Théodicée (GP)

Comment citer ?

Lemetayer, Anne (2024), «Théodicée (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/

Résumé

Si Dieu existe, pourquoi le mal ? En effet, si Dieu existe, qu’il a tout créé, et qu’il est tel qu’on le dit, c’est-à-dire parfait, tout-puissant, omniscient, bon, alors il semble qu’il ne devrait pas y avoir de mal. Cette question, posée aussi bien par les athées sur un ton de défi que par les croyants plongés dans la détresse, a fait l’objet de nombreux écrits philosophiques et théologiques. La théodicée est une réponse philosophique et/ou théologique au grave problème du mal. Une théodicée classique soutiendra que Dieu est bon et tout-puissant malgré l’existence effective du mal. Elle recherchera les raisons que Dieu peut avoir de permettre le mal. De nombreuses voies ont été explorées par les auteurs de théodicée, tantôt spéculatives, tantôt pratiques. Certaines théodicées considèrent qu’il faut réviser notre conception de Dieu (par exemple en discutant ce qu’on entend par « tout-puissant », voire en refusant à Dieu la toute-puissance). Mais, dans tous les cas, la théodicée parvient-elle à apporter une réponse satisfaisante à ce terrible problème existentiel ?

Définition de la théodicée

Le mot théodicée est forgé en 1710 par le philosophe allemand Leibniz à l’occasion de ses Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal. Formée de deux mots grecs (theos : Dieu, et dikê : justice), la théodicée signifie littéralement « la justice de Dieu ». Par quoi l’on peut entendre soit le procès qui est fait à Dieu où on l’accuse d’être l’auteur du mal dans le monde, soit la justification de Dieu qui est déployée pour le défendre face à ces accusations. En ce cas, elle est un discours philosophique ou théologique dans lequel l’auteur se fait l’avocat de Dieu et prend sa défense.

Le problème du mal

Mais de quoi Dieu aurait-il besoin d’être défendu ? Prenons un exemple historique : Martin Luther King était un pasteur afro-américain. Toute sa vie, il a lutté de façon non-violente pour les droits civiques des Afro-américains. Il a d’ailleurs reçu le prix Nobel de la paix en 1964. Le 4 avril 1968, il meurt assassiné. Voilà un homme qui croit en Dieu et qui a consacré sa vie à une juste cause. Pourquoi Dieu ne l’a-t-il pas protégé ? Ne pouvait-il pas faire en sorte que la balle le rate ? Ou qu’elle le blesse mais ne le tue pas ? Ou que son assassin ait un accident avant de passer à l’acte ?

Si Dieu existe et qu’il est parfaitement bon et tout-puissant, alors il semble qu’il ne devrait pas y avoir de mal. Or, le mal existe. Le philosophe Lactance, dans La colère de Dieu, présente le problème du mal en évoquant quatre possibilités qui mènent chacune à une impasse (un tétralemme) : 1- soit Dieu veut supprimer le mal mais ne le peut pas, donc il est faible, ce qui ne correspond pas à l’idée que l’on s’en fait ; 2- soit Dieu peut supprimer le mal mais ne le veut pas, dont il est malveillant, ce qui ne correspond pas non plus à l’idée qu’on se fait de Dieu ; 3- soit Dieu ne peut pas ni ne veut pas supprimer le mal, il est donc à la fois faible et malveillant, donc ce n’est Dieu ; 4- soit il veut et il peut supprimer le mal : mais dans ce cas, pourquoi y a-t-il du mal ?

Les réponses possibles, dont la théodicée

Pour l’athée, une seule conclusion s’impose : puisque le mal existe, Dieu n’existe pas. Ou, du moins, il n’est ni bon ni tout-puissant.

Si l’on croit en Dieu, plusieurs options s’offrent à nous. On peut adopter une réponse fidéiste : l’esprit humain est trop limité pour saisir les raisons de Dieu. C’est donc par la foi que nous affirmons que Dieu est bon et tout-puissant. Cette réponse évite cependant de se confronter au problème, puisqu’elle n’apporte aucune explication.

Une autre réponse serait d’affirmer soit que le mal est une illusion, soit que Dieu n’est pas parfaitement bon ou tout-puissant. On peut ainsi soutenir que deux puissances égales sont à l’œuvre dans le monde : le Bien et le Mal. Dieu, le Bien, lutte contre le Mal. Dieu n’est donc pas tout-puissant. C’est la position du manichéisme. Cette réponse dissout le problème plutôt qu’elle ne le résout, en renonçant à l’un des ses éléments (la toute-puissance, la bonté, ou la réalité du mal).

La théodicée classique, quant à elle, veut tenir à la fois que le mal existe, et que Dieu est parfaitement bon et tout-puissant. Il lui faut donc expliquer pour quelles bonnes raisons Dieu permet que le mal existe. Ces explications justifieront Dieu, ainsi lavé de l’accusation d’être faible, malveillant ou injuste. Il existe une multitude de théodicées. Nous les classons en deux catégories en fonction de leur destinataire : si elles s’adressent aux philosophes athées, alors elles sont spéculatives ; si elles s’adressent aux victimes croyantes, elles sont pratiques.

Les théodicées spéculatives 

L’argument du mal présenté par les athées part du constat que le mal existe, et en conclut que cela est incompatible avec l’existence de Dieu. Le philosophe qui veut répondre à cet argument au travers d’une théodicée doit montrer que l’existence de Dieu n’est pas incompatible avec l’existence du mal. Le problème qu’il tente de résoudre est celui de la cohérence logique entre deux concepts abstraits (Dieu et le mal). D’où la qualification de « spéculative », ce qui désigne une activité intellectuelle sans considération d’ordre pratique.

Présentons quelques arguments célèbres. Le premier est celui du meilleur des mondes possibles, formulé par Leibniz. Partant de la définition de Dieu, bienveillant, omniscient et tout-puissant, Leibniz raisonne ainsi : l’omniscience de Dieu lui a permis d’envisager et de comparer tous les mondes possibles. De plus, sa parfaite bonté lui a nécessairement fait choisir le meilleur de ces mondes possibles. Puisque notre monde est celui qui a été créé, il est donc forcément le meilleur des mondes possibles, et ce malgré les maux qu’il contient.

Un autre argument connu se fonde sur l’existence du libre arbitre. Alvin Plantinga est un philosophe contemporain qui l’a développé. En créant les êtres humains libres, Dieu a ouvert la porte au mal, puisqu’il leur a donné le pouvoir de choisir entre le bien et le mal. Le mal est le prix à payer pour être libre. Mais dans ce cas, n’aurait-il pas mieux valu que nous ne soyons pas libres ? Non, car le libre arbitre est un plus grand bien pour nous. En effet, il nous rend responsables, capables de choisir le bien, et entre autres de choisir d’aimer Dieu et d’aimer notre prochain.

Cependant, Dieu ne pouvait-il pas nous créer libres, mais en faisant en sorte que nous choisissions toujours le bien ? L’assassin de Martin Luther King aurait ainsi véritablement le choix entre l’assassiner ou pas, mais choisirait de ne pas l’assassiner. Ou encore, Dieu ne pouvait-il pas nous permettre de choisir le mal, mais intervenir pour que ce choix ne provoque aucun mal ? On tire sur Martin Luther King, mais la balle est déviée par Dieu et rate sa cible. Mais s’il en était ainsi, n’aurions-nous pas affaire à une parodie de libre arbitre ? Dieu interviendrait sans cesse pour rectifier nos choix et nos actions. Pour que notre libre arbitre soit réel, il faut que nous puissions choisir et réaliser le mal.

Néanmoins, l’existence du libre arbitre ne justifie pas l’existence des maux naturels, ceux qui n’ont pas de cause humaine, comme les tremblements de terre ou les maladies. C’est pourquoi un autre philosophe contemporain, Richard Swinburne, a développé une théodicée dite de « la loi naturelle ». Si nous pouvons concevoir de faire souffrir quelqu’un en le brûlant, c’est parce que nous avons un jour approché notre main du feu et éprouvé la brûlure. Nous apprenons par le mal naturel ce qui fait souffrir, et nous pouvons décider à notre tour d’infliger cette souffrance. Nous pouvons également comprendre ce que ressentent les victimes et décider de leur venir en aide. Dieu permet le mal naturel pour que nous puissions apprendre de nos expériences, de celles d’autrui, et même de celles des animaux. Le mal naturel est une condition logique nécessaire à l’existence du mal humain.

Enfin, un dernier argument est celui de la formation de l’âme. John Hick explique que l’objectif de Dieu en créant des créatures dotées du libre arbitre, c’est qu’elles le reconnaissent comme Dieu, l’aiment et le louent. Dieu désire avoir une relation avec nous. Pour cela, nous devons développer certaines qualités morales et spirituelles qui feront de nous d’authentiques enfants de Dieu. La souffrance est un moyen parmi d’autres pour former et améliorer nos âmes. Par exemple, toutes les discriminations que Martin Luther King et ses compagnons ont subies leur ont donné l’occasion de développer la patience, la maîtrise de soi, le pardon, la solidarité, etc. Leurs idéaux et leurs combats supposent d’ailleurs un mal réel.

Les quatre arguments précédents répondent à la version logique de l’argument du mal. Mais il existe aussi une version empirique, qui trouve sa source dans l’expérience sensible. Le but est de montrer, en invoquant un mal particulier, que même si l’existence de Dieu n’est pas logiquement contradictoire avec l’existence du mal, elle demeure tout de même très improbable. La quantité de mal sur terre n’est-elle pas excessive ? Certains maux ne sont-ils pas tellement atroces qu’ils rendent impossible toute amélioration de l’âme ? De plus, que les maux touchent les méchants comme les innocents (les enfants par exemple), n’est-ce pas une grave injustice ? N’existe-t-il pas au moins un mal pour lequel aucune des justifications précédentes ne tient ? William Rowe a développé l’exemple d’une biche prise dans un incendie de forêt qui, après avoir été intoxiquée et gravement brûlée, agonise pendant des jours et finit par mourir dans l’ignorance générale. Ce mal semble injustifié : il n’est pas le fruit de l’exercice du libre arbitre, il ne développe aucune vertu d’ordre supérieur, il ne contribue pas à l’amélioration de l’âme, il n’est pas non plus un châtiment infligé pour un mal commis, aucun bien n’en découle, et personne ne peut retirer quelque leçon de l’expérience de la biche.

À cette objection, il y a peu de réponses possibles. Soit il faut parvenir à expliquer pourquoi Dieu a permis ce mal, soit il faut se réfugier dans une défense sceptique, en arguant que notre propre ignorance nous empêche de saisir la raison pour laquelle Dieu a pu permettre ce mal. Il nous paraît injustifié, mais cela ne signifie pas qu’il l’est en effet.

Les théodicées pratiques

Les victimes du mal qui croient en Dieu ne remettent pas nécessairement l’existence de Dieu en question, mais plutôt leur conception de Dieu (est-il réellement bienveillant ?) et le sens de son action (pourquoi permet-il que je souffre ? Pourquoi moi et pas un autre ?). Certains auteurs estiment que les théodicées spéculatives ne sont d’aucune utilité pour les victimes : elles sont trop abstraites, alors que le problème est concret, et leur conception de Dieu reste très impersonnelle. On les accuse même d’être insensibles à la souffrance des victimes, allant jusqu’à l’instrumentaliser. Les théodicées pratiques, au contraire, s’adressent aux victimes et ont pour objectif de rétablir une relation de confiance entre elles et Dieu, en aidant les victimes à donner un sens à ce qu’elles vivent. Deux questions les préoccupent : Que fait Dieu pour vaincre le mal et la souffrance qui existent dans sa création ? et : Que puis-je faire, en tant que témoin des souffrances, pour vaincre le mal et la souffrance ?

Pour répondre à ces questions, les théodicées pratiques s’appuient sur le récit que donnent les victimes de leurs souffrances : les témoignages des survivants de la Shoah, par exemple, ou encore des textes de la Bible tel que le Livre de Job. De plus, elles convoquent un Dieu personnel, trinitaire, et mettent l’accent sur le salut obtenu à la Croix par Jésus-Christ. Jürgen Moltmann et Dorothee Soelle ont ainsi développé des théologies ou des théodicées de la Croix. Leur argument principal est que Dieu ne peut être justifié d’avoir créé ce monde qui contient tant de souffrance que s’il partage la peine et la douleur de ses créatures. Or, c’est exactement ce qu’il a fait en s’incarnant en Jésus-Christ, en menant une vie d’homme et en mourant crucifié. Non seulement Dieu est au côté des victimes, mais il souffre les mêmes souffrances que les victimes. On peut d’ailleurs aller plus loin en soutenant que la Croix est la réponse de Dieu au problème du mal, qu’elle est la justification de Dieu par Dieu lui-même.

Cependant, en quoi un Dieu souffrant peut-il susciter l’espoir qu’un jour le mal sera vaincu ? Plus difficile encore : en quoi l’affirmation que Dieu accepte de souffrir aux côtés des victimes du mal le rend-il moins coupable de permettre la souffrance des innocents ? En quoi ces théodicées pratiques donnent-elles des explications sur les raisons possibles pour lesquelles Dieu a pu permettre la souffrance ?

Conclusion

Comme l’écrit Susan Neiman : « Le mal est la racine par laquelle la philosophie a poussé ». Il est en effet un défi à la raison humaine, car il menace notre sentiment que le monde a un sens, il semble empêcher que l’on puisse penser rationnellement la réalité, que l’on puisse comprendre le monde, y déceler un ordre, que l’on puisse finalement nous sentir chez nous dans le monde. La théodicée, en tentant de défendre la justice de Dieu, se fixe pour objectif de sauvegarder cette intelligibilité du monde. Peut-être pourrait-on envisager, comme le suggère Isabelle Delpla, l’existence de théodicées sans Dieu, tel le compte-rendu de Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (1963), dans lequel la pensée tient lieu de Dieu. Il est en tout cas difficile de saisir l’approche philosophique du mal sans en passer par ce qui en a été le médium pendant des siècles : la théodicée.

Bibliographie

On l’aura compris, le champ de la littérature au sujet de la théodicée est vaste. On pourra commencer par des livres d’introduction. On peut ainsi consulter l’Introduction à la philosophie des religions de Yann Schmitt, Partie II, chapitre 9 (Paris, Ellipses, 2021) qui présente les arguments du mal et leurs réponses ; ou encore le chapitre sur le problème du mal dans la Philosophie de la religion. Approches contemporaines, de Cyrille Michon et Roger Pouivet (Paris, Vrin, 2010), qui a l’avantage de présenter la traduction de textes d’auteurs contemporains (notamment Dieu, la liberté et le mal d’Alvin Plantinga (1974). Si les livres épais n’effraient pas, on peut se plonger dans Penser le mal. Une autre histoire de la philosophie de Susan Neiman (2002) (traduction française : Lonrai, Premier parallèle, 2022). Enfin, un colloque sur la théodicée s’est tenu à La Baule en septembre 2007. Les communications qui y ont été faites ont été en partie publiées dans l’ouvrage Théodicées, éd. Antoine Grandjean (Hildesheim/Zürich/New York, Georg Olms Verlag, 2010).

Si l’on souhaite lire directement des théodicées ou des critiques des théodicées, il y a tout d’abord les grands classiques. Citons par exemple certains traités d’Augustin d’Hippone, tels que Le libre arbitre, l’Enchiridion ou L’ordre ; les Essais de Théodicée (1710) de Leibniz ; le Poème sur le désastre de Lisbonne (1755) de Voltaire ou Candide (1758) ; enfin le petit livre de Kant : Sur l’échec de tout essai philosophique en matière de théodicée (1791).

Si l’on préfère des publications plus récentes, voici quelques ouvrages offrant différentes perspectives sur la théodicée : Le Concept de Dieu après Auschwitz (1984) de Hans Jonas (traduction française : Paris, Éditions Payot & Rivages, « Rivages poche/Petite Bibliothèque », 1994) ; Le mal. Un défi à la philosophie et à la théologie (1985) de Paul Ricoeur (Genève, Éditions Labor et fides, 2004) ; la théodicée de la Croix du Dieu crucifié de Jürgen Moltmann (1972) (traduction française : Paris, Les éditions du Cerf, 1999) ; et enfin Le mal en procès. Eichmann et les théodicées modernes d’Isabelle Delpla (Paris, Hermann, 2011).

Richard Swinburne est un auteur contemporain central sur cette question. Paul Clavier a présenté sa pensée dans Y a-t-il un Dieu ? (Paris, Les Éditions d’Ithaque, 2009) et La probabilité du théisme (Paris, Vrin, 2015), illustrée dans L’énigme du mal ou le tremblement de Jupiter (Paris, DDB, 2011).

Quant aux ouvrages en langue anglaise, on pourra lire directement Richard Swinburne dans Providence and the Problem of Evil (Oxford, Clarendon Press, 1998) ; ou bien John Hick, Evil and the God of Love (Londres, Macmillan, 1966) ; ou encore Dorothee Soelle, Suffering (Philadelphia, Fortress Press, 1975).