Hare, Richard (A)
Comment citer ?
Le Bohec, Jean-Baptiste (2024), «Hare, Richard (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/
Résumé
Richard Mervyn Hare (1919-2002) est, avec J. L. Austin et Gilbert Ryle, l’un des plus importants représentants de la philosophie du langage ordinaire issue de l’école d’Oxford. Mais, à la différence de ses illustres collègues, son œuvre est essentiellement consacrée à l’éthique. Il est l’inventeur d’un courant de pensée, le Prescriptivisme universel, qui s’est nourri des progrès de la logique et des méthodes de la philosophie du langage ordinaire pour dégager les contraintes logiques à l’œuvre dans le langage moral, rétablir le rôle de la raison dans l’élaboration des jugements moraux, et rendre à l’éthique sa tâche de guider nos actions. Après nous être intéressé à sa vie, marquée par l’expérience de la guerre, et donné un aperçu de sa pensée (section 1), nous nous pencherons sur le cœur théorique de son œuvre (section 2). La théorie de Hare se construit en opposition au naturalisme éthique (a), à l’aide de méthodes et d’arguments empruntés à la logique (b). Nous exposerons ensuite les principaux concepts (c) qui composent sa théorie : « la prescriptivité » (i), « l’universalisabilité » (iii) (dont « la survenance » [ii] est un moment) et le concept mineur, mais utile, de « prédominance » (iv). Cette théorie aboutit à la description du raisonnement bien formé à travers la distinction des « deux niveaux de la morale » (v), qui coïncide avec la défense d’un utilitarisme des préférences. La mise en œuvre de cet utilitarisme a permis à Hare de traiter de nombreuses questions d’éthique appliquée (section 3), dont nous ne pourrons offrir qu’une brève idée à l’aide de deux exemples : l’avortement (a) et le semi-végétarisme (b). Dans un dernier temps (section 4), nous rappellerons certaines critiques fréquentes adressées à la philosophie de Hare, ainsi que les réponses qu’il a pu leur apporter.
Table des matières
Contents
Repères biographiques et philosophiques
Vie, formation et carrière
Richard Mervyn Hare est né le 21 mars 1919, à Blackwell, près de Bristol. Son père, Charles Francis Aubone Hare, dirigeait une entreprise de peinture et de revêtements de sol. À l’origine assez prospère, cette entreprise a connu progressivement des difficultés financières, qui ont marqué l’enfance de Hare. En 1907, son père avait épousé Louise Kathleen Simonds, qui venait d’une famille fortunée, et ensemble ils eurent cinq enfants, dont Richard est le dernier né. Deux tragédies ont durement frappé cette famille. Charles Hare est mort brutalement, en 1928, d'une crise cardiaque, que son fils Richard attribue au surmenage afin de maintenir l'entreprise à flot. Six ans plus tard, sa mère décède également, de telle sorte que s’ouvre pour Hare une période qu’il décrit comme très sombre. Cette période s’achève en 1947, lorsqu’il épouse Catherine Verney. Faisant retour sur ces événements à la fin de sa vie, il estimera que sa relation avec son épouse et ses quatre enfants ont été pour lui une source de bonheur inépuisable. Les soins que le couple a prodigué aux enfants donnera lieu, dans l’œuvre de Hare, à de nombreuses réflexions sur l'éducation. Le premier de leurs enfants, John E. Hare, est devenu philosophe.
Dans son autobiographie philosophique (2002), Hare s'interroge sur les raisons pour lesquelles il est devenu philosophe. Bien qu'issu d'une famille éduquée, aucun de ses membres ne manifestait un intérêt particulier pour la philosophie. À l’école, Hare a été un élève brillant. C’est grâce à l’obtention de deux bourses au mérite qu’il a fréquenté tout d’abord la célèbre Rugby School, où il a été formé aux humanités, puis, en 1937, le Balliol College (Université d'Oxford), où il a poursuivi son apprentissage des textes de l'Antiquité et passé avec les honneurs son diplôme en Litera humaniores en 1947. Si certains professeurs de philosophie l’ont marqué, il estime ne devoir à aucun d’entre eux sa vocation de philosophe. L’origine de cette vocation, d’après lui, se trouve dans deux expériences personnelles fondatrices : « J'ai grandi à l'ombre de la guerre. Me décider à devenir, ou non, pacifiste, fut une des principales raisons qui m'ont conduit vers la philosophie morale » (ibid., p. 275). La première expérience est donc celle d’une question dont la réponse ne tient pas dans la description d’un fait moral, mais dans un choix : dans mesure est-il justifié de tuer d'autres hommes ? Vient ensuite l’expérience de la pauvreté : « Une autre [raison] était le sentiment de culpabilité de vivre dans un confort relatif [...] tandis que partout autour les chômeurs avaient du mal à survivre » (ibid.).
Sa décision de s'engager le conduit à intégrer le Régiment d'artillerie royale, et en 1941, à servir comme lieutenant dans l'Artillerie de montagne d'Inde. Hare a participé à la campagne de Malaisie, contre les forces japonaises. Cette expérience l’a profondément marqué et a contribué à forger ses opinions philosophiques. Au cours de cette campagne, notamment, le régiment de Hare a fait deux prisonniers japonais. Une fois relâchés, ils ont rejoint leur régiment, et se sont immédiatement suicidés pour laver l'affront d'avoir été fait prisonniers. Cet événement a poussé Hare à rejeter complètement la philosophie de David Ross (1930), qui postule une connaissance de normes morales universelles par intuition, sans avoir recours à la raison. Ces deux soldats japonais avaient visiblement de fortes intuitions morales absolument incompatibles avec celles portées par les soldats anglais.
À la chute de Singapour, Hare, à son tour, a été fait prisonnier et s'est retrouvé dans le camp de Changi. Il y a passé trois ans, et évoque parfois cette période comme une sorte d'expérience d'autosuffisance, les gardes japonais leur ayant permis de cultiver leurs propres légumes. Il estime y avoir appris à quelles conditions une vie, réduite à très peu de satisfactions, mérite encore d'être vécue (1993, p. 75). Mais il a aussi, durant son emprisonnement, été astreint à huit mois de travaux forcés sur la ligne de chemin de fer Siam-Birmanie, de sinistre réputation. Environ deux-tiers des hommes avec lesquels il travaillait sont morts du fait des conditions de travail, d’un manque de nourriture et des maladies infectieuses. Peu après sa libération, deux lettres (cf. 5.b.), datées de septembre 1945 et envoyées pendant son trajet de retour en bateau, le montrent enthousiaste et désireux de reprendre au plus vite sa carrière de philosophe, mais elles témoignent aussi de son état de malnutrition : sa nourriture est rationnée, car tout excès pourrait être fatal à son système digestif très affaibli.
À son retour à Oxford, il a trouvé une université transformée par l'influence de Gilbert Ryle, qui a évincé le courant romantique. Or, Hare a constamment entretenu une défiance à l’égard du romantisme philosophique. D’après lui, l'histoire de l'Allemagne devrait nous mettre en garde contre ce courant, non seulement parce qu’Ulrich Meinhoff et Klaus Barbie étaient étudiants en philosophie, mais aussi du fait de l’ obscurité volontairement entretenue par les philosophes romantiques, parfois lourde de conséquences : « Le péril naît lorsque quelque chose que l'on ne comprend pas nous fait nous sentir bien précisément parce qu'on ne le comprend pas » (1989, p. 1-2). S'ils veulent faire du bien, pour Hare, les philosophes doivent privilégier la clarté et la rigueur. Ce sont ces qualités qu’il a retrouvées dans la philosophie du langage ordinaire, courant à la tête duquel se trouvait Ryle. Il comptait parmi ses membres A. J. Ayer, J. L. Austin, John Urmson et Isaiah Berlin, tous héritiers du Cercle de Vienne et des penseurs de Cambridge, et tous philosophes exerçant à Oxford. Immédiatement après son diplôme, obtenu en 1947, alors même qu'il se battait contre la malaria, Hare est devenu tuteur au Balliol College, ce qui le dispensa d'entamer un doctorat. Il a très vite été reconnu comme l’un des membres les plus actifs de l’école d’Oxford.
À partir de 1963, et jusqu’en 1966, Hare occupe le poste de Wilde Lecturer in Natural Religion. Il entretient pourtant, à l’égard de la religion, un rapport culturel et moral dénué, semble-t-il, de tout sens mystique. Persuadé par les arguments de Lucrèce, et non ceux de Platon, sur le caractère mortel de l'âme humaine, il tend à s'opposer aux conservateurs religieux sur les questions théoriques comme en éthique appliquée. Il est, par exemple, favorable aux expérimentations sur les embryons ou à l'euthanasie. Il a néanmoins une pratique religieuse et cite volontiers les Évangiles dans ses œuvres. Hare obtient ensuite le poste prestigieux de White’s Professor of Moral Philosophy au Corpus Christi College d’Oxford, en 1966 – place qui était occupée par Austin jusqu'en 1952, puis par William Kneale –, et y restera jusqu’en 1983. Entre temps, il est élu à la British Academy en 1964, devient membre hononaire du Balliol College en 1974, et surtout accepte en 1982 la proposition de l'Université de Floride, à Gainesville, d'occuper un poste de professeur et directeur de recherches. Dès lors, Hare va partager son temps entre l'Angleterre et les États-Unis, jusqu'à sa retraite, en 1994.
Philosophie,œuvres principales et héritage
Hare a écrit ses premiers textes philosophiques durant la guerre, d'abord en Angleterre, puis sur le bateau qui le conduisait avec son régiment en Inde, enfin en détention dans le camp de Changi. Il a jugé par la suite ces écrits trop peu informés de la philosophie contemporaine, et ne les a jamais publiés. Lorsqu’il a retrouvé Oxford après la guerre, Hare a rattrapé ce retard auprès des éminents philosophes qui y dispensaient leur enseignement. Même s’il prétend avoir été influencé moins par ses illustres collègues que par l'émulation qui régnait alors à Oxford, de la lecture de son œuvre transparaît pourtant l’empreinte d’Austin et sa méthode d'analyse du langage ordinaire, mais aussi d’Ayer, dont le Langage, Truth and Logic (1936) a durablement orienté sa réflexion. Les autres penseurs contemporains auxquels il a fait des emprunts essentiels sont G. E. Moore, pour sa critique du naturalisme éthique, Wittgenstein, notamment sa technique d’énumération des manières de mal comprendre un énoncé, et Stevenson, dont il réélabore la distinction entre les significations descriptive et émotive des termes moraux.
L’autre influence majeure et pérenne de Hare, liée à sa formation en Lettres classiques, est celle des textes de l’Antiquité. Il a donné des cours sur Platon et les référence à celui-ci, à Socrate et à Aristote, sont nombreuses dans ses écrits. En outre, Hare affirme que sa distinction des deux niveaux de la morale se trouve en réalité déjà chez ces grands anciens. L’un de ses textes tardifs, intitulé Plato (1982), expose l’interprétation très particulière qu’il fait de la pensée platonicienne. Hare est, de ce point de vue, assez exemplaire de la relecture des textes antiques produite par l'école d'Oxford.
En 1950, Hare écrivit une longue dissertation qui obtint le prix T.H. Green de philosophie morale. Cette dissertation a servi de base à la première partie du texte qui lui vaudra une reconnaissance presque immédiate : Le langage de la morale (1952, désormais LM, trad. fr. 2023). LM est un traité de métaéthique ; son but n’est pas de prescrire des comportements mais d’analyser la façon dont nous formulons nos prescriptions. Il donne naissance à un courant, le Prescriptivisme universel, dont l’influence est bien résumée par un témoin privilégié, Alan Montefiore : « À cette époque, en réalité, il était difficile de se mettre à faire de la philosophie morale sans prendre parti pour ou contre le Prescriptivisme universel » (Goffi, [dir.], 2004, p. 77).
Hare, dans LM, refuse comme Moore de réduire les jugements moraux à des énoncés de fait. Toutefois, il ne croit pas, à la différence de Moore, que l’on puisse les ramener à des intuitions objectives. La solution émotiviste, qui assimile les jugements moraux à l’expression d’attitudes, lui paraît plus satisfaisante, mais pas l’idée que ces attitudes ne sont qu’un reflet de nos émotions. À l'irrationalité des émotions, Hare substitue la mise en ordre rationnelle de nos prescriptions. Pour y parvenir, il avance dans LM deux concepts dont il va dérouler les conséquences dans toute son œuvre, aussi bien théorique que pratique : la « prescriptivité » et l'« universalisabilité ». Le concept de « prescriptivité », dont il renouvelle le sens et auquel il donne une place centrale, lui permet, dès LM, de rompre avec l’émotivisme, voire d’en proposer un dépassement. Un troisième concept, étroitement lié quant à lui à celui d'universalisabilité, apparaît dans LM : la « survenance ». Ce concept connaîtra une fortune considérable auprès des philosophes de l'esprit et des sciences, mais Hare n’y reconnaîtra pas son idée originale.
LM donnera aussi à Hare l'occasion de prendre conscience de trois faiblesses dans sa théorie, incarnées par trois personnages : l'acratique, le fanatique et l'amoraliste. Le problème de l’acratique, qui souffre d’une faiblesse de la volonté, sera mentionné dans LM (p. 195), mais examiné seulement dans Freedom and Reason (1963, chap. 5, désormais FR), le second grand texte harien de métaéthique. Dans cet ouvrage, Hare approfondit la notion d'universalisabilité et découvre, à sa grande surprise, que le développement de ce thème kantien conduit, à partir de la logique des impératifs, vers des solutions utilitaristes. Un pont entre la théorie et l’analyse de cas pratiques se construit progressivement, comme en témoigne le dernier chapitre de FR qui, en prenant appui sur l’exemple de l’apartheid, est consacré au racisme. Hare, dans FR se penche aussi amplement sur le personnage du fanatique (p. 157-185), et mentionne l’amoraliste (p. 100-102), mais c’est dans son dernier grand texte de théorie éthique, Penser en morale (Moral Thinking, 1981, trad. fr. 2020, désormais PM) que le fanatique et l’amoraliste seront traités de telle sorte que seul ce dernier continuera de poser, pour Hare, une difficulté irréductible – car il est toujours possible de s’abstenir d’utiliser le langage moral, ou de l’employer dans un sens non prescriptif.
Dans PM, Hare s’efforce de donner une assise solide à l'utilitarisme en germe dans FR, en travaillant la distinction entre les deux niveaux de la pensée morale : l'intuitif et le critique. Cette distinction va lui permettre de résoudre de nombreux problèmes : répondre aux objections sur le caractère contre-intuitif de l'utilitarisme, expliquer pourquoi les hypothèses intuitionnistes ou naturalistes sont si tentantes, ou encore montrer comment justifier rationnellement nos jugements moraux et échapper ainsi au relativisme. Parvenu à cette étape du développement de sa pensée, Hare estimera qu’il n’a plus rien d’essentiel à ajouter à sa théorie éthique. Une dernière publication d’ampleur théorique, en 1997, consistera à « faire le tri » entre les éthiques. Sorting out Ethics (désormais SOE) reprend un cycle de conférences tenu à Uppsala (Suède), en 1991, dans le cadre des « Axel Hägerström Lectures », et propose une classification des diverses théories éthiques, hiérarchisées en fonction de leurs qualités et leurs défauts ? Au sommet de celles-ci, Hare place sa propre doctrine, le Prescriptivisme universel.
Des préoccupations concrètes ont conduit Hare vers la philosophie morale. Cependant, le sentiment de ne pas avoir de théorie assez mûre pour affronter les problèmes pratiques le poussera à les aborder très progressivement. En 1955, il fera paraître un premier texte d'éthique appliquée, « Ethics and Politics » (republié sous le titre « Can I Be Blamed for Obeying Orders ? », in Applications of Moral Philosophy, 1972, p. 1-8). Avec cet article débute une longue suite de réflexions qui occupe l'autre moitié de son œuvre. À mesure que sa confiance en sa théorie morale va grandir, Hare va étendre ses recherches vers la bioéthique (santé, psychiatrie, procréation médicalement assistée, avortement, recherche sur les cellules souches embryonnaires), la politique (terrorisme, racisme, esclavage, guerre, droits, égalité, écologie) ou encore l'éducation. Ces nombreux essais sont à présent rassemblés dans plusieurs recueils : Essays on Political Morality (1989b), Essays on Bioethics (1993, désormais EB), Essays on Religion and Education (1992).
En dehors de ses travaux de recherche et d’enseignement, Hare eut beaucoup d'autres activités. Il a participé à des enquêtes publiques et des comités de planification urbaine (en particulier sur la circulation routière à Oxford, au sujet de laquelle il a écrit quelques articles), d'associations de consommateurs, de recherches sur l'éducation ou de délibérations sur des questions biomédicales. Travailler avec des spécialistes de divers domaines lui a permis de mettre à l’épreuve ses propres hypothèses sur le fonctionnement du langage et la façon dont on peut raisonner à partir des ressources qu’il nous offre, que l’on soit moniteur d’auto-école, psychiatre ou gynécologue.
À partie de 1994, une série de crises cardiaques, légères au début, puis de plus en plus fortes, vont gravement l'affecter au point de diminuer progressivement sa capacité à parler et à penser. Il parviendra, malgré tout, à mettre en forme un dernier recueil d’essais, Objective Prescriptions (1999), dans lequel il poursuit certaines polémiques avec ses contradicteurs, notamment Philippa Foot. Il est mort le 29 janvier 2002 à Ewelme, dans l'Oxfordshire du Sud, un petit village auquel il était attaché et où il résidait avec son épouse depuis 1966.
Hare a formé plusieurs philosophes, mais il n’a ni fondé d’école, ni eu véritablement de disciples. Certains de ses étudiants ont acquis une certaine renommée, comme David Pears, Richard Wollheim, Brian McGuinness, John Lucas et surtout Bernard Williams, qui fut très critique envers les idées de son maître. Enfin, Hare fut très lié à Peter Singer, philosophe peut-être le plus proche de sa pensée, qu’il a amené vers l’étude de l’éthique appliquée. Cependant, ce dernier a abandonné le prescriptivisme universel de Hare au profit d’un objectivisme non naturaliste. Lors de ses funérailles, Singer a lu un texte en hommage à Hare, dans lequel il déclarait : « quand on écrira l’histoire de l’éthique du XXe siècle, je crois que c’est le travail de Hare qui sera vu comme ayant produit la contribution la plus importante » (Singer, 2002, p. 1). L’importance historique de la pensée de Hare tient au fait, pour Singer, d’avoir rétabli une idée décisive, mais jugée alors désuète : l’idée que la philosophie morale peut nous aider à mieux agir.
Théorie éthique
Critique du naturalisme éthique
Le rejet du naturalisme éthique est une constante chez Hare, qui n’a jamais faibli tout au long du développement de sa pensée. Les doctrines nommées « naturalistes » par Moore dans ses Principia Ethica (1903, chap. II) recouvrent des théories très diverses, de l’utilitarisme de Bentham et Mill pour qui le « bien » est donné par le plaisir qu’il s’agit alors de maximiser, à l’évolutionnisme de Spencer qui soutient que le « bien » est ce qui est « le plus évolué » – en d’autres termes la fin accomplie par l’espèce la plus adaptée à son environnement, l’homme. Selon Moore, c’est une erreur de croire que le « bien » est quelque chose de « naturel », car cela demeure une question ouverte de savoir si ce qui est naturel est bon. Lorsqu’on affirme que « le bien est le plaisir », on peut toujours demander ensuite, de manière sensée, « mais le plaisir est-il bon ? » Toutefois, Hare insiste sur le choix malheureux du terme « naturalisme » (LM, p. 107). Comme le relève Moore lui-même (1903, § 25), les doctrines en question peuvent aussi être métaphysiques, ou surnaturelles, comme celles qui considèrent que le « Bien » est l’obéissance aux commandements de Dieu, ou ce qui plaît à Dieu.
Le « naturalisme » est donc un terme théoriquement maladroit, que Hare conserve néanmoins, pour désigner les doctrines mises en cause par Moore. Dans la mesure où elles commettent toutes une même erreur, ces doctrines peuvent être traitées ensemble. En effet, un objet, un acte ou un état de fait possèdent un certain nombre de caractéristiques susceptibles d’être décrites. L’erreur consiste, face à cet objet, cet acte ou cet état de fait, à « présumer l’existence d’un ensemble de caractéristiques qui, prises ensemble, impliquent qu’une chose est bonne », puis « chercher à discerner ces caractéristiques » (LM, p. 107). Si cela était possible, alors, d’un ensemble de prémisses descriptives, nous pourrions tirer un jugement de valeur, et dire si telle ou telle chose est bonne. En d’autres termes, rien de plus ne serait nécessaire que la description des caractéristiques pertinentes d’un acte – comme un sauvetage en mer ou un soin pratiqué par un médecin – pour en conclure que cet acte est bon. Cette perspective est séduisante, car si elle était justifiée, il ne serait pas plus compliqué d’affirmer d’un acte qu’il est bon au mauvais que de dire d’un énoncé de fait qu’il est vrai ou faux.
Pourtant, d’après Hare, en poursuivant cette chimère, nous ne nous rendons pas compte de ce que nous perdons. S’il était possible de conclure d’un acte qu’il est bon à partir de la simple description de ses caractéristiques, alors une dimension essentielle de la vie morale nous échapperait, car « Cela reviendrait à écarter le facteur de décision » (LM, p. 90). En effet, les principes moraux, selon Hare, ne sont pas inférés de la simple observation des faits extérieurs. Ils nous sont transmis par l’éducation ou forgés par l’expérience. Des épreuves nous amènent régulièrement à corriger, modifier, préciser nos principes, voire parfois y renoncer pour en adopter d’autres. Même si ces principes, une fois adoptés et suivis, deviennent comme des évidences, ils découlent à l’origine de décisions. Si le naturalisme est faux, comme le pense Hare, alors il se livre, sous couvert d’une enquête sur les caractéristiques de certains faits, à une rigidification, une « ossification » (LM, p. 170) de nos principes moraux, nous empêchant ainsi de les assumer comme résultant de notre libre-arbitre, notre pouvoir de décision. Nous pourrions reprocher à Hare le caractère apparemment arbitraire de cet appel à la faculté de décider. Ne risquons-nous pas de glisser vers un irrationalisme dont nous protégeaient les doctrines naturalistes ? Nous verrons qu’il n’en est rien. Pour Hare, notre liberté donne au langage moral certaines de ses caractéristiques logiques, et la logique des termes évaluatifs, éclaircie et bien comprise, peut nous aider à prendre des décisions rationnelles (cf 2.c.[v]).
De son côté, le naturalisme, loin de nous conduire vers la vérité et la raison, est porteur d’une contradiction, selon Hare, insurmontable. Il a été conçu pour éviter une impasse vers laquelle, en dernier lieu, il nous entraîne inévitablement : le relativisme. Le naturalisme implique qu’un jugement moral puisse toujours être ramené à ses conditions de vérité, c’est-à-dire à la façon dont une proposition se rapporte adéquatement, ou non, à son objet. D’après Hare, cette idée est partiellement vraie dans la mesure où les termes moraux, même très généraux comme « bien », « mal », « juste » ou « injuste », ont des critères d’application : on s’accordera à dire qu’ils conviennent à certains objets (« bonnes actions ») et moins bien à d’autres (« bons mille-pattes », LM, p. 152). Mais le naturalisme ne se contente pas de lier la signification des termes moraux à leurs critères d’application : il les réduit à ceux-là. Par conséquent, l’enquête naturaliste tend à se concentrer sur la façon dont les différents locuteurs utilisent ces termes pour connaître leur signification.
Or, c’est un fait bien établi que les différentes cultures donnent souvent différents sens à ces termes. Par exemple, une culture peut qualifier le crime d’honneur d’« injuste », de « contraire au devoir », et une autre non. Nous ne pourrons donc pas trouver de règles d’application communes pour un même terme moral, mais uniquement des règles incompatibles entre elles. Que doit-on en conclure ? Si le terme « injuste » est correctement utilisé par chaque culture pour dire deux choses incompatibles à propos du « crime d’honneur », deux possibilités s’offrent à nous. La première est que chaque culture attribue un sens si différent au même terme qu’en réalité il ne s’agit pas du même mot. Il faudrait distinguer « injuste1 » et « injuste2 ». Dans ce cas, les cultures ne disent pas des choses incompatibles au sujet du crime d’honneur, mais simplement différentes. Cela semble peu crédible : ne se contredisent-elles pas autant dans leurs affirmations au sujet du crime d’honneur que dans les attitudes à adopter à l’égard de cette pratique ? La seconde possibilité consiste tout simplement à admettre que deux affirmations contradictoires au sujet d’un même objet peuvent être toutes deux vraies. Ne s’agit-il pas là typiquement d’une conception relativiste ? Le problème d’après Hare, consiste à penser que l’on peut tirer des conclusions morales à partir de faits non-moraux, en l’occurrence ici de la façon dont certains locuteurs utilisent les mots pour décrire des faits : « Le naturalisme confond apprendre la morale avec apprendre une langue » (SOE, p. 68). La thèse développée par Alasdair MacIntyre dans Après la vertu (1981) reflète cette erreur. Ses conclusions pessimistes sur la communication interculturelle et l’intraductibilité des termes moraux découlent de la croyance erronée que la morale est emprisonnée dans les descriptions opérées au moyen de ces termes (Hare, 1989, p. 128).
Le principal argument de Hare contre le naturalisme, adapté des analyses de Moore, peut être résumé ainsi : si, pour un objet A, il existait un ensemble de caractéristiques C qui entraînaient nécessairement que l’on puisse qualifier A, par exemple, de « bon », alors il ne serait plus possible de louer, de recommander, d’inviter à choisir cet objet parce qu’il a ces caractéristiques C. Imaginons que A soit une fraise, et que les caractéristiques C de la bonne fraise soient d’être « douce, juteuse, ferme, rouge et grosse » (LM, p. 110). Si « A est une bonne fraise » ne signifie rien d’autre que « A est douce, juteuse, etc. », alors « nous ne pouvons plus louer l’objet du fait d’avoir ces caractéristiques » (ibid). En effet, comment pourrions-nous dire qu’il est bon pour une fraise d’être douce, juteuse, etc., ou que ces caractéristiques elles-mêmes sont bonnes, alors qu’elles sont censées définir le « bon » dans la fraise ? Ne serait-il pas contradictoire de dire « cette fraise est bonne, mais elle n’est pas douce, juteuse, etc. » ? Avec une telle définition du « bon », il faudrait se contenter de dire que la fraise a ces qualités. De même, si nous disons de A que c’est une « bonne personne », tout en décrivant précisément les caractéristiques C, par exemple toutes les actions qu’elle a pu accomplir et qui justifient de l’appeler ainsi, nous n’avons pas pour autant donné une définition de « bon » dans cette expression. Dans le cas contraire, nous ne pourrions plus louer les actions qu’elle a accomplies en disant qu’elles sont « bonnes », puisque ce sont ces actions elles-mêmes qui permettraient de définir le « bon ».
En somme, l’approche naturaliste, en réduisant nos jugements moraux aux descriptions qu’ils opèrent, passe à côté de leur fonction principale : orienter nos comportements. « Il y a un élément prescriptif essentiel dans la signification des énoncés moraux qui se situe au-delà de leur signification descriptive », écrit Hare (SOE, p. 45). Le naturalisme résulte d’une idée trompeuse, et somme toute assez commune, qui consiste à étendre à tous les mots ce qui vaut pour les termes descriptifs. Hare nomme cette erreur, à la suite d’Austin, le « sophisme descriptif » [« descriptive fallacy »] (Austin, 1961, p. 221). Si connaître la signification d'un terme descriptif revient bien à savoir à quels objets l'appliquer ou ne pas l'appliquer, cela ne vaut pas pour tous les termes – à l’instar des indexicaux, comme « cela », « ici » ou « je ». Il en va de même pour les termes moraux comme « bon » ou « devoir ». Leur signification ne se réduit pas à leur application correcte à des objets ou des situations.
Cette erreur naturaliste est appelée, d’après Hare, à faire des retours constants, derrière de nouvelles appellations comme le « cognitivisme » ou le « réalisme moral ». Comme un jardinier sans cesse à l’œuvre contre les mauvaises herbes, le philosophe doit entretenir la réflexion morale en extirpant cette erreur sous chacune de ses nouvelles apparitions. Ce travail de Sisyphe est imposé par le désir inextinguible de mettre à jour des jugements moraux objectifs, à l'image de ce que peuvent être les jugements de fait. Or, selon Hare, si les jugements moraux peuvent bien être objectifs, ce n'est pas en vertu de leur correspondance avec des faits moraux, mais parce qu'ils constituent des prescriptions auxquelles un penseur rationnel peut consentir de la même manière qu'il donne son assentiment à un jugement correct de fait.
Analyse du langage moral
La logique des impératifs
La théorie éthique de Hare prend appui sur l'étude logique des impératifs – les commandements singuliers, donnés à quelqu’un hic et nunc. La place de la logique est donc essentielle dans son œuvre. Étudier les impératifs est primordial, car ils comportent un élément commun avec les jugements moraux : la prescriptivité. Par ailleurs, les impératifs sont plus simples à analyser, selon Hare, que les jugements évaluatifs. Le but de sa démarche est de réintégrer les impératifs à l'analyse logique dont ils ont été, d’après lui, injustement exclus. Dans la mesure où ils ne disent pas que quelque chose est, mais ils disent de faire que quelque chose soit, ils ne peuvent être, à la différence des énoncés à l'indicatif, ni vrai ni faux. Or, la logique standard, avant l'apparition des logiques modales, tenait pour suspects les énoncés qui n'ont pas de conditions de vérité et ne peuvent analysés dans des tables de vérité. Une tendance dans les études logiques, constamment dénoncée par Hare (LM, p. 42-45 ; 1971, p. 19-21), consiste ainsi à regarder les impératifs comme des énoncés dont la fonction est de produire des émotions chez l'interlocuteur afin d'influencer son comportement. Cette fonction exhortative, émotive ou motivationnelle, les éloigne inévitablement de la rationalité, qualification indispensable pour l'analyse logique.
La stratégie de Hare pour modifier ce point de vue va consister tout d'abord à affaiblir l'importance des conditions de vérité au profit de la notion d'inférence valide. Pour montrer que les impératifs sont susceptibles d'entrer dans des inférences valides semblables à celles des indicatifs, il va s'efforcer de montrer que ces deux modes ont un élément commun : le « descriptor » (1971, p. 9) ou « phrastique » (du grec, signifiant pointer, indiquer, cf. LM, p. 48), c'est-à-dire ce sur quoi porte l'énoncé. Les phrastiques des énoncés (1) « Tu vas fermer la porte » et (2) « Ferme la porte » sont les mêmes, et peuvent être reformulés ainsi : « Toi qui fermes la porte dans le futur proche ». De son côté, le mode de ces énoncés, qui consiste soit à affirmer la réalité de ce qui est dit (indicatif), soit à ordonner que cela ait lieu (impératif), est appelé « dictor » (1971, p. 9), puis « neustique » (du grec, signifiant « hocher la tête en signe d'approbation », cf. LM, p. 48). Il y a bien sûr deux manières de hocher la tête : on peut vouloir dire « Oui, c'est bien ainsi » (indicatif) ou bien « S'il te plaît, fais-le » (impératif). Les neustiques, une fois joints au phrastique, nous permettent de reformuler les énoncés ainsi : (1) « Toi qui fermes la porte dans le futur proche, oui », et (2) « Toi qui fermes la porte dans le futur proche, s'il te plaît ».
Cette manœuvre permet à Hare d'affirmer qu'au-delà du mode d’un énoncé, la logique a toujours affaire à un même radical propositionnel : le phrastique. C'est dans le phrastique que nous trouverons les connecteurs logiques : « et », « ou », « si (-alors) » et « non ». Le connecteur exprimant la négation est particulièrement important. Que des impératifs puissent être mutuellement inconsistants illustre le fait que la volonté qui s'exprime à travers eux puisse être en proie aux mêmes contradictions, lesquelles requièrent de s'élever à un niveau critique pour les résoudre (cf. 2.c.[v]). Or, il semble aller de soi que deux ordres peuvent être inconsistants : « Ferme la porte » et « Ne ferme pas la porte » se contredisent tout autant que « Tu vas fermer la porte » et « Tu ne vas pas fermer la porte » (LM, II.3-4). C'est également au phrastique que s'appliquent les quantificateurs comme « tous » et « quelques ». Enfin, d’après Hare, il est possible de tirer des conclusions valides de prémisses qui contiennent un ou plusieurs impératifs. De l’ordre « Porte tous ces paquets à la gare » et de l'assertion « Celui-là est l'un de ces paquets », nous pouvons en inférer le commandement « Porte-le à la gare » (LM, p. 55).
En somme, d’après Hare, non seulement une analyse logique des impératifs est possible, mais en plus elle ne requiert pas de logique spéciale – à la différence de la logique déontique, qui porte sur les prescriptions recouvrant des règles d’action universalisables. Hare fait également quelques incursions du côté de la logique déontique, lorsque, par exemple, il analyse et compare le sens de « doit » [« must »] dans la logique modale ordinaire (opérateur de nécessité) et dans la logique déontique (PM, p. 84-88). Mais les impératifs présentent un intérêt particulier pour lui, car ils constituent un modèle élémentaire des énoncés prescriptifs. Comme nous le verrons par la suite, même si les énoncés moraux ne se réduisent pas à des impératifs, donner son assentiment à un jugement moral implique d’accepter un impératif. Il est donc essentiel de montrer qu’ils obéissent à des règles rationnelles, et ne sont pas réductibles à des fins évocatrices (faire naître des sentiments en autrui) ou expressives (exprimer ses propres sentiments).
La logique et le langage ordinaire
L’usage que Hare fait de la logique formelle suggère une certaine correspondance entre ses règles et les raisonnements ordinaires. Ainsi, un individu quelconque qui donnerait un assentiment sincère aux prémisses d’une inférence valide, mais pas à sa conclusion, montrerait par là-même qu’il n’a pas compris le sens des mots employés : « si quelqu’un admet que tous les hommes sont mortels, et que Socrate est un homme, mais refuse d’admettre que Socrate est mortel, il ne convient pas, comme on l’a parfois suggéré, d’accuser cette personne de souffrir de débilité logique, mais plutôt de dire : « De toute évidence, tu ignores le sens du mots "tous" car, dans le cas contraire, tu saurais eo ipso comment faire ce type d’inférence » » (LM, p. 62). Mais, à la différence de Strawson (1952) qui s’est efforcé, à la même époque, d’examiner les liens et les différences entre la logique formelle et le langage ordinaire, ces rapports ne sont pas thématisés chez Hare, ils sont présupposés.
Ce serait une erreur, cependant, de réduire le sens du terme « logique » chez Hare à la logique formelle. Le mot renvoie souvent dans ses écrits au sens dans lequel l’entend l’analyse du langage ordinaire. Étudier la « logique » des termes évaluatifs implique alors, conformément à la méthode élaborée par Wittgenstein, d’être attentif à l’usage qui est fait de ces termes. Cela signifie que dans l’analyse du terme « bon », par exemple, on doit se garder d’aller « à l’encontre du but en vue duquel le mot est employé » (LM, p. 157) par les locuteurs. La « signification » d’un terme ou d’une expression doit se comprendre à partir de son emploi en accord avec des règles. Celles-ci, à la différence de celles de la logique formelle, ne sont pas rigides. Cette remarque n’est pas réservée aux termes évaluatifs, car il est difficile de tracer des contours précis à l’emploi d’un adjectif comme « rouge », par exemple, même entendu en un sens strictement descriptif (LM, p. 138-139). Pour mettre à jour ces règles, d’autres méthodes que celles offertes par la logique formelle sont nécessaires : établir des comparaisons entre des énoncés (LM, X.3), mettre un terme à la place d’un autre (LM, VIII.2), examiner les façons dont on pourrait enseigner une expression à quelqu’un qui ne parle pas notre langue (LM, VI.4), ou encore, conformément à une technique mise au point par Wittgenstein, envisager les diverses manières dont cet enseignement pourrait échouer (LM, VI.1).
De ces analyses, Hare conclut que ces règles ne sont pas toutes du même type. Comme nous l’avons remarqué précédemment, elles peuvent être, entre autres, descriptives (comme pour l’emploi ordinaire de « rouge »), indexicales (« ceci », « je »), ou évaluatives (« bon », « devoir » ou « juste »). Si l’on tient compte de ces mises en garde, ces règles peuvent faire l’objet d’analyses rigoureuses, car elles reflètent des pratiques cohérentes nécessaires à leur intelligibilité, et notamment dans le domaine évaluatif. Sous l'influence d'Austin, Hare va comprendre les jugements de valeur comme des types particuliers d’actes de langage (1971, p. 74-77). Employer un terme moral comme « bon » dans un énoncé est performatif : on accomplit à travers l'énoncé l'acte de recommander, de louer, d’inviter à choisir l'objet que l'on qualifie de « bon » – comme dans « une bonne idée » ou « un bon vin ». La force illocutionnaire d'un terme moral, grâce à laquelle on fait quelque chose en l'employant dans un énoncé, est pour Hare indissociable de sa signification.
L’attachement à l’étude du langage ordinaire repose sur des soubassements philosophiques majeurs chez Hare. Les termes moraux, tels qu’ils existent dans les langues, nous permettent de raisonner moralement et de dialoguer entre individus comme entre cultures différentes. La tâche de la philosophie est de mettre à jour ces règles afin de faire reconnaître à ceux qui les emploient quelles contraintes pèsent sur leurs raisonnements, lorsqu’ils sont conduits de manière rigoureuse. Il en résulte que, même si des gens ordinaires, interrogés sur leurs conceptions morales, ne fournissaient pas spontanément des réponses correspondant aux thèses de Hare, sa théorie lui permettrait néanmoins de faire des prédictions sur ce qu’ils considéreront comme contradictoire ou cohérent en matière de propositions morales. Si cet assentiment à ses prédictions n'est pas exprimé en paroles, il se révélera d’après lui dans leurs comportements.
La pensée de Hare navigue donc dans un entre-deux, qui ne se réduit ni à l’étude des inférences correctes, ni à l’exposé des règles de fonctionnement du langage ordinaire. Néanmoins, on peut soutenir, sans se tromper, que Hare partage avec Wittgenstein, Austin ou Ryle, l'idée que l'étude du langage ordinaire peut nous délivrer de certaines illusions philosophiques, ou tout au moins nous aider à résoudre des difficultés majeures. Un exemple frappant de cette méthode chez Hare se trouve dans un essai consacré au nihilisme, qui pose la question de savoir si « l'annihilation des valeurs » est réellement possible (1972, p. 32-47). Le texte s'ouvre sur une anecdote. Un jeune homme suisse, d'un naturel vigoureux et enthousiaste, passait quelques jours dans la maison d'Oxford de la famille Hare. Durant son séjour, il traversa une sorte de crise existentielle après avoir lu un livre prêté par la famille : L'étranger de Camus. Au terme de sa lecture, il est ressorti convaincu que « Rien, rien n'avait d'importance » (Camus, 1942, p. 183) et a plongé dans une apathie dont il semblait incapable de s'extraire.
Cette anecdote donne à Hare l'occasion de montrer que se préoccuper du sens des mots n'est ni un enfantillage, ni une activité spécieuse. Que signifie dire de quelque chose qu'elle a de « l'importance » ou n'en a pas ? L'analyse d'expressions courantes (« This is important », etc.) va permettre à Hare de conclure qu'elles traduisent un intérêt ou une inquiétude à l'égard de tel ou tel objet. Or l'intérêt ou l'inquiétude ne sont pas des propriétés des choses, mais des sujets qui les expriment. Se préoccuper de quelque chose, c'est être disposé à faire des choix ou des efforts dans sa direction. Il y a, à ce titre, dans le roman de Camus, quelque chose de paradoxal dans le comportement du personnage principal qui s'emporte contre un prêtre tout en lui criant que « Rien, rien n'a d'importance » : l'attitude contredit le propos. Or, si le jeune homme s'était laissé convaincre que « rien n'a d'importance », c'est parce, trompé par les mots et les descriptions presque cliniques produites par l’auteur, il a cru que « avoir de l'importance » était une propriété des choses elles-mêmes, ou « importer » le résultat de ce qu’elles faisaient. Du fait qu'aucune propriété ni activité de ce type n'est observable extérieurement, il est naturel de conclure ensuite que « rien n'a d'importance ». Admettant son erreur, le jeune homme reconnût, d'après Hare, que non seulement beaucoup de choses avaient de l'importance pour lui, mais plus encore, que trop de choses en avaient. Dit autrement, son problème était plutôt de savoir lesquelles étaient les plus importantes. Cette histoire est remarquable car elle illustre à la fois la méthode harienne et l'antinaturalisme du philosophe, qui invoque à cette occasion son inspiration humienne : dans l'analyse des jugements moraux, il faut apprendre à « orienter la réflexion vers votre propre cœur » (Hume, 1740, p. 64).
Concepts fondamentaux
Prescriptivité
La théorie éthique de Hare se construit, dans un premier temps, sur l’analyse de la logique des impératifs (cf. 2.a). Cela ne va pourtant pas de soi. Une analyse superficielle de la grammaire des jugements moraux suggère qu’ils sont le plus souvent formulés à l’indicatif, comme dans « Il est injuste de frapper un homme à terre ». En outre, à la différence de Carnap (1935, p. 24), Hare rejette la réduction des jugements de valeur à des impératifs, et refuse d’être rangé parmi les « impérativistes ». Mais les impératifs partagent bien avec les jugements moraux une caractéristique essentielle : la prescriptivité. Les impératifs, comme les jugements moraux, servent avant tout, d’après Hare, à orienter des comportements. Prescrire, c’est exprimer non pas une croyance, mais un désir, un souhait, une volonté, un intérêt, ou encore, pour prendre un terme qui a les faveurs de Hare, « une préférence ».
Partant de ce constat, le philosophe distingue d’un côté les jugements à l’indicatif, et de l’autre les impératifs et les jugements moraux, en insistant sur les traits communs entre ces derniers. Un énoncé à l’indicatif vise à faire croire quelque chose, un impératif ou un jugement moral visent à faire faire quelque chose. L’énoncé à l’indicatif a une signification fermement attachée à ses conditions d’application : « La porte est fermée » et « La porte n’est pas fermée » ont des significations opposées. Ce n’est pas le cas des impératifs : « Ferme la porte » et « Ne ferme pas la porte » se contredisent, mais ont une même signification, que le premier affirme, et le second nie. Par conséquent, « Les conditions d’application des impératifs varient clairement indépendamment de leur signification » (1999, p. 19). De même, un terme moral a pour Hare une double signification : une signification descriptive, définie par des critères d’application qui déterminent les objets auxquels on peut appliquer le mot ; et une signification prescriptive, qui a pour fonction d’orienter notre comportement par rapport à l’objet. Ces deux significations peuvent varier indépendamment l’une de l’autre. « Un bon mari » pouvait autrefois qualifier un homme même s’il battait sa femme, alors que ce n’est plus possible aujourd’hui. La signification descriptive de « bon » a donc changé, mais pas sa signification prescriptive, qui continue de servir à louer, à recommander.
Il existe par ailleurs deux types de termes moraux : les termes qui ont une signification évaluative primaire, et ceux qui ont une signification évaluative secondaire. Les premiers – « bon », « devrait », « juste », par exemple – ont une signification prescriptive très stable, presque inamovible, mais une signification descriptive qui peut aisément varier, ne plus s’appliquer à certains objets, ou au contraire en qualifier d’autres. L’exemple précédent de l’expression « un bon mari » illustre cela. Les seconds – « industrieux », « zélé », « cruel », par exemple – ont au contraire une signification descriptive fermement attachée à certains objets et certaines actions, mais une signification prescriptive plus faible, qui peut s’altérer, s’inverser, voire disparaître. « Zélé », terme globalement positif, peut rapidement devenir péjoratif dans une société qui se méfie du travail, tout en s’appliquant toujours aux mêmes personnes et aux mêmes comportements. Les comportements que nous louons et que nous blâmons peuvent changer au cours du temps. La dimension prescriptive de notre langage moral est l’instrument qui nous permet de nous adapter à de tels changements.
On pourrait objecter qu’il est aussi possible de modifier la signification d’un terme purement descriptif, mais les implications de cette opération diffèrent radicalement. La dispute entre paysagistes sur ce qu’il convient d’appeler « buisson » ou « arbuste » est purement verbale. Un accord peut être trouvé dans l’intérêt de la communication (en déterminant une taille minimale, par exemple). Mais le désaccord sur ce qu’il convient d’appeler « mauvais » – par exemple, une méthode pour échapper à l’impôt – ne peut être résolu verbalement. Il implique des questions morales substantielles qui engagent les comportements des sujets. La prescriptivité de ces termes évaluatifs recouvre des règles d’action qui peuvent être incompatibles – comme dans le cas de la dispute au sujet des méthodes acceptables ou non pour échapper à l’impôt. On les emploie, dans leur sens premier, pour orienter son propre comportement ou celui d’autrui. De tout jugement moral typique, on peut donc dériver un impératif. Par exemple, de la prémisse morale « On ne doit pas mentir » et la prémisse factuelle « Ceci est un mensonge », on peut déduire l’impératif « Ne dis pas ce mensonge ». Celui qui consent à ce jugement moral, tout en refusant de donner son assentiment à l'impératif qui en est dérivé, ou bien n’a pas compris l’une des prémisses, ou bien conteste la prémisse factuelle (« Ceci est un mensonge » est faux d’après lui), ou encore n’entend pas ce jugement dans son sens premier, le sens prescriptif. Il peut, par exemple, le traiter comme une assertion de fait psychologique (« Je me sens obligé de ne pas mentir »), ou comme l'énoncé d'une norme sociale en vigueur (« Il est communément admis qu’il ne faut pas dire de mensonge »).
Hare insiste sur l’idée que le sens de ces jugements moraux « dérivés » (assertion de fait psychologique, énoncé d’une convention, mais aussi mise entre guillemets du jugement moral) dépend de l’existence d’une forme typique, première et prescriptive. Un sentiment moral résulte de l’enracinement en nous d’une prescription. Il produit inévitablement des scrupules lorsque nous reconnaissons, dans des circonstances nouvelles, l’existence d’une prescription contraire : « Je me sens obligé de ne pas mentir, mais je devrais le faire dans cette situation ». De même, lorsque nous rappelons l’existence d’une convention, ou que nous mettons le jugement entre guillemets, cela peut nous permettre d’évoquer la prescriptivité du jugement tout en nous y soustrayant : « Il est communément reconnu qu’il ne faut pas dire de mensonge, mais moi, cela ne me pose aucun problème de mentir ». D’après Hare, la prescriptivité est donc indispensable pour comprendre l’emploi de ces jugements moraux dans un sens non prescriptif. Elle est première, car pris dans un sens évaluatif, le fait de donner son assentiment à l'impératif dérivé du jugement moral auquel on a consenti est une nécessité d'ordre logique.
En outre, l’impératif dérivé du jugement moral n’est pas uniquement destiné à un interlocuteur. Chacun, s’il consent à un jugement, doit pouvoir se l’adresser à lui-même. Il est vrai que la réponse à la question « Que vais-je faire ? », à la différence de « Que vas-tu faire ? » ou « Qu’allons-nous faire ? », n’est généralement pas exprimée en mots, mais par une action. C’est pour cette raison, d’ailleurs, que selon Aristote la conclusion d’un syllogisme pratique est une action : « une fois qu’on a pensé que tout homme doit se promener et qu’on est un homme, on se promène aussitôt » (Mouvement des animaux, 701a12-13). Cela peut expliquer pourquoi nous ne disposons pas d’impératif à la première personne : nous n’avons pas besoin de nous donner des ordres à nous-mêmes, nous accomplissons immédiatement l’impératif que nous nous adressons. Mais cela n’implique pas l’impossibilité logique d’en former un, du type « Que je ne dise pas ce mensonge ».
Le rapport mis en évidence entre le jugement et l’action permet alors à Hare de définir l’acte de langage prescriptif : « un acte de langage est prescriptif si quelqu'un qui y consent n'est pas sincère s'il n'agit pas conformément (c'est-à-dire au moment et de la manière spécifiée), lorsqu'il est la personne chargée de l'accomplir, et qu'il a la capacité physique et psychologique de le faire » (SOE, p. 17). De même que l’assertion que j’énonce présuppose que je la crois, la prescription que je formule présuppose que j’agisse – ou, tout au moins, que je sois disposé à agir conformément à l’impératif qu’elle enveloppe.
Néanmoins, comme précisé précédemment, les jugements moraux ne doivent pas être réduits à des impératifs, pour une raison plus fondamentale encore que le fait qu’ils puissent être utilisés de manière non prescriptive. Un impératif ordinaire exprime un désir singulier. Le commandement « Ferme la porte » est adressé à un individu particulier, ici et maintenant. « Désirer », écrit Hare, « c'est comme consentir à un impératif singulier et non à un jugement moral ou tout autre jugement de valeur » (FR, p. 71). Un jugement moral exprime, plus qu’un désir singulier, une préférence universalisable : « C'est dans leur universalisabilité que les jugements moraux diffèrent des désirs » (FR, p. 72). Nous devons donc, pour expliquer le rôle de la prescriptivité dans la formation des jugements moraux, esquisser une explication du concept sur lequel nous reviendrons plus longuement ensuite (cf. 2.c.[iii]) : l’universalisabilité.
Vouloir faire A, au sens d’un désir singulier – par exemple, vouloir boire un café –, n'implique évidemment pas de vouloir que n'importe qui, placé dans des circonstances similaires, fasse la même chose – on n’est pas contraint de penser que tout individu à notre place devrait boire un café. Ce n’est donc pas comme penser devoir faire A. Si je pense que je ne devrais pas dire ce mensonge, je suis contraint de penser qu’autrui, placé dans des circonstances similaires, ne devrait pas le dire non plus. La prescriptivité des jugements moraux – mais aussi esthétiques, et plus généralement évaluatifs – est inséparable de leur universalité. Ce que je prescris à travers mon jugement, c’est une règle universalisable. Tout jugement implique donc une justification, sous la forme de règle universelle. Donner une justification n’implique pas nécessairement une prescription. Je peux justifier le fait d'avoir choisi cet hôtel parce qu'il donne sur la mer, et celui qui admet le jugement descriptif « Cet hôtel donne sur la mer » n'est pas contraint de le choisir pour autant. En revanche, s'il admet avec moi que cet hôtel est le « meilleur », il ne peut, sans incohérence ou manque de sincérité, préférer et choisir celui d'en face (dont les caractéristiques sont les mêmes, à l'exception de la vue sur la mer).
Le Prescriptivisme de Hare, de ce point de vue, s'oppose radicalement au descriptivisme naturaliste, d’après lequel tout énoncé moral peut être inféré d'un ensemble de caractéristiques factuelles. Si cette inférence était possible, ne pourrions-nous pas, sans incohérence, penser qu'une action est la meilleure chose à faire, et faire le contraire ? Nous pouvons savoir qu'un caillou est le plus rond, et en ramasser un autre. Il n'y a rien d'incohérent à cela, car nous pouvons vouloir n'importe quel caillou, ou en chercher un plat, ou autre chose encore (FR, p. 69). Mais pouvons-nous penser qu'une action est la meilleure chose à faire dans certaines circonstances, et choisir de faire la pire, sans plus d'explications ? C'est pourtant ce que semble impliquer l'idée que les jugements moraux ne diffèrent pas des assertions purement descriptives. Le prescriptivisme, au contraire, semble pouvoir rendre compte du lien entre ce que nous pensons juste ou bon, et notre motivation à agir en ce sens.
Néanmoins, de son côté, le prescriptivisme est confronté à une difficulté similaire : si les jugements moraux sont des prescriptions, comment peut-on les adopter et pourtant agir contre eux ? Si la fonction des jugements moraux est de guider nos comportements, pourquoi ne nous laissons-nous pas guider ? Pourquoi « les gens font-ils constamment ce qu'ils pensent qu'ils ne devraient pas faire ? » (FR, p. 67) Nous pouvons reconnaître ici un problème classique de la philosophie : la faiblesse de la volonté, ou acrasia. Pour s’être heurtés à cette difficulté, Socrate, Platon (cf. Protagoras, 358-sqq.; Gorgias, 467-sqq.) et Aristote (Éthique à Nicomaque, 1145b25) sont classés par Hare parmi les prescriptivistes.
Dans LM (p. 195), une première explication est ébauchée : nous manquons à nos prescriptions lorsqu'elles ne sont pas sincères, c’est-à-dire lorsque nous les traitons, comme nous l’avons vu précédemment, comme des jugements conventionnels ou des assertions de faits psychologiques. Cette réponse sera largement affinée dans FR. La faiblesse de la volonté existe parce que, pour prendre une décision morale, il ne suffit pas de consulter ses désirs. Elle traduit le conflit intérieur que, en tant qu'humain, nous sommes tous amenés à éprouver, lorsque nos désirs singuliers entrent en conflit avec ce que, d'un point de vue réellement universel et prescriptif, nous préférons. Si nous étions des anges, « la simplicité austère et rigoureuse » (FR, p. 74) de la prescription universalisable serait notre règle, sans que nous ayons besoin de lutter. Mais, parce que nous sommes humains, nous développons des échappatoires, dont témoigne notre langage moral, qui consistent soit à adopter une prescription non universalisable, soit à traiter la règle universalisable comme non prescriptive.
Hare donne des exemples d'échappatoires très instructifs pour saisir l’idée de prescriptivité. Par exemple, nous pouvons atténuer le sens de « devrait » [ought], de telle sorte qu’il ne soit plus prescriptif mais simplement psychologique, de telle sorte que l’énoncé « Je ne devrais pas abandonner mon régiment en plein combat » n’est plus traité comme une authentique prescription, mais comme l’expression d'une règle dont la violation produit un sentiment de culpabilité, rien de plus. Je peux continuer de considérer cette règle comme universalisable, mais l'absence de prescriptivité lui fait perdre sa force. Cela me permet de préférer la sauvegarde de mes intérêts personnels dans cette situation, au prix de souffrances psychiques impliquées par l'abandon de mon régiment, auxquelles je suis conscient de m'exposer : « Les sentiments résiduels de culpabilité ont pris la place de la prescriptivité réelle » (FR, p. 83). Ces analyses permettent d’écarter des malentendus au sujet du concept de prescriptivité. En effet, « dire qu'il est impossible de donner un assentiment sincère à un commandement [...] et en même temps ne pas l'accomplir [...] est tautologique » (LM, p. 50), mais cela ne signifie évidemment pas que celui qui est incapable d’accomplir ce commandement, pour des raisons psychologiques, doit le faire quand même.
L’analyse des échappatoires illustre la souplesse du langage moral chez Hare. La prescriptivité est un principe formel, logique, qui détermine nos raisonnements moraux. Mais l’homme est aussi un être de liberté qui peut chercher des voies, à travers le langage, pour échapper à ses obligations. Comment nos jugements moraux pourraient-ils nous poser de telles problèmes si leur sens premier n’était pas prescriptif ? Comment pourraient-ils faire la moindre différence dans nos choix, s'ils ne différaient pas des jugements de fait ? Les désaccords moraux entre individus, comme les conflits intérieurs, ne pourraient-ils se régler verbalement s'ils n'impliquaient aucune confrontation entre des règles d'action ? Voilà pourquoi Hare insiste sur la dimension prescriptive du langage moral : apprendre la signification prescriptive d’une expression, ce n’est pas simplement apprendre à parler, c’est apprendre à vivre (FR, 2.7).
Survenance
Le concept de « supervenience », rendu en français par le terme de « survenance » (Engel [1986] et trad. Davidson [1980]), apparaît pour la première fois dans LM. Il est alors mentionné six fois (V.2 ; VIII.2 ; IX.3 ; X. 2 ; X. 4), sous forme d’adjectif, « survenant », et plus rarement comme substantif. Hare soutient qu’il n’est pas l’auteur de ce concept et que son usage était courant à Oxford (1989a, p. 66). On ne retrouve pourtant aucune occurrence de ce mot chez les philosophes de cette période. Le mot lui-même semble avoir été emprunté à la traduction anglaise de l’Éthique à Nicomaque de W. D. Ross (1174b), où il a un autre sens. L’idée d’une survenue des propriétés morales sur des propriétés non-morales se retrouve néanmoins chez d’autres penseurs. G. E. Moore paraît avancer cette idée lorsqu’il écrit que « deux choses ne peuvent différer en qualité sans différer dans leur nature intrinsèque » (1922, p. 263), mais il n’emploie pas le mot. Par conséquent, le sens philosophique moderne du terme « survenance » semble bien être une création de Hare.
L’idée de survenance est, dans sa théorie éthique, une composante du principe d’universalisabilité – la seconde composante étant les propriétés universelles des termes employés dans les jugements moraux (cf. 2.c.[iii]). Elle peut servir de transition pour saisir le principe d’universalisabilité, qui est de la plus haute importance. Dans LM, la survenance est illustrée d’abord à partir d’un exemple évaluatif, mais non moral : imaginons deux tableaux identiques, dont l’un est la copie de l’autre (V.2). Nous pourrions dire : « L’un est signé, mais l’autre non ». Cette proposition qui porte sur une caractéristique descriptive de ces tableaux est peut-être fausse, mais pas contradictoire. En revanche, pourrions-nous soutenir, sans nous contredire, que « L’un est beau, et l’autre non » tout affirmant qu’ils sont identiques à tout point de vue ? Pouvons-nous prétendre que la beauté du tableau est simplement l’une de ses caractéristiques descriptives, au même titre que le fait d’être signé ? Si nous rejetons, pour les raisons examinées précédemment (cf. 2.a), l’explication naturaliste d’après laquelle la « beauté » du tableau est identique à un ensemble de caractéristiques descriptives de celui-ci, alors il faut conclure que cette évaluation « survient » sur des propriétés non évaluatives. Il est toujours possible de maintenir la survenance, en soutenant que « beau » et « un ensemble de caractéristiques descriptives » sont deux choses que l’on peut comprendre indépendamment l’une de l’autre, bien qu’elles désignent en réalité la même propriété, mais la relation entre le survenant et les caractéristiques sous-jacentes risque de devenir mystérieuse.
D’après Hare, la survenance, qui désigne une relation de covariation entre des propriétés factuelles et des propriétés morales, n’est pas un phénomène mystérieux. Ce n’est que le résultat de certaines contraintes logiques qui pèsent sur notre langage. Si je dis que « saint François était un homme bon » (LM, p. 168), je ne peux affirmer qu’un autre individu, placé dans des circonstances similaires et agissant comme saint François, n’aurait pas été « bon ». Il est impossible que deux situations ou deux actions, indiscernables du point de vue de leurs propriétés non morales, donnent lieu à des jugements moraux différents.
La survenance n’implique pas, en revanche, que les jugements moraux découlent nécessairement des propriétés factuelles. Nous ne sommes pas contraints par les caractéristiques du tableau, ou par les actions de saint François, de juger l’un beau et l’autre bon. Faire ces jugements présuppose l’existence de raisons, ou plus précisément de prémisses universelles liées à nos préférences esthétiques ou nos principes moraux. Le jugement est une conclusion singulière qui instancie la prémisse universelle à travers un cas particulier. Le syllogisme pratique peut illustrer ce raisonnement : si « p » est un principe ou une loi universelle, du type « Pour tout x, si x est un tableau de tel type, alors x est beau » ; si « q » énonce que « a est un tableau de ce type » ; alors la conclusion « r » est nécessaire : « a est beau » (1989a, p. 69). Dans ce raisonnement, nous pouvons dire que, en vertu d’une prémisse universelle « p », « r » survient sur « q ». La survenance ne nous contraint pas à adopter une prémisse universelle, mais à reconnaître qu’elle existe, qu’elle implique une relation constante entre des faits et des valeurs, et que nous sommes logiquement contraints de produire des évaluations similaires face à des états de choses semblables dans leurs caractéristiques pertinentes. Notons que, à l’inverse, deux jugements évaluatifs identiques n’impliquent pas deux états de choses similaires. Nous pouvons juger « beaux » deux tableaux très différents, ou « bonnes » deux personnes qui ont accompli des actions très diverses.
C’est probablement à ce niveau que la survenance au sens moral se distingue le plus de son emploi en philosophie de l’esprit. En effet, le concept de survenance n’a pas connu une grande fortune uniquement en philosophie morale puisque Davidson (1980, p. 277-304), le premier, a avancé l’idée que, de même que l’évaluatif survient sur le factuel, le mental survient sur le physique. La survenance permettrait de rendre compte à la fois de la covariation entre nos états mentaux et ceux de notre cerveau, et de l’irréductibilité des premiers aux seconds. Hare s’est montré assez sceptique à l’égard de cet emploi du concept dont il est l’auteur : il estime que cette importation obscurcit volontairement le phénomène de survenance afin de l’appliquer à un autre phénomène mystérieux. En outre, comme Davidson le reconnaît lui-même, deux événements identiques d’un point de vue physique ne peuvent différer sous l’aspect de leurs propriétés survenantes : si mon système nerveux est dans un état identique à celui de mon voisin qui est souffrant, il est nécessaire que je souffre aussi. Or, comme nous l’avons vu, ce n’est pas le cas de la survenance au sens moral : un même ensemble de caractéristiques descriptives peut donner lieu à deux évaluations différentes par deux personnes différentes – la seule contrainte est que deux situations identiques ne soient pas jugées différemment par la même personne. En somme, le sens dans lequel Hare entend la survenance est bien plus faible que celui proposé par Davidson. Il ne se situe pas sur le terrain de l’ontologie, mais de la logique : « C’est une vérité conceptuelle », selon l’expression de Ruwen Ogien (Goffi [dir.], 2004, p. 148). Il convient de conserver cette idée à l’esprit face aux textes de Hare, quelles que soient nos opinions dans le domaine de philosophie de l’esprit, où la survenance s’est incontestablement avérée féconde.
Universalisabilité
Un jugement moral, chez Hare, est universalisable en vertu de deux principes : son caractère survenant et ses propriétés universelles. Une propriété universelle est telle qu'on peut en rendre compte sans faire référence à aucun individu, entité singulière ou temps déterminé. La seconde composante du principe d’universalisabilité, après la survenance, signifie donc qu’un énoncé universalisable ne peut contenir de termes singuliers. À l’évidence, de nombreux énoncés ne sont pas universalisables. Un impératif singulier ne l’est pas : « Ferme la porte » est adressé à une personne particulière dans une situation particulière. Des énoncés normatifs comme « On ne doit pas fumer dans un wagon de la SNCF » ou « En France, on ne doit pas marier quelqu'un de force » ne sont pas des jugements moraux, car ils contiennent des références à des entités singulières.
Néanmoins, il faut se garder de croire que l'universalisabilité des jugements moraux implique leur généralité. La singularité ne doit pas être confondue avec la spécificité. Un jugement moral bien compris n'est jamais singulier, mais il peut être rendu aussi spécifique qu'on le souhaite : « On ne doit pas abuser de la faiblesse d'autrui » est général, « On ne doit pas abuser de la faiblesse de son petit frère » l'est déjà beaucoup moins, mais ce sont tous deux des jugements moraux. D'après Hare, l'expérience morale consiste même à rendre plus précis et plus spécifiques nos jugements moraux, afin de les adapter à toutes les circonstances (LM, III.6, IV.3 ; FR, 3.4).
Un jugement descriptif est également toujours universalisable, et de manière tout-à-fait triviale. Si je dis d’un objet qu’il est « rouge », je dois être prêt à le dire de n’importe quel autre objet possédant la même propriété. C’est précisément cette similarité, plus ou moins grande, qui détermine le contenu de mon jugement descriptif et l’utilité que je trouve à l’employer. En outre, si l’un dit que cet objet est rouge, et l’autre non, nous pouvons faire l’hypothèse que l’un se trompe, et l’autre non. Les jugements moraux aussi sont universalisables, mais de manière beaucoup moins triviale. Leur universalité dépend aussi de leur contenu descriptif, mais ce dernier ne se réduit pas à des règles de signification [meaning-rules] qui fixent leur emploi correct dans la langue. Il renvoie toujours à des principes moraux substantiels : « Quand je dis d'un homme qu'il a agi de manière juste, cela implique qu'il y a un certain principe moral universel d'après lequel son action était juste. » (EB, p. 28). L’universalité des jugements moraux implique donc une certaine rationalité : universaliser un jugement revient à lui donner une raison, comme l’illustre le principe de survenance (cf. 2.c.[ii]). En outre, à l’instar des jugements descriptifs, si deux énoncés moraux sont contradictoires, l'un doit être juste et l'autre non. Mais à la différence des premiers, cela ne tient pas au fait que l’un renverrait à des propriétés descriptives réelles et l'autre non – c’est l’erreur du naturalisme moral de le croire –, mais parce que tous deux revendiquent une universalité qui m'oblige à admettre cette propriété. Deux jugements moraux contradictoires m’imposent de répondre à la question suivante : quelle raison est-ce que je reconnais comme véritablement universelle ?
La thèse d'après laquelle les jugements moraux sont toujours universalisables demeure cependant, comme le principe de prescriptivité, purement formelle. Elle ne nous contraint à adopter aucun principe moral substantiel, car la contrainte qu’elle implique est logique. En effet, le principe d’universalisabilité repose entièrement sur la signification des termes que l'on emploie (« juste », « bon », « devrait » par exemple) : les utiliser nous contraint à former des jugements universels. De même, les transgressions de l'universalisabilité sont logiques : dire « Je devrais faire X, mais une autre personne placée dans des conditions similaires ne devrait pas faire X » est contradictoire. Un argument en faveur du caractère formel de l'universalisabilité est que nous réagissons à la violation de ce principe comme à celle d'un principe logique. Dire que Saint François était un homme bon, mais qu'un autre individu qui aurait agi comme lui dans les mêmes circonstances ne l'aurait pas été (LM, p. 168), semble aussi absurde que d'affirmer A et non-A. Par conséquent, l'universalisme défendu par Hare dans LM et FR n’est pas particulièrement exigeant. Il nous impose de pouvoir appliquer le jugement moral que l'on forme sur une situation à toutes les autres situations dont les caractéristiques pertinentes sont semblables.
Toutefois, face à une situation morale, nous ne disposons pas toujours d'éléments de comparaison, et nous devons donc les inventer. Or, comme le souligne Hare dans FR (3.6), cela requiert d'éviter deux écueils. D'un côté, il faut se méfier des inventions de cas fantastiques et improbables. Si je m'interroge sur la légitimité de la torture, mon point de comparaison ne doit pas être une situation dans laquelle elle pourrait être appliquée à un biologiste sadique qui a dispersé un virus mortel et très contagieux, et refuse de donner l'antidote. La torture pourrait être justifiée dans cette situation improbable, mais elle ne permet pas de se forger un principe valable pour orienter notre comportement dans la vie réelle. Cette idée sera amplement développée dans PM, afin de défendre l’utilitarisme de l’accusation d’être contre-intuitif. D'un autre côté, il ne faut pas non plus renoncer à produire des cas imaginaires, dont les caractéristiques pertinentes sont semblables à la situation que l'on veut juger, de façon à pouvoir universaliser notre jugement. Or, cela peut nécessiter d'envisager des situations en un sens improbables ou fantastiques. À titre d'exemple, dans son essai sur le semi-végétarisme (cf. 3. b.), Hare imagine être dans la peau (ou plutôt les écailles) d'un poisson d'élevage. Pour revenir à la torture, d'après Hare, même sans tenir compte des souffrances de la personne torturée (dont nous pourrions occuper la place), il existe de bonnes raisons de condamner cette pratique.
Bien que formels, les principes de prescriptivité et d’universalité vont permettre à Hare de réfléchir à des problèmes d’éthique appliquée, et même d’aboutir à des positions morales substantielles. En effet, le principe d'universalisabilité, qui exclut les références à des propriétés singulières, impose à l'agent moral d'élaborer des prescriptions acceptables quel que soit le rôle qu'il pourrait occuper dans une situation. Il est essentiel de comprendre qu'il ne s'agit pas de lui demander de tirer d'un fait (l'état psychique dans lequel il serait avec ce rôle dans cette situation) une conclusion morale (qu'on ne devrait pas lui faire telle ou telle chose). Ce qu'il doit admettre n'est pas un fait, mais une prescription du type : « Je ne voudrais pas qu'on me fasse cela dans cette situation ». Il n'y a donc pas de rupture de la loi de Hume (1740, p. 65), qui interdit de tirer de l'être un devoir-être (cf. FR, 6.9, 7.2). Ainsi, le principe d’universalisabilité, combinée à la prescriptivité, va permettre à Hare de donner un fondement logique à la maxime utilitariste formulée par Mill – reprenant ici Bentham – « Chacun doit compter pour un, personne pour plus d'un » (Mill, 1863, p. 153). Si l’on doit pouvoir produire une prescription acceptable quel que soit le rôle que nous occupons dans une situation, cela implique de prendre en considération de manière égale tous les intérêts, et de justifier ensuite tout traitement différencié entre eux (FR, p. 118). Formulé autrement, le principe d’universalisabilité des jugements moraux conduit à l’attribution d'un droit indépassable de tous les individus, tiré de la pensée critique : « le droit à l'égalité d'attention et de respect » (PM, p. 297). C’est donc dans FR que, à sa grande surprise, Hare découvre que ses principes formels débouchent naturellement sur une forme d’utilitarisme des préférences, qu’il développera ensuite en détail dans son dernier grand ouvrage de théorie éthique, PM.
Primat/Prédominance
Avant d’aborder l’utilitarisme de Hare, il convient d’éclaircir la distinction entre les jugements moraux et les autres jugements évaluatifs. En effet, dans LM, Hare insiste sur les propriétés communes à tous les jugements évaluatifs, au point où l'on peut se demander si ses analyses du langage moral ne portent pas plutôt sur le langage des valeurs en général. Il s'est donc efforcé, dans FR (9.3) puis dans PM (3.6 sqq.) de distinguer les jugements moraux des autres jugements évaluatifs (esthétiques par exemple). Néanmoins, il faut garder à l'esprit que, d'après lui, dans la mesure où le raisonnement moral porte sur des situations où les intérêts d'autrui sont en jeu, les principes d'universalité et de prescriptivité suffisent pour en révéler le mécanisme.
Pour distinguer les jugements moraux des autres jugements évaluatifs, Hare introduit le concept d’« overridingness » – traduit par « prédominance » ou « primat » (PM, trad. Bozzo-Rey, Cléro & Wrobel). Par exemple, on peut penser que « On ne doit jamais mettre de coussin écarlate sur un canapé magenta » et dans le même temps, donner le primat au principe qui dit que « On ne doit pas froisser une personne qui nous offre un coussin à mettre sur notre canapé ». On a donc donné le primat au principe de ne pas froisser quelqu'un qui nous fait un cadeau sur le principe d'appariement des couleurs. Nous aurions pu faire le contraire. La conclusion de Hare est que le principe dont on refuse qu'il soit dépassé par un autre est un principe moral.
Mais il faut préciser que ce principe appartient à une première classe, « les principes moraux critiques », qui résultent d’une confrontation entre différents principes dans laquelle les intuitions morales ne jouissent d’aucun privilège (cf. 2.c.[v]). À côté de cette première classe, il en existe une seconde, les principes intuitifs, qui peuvent être moraux et pourtant être dépassés. Pour savoir s'ils sont moraux (et non esthétiques par exemple), il faut se demander si leur fonction est de nous rapprocher des actions qui auraient été choisies par une pensée critique parfaitement conduite. Si oui, ce sont des principes moraux de la seconde catégorie. En somme, les jugements moraux sont des prescriptions universelles qui priment sur les autres jugements évaluatifs, ou « qui sont liés à ces principes qui jouissent de ce primat » (PM, p. 161). Pour bien saisir ce point, il nous faut à présent aborder la dernière grande contribution théorique de Hare à la réflexion éthique, peut-être la plus importante : la distinction des deux niveaux de la morale.
Les deux niveaux de la morale
La distinction entre les deux niveaux de la morale, dont la formulation la plus aboutie se trouve dans PM, était en germe dans les textes précédents, notamment à travers l'analyse des décisions de principe dans LM (IV) et des principes dans FR (3). Les principes sont toujours formés, corrigés ou abandonnés par la pensée critique. Toutefois, dans la vie quotidienne, jouant le rôle de guides immédiatement à notre disposition, ils en deviennent comme une seconde nature : « Les principes pratiques, s’ils sont acceptés de manière suffisamment longue et inconditionnelle, finissent par acquérir l’évidence de l’intuition » (LM, p. 191) écrit Hare. Ils se donnent alors à la conscience comme des faits et paraissent aussi indiscutables qu’eux. Lorsque l’on réfléchit à ces intuitions, on peut être assez naturellement conduit à se demander à quels faits peuvent-ils se référer.
Il existe un fait, vérifiable empiriquement, qui accompagne le plus souvent le jugement moral que l’on forme : notre sentiment d’obligation. Faut-il lui attribuer l’origine et la force contraignante de notre jugement moral ? Non, car « un cas déterminant » (LM, p. 194) peut se présenter dans lequel nous nous demandons si nous ne devrions pas agir contre notre sentiment moral. Lorsqu’une guerre éclate, explique Hare, un homme élevé dans une famille de militaires, mais sensible aux arguments pacifistes, peut tout-à-fait avoir le sentiment de devoir prendre les armes et penser en même temps qu’il ne devrait pas le faire. Il en va de même des normes sociales communément reçues, que nous suivons d’ordinaire très naturellement, mais qui peuvent nous apparaître occasionnellement contraire à notre devoir. Nos intuitions résultent de notre éducation, de notre expérience, des normes sociales dans lesquelles nous baignons, mais nous pouvons toujours nous demander si nous avons été éduqués selon les meilleurs principes, ou si nos expériences passées nous ont vraiment conduit à prendre les meilleures décisions.
Une erreur similaire consiste à croire que nous pouvons déterminer le contenu de notre devoir à partir de nos intuitions linguistiques. Par exemple, si le fœtus est une « personne » et que, conformément aux intuitons qui accompagnent l’usage de ce terme, il est contraire au devoir de tuer des « personnes » innocentes, cela ne constitue-t-il pas une réponse naturelle au problème de l’avortement (cf. 3.a) ? En réalité pour Hare, nos intuitions linguistiques sont nécessaires pour comprendre la logique des termes moraux, mais elles ne peuvent, à elles seules, produire des affirmations morales substantielles (PM, 1.3). L’emploi d’un terme évaluatif présuppose un choix, précisément celui de l’utiliser, et un tel choix, parce qu’il est moral, doit être motivé par des raisons elles-mêmes morales.
La pensée morale ne se réduit pas à la prise en considération de nos intuitions. Elle comprend en réalité deux niveaux : (1) le niveau intuitif, qui consiste, dans l’urgence et face à des situations qui ne sortent le plus souvent pas de l’ordinaire, à appliquer des principes relativement simples et généraux ; (2) le niveau critique qui permet, devant des cas difficiles, réels ou imaginaires, de remettre en question nos principes même les mieux ancrés, de les conserver, les modifier ou les abandonner le cas échéant, à partir d’une réflexion sur leurs effets probables. Cette réflexion critique réélabore les principes généraux qui seront utilisés ensuite au niveau intuitif. Pour illustrer les deux niveaux de la morale, Hare s'appuie sur les images de l'« archange » et du « prolo » (ce dernier terme n’est pas à entendre au sens ordinaire en français, il se réfère au « proles » employé par Orwell dans 1984). L'archange n’a pas les faiblesses humaines. Il est impartial et parfaitement informé des faits concernant une situation. Il peut envisager toutes les séries d'actions possibles et choisir les meilleures. Le prolo est dépourvu de pensée critique et ne peut que suivre ses intuitions. Les hommes ordinaires se situent entre les deux. Cela permet à Hare de soutenir que « La pensée morale intuitive ne peut se suffire à elle-même alors que la pensée critique peut le faire et le fait » (PM, p. 136).
Lorsque, face à un problème moral, nous nous demandons « Que faire ? », le niveau intuitif met à notre disposition des principes directement applicables, capables de produire des effets aussi proches que possibles de ce que nous obtiendrions si nous avions la liberté et toutes les informations nécessaires pour réfléchir de manière critique au cas particulier qui nous est présenté. Reprenant une expression de David Ross (1930, p. 19), Hare qualifie ces intuitions de « principes prima facie » et les définit comme des « schémas de réaction relativement simples » (PM, p. 121) qui opèrent à la faveur de la similarité entre les cas qui nous sont présentés et des situations passées. Ces devoirs prima facie s’accompagnent généralement de sentiments qui ont pris racine en nous du fait de notre éducation et de notre expérience. Les transgresser, même pour de bonnes raisons – c’est-à-dire après un examen critique –, entraîne inévitablement un sentiment de culpabilité, des remords, de la componction. Mais, comme nous l’avons vu, cela ne signifie pas que ces principes trouvent leur origine dans nos sentiments.
Nos principes prima facie sont nécessaires aux besoins de la vie pratique pour traiter dans l’urgence des cas similaires, mais ils ne peuvent échapper au constat que deux cas ne sont jamais absolument identiques. Comment savoir si les différences qui demeurent entre deux cas sont négligeables ou significatives ? Ce problème émerge de manière exemplaire face à un dilemme moral, car le conflit qui naît entre plusieurs devoirs incompatibles rend les différences plus évidentes. Un médecin hospitalier, par exemple, a généralement l’intuition que, à l’hôpital, tout le monde doit être soigné, chacun en fonction de ses besoins. Mais il peut se retrouver face à une situation exceptionnelle (une épidémie, un attentat) qui lui suggère l’utilité de faire un tri entre les patients, de telle sorte que certains ne recevront pas les soins dont ils ont besoin. Il se trouve ici face à un dilemme moral, car il ne peut accomplir à la fois son devoir de soigner tout le monde et celui de sauver le plus grand nombre de patients.
Penser que ces conflits entre devoirs sont insolubles ou que l’on peut les résoudre en restant au niveau intuitif, à la condition d’introduire dans les principes d’innombrables exceptions et précisions, ne nous donne le choix qu’entre « l’indétermination » et la « complexité » (PM, p. 120). Au contraire, pour Hare, on ne peut plus compter sur nos intuitions. Dans la mesure où elles sont en crise et que nous les questionnons, il serait absurde d’en appeler à leur autorité pour résoudre le problème. Il faut s’élever à un second niveau pour résoudre le dilemme : le niveau critique. On pourrait objecter que l’existence d’un niveau intuitif et d’un niveau réflexif est une évidence, et que c'est à ce second niveau que les philosophes de la morale construisent toujours leurs argumentations. À cette objection, Hare répond que lorsqu'il examine chaque argument, il constate que « les charnières qui permettent de construire l'argument sont elles-mêmes des intuitions morales substantielles » (PM, p. 176).
Quelle méthode la pensée critique emploie-t-elle pour résoudre les conflits ? La distinction des deux niveaux permet de rendre compte de la procédure qu’elle suit. Tout d’abord, rappelons qu’un énoncé factuel est un acte de langage qui a une valeur de vérité, et présuppose donc un examen préalable des faits. Un jugement moral attribue des propriétés morales à des caractéristiques descriptives, il implique donc aussi une connaissance préalable des faits. Dans la mesure où ils sont prescriptifs, nos jugements moraux impliquent de savoir ce que l'on prescrit et les conséquences qui pourraient résulter de cette prescription. Face à une situation qui relève de la pensée critique, il faut s'interroger sur les caractéristiques descriptives et les propriétés morales pertinentes qui leur sont associées. Elles sont alors mises à l'épreuve, sans être admises immédiatement.
Mais comment commencer ? En pratique, les principes prima facie devraient servir de point de départ. Néanmoins, dans une situation critique, ces principes ne vont plus de soi. De nouvelles caractéristiques doivent se porter candidates : Hare propose de s'intéresser non plus seulement à ce qui arrive dans cette situation, mais aussi à ce que cela fait aux agents à qui cela arrive (par exemple, être embouti par ma voiture). Or, écrit Hare, « En m'identifiant à une personne, réellement ou hypothétiquement, je m'identifie à ses prescriptions » (PM, p. 207-208). Si je sais qu'elle va souffrir, j'acquiers la préférence qu'elle ne souffre pas. Certains individus, comme les tortionnaires, ne peuvent-ils pas avoir cette connaissance (et l'utiliser, justement) sans avoir cette préférence ? Oui, mais l'essentiel est qu'il est impossible d'avoir cette connaissance des souffrances d'autrui sans préférer que cela ne nous arrive pas, si nous étions à sa place.
La pensée morale critique consiste donc à faire abstraction, dans notre description de la situation, des individus particuliers qui occupent telle ou telle position, de sorte que la description produite soit réellement universalisable. Le penseur doit alors chercher un jugement qu'il serait prêt à appliquer à toutes les situations similaires, ce qui implique de pouvoir l'appliquer à des situations dans lesquelles il occuperait tour à tour les rôles de toutes les personnes affectées par son choix. Quel que soit le rôle qu'il occupe dans ces situations imaginaires, son jugement doit rester le même pour être réellement universalisable : il faut pouvoir « accepter l'application universelle de la prescription, ce qui inclut son application si nous étions dans la position d'autrui » (PM, p. 196). Un fois cette opération accomplie, nous avons obtenu « une prescription universelle qui représente notre préférence impartiale totale » (PM, p. 408).
Face à un dilemme moral, nous devons donc tenir compte de nos préférences et de celles que nous aurions si nous étions à la place d'autrui. Pourtant, lorsque notre action risque d'affecter les préférences d'autrui, nous pourrions nous demander pourquoi nous devrions renoncer à nos préférences au profit des siennes, notamment dans le cas où les siennes sont moins intenses que les nôtres. Après tout, ce ne sont pas nos préférences, mais les siennes. La réponse de Hare consiste à revenir à la compréhension la plus élémentaire du principe d'universalisabilité : lorsque je prends connaissance des préférences d'autrui, j'acquiers moi-même une préférence sur ce que je voudrais qu'on me fasse dans cette situation. En fait, on ne peut correctement se représenter la situation d’autrui avant d'avoir fait nôtres ses préférences, dans la situation hypothétique où nous occuperions sa position. Dès lors, nous ne nous trouvons plus dans une situation où ses préférences entrent en conflit avec les nôtres, mais où certaines de nos préférences s'opposent à d'autres qui sont à présent également les nôtres. Le conflit moral n'est plus « interpersonnel » mais « intra-personnel » (PM, p. 229).
Ainsi, que le conflit porte sur une opposition entre mes préférences et celles d'autrui, ou même sur les préférences de nombreuses personnes, il se réduit en dernier lieu, dans la pensée morale, à un conflit intra-personnel, et doit se résoudre de la même manière dans chaque cas. Si je dois comparer la force des préférences d'autres personnes dans un conflit, il suffit que je me représente ces préférences comme miennes, et que j'estime la force que moi-même j'accorde à ces préférences. Ce conflit doit être tranché en faveur des préférences les plus nombreuses et les plus intenses, quelle que soit la position que j’occupe dans cette situation. L'universalisabilité des jugements moraux conduit donc à une forme d'utilitarisme d'après Hare. De ce point de vue, l'opposition classique entre utilitarisme de la règle et utilitarisme de l'acte n'est qu'une question de niveau : le premier fournit les principes prima facie qui opèrent au niveau intuitif, le second résout les conflits qui apparaissent au niveau critique (PM, p. 131-132). Notons, de plus, que l'utilitarisme des préférences – ou utilitarisme de la volonté rationnelle – défendu par Hare est parfaitement compatible avec un kantisme bien compris. L'idée d'universalisation de la volonté aboutit chez Kant à l'impératif catégorique de toujours traiter autrui comme une fin, et jamais comme un simple moyen (1785, p. 108).Cela signifie pour Hare que traiter autrui comme une fin implique de faire de ses fins les nôtres, les prendre en considération pour agir, de les faire rentrer dans le calcul des préférences.
L’analyse de la pensée morale, chez Hare, nous permet de comprendre pourquoi la raison, fixe dans son principe d'impartialité, peut nous conduire à sélectionner, à destination du niveau intuitif, des principes qui requièrent de la partialité. En effet, si au niveau critique, j'accorde à mes préférences personnelles le même poids qu'à celles d'autrui, ma raison peut me conduire à adopter au niveau intuitif un principe d'altruisme, pour contrebalancer la tendance fréquente à l'égoïsme, ou au contraire un principe de partialité envers mes proches, parce que ce principe s'avère en pratique plus bénéfique à tous – par exemple, en cas d'inondation ou d'incendie dans une ville, il vaut mieux que chacun commence par s'occuper des habitants de sa maison et de ses voisins si l'on veut qu'au final le plus grand nombre soit sauvé. Il s'agit à chaque fois de la meilleure façon de satisfaire le plus de préférences possibles, c’est pourquoi « la pensée critique, qui favorisera l'inculcation d'intuitions qui comprennent ces écarts d'impartialité, est elle-même impartiale » (PM, p. 259).
La conceptualisation du raisonnement moral proposée par Hare n'aboutit donc à aucune forme de descriptivisme ou de naturalisme. Les préférences d'autrui ne sont pas traitées comme des faits. Parce que le « je » est prescriptif, je souhaite la satisfaction des préférences d'autrui, devenues par identification les miennes. Il n'y a pas de rupture de la loi de Hume, même si cette méthode nous permet de produire les jugements en un sens à la fois les plus objectifs et les meilleurs. En outre, même s'il existe des préférences prudentielles plus rationnelles que d'autres, la morale ne nous empêche pas de préférer ce que nous préférons : nos préférences sont libres en ce sens. Nous sommes également toujours libres de changer nos préférences. La contrainte qu'exerce sur nous la raison est de tenir compte impartialement des préférences des autres lorsque notre action les affecte : « La raison nous laisse libres, mais elle nous contraint de respecter la liberté des autres et de nous joindre à eux dans son exercice » (PM, p. 410).
C’est là qu’intervient le problème posé par le « fanatique ». En effet, Nous restons libres dans nos préférences lorsque nos choix n'affectent pas autrui, c’est-à-dire lorsqu’ils regardent nos « idéaux ». Mais le fanatique soutient que la poursuite de ses propres idéaux reste préférable à la considération des préférences d’autrui, même lorsqu’il a fait siennes ces préférences. Pour prendre un exemple d’actualité, un fanatique religieux pense que son idéal de conversion ou de mise à mort de tout mécréant prévaut sur tout autre considération, même si, dans une situation hypothétique, il devait être lui-même ce mécréant victime de cet idéal. Dans FR, Hare juge l’existence d’un fanatique aussi « pur » improbable, et dans PM, il montre qu’elle est impossible. Le fanatique au sens ordinaire, « impur », pousse ses principes intuitifs jusqu'à leur terme ultime et refuse, en cas de conflit avec d'autres principes, de les soumettre à la critique. Il peut avoir une mauvaise connaissance des faits, une logique boiteuse ou un enthousiasme délirant. Ses intuitions peuvent s’apparenter à des préjugés racistes, religieux, ou nationalistes, mais parfois elles peuvent aussi être pertinentes et adaptées à certaines circonstances. Ainsi, le principe du médecin de sauver des vies, poussé à son terme ultime, peut le conduire à maintenir en vie des gens qui souffrent et préféreraient mourir : « Ce n'est pas le contenu des principes intuitifs d'une personne qui font d'elle un fanatique, mais son attitude envers ses principes. » (PM, p. 330).
Le vrai fanatique, au contraire, bien informé des faits et capable de former des raisonnements logiques, maintient ses convictions contre les résultats utilitaristes de la pensée critique. Il prétend que les souffrances engendrées par la transgression de ses idéaux sont supérieures à celles que devra subir celui qui souffrira de leur application. On peut alors lui objecter qu'il est toujours possible d'abandonner ses principes, de les changer. Par exemple, le médecin peut changer d'attitude à l'égard de l'euthanasie, ce qui est plus aisé que de changer d’attitude à l'égard d'une mort lente et douloureuse. Si le fanatique affirme que, dans le cas présent, il est trop douloureux de renoncer à ses principes par rapport au bénéfice pour la victime, on peut arguer que le choc éprouvé sera compensé par les avantages futurs lorsque la situation se présentera à nouveau. En somme, selon Hare, un fanatique faisant usage de la pensée critique est une chose impossible. Soit il reconnaît que ses préférences ne dépassent pas celles de ses victimes, et il cesse d'être un fanatique ; soit ses préférences sont invraisemblablement intenses, et surpassent celles de tous ceux qui vont souffrir de son action. Dans ce cas son calcul est bon, mais ce n'est pas un fanatique, c’est un utilitariste. Cependant ce genre d'individu n'est qu'un avatar de plus des personnages et des situations inventées par les intuitionnistes pour essayer de mettre en défaut l'utilitarisme, comme lorsqu'on imagine un tortionnaire qui tire de son activité plus de plaisir que sa victime n'en éprouve de la souffrance. Mais « si nous tournons notre pensée critique vers des questions bizarres, nous obtiendrons des réponses bizarres. » (PM, p. 339).
Ethique appliquée
Avortement
Les essais d’éthique appliquée de Hare illustrent à la fois les critiques qu’il adresse aux autres doctrines et sa méthode de résolution des conflits moraux élaborée à un niveau théorique. À titre d’exemple, les discussions autour de l'avortement, le plus souvent, se réduisent selon lui à opposer des intuitions contraires. Elles sont alors stériles et ne permettent pas de trancher. Même lorsque l'exposition prend la forme d'exemples ingénieux en faveur du droit à l'avortement comme chez Thomson (1971), un exposé revendiquant des intuitions opposées (Finnis, 1973, par exemple) peut produire un effet persuasif équivalent. Ces intuitions opposées sont toutes solidement ancrées en nous, et ont chacune leur légitimité. D'un côté, nous avons l’intuition que la personne doit être libre de disposer de son corps, de l'autre, que supprimer une personne est un crime.
Ces intuitions contraires, lorsqu’elles se transforment en discussion sur les droits, ne sont pas moins stériles. Les droits recouvrent les intuitions d'un vernis d'autorité morale, mais il est toujours possible d'opposer à un droit (le droit des femmes à disposer de leur corps) un autre (le droit du fœtus à la vie). Dans la mesure où les droits sont portés par des personnes, une évolution ultérieure de la discussion interroge nos intuitions linguistiques : on se demande si le fœtus est une « personne ». Mais les résultats ne sont pas plus probants. Il est vrai que, dans un sens, le fœtus n'est pas une « personne » : il ne compte pas dans un ascenseur dont l’accès est limité à six « personnes ». De même, selon Hare, si un fœtus est atteint d'une pathologie le condamnant à court terme, aucune raison morale ne s’oppose plus à l’interruption de la grossesse. Mais si une « personne » au sens ordinaire est condamnée à mourir de maladie à la même échéance, de nombreuses raisons existent de ne pas mettre un terme tout de suite à sa vie (la laisser profiter du temps qui lui reste, prendre ses dispositions avec ses proches, ses biens, etc.). Malgré cela, le terme de « personne » conserve pour Hare des contours flous, et la décision de l’employer, qui relève d’une attitude morale, présuppose le problème résolu : on saurait par avance quels sont nos devoirs envers cette « personne ».
Une théorie élaborée à un niveau critique et non simplement intuitif doit nous permettre de produire des justifications de nos devoirs. Le problème devient le suivant : compte tenu du fait que nous savons déjà tout ce qu'il y a à savoir du fœtus, comment devons-nous le traiter ? Pour Hare, le fœtus ne se distingue pas, dans sa capacité à souffrir, d'autres êtres vivants dont les intérêts semblent le plus souvent négligeables aux opposants à l'avortement (les animaux que nous mangeons, par exemple). Ce ne sont donc pas les torts actuels, mais les torts commis à l'encontre des intérêts de la personne que le fœtus aurait pu devenir, s'il avait suivi son développement normal, que la pensée morale doit examiner. En d'autres termes, c'est la « potentialité » qui doit être prise en compte moralement. Les penseurs progressistes craignent généralement de faire recours à l’idée de « potentialité », car elle leur semble favorable au parti conservateur. Est-ce réellement le cas ?
Il faut reconnaître que, sans interruption de la grossesse, dans la plupart des cas le fœtus va se développer pour devenir une personne comme nous tous. La question devient alors la suivante : si nous nous réjouissons d'être en vie, ne sommes-nous pas tenus d'être reconnaissants de ne pas avoir été avortés ? Hare reformule cette interrogation à partir de la « Règle d'or » (Matthieu 7 :12) : ne devons-nous pas « faire aux autres ce dont nous nous réjouissons qu'il nous ait été fait » (EB, p. 153) ? On reproche bien souvent à cet argument de comparer des choses incomparables. Avoir subi un tort, c'est être capable d'imaginer une situation dans laquelle nous n'aurions pas subi ce tort, et estimer que cette situation aurait été préférable. Mais comment imaginer le tort de ne pas exister ? Peut-on faire un tort à ce qui n'existe pas, comme l'empêcher de venir à l'existence ? Cela semble peu crédible.
D'après Hare, toutefois, cet argument est trompeur. Le fait d’imaginer une situation dans laquelle nous ne sommes pas là n'a rien d'exceptionnel. En outre, si cet argument était valable, il faudrait reconnaître que, quoi que nous fassions, nous ne pourrions faire de tort à aucun être potentiel. Or, n’est-il pas généralement admis que nous pouvons faire du tort aux générations futures ? En dernier lieu, pour contourner la difficulté, nous pouvons dire que même si les êtres potentiels n'avaient effectivement pas de droits, cela n'empêcherait pas les êtres actuels que nous sommes de se demander ce qu'ils prescriraient à leur mère s'ils pouvaient revenir à un moment du passé où elle envisageait d'avorter (EB, p. 175). Et s'ils estiment qu'il était préférable de ne pas les avorter, ils doivent conclure que cela est préférable pour n'importe quelle mère dans des circonstances similaires. Voilà pourquoi, d'après Hare, les gens souhaitent généralement que les grossesses se poursuivent : ils pensent qu'elles aboutiront à la naissance d'autres personnes heureuses d'être en vie.
Admettre des devoirs envers des êtres potentiels conduit-il à recommander l'interdiction de l'avortement ? Cette conséquence ne découle pas nécessairement de ce principe. Nous ne devons pas moins nous réjouir de ne pas avoir été avortés que d'avoir été conçus, ou que nos parents se soient rencontrés. Y avait-il, pour nos parents, un devoir de nous concevoir ce jour-là ? Le cœur de l’argumentation de Hare se situe ici : « La préférence généralement partagée en faveur de l'existence plutôt que la non-existence ne justifie pas le principe d'après lequel nous devrions amener à l'existence tous les gens que nous pouvons amener à l'existence. » (EB, p. 181). Le principe de potentialité, s'il devait nous contraindre à amener à l'existence tous les êtres possibles, impliquerait non seulement l'interdiction de l'avortement, mais aussi de tout mode de contraception (« naturel » ou non), et même de la chasteté. Si, quatre mois après un avortement, un fœtus est conçu, la préférence d’un second être potentiel sera satisfaite, alors même qu’elle n’aurait pu l’être si l’interruption de grossesse n’avait pas eu lieu.
L'interdiction de l'avortement, de son côté, peut ainsi pousser une mère, si l'enfant porté à terme est handicapé, si ses conditions économiques ne sont pas favorables, si la famille est instable ou si la grossesse risque de la rendre stérile, à renoncer à avoir d'autres enfants. En choisissant d'en porter un à l'existence, n'en a-t-on pas empêché d'autres de naître ? L’avortement, pour Hare, doit être compris comme une pratique qui s’inscrit dans le contrôle des naissances, contrôle qui globalement contribue à une meilleure satisfaction des préférences des individus. Comme tout choix moral, il implique que des préférences seront satisfaites, et d’autres frustrées. Il y a bien un tort qui est commis, mais il est aisé à défaire. On le voit, les arguments de Hare semblent justifier l'intuition très répandue d'après laquelle l'avortement est un mal qu'il vaut mieux éviter, mais qui peut dans de nombreuses circonstances être bien moindre par rapport au mal que l'obligation de poursuivre une grossesse peut engendrer.
Néanmoins, le principe de potentialité semble mettre sur le même plan la contraception et l'avortement, ce qui est contre-intuitif. Pour Hare, c'est une erreur : un fœtus a potentiellement beaucoup plus de chances d'engendrer une personne normale qu'un simple coït. En outre, il fait naître beaucoup plus d'espoir chez les futurs parents que l'enfant seulement « en projet », ce qui peut leur causer plus de torts une fois le processus arrêté. Considérer la contraception comme un moyen aussi immoral que l'avortement, de même que considérer ce dernier comme une simple alternative au premier, constituent selon Hare des positions tout autant déraisonnables.
En résumé, raisonner moralement, à un niveau critique, implique de reconnaître que le bien que l'on peut faire à des êtres potentiels peut aisément être contrebalancé par le mal fait à d'autres êtres, actuels ou potentiels. Le tort, dans l'avortement, n'est pas fait au fœtus en tant que tel (il n'a ni conscience ni préférence), mais à l'être qu'on empêche de venir à l'existence, et ce tort peut être assez facilement justifié moralement. Ces considérations n'ont pas poussé Hare à se prononcer en faveur d'une libéralisation claire et nette de l'avortement, mais il ne s'y est pas opposé non plus. D’après lui, dans certains cas, la limite exacte entre l'acte moralement tolérable et celui qui ne l'est plus (par exemple, la détermination du nombre de semaines à partir duquel un avortement ne doit plus être permis) est indéterminable précisément. Dès lors, il n'est pas mauvais que la loi soit un peu assouplie, comme dans les pays où l'IVG a été légalisé sans conditions particulières.
Semi-végétarisme
L’unique essai de Hare sur l’éthique animale constitue également une bonne illustration de son utilitarisme de la volonté rationnelle. Dans Why I am only a Demi-Vegetarian, il défend le semi-végétarisme : ne pas s’abstenir de viande, mais en manger peu, et la sélectionner autant que possible. Ce régime alimentaire, avant d'avoir une justification morale, est d'abord lié à son expérience de la guerre. Ses années d'emprisonnement à Singapour, et notamment les huit mois de travaux forcés, l'ont convaincu qu'à la différence d’une alimentation sans légumes, un régime sans viande est possible. Sa passion pour la culture des légumes l'a ensuite renforcé dans sa conviction. Mais ce sont les travaux de son disciple, Peter Singer (1975), qui l'ont poussé à s'intéresser au problème moral des devoirs envers les animaux. À ce titre, en accord avec Singer (EB, p. 222) et contre Tom Regan (1983), Hare préfère aborder le problème en termes de devoirs (envers les animaux) plutôt que de droits (des animaux).
Les raisons diététiques et économiques de manger moins de viande sont aujourd'hui bien connues, mais d’après Hare elles ne justifient pas le choix d'un végétarisme intégral. Pour aborder le végétarisme comme problème moral, il faut commencer par distinguer entre un devoir de ne pas tuer les animaux et celui de ne pas les faire souffrir. La question devient alors : est-il possible que, en les élevant et en les tuant, plus de torts que de bénéfices en résultent ? D'après Hare, parce que l'existence est préférable à la non-existence (cf. 3.a), si les animaux que nous mangeons ont une existence globalement heureuse, même courte, alors la réponse est négative. Les animaux ne se représentent pas leur propre mort et ne souffrent pas à l'idée qu'ils vont mourir. Il n'est pas immoral de les élever pour les manger. Mais le problème ne se réduit pas à ce qu'il ne faut pas leur faire, il faut se demander ce qu'il est bon de faire à leur sujet. L'existence est un moyen d'obtenir des satisfactions. Le bien consiste à satisfaire autant que possible les préférences des êtres sensibles. À partir du calcul des ressources disponibles et de l'intensité des préférences, considérées indépendamment des groupes qui manifestent ces préférences (pour ne pas en privilégier un au détriment d'un autre), la question devient alors celle du nombre d'animaux (dont les humains) qu'il est bon d'amener à l'existence. Hare introduit à cette occasion le concept médical de QALY : « quality-adjusted life year » ou année de vie pondérée par la qualité. Une espérance de vie de n années, multipliée par une qualité moyenne q, donne comme résultat nq QALYs, qu’il faut comparer avec une autre espérance de vie m dotée d'une autre qualité r, mr QALYs. Cette mesure permet de comparer les mérites respectifs de certains traitements médicaux.
Or, ne plus manger les animaux implique de les faire disparaitre. Cela revient à choisir la non-existence au lieu de viser le meilleur équilibre de la vie pondérée par la qualité pour l'ensemble des êtres sensibles. Réduire le nombre d'animaux, voire faire disparaitre des espèces, est contraire à l'objectif de maximiser leur bien-être total. Quant à la question de savoir combien d'hommes et d'animaux il est raisonnable d'amener à l'existence pour obtenir la meilleure vie pondérée par la qualité, pour Hare, cela implique de prendre en compte de nombreuses données tirées de l'écologie, et probablement de procéder à des expérimentations.
S'appuyant sur son expérience des fermes piscicoles et d'élevage qu'il a pu fréquenter dans la campagne anglaise, Hare estime qu'entretenir de bonnes conditions de vie pour les hommes comme pour les animaux n’a rien d’impossible. Au sujet d'un élevage de poissons qu'il a visité, Hare écrit : « si j'avais le choix, je préfèrerais la vie, tout bien considéré, d'un tel poisson que celle de pratiquement n'importe quel autre poisson sauvage, ou que la non-existence » (EB, p. 228). On ne commet donc pas un tort, au contraire, on rend service à l'animal que l'on a amené à l'existence, élevé sans violence, bien nourri, et tué avec moins de souffrance qu'il ne pourrait en subir dans la « nature ».
En comparaison, l'industrialisation de la production animale et son lot de violences apparaissent évidemment comme un scandale. La question pratique qu'elle nous pose est celle du moyen d’y mettre un terme ou de la réduire : vaut-il mieux opter pour le végétarisme ou le semi-végétarisme ? Une réduction de la consommation de viande peut certes pousser les prix à la baisse et nuire aux fermes moins rentables. Néanmoins, l'avantage du semi-végétarisme est d'espérer pouvoir influencer le marché, en exigeant des informations sur la viande consommée (mode d'élevage, alimentation reçue par l'animal, etc.). Dans son essai, Hare plaide donc en faveur d'une législation imposant une transparence complète sur l’origine de nos aliments. Comme on peut le constater, les remarques tirées de cet essai, publié par la première fois en 1993, rejoignent des préoccupations très actuelles.
Critiques
Les thèses de Hare ont fait l’objet de nombreuses critiques auxquelles le philosophe n’a jamais cherché à échapper. Bien au contraire, dès les premières années de son enseignement à Balliol, Hare a rétabli la tradition des « reading parties » : des semaines d’études se déroulant généralement à la campagne, qui ont donné l’occasion à ses étudiants de lui adresser de nombreuses objections. En outre, certains de ses essais constituent des répliques à d’autres philosophes, comme Philippa Foot (cf. 1995, p. 87-95). Hare a aussi participé à l’édition d’un volume de textes critiques à l’égard des idées développées dans PM, Hare’s and Critics (1988), auxquels il a répondu par une série de notes à la fin de l’ouvrage. Hare avait la réputation d’être capable de défendre assez solidement ses thèses, même les moins orthodoxes, mais il pouvait aussi changer d’avis face à une objection solide. De la lecture de ses échanges avec ses contemporains, il ressort qu’il considérait la plupart des objections comme résultant d’interprétations erronées de ses idées.
À titre d’exemple, l'idée qu'il est possible de faire des inférences valides à partir d'énoncés impératifs sur le modèle des inférences de la logique ordinaire fut rapidement contestée. Un exemple, tiré d'Alf Ross (1944), lui a été fréquemment opposé. De la proposition « Tu vas poster cette lettre », nous pouvons inférer à bon droit la disjonction « Tu vas poster cette lettre ou tu vas la brûler ». Mais de l'impératif « Poste cette lettre », il semble paradoxal d'inférer « Poste cette lettre ou brûle-la ». Comme le note Williams (1963), le premier impératif ne donne pas la permission de ne pas poster la lettre, alors que le second la donne, de telle sorte que la conclusion est inconsistante avec la prémisse.
Hare reviendra plusieurs fois sur cette difficulté, s'appuyant notamment sur le concept d'« implicature conversationnelle » de Grice (1991) qui permet d'analyser des propositions à partir des informations que leur contexte d'énonciation nous permet d'inférer. Il avance que, si la logique ordinaire n'a pas de raison de rejeter une inférence à l'indicatif même si elle semble, du point de vue contextuel – ou plus précisément, de l'implicature conversationnelle –, inconsistante avec une prémisse, il n'y a alors pas plus de raison de rejeter l'inférence à l'impératif, du moment qu'elle n'est pas logiquement inconsistante. « Poste cette lettre ou brûle-la », qui paraît être en effet un commandement plus faible que « Poste cette lettre », semble donner l'autorisation de ne pas poster la lettre. Si le destinataire du commandement fort faisait cette inférence, et pensait avoir obéi en brûlant la lettre (ce qui poserait effectivement quelques problèmes pour la poster ensuite), alors on pourrait dire qu'il a commis une erreur. Mais cette erreur ne concerne pas la logique, elle se situe au niveau de l'implicature conversationnelle. Cependant, faisant retour quelques années plus tard sur le problème des inférences à l’impératif, Hare avouera ses doutes sur la possibilité de les traiter comme des inférences logiques ordinaires (2002, p. 289). Malgré cela, il n’a jamais renoncé à l’idée qu’il existe des relations logiques entre impératifs, et notamment celle d’inconsistance. Cette dernière traduit pour lui les contradictions même de la volonté, lesquelles exigent de passer au niveau critique pour trouver leur résolution.
Les conclusions de Hare concernant le langage ordinaire, elles non plus, n’ont pas fait l’unanimité. Par exemple, le sens donné au terme « matters » dans son essai sur le nihilisme, « Nothing matters » (Hare, 1972, p. 32-47, cf. 2.b.[ii]), a été fortement contesté par Derek Parfit. Selon ce défenseur d’un réalisme non naturaliste, dire que « cela importe » ne peut se réduire à l’expression d’une préoccupation ou d’un intérêt à l’égard de quelque chose, car « Les choses peuvent importer au sens où leur nature nous donne des raisons de nous préoccuper d’elles » (2011, p. 411). Réduisant son argumentation à une forme d’émotivisme ou d’expressivisme, dont Hare pourtant se défend, Parfit lui reproche de faire abstraction du fait que certaines choses, comme la douleur, ont en elles-mêmes de l’importance. L’avantage de la position de Parfit est de reconnaître que, lorsqu’on dit d’une chose qu’elle a de « l’importance », il faut entendre notre énoncé littéralement, et non l’interpréter comme l’expression d’une attitude à l’égard de cette chose.
En dehors de la logique des impératifs et de l’analyse du langage ordinaire, les critiques de la théorique éthique de Hare se sont principalement concentrées sur deux points : l’impossibilité de tirer, en morale, des conclusions substantielles de principes formels, et l’illégitimité de toute distinction trop forte entre les significations évaluatives et descriptives, et plus généralement entre les valeurs et les faits.
Ainsi, pour Nagel (Seanor, Fotion, [dir.], 1988, p. 103), il est impossible de déduire du formalisme des premiers textes de Hare les conclusions substantielles qu'il a prétendu en tirer ensuite. De manière générale, Nagel conteste la possibilité de résoudre les controverses morales à partir de l'analyse logique des termes moraux, même si les opposants leur attribuent la même signification. Le tenter revient toujours à introduire subrepticement des considérations morales substantielles dans ces significations communes. Hare prétend y parvenir en passant de l'universalité à l'exigence d'impartialité. De cette dernière découle un utilitarisme des préférences, que Nagel traite comme une position morale substantielle forte, et Hare une théorie purement formelle. Dans une même veine, Griffins écrit : « Je doute qu'on puisse dériver des principes moraux substantiels de la logique des termes moraux clés (Hare) sans l'aide d'une quelconque croyance éthique » (1996, p. 6). D’après lui, la position de Hare est celle d’un puriste, trop sévère avec nos intuitions qui sont pourtant indispensables à l’élaboration de toute théorie éthique.
Il faut reconnaître que les premiers écrits de Hare, placés sous l'autorité de la distinction entre les faits et les valeurs, semblent revendiquer une neutralité axiologique, à la manière des émotivistes. La philosophie morale devait se tenir du côté des faits en tant qu'analyse du langage et activité critique, qualités qu'elle aurait perdues en assumant et en exprimant des jugements de valeur. Si l'ambition d'aider à rendre le discours moral plus rationnel, en révélant les contraintes logiques qui pèsent sur lui, était déjà au cœur de LM, le virage pris avec FR et plus encore PM peut surprendre. Dans ces deux livres, Hare développe l’idée que la logique du langage moral, combinée à la connaissance des faits, permet de justifier des principes moraux substantiels. N'y a-t-il pas là une contradiction ou un abandon du projet initial ? Pour aller dans le sens de Nagel et Griffins, ne peut-on avancer qu’entre le formalisme des premiers écrits de Hare et son utilitarisme final, il y a la même différence qu’entre une première et une seconde philosophie ?
L’une des difficultés posées par ce passage du formalisme à des conceptions plus substantielles tient à ce que Alan Gibbard a nommé le « principe de réflexion conditionnelle » (Seanor, Fotion, [dir.], 1988, p. 60, désormais PRC). Dans les termes de Gibbard, « Une préférence conditionnelle est une préférence que j'ai actuellement à l'égard d'une circonstance hypothétique » (p. 59). Le PRC désigne alors, chez Hare, une vérité conceptuelle d'après laquelle je ne peux connaître les souffrances et les préférences d'autrui sans acquérir des motivations égales à l'égard de ce que je voudrais qu'il m'arrive si j'étais à leur place, avec leurs motivations et préférences. Son utilitarisme repose donc sur la possibilité d’endosser les préférences d’autrui, et de faire ainsi d’un conflit d’intérêts interpersonnels et un conflit intra-personnel (cf. 2.c.[v]).
Toutefois, à quelles préférences ce principe doit-il s'appliquer ? A priori, chez Hare, il s’applique à toutes les préférences – d’où le problème posé par le fanatique. Or, n’aurions-nous pas naturellement tendance à distinguer, comme le suggère Gibbard, les préférences rationnelles, comme « ne pas souffrir », des préférences idiosyncrasiques, comme « avoir de grandes funérailles si je suis Kheops » ? Le PRC ne s'appliquerait alors qu'aux secondes, car il n'est pas impossible que, même si je me mets à la place de Kheops et endosse ses préférences, avoir ces funérailles m'indiffère, alors que ne pas souffrir, non. La préférence de Kheops est un idéal personnel ; elle peut être rationnelle, mais elle n’est pas rationnellement requise. Une préférence rationnellement requise est de celles que tous ceux, pleinement conscients et informés des circonstances, adopteraient dans le cas où ils se trouveraient dans ces circonstances. Toutefois, Hare, pour qui le PRC est une vérité conceptuelle, ne peut retenir cette distinction qui ferait de ce principe une vérité rationnelle.
Fidèle à son formalisme, Hare a disqualifié les préférences logiquement mal formées ou ignorantes des faits, mais a retenu toutes les autres, rationnelles ou non. D’après John C. Harsanyi, cette position peut avoir des conséquences funestes : dans une société où les nazis verraient leur préférence irrationnelle en faveur du meurtre des juifs prise en considération, on pourrait prétendre qu’elle maximise l’utilité sociale dans la mesure où, malgré l’intensité de leur souhait de ne pas être assassinés, les juifs ne seraient pas assez nombreux pour contrebalancer la somme des préférences des nazis (Seanor, Fotion [dir.], 1988, p. 96). Cet argument permet à Harsanyi de plaider en faveur d’une supériorité de l’utilitarisme de la règle, par opposition à l’idée de Hare d’après laquelle, au niveau critique, c’est l’utilitarisme de l’acte qui prime. Pour Harsanyi, l’utilitarisme de la règle possède l’avantage de prendre en compte les effets attendus par l’adoption des règles morales, ce qui a pour conséquence de disqualifier les préférences anti-sociales. Il nous épargne ainsi les conclusions inacceptables auxquelles l’utilitarisme de l’acte, tel que Hare le conçoit au niveau critique, risque de nous porter. En réponse, Hare renvoie Harsanyi au caractère fantastique de son exemple : les nazis ont toujours été une minorité en Allemagne, et ils ont eu besoin de supprimer d’abord la liberté d’information avant de perpétrer leurs actes criminels (ibid., p. 245).
Selon Wlodek Rabinowicz, le PRC pose une autre difficulté, plus importante encore, qu’il a nommé le « No-Conflict Problem » (Grüne-Yanoff, Hansson [eds.], 2009, p. 185-206). En effet, peut-on réellement affirmer que le PRC permet de rendre intra-personnel le conflit entre des préférences interpersonnelles, de manière comparable à une situation ordinaire dans laquelle un individu a des préférences personnelles qui entrent en conflit ? Les préférences d'autrui que j'endosse, à la différence d’un conflit entre mes préférences personnelles, ne rentrent pas en conflit, puisque chacune concerne une situation hypothétique, qui par définition n'a pas lieu. Suivre ma préférence dans la situation présente ne frustre donc pas une préférence que je pourrais avoir dans une autre situation, celle où j'occuperais la position de quelqu'un d'autre.
Avec Williams (1985, p. 129-130) et Putnam (2002), entre autres, les critiques semblent s’être concentrées sur l’idée que l’opposition radicale entre les faits et les valeurs est infondée. Parmi les termes moraux, nous pouvons distinguer les « termes épais », comme « paresseux », « travailleur », « cruel » ou « courageux », des « termes fins », comme « bon », « devoir » ou « juste ». Les premiers n'indiquent-ils pas, par leur emploi même, que nos évaluations sont inextricablement liées à nos descriptions dans notre langage ? Comme l'écrit Putnam, « si quelqu'un ne partage pas, à quelque niveau, le point de vue moral en question, il ne peut être capable d'acquérir le concept éthique épais [correspondant] » (2002, p. 37). Contre Hare, il ajoute que « La tentative des non-cognitivistes de séparer les concepts éthiques épais en une « composante de signification descriptive » et une « composante de signification prescriptive » se heurte à l'impossibilité de dire ce qu'est la « signification descriptive » d'un terme comme, par exemple, « cruel », sans utiliser le mot « cruel » ou un synonyme » (ibid, p. 38).
À cet argument, Hare réplique qu'il est toujours possible de trouver des locuteurs qui distinguent ces deux composantes sans difficulté (SOE, p. 60-61). Par exemple, si la majorité s'accorde pour appeler « bienveillante » (terme épais) une personne qui consacre une partie de son argent à soulager la misère, mais que moi-même je désapprouve ce genre de pratique, je saisis très bien les caractéristiques descriptives que les gens attachent à ce mot, mais je suis en désaccord avec l'évaluation qu'ils font de la personne qui reçoit ce qualificatif. Je pourrais très bien refuser d'employer ce mot pour qualifier cette personne (FR,10.1), ou bien faire un usage entre guillemets du mot (LM, p. 147), c'est-à-dire le rapporter dans son sens conventionnel, en disant « Les gens disent que cette personne est « bienveillante » ». D’après Hare, « si on ne s'intéresse qu'à de tels mots », on peut facilement « créer l'impression que notre schème conceptuel et le sens même des termes que nous employons [...] nous lient à l'adoption de certaines normes de conduite ». Mais il faut prendre garde, en suivant ce genre de raisonnement, de ne pas devenir « les esclaves de notre langue » (PM, p. 97).
De même, Urmson reproche à Hare de ne pas faire de place à l'analyse subtile en termes de vertus – des termes épais –, et de réduire les comportements vertueux à des actions surérogatoires (Seanor, Fotion [dir.], 1988, p. 169). Hare qualifie cette critique de « calomnie » (ibid., p. 278). Le fait de se concentrer sur des termes moraux très généraux est d'après lui une nécessité si l'on veut comprendre les autres qui, comme « soigné » ou « zélé », possèdent une signification évaluative secondaire (LM, p. 145). Or, ces derniers, parce qu'ils ont des significations assez figées, sont d'un usage limité face aux problèmes moraux pratiques : leur emploi suppose résolu le conflit des valeurs qui est en question. En outre, d'après Hare, les vertus, qui sont des dispositions souvent très utiles à éprouver des sentiments et réagir adéquatement à certaines situations, se reformulent parfaitement au moyen des termes moraux plus généraux lorsqu'on essaie de les expliciter sous forme de prescriptions universelles. La loyauté en amitié peut s'exprimer au moyen du principe d'après lequel « On doit faire, sous certaines conditions à spécifier, ce que veulent nos amis ». Hare rejette donc la distinction entre les vertus et les principes ou les devoirs. À la question de savoir comment on doit vivre, penser, sentir ou agir, on peut répondre aussi bien en invoquant un ensemble de vertus que de principes. Une vertu est « un principe exprimant une disposition que nous devrions tous cultiver en nous et en autrui » (Seanor, D., Fotion, N., 1988, p. 280). Être gentil, par exemple, est un devoir ; être rude est contraire à notre devoir ; accomplir ce devoir nécessite que nous développions, autant que possible, des sentiments adéquats envers autrui.
En ce qui concerne la bioéthique, les thèses de Hare se fondent en grande partie sur l'idée que nous devons prendre en compte les intérêts des personnes potentielles. Cette position est minoritaire, dans la mesure où de nombreux philosophes jugent qu'on ne peut avoir de devoirs envers des êtres qui n'existent pas. Comme l'écrit Sénèque, « pour être un bien ou un mal, il faut qu'une chose soit » (Consolation à Marcia, in Entretiens, p. 31). Néanmoins, n'est-il pas assez ordinaire de prendre en compte l'intérêt d'une personne potentielle lorsqu'on décide de faire un enfant ou de repousser une grossesse ? Ou encore lorsqu'on discute des devoirs envers les générations futures ?
Le concept de personne potentielle pose pourtant indiscutablement un problème. Dans son analyse des thèses de Hare sur l'avortement, Bernard Baertschi remarque que la potentialité peut s'entendre en deux sens : causale ou expressive. Dans le premier cas, « le fœtus a la capacité de causer l'existence d'une personne » (Goffi [dir.], 2004, p. 208), ce qui aboutit à la conséquence extrême que le supprimer, c'est aussi supprimer toute sa descendance après lui, c'est-à-dire commettre un véritable massacre. Dans le second sens, « le fœtus a la capacité de réaliser sa nature implicite de personne » (ibid.), ce qui ne pose pas moins de problèmes, puisque, comme le rappelle fort justement Baertschi, Hare se refuse de faire une théorie de la personne, et de s'interroger pour savoir si le fœtus en est une. Dans ce second sens, le fœtus est bien une personne, un être de raison, dont la seule particularité est de ne pas exprimer ses propriétés actuellement. Il apparaîtrait logique de protéger cette personne, comme entend le promouvoir la théologie catholique, ce que désapprouve Hare. D'après Baertschi, c'est pourtant ce second sens de potentialité qu'adopte Hare.
Cela n'est pas évident, néanmoins. Selon Hare, la seule différence morale significative entre un fœtus et des gamètes est simplement la plus grande probabilité du premier de produire à terme une personne adulte heureuse d'exister. Il est possible qu'il entende alors la potentialité comme causalité. D'ailleurs, en avortant un fœtus, on ne prive pas cette personne potentielle de sa descendance, mais de la possibilité de choisir d'avoir une descendance, comme de faire n'importe quel autre choix libre. Lorsque Hare déclare qu'on ne doit pas seulement se réjouir de ne pas avoir été avorté, mais aussi que nos parents aient copulé ce jour-là, et sans contraceptif, il semble bien faire référence aux mêmes types de chaînes causales qui résultent de choix libres. En même temps, nos parents ne pouvaient pas avoir un devoir de copuler ce jour-là. Néanmoins, ils pouvaient, comme ils le font généralement, envisager les conséquences possibles de cet acte, et tenir compte des intérêts de l'être que nous pouvions devenir, et que nous sommes effectivement devenus.
Bibliographie
La bibliographie complète des écrits philosophiques de Hare se trouve à l’adresse suivante : http://web.balliol.ox.ac.uk/official/history/hare/fullbio.asp
Les textes utilisés pour rédiger cet article sont mentionnés ci-dessous. Les traductions des textes en anglais sont de l’auteur de l’article.
Sources primaires
Hare, R. M., « A Philosophical Autobiography », Utilitas, 14, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2002, p. 269-305
Hare, R. M., Applications of Moral Philosophy, London, Macmillan Press, 1972.
Hare, R. M., Essays on Bioethics [EB, 1993], Oxford, Clarendon Press, 2002.
Hare, R. M., Essays in Ethical Theory [1989a], Oxford, Clarendon Press, 1989.
Hare, R. M., Essays on Political Morality [1989b], Oxford, Clarendon Press, 1989.
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Hare, R. M., Freedom and Reason [FR,1963], Oxford, Oxford University Press, 1972.
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Pour consulter les lettres de Hare de septembre 1945 : https://simondsfamily.me.uk/family/louise-kathleen-simonds-1883-1934/
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Jean-Baptiste Le Bohec
jean-baptiste.le-bohec@ac-creteil.fr