Sartre (GP)
Comment citer ?
Webb, Samuel (2024), «Sartre (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/
Résumé
Jean-Paul Sartre (1905-1980) est l’un des intellectuels les plus connus du 20ème siècle. Préoccupé par les problèmes de l’existence humaine, il a produit une œuvre d’une grande ampleur (traités théoriques, essais, romans, pièces de théâtre, biographies…). Ses prises de position dans les controverses politiques de son temps (antiracisme, colonialisme, conflits de la guerre froide) font de lui une figure emblématique de l’intellectuel engagé, attitude qu’il a revendiqué après la Seconde Guerre mondiale en co-fondant la revue Les temps modernes, notamment avec Simone de Beauvoir (sa campagne tout au long de sa vie), et Maurice Merleau-Ponty. En 1964, Sartre reçoit le prix Nobel de littérature qu’il refuse pourtant, ne voulant pas « se laisser transformer en institution ». En dépit de cette notoriété – ou peut-être à cause d’elle – la philosophie sartrienne a souvent été réduite à ses formulations les plus sommaires. Cet article vise à faciliter l’accès à la pensée qui fonde ces slogans, en montrant ses possibilités de dialogue avec la philosophie contemporaine, y compris anglophone.
Les trois moments de l’œuvre philosophique de Sartre
La philosophie de Sartre est habituellement divisée en trois moments : une phénoménologie existentielle autour de L’être et le néant (1943), une « anthropologie structurelle et historique » d’inspiration marxiste autour de la Critique de la raison dialectique (1960), et une « psychanalyse existentielle » qui trouve sa forme la plus aboutie dans son application à la vie de Flaubert dans L’Idiot de la famille (1971-72).
Le premier moment est le plus célèbre, grâce en partie au succès des romans et des pièces philosophiques, notamment La nausée (1938) et Huis clos (1944), ainsi qu’à la conférence de 1945 publiée sous le titre L’existentialisme est un humanisme. Dans cette première philosophie, Sartre s’est imprégné de la méthode phénoménologique d’Edmund Husserl et de Martin Heidegger, approche qui cherche à comprendre les choses mêmes en considérant la manière dont elles apparaissent à la conscience. Sartre s’approprie cette méthode pour penser l’existence humaine, notamment en ce qui distingue celle-ci de l’existence des choses qui nous entourent. Ses premiers écrits phénoménologiques, La transcendance de l’Ego (1936), L’esquisse d’une théorie des émotions (1939), L’imaginaire (1940), sont consacrés aux différentes modalités du rapport à soi et au monde dans la réflexion, l’action, l’émotion, et l’imagination. Sur cette base, Sartre développe dans L’être et le néant une conception de la conscience humaine comme fondamentalement libre et responsable de soi. À la différence des choses, qui sont simplement ce qu’elles sont, l’être humain est « en question dans son être » (p. 210). L’ouvrage analyse la tension fondamentale entre l’être-pour-soi et l’être-pour-autrui qui se joue dans notre expérience du corps, des relations avec autrui, et de notre action en situation.
Les deuxièmes et troisièmes moments de l’œuvre de Sartre conservent ce souci de comprendre l’être humain par sa situation, par opposition à sa nature ou à son « inconscient ». Ils témoignent cependant d’un effort grandissant de prendre en compte le poids du conditionnement social, matériel et historique. Désormais Sartre cherche à penser les formes d’aliénation et d’oppression que nous subissons, malgré notre statut d’êtres libres, et, parallèlement, à identifier les luttes personnelles et politiques nécessaires pour s’en libérer. Cette nouvelle méthode « régressive-progressive » est théorisée dans Questions de Méthode (1957), qui sera repris comme préface de la Critique de la raison dialectique. Dans un effort pour concilier existentialisme et marxisme, elle cherche à remonter aux conditions sociales et historiques qui aliènent nos projets fondamentaux et notre action (« praxis ») pour ensuite penser la manière dont nous pouvons nous réapproprier. Dans une société qui nous réduit à une série d’individus concurrentiels, comment former un groupe unifié ? Ce que la Critique fait au niveau de la compréhension de la société et de l’Histoire, les biographies existentielles le font au niveau de vies singulières, comme celles de Baudelaire (1947), de Jean Genet (Saint Genet, comédien et martyr, 1952), et de Flaubert (L’Idiot de la famille, 1971-72). Comment Flaubert est-il devenu l’auteur de Madame Bovary à partir de « l’idiot » qu’il était pour sa famille ?
Bien que ces trois moments correspondent à des temps distincts de la pensée de Sartre, certains thèmes parcourent son œuvre. Dans la suite de ce texte, nous en aborderons trois : la liberté, le rapport à soi et aux autres, et l’analyse du projet fondamental que nous sommes.
« Condamnés à être libres ? » Une phénoménologie de l’existence humaine
L’existentialisme comme aboutissement d’une phénoménologie
Peu après la Libération, Sartre expose son nouvel « existentialisme » devant une salle parisienne bien remplie. Il endosse une série de thèses fortes auxquelles il est désormais associé : « l’existence précède l’essence », « l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait », « nous sommes condamnés à être libres ». Cette présentation, bien plus accessible que l’« essai d’ontologie phénoménologique » de 1943 dont il censé livrer les apports, invite à évaluer ces thèses à part, comme des principes. Or on peut mieux les comprendre comme le résultat d’une analyse de l’existence humaine que comme son point de départ.
Être humain, qu’est-ce que c’est ? Tel est le problème auquel Sartre s’attaque. Il tente de dégager les structures fondamentales de notre être en tant que nous le vivons concrètement. Sartre ne cherche donc pas à saisir a priori une définition de l’être humain, ni à postuler une « nature productrice de nos actes » par les méthodes de la science naturelle ou psychologique (L’être et le néant, p. 74), mais à analyser l’expérience vécue. Une telle réflexion phénoménologique permet de considérer l’être humain comme sujet conscient, se rapportant au monde, plutôt que comme objet ayant certaines propriétés données.
Selon Sartre, du point de vue phénoménologique, il n’y a pas en nous d’essence en fonction de laquelle il faudrait agir. Au contraire, notre « essence » apparaît comme le produit de nos actes. C’est parce qu’on écrit qu’on est écrivain ; ce n’est pas parce qu’on est écrivain qu’on écrit. De même, pour avoir une nature qui détermine notre comportement, il faudrait pouvoir l’attribuer à un « moi » subsistant. Or, lorsqu’on réfléchit, « le moi » apparaît comme objet pour la conscience réfléchissante qui par-là s’en distingue (voir La transcendance de l’Ego). L’être conscient n’est donc pas réductible à la nature d’un moi. À la place de la notion de « nature », Sartre propose celle de « condition humaine », c’est-à-dire un ensemble de « limites et de contraintes » commun à toute situation que nous vivons (Réflexions sur la question juive, 1946, p. 72). C’est notre condition de devoir choisir pour nous-mêmes une fin vers laquelle nous projeter. Sartre illustre sa position avec un exemple connu (L’existentialisme est un humanisme, p. 40-41) : dans la France occupée, un élève vient le voir et lui demande conseil devant un dilemme : devrait-il rester auprès de sa mère qui dépend de lui ou partir pour l’Angleterre, s’engager dans la Résistance ? Sartre cherche à montrer que ce jeune homme est obligé d’« inventer » sa propre issue. Aucune donnée préalable, aucun système moral ou conseiller ne peut le délivrer de la nécessité de choisir une voie et, ce faisant, de choisir le genre de personne qu’il sera. Quoiqu’il qu’il fasse, il est responsable de son être.
D’où vient cette idée hyperbolique ? Revenons à la phénoménologie. Sartre retient deux idées fondamentales de Husserl : que la conscience est 1/ intentionnelle (« toute conscience est conscience de quelque chose ») et 2/ donatrice de sens. Pour Sartre, cela signifie que la conscience se transcende toujours vers autre chose qu’elle-même et donne en même temps un certain sens à cette autre chose et, par extension, au monde. Cependant, contrairement à Husserl, et suivant Heidegger, Sartre considère que la conscience ne peut « constituer » le sens du monde sans être au monde, sans y être engagée, se rapportant à des possibilités pratiques. Dans l’expérience quotidienne, on se découvre dans un « monde peuplé d’exigences » (L’être et le néant, p. 74), sillonné de chemins vers des fins devant-être-réalisées (des tâches à faire, des tramways à rattraper…). C’est en se lançant vers ces possibilités qu’on « se fait être ce qu’on est ». L’originalité de L’être et le néant est de soutenir que cette détermination spontanée de la valeur dans le monde implique une forme de négativité au sein de l’être conscient.
L’être (conscient) et le néant
En quoi la conscience serait-elle « néantisation » ou source du néant dans l’être ? L’être de la conscience est médiatisé par son rapport au monde, contrairement à l’être des choses qui est « en soi ». Par conséquent, au lieu de coïncider avec elle-même, la conscience existe à distance de soi. Sartre distingue cette « présence à soi », qui est notre mode d’être irréfléchi, de la conscience réflexive, dans laquelle on est spectateur de soi-même. Aucun « moi » ne subsiste dans la conscience préréflexive, mais seulement un certain mouvement vers des possibles à réaliser. En ce sens, notre être manque de quelque chose. Nous ne sommes pas tout à fait, mais notre « conscience à être son être » en visant des valeurs (L’être et le néant, p. 97). Ce rapport inhérent à ce qui n’est pas est à l’origine de la négation ; la conscience produit « un néant » qui la sépare d’elle-même et l’isole de toute détermination venant de l’être.
En ce sens, c’est « parce qu’il n’est pas soi mais présence à soi » que l’être humain est libre (L’être et le néant, p. 485). C’est la structure de la conscience de soi – comme décalage avec soi et rapport aux valeurs – qui fait que nous sommes obligés de choisir notre manière d’être. Sartre justifie davantage cette thèse en soutenant que, sans ce pouvoir de néantiser, on ne saurait imaginer (se rapporter à l’irréel, voir L’imaginaire, Conclusion), percevoir l’absence de ce qu’on attend, interroger, ou tout simplement dire non. Ces conduites humaines supposent qu’on est libre par rapport à ce qui est. De même, nous avons une expérience révélatrice de notre liberté dans l’angoisse qui surgit lorsque nous prenons conscience que rien ne nous oblige à tenir (ou à ne pas tenir) telle conduite qui s’offre à nous, y compris celle de se jeter dans le précipice...
L’expression de la liberté : le « choix originel »
Cette liberté dépend de la « néantisation » de la conscience, mais elle s’exerce dans un choix de type particulier. Selon L’être et le néant, tout être humain se définit par le choix de se projeter vers une fin, ce qui donne sens à son existence. Or contrairement aux conceptions traditionnelles du libre-arbitre, la liberté sartrienne n’est pas la propriété d’une faculté particulière – la volonté – pouvant choisir ou ne pas choisir. La conscience n’existe qu’en choisissant sa manière de viser sa fin, aussi bien dans ses actions volontaires que dans ses passions involontaires. L’expression de la liberté est plus spontanée que la décision volontaire.
Le choix en question est aussi appelé « originel » parce qu’il ne se fonde pas sur des motifs déjà constitués. Au contraire, c’est ce choix qui fait exister toute motivation et toute valeur pour la personne. Il doit donc précéder toute autre décision comme ce qui la rend possible. De même, puisque la délibération suppose une fin déjà posée à l’aune de laquelle on évalue les possibilités, « quand on délibère, les jeux sont faits » (L’être et le néant, p. 495). Ainsi, le choix originel n’est pas l’objet d’une délibération. Par conséquent, la réflexion éthique de Sartre concerne notre rapport au choix, plutôt que le contenu du choix lui-même. L’attitude de « l’authenticité » qu’il préconise, théorisée dans les Cahiers pour une morale (œuvre inachevée, 1947-1948), consiste à assumer la responsabilité de son être en tant que libre source des valeurs et à reconnaître la valeur de la liberté d’autrui. Elle s’oppose à la fuite devant la reconnaissance de son choix que Sartre appelle « mauvaise foi ».
Cette conception de la liberté a attiré de nombreuses critiques : la théorie de la néantisation paraît impropre à rendre compte des déterminations naturelles et sociales, ou de nos dispositions durables ; un choix opéré sans raison et inconnu de celui qui « choisit » n’est pas réellement un choix (voir section 4) ; faire dépendre les valeurs de notre choix, c’est tomber dans un relativisme subjectiviste qui ne permet pas de véritable théorie éthique ; le caractère « absolu » de cette conception méconnaît les degrés de liberté et de contrainte que nous expérimentons dans différentes situations, et donc notre besoin de libération.
On peut chercher dans la suite de l’œuvre de Sartre des éléments de réponse à ces critiques. Face à ce dernier reproche notamment, on peut distinguer la liberté ontologique dont parle L’être et le néant d’une liberté qu’on pourrait appeler existentielle ou pratique. La liberté ontologique concerne notre mode d’être au sens le plus abstrait, alors que la liberté existentielle concerne la réalisation de ce mode d’être dans des situations concrètes, qui est susceptible d’être détournée ou réprimée. En ce sens, la liberté ontologique est compatible avec l’aliénation. C’est en tant qu’ontologiquement libre qu’on peut être aliéné ou opprimé politiquement (voir Cahiers pour une morale, p. 338 ss., cf. p. 580, et Martin 2002).
« L’enfer, c’est les autres » ? Conscience de soi et mauvaise foi
Les conditions d’une existence « infernale »
Outre la nécessité de choisir en situation, la condition humaine comporte le fait d’exister dans un monde habité par d’autres. En effet, à l’encontre de la tradition cartésienne qui peine à prouver l’existence d’autres esprits, Sartre pense le rapport à autrui comme une épreuve à laquelle on ne saurait échapper. Sous le regard d’un autre qui me fait honte, je prends conscience à la fois de sa subjectivité et de mon objectivité. On songe à la réplique de Garcin dans Huis clos : « l’enfer, c’est les autres ! » Est-ce à dire que les relations avec autrui doivent être conflictuelles ? Seulement dans certaines conditions qu’il convient d’avoir en tête pour bien comprendre cette thèse.
La première condition concerne ce que Sartre appelle « le désir d’être ». Dans L’être et le néant, tout projet humain est animé par le désir de coïncider pleinement avec soi sans pour autant cesser d’être conscient. Cet idéal d’être « en-soi-pour-soi » est contradictoire et donc irréalisable. Pour ne pas voir cet échec – et pour se dérober à l’angoissante responsabilité de la liberté – on doit être de « mauvaise foi ». Cette deuxième condition désigne nos tentatives de nous mentir à nous-mêmes pour nous masquer notre mode d’être. Ces conduites peuvent prendre deux formes étroitement liées. Prenons le cas de quelqu’un qui s’est comporté lâchement dans une situation donnée. Soit il joue sur la « facticité » de son être : il est lâche avec l’inertie d’une chose (« je n’y peux rien ! ») ; soit il joue sur la « transcendance » de son être, soutenant qu’il n’est pas lâche (peu importe comment il s’est comporté), au nom de la capacité de se projeter au-delà de toute description de ce qu’il est (L’être et le néant, p. 91ss). Dans les deux cas, il s’agit d’un refus de reconnaître que nous sommes à la fois responsables de notre manière d’être et obligés d’être d’une façon ou d’une autre.
C’est sur ce fond que la phénoménologie sartrienne des relations avec autrui prend forme. Puisque le regard de l’autre m’objective, je peux éprouver le désir d’être tel que j’apparais à autrui (pourvu de propriétés fixes dont je ne suis pas responsable). En même temps, cette possibilité apparaît comme une menace, parce qu’elle nie ma subjectivité consciente. Ainsi autrui représente à la fois une tentation et une menace ontologique. Sartre s’approprie ainsi la doctrine hégélienne de la conscience de soi comme impliquant une lutte pour la reconnaissance de sa propre subjectivité (la « dialectique du maître et de l’esclave » de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, 1807), sans pourtant inclure la possibilité d’une reconnaissance mutuelle : « L’essence des rapports entre consciences n’est pas le Mitsein [l’être-avec, concept heideggérien], c’est le conflit » (EN, p. 470).
Sortir des « rapports infernaux »
Ce diagnostic semble réduire les relations humaines à un enfer. Or, Sartre envisage explicitement la possibilité de rapports non antagonistes avec les autres. Comme il le précise dans un commentaire de Huis clos, les autres « sont ce qu’il y a de plus important, en nous-mêmes, pour notre propre connaissance de nous-mêmes » (dans Un Théâtre de situations, 1964, disponible ici). Être totalement dépendant du jugement d’autrui, c’est être en enfer, comme les personnages de Huis clos dont la mort symbolise leur refus de changer leur manière d’agir. La question est de savoir ce qui permet d’avoir de meilleures relations. Est-ce le fait de renoncer soi-même au « désir d’être » et au projet de la mauvaise foi ? ou est-ce au contraire le fait de changer mes relations avec les autres qui me permet de sortir de la mauvaise foi ? Les deux possibilités sont explorées dans l’œuvre de Sartre et chez les commentateurs (Cahiers pour une morale, voir ci-dessous 4.2). Sartre lui-même suggère dans Réflexions sur la question juive que l’antisémitisme (et par extension le racisme) implique une forme de mauvaise foi : celle de réduire autrui à une essence stéréotypée. La mauvaise foi de celui qui subit le racisme peut être comprise comme une réponse à ce genre de situation aliénante. Elle possède une dimension sociale, et le projet d’avoir des rapports non-aliénants avec autrui n’est pas essentiellement voué à l’échec (voir F. Fanon, Peau noire, masques blancs, 1952 ; G. Lewis Bad Faith and Anti-Black Racism, 1995 ; J. Webber, Rethinking Existentialism, 2018). En ce sens, bien que la mauvaise foi soit liée à la forme d’irrationalité que la philosophie analytique appelle “duperie de soi” (self-deception), il s’agit d’un phénomène à la fois plus large et plus spécifique.
Rapport avec la philosophie contemporaine de la connaissance de soi
Sartre comprend autrui comme « le médiateur indispensable entre moi et moi-même » (EN, p. 260). Cette idée a rencontré un écho chez des auteurs issus d’autres traditions philosophiques. David Jopling (Self-Knowledge and the Self, 2000) en fait un usage critique pour penser la nécessité d’une forme de dialogue pour atteindre la connaissance de soi. Les philosophes américains Richard Moran (Autorité et Aliénation, 2001, tr. 2005) et Charles Larmore (Les pratiques du moi, 2004), sortant des cadres de la tradition anglo-analytique, s’approprient la conception sartrienne de la conscience réflexive et de la mauvaise foi pour penser les problèmes posés par l’objectivation de soi qui semble nécessaire pour se connaître. Si la connaissance de soi fait nécessairement appel au point de vue d’autrui, on risque néanmoins de s’aliéner si l’on se considère simplement comme un autre dans la réflexion, sans reconnaître qu’on joue un rôle dans la constitution de soi-même (ce que Sartre appelle « réflexion complice », une forme de mauvaise foi). Ces auteurs prennent aussi pour modèle la forme authentique de la réflexion théorisée par Sartre – qui consiste à prendre position au lieu de se contempler – afin de penser l’« autorité » du discours à la première personne. Le poids de la déclaration « je t’aime », par exemple, vient du fait que je m’engage en le disant, au lieu de me borner à interpréter ma psychologie comme s’il s’agissait du sentiment d’un autre envers lequel je n’ai aucune responsabilité à assumer (cf. les remarques sur la « réflexion pure » et l’« amour authentique » dans Cahiers pour une morale, p. 492-97, 523).
« L’homme est d’abord un projet » : psychanalyse existentielle, praxis, et rapport aux valeurs
L’être et le néant soutient que tout être humain se définit par un « projet fondamental », fruit d’un « choix originel » libre de toute influence étrangère. Ce choix fait l’objet d’un nouveau type de psychanalyse appelée « existentielle ». Cette dernière ne vise pas à saisir un complexe inconscient ou une donnée psychologique première, mais le choix préréflexif de soi-même qui est vécu sans être connu de l’agent. Cette démarche repose sur un principe clé : l’individu est « une totalité et non une collection », ou, mieux, une « libre unification » qui serait symbolisée dans chacun de ses désirs et de ses comportements qu’il convient de déchiffrer (L’être et le néant, pp. 614-16, 606). (Selon le Baudelaire de Sartre, par exemple, tout le caractère du poète « maudit », même ses goûts culinaires et son style vestimentaire, exprime le choix global de se voir lui-même comme s’il était un autre). Seule une telle « unité signifiante » peut constituer le type d’« irréductible psychique » qui permet de comprendre véritablement une personne.
Critiques du choix originel
La notion de choix originel a pourtant été critiquée précisément pour son manque d’intelligibilité. Sartre lui-même présente ce choix comme « absurde », au sens d’être « par-delà toutes les raisons » (L’être et le néant, p. 524). Ses critiques y voient plutôt une réduction à l’absurde du concept de choix. Peut-on réellement comprendre l’origine de nos raisons de choisir comme étant elle-même un choix ? Choisir en fonction de rien, sans pouvoir s’orienter par la moindre évaluation de ce qui mérite d’être choisie, est-ce vraiment choisir ? Est-ce moi qui choisis ? La notion de choix ne semble avoir de sens que si une évaluation différenciée des options est possible aux yeux de celui qui choisit.
C’est ce que Sartre lui-même semble reconnaître implicitement en présentant l’exemple du jeune homme dans L’existentialisme est un humanisme comme un choix entre « deux types d’actions très différentes » et « deux morales » (p. 41-42). Comme le souligne Charles Taylor, tout l’enjeu de cet exemple suppose un contraste entre des possibilités déjà valorisées (« Responsibility for Self », 1976). On y voit un dilemme grave parce qu’on reconnaît deux véritables exigences morales en conflit. Or, si non seulement la résolution du dilemme, mais sa présence même repose sur un choix « sans appui » et toujours révocable, alors il suffirait au jeune homme d’abandonner son projet pour faire disparaître son problème. Il pourrait même le remplacer par un tout autre dilemme : collaborer ou partir en vacances ? Si une telle modification sans critère de son projet est toujours au pouvoir de l’agent, comme L’être et le néant semble le suggérer (p. 509), tout choix concret semble privé d’enjeu. Pourquoi choisir entre ces deux possibilités plutôt que mille autres ? En revanche, si cette modification du projet n’est pas au pouvoir de l’agent, le « choix » ressemble plutôt à un destin, une contingence subie. Ce problème suggère que l’origine de nos raisons et de nos valeurs ne peut être un choix originel au sens théorisé par L’être et le néant.
Infléchissement : la liberté comme dépassement de l’aliénation
Dans ses œuvres postérieures, suivant sans doute l’exemple du Deuxième sexe (1949) de Simone de Beauvoir, Sartre en vient à envisager autrement le choix originel. Au lieu d’être primordial et inexplicable, il est désormais sujet à l’influence des autres et des structures du monde matériel dans lequel il se concrétise. Cette nouvelle conception envisage la liberté comme reprise et transformation des aliénations subies. L’être humain n’est plus « rien d’autre que ce qu’il se fait », mais se caractérise par « le dépassement d’une situation, par ce qu’il parvient à faire de ce qu’on fait de lui » (Questions de méthode, dans Critique, t. I, p. 63).
La Critique de la raison dialectique cherche notamment à comprendre comment notre praxis peut à la fois être un libre projet et être soumise à la force des choses. L’un des concepts clés est celui du « pratico-inerte ». Celui-ci désigne « tout ce qui est produite par la praxis humaine et se fige dans l’inertie de la matière » (définition synthétique d’A. Tomès, « Petit lexique sartrien », p. 193). En travaillant la matière pour subvenir à nos besoins, on prête à cette matière une structure d’exigence non-choisie : la machine fabriquée pour faciliter nos tâches, devient, pour l’ouvrier, « un Autre » qui lui impose un rythme et une façon de travailler, réduisant sa praxis à une réponse à l’« impératif catégorique » de son outil (t. I, p. 269). Ainsi, l’homme, « façonné par son travail et les conditions sociales de la production » devient « le produit de son produit » (t. I, p. 56). Cette inversion du rapport aux choses conduit à la « sérialité » de la vie en société, c’est-à-dire le fait d’être un individu solitaire qui n’est uni aux autres que de l’extérieur, par le pratico-inerte. Sartre prend l’exemple des passagers qui attendent à un arrêt de bus. Réunis autour de ce panneau, ils sont néanmoins séparés et, dès qu’il manque des places à bord, mis en concurrence (t. I, 280ss). Comment dépasser cet être sériel ? Sartre cherche la réponse dans l’action collective de ce qu’il appelle le « groupe en fusion ». Dans un tel rassemblement, chacun se reconnaît dans l’autre et s’associe activement avec lui en vue d’un projet commun, généralement face à un danger commun. Le paradigme en est l’assaut de la Bastille par le peuple parisien en juillet 1789 (t. I, p. 383-410), expérience dans laquelle la classe sociale, d’abord vécu comme une inertie imposée, devient « groupe de combat vivant » (t. I, p. 655).
Les biographies existentielles, notamment à partir du Saint-Genet (1952), cherche l’origine du projet dans des expériences pendant l’enfance où autrui oriente le rapport au monde et aux valeurs. C’est parce qu’on dit au petit Genet « tu es un voleur ! » qu’il forme d’abord le projet d’incarner le mal. Ainsi, Sartre ne pense plus la liberté comme un surgissement ex nihilo. Il reconnaît un processus de conditionnement vécu par l’individu, une « constitution » du fait de son inscription dans un milieu, une classe, un genre, et une époque qui précède sa « personnalisation » active (L’idiot de la famille, partie II).
Ces infléchissements suggèrent qu’il existe un noyau de l’approche sartrienne qui ne dépend pas de la théorie du choix inconditionné. L’idée fondamentale est que notre être doit se comprendre dans notre rapport actif au monde et aux valeurs, et plus généralement dans notre statut d’agent, certes aliénable, mais responsable de soi. On peut donc chercher à préserver ces éléments tout soutenant que c’est « l’ordre normatif qui constitue le sujet, et non l’inverse », comme le fait Charles Larmore (Pratiques du moi, p. 134)
L’origine de nos valeurs ? Dialogues possibles
Sartre considère que c’est la poursuite active d’un projet, dans le monde, devant et avec autrui, qui nous permet d’être authentiquement nous-mêmes. Le problème qui anime sa philosophie est ainsi d’examiner ce qui peut orienter (ou désorienter) un tel projet. Quelle est la source des valeurs à l’aune desquelles nous hiérarchisons nos raisons d’agir ? L’approche sartrienne peut prendre place parmi d’autres, y compris celle de ses critiques : pour Larmore et Taylor, ce sont des raisons et des évaluations fondamentales dont la force normative ne dépend pas notre choix qui permettent de guider nos décisions ; pour Pierre Bourdieu, c’est une disposition socialement acquise (habitus) qui joue ce rôle ; pour le philosophe américain Harry Frankfurt, c’est l’évaluation réflexive de nos désirs, fondé en dernière instance sur notre « souci », what we care about. On peut rapprocher cette position de thèse de David Hume dans le Traité de la nature humaine (1739-40) selon laquelle nos fins sont données par nos passions plutôt que la raison. Cette interrogation concerne l’origine et la nature de ce qui importe le plus à nos yeux. On renoue ainsi avec une manière très ancienne de philosopher – l’examen de la vie.
Bibliographie
Ouvrages de Sartre (sélection)
- « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl » (1934 ; rééd. in Situations I, p. 29-32).
- La transcendance de l’Ego (1936-1937 ; rééd. Paris, Vrin, 1965).
- La Nausée (Paris, Gallimard, 1938).
- Esquisse d’une théorie des émotions (Paris, Hermann, 1939).
- Carnets de la drôle de guerre (1939-1940 ; éd. par A. Elkaïm-Sartre, Paris, Gallimard, 1995).
- L’imaginaire (Paris, Gallimard, 1940 ; rééd. Gallimard « Idées », 1971).
- L’être et le néant (Paris, Gallimard 1943 ; rééd. « tel », 1976).
- Huis clos (Paris, Gallimard, 1944).
- L’existentialisme est un humanisme [1946], (Paris, Nagel, 1970).
- Réflexions sur la question juive, (Paris, Gallimard, 1946).
- Conscience de soi et connaissance de soi [1947], (Bulletin de la Société Française de Philosophie, XLII, no 3, 1948, p. 49-91, dans La Transcendance de l’Ego et autres textes phénoménologiques, édition de Vincent de Coorebyter, Paris, Vrin, 2003).
- Baudelaire (Paris, Gallimard, 1947 ; rééd. « Idées », 1963).
- Qu’est-ce que la littérature ? (1948 ; rééd. in Situations II, Paris, Gallimard, 1948).
- Cahiers pour une morale (1947-1948 ; Paris, Gallimard, 1983).
- Saint Genêt, comédien et martyr (Paris, Gallimard, 1952).
- Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre (1952-53) rééd. par A. Elkaïm-Sartre,
- Situations I-X, (Paris, Gallimard, 1947-1976). Des nouvelle éditions revues et augmentées sont en cours de parution depuis 2010. Le volume IX est paru en 2024.
- Critique de la raison dialectique, précédé de Questions de méthode [1957], t. I, Théorie des ensembles pratiques (Paris, Gallimard, 1960). Nouvelle édition d’Arlette Elkaïm- Sartre, 1985.
t. II. L’intelligibilité de l’histoire [inachevé, posthume], Paris, Gallimard, 1985.
- Les mots (Paris, Gallimard, 1964). [L’autobiographie de Sartre]
- « Préface » à l’enregistrement de Huis Clos (1964), commentaire de « L’enfer, c’est les autres », Deutsche Gramophon Gesellschaft, no 43, 902/03, 1965, repris dans J.-P. Sartre, Un théâtre de situations, textes rassemblés, établis, présentés et annotés par Michel Contat et Michel Rybalka, (Paris, Gallimard, 1992, pp. 281-284). Enregistrement et texte disponibles à :
<http://www.philo5.com/Les%20philosophes%20Textes/Sartre_L%27EnferC%27EstLesAutres.htm>.
- « Sartre répond », entretien dans L’Arc, n° 30, 1966, p. 87-96.
- L’idiot de la famille (t. 1-3, Paris, Gallimard 1971-1972).
Littérature secondaire sur Sartre
- Bakewell, Sarah, Au café existentialiste. La liberté, l’être et le cocktail à l’abricot. (trad. de l’anglais), Paris, Livre de Poche, 2019.
Ouvrage qui combine l’histoire du mouvement existentialiste, la biographie intellectuelle et l’exposé de la philosophie de Sartre, Beauvoir, Merleau-Ponty, Camus et d’autres.
- Cabestan, Philippe, 2019, La philosophie de Sartre, Paris, Vrin, « Repères », 2019.
Fournit un commentaire thématique ainsi qu’ une lecture synthétique des œuvres majeurs.
- Cabestan, Philippe et Tomès, Arnaud, Le vocabulaire de Sartre, Paris, Ellipses, 2001.
- Cannon, Betty, 1993, Sartre et la psychanalyse, Paris, PUF.
- Heter, T. Storm, 2006, Sartre’s Ethics of Engagement: Authenticity and Civic Virtue, London, Continuum.
- Jeanson, Francis, 1965, Le Problème morale et la pensée de Sartre, Paris, Seuil.
- Noudelmann, François et Philippe, Gilles (dir.), 2004, Dictionnaire Sartre, Paris, Honoré Champion.
- Malinge, Yoann et D’Jeranian, Olivier (dir.), 2023, Lire L’être et le néant de Sartre, Paris, Vrin.
- Martin, Thomas, 2002, Oppression and the Human Condition: An Introduction to Sartrean Existentialism, Lanham, Rowman and Littlefield.
- Monnin, Nathalie, 2008, Sartre, Paris, Les Belles Lettres, « Figures du savoir ».
Fournit un commentaire à la fois pédagogique et précis de l’ensemble de la philosophie et de la vie de Sartre.
- Schilpp, Paul A. (éd.), 1980, The Philosophy of Jean-Paul Sartre, Lasalle (Ill.), Open Court, « Library of Living Philosophers ».
- Tomès, Arnaud, 2005, « Petit lexique sartrien », Cités, 2 - n° 22, p. 185 à 196
- Webber, Jonathan, 2009, The Existentialism of Jean-Paul Sartre, London-New York, Routledge, 2009.
—, 2018, Rethinking Existentialism, Oxford, Oxford University Press.
Critiques et usages de Sartre
- Bourdieu, Pierre, 1980, Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit.
Voir notamment le chapitre 2.
- Fanon, Frantz, 1952, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, rééd. « Point » 1971.
- Frankfurt, Harry, 1971, « Freedom of the Will and the Concept of a Person », The Journal of Philosophy, Vol. 68, No 1, p. 5-20 ; tr. fr. « Liberté de la volonté et la notion de personne », M. Neuberg (dir.), dans Théorie de l’action. textes majeurs de la philosophie analytique de l’action, Liège, Mardaga, 1991, p. 254-269.
—, « The Importance of What We Care About », Synthese, 53, 1982, p. 257-272.
- Jopling, David, 2000, Self and Self-Knowledge, Routledge, New York-London.
- Lewis, Gordon, 1995, Bad Faith and Anti-Black Racism, Atlantic Highlands, NJ, Humanity Books.
- Larmore, Charles, 2004, Les Pratiques du moi, Paris, PUF.
- Merleau-Ponty, Maurice, 1945, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, rééd. « tel », 2001.
Voir notamment le chapitre « La liberté ». Beaucoup de reproches faites à la philosophie de Sartre peuvent trouver leurs racines dans ce texte.
- Moran, Richard, 2001, Authority and Estrangement : An Essay on Self-Knowledge, Princeton University Press; tr. fr. de Sophie Djigo, Autorité et Aliénation : Essai sur la connaissance de soi, avec Avant-propos de Vincent Descombes, Paris, Vrin, 2014.
- Romano, Claude, 2003, « La liberté sartrienne, ou le rêve d’Adam », Archives de philosophie, n° 63, 2000, p. 467-493, repris dans C. Romano, Il y a, Paris, PUF, « Epiméthée ».
- Taylor, Charles, 1976, « Responsibility for Self » dans A.O. Rorty (éd.), The Identities of Persons, Berkeley, University of California Press, p. 281-299.
Sur Sartre et la philosophie analytique
- Morris, Phyllis Sutton, 1976, Sartre’s Concept of a Person : An Analytic Approach, Amherst, University of Massachusetts Press.
- Miguens, Sofia, Gerhard Preyer, and Clara Bravo Morando (éds.), 2015, Pre-Reflective Consciousness : Sartre and Contemporary Philosophy of Mind, New York, Routledge.
- Morag, Talia (ed.), Sartre and Analytic Philosophy, New York, Routledge, 2023.
- Renaudie, Pierre-Jean, 2024, « Existentialism and Analytic Philosophy », dans Bloomsbury Handbook of Existentialism, 2e éd., J. Reynolds, A. Woodard, F. Joseph (éds.), New York, Bloomsbury.
- Webb, Samuel, 2022, Connaissance de soi et réflexion pratique. Critique des réappropriations analytiques de Sartre, Paris, Mimésis
- Wider, Kathleen, 1997, The Bodily Nature of Consciousness. Sartre and the Contemporary Philosophy of Mind, Ithaca, Cornell University Press.