Imagination logique (GP)

Comment citer ?

Saint-Germier, Pierre, «Imagination logique (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/

Résumé

« La logique vous mènera seulement d’un point A à un point B. L’imagination vous emmènera partout ». Cette phrase attribuée (probablement à tort) au physicien Albert Einstein résume bien le paradoxe que soulève l’idée même d’une logique de l’imagination. L’imagination est souvent vue comme une faculté libre, qui semble pouvoir s’affranchir de toute forme de règles fixes, alors que la logique ne connaît que l’application rigoureuse de règles d’inférence préalablement définies. En plus d’être libre, l’imagination est créatrice. Elle nous donne accès à des images nouvelles, alors qu’un raisonnement déductif ne fait que déplier des informations déjà contenues dans ses prémisses. L’imagination, enfin, se complet à explorer les univers de la fiction, sans se soucier le moins du monde de la vérité, au contraire de la logique pour qui la préservation de la vérité est de la plus grande importance.

Tout semble ainsi opposer la logique et l’imagination, à tel point que le terme « logique de l’imagination » puisse sonner comme un oxymore. Et pourtant, aussi surprenant que cela puisse paraître, il existe à l’heure actuelle un champ de recherche florissant consacré, précisément, à l’étude de logiques de l’imagination.

Mais invoquer le fait qu’il existe une communauté de logiciennes et de logiciens qui étudient des systèmes logiques qu’ils nomment « logiques de l’imagination » ne fait que renforcer le paradoxe énoncé plus haut. Peut-on vraiment soutenir que l’imagination a une logique qui puisse être décrite mathématiquement, à l’instar d’autres notions comme la nécessité (Gardiès 1979) ou l’obligation (Bailhache 1991) qui font l’objet de branches particulières de la logique philosophique ? Si oui, à quoi une logique de l’imagination peut-elle ressembler ? Et que nous dit-elle au sujet de l’imagination ? En particulier, se limite-t-elle à nous conduire d’un point A à un point B, ou bien parvient-elle à suivre l’imagination partout où cette dernière peut bien vouloir nous emmener ?

Afin d’y voir plus clair dans cette nébuleuse de questions, nous commencerons par clarifier l’idée même d’une logique de l’imagination (§1). Nous examinerons ensuite la logique de la simulation mentale proposée par Franz Berto, comme un exemple représentatif de ce que peut être une logique de l’imagination (§2), avant d’aborder enfin la question des limites que la logique pourrait imposer à l’imagination (§3).

 

L’idée même d’une logique de l’imagination

L’essentiel du projet qui anime les recherches en logique sur l’imagination n’est pas tant de dévoiler une « logique » cachée derrière l’exercice d’une faculté créatrice qui semble se jouer de toutes les règles de la rationalité, que de dégager les règles qui gouvernent les raisonnements que nous pouvons faire au sujet des choses que nous imaginons.

Entendons-nous bien. Lorsque nous parlons de « logiques de l’imagination », nous parlons de logique en un sens précis. Il ne s’agit pas simplement de dégager un certain nombre de principes généraux au sujet de l’imagination, mais de décrire rigoureusement, à l’aide d’outils mathématiques, quelles inférences logiques il est permis de faire au sujet des choses que nous imaginons. Ces outils mathématiques sont pour l’essentiel de même nature que ceux qui sont utilisés pour décrire des inférences logiques plus familières, par exemple celles qui concernent les connecteurs propositionnels (« et », « ou », « si …, alors », « ne … pas »), les modalités du vrai (« il est nécessaire que ... », « il est possible que ... »), ou les modalités du devoir (« il est obligatoire de ... », « il est permis de ... »). La logique de l’imagination est une logique au même sens où il y a une logique des connecteurs propositionnels, de la nécessité ou de l’obligation.

L’imagination est une faculté qui s’exerce sous la forme d’épisodes au cours desquels nous imaginons certaines choses ou états de choses. Il est en effet courant de décrire des épisodes d’imagination à l’aide de phrases telles que :

(1) Alice imagine qu’un lapin blanc aux yeux roses vient vers elle.

Dès lors que l’on produit un énoncé au sujet d’un événement (ici un épisode d’imagination), on ouvre la possibilité de tisser des relations logiques avec d’autres énoncés au sujet du même événement. Par exemple, l’énoncé (1) entretient manifestement des relations logiques non triviales avec d’autres énoncés décrivant le même épisode d’imagination. Ainsi, il semble évident que de (1) nous pouvons inférer :

(2) Alice imagine qu’un lapin blanc vient vers elle.

En revanche, de (1), il ne semble pas que nous puissions conclure :

(3) Alice imagine qu’un lapin blanc aux yeux roses vient vers elle ou un chat bleu aux oreilles turquoise lui saute dessus.

Après tout, aussi extravagant que soit l’épisode imaginatif initial d’Alice, ce que décrit l’énoncé (3) semble aller bien au-delà de ce qui se passe dans son esprit : il n’y est jamais question ne serait-ce que de la possibilité qu’un chat bleu aux oreilles turquoise lui saute dessus.

Le but d’une logique de l’imagination est ainsi de caractériser les inférences que nous pouvons faire entre les énoncés qui décrivent des épisodes d’imagination. Ce projet n’est pas complètement unifié, du moins à l’heure actuelle, car il existe plusieurs manières de décrire les épisodes d’imagination qui donnent lieu à des logiques distinctes. Par exemple, le verbe « imaginer » est tantôt suivi par une proposition subordonnée complétive comme dans les exemples (1)-(3), tantôt par un complément d’objet direct, comme dans :

(4) Alice imagine un lapin blanc aux yeux roses.

Les deux constructions linguistiques ont besoin de logiques différentes, puisque dans un cas les contenus imaginatifs au sujet desquels nous raisonnons sont des propositions, et des descriptions d’objets dans le second.

Il existe également d’autres manières de décrire des épisodes d’imagination, sous la forme de conditionnels tels que :

(5) Lorsque j’imagine que l’Allemagne sort victorieuse de la seconde guerre mondiale, j’imagine que des drapeaux nazis flottent au-dessus de l’Arc de Triomphe.

Rien n’empêche en principe de couvrir au sein d’une même logique les inférences reliant plusieurs de ces constructions (Niiniluoto 1985), mais les stratégies de recherche généralement suivies en logique consistent à commencer par étudier des constructions particulières avant de chercher à les inclure au sein d’une logique de l’imagination unifiée. C’est pourquoi on trouvera dans les revues spécialisées de logique une pluralité de logiques de l’imagination (voir Badura et Wansing à paraître, et Berto 2017 pour deux exemples), plutôt qu’une logique de l’imagination.

Une autre source de la diversité des logiques de l’imagination tient à la diversité de l’imagination elle-même. Sans remettre en cause l’idée traditionnelle selon laquelle l’imagination est une faculté mentale disposant d’une unité, on peut observer qu’il existe des usages différenciés de cette faculté.  On peut distinguer d’un côté l’usage créatif qu’en font les romanciers et les poètes, et de l’autre l’usage cognitif qu’en font les scientifiques qui font appel à leur imagination pour concevoir de nouvelles hypothèses au sujet du monde réel. Dans le premier cas, l’imagination a tout le loisir de s’écarter de la réalité pour donner lieu à des constructions symboliques riches de sens, alors que dans le second, elle met paradoxalement sa créativité au service d’une meilleure description de la réalité. L’évolution de la la physique au 20e siècle a montré qu’une imagination particulièrement créative est nécessaire pour mieux saisir la réalité. La faculté est la même dans les deux cas, mais les usages sont différents. Et pour décrire des usages différents de l’imagination, on aura besoin de logiques différentes (voir par exemple Berto 2021 et Özgün et Schoonen à paraître).

Pour toutes ces raisons, le projet visant à caractériser les inférences que nous pouvons faire au sujet de ce que nous imaginons donne une série de logiques de l’imagination, au pluriel, plutôt qu’une seule et unique logique de l’imagination. Afin de donner une idée concrète de ce à quoi peut ressembler une logique de l’imagination, examinons un cas particulier, mais exemplaire, d’une logique de l’imagination qui décrit en détail un de ses usages cognitifs.

 

Une logique de la simulation mentale

Le logicien italien Franz Berto a récemment proposé une logique pour raisonner au sujet des usages cognitifs de l’imagination que nous faisons à chaque fois que nous employons notre imagination pour simuler de façon réaliste des événements ou des processus que nous ne pouvons pas, pour des raisons pratiques, manipuler dans la réalité (Berto 2021). Cet usage de l’imagination a été notamment étudié du point de vue de la psychologie cognitive par Ruth Byrne (2005). Par exemple, pour évaluer la responsabilité d’une personne dans un accident, on peut essayer d’imaginer ce qui se serait produit si la personne n’avait pas été là, ou si elle n’avait pas agi comme elle a agi. On ne peut pas revenir en arrière et changer la réalité, mais on peut utiliser notre imagination pour essayer de reconstituer ce qui se serait passé. A défaut d’obtenir une connaissance de ce qui a été, on obtient une connaissance de ce qui aurait pu être, si l’imagination est correctement restreinte pour reproduire le cours normal de la réalité, plutôt que s’en départir librement. En cela, on fait un usage de l’imagination qui a des effets cognitifs.

Berto focalise son attention sur les descriptions conditionnelles des épisodes imaginatifs ayant la forme suivante :

(6) Lorsque s imagine que p, s imagine que q

dont l’énoncé (5) ci-dessus est un cas particulier. L’intérêt de ce genre de construction est de séparer le contenu explicite de notre épisode imaginatif (symbolisé ici par p), celui par lequel nous l’initions, et qui est sous le contrôle de la volonté, de son contenu implicite (symbolisé par q), qui vient enrichir de façon automatique le contenu dont nous sommes partis. Supposons par exemple que l’on me demande d’imaginer que l’Allemagne soit sortie victorieuse de la seconde guerre mondiale. Le monde imaginaire que je construis devant l’œil de mon esprit, pour ainsi dire, est un monde dans lequel l’Allemagne gagne la guerre, mais c’est aussi un monde qui contient beaucoup plus que la simple victoire de l’Allemagne. Il contient en outre la ville de Paris (ou ce qu’il en reste), qui est alors sous domination nazie, et dont les monuments sont couverts de croix gammées.

La logique proposée par Berto permet de caractériser les inférences valides que nous pouvons faire au sujet de ces énoncés. Pour ce faire, Berto commence par définir à quelles conditions un énoncé de la forme (6) est vrai. Une première condition qui doit être remplie pour que (6) soit vrai est que q soit vrai dans le monde possible qui, parmi tous les mondes possibles où p est vrai, est le monde le plus plausible, compte tenu des croyances du sujet s. Parce que je sais que l’Allemagne a occupé la France avant de perdre la guerre, j’imagine un monde où la France, et a fortiori Paris, restent dominés par l’Allemagne nazie, une fois la guerre terminée. Et parce que j’ai vu des photographies de drapeaux nazis hissés sur Versailles en 1940, il me semble plausible que l’Arc-de-Triomphe, dans un tel monde, soit aussi recouvert de drapeaux nazis.

La seconde condition qui doit être remplie pour qu’un énoncé de la forme (6) soit vrai est que q soit pertinent relativement à p. En d’autres termes, q ne peut pas n’avoir aucun rapport avec p. Cette seconde condition a pour but, par exemple, d’éviter les inférences qui conduiraient de (5) à :

(7) Lorsque j’imagine que l’Allemagne sort victorieuse de la seconde guerre mondiale, j’imagine que des drapeaux nazis flottent au-dessus de l’Arc de Triomphe ou Luke Skywalker n’est pas le fils de Dark Vador.

En effet, il suffit que p soit vrai dans un monde possible m, pour que « p ou q » soit vrai dans m. Un monde possible dans lequel des drapeaux nazis flottent au-dessus de l’Arc de Triomphe est a fortiori un monde possible dans lequel des drapeaux nazis flottent au-dessus de l’Arc de Triomphe ou Luke Skywalker n’est pas le fils de Dark Vador. Mais il semble absurde de conclure (7) à partir de (5). Lorsque j’imagine l’Allemagne victorieuse, rien ne m’oblige à penser à la relation de filiation entre Dark Vador et Luke Skywalker ! La seconde condition de Berto permet de bloquer cette inférence, parce qu’une victoire de l’Allemagne lors de la seconde guerre mondiale aurait certes radicalement changé le monde, mais pas au point de renverser le cours de la saga Star Wars.

Les notions de plausibilité et de pertinence, qui occupent chacune une place fondamentale dans la logique de Berto, peuvent être définies mathématiquement. Cela permet de dériver de façon systématique des règles d’inférence qui préservent la vérité des énoncés au sujet de l’imagination. Pour donner une présentation plus concise de ces règles d’inférence nous symboliserons les énoncés de la forme (6) par :

(8) [p]sq

où comme ci-dessus, p symbolise le contenu explicite de l’épisode imaginatif, q son contenu implicite, et s le sujet imaginant.

Par exemple, la logique de Berto contient des règles d’inférence qui reflètent la méréologie de l’imagination, c’est-à-dire les relations de partie à tout au sein d’une scène imaginative :

            [p]sq          [p]sr

(R1)     ------------------------------------

[p]s(q et r)

Les formules au-dessus de la ligne horizontale représentent les prémisses de l’inférence, et la formule au-dessous de la ligne horizontale sa conclusion. Ce que (R1) nous dit, en substance, c’est que si des prémisses, respectivement de la forme [p]sq et [p]sr, sont vraies, alors la vérité de la conclusion [p]s(q et r) est assurée.

Afin de mesurer le contenu exact de (R1), prenons un exemple familier et remplaçons les variables p, q et r, par des phrases complètes comme suit :

  • p = « la France gagne la finale de la coupe du monde 2006 aux tirs au but face à l’Italie ».
  • q = « Zidane est pardonné par la nation française d’avoir écopé d’un carton rouge »
  • r = « la côté de popularité de Jacques Chirac monte en flèche »

D’un côté, lorsque je décide d’imaginer que la France gagne la finale de la coupe du monde 2006 aux tirs au but face à l’Italie, j’imagine que Zidane est pardonné par la nation française d’avoir écopé d’un carton rouge, ce qui est formalisé par « [p]sq ». D’un autre côté, lorsque je décide d’imaginer que la France gagne la coupe du monde 2006 de cette manière, j’imagine que la côte de popularité de Jacques Chirac monte en flèche, ce qui est formalisé par « [p]sr ». De ces deux prémisses, je peux conclure que j’imagine les deux choses à la fois : que la nation pardonne Zidane et que Chirac redevient populaire (quelques semaines du moins), ce que l’on formalise par [p]s(q et r). En d’autres termes, si j’imagine chaque partie, j’imagine aussi le tout.

La réciproque est également vraie :

[p]s(q et r)

(R2)       ------------------------

[p]sq

 

[p]s(q et r)

(R3)       -------------------------

[p]sr

 

Lorsque je décide d’imaginer que la France bat l’Italie en finale, j’imagine que les français pleurent de joie et les italiens de dépit. A fortiori, lorsque je décide d’imaginer la victoire de la France, j’imagine que les français pleurent de joie. Ainsi, lorsque j’imagine le tout, j’imagine aussi chaque partie.

En logique, il n’est pas moins important d’identifier les règles d’inférence qui ne sont pas valides que de dériver celles qui le sont. Il en va de même pour les logiques de l’imagination. Nous avons déjà vu que la règle (R4) n’est pas valide dans la logique de Berto et pourquoi.

 

[p]sq

(R4)         ----------------------------------

[p]s(q ou r)

 

Il en va de même pour la règle (R5), et il est instructif de voir pourquoi.

 

      [p]sq

(R5)      ----------------------------------

        [p et r]sq

 

Supposons que l’on me demande d’imaginer que l’Allemagne gagne la seconde guerre mondiale après avoir connu une révolution communiste en 1942. Alors, ce ne sont plus des croix gammées qui flottent sur l’arc de triomphe dans mon esprit, mais plutôt des faucilles et des marteaux. On voit ainsi qu’en enrichissant le contenu explicite d’un acte d’imagination, on peut perdre certains contenus implicites. La logique de Berto permet de donner une explication élégante de ce phénomène à partir de la notion de plausibilité : appelons A l’ensemble des mondes possibles dans lesquels l’Allemagne gagne la seconde guerre mondiale et appelons B l’ensemble des mondes possibles dans lesquels une Allemagne récemment convertie au communisme gagne la seconde guerre mondiale. Si nous choisissons le monde le plus plausible au sein de l’ensemble A, compte tenu de ce que nous savons au sujet de l’histoire allemande, nous obtiendrons un monde où une Allemagne nazie gagne la guerre. Si nous choisissons le monde le plus plausible au sein de l’ensemble B, nous obtenons un monde différent où l’Allemagne est n’est pas nazie mais communiste. C’est pour cette raison qu’en ajoutant « après avoir connu une révolution communiste en 1942 » au contenu explicite de notre épisode d’imagination, les croix gammées disparaissent du contenu implicite, au profit des faucilles et des marteaux.

On voit ainsi comment en s’appuyant sur les notions de plausibilité et de pertinence on peut décrire de façon systématique les inférences que l’on peut faire ou ne pas faire au sujet de l’imagination, lorsqu’elle est utilisée dans le but de simuler la réalité pour obtenir des connaissances au sujet de ce qui aurait pu ou pourrait se produire.

 

La logique et les limites de l’imagination

Nous voyons désormais un peu plus clairement à quoi peut ressembler concrètement une logique de l’imagination. Nous pouvons revenir à l’argument du pseudo-Einstein selon lequel il ne peut pas y avoir de logique de l’imagination parce que l’imagination, étant donné un point de départ A, permet d’aller partout, alors que la logique ne permet que de se rendre à un point B selon un chemin autorisé par des règles d’inférence préalablement définies.

Mais que peut-on bien vouloir dire exactement, lorsqu’on dit que l’imagination peut nous emmener partout ? Si l’on suit la formalisation des énoncés d’imagination proposée par Berto, on peut traduire cette idée sous la forme du principe suivant :

(P) Quels que soient p et : lorsque j’imagine que p, j’imagine que q.

Mais un tel principe est-il réellement plausible ? Il est clairement faux au sujet des usages cognitifs de l’imagination. Mais il est également extrêmement suspect au sujet de l’imagination créative des poètes et des écrivains. Même si le poète Paul Éluard imagine une « terre bleue comme une orange », lorsqu’il imagine la plénitude des premières amours qui le lièrent à sa muse Gala, il ne s’ensuit pas qu’il imagine alors tout et n’importe quoi, par exemple une lune rouge comme une banane.

Une interprétation plus plausible pourrait être celle-ci :

(P’) Quels que soient p et q, l’énoncé « lorsque je décide d’imaginer que p, j’imagine que q » est logiquement cohérent.

En d’autres termes, il n’y a jamais d’incohérence logique à imaginer quoi que ce soit à partir de quoi que ce soit. Ce principe semble à première vue beaucoup plus plausible que le précédent pour rendre l’idée que l’imagination est capable de nous emmener partout. Toutes les logiques de l’imagination ne l’acceptent pas cependant. La logique de la simulation mentale de Berto décrite ci-dessus ne peut pas l’accepter parce qu’elle exige une relation de pertinence entre p et q. Ainsi, toutes les fois que p et q sont à propos de choses qui n’ont rien à voir entre elles, nous aurons un contre-exemple à (P’).

En revanche, si l’on souhaite décrire une logique de l’imagination créatrice, plutôt que de la simulation mentale, cette restriction n’est pas forcément nécessaire. Il se trouve que Berto a aussi décrit une autre logique de l’imagination, non restreinte à la simulation mentale, du point de vue de laquelle (P’) est vrai (Berto 2017). La principale différence est que l’on considère des mondes impossibles en plus de mondes possibles. Une fois que l’on ne se préoccupe plus de simuler la réalité, on ouvre la porte à la possibilité d’imaginer des scénarios qui ne respectent pas les lois de la physique, ou même de la logique. De ce point de vue, pour que [p]sq soit vrai, il faut et il suffit que q soit vrai dans le monde (possible ou impossible) qui est le plus plausible parmi tous les mondes (possibles ou impossibles) où p est vrai.

Il est important de noter que le fait d’accepter (P’) ne veut pas dire que l’on peut déduire tout et n’importe quoi de tout énoncé au sujet imagination. Par exemple, les règles (R1), (R2) et (R3) restent valides, et les règles (R4) et (R5) restent invalides dans la seconde logique de Berto (2017). Le fait que l’imagination créatrice se libère de la contrainte de simuler la réalité, et qu’elle puisse imaginer tout à partout de tout, comme le permet (P’) ne veut pas dire qu’elle n’a pas de logique.

Ainsi, si une logique de l’imagination est bien construite, elle doit aller aussi loin, c’est à dire ni plus loin, ni moins loin que l’imagination. Tenir cela pour impossible, comme le suggère la remarque apocryphe d’Einstein, c’est se méprendre à la fois sur la nature de la logique et sur celle de l’imagination.

 

Références bibliographiques

Badura, Christopher et Heinrich Wansing, « Stit-logic for imagination episodes with voluntary input », Review of Symbolic Logic, à paraître.

Un article de recherche récent où est proposée une logique de l’imagination visant à modéliser explicitement la dimension volontaire des épisodes d’imagination.

Bailhache, Patrice, Essai de logique déontique, Paris, Vrin, 1991.

Une présentation désormais classique de la logique déontique, c’est-à-dire de la logique de la permission et de l’obligation, accessible au lectorat francophone.

Berto, Franz, « Impossible Worlds and the Logic of Imagination », Erkenntnis, vol. 82, p. 1277–1297, 2017.

Un article influent dans lequel Franz Berto développe une logique de l’imagination donnant un rôle de premier plan aux énoncés conditionnels de la forme (6) ci-dessus. La notion de monde impossible y occupe une place centrale de façon à pouvoir aller aussi loin que l’imagination lorsqu’elle nous permet d’imaginer des impossibilités.

Berto, Franz, « Taming the runabout imagination ticket », Synthese, vol. 198, p. 2029–2043, 2021.

Un article non moins influent que le précédent dans lequel Berto définit une logique de l’imagination plus restreinte, censée capturer l’usage que nous faisons de l’imagination pour simuler la réalité, dans le but de connaître ce qui pourrait ou aurait pu être le cas.

Byrne, Ruth, The Rational Imagination. The MIT Press. Cambridge, The MIT Press.

Un ouvrage classique de psychologie cognitive étudiant l’imagination comme une faculté rationnelle, soumise à des règles. Il fournit une source inestimable d’idées et d’exemples pour les logiciennes et les logiciens qui s’intéressent à l’imagination.

Gardies, Jean-Louis, Essai sur la logique des modalités, Paris, Presses Universitaires de France, 1979.

Un ouvrage classique en langue française sur la logique des modalités, incluant un traitement des notions de possibilité et de nécessité.

Özgün, Aybüke et Tom Schoonen, « The Logical Development of Pretense Imagination », Erkenntnis, à paraître.

Un article de recherche récent qui propose une logique du faire comme si.

Niiniluoto, Ilkka, « Imagination and fiction ». Journal of Semantics, vol. 4, p. 209–222, 1985.

Un article synthétisant une des premières recherches systématiques sur la logique de l’imagination, dans la tradition de l’école finlandaise initiée par Jaakko Hintikka. La logique proposée par Niiniluoto couvre simultanément les constructions propositionnelles (« imaginer que ... ») et objectuelles (« imaginer un ... »), et établit des liens éclairants avec la logique de la perception.