d’agir qui doit primer sur toute autre raison d’agir prudentielle ou conventionnelle que nous pourrions avoir. On parle ainsi de l’autorité de la morale pour caractériser le caractère prépondérant des devoirs moraux (Kant, 1981 : 154). Il est d’ailleurs commun de dire que nous « obéissons » à nos devoirs. Le concept d’obligation morale exprime bien le caractère exigeant du devoir. Ainsi, l’énoncé moral « devoir faire x » signifie « nous avons l’obligation morale de faire x » (Prichard, 2002 : 7 ; Ross, 2002 : 3 ; Anscombe, 2008 : 11). On distingue l’obligation de l’interdiction et de la permission, qui sont ce que les philosophes appellent les concepts « déontiques » (von Wright, 1951 :1). L’interdiction est la négation de l’obligation, et la permission est tout ce qui n’est pas interdit ou obligatoire. Par exemple, il est (moralement) obligatoire de dire la vérité, (moralement) interdit de mentir, et (moralement) permis de se tromper. Le concept de devoir est donc à la fois normatif et déontique.
Le concept de devoir joue un rôle important dans notre vie morale. Nous adressons généralement des reproches à ceux qui se dérobent à leurs devoirs, et nous félicitons ceux qui les suivent. Ceux qui croient n’avoir pas accompli leur devoir peuvent éprouver de la culpabilité, une émotion désagréable, qui peut conduire à chercher le pardon auprès des victimes. Nous pouvons agir « par devoir », c’est-à-dire en étant motivé par la croyance selon laquelle nous avons une raison catégorique et prépondérante d’agir, ou bien par respect envers le devoir (Kant, 1981 : 96-97). Par exemple, nous pouvons donner de notre temps et de notre argent à des organisations caritatives, ou bien nous consacrer à une activité professionnelle difficile, parce que nous croyons avoir le devoir de le faire. Non seulement nos devoirs moraux nous donnent des buts, mais ces buts sont dotés d’une importance particulière (Parfit, 2011 : 367).
Avons-nous des devoirs ?
Analyse du problème
À présent que nous avons analysé le devoir moral en termes de raison d’agir catégorique, non-conventionnelle et prépondérante, nous pouvons nous poser la question suivante : avons-nous des devoirs ? Formulé autrement : avons-nous des raisons catégoriques, non-conventionnelles et prépondérantes d’agir ? Comment comprendre cette question ? Une manière de la comprendre est de s’interroger sur ce qui justifie notre croyance en l’existence des raisons d’agir que les devoirs fournissent. Pour comprendre de quelle façon notre croyance en des devoirs moraux peut être justifiée ou pas, nous pouvons nous poser la question suivante : sur quoi sont-ils fondés ? La réponse concernant nos raisons prudentielles d’agir est aisée : ces dernières sont fondées sur nos désirs. Notre raison d’adopter une alimentation variée est fondée sur notre désir de vivre en bonne santé. Si nous perdons ce désir, par exemple parce que nous nous trouvons dans une situation désespérée et que notre désir de vivre en bonne santé disparaît, alors notre raison d’adopter une alimentation variée n’est plus fondée. De même, nos raisons d’agir conventionnelles sont fondées sur des institutions et des lois.
Par comparaison, le problème de la fondation des raisons morales, donc des devoirs moraux, apparaît beaucoup plus difficile à résoudre. Sur quoi sont fondés nos devoirs ? Cette question est d’autant plus pressante que dans certaines circonstances, il peut s’avérer coûteux de faire son devoir (Kant, 1981 : 108 ; Prichard, 2002 : 7). Par exemple, pourquoi devrions-nous ne pas tricher si nous désirons le faire, et que nous sommes certains de ne pas nous faire prendre tout en bénéficiant grandement de cette pratique, en décrochant une note qui nous permettra d’intégrer la formation que nous désirons ardemment ? Ou bien, pourquoi devrions-nous restreindre nos désirs consuméristes pour moins polluer et ainsi respecter les intérêts des générations futures ?
La question de la fondation des devoirs moraux peut sembler mal posée. Il est un fait psychologique et même social que de nombreux individus croient avoir des devoirs moraux, et nous pouvons observer leur discours, identifier leurs croyances, et peut-être même des actions réalisées par devoir. Cependant, la question qui intéresse les philosophes n’est pas « certaines personnes croient-elles avoir des devoirs moraux ? » mais plutôt « les devoirs moraux existent-ils ? » En effet, ce n’est pas parce qu’un individu croit en l’existence de x que x existe. Certaines personnes croient en l’existence des sorcières, mais leur croyance n’implique pas l’existence des sorcières. Cependant, les devoirs existent-ils de la même manière que les sorcières ? Non, car ils ne sont pas des entités physiques. En quel sens les devoirs moraux pourraient-ils exister ? Pour répondre à cette question, nous pouvons faire une analogie entre les devoirs moraux et les lois juridiques. Ces dernières n’existent pas physiquement, mais elles existent tout de même. De la même manière que nous pouvons nous demander si telle loi existe, au sens où elle est en vigueur, nous pouvons nous demander si les devoirs, conçus comme des lois morales, existent.
Pouvons-nous justifier, c’est-à-dire fonder, l’existence de nos devoirs et de nos raisons morales d’agir ? Les « réalistes » répondent positivement à ces questions, et les « nihilistes » négativement. Les enjeux du débat sont importants dans la mesure où nous avons vu dans la section précédente que le concept de devoir joue un rôle important dans notre vie morale quotidienne, et que dans certaines situations il est coûteux d’agir moralement. Pour savoir si les thèses réaliste et nihiliste sont vraies ou fausses, la meilleure méthode est d’examiner les arguments des deux parties. Cependant, avant d’examiner les argumentations des réalistes et des nihilistes, il faut revenir à la distinction conceptuelle entre la catégoricité et la prépondérance (l’overridingness) des raisons d’agir fournies par nos devoirs moraux. D’après l’analyse du concept de devoir proposée dans la section précédente, un devoir ou une obligation morale fournit une raison d’agir, qui est à la fois indépendante de nos désirs (catégorique) et prépondérante (overriding) par rapport à eux. Le réaliste doit donc justifier, c’est-à-dire fonder, à la fois la catégoricité et la prépondérance des devoirs moraux.
Sur quoi est fondée la catégoricité des devoirs ? Il faut d’emblée écarter la réponse selon laquelle nos devoirs sont fondés sur notre intérêt, c’est-à-dire l'affirmation selon laquelle les raisons morales sont fondées sur les raisons prudentielles. Selon cette thèse optimiste, nous aurions toujours des raisons prudentielles de faire le bien. Nous n’aurions jamais l’occasion d’agir seulement au nom de raisons morales, c’est-à-dire par devoir. Il est vrai qu’en de nombreuses occasions, il est dans notre intérêt de bien agir. Mais ce n’est (malheureusement) pas toujours le cas. Comme nous l’avons vu, il s’avère parfois coûteux de faire le bien. Pourquoi sacrifier ses désirs consuméristes – voyager en avion, manger de la viande aussi souvent que nous le désirons, habiter dans une belle maison, posséder de nombreux objets à l’utilité contestable – alors que leur satisfaction contribue à nous rendre heureux ? Le désir de garantir des bonnes conditions de vie aux générations futures n’apparaît pas être une raison prudentielle d’agir, probablement parce que les êtres humains n’ont pas ce type de désir altruiste envers des personnes qui n’existent pas encore. Surtout, ceux qui veulent fonder les raisons morales sur les raisons prudentielles commettent une confusion conceptuelle : les devoirs, et donc les raisons morales d’agir, sont catégoriques et donc par définition indépendants de nos désirs, c’est-à-dire de nos raisons prudentielles d’agir. Ce serait ainsi mal comprendre le concept de devoir moral que de penser qu’il serait fondé sur nos intérêts (Prichard, 2002 : 8).
Réalistes contre nihilistes
Pourquoi considérer que nos devoirs s’appliquent indépendamment de nos désirs ? Une réponse classique consiste à affirmer que la catégoricité des devoirs moraux est fondée sur ce qui est bon. En d’autres termes, parce que nous évaluons positivement la vérité, c’est-à-dire que nous lui donnons de la valeur, alors nous avons une raison catégorique de dire la vérité. Parce que nous évaluons négativement la triche, alors nous avons une raison catégorique de ne pas tricher. Sur quoi sont fondées nos valeurs ? La réponse traditionnelle consiste à affirmer qu’elles sont fondées sur des faits naturels : il est mauvais de mentir car la découverte d’un mensonge fait souffrir, et cela est vrai en raison de notre fonctionnement psychologique en tant qu’être humain, et non pas en vertu d’une préférence personnelle, ou d’une convention sociale. Une seconde réponse classique donnée pour fonder la catégoricité des devoirs consiste à affirmer que nos raisons morales d’agir sont fondées sur des procédures rationnelles (Kant, 1981, Scanlon, 1998). L’une des plus célèbres est la procédure kantienne : nous devons faire certaines actions parce qu’elles sont universalisables, c’est-à-dire qu’elles sont ce que tout être raisonnable aurait une raison de faire.
La fondation de la catégoricité des devoirs moraux n’est pas le seul problème auquel les réalistes font face. La question la plus difficile qu’ils doivent résoudre est celle-ci : sur quoi est fondée l’autorité des devoirs, c’est-à-dire la prépondérance des raisons morales sur nos désirs ? Les défenseurs de l’existence des devoirs moraux affirment que nous reconnaissons généralement que nous avons des devoirs et des raisons morales d’agir qui doivent primer sur nos désirs. Il semble que le sens commun, du moins occidental, adhère à l’idée que nous devons nous soumettre à de tels devoirs (Foot, 1972 : 306). Pour s’en convaincre, imaginons la situation suivante : un homme se promène au bord d’un fleuve et aperçoit un enfant en train de se noyer. Cet homme, bon nageur, est en mesure de sauver l’enfant, mais il vient de s’acheter un costume fort onéreux, et plonger avec l’abîmera de manière irrémédiable. Pour cette raison, il ne désire pas plonger dans l’eau. Il est plausible de considérer que la grande majorité des personnes, si nous leur soumettions ce cas, affirmerait sans hésitation que l’homme au beau costume a une raison d’agir qui doit primer sur sa raison prudentielle de protéger son nouveau costume. Cependant, ce n’est pas parce que nous sommes nombreux à partager une croyance que cela la justifie pour autant. Nous pourrions considérer que nous avons acquis nos croyances morales au moyen d’un long cycle de processus sociaux (Nietzsche, 1969), dont l’origine serait la sélection naturelle, parce que cette croyance favoriserait la survie des individus (Ruse & Wilson, 1986).
Pouvons-nous fonder la prépondérance des devoirs moraux par rapport à nos désirs sur les valeurs, comme cela a été proposé pour la catégoricité des devoirs ? La réponse est négative, car le fait qu’une action soit bonne n’implique pas que nous ayons le devoir de la réaliser. Par exemple, il semble faux d’affirmer que nous avons le devoir de faire du bénévolat parce qu’il est bon de faire du bénévolat. La réponse traditionnelle donnée par les philosophes pour fonder la prépondérance des devoirs moraux consiste à souligner qu’ils sont fondés sur les commandements de Dieu (Ockham, 1966-68). Dieu est parfait et possède la nature qu’il faut pour produire la normativité morale. De la même manière que le Parlement produit de la normativité juridique en votant des lois, parce que les membres qui le composent sont légitimes du fait de leur élection, d’une façon analogue Dieu produit de la normativité morale en commandant de réaliser certaines actions – nos devoir – en vertu de son statut d’être parfait. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que du point de vue de l’histoire des idées, la notion de devoir s’est développée avec celle de la croyance en un Dieu législateur, qui commande à ses créatures (Anscombe, 2008 : 16). Cependant, peut-on objecter, comment fonder les devoirs si Dieu n’existe pas, ou du moins si nous ne croyons pas en son existence (Anscombe, 2008 : 17 ; Mackie, 1977 : 48) ? Si Dieu n’existe pas, il n’y a pas de commandements divins pour fonder les devoirs moraux, et donc pas de devoirs non plus.
Cependant, de nombreux philosophes qui croient en l’existence des devoirs moraux considèrent qu’il n’y a pas de nécessité de les fonder sur des commandements divins. D’où viennent les devoirs moraux alors ? Quelle est leur fondation ? La réponse de ces philosophes à cette question est que les devoirs moraux n’ont pas être fondés, et n’ont pas besoin d’être expliqués. Les raisons qu’ils fournissent se suffisent à elles-mêmes, et ne reposent sur aucune autre raison. Nous savons intuitivement que nous avons des devoirs moraux. Nos intuitions morales sont évidentes et directes (Prichard, 2002 : 12). Une proposition est évidente au sens où il n’est pas « nécessaire de la prouver ou d'apporter des éléments de preuve au-delà d'elle-même » (Ross, 2002 : 29). Par exemple, nous savons de manière intuitive que nous devons nous abstenir de tricher. Cette réponse est-elle convaincante ? Rien n’est moins sûr, car elle fait apparaître les devoirs moraux comme des exigences d’une provenance mystérieuse (Mackie, 1977 : 38-42), sans aucune explication. Cette réponse est d’autant moins satisfaisante dans la mesure où comme nous l’avons vu, il est parfois coûteux de faire son devoir. Le débat entre réaliste et nihiliste se concentre alors autour de la question de savoir si les devoirs ont besoin d’être fondés pour que nous soyons justifiés à croire qu’ils existent.
Que devons-nous faire ?
Que nous soyons réalistes ou nihilistes, il faut répondre à la question pratique : que devons-nous faire ? En effet, les nihilistes considèrent que nous avons des raisons pratiques d’agir. Ces raisons ne sont pas catégoriques et prépondérantes, mais seulement prudentielles. Quels sont nos devoirs ? Une première réponse, d’inspiration kantienne, est le principe selon lequel « devoir implique pouvoir ». La contraposée de ce principe est que nous n’avons pas le devoir de réaliser des actions impossibles. Par exemple, une personne tétraplégique n’a pas le devoir de sauver une personne de la noyade, parce qu’elle ne peut pas se mouvoir et nager. Une personne qui n’est pas handicapée mais qui se trouve dans un lieu très éloigné de l’endroit où une personne se noie n’aura également pas de devoir de la sauver parce qu’elle n’en pas l’opportunité.
Une fois que nous avons admis ce principe, il reste à nous demander quelle est l’étendue de nos devoirs. Parce que nos devoirs portent sur des actions particulières, nous pouvons nous demander comment savoir ce que nous devons faire dans telle circonstance précise. Certains philosophes, tout en reconnaissant que nos intuitions morales sont le point de départ, nous conseillent de calculer les conséquences de nos actions en termes de bien-être et de souffrance pour savoir ce que nous devons faire dans telle circonstance précise (Sidgwick, 1907). D’autres philosophes, appelées « déontologistes », rejettent le conséquentialisme et estiment que certains devoirs sont intrinsèquement obligatoires – obligatoires en vertu d’eux-mêmes et non pas des conséquences qu’ils produisent (Ross, 1930). Par exemple, il ne faut jamais mentir, même si les conséquences de la franchise peuvent être catastrophiques. Enfin, des philosophes pensent que pour savoir ce qu’il faut faire, nul besoin de calculer les conséquences de telle action, ou bien de se référer à nos intuitions morales, il faut plutôt suivre des modèles de personnes qui ont bien agi durant leur vie parce qu’elles ont fait preuve de vertus telle que la générosité, l’humilité, la compassion, etc. (Anscombe, 1958). Les réponses à cette question peuvent se combiner, même s’il existe des tensions entre elles, ou du moins sur l’importance à donner à chacune d’entre elles. En tout cas, quelle que soit la théorie – conséquentialisme, déontologisme, éthique des vertus – à laquelle nous adhérons pour déterminer ce que nous devons faire, il reste que nous tombons d’accord pour dire que nous avons le devoir de réaliser certaines actions (Ross, 1930).
Est-il possible que nos devoirs entrent en tension avec notre bonheur ? Selon une théorie populaire, le bonheur consiste en la satisfaction de nos désirs. Si nos désirs engendrent des raisons prudentielles d’agir, la tension entre devoir et bonheur se traduit par un conflit entre raisons morales et raisons prudentielles d’agir. Un tel conflit est-il possible ? Comme nous l’avons déjà vu, la réponse semble être positive : à de nombreuses occasions, nous semblons partagés entre la satisfaction de nos désirs et intérêts, qui nous fournissent des raisons prudentielles d’agir, et nos devoirs, qui nous fournissent des raisons d’agir, qui peuvent, dans certaines circonstances, différer des premières. Cependant, certains philosophes rejettent cette possibilité en soulignant que nous avons toujours des raisons prudentielles d’agir moralement. En d’autres termes, bonheur et devoir seraient toujours en harmonie. L’accomplissement de nos devoirs serait une condition nécessaire (mais pas suffisante) à notre bonheur. Mais comme nous l’avons déjà vu, cette thèse est peu convaincante dans la mesure où nous pouvons donner de nombreux exemples de situation dans lesquelles nos raisons morales entrent en conflit avec nos raisons prudentielles. Comment expliquer cela ? Nos devoirs sont indépendants de nos désirs. Même s’ils ne sont pas nécessairement en opposition avec eux (Ross, 1930 :160), leur indépendance rend possible une tension entre la satisfaction de nos désirs et nos devoirs. Par exemple, que faire lorsque nous nous rendons compte que pour être heureux, il faut satisfaire des désirs consuméristes qui sont incompatibles avec nos devoirs envers les générations futures ? Faut-il sacrifier ses désirs sur l’autel des devoirs moraux ? Si oui, est-ce (psychologiquement) possible ? En effet, comment être motivé à faire son devoir si dans cette vie aucune correspondance entre le devoir et le bonheur n’est garantie ?
Bibliographie :
Anscombe, E. (2008) [1958], « La philosophie morale moderne », Klesis, trad. Fr. G. Ginvert, P. Ducray.
Dans cet article classique, la philosophe britannique Elisabeth Anscombe défend notamment la thèse selon laquelle le concept de devoir a été élaboré par le christianisme. Anscombe pense que la pensée morale moderne serait bien avisée d’abandonner le concept de devoir, pour le remplacer par celui de vertu, parce qu’il ne fait plus sens dans une société post-chrétienne.
Foot, P. (1972), « Morality as a system of hypothetical imperatives », Philosophical Review 81 (3):305-316.
Dans cet article devenu classique, la philosophe anglo-américaine Philippa Foot présente la théorie morale du philosophe Emmanuel Kant, et cherche à montrer que le concept d’impératif catégorique, qui exprime celui de devoir, imprègne toute la philosophie morale occidentale. Elle affirme également que les impératifs moraux ne sont pas les seuls à être catégoriques, et que les règles de politesse le sont aussi.
Hare, R. M. (2020) [1981], Penser en Morale, Entre intuition et critique trad. Bozzo-Rey, M., Cléro J-P. & Wrobel, C., Paris, Hermann.
Dans cet ouvrage, le philosophe anglais Richard Hare défend sa théorie utilitariste, selon laquelle nous devons accomplir des actions qui maximisent le bien. C’est dans cet ouvrage qu’il définit le concept d’overridingness.
Kant, E. (1981) [1785], Fondements de la métaphysique des mœurs, Trad. fr. V. Delbos, Librairie Delagrave.
Dans cet ouvrage classique qui a profondément influencé la philosophie morale moderne, le philosophe allemand Kant propose une analyse du concept de devoir en termes d’impératif catégorique. Il défend la thèse selon laquelle seules les actions faites par devoir peuvent être appelées « morales ».
Larmore, C (1999), « La connaissance morale », dans R. Ogien (dir.), Le réalisme moral, PUF, Paris.
Dans cet article, le philosophe américain Charles Larmore défend la thèse que nous pouvons avoir des connaissances sur ce que nous devons faire, et répond aux arguments nihilistes de John Mackie.
Mackie, J.L. (1977), Ethics: Inventing Right and Wrong, New York, Penguin.
Dans cet ouvrage classique, le philosophe australien John Mackie défend la thèse selon laquelle nos jugements à propos des devoirs moraux sont tous faux. Il reprend la conception kantienne du devoir et soutient que nous nous n’avons aucun devoir moral. Il présente deux arguments en faveur de cette thèse qu’il admet être radicale. Le premier argument est celui de l’étrangeté, qui affirme que les valeurs morales sont « étranges ». Le second est l’argument de la relativité, que je présente dans l’article.
Nietzsche, F. (1969) [1887], La Généalogie de la morale, Gallimard, Paris.
Dans cet ouvrage classique, le philosophe allemand Nietzsche défend la thèse selon laquelle nos croyances morales sont le produit de processus sociaux, de nature civilisationnel (la répression de la violence à cause de la vie sociale) et religieux (le christianisme est l’inventeur de la culpabilité, émotion liée psychologiquement à la croyance que nous avons des devoirs).
Ockham, G. (1967-88). Opera philosophica et theologica. Gedeon Gál, et al., ed. 17 vols. St. Bonaventure, N. Y. : The Franciscan Institute.
Dans cet ouvrage, le philosophe anglais Guillaume d’Ockham défend une théorie du commandement divin, selon laquelle nos devoirs sont fondés sur les commandements de Dieu.
Parfit, P. (2011), On What Matters, Vol. 2, Oxford University Press.
Dans cet ouvrage, le philosophe anglais Derek Parfit expose ses conceptions métaéthiques, c’est-à-dire ce qui porte sur la métaphysique de la morale. Par exemple, il répond aux questions suivantes : Nos jugements moraux sont-ils vrais ou faux ? Existe-t-il des faits moraux qui rendent vrais certains jugements moraux ?
Prichard, H. (2002) [1912], « Does Moral Philosophy rest on a Mistake? » dans J. MacAdam (dir.), Moral Writings, Oxford University Press.
Dans cet article le philosophe anglais Harold Prichard défend la thèse selon laquelle il s’agit d’une erreur conceptuelle de se demander pour quelle raison nous devons faire ce que nous avons l’obligation morale de faire. Nos obligations morales se suffisent à elles-mêmes, et ne sont fondées sur rien d’autre qu’elles-mêmes.
Ross, W. (2002) [1930], The Right and the Good, edited by P. Stratton-Lake, Oxford Unversity Press.
Dans cet ouvrage classique, le philosophe anglais William Ross défend la thèse selon laquelle nos devoirs ne sont pas fondés sur autre chose qu’eux-mêmes et que nous les connaissons par intuition.
Ruse M. & Wilson E. (1986), « Moral Philosophy as Applied Science : A Darwinian Approach to the Foundations of Ethics », Philosophy 61 (236) :173-192.
Dans cet article, le philosophe Michael Ruse et le biologiste Edward Wilson proposent d’étudier la manière dont la sélection naturelle a façonné nos croyances morales. L’arrière-plan de leur explication évolutionniste est le nihilisme moral.
Scanlon, T. (1998), What We Owe to Each Other, Cambridge, Harvard University Press.
Dans cet ouvrage, le philosophe américain Thomas Scanlon propose une conception non métaphysique de nos devoirs moraux, proche de celle de Parfit, en arguant qu’ils n’ont pas besoin d’être fondés, ni connus par intuition, mais qu’ils sont justifiés par des principes qu’on peut justifier avec des raisons.
Sidgwick, H. [1874] (1907), The Methods of Ethics, seventh edition, London, Macmillan and co.
Dans cet ouvrage classique, le philosophe anglais Henry Sidgwick pose notamment dans le livre I la distinction entre science et éthique. La première dit ce qui est, et la seconde, ce qui doit être. Il défend une forme d’intuitionnisme en épistémologie morale combinée avec une forme de conséquentialisme en éthique normative.
Von Wright G. H. (1951). I. « Deontic Logic », Mind, LX(237), 1–15.
Dans cet article, considéré comme le point de départ de la logique déontique moderne, le philosophe finlandais formalise les concepts d'obligation, de permission et d’interdiction. Il établit une analogie entre ces notions et les modalités aléthiques (nécessité et possibilité).
Maxime Kristanek
Aix-Marseille Université