Confiance (GP)
Comment citer ?
Domenicucci, Jacopo (2024), «Confiance (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/
Résumé
L’article offre d’abord une brève histoire de la confiance en philosophie. On passe ensuite en revue les principaux domaines philosophiques dans lesquels la confiance est évoquée comme facteur d’explication — l’étude de la politique, de la connaissance, de l’éthique, de la technique, et de la religion. Enfin, la troisième partie offre un exposé critique des résultats et des limites du débat contemporain sur la nature de la confiance.
Une brève histoire de la confiance en philosophie
La confiance a un rôle crucial dans nos vies—elle soutient notre société, nos relations interpersonnelles, et notre développement psychologique. Plusieurs disciplines scientifiques la prennent pour objet de recherche—notamment, des sciences sociales telles que l’économie, la sociologie, le droit, et l’anthropologie, mais aussi des sciences expérimentales telles que la psychologie et les neurosciences. Elle est aussi convoquée par différents champs de la technique et de la production—en particulier, l’informatique, l’ingénierie, et le design.
En dépit de son importance psychologique, sociale, et morale, la confiance n’est pas l’une des grandes notions du canon philosophique. Bien qu’on rencontre la confiance dans des dictionnaires philosophiques (par exemple, le Lalande) et des encyclopédies de philosophie comme celle que vous consultez, sa place y est incertaine et récente. La confiance semble en effet dépasser la division du travail philosophique dans les branches traditionnelles de la discipline (voir section 2). Et elle n’est à proprement parler un sujet d’enquête philosophique que depuis les années quatre-vingt (voir section 3).
On peut distinguer deux grandes manières dont les philosophes ont affaire à la confiance. La confiance peut être un simple facteur d’explication au service de l’étude d’autres phénomènes, ou bien elle peut devenir elle-même le sujet d’une enquête spécifique. Prise comme facteur d’explication, la confiance a une longue histoire philosophique dont on ne peut donner ici que quelques indications préliminaires (section 2). Comme sujet d’une enquête spécifique, en revanche, la confiance fait l’objet d’un débat récent et toujours actif (section 3).
Convoquée comme facteur d’explication (explanans), la confiance traverse les contextes philosophiques les plus divers. Elle a sa place, notamment, en philosophie politique, philosophie de la connaissance, philosophie de l’esprit, philosophie morale, philosophie de la technique, philosophie des sciences, et philosophie de la religion. Ces domaines ont traditionnellement tendance à faire appel à la confiance pour expliquer des phénomènes au centre de leur enquête, sans un examen approfondi de la notion de confiance elle-même. Les phénomènes que cette notion (laquelle, au juste ?) est appelée à expliquer, vont du contrat social à la connaissance par témoignage, en passant par le respect des promesses et le rapport au divin, comme on le verra dans la section 2.
Pour que la confiance se constitue comme sujet d’une enquête spécifique et fasse l’objet d’un débat systématique en philosophie, il faut attendre les années quatre-vingt. Un article de 1986 d’Annette Baier, spécialiste de philosophie morale, est généralement considéré comme le texte qui ouvre ce débat. Comme on le verra (section 3), cet article pose les termes théoriques qui continuent à structurer l’enquête philosophique contemporaine sur la nature de la confiance.
Deux sources d’insatisfaction semblent fédérer la communauté philosophique internationale qui se développe autour de la confiance à partir de cette époque-là. D’une part, il y a l’insatisfaction face aux théories libérales et néo-libérales de la société. Contrairement à ce que soutiennent les théories et les politiques libérales et néolibérales, le bon fonctionnement de la société ne se réduit pas à un ajustement des intérêts individuels par des mécanismes de marché et de contrat. L’ordre social a aussi des sources morales, affectives, et culturelles, et la confiance est l’une d’entre elles. Étudier et valoriser les relations de confiance est ainsi une manière pour la philosophie analytique d’articuler certaines des dimensions socio-morales que les versions les plus simples de l’approche libérale laissent de côté.
D’autre part, les philosophes de la confiance sont unis par l’insatisfaction face au traitement de la confiance dans les sciences sociales de l’époque. Les sciences sociales s’intéressent à la confiance à partir au moins des années soixante-dix. L’économie commence en particulier à faire appel à une certaine idée de confiance pour expliquer la possibilité du marché et le fonctionnement des institutions, notamment dans la lignée des travaux de George A. Akerlof et de Kenneth Arrow. Cette idée de confiance sur laquelle s’appuient les économistes apparaît comme trop faible aux philosophes qui vont, en réaction, commencer à travailler sur le sujet.
Prise comme objet d’une enquête spécifique, la confiance est appelée à pallier une insuffisance que ces philosophes voient dans les principales manières contemporaines de penser de la société. La confiance nomme alors un ressort spécifique de l’action humaine et une source particulière de l’ordre social qui étaient restés dans l’angle mort des théories politiques libérales et des modèles des sciences sociales.
La confiance comme facteur d’explication
Cette brève histoire de l’intérêt des philosophes pour la confiance a permis de distinguer deux manières dont la philosophie s’est emparée de cette notion. Cette section revient sur l’usage de la confiance comme facteur d’explication. On passe d’abord en revue quelques explications canoniques en termes de confiance dans différentes branches de la philosophie. On tient ensuite à problématiser la manière dont la confiance est mise au travail dans ces contextes théoriques et on interroge sa présence décisive mais fuyante.
Par souci de simplicité on donne plus d’importance ici aux développements modernes, qui posent moins de difficultés pour la continuité du sens de la notion. Et au sein des développements modernes on ne présente comme exemples historiques que des textes qui continuent à figurer dans le canon des débats contemporains. Évitant la fiction d’une bibliothèque complète et idéale, cela a le mérite d’offrir un catalogue historiquement situé, enraciné dans la bibliothèque contemporaine des philosophes de la confiance. Outre des biais liés à la positionalité des auteurs du canon et à une sur-représentation de textes en anglais, on remarque les effets d’une sélection opérée par des lecteurs analytiques dont le canon est particulièrement étroit et exclut d’autres modes d’argumentation philosophique.
En philosophie politique, la notion de confiance est typiquement appelée à expliquer la stabilité de l’ordre social et des institutions. La confiance nomme ici un facteur supposé huiler les dynamiques et les équilibres sociaux. Elle apparaît notamment dans les conditions de possibilité des institutions sociales. Pour ces institutions qui ne peuvent pas reposer simplement sur des mécanismes de contrôle-sanctions, la confiance est largement reconnue comme un facteur déterminant. Ce type de modèle théorique est par exemple discuté par la théorie politique moderne anglaise et écossaise avec Thomas Hobbes, John Locke, et David Hume, mais aussi, au XXe siècle, John Rawls.
A rebours, la philosophie politique évoque aussi la confiance comme une qualité produite par un ordre social fonctionnel : le bon fonctionnement des institutions est censé produire de la confiance sociale. Il s’agit là également d’une idée que l’on retrouve chez les auteurs cités plus haut. Ces deux perspectives ne sont en effet pas contradictoires. On peut considérer que certaines formes de confiance sont des facilitateurs de l’ordre social—par exemple, la confiance interpersonnelle et la confiance dans les institutions, dans l’État, et dans la justice. D’autres formes de confiance, elles, sont des réalités produites par certains contextes sociaux spécifiques—par exemple, la confiance sociale et la sûreté des échanges. Néanmoins, cette ambiguïté dans l’appel au concept de confiance en théorie politique est potentiellement une source de tensions et de malentendus, puisqu’il n’est pas toujours évident comment ces différentes formes de confiance sont appelées à se distinguer et à s’articuler.
En philosophie de la connaissance, la confiance est particulièrement sollicitée en épistémologie sociale, dans le cadre de l’étude du témoignage. Le problème classique est le suivant. Les croyances que nous recevons par témoignage sont-elles à évaluer exclusivement selon les critères qui s’appliquent à la connaissance empirique (i.e. selon les critères pertinents pour ce que l’on apprend par soi-même) ? Ou bien la confiance que nous avons dans la source du témoignage constitue-t-elle, par elle-même, une raison de croire ?
La réponse réductionniste à cette question consiste à nier le fait que la confiance soit porteuse d’une contribution épistémique qui lui serait spécifique et qui serait distincte des autres formes d’apprentissage et de croyance fondées sur l’expérience et les preuves. La réponse antiréductionniste voit en revanche dans la confiance une source à part de raisons de croire. Le débat entre David Hume, champion de la position réductionniste, et Thomas Reid, champion de la position antiréductionniste, est considéré la source classique de ce débat qui garde de nos jours une certaine vitalité en épistémologie du témoignage.
En éthique, la notion de confiance est principalement associée à une réflexion sur la promesse et sa valeur normative (promesse interpersonnelle, serment, engagement solennel…). Dans ce cadre, la valeur de la confiance devient l’une des sources d’explication du tort que l’on cause en trahissant la parole donnée : rompre ses promesses, c’est trahir la confiance que l’on nous avait accordée. On trouve chez Thomas Hobbes, David Hume, et Thomas Reid l’origine de ce débat, qui a une suite en philosophie contemporaine, par exemple chez John Rawls, Joseph Raz, et Timothy Scanlon.
Parmi les théories qui font appel à la confiance pour expliquer le tort causé par le non-respect d’une promesse, on peut distinguer une conception directe et une conception indirecte. À chacune correspond une conception spécifique de la source d’où les promesses dérivent leur valeur morale.
Selon la conception directe, c’est la trahison de la confiance reçue qui constitue directement le tort d’une promesse rompue. En rompant la promesse je déçois les attentes de confiance de mon partenaire—je viole la confiance déposée en moi. Le tort que je cause vient directement de la valeur de cet investissement de confiance que j’ai sollicité puis déçu. Dans ce cas, la source de la valeur morale de la promesse vient de la vulnérabilité à laquelle s’expose mon interlocuteur en acceptant ma parole. Je dois respecter mes promesses car les personnes à qui j’ai promis dépendent de moi et sont vulnérables à ma conduite.
Selon la deuxième approche, l’explication est indirecte : en rompant une promesse on met en danger la confiance sociale. Rompre la parole donnée, c’est bafouer la valeur de la confiance sociale et attaquer les pratiques et les institutions de la bonne foi qui la concrétisent, telles que la pratique de la promesse elle-même mais aussi le contrat et le témoignage. Dans ce cas, la valeur morale de la promesse est dérivée de la valeur sociale des institutions de la bonne foi. Je dois respecter mes promesses car je dois participer au maintien de cette institution fondamentale à l’ordre social. Il serait immoral de se comporter comme un « passager clandestin » qui profite de ces institutions sans contribuer à leur maintien.
Une littérature éthique plus récente, notamment d’empreinte féministe, s’intéresse aux implications morales de nos pratiques épistémiques, sociales, et politiques autour de la confiance. Dans ce cadre, la confiance est un facteur qui participe à l’explication de formes spécifiques de justice et d’injustice—notamment, certaines formes d’injustice épistémique comme l’injustice testimoniale. En effet, la confiance et le crédit que nous sommes prêts à élargir ne sont pas que des questions de prudence et de stratégie moralement neutres. Les critères par lesquels nous distribuons notre confiance ne se suffisent pas d’une analyse en termes de prudence et d’indices de preuve mais engagent également notre responsabilité morale. Faire (ou ne pas faire) confiance peut être moralement juste ou injuste—au-delà d’être plus ou moins rationnel et prudent. Les travaux de Miranda Fricker, Onora O’Neill, Karen Jones, et Katherine Hawley éclairent différents aspects des risques d’oppression et d’injustice logés dans nos pratiques de confiance et dans la distribution sociale du crédit et de la crédibilité.
En philosophie de la technique, la confiance est parfois le facteur appelé à expliquer des pratiques et des attitudes vis-à-vis de certains objets techniques ou dans des contextes sociotechniques particuliers—faire confiance à un moteur de recherche, évaluer la fiabilité d’une clef cryptographique, avoir confiance en un modèle d’apprentissage non-supervisé, tisser des relations de confiance en ligne. Plus récemment, on voit aussi apparaître un questionnement sur le devenir du concept même de confiance dans des sociétés numériques ou dans des sociétés enrichies par des systèmes dits d’Intelligence Artificielle. Sur ces points, on peut voir les travaux de Gloria Origgi ainsi que l’introduction à ces questions dans le volume de Jacopo Domenicucci et Milad Doueihi.
La philosophie de la religion est aussi attentive à la notion de confiance, comme facteur d’explication de différents aspects de l’expérience religieuse. La confiance peut par exemple apparaître comme une déclinaison particulière du rapport au divin, une vertu liée à la foi, ou un facteur déterminant du rapport aux Écritures et aux miracles. On peut notamment se référer à Augustin d’Hippone et Thomas d’Aquin pour les termes du débat sur foi et confiance, mais aussi à Thomas Hobbes (pour la distinction entre avoir confiance en Dieu et avoir confiance dans les Écritures), à Blaise Pascal (pour les rapports entre confiance, foi, et action), et à John Henry Newman (pour différentes attitudes de confiance en rapport avec la foi).
Telle qu’elle est mobilisée dans ces littératures, la notion de confiance soulève potentiellement deux sortes de problèmes : un problème d’unité de l’explanans et un problème d’opacité de l’explanans.
Le premier problème est que l’apparente unité du facteur « confiance » qui est à l’œuvre dans ces explications n’est pas assurée. Cela tient notamment au fait que chaque domaine de recherche a tendance à ajuster à ses propres besoins théoriques le travail explicatif qu’il demande à la confiance. Un seul facteur peut-il expliquer à la fois le maintien des promesses, la tenue de l’ordre social, et la connaissance par témoignage ? Ou bien faut-il penser que différents facteurs se cachent derrière une même étiquette ?
Peut-être une approche conjointe à ces domaines est-elle possible et productive. Mais nous ne disposons pas aujourd’hui d’une théorie globale de la confiance qui articulerait clairement ces domaines et ces différentes ambitions explicatives. Au contraire, on est marqué par l’absence d’une réflexion sur les relations entre ces divers usages théoriques—cela, bien que l’on voie parfois un même auteur mobiliser des explications par la confiance dans le cadre d’enquêtes distinctes.
En l’absence d’une théorie globale articulée, il faut rester ouverts à la possibilité que l’unité de référence apparente ne soit qu’un écran cachant une pluralité de facteurs. Dans ce cas, la référence à la « confiance » pourrait fonctionner comme un raccourci, dont il faudrait interroger la pertinence heuristique. S’agit-il d’une mauvaise habitude d’origine préthéorique ou bien cette étiquette commune est-elle révélatrice d’une forme de parenté entre les différents facteurs qu’elle couvre ?
En dépit de leur diversité, il semble que la plupart des usages explicatifs du facteur « confiance » qu’on a repérés partagent un trait formel. Le facteur « confiance » est systématiquement appelé à justifier ce qui autrement apparaîtrait comme un manque de raisons, comme un saut dans la rationalité. Il peut s’agir d’un saut dans la rationalité épistémique : par exemple, l’acquisition d’une connaissance par simple témoignage plutôt que par une enquête empirique réglée sur des indices de preuve. Il peut s’agir d’un saut dans la rationalité pratique : par exemple, la décision de déléguer une fonction délicate en l’absence de dispositifs d’assurance qui justifient la rationalité de cette décision. Il peut s’agir d’un saut dans la rationalité normative : par exemple, l’acquisition d’une nouvelle obligation. Dans tous ces cas, en schématisant, le facteur « confiance » est convoqué comme source spécifique de raisons. La confiance est appelée à offrir des raisons de croire, des raisons d’agir, des raisons d’obéir, des raisons de ne pas contrôler, des raisons de remplir une obligation.
Source de raisons, la confiance expliquerait et justifierait alors certaines conduites, sans à son tour demander à être expliquée et justifiée. La référence à un facteur « confiance » offrirait un point d’arrêt naturel à ces explications—comme un fait brut ou une forme de sens commun que l’on ne saurait interroger plus loin.
Ce caractère systématiquement inexpliqué de l’explanans « confiance » mérite de l’attention. Ces explications qui s’appuient sur la confiance sans expliquer la confiance elle-même témoignent peut-être d’une forme d’importance théorique et pratique de cette notion. À en croire ce modèle, la confiance serait ce sol pratique indépassable dans lequel s’enracinent nombre d’aspects cruciaux de nos vies. Ainsi, le réseau de pratiques et d’attitudes qui structurent la confiance offrirait un point d’arrêt contre la régression des explications, comme un antidote contre les doutes sceptiques.
Mais ces pratiques de confiance peuvent-elles être portées à un niveau de clarté tel qu’elles puissent réellement remplir leur fonction d’explication anti-sceptique de manière satisfaisante ? On ne peut pas exclure que cet usage de la confiance comme explanans inexpliqué ne reste qu’un geste théorique fondamentalement sous-déterminé et destiné à rester vague. Ceci nous mène au deuxième problème annoncé, celui de l’opacité. Une explication par la confiance reste-t-elle irréductiblement opaque et insatisfaisante ? Dans ce cas, ce qui semblait une marque de la puissance théorique de la confiance se révèlerait une marque d’impuissance. Les explications par la confiance seraient en fait une approximation de sens commun avec un intérêt provisoire, et une explication plus complète serait vouée à les dépasser.
Dans l’ensemble, malgré une présence explicite et implicite décisive dans le corpus philosophique, et même si son sens peut paraître familier et de l’ordre du bon sens, la confiance reste un facteur d’explication relativement mystérieux.
La confiance comme sujet d’une enquête spécifique : le débat contemporain
A partir des années quatre-vingt, la confiance n’est plus seulement cette variable employée comme facteur d’explication dans diverses littératures. Elle fait l’objet d’une enquête spécifique. C’est cette enquête sur la nature de la confiance qu’il s’agit maintenant de présenter. Pour attribuer des ancêtres théoriques à cette littérature, on pourrait chercher du côté des réflexions antiques sur des états mentaux comme l’opinion (doxa, opinio) et la confiance (pistis, fides), sur les modes du doute et de l’assentiment (comme chez Pyrrhon d’Elis et Sextus Empiricus), et sur nature de la foi (comme chez Paul de Tarse puis Augustin d’Hippone). Mais en fait ce débat montre peu de conscience historique et se développe en l’absence de références antiques et seulement en présence des quelques références modernes déjà citées.
Comme il s’agit d’une littérature relativement jeune, on peut identifier clairement ses présupposés, c’est-à-dire les thèses orthodoxes (standard) de départ, ainsi que ses questions disputées, c’est-à-dire les principaux axes de l’enquête. Voyons d’abord trois thèses orthodoxes avant d’introduire trois questions disputées.
La confiance est un état mental spécifique.
La première thèse orthodoxe du débat est que la confiance est un état mental spécifique. Premièrement, cet état mental entre dans des réseaux de causalité et d’explication de nos comportements qui lui sont propres—avoir confiance ou ne pas avoir confiance produit une différence spécifique dans notre conduite et dans nos dispositions. Deuxièmement, la confiance est distincte d’états mentaux voisins tels que la croyance, l’espoir, la sûreté, ou la familiarité…
Prise comme un état mental spécifique, la notion de confiance est à considérer comme irréductible : elle a vocation à figurer dans les meilleurs langages théoriques de la psychologie morale, de la théorie de l’esprit, et de l’éthique. Notamment, elle n’est pas simplement une qualité particulière de certaines croyances, ou le nom d’une certaine expérience subjective qu’il faudrait expliquer en faisant référence à des états plus fondamentaux (par exemple des assemblages de croyances et d’émotions), et encore moins une illusion qu’il s’agirait de réduire à des stratégies de calcul. Désignant un état mental spécifique et irréductible, le terme théorique ‘confiance’ est ainsi censé identifier une réalité de l’esprit humain (a mental kind).
Le premier but de l’enquête contemporaine est donc d’identifier les traits distinctifs de cet état mental. Il peut être troublant de remarquer que ce présupposé au fondement de l’enquête ne fait pas généralement l’objet d’une justification préalable. On peut néanmoins espérer que les résultats de l’enquête seront en mesure de justifier ex post cette hypothèse de spécificité et d’irréductibilité.
La confiance n’est pas réductible à l’escompte.
Parmi les notions auxquelles la confiance est supposée être irréductible, la discussion classique donne une place centrale à la reliance— « le fait de compter sur quelqu’un pour une action » que nous appelons « escompte ». (Notons que l’anglais « reliance » a une véritable carrière conceptuelle en philosophie de l’esprit et de l’action, ainsi que dans la littérature sur les promesses, bien qu’il s’agisse aussi d’un terme du langage courant. « Escompte », la traduction proposée par Louis Quéré, est moins ordinaire : c’est davantage un terme technique qui substantifie l’expression « compter sur quelqu’un pour une action ».)
Alors qu’on peut se rapporter sur le mode de l’escompte à la solidité d’un pont ou à la régularité d’un train, entretenir une relation de confiance avec une personne morale semble impliquer des attitudes plus riches et complexes. Notamment, l’escompte semble une attitude que l’on peut avoir vis-à-vis d’objets inertes, alors que la confiance est une attitude qui suppose de s’appliquer à un référent qui puisse faire l’objet d’émotions spécifiques et de demandes normatives. En outre, il y a des individus (ou des institutions, ou peut-être des agents artificiels) auxquels on ne fait pas confiance mais sur lesquels on compte pour des performances très spécifiques. Par exemple, vous n’avez pas confiance en Scrooge, car vous savez qu’il est moralement insensible, mais vous pouvez compter sur lui pour faire tourner sa boutique le jour de Noël.
C’est là la deuxième thèse orthodoxe du débat : faire confiance à une personne pour une action n’est pas réductible à compter sur elle pour cette action.
Confiance = escompte + x
Cette distinction entre escompte et confiance semble aux théoriciens de la confiance tellement évidente et expressive, qu’elle en vient à constituer la première étape de leur définition de la confiance. Ce passage de la distinction à la définition est un saut logique qu’il faut remarquer. Ce n’est pas parce qu’une distinction est particulièrement « parlante » que nous avons de bonnes raisons de définir un terme par l’autre—la distinction entre un avion et un oiseau est parlante, et pourtant on ne définit pas un avion comme un oiseau avec un moteur.
C’est un saut, néanmoins, que l’approche orthodoxe à la confiance est prête à faire. L’escompte n’est pas seulement le parent pauvre de la confiance, c’est aussi, apparemment, une composante de la confiance. L’analyse orthodoxe de la confiance part donc de l’idée que la confiance est constituée par une conjonction entre l’escompte et un ingrédient qui justement sublime cette escompte en une confiance.
Nous voici donc à la troisième thèse orthodoxe : la confiance est une escompte augmentée.
Quel est cet ingrédient qu’il faut ajouter à l’escompte pour trouver la confiance ?
Cette dernière thèse orthodoxe livre aussi la formule générale de ce programme de recherche : trouver l’inconnue « x » qui, en conjonction avec l’escompte, constitue la confiance. C’est à partir de là que les positions orthodoxes se différencient.
Certains considèrent que pour obtenir de la confiance à partir de l’escompte il suffit d’ajouter une hypothèse de bienveillance : faire confiance à quelqu’un pour une action, c’est compter sur quelqu’un pour cette action en misant sur sa bienveillance. D’autres considèrent qu’il ne suffit pas de croire en la bienveillance de ceux sur qui l’on compte. Il faut aussi avoir certaines émotions à leur égard—par exemple de l’optimisme. Pour d’autres encore, les émotions et l’hypothèse de bienveillance ne sont pas nécessaires. En revanche il faut projeter sur nos partenaires de confiance des qualités normatives : des engagements et des obligations. Faire confiance à des partenaires pour une action, dans ce cas, c’est compter sur eux pour cette action et considérer qu’ils ont des engagements à notre égard et qu’ils sont motivés à les honorer.
Pour des théories hétérodoxes qui proposent d’abandonner cette analyse de la confiance, et qui ne commencent plus l’étude de la confiance à partir de l’escompte, voir la version académique.
La confiance est-elle basée sur des preuves ?
Un autre point fondamental sur lequel les théories de la confiance se partagent est la question du rapport entre la confiance et les indices de preuve (evidence). Les théories évidentialistes soutiennent que la confiance doit être informée par, et proportionnée aux, indices de preuve. Elles considèrent que sur nos relations de confiance pèsent les mêmes critères de justification que sur des croyances. Pour que ma confiance dans l’action de mon plombier soit bien fondée, je dois avoir de bons indices de preuves de sa fiabilité, de sa compétence, etc.
Les théories supra-évidentialistes, au contraire, soutiennent que la confiance doit aller au-delà des indices de preuve. Elles considèrent que la confiance se distingue précisément de la croyance dans la mesure où elle est légitimement capable d’aller au-delà des indices de preuve disponibles. Les raisons de faire confiance incluent des indices de preuve mais ne se limitent pas à des indices de preuve. Par moments, si elles sont suffisamment solides, des raisons non indicielles de faire confiance peuvent justifier la confiance malgré l’absence d’indices de preuve, voire malgré un certain degré d’indices contraires.
Une version extrême du supra-évidentialisme serait le contra-évidentialisme, qui consisterait à soutenir qu’il n’y a véritablement confiance que là où nous sommes prêts à résister à des indices de preuves contraires. Dans ce dernier cas, la confiance serait par définition une attitude qui défie les indices de preuve et qui établit un autre ordre de légitimité que celui des raisons indicielles de croire.
Peut-on faire confiance comme on veut ?
Un dernier point important sur lequel les théories orthodoxes sont partagées est la possibilité de décider de sa confiance. Selon les volontaristes, nous disposons d’un contrôle direct sur nos actes de confiance et nous pouvons décider de faire confiance comme nous voulons. Selon les anti-volontaristes, au contraire, nous ne disposons d’aucun contrôle volontaire sur la confiance—elle fonctionne spontanément, pourrait-on dire, comme sur le modèle d’une émotion. Enfin, une position intermédiaire, que l’on pourrait dire quasi-volontariste (ou volontariste indirecte), consiste à mettre en avant des mécanismes indirects de contrôle de la confiance. Dans ce cas nous ne ferions pas confiance « selon notre bon vouloir », mais nous aurions bien la possibilité de mettre en œuvre des stratagèmes indirects pour exercer une influence sur le développement de notre confiance.
Références
Baier, Annette. 1986. « Trust and Antitrust », Ethics, 231–260.
Carter, Adam and Simion, Mona. 2020. « The ethics and epistemology of trust », in The Internet Encyclopedia of Philosophy.
Domenicucci, Jacopo et Doueihi, Milad. 2018. « Introduction », in Doueihi et Domenicucci (dir.), La confiance à l’ère numérique, Editions Rue d’Ulm et Editions Berger-Levrault.
Hawley, Katherine. 2012. Trust : a very short introduction, Oxford : Oxford University Press.
Jones, Karen. 1998. « Trust », Routledge Encyclopedia of Philosophy, Oxford : Taylor and Francis.
Origgi, Gloria. 2008. Qu’est-ce que la confiance ? Paris : Vrin.
McLeod, Carolyn. 2020. « Trust », The Stanford Encyclopedia of Philosophy, Edward N. Zalta (dir.).
Jacopo Domenicucci
Dartmouth College
jacopo.domenicucci@dartmouth.edu