Multiculturalisme (A)
Comment citer ?
May, Paul (2024), «Multiculturalisme (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/
Contents
Introduction
Le concept de « multiculturalisme » revêt une forte dimension polysémique, à tel point que sa définition varie sensiblement en fonction des disciplines universitaires. La sociologie le considère dans sa dimension descriptive, renvoyant à l’hétérogénéité ethnique, culturelle, et religieuse d’une population donnée. Des villes comme Londres, New York ou Berlin peuvent ainsi être qualifiées de « multiculturelles » (Rattansi 2011). La science politique comprend le multiculturalisme comme un ensemble de politiques publiques destinées à préserver des langues, des traditions et des coutumes particulières au sein d’un État donné (Kymlicka 1995). Celles-ci sont de natures variées : elles incluent des mesures antidiscriminatoires, le financement d’un système d’éducation dans une langue minoritaire, ou encore des mesures préférentielles favorisant l’embauche des membres des groupes considérés comme historiquement oppressés (Kenny 2004). La philosophie, elle, interprète le multiculturalisme comme une justification de la reconnaissance institutionnelle des différentes cultures et religions au sein des États-nations, au nom de l’égalité entre les individus (Benhabib 2002, Taylor 2009, Young 2000). Ainsi, la domination d’un groupe ethnique, d’une langue, ou d’une religion majoritaire dans l’espace public se voit contestée, car considérée comme étant en opposition avec les principes démocratiques de non-discrimination.
Le présent article traite essentiellement des débats entourant cette troisième définition, d’approche philosophique, bien que, pour illustrer les enjeux soulevés, il s’attardera sur quelques politiques multiculturelles mises en place dans différents pays. Son but consiste à clarifier les principes normatifs sur lequel repose le multiculturalisme, à retracer les échanges auquel il a donné lieu dans le milieu universitaire, et à comprendre les réserves qu’il a suscitées chez ses détracteurs. Dans un premier temps, nous mettrons à jour les racines intellectuelles du multiculturalisme, en soulignant l’apport conceptuel déterminant des penseurs dits « communautariens ». Une seconde partie présente la pensée multiculturelle, et insistera sur les travaux de trois de ses plus illustres représentants : Charles Taylor, Will Kymlicka et James Tully. Une troisième partie donnera un aperçu des critiques, d’horizons idéologiques variés, qui ont été émises à l’encontre du multiculturalisme. Finalement, une conclusion évoquera l’état actuel du multiculturalisme dans les démocraties occidentales, et les défis actuels auquel il doit faire face.
Les origines philosophiques du multiculturalisme
Le débat entre les libéraux et les communautariens
Le bagage théorique du multiculturalisme emprunte beaucoup au débat entre les penseurs communautariens et les libéraux, qui a marqué la philosophie anglo-américaine dans les années 1980 et 1990. Nous allons ici présenter les arguments des deux camps, ce qui nous permettra de mettre en évidence les idées qui ont influencé les penseurs du multiculturalisme.
La pensée libérale, inaugurée au XVIIe siècle par John Locke, puis développée aux siècles suivant par Montesquieu, Adam Smith, et John Stuart Mill, connait un regain d’actualité en 1971, sous la plume de John Rawls. Professeur à l’université de Harvard, Rawls renoue avec la tradition du contractualisme social d’inspiration lockéenne avec son ouvrage Théorie de la Justice. Afin d’établir les critères de justice qui seraient en vigueur dans les sociétés démocratiques, il met en avant un outil conceptuel nouveau : le voile d’ignorance. Il s’agit d’un état présocial fictif, dans lequel les individus doivent déterminer selon quelles modalités sera organisée la société dans laquelle ils seront amenés à vivre. Or, pour inciter les participants à l’impartialité, Rawls prévoit que ceux-ci ignoreront la position qu’ils occuperont dans la société : leur genre, leur confession religieuse, leur classe sociale d’appartenance leur seront inconnus, de même que leur condition de santé, ou des talents particuliers dont ils disposeront (Rawls 1971). Ce voile d’ignorance permet donc aux individus de fixer les critères de justice en envisageant un « mauvais tirage » : en effet, la possibilité d’occuper une place désavantageuse les incitera à envisager une politique de redistribution des richesses envers les membres les plus défavorisés, de crainte de se retrouver dans leur situation. De même, le fait de ne pas savoir s’ils naitront homme ou femme amènera les individus à se montrer favorables à des mesures d’égalité entre les sexes. En un mot, les contingences sociales (naissance, fortune, maladies, éducation, etc.) ne doivent pas nuire à la réalisation de chacun. Rawls complète le principe de voile d’ignorance en lui associant une liste de libertés de base : la liberté politique, d’expression, de réunion, de pensée, le droit de vote, etc. (Rawls 1971, chapitre 2). Élaborant une justification philosophique des droits individuels et de la redistribution des richesses, l’État rawlsien priorise le juste sur le bien. Il exerce une neutralité bienveillante (« benign neglect »), en refusant d’intervenir sur le libre marché des doctrines morales, et en s’abstenant de fixer à l’individu un horizon éthique vers lequel tendre, ou un bien suprême pour lequel se transcender. Ce dernier point va susciter des réserves chez les penseurs de l’école communautarienne.
L’étiquette de « communautarien » regroupe principalement quatre philosophes : Alasdair MacIntyre, Michael Sandel, Charles Taylor, et Michael Walzer. À ce quatuor d’origine s’ajoutent d’autres penseurs, intervenus ultérieurement dans le débat, comme par exemple Amitaï Etzioni ou encore Robert Bellah. En dépit de leurs divergences, on peut relever deux points communs des auteurs communautariens dans leurs critiques de John Rawls, et du libéralisme politique en général.
Premièrement, postuler l’existence d’agents rationnels et isolés dans le but d’établir les critères du juste constitue une erreur méthodologique. En effet, pour les communautariens, l’être humain est avant tout le produit d’une culture, d’une époque ou d’un groupe social donné. Par conséquent, les individus ne peuvent déterminer des règles de justice a priori, puisque, par définition, celles-ci sont façonnées par le processus de socialisation qui varie selon les époques et les cultures (MacIntyre, 2012, chapitre 2, Walzer 2019). Les conceptions de la justice ne sauraient donc exister dans un État présocial fictif, quand bien même l’on souscrirait à l’idée d’un contractualisme social (Sandel 1999, chapitre 1, Mulhall 1996). Deuxièmement, la conception rawlsienne d’un sujet déraciné nie la nature sociale de l’être humain. En imaginant les individus comme des entités indépendantes les unes des autres mus uniquement par les avantages personnels qu’ils peuvent en retirer, le libéralisme justifie la vie en société par des raisons étroitement individualistes. Cela engendrerait une anomie sociale, une négation de l’interdépendance de chacun, et une dévalorisation du bien commun, autant de travers que les communautariens pensent percevoir dans les démocraties libérales de la fin du XXe siècle (Berten et al. 2002, Taylor 1980, 2002).
Face au courant libéral dont le dernier représentant est Rawls, les communautariens proposent de renouveler l’idée aristotélicienne de la priorité du bien sur le juste (MacIntyre 1990). La divergence entre les deux camps est donc d’ordre ontologique. Les libéraux adoptent une approche atomiste : l’individu peut se définir moralement, indépendamment de son contexte social, perçu comme contingent. Les communautariens, eux, privilégient une démarche de type holiste, selon laquelle la morale se construit surtout en lien avec un environnement social et culturel particulier (Sandel 1999, Walzer 2013). Alors que la philosophie libérale tend à considérer la tradition comme une tutelle pesante et comme un vecteur d’oppression potentielle pour l’individu, en raison de sa capacité à imposer un code de conduite ou une norme sociale, le mouvement communautarien, soulignent au contraire l’importance du sentiment d’enracinement dans la construction de chacun, et son rôle structurant pour la communauté politique (Taylor 1998a, May 2016). L’enjeu qui apparait en filigrane consiste à identifier laquelle de ces deux approches permet de poser les fondements d’une société permettant à la fois le respect des libertés individuelles et l’épanouissement d’une vie communautaire et politique substantielle.
Au-delà de leurs divergences, les penseurs du mouvement communautarien ont pour point commun de fournir une critique en profondeur de nombreux postulats libéraux. Leur scepticisme quant à l’individualisme atomisé les pousse à plaider en faveur d’une conception substantive du bien dominant la sphère sociale, en rupture avec la neutralité axiologique libérale. De vives discussions ont eu lieu quant à l’orientation idéologique des penseurs du courant communautarien. Plusieurs auteurs estiment que, par leurs attaques contre le libéralisme, ceux-ci rejoignent les positions du mouvement intellectuel conservateur, notamment par l’importance accordée aux traditions et à l’éthique communautaire, perçues comme un socle indispensable à la vie collective. Cette accusation a notamment été portée par Brian Barry, que nous évoquerons en détail plus bas. Notons ici que la volonté des communautariens de préserver la multiplicité des langues, des cultures, et des religions minoritaires, mises à mal par l’État nation centralisateur et par les expériences coloniales, les classe plutôt parmi les sensibilités des partis de gauche. Soulignons également que, dans le contexte nord-américain, Michael Sandel, Charles Taylor et Michael Walzer sont résolument progressistes sur les questions économiques. En effet, Michael Sandel est l’un des défenseurs de la position libérale égalitariste les plus connu du grand public américain, qu’il a développée dans ses derniers travaux sur la solidarité sociale et la méritocratie (Sandel 2016, 2021). Ancien collaborateur à la New Left Review, Charles Taylor a quant à lui été candidat pour le Nouveau Parti Démocratique canadien (le plus grand parti de tendance social-démocrate du pays) lors de plusieurs élections fédérales dans les années 1960, et il a plus récemment affirmé son inquiétude face à la progression des inégalités économiques qu’il estime engendrées par le néolibéralisme économique. Finalement, Michael Walzer reste une figure majeure de la gauche socialiste américaine. Ses écrits témoignent d’une préoccupation constante pour l’égalité socio-économique (2004, 2013, 2023), et il a notamment été rédacteur en chef et collaborateur régulier d’importants magazines classés à gauche de l’échiquier politique, tels que Dissent et The New Republic. Parmi les penseurs communautariens, Alasdair MacIntyre, fortement influencé par le néothomisme, est sûrement le plus proche de l’école de pensée conservatrice.
Le faisceau de critiques émises par les penseurs communautariens pousse John Rawls à présenter une nouvelle version de sa théorie de la justice, notamment dans deux textes (Rawls 1985, 1993). S’il reconnait que ses premiers travaux étaient trop marqués par un universalisme abstrait, il démontre toutefois qu’un « consensus par recoupement » (overlapping consensus) peut s’établir entre les différentes traditions morales existantes au sein des sociétés démocratiques. Ainsi, les citoyens agnostiques ou croyants, de diverses confessions et traditions morales, peuvent identifier un ensemble de principes sur lesquels reposent des critères de justice commun. Ces derniers sont donc justifiés sans pour autant prendre position entre les différentes conceptions métaphysiques, religieuses et éthiques: c’est ce que Rawls appelle la méthode de l’évitement (Weinstock 1999). En ne faisant plus reposer prioritairement le choix des principes de justice sur la raison calculatrice d’individus placés derrière le voile d’ignorance, Rawls entend se soustraire aux critiques des communautariens. Cette mise à jour de la pensée rawlsienne montre un pas en avant vers le contextualisme des penseurs communautariens, toujours attentif à souligner le caractère situé de toute doctrine morale.
Ce débat entre penseurs communautariens et libéraux débouche donc sur une réactualisation de la pensée libérale, invitée à tenir davantage compte de la dimension sociale de la vie humaine dans la formulation d’une théorie de la justice. Il s’agit là d’un jalon essentiel dans la maturation conceptuelle de la pensée multiculturelle, car il mènera à l’élaboration de « droits culturels », considérés comme essentiels à la préservation des groupes minoritaires.
Le multiculturalisme : la poursuite du processus d’égalitarisation des conditions?
Replacer le multiculturalisme dans une perspective historique nous invite à le considérer comme un prolongement de la dynamique démocratique. Lors de la construction de l’État nation aux XIXe et au XXe siècle, le processus de démocratisation va de pair avec une politique assimilationniste : dans la sphère privée, les citoyens sont libres d’adhérer à la culture ou la religion de leur choix, mais dans le domaine public, ils doivent faire abstraction de leurs différences. L’homogénéité linguistique et culturelle est alors perçue comme une condition de la stabilité sociale et de l’égalité entre les citoyens : elle suppose l’abandon de tout élément de la culture originelle afin de se fondre dans la communauté d’adoption (Doytcheva 2018). Au cours des deux dernières décennies du XXème siècle, la situation évolue. Sous l’influence du mouvement anticolonial, du féminisme, et de la contreculture des années 1960-1970, les discours majoritaires dominants (national, masculin, blanc…) sont remis en question et dénoncés comme aliénants pour les minorités ethniques et sexuelles. Un nombre croissant d’individus sont amenés à formuler des demandes d’ordre identitaire, cherchant à ce que les institutions prennent en compte la préservation de leur héritage culturel ou linguistique (Murphy 2012). Par exemple, en Australie ou au Canada, les peuples autochtones anciennement colonisés par l’empire britannique, puis ostracisés par les États qui lui ont succédé, réclament le respect de leurs spécificités culturelles, incluant parfois une autonomie politique (Coulthard 2014). Aux États-Unis, certaines communautés hispanophones immigrées militent pour un programme d’éducation bilingue dans les écoles publiques, afin de transmettre leur héritage linguistique à leurs enfants. Ainsi, alors que les politiques assimilationnistes étaient auparavant perçues comme un élément indispensable pour bâtir un projet démocratique, on assiste dès lors à une remise en cause de la domination d’une culture, d’une langue, ou d’une religion majoritaire, au nom de la réalisation de ces mêmes principes démocratiques égalitaristes. Un changement a donc lieu dans la manière de percevoir la notion d’égalité : cette dernière, qui prenait la forme d’une similitude complète de traitement, se complexifie à la fin du XXe siècle, pour impliquer des traitements différenciés selon les communautés dont les individus font partie. Insistions ici sur un point capital : le multiculturalisme se veut d’inspiration universaliste : c’est au nom de l’égalité entre les individus que des mesures de protection culturelle et linguistiques sont réclamées.
En tant que courant intellectuel, le multiculturalisme émerge progressivement dans les universités anglo-américaines dans les années 1980 et 1990. Dans le sillage des bouleversements sociétaux exposés ci-dessus, il met en scène une variété d’auteurs plaidant pour un réajustement de la philosophie libérale en faveur d’une meilleure prise en compte de la diversité axiologique au sein des démocraties occidentales. Cette réactualisation du libéralisme se décline sous différents aspects: un plaidoyer en faveur des « minorités nationales » (Catalogne, Écosse, Pays basque, etc.) dont l’aspiration à l’autonomie serait contrée par un nationalisme majoritaire avançant sous le masque bienveillant des principes universels, comme l’exposent Joseph Carens (1995), Zapata Barrero (2013), Alain-G Gagnon (2008) ou encore Michel Seymour (2008). Une perspective féministe (Young 2000, Benhabib 2004, Honnig 2001) décèle le fondement supposément sexiste des théories libérales. Il en va de même pour les peuples autochtones, confrontés à des défis pour leur survie politique, dont les réponses se situent en dehors du cadre libéral, ce qu’explorent James Tully (1995), Glenn Coulthard (2014) et Taiaiake Alfred (1999). Tariq Modood (2005) et Bhikhu Parekh (2002) s’intéressent quant à eux aux minorités religieuses, notamment hindoues et musulmanes, et estiment que les discriminations dont elles sont l’objet trouvent leurs racines au sein d’un certain monisme libéral. D’autres auteurs prolongent le corpus postcolonial pour repenser le libéralisme et l’épurer de ses persistances coloniales (Bhabha 1994, Chakrabarty 2000, Gilroy 2004). En France, Jean-Fabien Spitz (2005) entend revisiter le modèle républicain à l’aune de cette tradition, suivi en cela par Cécile Laborde (2008), qui, à partir d’un registre différent, promeut un républicanisme critique se rapprochant, à certains égards, des positions des théoriciens du multiculturalisme.
Au-delà de la grande diversité de leurs approches et de leurs filiations intellectuelles hétérogènes, ces penseurs ont en commun de chercher à ouvrir la sphère publique aux groupes historiquement marginalisés et à mettre en lumière les impensés discriminateurs de l’État-nation. Ces théoriciens du multiculturalisme suggèrent de mettre en place des « droits culturels », en complément des droits de la personne. Ces droits culturels ne concernent plus strictement l’individu, mais visent à préserver un bien collectif essentiel pour une collectivité donnée. On peut mentionner par exemple l’autorisation légale, pour les personnes pouvant se prévaloir d’une ascendance autochtone, de pêcher en dehors des limites la saison sur une portion du territoire national correspondant à leur terre ancestrale.
Alors que certains penseurs du multiculturalisme conçoivent les groupes bénéficiant de ces droits culturels comme des entités morales pouvant disposer de droits (Kukathas 1992), d’autres ne partagent pas ce postulat ontologique, et conçoivent ces droits culturels plutôt comme des droits individuels exercés de manière conjointe par l’ensemble des membres du groupe (Kymlicka 1995). Il convient de distinguer ici les droits culturels des « politiques de reconnaissance ». Ces dernières constituent un autre terme fortement usité dans la littérature sur le multiculturalisme. Alors que le multiculturalisme cible principalement les membres des minorités ethniques, linguistiques ou religieuses, les politiques de reconnaissance, elles, incluent également les pratiques de vie minoritaires, comme ceux des peuples nomades par exemple, ou encore les différentes formes de sexualité, revendiquées par les mouvements LGBTQ. Ce concept de reconnaissance, tiré de l’ouvrage de Hegel La Phénoménologie de l’esprit (Kampf um Anerkennung), est à comprendre, selon ses partisans, comme une composante essentielle de la justice sociale (Taylor 1998b). Il part du postulat que les identités se construisent de manière intersubjective, et par conséquent, qu’elles ont besoin d’être reconnues par autrui, que ce soit à l’échelle individuelle ou collective. Parmi ses principaux promoteurs contemporains, on retrouve Charles Taylor, mais aussi Axel Honneth (2000, 2004) et Nancy Fraser (2003), qui ont pour point commun d’insister sur le rôle de l’intersubjectivité dans la formation de l’identité personnelle. L’accent est mis sur l’importance des interactions sociales, que celles-ci soient horizontales (entre les citoyens) ou verticales (entre le groupe minoritaire ou l’État), dans la formulation d’un sens de l’identité et de l’estime personnelle. Ainsi, la non-reconnaissance d’une identité et la stigmatisation de certains groupes sociaux entraînent une dépréciation des groupes discriminés et une situation d’injustice sociale.
Trois philosophes du multiculturalisme : Charles Taylor, Will Kymlicka, James Tully
Charles Taylor, Will Kymlicka et James Tully comptent parmi les philosophes qui ont le plus contribué à donner au multiculturalisme des assises théoriques, chacun selon des perspectives différentes. Nous allons voir successivement les arguments mis en avant par ces trois auteurs canadiens, en attachant une importance particulière à la manière dont ils articulent la reconnaissance des droits culturels avec les principes du libéralisme politique individualiste.
Charles Taylor
Charles Taylor ancre sa défense du multiculturalisme dans une lecture érudite de l’histoire des idées, que le lecteur est invité à découvrir notamment ses ouvrages majeurs Multiculturalisme, différence et démocratie (1994), Les Sources du Moi (1998a), L’âge séculier (2011), mais aussi dans les nombreux articles universitaires écrits au cours de sa carrière. Au centre de sa réflexion, on retrouve le rejet de la conception atomiste du sujet libéral, ce qui lui vaudra parfois d’être qualifié de « communautarien », étiquette qu’il récuse. Il reste que son engagement en faveur de la défense des langues, des religions et des différentes traditions culturelles s’explique par l’importance qu’il accorde à ces communautés dans l’autodéfinition de chacun.
Taylor insiste sur la pluralité des sources de l’identité moderne (1998a). Alors qu’une approche matérialiste et réductionniste de la modernité, portée par Hobbes, Locke, Hume et Bentham, a tendance à être privilégiée dans la philosophie anglo-américaine, Taylor met en lumière une autre filiation intellectuelle, centrée sur la subjectivité et l’authenticité, qui recoupe des penseurs aussi différents que Montesquieu et Rousseau au XVIIIe siècle, puis qui se poursuit avec les romantiques anglais et allemands, de Walter Scott à Byron. Cette deuxième école de pensée tend à relativiser la place de la raison, et à réhabiliter les émotions, les affects, et la communauté dans sa vision du politique. Elle souligne également la valeur du particularisme, de l’originalité et de la spécificité de chacun. Taylor s’attache à démontrer son aspect résolument moderne : c’est au nom de son individualité que le moi redécouvre sa culture, sa religion, sa communauté. L’expression « self interpreting animals » (Taylor 1985a, chapitre 2) rend bien compte de ce principe : des arrière-plans (backgrounds) structurent nos critères moraux et participent à l’élaboration des valeurs morales de manière intersubjective, à l’opposé du modèle rawlsien. Ici, Taylor reprend de Herder l’idée de la vie comme réalisation d’une idée : chaque vie humaine peut potentiellement accomplir une potentialité originale, que celle-ci soit d’ordre spirituel, moral ou esthétique (Taylor 1997). En surévaluant la tradition libérale dans notre héritage intellectuel, nous omettons les courants multiples et contradictoires qui nous ont forgés, notamment le romantisme, et, plus près de nous, l’expressivisme. Cette lecture justifie le maintien de différents horizons de significations, voire de biens collectifs, qui peuvent être fournis seulement par une tradition culturelle vivante et historiquement ancrée. Pour être autre chose qu’une accumulation d’individus poursuivant leurs intérêts de manière isolée, une société doit être composée de groupes ayant un ensemble de pratiques culturelles partagées, et un « imaginaire social » commun (Taylor 2007).
Deux éléments découlent de cette réflexion. Premièrement, le libéralisme étant lui-même situé au sein d’une tradition de pensée particulière, on ne peut considérer celui-ci comme un arbitre moral impartial, comme le suggère John Rawls. Les démocraties libérales sont nécessairement influencées par une conception particulière du bien et tendent, de par leurs lois, leurs institutions et leurs politiques publiques, à favoriser les citoyens qui partagent son postulat individualiste (1998c). De ce fait, elles limitent le déploiement d’une large gamme de biens politiques et communautaires pour lesquelles l’autonomie du sujet ne constitue pas une valeur cardinale (Telford 1998). Deuxièmement, en restant muet sur la survie des groupes culturels et religieux, le libéralisme favorise implicitement la culture majoritaire : si aucune politique n’est adoptée, certaines langues, coutumes et pratiques minoritaires risquent, à terme, de disparaître, en raison de la loi du marché et des rapports de force démographiques et économiques qui leur sont défavorables.
Quelques années après la publication des Sources du moi, Taylor précise son engagement en faveur des droits culturels. Dans un texte court et percutant intitulé La politique de reconnaissance, qui constitue le premier chapitre de Multiculturalisme, différence et démocratie (1994), Taylor synthétise ses arguments pour le multiculturalisme. Des théoriciens politiques de premier plan comme Amy Gutmann, Susan Wolf, ou encore Michael Walzer poursuivent d’ailleurs la discussion dans les sections suivantes de l’ouvrage, contribuant ainsi à enrichir la réflexion initiale.
Adoptant une perspective historique, Taylor rappelle que dans les sociétés d’Ancien Régime, chacun occupe une place dès sa naissance en fonction d’un ordre social hétéronome qui le prédétermine. Avec le passage aux sociétés démocratiques, on assiste à l’émergence progressive du principe d’égalité de tous devant la loi, mais aussi à l’idée que les individus sont libres de s’autodéterminer en fonction de leurs convictions profondes, que celles-ci soient d’ordre éthiques ou religieuses. Taylor distingue alors deux principes distincts à l’origine de notre conception moderne de l’individu: le « principe d’égalité » (les individus sont présumés égaux) et le « principe d’authenticité » (les individus sont libres de se réaliser, parfois en s’opposant à une norme sociale jugée oppressante, et parfois en se réclamant d’une identité particulière, distincte de celle de la majorité). Dit autrement, les individus aspirent à être reconnus comme égaux, mais également, à être respectés dans leur singularité. Ainsi, au XXe siècle, l’exigence de justice sociale s’est manifestée à travers des demandes de droits civiques (comme le suffrage universel), mais Taylor insiste également sur un autre type de demandes, que l’on peut associer à une exigence de reconnaissance de type identitaire. C’est le cas par exemple des droits linguistiques des populations francophones au Canada, qui souhaitaient que leur langue, mais aussi leurs caractéristiques historiques particulières soient reconnues par le pouvoir fédéral. Une conception cohérente de la justice sociale dans les sociétés démocratiques actuelles passe donc par une égalité des droits civiques universels, mais également par la reconnaissance de droits culturels adaptés.
La logique est la suivante : s’appuyant sur Hegel, Taylor rappelle que l’identité, qu’elle soit individuelle ou collective, se construit de manière dialogique, dans un rapport d’interactions avec les autres (1998b). Si la société renvoie à un individu (ou à un groupe donné) une image systématiquement négative de lui-même ou de son groupe d’appartenance, cela s’apparente à une forme de préjudice: « Une personne ou un groupe de personnes peut subir un dommage ou une déformation réelle si des gens, ou la société qui les entoure, leur renvoient une image limitée, avilissante ou méprisable d'eux-mêmes » (Taylor, 1994, p. 41). Ce besoin de reconnaissance est universel : il se manifeste chez les individus dont la culture est dominante à l’échelle de l’État, mais également chez les minorités ethniques, culturelles, linguistiques, et religieuses, dominées démographiquement ou politiquement, qui demandent légitimement à être reconnues sur un pied égal à celui de la majorité. Au nom de la cohérence avec le principe d’authenticité, Taylor nous invite donc à adhérer à l’idée de la présomption en faveur de la valeur intrinsèque des différentes cultures. Notons qu’il ne s’agit pas simplement d’aménager un pluralisme culturel basé sur le concept de liberté négative, mais plutôt de maintenir vivante une pluralité de conceptions du bien collectif chéries par les différents groupes qui composent la société (1998a). Dépassant le paradigme des droits individuels, Taylor souligne ici la nécessité de préserver les univers de sens et de significations, car ceux-ci ont une valeur en tant que tels, indépendamment des individus qui les chérissent.
Le parti pris de Taylor en faveur du multiculturalisme n’est pas seulement philosophique, mais s’appuie aussi sur un constat sociologique. Dans Le Malaise de la modernité (2002), il analyse le processus d’anomie, de fragmentation sociale, et de désintérêt pour la chose publique qui, selon lui, touche les démocraties libérales dans le dernier quart du XXe siècle. Illustration de ce phénomène, les États-Unis connaissent une judiciarisation croissante de la vie politique et voient s’étendre une mentalité procédurale dans tous les compartiments de la vie sociale. Taylor estime que ces écueils trouvent leurs origines profondes dans la conception du sujet tel qu’il est envisagé par la tradition libérale dominante en Amérique du Nord. Dans une prose aux accents parfois tocquevilliens, il souligne que le libéralisme, en privilégiant l’idée d’un individu dégagé de ses appartenances culturelles et de ses liens communautaires, a favorisé l’émergence d’une société de citoyens isolés, repliés sur leur sphère privée, et délaissant le bien commun. Face à un libéralisme classique qu’il juge indifférent à la diversité axiologique, Taylor opte donc pour un libéralisme rénové, mâtiné de culturalisme, et plus sensible aux revendications des minorités linguistiques, culturelles et religieuses. Souscrivant à la thèse de Rousseau du caractère artificiel de la séparation de la sphère privée et de la sphère publique (Taylor 1994), il plaide en faveur d’une « politique de reconnaissance » active, autorisant l’État à s’engager en faveur de l’expression des particularismes ethniques, religieux ou culturel dans l’espace public.
Cet impératif de reconnaissance s’articule autour de deux types de politiques multiculturelles. Le premier prend la forme d’une gamme de mesures très large. Il peut s’agir d’une simple exemption aux codes vestimentaires pour des raisons religieuses (le port du casque dans l’armée pour les Sikhs), d’une révision des programmes scolaires impliquant une meilleure prise en compte de l’apport historique des minorités ethniques et religieuses (comme le mois de l’histoire des Noirs enseignés dans certaines écoles publiques en Grande-Bretagne), ou encore de mesures protégeant une langue minoritaire (comme c’est le cas de la charte de la langue française, appelée aussi loi 101, au Québec). Ces mesures à l’intensité graduée obéissent à une même logique : celle de la reconnaissance du caractère distinctif d’un trait culturel ou linguistique, qu’il serait préjudiciable de froisser ou de nier, en raison du principe d’égalité démocratique. Un second type de politiques multiculturelles prend la forme d’un transfert du pouvoir de décision depuis le pouvoir central vers des communautés locales. Contempteur de la « liberté négative » qui conçoit la liberté comme une simple absence d’interférences sur la capacité d’agir des individus (1979), Taylor affirme l’importance pour les citoyens de participer au processus décisionnel et à la vie civique, selon les préceptes de la « liberté positive ». À cet égard, il estime que des institutions reflétant mieux les appartenances culturelles et identitaires des individus, et rompant avec l’aseptisation dans laquelle elles sont, selon lui, cantonnées, seraient susceptibles de bénéficier d’un supplément d’adhésion populaire. Il fait de la participation politique des minorités culturelles et de l’acceptation des différences dans l’espace public un des indicateurs du degré de démocratisation d’une société (2004).
Selon Taylor, le courant philosophique libéral triomphant à la fin du XXe siècle n’est pas suffisamment attentif aux besoins culturels des citoyens. Loin de prôner une subordination de l’individualisme à une quelconque appartenance culturelle, comme le lui reprochent certains de ses détracteurs l’accusant de verser dans le « communautarisme », Taylor s’efforce de montrer que la communauté est essentielle à préserver, justement au nom de l’épanouissement de l’individu. À ce titre, il justifie l’intervention de l’État pour défendre les droits culturels pour répondre à la promesse de l’égalité démocratique.
Will Kymlicka
Le philosophe canadien Will Kymlicka est l’une des figures majeures du multiculturalisme. Ses ouvrages Liberalism Community and Culture (1989), et surtout de La citoyenneté multiculturelle (1995) ont redéfini les termes du débat sur la reconnaissance des identités minoritaires, et ont arrimé la philosophie multiculturelle à la tradition libérale.
L’originalité de sa position tient dans le fait qu’il dépasse l’opposition tranchée entre libéraux et communautariens. En effet, Kymlicka admet la validité de certains arguments des communautariens, notamment lorsque ceux-ci dénoncent la prétention de l’État libéral à se séparer complètement de l’ethnicité et de la culture. Toutefois, il conteste la conception du moi défendu par Alasdair MacIntyre ou Michael Sandel, qu’il juge trop figée, puisqu’elle présente l’individu comme largement déterminé par des contextes sociaux prédéfinis. Kymlicka insiste sur l’importance pour l’individu d’avoir la capacité et la liberté de célébrer, de réviser, et, éventuellement, de rejeter ses liens d’appartenance. Selon lui (et il diffère de Taylor sur ce point) les valeurs et les finalités collectives n’ont pas de statut métaphysique en tant que telles, en dehors de leur importance pour l’individu (Kymlicka 1989). Son objectif consiste à incorporer certains éléments de la critique communautarienne à la doctrine libérale.
L’approche de Kymlicka est basée sur une lecture attentive de l’histoire du libéralisme politique. À plusieurs reprises, il concède aux communautariens que la tradition libérale a bien souvent fait peu de cas de la diversité culturelle (Kymlicka 1995). Chez John Stuart Mill ou Thomas Hill Green, une certaine homogénéité de la communauté nationale est présentée comme une des conditions nécessaires de l’établissement d’une société moderne et de l’exercice de la souveraineté du peuple. Cependant, Kymlicka exhume dans les chapitres 4 et 5 de La citoyenneté multiculturelle un autre versant, moins connu, de la tradition libérale. Il rappelle qu’une frange significative du courant libéral était particulièrement préoccupé par le sort des minorités nationales, estimant même que leur épanouissement devait représenter une préoccupation majeure pour tout État libéral accompli. Ainsi, des penseurs de premier plan, comme Alfred Zimmern et William Neilson Hancock, considéraient que l’Empire austro-hongrois ou la Russie tsariste réservaient un traitement injuste, tantôt assimilateur, tantôt répressif, envers les diverses minorités nationales, et soulignaient que ces pratiques contrevenaient aux principes libéraux.
Prolongeant cette tradition, Kymlicka démontre qu’à notre époque, la fidélité aux idéaux individualistes libéraux implique la prise en compte de l’oppression culturelle. Il propose alors une théorie du droit des minorités entendue comme protection contre les processus de construction nationale. Ainsi, de la même façon que le courant libéral au XIXe siècle a dû répondre aux critiques socialistes pour s’efforcer de pallier l’écart entre « libertés formelles » et « libertés réelles », le libéralisme doit aujourd’hui remédier à l’inégalité entre les différents groupes culturels qui composent la société. C’est parce que l’appartenance à une « culture sociétale » (Kymlicka 2001a) est essentielle pour l’individu, que le libéralisme doit inclure la préservation des droits culturels. Une précision s’impose ici : Kymlicka forge la notion de « culture sociétale » qu’il définit de la manière suivante : « Il s’agit d’une culture concentrée sur un territoire donné, centrée plutôt sur un langage commun utilisé par un large éventail d’institutions, sur des croyances religieuses communes, des coutumes familiales ou des modes de vie personnels. Les cultures sociétales situées au sein d’une démocratie libérale moderne sont inévitablement pluralistes, elles sont composées de chrétiens, de musulmans, de juifs et d’athées ; d’hétérosexuels ainsi que d’homosexuels ; de professionnels urbains ainsi que d’agriculteurs ruraux, de conservateurs et de socialistes. » (Kymlicka, 2001b, p. 25.). En posant cette définition, Kymlicka évite toute conception réifiée de la culture. Pour lui, le multiculturalisme ne consiste pas tant à pérenniser un mode de vie traditionnel, ou à prolonger une ascendance ethnique en particulier, mais plutôt à offrir aux individus un ensemble de modes de vie porteurs de sens, et qui sont d’ailleurs potentiellement soumis à une réévaluation constante de leur part. Le philosophe développe donc un argumentaire individualiste en faveur du droit des minorités, fondé sur l’importance du « contexte de choix ».
Une fois le principe de reconnaissance des identités minoritaires admis, se pose la question de la manière dont les démocraties doivent répondre à la grande hétérogénéité des demandes formulées à travers le monde. En effet, les revendications sont de natures fort diverses, et varient selon le type de groupe qui les émet. Aux États-Unis, les Afro-Américains plaident pour une meilleure représentation dans les médias et les institutions du pays; en Israël les juifs ulra-orthodoxes souhaitent mettre en place un système éducatif distinct du reste de la population; au Canada, des communautés, telles que les Amish ou les Huttonites, exigent que l’État leur permette le maintien d’un mode de vie traditionnel. Comment répondre à la variété de ces requêtes? Pour Kymlicka, la légitimité de celles-ci dépend du contexte socio-historique dans lequel se situe la communauté qui les formule. Soucieux de l’applicabilité de son modèle philosophique, il développe alors un modèle en deux volets : une classification des types de minorités et de droits concernés par le multiculturalisme, et un système de filtrage permettant d’évaluer la compatibilité des demandes identitaires avec les principes du libéralisme.
Le premier type de communautés est désigné par le terme de « minorités nationales ». Il s’agit d’entités politiques jadis indépendantes, mais qui ont été incorporées à un État plus grand suite à une annexion ou à une conquête (Kymlicka 2001a). C’est le cas de l’Écosse, de la Catalogne, du Québec, ou encore des peuples autochtones (comme les aborigènes d’Australie ou les Premières Nations du Canada par exemple). Concentrées sur un territoire précis, ces minorités nationales disposent d’une culture et d’une langue spécifique, et tendent à revendiquer davantage d’autonomie institutionnelle en raison de leurs caractéristiques particulières (2001b). Le deuxième type de groupe qu’identifie Kymlicka sont les « minorités ethniques issues de l’immigration » : les Turcs en Allemagne, les Zainichi au Japon, ou les Chinois aux États-Unis, par exemple. Contrairement aux minorités nationales, celles-ci n’exigent pas un degré d’autonomie politique accrue, mais dénoncent plutôt les obstacles qui les privent d’une participation pleine et entière à la société d’accueil (Kymlicka, 2001b, p. 165.).
Kymlicka envisage également trois types de droits des minorités: les droits à l’autogouvernement, les droits polyethniques et les droits à la représentation spéciale.
Le droit à l’autogouvernement vise particulièrement les minorités nationales. Celles-ci pourraient bénéficier d’une autonomie politique accrue, en disposant de leur propre parlement ou d’un système d’éducation particulier facilitant l’apprentissage d’une langue historique ou de traits culturels distincts. Au Canada, c’est le cas du Nunavut par exemple, territoire crée en 1999, sur lequel les Inuits disposent de leur propre gouvernement autonome, et dont les langues historiques sont reconnues officielles, aux côtés du français et de l’anglais. Les droits polyethniques visent la protection de pratiques religieuses ou culturelles spécifiques. Ils prennent la forme d’un ensemble de mesures destinées à permettre aux membres d’un groupe donné de conserver et de valoriser certains aspects de son héritage culturel, et de lui donner accès à des ressources pour le faire. Parmi les exemples les plus connus, on peut citer un financement public pour le maintien d’activités culturelles (des cours de langues et de culture d’origine pour les immigrés), ou encore une exemption au code vestimentaire sur le lieu de travail pour les personnes de certaines confessions (le port du voile pour les fonctionnaires de confession musulmane). Les droits spéciaux de représentation concernent prioritairement les catégories de la population historiquement discriminées, comme les femmes, les membres de la communauté LGBTQ, et les personnes en situation de handicap. Notons que ces droits peuvent également bénéficier aux minorités nationales ou issues de l’immigration. Kymlicka part du constat que la diversité de la population n’est pas reflétée au sein des institutions démocratiques, puisque les personnes qui y siègent sont souvent de sexe masculin et d’origine européenne. Il entend corriger ce manque de représentativité en instaurant des mesures encourageant une plus grande inclusion en termes de genre et de race. Concrètement, cela s’apparente à une politique de discrimination positive (affirmative action en anglais), ou encore l’instauration de quotas dans les grandes institutions et dans les différents parlements. Cette distinction entre différentes « minorités » (nationales, et issues de l’immigration) auxquelles correspondent un ensemble varié de droits, (autogouvernement, droits polyethniques, et régimes spéciaux de représentation) contraste avec l’idée d’une citoyenneté uniforme. Elle a pourtant pour but d’assurer une égalité réelle entre les citoyens issus de différents groupes sociaux qui composent la société.
Le deuxième pilier du modèle multiculturel proposé par Will Kymlicka concerne la recevabilité des demandes émanant des minorités. Ici, le penseur canadien s’efforce de répondre à une problématique cruciale, soulevée par plusieurs auteurs : les droits culturels risquent d’être instrumentalisés dans le but de limiter les libertés individuelles des membres d’un groupe donné, au nom de la fidélité à la coutume ou au nom de la solidarité communautaire. Mentionnons ici le cas des communautés Amish aux États-Unis, ou juives ultra-orthodoxes en Israël, qui ont mis en place un système éducatif qui cantonnent les jeunes filles à des rôles plus traditionnels que les garçons (Margalit et Halbertal 2004). Des mesures de ce type visant à limiter l’autonomie des individus pourraient donc être adoptées, au nom du multiculturalisme. Conscient de cet enjeu, Will Kymlicka propose de filtrer les demandes des groupes en distinguant ce qu’il appelle les « protections externes » et les « restrictions internes » (Kymlicka 1992). Les « restrictions internes » correspondent à une limitation de la liberté des membres du groupe imposée par les membres dominants de celui-ci, souvent au nom de la cohésion communautaire. L’État ne devrait pas tolérer les restrictions internes, car elles entrent en contradiction avec les droits de la personne. Les individus doivent être libres de rejeter les conceptions du bien dominantes au sein de leur communauté, et de s’écarter de la norme. Il s’agit là d’une barrière stricte posée contre l’empiètement sur les droits individuels. Par exemple, si des leaders communautaires imposent à leurs membres le port d’un vêtement religieux en particulier, ce type de demandes ne doit pas être validée par l’État. Les « protections externes », quant à elles, s’apparentent à des mesures correctrices en faveur des minorités placées dans une situation désavantageuse par rapport à un groupe majoritaire. Par exemple, le fait d’adapter des services publics dans une langue régionale. La logique est que les « protections externes » limitent les inconvénients d’une loi qui reflète la domination de la majorité (ici, l’imposition d’une langue spécifique dans l’espace public) Selon Will Kymlicka, l'État doit tolérer les protections externes, car elles n’entrent pas en contradiction avec les droits de la personne (Kymlicka 1995).
L’État libéral prôné par Kymlicka investit donc le champ de la culture et prend position en faveur des minorités culturelles, au nom de l’égalité entre les individus. Sa volonté de dépasser l’opposition entre libéraux et communautariens débouche sur une mise à jour substantielle du libéralisme, dont il montre la compatibilité avec la notion de citoyenneté différenciée. Il alimente également la réflexion sur le multiculturalisme en proposant une grille d’évaluation permettant de trier la grande variété des demandes des groupes. Le principe de reconnaissance se voit strictement encadré par les bornes du libéralisme politique.
James Tully
À l’instar de Charles Taylor et de Will Kymlicka, James Tully entend repenser les institutions des démocraties actuelles afin de répondre aux demandes d’ordre cultuel et identitaire. Son analyse s’inspire beaucoup de l’expérience des peuples autochtones du Canada (expression qui désigne les différents peuples qui occupaient le territoire avant l’arrivée des colons européens), ce qui s’explique par le fait qu’il a été ancien conseiller et rédacteur à la commission royale d’enquêtes sur les peuples autochtones d’Amérique.
James Tully argue que le manque d’adaptation des sociétés démocratiques actuelles à la diversité puise son origine dans le constitutionnalisme moderne. Par ce terme, il entend une théorie du droit qui accorde un rôle central à la constitution écrite pour garantir les libertés politiques. Cette tendance a eu pour effet de mettre de côté les autres formes d’aménagements politiques et juridiques possibles, notamment celles qui existaient avant la mise en place des États-nations (Tully 1999a). Deux exemples historiques viennent à l’appui de sa démonstration. Le premier concerne le Canada, dont est originaire Tully. La fondation du pays en 1867 a accéléré le processus de colonisation des peuples autochtones qui disposaient jusqu’alors de leurs propres lois. Ces dernières ont été remplacées par l’application systématique du droit constitutionnel d’inspiration européenne, considéré comme étant le seul légitime. Le second exemple concerne les sociétés d’Ancien Régime en Europe. Là encore, les multiples systèmes juridiques qui existaient à l’aube de la formation des États nations ont été remplacés par le « droit moderne ». Les anciennes formes de constitutions coutumières en vigueur dans des communautés locales ou dans des provinces ont été assimilées ou éradiquées, au profit d’un seul système politico-juridique national. La mise en lumière de cette dynamique historique conduit Tully à affirmer que le droit moderne serait devenu le droit « dominant » et le droit coutumier le droit « dominé ».
Tully identifie trois variantes principales du constitutionnalisme moderne: le libéralisme, le communautarisme et le nationalisme. En dépit de leurs différences, ces trois courants ont en commun de privilégier une interprétation des droits politiques qui serait « masculine, européenne et impérialiste », et qui viserait à instaurer une certaine homogénéité du corps social (1999a). Tully s’attarde notamment sur le libéralisme. Il montre que John Locke, considéré par la tradition libérale classique comme le précurseur des droits de l’individu et de la séparation des pouvoirs, tend, de par sa conception de la propriété privée, à légitimer le déplacement et la colonisation des peuples autochtones d’Amérique du Nord (Tully 1993). Dans le chapitre Rediscovering America : The Two Treatises and Aboriginal Rights, Tully souligne que les écrits du philosophe de la Glorious Revolution ont été utilisés par les colons britanniques, puis américains, pour déposséder les terres des peuples autochtones. Les colons ont eu recours au langage du droit de propriété de la terre, ce qui, chez Locke est étroitement associé à la liberté individuelle (1980). Or, les peuples autochtones n’interprètent pas leur rapport à la terre de la même manière : en effet, l’idée qu’un individu (ou même une collectivité quelconque) puisse posséder de manière exclusive une parcelle de terre en vue d’en faire fructifier les ressources dont il sera possesseur est étrangère à leur mode de fonctionnement. Cette conception différente du droit, ajoutée au rapport de force géopolitique favorable aux colons à partir de la fin du XVIIIe siècle en Amérique du Nord, a conduit à ce que les terres autochtones soient accaparées par les colonisateurs d’origine européenne dans un cadre légal.
Tully poursuit sa démonstration en arguant que notre langage politique, hérité des Lumières, utilise un vocabulaire politique propre aux États-nations européens : « nation », « partis politiques », « mouvements sociaux » par exemple. Ces concepts, issus d’une histoire particulière - celle de l’Europe moderne – sont mal adaptés aux autres sociétés, notamment non occidentales, qui disposent de leurs propres traditions politiques. Pourtant, les gouvernements et les administrations à travers le monde continuent de les imposer et de les employer, si bien que notre expérience du politique est façonnée selon une grille de lecture euro centrée. Tully estime qu’il s’agit là d’une limitation de notre manière de concevoir les sociétés humaines : « Nous ne pouvons pas aveuglément accepter comme point de départ le langage et les pratiques politiques [...] hérités des Lumières, comme si ceux-ci étaient incontestablement exhaustifs, universels et légitimes, et ne nécessitaient que quelques mises au point mineures. » (Tully 2008, p. 20).
La version contemporaine du libéralisme n’échapperait pas à cet écueil. De nos jours, les mesures de reconnaissance identitaire se voient limitées par les possibilités du langage constitutionnel moderne. Des notions telles que « propriété », « peuple », ou « constitution » sont chargées normativement et servent à interpréter les requêtes provenant des groupes minoritaires autochtones à travers le monde : au Canada, mais aussi en Australie, en Bolivie, ou au Brésil. Leurs demandes passent ainsi à travers le filtre du constitutionnalisme moderne qui les traduit dans un langage juridique différent de celui dans lequel elles ont été formulées initialement. Ce processus engendre bien souvent une déformation de leur signification originelle. Par exemple, une revendication émise par un peuple autochtone qui voudrait avoir accès à certaines ressources (poisson, gibier) est catégorisée comme une demande de propriété territoriale. En effet, en droit moderne, accorder un droit de pêche et de chasse spécifique suppose que l’on définisse préalablement un territoire sur lequel ce droit puisse être exercé. Pourtant, chez la plupart des peuples autochtones canadiens, il n’est pas nécessaire qu’une ressource soit possédée pour qu’elle puisse être utilisée. Il n’est pas nécessaire non plus de définir la relation à la nature par la notion de propriété privée ou publique. Ce droit coutumier s’apparente à une « convention » tacite en vigueur au sein d’une population, et sa logique diffère donc sensiblement du droit civil d’origine européenne. Ainsi, pour Tully, comme pour les autres penseurs du multiculturalisme, le libéralisme actuel, de par le vocabulaire politique qu’il utilise, limite étroitement les minorités ethniques, culturelles et linguistiques dans la gestion de leurs affaires internes.
Tully entreprend alors de corriger les biais monistes qu’il perçoit dans le constitutionnalisme moderne, et esquisse les grandes lignes d’un projet qui permettrait d’articuler les droits individuels, l’égalité des citoyens, et le multiculturalisme. Pour ce faire, il estime que trois écoles de pensée (le postmodernisme, le féminisme et l’interculturalisme) sont propices à une meilleure prise en compte de la diversité culturelle. Sa solution consiste à démocratiser davantage les institutions en incluant un maximum de citoyens dans le processus de décision politique. Il vise particulièrement la constitution, qui est « le seul domaine de la politique moderne qui n’a pas été démocratisé au cours des trois cents dernières années » (2008). Selon lui, elle ne permet pas une réelle implication des citoyens, et pour cette raison, s’apparente à une « camisole de force » (Tully 1999b, p.5) plutôt qu’à un « arbre vivant » (Tully 2014a). À l’opposé de cette tendance, Tully plaide pour un « constitutionnalisme démocratique », qui permettrait de modifier plus aisément les modalités d’association entre les différents groupes culturels qui composent la société. Il entend ainsi limiter les conditions de la domination et de la tyrannie en organisant un système de stratégies de confrontation (Nichols et Singh 2015).
Plus précisément, Tully propose alors de mettre en place trois conventions (de reconnaissance mutuelle, de consentement et de continuité) qui serviront de feuille de route pour négocier un « constitutionnalisme commun » adapté aux sociétés diversifiées (1999a).
La « reconnaissance mutuelle » (mutual recognition) renvoie à la reconnaissance juridique des différentes cultures présentes sur un territoire donné, et pas seulement des nations minoritaires. Tully a en tête la manière dont les premiers administrateurs britanniques traitaient avec les Amérindiens, avant que le rapport de force démographique et militaire ne bascule en faveur des colons. Un des éléments déterminants de la réussite de ces interactions initiales résidait, selon Tully, dans la manière dont les deux camps devaient être attentifs à la manière dont l’autre se définissait et utilisait des concepts issus de sa propre tradition de pensée. Il propose de s’orienter vers une architecture institutionnelle permettant d’articuler les différentes formes de reconnaissance, parfois de manière ad hoc, en fonction des contextes nationaux et des communautés historiques concernées. Cette solution permettrait de mieux répondre au caractère fluctuant des identités culturelles. Il ne s’agit donc pas d’imposer un métalangage libéral ou national qui s’imposerait à toutes les parties, mais, bien au contraire, d’instaurer un processus dialogique menant à une compréhension mutuelle (Tully 2014b). La « convention de consentement » (convention of consent) peut se résumer par la locution latine utilisée en droit romain : quod omnes tangit ab omnibus comprobetur, que l’on peut traduire par : « ce qui touche tout le monde devrait être approuvé par tout le monde ». Notons que cet argument du consentement des gouvernés occupe une part importante du Second Traité du gouvernement civil, de John Locke. Dans la version du multiculturalisme que propose Tully, il s’agit d’une forme de consentement mutuel par lequel les différents groupes culturels et les minorités nationales sont parvenus à s’accorder sur des principes partagés qui ont force de loi. Ce n’est pas au législateur ou aux universitaires de définir les groupes selon un processus vertical : cela doit plutôt être décidé par l’ensemble des personnes concernées et des groupes subalternes, en facilitant leur investissement dans la sphère publique. Enfin, la « convention de continuité » (convention of continuity) garantit les droits culturels. Les groupes de citoyens se réclamant d’une tradition particulière (linguistique ou religieuse par exemple) ont le droit d’exiger de l’État les moyens institutionnels de préserver celle-ci à travers le temps. Dans le cas canadien, cela implique de reconnaître la légitimité des peuples autochtones et des Québécois de conserver un mode de gouvernement qui existait avant la conquête britannique. On le voit, avec ces trois conventions, Tully souhaite élargir notre compréhension de la citoyenneté, afin d’y inclure des formes de gouvernance et de « pratiques négociées » (Tully 2008b).Concrètement, cela s’apparente à un fédéralisme asymétrique dans lequel l’autogouvernement de certains groupes est possible. En effet, le fédéralisme, dans sa tradition de subsidiarité et de construction par le bas, apparaît ici comme une forme particulièrement adaptée à l’aménagement de l’autonomie politique dans les sociétés plurinationales et multiculturelles.
Ainsi, alors qu’en Europe et aux États-Unis, le multiculturalisme est fréquemment associé aux débats relatifs à l’immigration, l’œuvre de James Tully nous conduit vers d’autres rivages, ceux de l’autogouvernement et de la souveraineté des peuples autochtones d’Amérique du Nord. Son analyse reste néanmoins pertinente pour penser des formes de multiculturalisme à adopter dans d’autres contextes nationaux. Tully fait fréquemment référence à L’Esprit de Haida Gwaii, grande sculpture représentant diverses créatures embarquées dans un canoë et pagayant ensemble. Cette œuvre réalisée par l’artiste canadien Bill Reid constitue selon lui une métaphore pour un modèle de société unifiée et diverse. Les membres bigarrés de l’équipage (animaux sauvages et créatures mythiques) sont amenés à collaborer en dépit de leurs différences pour faire avancer le navire. Au-delà du cas canadien, c’est à ce défi que sont confrontées l’ensemble des démocraties libérales.
Les critiques du multiculturalisme
De nombreux auteurs ont contesté les fondements théoriques et philosophiques du multiculturalisme, en pointant du doigt les effets supposément néfastes de celui-ci dans les pays où il a été implanté. Ici, notre but n’est pas de faire l’inventaire de ces critiques, mais plutôt de mentionner les plus marquantes, celles qui ont suscité le plus de débats, à la fois dans le milieu universitaire, et dans la sphère médiatique.
La critique féministe du multiculturalisme
Le multiculturalisme a suscité de vives controverses parmi les auteures féministes. Si une partie d’entre elles ont soutenu les principes des droits culturels au nom de la lutte contre les mécanismes de domination, d’autres se sont montré plus inquiètes quant aux effets pervers des politiques multiculturelles. La féministe néo-zélandaise Susan Moller Okin a fourni la version la plus élaborée de cet argument dans son ouvrage Is Multiculturalism Bad for Women (1999). Son argumentation peut être résumée en trois points principaux.
Premièrement, elle souligne que l’immense majorité des cultures traditionnelles est patriarcale, et justifie la subordination des femmes en s'appuyant sur une interprétation conservatrice de la culture du groupe (Okin 1998). Dès lors, les politiques de reconnaissance identitaires qui visent à préserver les cultures minoritaires, auraient tendance à favoriser les traditions hostiles à l’émancipation des femmes. Ceci se vérifie si l’on s'attarde sur le type de demandes effectuées par les différents groupes culturels et religieux à travers le monde. Le chercheur Sebastian Poulter a montré que dans de nombreux cas, les réclamations portées concernaient un traitement différencié pour les femmes: polygamie, mariages forcés, excision, lois sur le divorce (Poulter 1987). Rares sont les partisans du multiculturalisme à avoir défendu ces pratiques, mais la volonté de préserver l’authenticité d’une culture donnée peut créer les conditions d’une instrumentalisation par des éléments réactionnaires située en son sein. La thématique des tribunaux musulmans a notamment été au cœur de vives controverses en Inde, en Indonésie, mais aussi dans plusieurs pays occidentaux, comme en Allemagne et en Grande-Bretagne. Accorder la possibilité aux groupes religieux de gérer les questions de mariage de divorce, au nom du maintien de la fidélité à des pratiques ancestrales, aboutirait à un traitement inégal envers les femmes. En effet, la loi religieuse est souvent moins équitable que la loi civile en ce qui concerne la répartition des biens en cas de séparation ou de divorce.
Deuxièmement, l’interprétation de la tradition est rarement sujette à une délibération sur une base démocratique au sein des groupes: ce sont bien souvent, les membres les plus âgés qui sont chargés de la définir unilatéralement, parfois même de l'imposer (Okin 1998, Shachar 2011). Les individus qui cherchent à maintenir la tradition sont considérés comme de loyaux défenseurs de la communauté, tandis que ceux qui souhaitent une évolution sur le plan des mœurs, vers un sens plus féministe par exemple, sont désignés comme des traîtres cherchant l’assimilation à la société occidentale dominante. Sur ce point, l’historienne syrienne Yvonne Yazbeck Haddad démontre que, dans le cas des cultures pakistanaise ou jordanienne, les femmes sont perçues comme des agents importants du maintien de la culture musulmane traditionnelle et, à cet égard, sont identifiées par les franges les plus conservatrices de la société comme devant se tenir à l’écart des idées féministes, perçues comme une importation de l’Occident (Haddad 1998). Dès lors, des droits culturels peuvent être utilisées pour instaurer dans la législation une orthodoxie religieuse visant à limiter l’autonomie des femmes au nom de la culture.
Troisièmement, Okin conteste le système de « protections externes / restrictions internes » proposé par Will Kymlicka. Elle estime notamment que ce dernier ne tient pas compte du fait que la subordination des femmes s’exerce avant tout dans la sphère privée. Certains leaders communautaires pourront très bien prétendre adopter une politique égalitaire, passant ainsi le filtre proposé par Will Kymlicka, mais appliqueront, en privé, des mesures inégalitaires : par exemple, un système éducatif genré, dans lequel les filles et les garçons ne suivent pas la même formation, comme c’est le cas dans la communauté ultra-orthodoxe en Israël (Tamir 1999). Notons qu’il s’agit ici d’un argument féministe classique : la politique ne se limite pas à la sphère publique et au gouvernement, elle régit tous les aspects de notre existence, y compris nos vies personnelles. Les injustices systémiques et les oppressions se produisant derrière des portes closes, envisager l’instauration de droits culturels en faveur des groupes implique donc de s’inquiéter de l’instrumentalisation qui peut en être faite auprès des membres vulnérables de ces groupes dans la sphère privée.
Selon Okin, le multiculturalisme peut donc avoir l’effet inverse de celui qui est escompté: au lieu d'engendrer une plus grande justice sociale, il donne le pouvoir aux éléments privilégiés, souvent des hommes mûrs, chargés de veiller au maintien d'une tradition hostile à la diversité des interprétations sexuelles et des choix de vie. Le maintien des cultures traditionnelles ne doit ainsi pas servir de prétexte à l'oppression des femmes.
Plusieurs auteures féministes se sont opposées à la position défendue par Susan Okin. Citons ici les travaux d’Azizah Al-Hibri (1999), de Monique Deveaux (2010), d’Anne Phillips (2007), d’Ayelet Shachar (2001), ou encore de Sarah Song (2001). Notre intention ne consiste pas à résumer la grande richesse de ces débats, dont les ramifications sont à la fois théoriques et sociologiques. Mentionnons toutefois brièvement que ces auteures ont en commun de souligner qu’il est contre-productif d’opposer le droit des femmes et les droits culturels, car cela poserait un dilemme aux femmes issues des minorités ethniques et religieuses qui auraient alors l’impression de devoir choisir entre deux biens politiques auxquels elles sont attachées. Il serait donc nécessaire de concilier le féminisme et le multiculturalisme. Ayelet Shachar est probablement celle qui est allée le plus loin dans la volonté d’articulation, en proposant une « gouvernance jointe » entre l’État et la communauté d’appartenance sur des questions comme le mariage et le divorce (2001).
La critique libérale du multiculturalisme
Alors que Will Kymlicka s’est efforcé de démontrer la compatibilité des droits culturels avec les principes du libéralisme, plusieurs auteurs ont au contraire estimé que le multiculturalisme représentait une trahison de la pensée libérale classique. C’est notamment le cas de Brian Barry, théoricien politique d’origine britannique, qui a longtemps enseigné à l’université de Columbia, à New York. Trois éléments sont à relever.
Le premier est théorique. Barry reproche aux défenseurs du multiculturalisme de s’appuyer sur une vision déterministe et exagérément située du sujet, et, ce faisant, de reproduire le schéma de pensée des figures majeures des traditions conservatrice et réactionnaire. Il souligne dans de nombreux passages de son ouvrage Culture and Equality, An Egalitarian Critique of Multiculturalism (2002) que la célébration des particularismes et l’insistance sur le caractère contextuel et historique des valeurs morales rappelle les écrits d’Edmund Burke, de Jacques de Bonald et de Joseph de Maistre. À des degrés divers, ces penseurs reprochaient aux philosophes des Lumières leur promotion d’un individu abstrait, dégagé de tout affect et de tout sentiment d’enracinement communautaire, soit les mêmes attaques formulées par les communautariens envers Rawls. Cette ligne d’argumentation débouche nécessairement, selon Barry, à remettre en cause l’universalisme et l’égalité, eux aussi rapidement identifiés à une tradition culturelle particulière, et, à ce titre, relativisés. Cela a des conséquences concrètes : à l’instar de Susan Okin, Barry s’alarme de la manière dont les politiques de reconnaissance peuvent être instrumentalisées en vue d’instaurer des mesures discriminatoires et inégalitaires envers les membres les plus vulnérables des groupes.
Son deuxième argument est relatif à sa vision de la culture. Le désaccord fondamental entre Barry et les penseurs du multiculturalisme réside dans leur conception différente de l’appartenance culturelle dans la conscience du sujet. Pour les multiculturalistes celle-ci structure cognitivement l’individu depuis son plus jeune âge. Prendre au sérieux l’égalité amène à tenir compte des formes de domination culturelle qui traversent l’espace public. Pour Barry en revanche, l’appartenance culturelle relève du libre choix de l’individu, et à ce titre, ne doit pas faire l’objet d’une reconnaissance de l’État dans la sphère publique. Selon lui, l’idée d’une citoyenneté différenciée, que ce soit selon des critères de la race, du genre, de la religion, a toujours correspondu à un traitement injuste et inégalitaire, et il craint qu’une telle division amène la résurgence de nationalismes ethniques. Ici, Barry vise explicitement la catégorisation des groupes en fonction de droits spécifiques, proposée par Will Kymlicka. Face à ce qu’il estime être une dérive, il propose un retour à la privatisation des cultures, assortie de la liberté d’association et de la garantie d’un cadre libéral. Un exemple permet d’illustrer ce désaccord. Barry prend le cas, fréquemment débattu dans la littérature sur le multiculturalisme, des hommes de confession sikhe, que la croyance religieuse pousse à être coiffés d’un turban en toutes circonstances, ce qui les amène à demander une exemption pour le port du casque sur les véhicules à deux roues. La plupart des auteurs multiculturalistes estiment qu’une exemption est légitime, au nom de la liberté de religion et de la non-discrimination. Barry s’oppose à cette interprétation : il affirme que le port du casque obligatoire a un but d’intérêt public légitime : celui de prévenir la sécurité des citoyens en limitant les dégâts dus à des accidents potentiels, les Sikhs ont le même droit que tout le monde d’utiliser une moto, mais si leur religion les en empêche, ce n’est pas à l’État de trouver un accommodement. L’adhésion à la religion sikhe est le résultat d’un choix personnel, non un attribut inné de l’individu. Deux biens sont ici en concurrence : la sécurité d’une personne et la croyance religieuse. Pour Barry, le premier bien l’emporte sur l’autre, car la croyance religieuse n’est pas menacée par une loi s’appliquant de manière uniforme.
Le troisième argument est relatif à la redistribution des richesses. Brian Barry estime que l’insistance sur les politiques multiculturelles et sur la préservation des identités minoritaires constitue un détournement par rapport à la véritable source d'injustice sociale, qui est le système capitaliste (Barry 2002). Une meilleure redistribution des revenus et un État social plus fort comblerait à la fois le fossé racial et le fossé entre les plus fortunés et les plus démunis. Or, dans une analyse qui sera prolongée plus tard par Walter Benn Michaels (2006), Brian Barry estime que, depuis la chute du communisme et la fin de l’Union Soviétique, l’idée d’une réforme économique ambitieuse visant à redistribuer les richesses s’est effritée. La gauche, notamment aux États-Unis, aurait renoncé à s’attaquer véritablement aux inégalités économiques, et se serait convertie peu à peu à l’idéologie néolibérale. Une telle évolution impliquerait une acceptation des règles du libre marché, une diminution du rôle de l’État, et un virage en faveur de la promotion des mouvements célébrant les particularismes identitaires. Cette valorisation des différences ethniques et culturelles peut potentiellement diviser les groupes marginalisés au détriment d’une lutte sociale commune.
Brian Barry souligne avec ironie que les penseurs se définissant comme progressistes reprennent, bien qu’ils s’en défendent, les thèses des auteurs phares de la pensée conservatrice. Son but consiste à montrer que l’engagement en faveur de l’égalité est incompatible avec la promotion des droits culturels et du droit des groupes. Face à ce qu’il considère comme des dérives, il défend une citoyenneté égale et indifférenciée, assortie d’un État-providence fort, assurant un minimum d’éducation, et de protection sociale.
La critique du multiculturalisme par un penseur aussi influent que Brian Barry a donné lieu à d’ardents débats dans le milieu universitaire, poussant les partisans des droits culturels à clarifier leurs positions sur le sujet. À cet égard, l’ouvrage collectif dirigé par Paul Kelly (2002), dans lesquels les théoriciens du multiculturalisme répondent à Brian Barry, et qui s’achève par une conclusion de l’intéressé, permet de retracer précisément les désaccords entre les deux parties. Notons que les promoteurs du multiculturalisme s’y défendent contre l’accusation de conservatisme portée par Barry. Ils répondent qu’une conception située du sujet, loin de remettre en cause l’universalisme et l’égalité, est, au contraire indispensable pour tenir compte des formes de domination d’ordre culturel, et in fine, pour redéfinit le libéralisme dans un sens plus inclusif. D’ailleurs, en dépit d’une critique philosophique sophistiquée, Barry lui-même semble défendre des positions très proches du multiculturalisme lorsque l’on examine ses propositions concrètes en matière de politiques publiques : en effet, il soutient la discrimination positive, des programmes sociaux à destination de certaines communautés désavantagées, des exemptions au port d’un uniforme dans l’administration (bien qu’à certaines conditions), et même des formes d’autogouvernement pour des minorités nationales (Levy 2004, Preiss 2009). Concernant l’opposition supposée entre le multiculturalisme et la redistribution des richesses, pointée du doigt par Barry, il est à souligner que la littérature sur le sujet semble là aussi plus nuancée. Si certains auteurs démontrent une plus grande difficulté à créer un sentiment d’appartenance commun dans les sociétés ethniquement hétérogènes, qui nuirait aux politiques de redistribution (Alesina et Glaeser 2010), d’autres estiment que cet argument ne se vérifie pas empiriquement (Kymlicka et Banting 2006). Sur ce point, il apparait donc que Barry lance le débat plutôt qu’il ne le clôt.
La critique conservatrice du multiculturalisme
Le politologue américain Samuel P. Huntington fait partie des contempteurs les plus connus du multiculturalisme. Sa critique, d’inspiration conservatrice, n’est pas d’ordre philosophique, puisqu’elle se veut basée sur une analyse de la nouvelle donne géopolitique qui émerge à la fin du XXe siècle. Nous choisissons néanmoins de l’aborder ici car elle a été abondamment discutée dans les milieux universitaire et médiatique.
Dans son ouvrage Le choc des civilisations (1996), Huntington entend répliquer à la thèse de son collègue Francis Fukuyama (Fukuyama 1992). Ce dernier prévoyait qu’après la fin de la guerre froide, le monde verrait à l'émergence progressive d'un consensus mondial autour des principes de la démocratie libérale et de l'économie de marché. Selon cette analyse, parfois qualifiée de « fin de l’histoire », la progression des principes démocratiques au cours des années 1980-1990 dans des pays jusqu’alors dirigés par des régimes autoritaires (l’Europe de l’Est et l’Amérique latine notamment), laissait présager la fin des conflits idéologiques d’envergure qui avaient marqué le XXe siècle. Huntington s’oppose à ce diagnostic optimiste. Il affirme que le XXIe siècle verra la naissance d’un nouveau type de conflit, basé sur la résurgence des identités nationales, ethniques et religieuses. Ces antagonismes prendront leurs racines profondes par des rivalités ancestrales entre différentes zones culturelles qui se partagent la planète, et qu’il nomme « civilisations ». Emboitant le pays à des auteurs comme Arnold Toynbee et Fernand Braudel, Huntington distingue huit grandes civilisations, chacune s’ancrant dans une religion particulière qui a façonné un système de croyances et une organisation sociale propres : les civilisation chinoise, japonaise, indienne, islamique, occidentale, latino-américaine, orthodoxe, et africaine (Huntington 1993). Chacun de ces civilisations comporte en son cœur un (parfois deux) pays phare, ayant joué un rôle historique déterminant, ainsi que des nations périphériques. Par exemple, la civilisation chinoise inclut les nations comme la Corée, le Vietnam et les Philippines, historiquement dominées par la Chine. Les frontières entre les civilisations correspondent à des fractures historiques anciennes: la démarcation entre les civilisations occidentale et orthodoxe remonte au XIe siècle, et puise même ses racines dans l’Antiquité tardive.
Huntington souligne que le processus de modernisation des différents pays ne s’accompagne pas nécessairement d’une convergence idéologique avec l’Occident, mais, au contraire, d’un renouveau de leur sentiment d’appartenance à une sphère civilisationnelle distincte (Huntington 1996). Ainsi, les différentes civilisations s’inspirent de la technique et des savoirs scientifiques occidentaux, mais n’épousent pas pour autant ses valeurs, comme l’individualisme, l’État de droit ou la séparation entre le spirituel et le temporel. Se posant en porte à faux vis-à-vis de la plupart des analystes de son époque, Huntington souligne que les civilisations russe, chinoise et musulmane vont suivre une voie de modernisation distincte, qui les amènera à rejeter certaines valeurs importantes aux Occidentaux, voire à s’opposer à eux. En 1996, il prévoit la montée en puissance d’une Chine nationaliste rivale des États-Unis, d’une Russie revancharde qui rejette le modèle libéral, d’une Turquie réaffirmant son identité musulmane, ainsi que des tensions identitaires liées à l’immigration en Occident… À la lumière de ce bouleversement des rapports de force, Huntington formule deux recommandations. Premièrement, il estime que l’Occident doit s’abstenir d’intervenir militairement dans des zones géographiques appartenant à des civilisations différentes pour imposer des valeurs qui lui seraient spécifiques, comme la démocratie et l’état de droit. La seconde recommandation nous intéresse plus particulièrement : Huntington estime que les pays occidentaux doivent éviter de mettre en place des politiques multiculturelles, essentiellement pour trois raisons.
Premièrement, il estime que la multiplication des cultures au sein d’un même État, soutenues par des politiques publiques comme le prévoit le multiculturalisme, peut constituer un vecteur de division et d’instabilité pour le corps social. Le multiculturalisme favoriserait les allégeances multiples, et encouragerait des segments entiers de la population à se distinguer de la société majoritaire (Huntington 2004a). Ce processus de fragmentation serait accentué par le fait que les partisans du multiculturalisme, très présents dans les universités et dans les médias, véhiculeraient une vision binaire et caricaturale de l’histoire, prenant la forme d’une célébration naïve et moralisante des cultures minoritaires perçues comme systématiquement victimes d’un Occident prédateur. Prenant l’exemple de l’Europe, il souligne qu’une identité musulmane réinventée et fantasmée pourrait servir de refuge à une partie de la population immigrée, et devenir le fer de lance d’une opposition à l’Occident, dont le mode de vie sécularisé et la libération des mœurs sont perçus comme décadents et moralement répréhensibles.
Deuxièmement, il affirme que le courant multiculturel a pour conséquence de diminuer la place de la culture anglo-protestante aux États-Unis, à la fois dans l’éducation, dans les médias, et dans l’industrie du divertissement, au profit des cultures d’origine non-européenne. Or, Huntington entend démontrer que la prospérité des États-Unis n’est pas fortuite, mais qu’elle plonge justement ses racines dans un ensemble de caractéristiques culturelles issus de la culture anglo-protestante dominante: ainsi, le respect de l’état de droit, l’éthique du travail, et la séparation des pouvoirs y ont connu une forme particulièrement aboutie, et ont nourri les institutions du pays. Les vagues successives d’immigrants, de diverses origines, se sont progressivement assimilées à cette culture (Huntington 2004b). Se détourner du modèle assimilationniste en faveur d'une politique multiculturelle visant à perpétuer les cultures minoritaires contribuerait à faire reperdre aux États-Unis une des clés de son succès : la mentalité et la culture spécifique de sa population.
Huntington se place sur un terrain radicalement différent des philosophes du multiculturalisme évoqués plus haut dans ce texte. Alors que ceux-ci usent du registre éthique et philosophique, Huntington se base sur un argumentaire qu’il veut naturaliste et réaliste : il insiste sur les rapports de forces démographiques, sur le jeu des puissances, et sur les tensions potentielles entre les groupes ayant des visions du monde et des valeurs opposées. Selon lui, l’Occident démographiquement en économiquement fragilisé, doit s’efforcer de maintenir une cohérence et une cohésion interne. À ce titre, les politiques multiculturelles présenteraient le risque d’une fragmentation sociale et d’une multiplication des allégeances, doivent être évitées.
L’œuvre de Samuel Huntington a donné lieu à de nombreuses controverses. On lui a notamment reproché sa conception essentialiste de la culture (Ash 2002), ou encore sa vision orientaliste de l’islam (Haddad et Esposito 1998). La pertinence du concept de civilisation comme catégorie explicative des relations internationales a également été contestée (Mungiu-Pippidi et Mindruta 2002). Il apparait que les arguments avancés par Huntington pour justifier son argumentation ne reposent pas sur des analyses empiriques fouillées, mais plutôt sur une série des intuitions. En cherchant à tester ses hypothèses, le politologue Jonathan Fox a montré que les facteurs expliquant les conflits à travers le monde restent la discrimination, les inégalités économiques et le degré de démocratisation d’un État. La variable culturelle ne semble pas jouer un rôle déterminant (Fox 2022). Concernant sa critique du multiculturalimse, l’idée que la multiplicité des cultures au sein d’un même État conduise à la fragmentation de la société, est affirmée plus que démontrée. La littérature universitaire sur le sujet dresse un constat plus ambivalent. Si plusieurs auteurs soulignent effectivement qu’une diversité ethnoculturelle accrue au sein d’une population donnée tend à accroitre la méfiance – voire l’anomie - entre les citoyens (Benos et Kammas 2023, Collier 2015, Dinesen et Sønderskov 2015, Koopmans et Veit 2014, Putnam 2000), d’autres estiment qu’il n’existe pas de corrélation significative entre les deux (Kymlicka et Banting 2006, Sturgis et al. 2011).
Conclusion : la fin du multiculturalisme?
Depuis la fin des années 2000, de nombreux universitaires et commentateurs politiques ont diagnostiqué la « mort du multiculturalisme » (Joppke 2017). Celui-ci est accusé de « créer des ghettos », « d’encourager la ségrégation », voire de fournir un terreau favorable au terrorisme. Les discours de David Cameron, d’Angela Merkel et de Nicolas Sarkozy en 2010-2011, soulignant chacun « l’échec » et les « erreurs » du multiculturalisme, représentent le point culminant de cette désaffection. Plusieurs travaux ont montré que ce rejet du multiculturalisme se traduit par un retour à des politiques assimilationnistes (Orgad 2015, Vertovec et Wessendorf 2010), par une multiplication des tests d'intégration pour les immigrés (Koopmans 2013, Vasta 2007), ainsi que par une critique accrue de ce terme dans la sphère publique (Hewitt 2005, Ryan 2010). Toutefois, d'autres auteurs tendent à nuancer ce constat d’un recul du multiculturalisme. Plusieurs recherches ont montré qu’en dépit d’un discours politique et médiatique de plus en plus hostile, on ne noterait pas de déclin des politiques publiques multiculturelles. Celles-ci se maintiendraient dans la très grande majorité des pays les ayant adoptées (Kymlicka et Banting 2012, Mathieu 2018). D’autres recherches constatent qu’au niveau municipal, pour des raisons pragmatiques, les droits culturels, les mesures de reconnaissance symboliques et les accommodements seraient négociés de manière tacite et informelle, entre le pouvoir politique local et les représentants des différentes communautés ethniques et religieuses (Ambrosini et al, 2015, Good et al. 2014, Fourot 2015, Korteweg et Triadafilopoulos 2013, May 2023). Dans ces deux cas, il existerait par conséquent un écart entre le discours public, très critique envers multiculturalisme, et la réalité des pratiques adoptées par les États, à la fois au niveau local et national.
Au-delà des controverses et des agitations inhérentes au théâtre médiatique, il convient de replacer le multiculturalisme dans une trame socio-historique longue. Comme nous l’avons relevé plus haut, il s’inscrit dans le mouvement général d’individualisation et d’égalitarisation des conditions, enclenché depuis le début de la modernité, tel qu’identifié notamment par Alexis de Tocqueville. Ainsi, l’idée que les individus bénéficient de droits culturels complémentaires aux droits de la personne, que les institutions doivent refléter - au moins partiellement - la diversité ethnique de la population, et que les majorités exercent une forme d’oppression implicite sur les minorités linguistiques ou culturelles, sont des idées qui ont graduellement gagné en popularité dans nos sociétés, au-delà du cercle des partisans déclarés du multiculturalisme. Si le terme lui-même suscite, il est vrai, des réserves, le contenu normatif auquel il se réfère emporte aujourd’hui l’adhésion d’une grande partie des citoyens, au point d’être intégré au corpus de principes que sont tenues de respecter les démocraties libérales. Ajoutons à cela que les démographes et les politologues prévoient une augmentation des mouvements migratoires dans les décennies à venir, du fait de multiples facteurs allant du réchauffement climatique aux inégalités mondiales. Ceci laisse supposer que la diversité ethnique, culturelle et religieuse à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés va s’accroître au XXIe siècle. Ainsi, les États et les gouvernements devront de plus en plus tenir compte de ces différences dans les institutions, et s’écarter de l’idée d’une citoyenneté homogène et indifférenciée. De ce point de vue, l’étude des auteurs qui ont pensé théoriquement les bases du multiculturalisme restera incontournable.
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