Adorno, esthétique (A)

Comment citer ?

Jimenez, Marc (2022), «Adorno, esthétique (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/

Résumé

 

Théorie esthétique est le dernier ouvrage de Theodor Wiesengrund-Adorno. Publié inachevé quelques mois après sa mort en 1969, il est considéré comme son opus magnum. Le titre fait référence à l’ensemble des présupposés réflexifs, analytiques et critiques élaborés pendant une quarantaine d’années afin de définir les relations entre l’art et la société au XXe siècle. Les œuvres d’art « modernes » des années 1930-1960 et le rôle esthétique et politique des avant-gardes à l’époque du capitalisme et de l’industrie culturelle sont au centre de ses préoccupations. La lecture de cet ouvrage volumineux, rédigé à partir de ses cours entre 1961 et 1969[1], suppose que soient précisés les liens qu’il entretient avec l’ensemble de ses écrits antérieurs.

La parution d’Aesthetische Theorie en 1970 ne connaît pas, immédiatement, auprès des théoriciens de l’art, et plus généralement auprès des philosophes et des critiques d’art, le succès escompté par l’éditeur Suhrkamp. L’art moderne auquel se réfère le philosophe est devenu classique, souvent accroché aux cimaises des musées, et la « nouvelle » musique, fût-elle atonale ou dodécaphonique, a désormais sa place dans les salles de concert. L’exposition « Quand les attitudes deviennent formes », présentée à la Kunsthalle de Berne du 22 mars au 27 avril 1969, trois mois avant la mort du philosophe, sonne, pour ainsi dire, le glas des avant-gardes historiques des années 30. Elle annonce les tendances « post-avant-gardistes » qu’Adorno a juste le temps de vilipender, les accusant de vouloir anéantir le concept même d’art. Il vise, en particulier, l’action painting, l’art conceptuel, les happenings et l’art brut. Dans ses derniers écrits, il pressent l’émergence d’un art informel, divers et hétérogène, non soumis à la logique du progrès artistique propre, d’après lui, à l’art moderne. Son esthétique aurait-elle pu intégrer le changement de statut d’un art confronté à la postmodernité, au triomphe du kitsch et à la suprématie de l’industrie culturelle ? Rien n’est moins certain. Persuadé que l’art est une promesse de bonheur jamais tenue et intenable, sa hantise était qu’il survive dans la société uniquement sous la forme d'une culture consensuelle et non critique, entièrement soumise aux impératifs de la rentabilisation marchande. L’actualité de son esthétique réside dans l’exposé du défi majeur que doit relever une création artistique préoccupée par la sauvegarde de son autonomie et soucieuse de circonscrire un espace de liberté dans un monde toujours de plus en[RR1]  plus « administré », sous l’emprise croissante de la technocratie.

 

Principaux thèmes de la théorie esthétique d’Adorno

Art et société

« Je ne suis pas du tout gêné de dire publiquement que je travaille à un grand livre d’esthétique » déclare Theodor Adorno en 1969 à l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, trois mois avant sa mort[2].   Ce « grand livre » n’a rien d’un traité composé de doctrines ou de thèses sur le modèle des esthétiques de Kant et de Hegel lesquels, selon Adorno, furent « les derniers à pouvoir écrire une grande esthétique sans rien comprendre à l’art » (Adorno, 2011, p. 463). Philosophique, l’esthétique adornienne s’interdit de formuler des invariants, des normes générales et abstraites. Elle s’en tient au « primat de l’objet », à la « chose même », aux œuvres d’art qu’il a critiquées, interprétées, analysées et commentées. Il s’intéresse en priorité aux mouvements d’avant-garde qui se sont succédé pendant le premier tiers du XXe siècle. Tous, en particulier les « ismes » comme il les nomme, ont milité pour une modernité artistique novatrice, provocante, engagée socialement et politiquement à l’ère du capitalisme industriel. Sans attendre la consécration que le temps finit parfois par accorder à des œuvres résolument nouvelles, Adorno s’engage dès 1923, dans les controverses artistiques, notamment musicales et littéraires, de l'entre-deux-guerres. Musicien et compositeur lui-même, élève et disciple d’Alban Berg, il défend résolument, contre ses détracteurs, la musique atonale de la seconde école de Vienne. Qu’il s’agisse de littérature ou d’arts plastiques, il privilégie les œuvres réputées hermétiques ou incomprises à l’époque – Joyce, Beckett, la peinture abstraite – qui répondent à sa conception d’un art moderne, radical et critique intransigeant envers la réalité. Cette théorie est tout entière construite sur la base des rapports multiples et complexes entre l’art et la société. L’art est, selon Adorno, un fait social, une activité intellectuelle, produit de la division sociale du travail dans une société de classes, elle-même résultat d’un processus historique. Mais l’art est également « autonome » car il récuse la société conflictuelle dans laquelle il est produit et il laisse entrevoir un monde tel qu’il pourrait être. « Antithèse sociale de la société », sa vérité réside dans ce qu’Adorno nomme la « négation déterminée », ainsi que dans sa force de résistance à l’ordre social existant.

La « construction de l’esthétique » : une étude sur Kierkegaard

La thèse d’habilitation d’Adorno intitulée Kierkegaard. Konstruktion des Aesthetischen, soutenue en 1931 et publiée en 1933, est le premier grand ouvrage du philosophe[3] (Adorno, 1985). Ce texte marque la fin d’une époque « viennoise » exclusivement consacrée, depuis 1923, à la nouvelle musique de l’école de Vienne. Le sous-titre « construction de l’esthétique », qu’Adorno applique au philosophe danois, vaut pour lui-même car ce texte contient en germe toute sa philosophie et son esthétique. Walter Benjamin, auteur d’une recension de l’ouvrage dès sa réception, intitulée « Kierkegaard. La fin de l’idéalisme philosophique », note avec perspicacité : « Il y a dans ce livre beaucoup de choses en peu d’espace. Il est bien possible que les ouvrages ultérieurs prennent leur source dans celui-ci[4]. »

Benjamin voit juste. Prendre pour objet d’étude le penseur et théologien Søren Kierkegaard n’est ni fortuit ni innocent à l’heure où ce philosophe anti-hégélien est l’objet d’un véritable culte dans l’université allemande. Trois protagonistes sont à l’œuvre dans ce texte : Georg Lukács, Martin Heidegger et Walter Benjamin lui-même, auquel Adorno « emprunte » un mode spécifique d’interprétation des œuvres, qu’elles soient philosophiques, littéraires, musicales ou plastiques. La lecture adornienne de l’œuvre de Kierkegaard relève de l’« analyse immanente », conformément aux exigences exposées par Walter Benjamin dans sa « Préface épistémo-critique » à l’Origine du drame baroque allemand : « Le rapport entre le travail micrologique et la dimension de l’œuvre globale, plastique ou intellectuelle, dit bien que l’on ne peut saisir le contenu de vérité qu’en se laissant absorber très précisément dans les détails d’un contenu matériel » (Benjamin, 1985, p. 25). 

Adorno s’immerge littéralement de façon minutieuse - « micrologique » - dans les écrits de Kierkegaard, « penseur tardif », l’un des derniers représentants de l’idéalisme allemand. Il s’interroge en particulier sur le stade esthétique, le premier des trois modes existentiels distingués par Kierkegaard, une étape qui doit être franchie pour accéder au stade éthique puis au stade religieux. Le Journal du séducteur lui semble exprimer, à son paroxysme, une tension entre le philosophique et le poétique propre à l’héritage romantique de l’esthète, replié sur lui-même, prisonnier d’une subjectivité érigée en catégorie ontologique. Johannes, le héros séducteur, rompt avec la femme aimée. Il accomplit ainsi le même geste énigmatique de l’auteur lui-même renonçant à épouser sa fiancée Régine Olsen. Tandis que Kierkegaard voit dans cette attitude « esthétique » l’accomplissement de la vie immédiate, une chose parfaitement naturelle, vouée tout entière au désir et à la jouissance plutôt qu’à la réflexion, Adorno montre que cette posture n’est ni naturelle ni immédiate. C’est, au contraire, une attitude historiquement et socialement déterminée, celle d’un esthète urbain, qui habite la grande ville, installé dans un « intérieur » très bourgeois du XIXe siècle. Tel qu’il est décrit dans l’ouvrage, cet intérieur, le petit salon confortable et « charmant » dans lequel Cordélia reçoit Johannes, n’est qu’une métaphore de l’intériorité du héros. Le rôle de la critique immanente est de mettre au jour la « teneur de vérité » (Wahrheitsgehalt[5]) du Journal et à démasquer les contenus socio-historiques transposés faussement en contenus philosophiques abstraits et à révéler leur aspect mythique. La prétendue subjectivité libre et agissante célébrée par Kierkegaard à travers Johannes, valorisée comme existence accomplie et substantielle, n’est en réalité qu’une « intériorité sans objet », abstraite et coupée du monde.

Critique de l’existentialisme heideggerien

Critique de la philosophie kierkegaardienne – « impitoyable » comme le note Walter Benjamin dans son compte-rendu – la thèse d’Adorno vise également l’une des cibles privilégiées et permanentes de sa philosophie : Martin Heidegger et, au-delà de l’auteur de Sein und Zeit (paru en 1927), les phénomènes de « renaissance heideggerienne » et de « révolution conservatrice » dans les milieux intellectuels académiques en cette période de montée en puissance du national-socialisme.           

La leçon inaugurale prononcée par Adorno en 1931 lors de son admission à l’université, « L’actualité de la philosophie », précise clairement l’un des objectifs de son Kierkegaard en voie d’achèvement. Explicitement, Adorno entend dénoncer la caution que l’existentialisme s’efforçait de trouver dans l’ontologie subjectiviste du philosophe danois : «  Chez Heidegger, le problème des idées objectives et de l’être objectif cède la place, du moins dans ses écrits publiés, aux idées et à l’être subjectifs ; l’exigence de l’ontologie matérielle est réduite au domaine de la subjectivité et recherche dans la profondeur de celle-ci ce qu’elle est incapable de trouver dans l’abondance manifeste de la réalité. Ainsi, ce n’est pas par hasard, y compris au sens philosophico-historique, si Heidegger se réfère précisément au dernier projet d’ontologie subjective engendré par la pensée occidentale, à savoir la pensée existentielle de Søren Kierkegaard[6] » (Adorno, GS1, p. 321).

Martin Heidegger n’est pas le seul penseur à jouer le rôle de contradicteur omniprésent, dès les écrits de jeunesse, dans la philosophie d’Adorno. L’étude sur Kierkegaard, prétexte à une dénonciation radicale de toute ontologie existentielle et à un rejet de toute esthétique idéaliste centrée sur une subjectivité absolutisée, rejoint en partie les analyses de Georg Lukács[7] (Lukács, 1976, p. 53). Adorno a toujours reconnu l’influence décisive que les ouvrages du philosophe hongrois, en particulier L’Âme et les formes et la Théorie du roman, ont exercée sur l’élaboration de sa propre esthétique. Dans une conférence de 1932, sur « L’idée d’histoire de la nature », contemporaine du Kierkegaard, Adorno reconnaît faire référence explicitement « aux travaux de Georg Lukács […][8] » (Adorno, GS1, p. 355). Ces travaux incluent Histoire et conscience de classe (1923), œuvre d’un Lukács converti au marxisme, quand bien même apparaissent déjà des divergences qui imprègneront l’ensemble de l’ouvrage Théorie esthétique, très critique et polémique envers la philosophie de l’art du penseur hongrois.

La controverse avec Georg Lukács 

Le Kierkegaard, recèle effectivement, comme l’avait perçu Benjamin, les présupposés théoriques et les concepts clés qui ouvrent la voie à la future esthétique adornienne.

L’analyse immanente – héritage benjaminien assumé – autrement dit l’immersion micrologique dans le matériau même d’une œuvre musicale, littéraire ou plastique, se justifie dans la mesure où Adorno considère que les œuvres sont des constructions, à distance critique de la réalité. Elles obéissent à des lois formelles qui structurent le matériau et leur confèrent le statut d’apparence. Toutefois, cette apparence est affranchie de l’ancien idéal d’harmonie car la société – une société antagoniste, conflictuelle – est présente dans la texture même de l’œuvre, jusque dans les procédures techniques d’où elles sont issues. C’est ainsi que la société et l’histoire sont incluses dans les éléments les plus ténus d’une composition, par exemple dans les accords dissonants de la musique atonale : « Les dissonances, qui effraient les [auditeurs] leur parlent de leur propre condition, c’est pourquoi elles leur sont insupportables[9] » (Adorno, 1962, p. 19), déclare-t-il, en 1938, dans la Philosophie de la nouvelle musique.

Ainsi, la structure des œuvres d’art est-elle censée exprimer et révéler les luttes sociales et les rapports de classes. Adorno l’affirme explicitement. Il nuance toutefois cette assertion, qu’on croirait extraite d’un bréviaire marxiste, et précise que les positions politiques adoptées par les œuvres ne sont que des épiphénomènes « le plus souvent aux dépens de l’élaboration complète des œuvres d’art et donc, en fin de compte, aux dépens de leur contenu social de vérité[10] » (Adorno, 2011, p. 321).

Sensible dans sa jeunesse, et dès les années 1920, aux positions communistes, notamment aux thèmes de la réification et du fétichisme de la marchandise, Adorno partage un temps l’intérêt de Max Horkheimer pour le matérialisme dialectique. Cependant, il adhère modérément à la ligne marxiste de l’Institut de Recherches sociales (Institut für Sozialforschung). Sa participation à la Revue de Recherches sociales (Zeitschrift für Sozialforschung) éditée par l’Institut, et largement consacrée aux études marxiennes, n’a jamais été véritablement officialisée. En dépit de son amitié pour Walter Benjamin et malgré la fascination qu’exerce sur lui sa conception de la critique d’art, il reste sceptique quant à son projet de fonder une « esthétique matérialiste », de politiser l’art et d’appliquer une « analyse matérialiste » à la création littéraire. Il décèle, dans cette orientation, l’influence de Bertolt Brecht, sympathisant communiste et marxiste convaincu. Mais c’est avec Georg Lukács que la polémique est la plus vive. Théorie esthétique est rédigé en grande partie sur fond de ce désaccord. Nicolas Tertulian, spécialiste de la pensée lukácsienne, n’hésite pas à parler d’« entreprise de démolition de l’œuvre de maturité de Lukács, poursuivie avec obstination par Adorno après 1950 dans ses écrits et dans ses cours ». Il fait notamment allusion à la vive et intransigeante réaction d’Adorno dans un article « La réconciliation extorquée » (Erpresste Versöhnung), critique sans concession de l’ouvrage du philosophe hongrois La signification présente du réalisme critique[11]. Dans cet ouvrage, paru en 1958, deux ans après l’insurrection de Budapest et sa répression par l’URSS, Lukács propose un compromis avec le réalisme socialiste, la doctrine artistique officielle du Pari communiste et du jdanovisme soviétique. Il tente de promouvoir le « réalisme critique », rompant ainsi avec l’orthodoxie marxiste du réalisme socialiste et celle de la « théorie du reflet » dans le domaine artistique (Widerspiegelungstheorie). Selon le réalisme critique de Lukács, l’art, la pensée, la conscience ne sont pas le produit, ni le reflet, et encore moins la reproduction des conditions matérielles dans lesquelles elles sont engendrées. La mimèsis – notion qu’il emprunte à Aristote – pourrait rendre compte, selon lui, de la complexité des rapports entre le sujet et l’objet, entre la subjectivité de l’individu et la réalité du monde objectif, entre la conscience de l’artiste et la société antagoniste. Il est persuadé que l’art fondée sur la mimèsis et assumant son rôle de catharsis, remplit une fonction anthropomorphisante de réconciliation qu’il dénie totalement à l’art moderne et avant-gardiste. Balzac représente selon lui le modèle parfait du réalisme critique, à la différence de Zola dont le naturalisme demeure abstrait, non intégré dans la totalité d’une œuvre cohérente. Mais ses griefs à l’égard des expérimentations formelles de l’art moderne, des avant-gardes expressionnistes, du dadaïsme et du surréalisme, de la nouvelle musique sont sans concession. Le traitement qu’il inflige à Kafka, à Beckett, à Joyce, à Musil, exemples mêmes, selon lui, de la littérature bourgeoise décadente et illustrations du déclin capitaliste, n’est pas acceptable pour Adorno. Leurs divergences esthétiques sont inconciliables. L’œuvre d’art véritable est liée pour Lukács à sa puissance de structuration et de totalisation à l’intérieur d’une vision du monde cohérente, tandis qu’Adorno considère l’œuvre d’art comme la sédimentation des antagonismes sociaux qui s’expriment dans sa forme éclatée ou fragmentaire. L’alternative lukácsienne : « Franz Kafka ou Thomas Mann, une décadence artistique intéressante ou un réalisme critique vrai comme la vie ? » (Lukács, 1972, p. 168), est donc pour Adorno totalement irrecevable. Les préférences esthétiques de Lukács tiennent à la cohérence d’un système de concepts et de catégories, élaboré dès les écrits de jeunesse, qui ne lui permettent pas de comprendre le caractère social et politique des « révolutions » formelles en art. Le philosophe parvient à fonder ses principes esthétiques sur sa propre vision du monde, sur une Weltanschauung optimiste dont l’esthétique négative d’Adorno n’a cessé de dénoncer le caractère réconciliateur. Derrière l’alibi exposé par Lukács dans l’« avant-propos » de La signification présente du réalisme critique, en 1957[12], s’efforçant de promouvoir un réalisme critique pour « protéger » ce qui est vraiment « valable et nouveau dans le réalisme socialiste »[13], Adorno soupçonne un attachement indéfectible à la doctrine du Parti et à l’idéal communiste auquel le philosophe hongrois n’a jamais pu vraiment renoncer, malgré ses dénégations. D’après lui, Lukács, contempteur de l’idéalisme dans ses œuvres de jeunesse, s’est livré plus tard, à de « puissantes et viriles tirades hégéliennes » affirmant le primat de l’universalité substantielle sur l’« existence mauvaise précaire et illusoire »[14] (Adorno, 1984, p. 192), au prix d’une pseudo-réconciliation entre le sujet et l’objet, entre l’individu et l’État, entre le particulier et l’universel. En somme, il se serait fourvoyé en satisfaisant à l’« insatiable » principe d’identité de type hégélien auquel Adorno oppose le principe du non-identique.

Polémique avec Walter Benjamin à propos de l’esthétique matérialiste

Les profondes divergences avec les conceptions de Lukács font ressortir les grandes lignes de la théorie adornienne développées ultérieurement vis-à-vis de l’art moderne. Elles soulignent aussi l’extrême complexité des rapports qu’entretient sa philosophie esthétique avec le marxisme « orthodoxe » et le matérialisme dialectique, et plus généralement avec toutes les esthétiques d’obédience marxiste, telles celles d’Ernst Bloch ou d’Ernst Fischer.

Étrangement, en apparence du moins, cette complexité caractérise également les relations, pourtant amicales et d’une indéfectible fidélité, entre Theodor Adorno et Walter Benjamin. Des controverses significatives opposent ainsi les deux penseurs dès 1935, l’une à propos de l’étude de Benjamin « Paris, capitale du XIXe siècle[15] », dans laquelle Baudelaire occupe une place centrale, l’autre concernant son fameux essai sur « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique ».

Amorcée dans la discussion entre les deux penseurs, la critique de l’industrie culturelle se situe à l’arrière-plan de la théorie esthétique adornienne. Elle permet de comprendre l’intransigeance avec laquelle Adorno soutient la thèse de l’autonomie de l’art. Le projet de Benjamin est, en principe, de nature à convaincre Adorno. À l’époque de la montée en puissance du grand capital industriel et de la généralisation du caractère de marchandise, Benjamin s’efforce de montrer que l’aliénation présente dans la poésie baudelairienne est à l’image de l’aliénation sociale réelle. Il fait référence, en particulier, aux images de la réification croissante qu’elle véhicule : la foule des grandes villes, la solitude du flâneur, égaré au sein de la masse « assourdissante » et « hurlante »[16] des cités urbaines, badaud errant parmi d’autres « mécaniques » anonymes, croisant parfois la prostituée. La fille de joie, allégorie de la marchandise qui se vend et s’achète dans les nouvelles mégapoles, est l’une de ces « images dialectiques », mélanges d’ancien et de nouveau, chères à Benjamin dans lesquelles se révèlent la réalité des rapports socio-économiques et la misère sociale. Dans sa correspondance de 1935, Adorno critique toutefois sévèrement cette conception de l’image dialectique, « configuration du mythe et du moderne » qui fait du fétichisme de la marchandise un effet de la conscience collective, alors que la question se situe objectivement, selon lui, au niveau de l’individu, de la subjectivité aliénée[17]. Parce que Benjamin « psychologise » cette notion et la réduit à un état de conscience elle-même aliénée, il s’interdit de comprendre l’image dialectique comme l’une des « configurations objectives où l’état de la société s’expose lui-même ». Adorno interprète cette posture comme un reliquat de romantisme idéaliste peu compatible avec l’ambition benjaminienne d’élaborer une esthétique matérialiste. Cette attitude lui semble aussi témoigner d’une complaisance inattendue à l’égard du capitalisme industriel à l’ère de son apogée, et donc de la modernité naissante, selon une philosophie de l’histoire en totale contradiction avec les dernières positions du philosophe peu avant sa mort.

Les réserves d’Adorno vis-à-vis des conceptions exposées par Benjamin prennent la forme d’une critique systématique après la lecture de l’essai sur « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique[18] ». Le philosophe récuse résolument l’hypothèse benjaminienne selon laquelle les nouveaux moyens techniques de reproduction des œuvres d’art, notamment la photographie et le cinéma, favoriseraient la démocratisation de l’art en faisant perdre à celui-ci sa fonction cultuelle, son caractère magique, son « aura », son caractère unique d’apparition hic et nunc originel. Adorno, partisan d’un art moderne, radical et autonome, ne peut, en effet, accepter l’idée que seules les œuvres soumises à la reproduction technique, exposées à un vaste public, tel le film, puissent jouer un rôle progressiste voire révolutionnaire. Selon lui, Walter Benjamin se leurre lorsqu’il s’imagine que le spectateur, réactionnaire devant les tableaux cubistes de Picasso, devient « progressiste » lorsqu’il assiste à un film de Chaplin. Le rire de ce spectateur devant les facéties de Charlot n’est ni « bon ni révolutionnaire », il est surtout, pour Adorno, l’expression d’un détestable sadisme bourgeois. En somme, Benjamin n’admet pas que les œuvres d’avant-garde, issues de la tradition bourgeoise mais qui exacerbent leur modernité et leur radicalité, notamment en vertu des bouleversements formels, puissent se tourner contre tout conservatisme. Son erreur, selon Adorno, aurait été de penser que le cinéma – exemple même de reproductibilité technique à l’époque – est dépourvu de tout élément magique et auratique[19].

Notons que les griefs d’Adorno ne sont pas exempts d’une certaine mauvaise foi. Non seulement il accentue les « accents brechtiens » de Benjamin pour mieux les lui reprocher, mais il ne fait aucune mention des doutes de ce dernier concernant la démocratisation de l’art censée résulter de la perte de l’aura. Or ces doutes sont explicitement exprimés avec un sens étonnant de la prémonition dans les variantes tardives de l’essai sur l’œuvre d’art, rédigées par Benjamin lui-même : « Il se pourrait que le souci passionné des masses d'aujourd'hui à se rapprocher des choses ne soit que le contrecoup du sentiment d'aliénation croissante que la vie actuelle a fait naître chez les gens, non seulement envers eux-mêmes mais aussi envers les choses[20]. » De même, Adorno s’abstient de noter le scepticisme lucide de Benjamin à propos de la fonction révolutionnaire du cinéma[21]

Les sévères réserves d’Adorno vis-à-vis du concept d’aura et plus généralement des conceptions de Benjamin à propos des nouvelles techniques de communication, – radio et cinéma – recèlent déjà les arguments théoriques qui fonderont, quelques années plus tard, lors de l’exil américain, la critique de l’industrie culturelle (Kulturindustrie), c’est-à-dire l’analyse radicale de la production industrielle des biens culturels dans les États-Unis des années 1940. Les grandes lignes de cette analyse figurent, dès 1936, dans un article sur le jazz[22]. Ce dernier texte, étroitement en relation avec son étude de 1938 sur le caractère fétichiste de la musique, constitue une réponse critique aux écrits de Walter Benjamin[23]. En 1968, Adorno lui-même reconnaît que les écrits de cette période précédant l’exil sont clairement programmatiques : « Quant au texte sur le caractère fétichiste de la musique, il avait pour objectif de conceptualiser les observations récentes en sociologie de la musique, et d’élaborer une sorte de système de références pour les différentes recherches à effectuer. En même temps, cet essai constituait une sorte de réplique critique au texte de Walter Benjamin sur l’« œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique [...]. Tandis que j’insistais sur les problèmes posés par la production industrielle des biens culturels et les comportements qui en résultent, Benjamin tentait de sauver purement et simplement, me semblait-il, cette sphère problématique[24] » (Adorno, 1984, p. 233).

 

La critique de l’industrie culturelle

La querelle du jazz

La correspondance des années 1930 entre les deux philosophes révèle clairement que la théorie adornienne de l’art moderne s’élabore, en partie, sur fond de la critique de l’industrie culturelle. La mise au point de 1968, citée ci-dessus, l’atteste explicitement. La critique virulente du jazz, musique qualifiée de façon oxymorique de « mode intemporelle », dépasse largement le domaine strictement musical et s’étend à la société, plus précisément à la société de consommation : « Aux masses de jeunes qui courent après la mode intemporelle année après année, sans doute pour l'oublier au bout de quelques années, il [le jazz] offre un compromis entre sublimation et adaptation sociale[25] » (Adorno, 1986, 112).

Cette musique, une mode qui défie le temps, est aussi un « archaïsme moderne ». Elle crée les « schèmes d’un comportement social auquel de toute façon les hommes ne peuvent échapper ». Divertissement, asservi à la commercialisation de masse, objet standardisé, générateur de comportements régressifs, le jazz cristallise l’ensemble des griefs d’Adorno contre le bradage culturel auquel procèdent les sociétés occidentales. De sa production jusqu’à sa réception dans les médias grâce aux moyens techniques de reproduction et de diffusion de plus en plus perfectionnés, le jazz représente, notamment en raison de son succès auprès des jeunes générations, le comble de l’adaptation voire de l’asservissement à l’industrie culturelle, c’est-à-dire, pour Adorno, à l’ordre imposé par la société capitaliste. L’exécration d’Adorno envers le jazz, et la musique populaire en général, ne se réduit pas toutefois à une pure et simple détestation idiosyncrasique. Cette musique l’obsède littéralement, sur le plan de la sensibilité certes, mais aussi sur le plan de la réflexion sur l’art, comme si sa théorie esthétique ne pouvait intégrer ce phénomène musical. Toujours soucieux d’en finir une bonne fois pour toutes avec le jazz, comme il l’a signifié à Walter Benjamin dans une lettre du 18 mars 1936, il ne cesse cependant, pendant une quarantaine d’années de tenter de le « déchiffrer » afin, dit-il, de « caractériser sa fonction sociale ».

En 1927, après avoir assisté à une représentation de la Revue nègre, où il déplore l’absence de Joséphine Baker, Adorno rédige une recension très critique du spectacle, début d’une aversion sans faille mais non sans ambivalence jusqu’à Théorie esthétique : « Abschied vom Jazz » (« Adieu au jazz », 1933) ; « Über Jazz » (1936) dans la Zeitschrift für Sozialforschung ; « On Popular Music » (1937) ; « Du fétichisme en musique et la régression de l’audition » (1939) ; « Mode intemporelle. À propos du jazz » (1953) ; Introduction à la sociologie de la musique. Douze conférences théoriques. (1962). Son « Adieu au jazz », réaction au décret des nazis interdisant la radiodiffusion de la musique nègre, censé tenir lieu de testament définitif, se révèle assez rapidement n’être qu’un « au revoir ». L’apparente surdité d’Adorno à l’égard du jazz dissimule imparfaitement l’attrait équivoque que cette musique a exercé sur sa sensibilité et son intellect au point qu’il n’est pas interdit de se demander si Adorno, celui qui a tant écrit « contre » et « sur » le jazz n’a pas surtout écrit « avec » le jazz.

L’instrumentalisation de la raison

L’ouvrage La dialectique de la Raison, rédigé aux États-Unis avec la collaboration de Max Horkheimer et publié en 1947, démonte minutieusement le mode de production et les méthodes de travail industriel du capitalisme tardif (Spätkapitalismus) fondées sur le taylorisme et le fordisme en vue d’accroître la production des biens matériels destinés à la consommation de masse. Les deux penseurs dénoncent le fait que l’art et la culture sont eux aussi soumis au même mode de production, c’est-à-dire aux impératifs de productivité et de rentabilité. La « production des biens culturels » concerne le champ artistique et culturel. Elle est devenue, en quelques années, l’affaire de la Kulturindustrie ; or, cette industrie culturelle procède, grâce à la technique, à la standardisation, à la rationalisation et à la normalisation des « produits autonomes de l’esprit ». Répondre, comme le prétendent les managers de l’industrie culturelle, aux prétendus besoins des consommateurs est l’argument fallacieux qui masque l’adaptation des individus au système. Adorno et Horkheimer associent étroitement la technique et la rationalisation à l’idéologie du système politique et économique du capitalisme : « Le terrain sur lequel la technique acquiert son pouvoir sur la société est le pouvoir de ceux qui la dominent économiquement. De nos jours, la rationalité technique est la rationalité de la domination même. Elle est le caractère coercitif de la société aliénée[26] (Adorno/Horkheimer, 1974, p. 130).

Le chapitre sur l’industrie culturelle généralise en fait la problématique du jazz à l’ensemble de la production artistique. On peut dire qu’à partir du mode de réception de la musique, Adorno inaugure l’une des premières critiques systématiques de l’art et de la « culture de masse » en régime capitaliste dont la portée dépasse largement le domaine purement musical. Cette dernière expression « culture de masse » est, selon lui, inappropriée car elle suggère l’idée que cette culture serait produite par les masses elles-mêmes alors qu’elle renvoie surtout au bradage auquel l’industrie culturelle soumet la culture bourgeoise traditionnelle sous forme de camelote dispensée aux masses.

Théorie esthétique reprend à l’identique l’argumentation à propos de la situation ambiguë des amateurs de jazz, tiraillés entre leur révolte contre la société et leur adaptation conformiste aux attentes de l’industrie culturelle : « Ceux qui ont été dupés par l'industrie culturelle et qui ont soif de ses produits se situent en deçà de l'art : c'est pourquoi ils perçoivent l’inadaptation de celui-ci au processus actuel de la vie sociale – et non pas la fausseté même de ce processus – plus clairement que ceux qui se souviennent encore de ce qu’était jadis une œuvre d’art. Ils poussent à la désesthétisation de l’art[27]. »

 

Une esthétique de la modernité

L’industrie de la culture : une fausse promesse de bonheur

L’« adaptation » – notion centrale autour de laquelle s’articule de façon récurrente la critique de l’industrie culturelle – est le prix que les individus doivent payer pour s’intégrer convenablement dans la société capitaliste et profiter de ses bienfaits. En cela, réside la « mystification des masses » – sous- titre du chapitre Kulturindustrie, une industrie de la culture qui, de l’aveu du philosophe, vole à l’homme le peu d’individualité qui lui reste. Le processus d’adaptation est traité sous différents aspects dans La dialectique de la Raison et revient comme un leitmotiv : « Aujourd'hui, l'industrie de la culture a hérité de l'héritage civilisationnel de la démocratie pionnière et entrepreneuriale, laquelle n’avait pas non plus un sens très affiné des dérives intellectuelles. Tous sont libres de danser et de s'amuser, tout comme ils sont libres, depuis la neutralisation historique de la religion, de rejoindre l'une des innombrables sectes existantes. Mais la liberté dans le choix de l'idéologie, qui reflète toujours la coercition économique, s'avère être la liberté de faire toujours la même chose dans tous les secteurs[28] » (Adorno/Horkheimer, 1974, p. 175).

En traitant de la situation socio-économique de l’art et de la dégradation de ce dernier en objet culturel, La dialectique de la Raison pose néanmoins les principaux fondamentaux de la théorie de la modernité, développés ultérieurement dès la reprise des cours d’Adorno à l’université de Francfort au début des années 1950. Le chapitre fameux consacré au mythe d’Ulysse anticipe déjà le thème de la modernité : le héros d’Ithaque, attaché au mât de son navire sur les conseils de Circé pour résister à la séduction du chant mortel des Sirènes, vit une expérience esthétique en solitaire que ne peuvent partager les autres matelots rendus sourds par des bouchons de cire. Ulysse est donc le seul à percevoir la beauté des voix grâce à un astucieux artifice qui lui permet, ainsi qu’à ses compagnons, de conjurer le risque d’un retour – en l’occurrence brutal – à la nature, c’est-à-dire à l’« état animal » précise Adorno. Tel un chef d’entreprise, il inaugure ainsi un dispositif qui deviendra millénaire : celui de la séparation entre l’art et le travail, entre l’activité intellectuelle et le labeur manuel. L’expérience authentique de l’art moderne est nécessairement celle d’un art destiné à ceux qui peuvent en saisir le sens, élitiste, hermétique, voire ésotérique. C’est une promesse de bonheur, toujours différée. Ulysse se livre librement à la tentation mais il est définitivement attaché à son mât, frustré à jamais d’une jouissance en définitive avortée : « Le ligoté écoute immobile un concert comme le feront plus tard les auditeurs dans la salle, et son appel enthousiaste à la libération résonne déjà comme un applaudissement. C’est ainsi que la jouissance de l’art et le travail manuel se scindent à la fin de l’ère préhistorique. L’épopée contient déjà la théorie appropriée. Le patrimoine culturel est en exacte corrélation avec le travail effectué suivant les ordres donnés ; ils reposent tous les deux sur la contrainte inéluctable qu’implique la domination de la nature[29] » (Adorno/Horkheimer, 1974, p. 50).

La dialectique de la Raison, ouvrage à quatre mains, « le plus noir » qui ait été rédigé par les deux philosophes[30] (Habermas, 1988, p. 128), laisse une marge étroite à la construction de l’esthétique. Jürgen Habermas s’étonne que « par leur analyse de la culture de masse [...] Horkheimer et Adorno s’efforcent de démontrer que la force novatrice de l’art est paralysée, dès lors qu’il se confond avec le divertissement, ses contenus étant vidés de toute critique et de toute utopie[31] ». Habermas relève à juste titre le caractère contradictoire d’une posture aussi radicale contre les Lumières qui aboutit à niveler de façon « étonnante l’image de la modernité[32] ». Mais, plus préjudiciable encore à la réflexion esthétique est le fait que l’ouvrage « ne rend pas justice au contenu rationnel de la modernité culturelle, tel qu’il a été défini (et instrumentalisé) par les idéaux bourgeois ». Habermas pense notamment « à la créativité et à la force explosive des expériences esthétiques fondamentales [...] qui trouvent leur expression dans les œuvres d’art d’avant-garde, qui accèdent au langage grâce au discours de la critique esthétique »[33].

Habermas souligne ici le programme qui attendra Adorno dès son retour en Allemagne : élaborer une réflexion esthétique qui prenne en charge la situation paradoxale de la création artistique dans une société qui tend à lui supprimer toute autonomie et, dans le même temps, faire valoir la force des expériences esthétiques qu’expriment les œuvres d’avant-garde.

Autonomie artistique et littérature d’avant-garde

En 1962, Adorno intitule une conférence « Engagement ou autonomie artistique », qui caractérise parfaitement la posture qu’il a toujours adoptée vis-à-vis de la littérature et de l’art en général. Il déclare notamment : « L'art ne consiste pas à mettre en avant des alternatives mais, en vertu uniquement de sa forme, à résister au cours du monde qui ne cesse de tenir les hommes en joue, un pistolet braqué sur leur poitrine[34]. » Le cours du monde étant selon lui gouverné par le culturel, il convient de « sauver » les œuvres littéraires grâce à la critique philosophique, seul moyen de les préserver du « brouhaha de la culture » (Kulturgewäsch). Les écrits littéraires, publiés sous le titre Noten zur Literatur, sont, pour la plupart, rédigés entre 1958 et 1964[35]. Le théoricien de la musique joue à dessein sur le sens du mot « notes », textes de quelques dizaines de pages consacrés à des auteurs majeurs de la littérature, essentiellement allemande et française[36]. Le titre initial « Worte ohne Lieder » (« Paroles sans musiques ») a été modifié sur les conseils de son éditeur Peter Suhrkamp[37].

Chacune des études, relativement brèves, constitue en réalité un véritable essai dont les thèmes se retrouvent presque inchangés mais fragmentés dans l’ouvrage Théorie esthétique. Réitérés à maintes reprises, les présupposés méthodologiques appliqués aux écrivains doivent beaucoup à Walter Benjamin et à son « immersion micrologique » dans les œuvres : critique littéraire et critique philosophique convergent dans la mise en évidence du contenu de vérité grâce au commentaire, à l’interprétation et à cette immersion dans la structure même des œuvres. Plus précisément, dans son « Introduction » à la Philosophie de la nouvelle musique Adorno assigne à l’analyse immanente la tâche de mettre au jour le processus qui permet à l’œuvre d’art de reconstituer une apparence (Adorno, 1962, p. 36-37). Ainsi, en littérature les mots mutilés de Beckett, ou bien, en musique, les dissonances dans la musique de Schönberg démentent la réconciliation que les œuvres en question doivent à leur statut historique, social et idéologique, largement déterminée par leur structuration formelle.

Adorno inverse, si l’on peut dire, la démarche sociologique traditionnelle. Cette méthode, appliquée à toutes les œuvres d’art, est précisée, en 1957, dans un article consacré à la création poétique. Ce qu’il nomme l’« interprétation sociale de la poésie lyrique » se doit « d’établir comment l’ensemble d’une société, en tant qu’unité possédant ses propres contradictions, apparaît dans l’œuvre d’art ». Quelques années plus tard, dans un hommage à Paul Valéry, il note : « La faculté de voir les œuvres d’art de l’intérieur, dans la logique de leur production [...] est probablement la seule forme possible d’esthétique aujourd’hui[38]. » Mais son objectif diffère sensiblement de celui de Benjamin même si, comme ce dernier, il entend démontrer la vanité de l’herméneutique traditionnelle et dénoncer le projet même d’une « science de la littérature ». Voir les œuvres d’art « de l’intérieur » et analyser leur « logique de production » n’a de sens, selon Adorno, que si ces procédures permettent de définir la relation qui lie ces œuvres à la société. Or, comment mettre en évidence ce qu’il y a de social dans la texture profonde de l’œuvre, si ce n’est en supposant que ce social s’exprime, non pas dans ce qu’on nomme le contenu, comme le voudraient les tenants du réalisme critique, mais dans la forme.

La forme est un contenu sédimenté

La plupart des études qui composent les Notes sur la littérature poursuivent plus ou moins explicitement la controverse avec Lukács à propos de l’art d’avant-garde. Pour Adorno, ce qu’on nomme la « forme » d’une œuvre d’art exprime les antagonismes sociaux comme « synthèse non violente » des éléments épars de la réalité avec toutes leurs divergences et leurs contradictions. C’est là l’une des idées maîtresses de Théorie esthétique qui permet à Adorno d’affirmer que la forme est un « contenu social sédimenté ». Dans une société antagoniste où l’existence même des individus se révèle « mutilée » aux yeux du philosophe, la forme constitue l’aspect obligé d’un art irrémédiablement coupé de la pratique quotidienne. « C’est seulement dans l’œuvre fragmentaire, renonçant à elle-même, que se libère son contenu critique » affirmait Adorno, au début des années 1940, à propos de l’art moderne et de la musique atonale de Schönberg. Disloquée, non cohérente, cette forme exprime et dénonce, selon lui, les conflits et les contradictions de la société, en renonçant à la trompeuse apparence d’une réconciliation avec le monde (Adorno, 1962, p. 203).

La forme éclatée, déstructurée et parfois indigente de la langue dans le théâtre de Beckett, en particulier dans Fin de partie, offre l’exemple même d’une esthétique de la non-conciliation dont le sens échappe à la médiation philosophique : « Comprendre Fin de partie ne peut signifier qu’une chose : comprendre qu’elle est incompréhensible, reconstruire concrètement l’ensemble cohérent de sens de ce qui n’a pas de sens » (Adorno, 1984, p. 203). Contrairement à Lukács qui voit en Beckett l’écrivain de l’avilissement pathologique de l’homme réduit à l’état de débile mental, Adorno reconnaît seulement comme valides les expressions artistiques qui, enfermées en quelque sorte sur elles-mêmes, réussissent à se soustraire à toute forme de consommation. La réduction à l’extrême qu’opère Beckett dans ses pièces, mais aussi dans ses romans, tel L’Innommable, représente véritablement pour Adorno ce que le monde a fait de l’homme, c’est-à-dire des moignons d’êtres dépossédés de leur moi[39].

Toutefois, ni la littérature d’avant-garde, ni l’art en général, ne se réduisent à un comportement de type mimétique au regard de l’aliénation et de la réification qui règnent dans la société. L’œuvre d’art recèle, selon Adorno, un élément utopique dans la mesure où elle représente la conscience la plus avancée des contradictions sociales dans l'horizon de leur possible réconciliation.

L’opposition d’Adorno à la totalité, à l’idéal formel de la cohérence, idéal partagé aussi bien par Georg Lukács que par des théoriciens de la littérature comme Lucien Goldmann, met en jeu la dialectique de l’universel et du particulier qui renvoie à la dialectique du rapport antagoniste de la société et de l’individu.  Ainsi, même un poème, condensation d’affects et de passions subjectives, à la limite parfois du non-communicable, vise l’universalité. « L'idiosyncrasie de l'esprit lyrique contre la suprématie des choses est une forme de réaction à la réification du monde, à la domination de la marchandise sur l'homme » (Adorno, 1984, p. 48), déclare Adorno tout en précisant que le contenu réel d’un poème ne saurait se limiter à « l’expression d’émotions et d’expériences individuelles ». Ces dernières ne deviennent « art » qu’en accédant à l’universel grâce à la forme esthétique[40]. Les notions de négation, de contradiction, de non-réconciliation reviennent fréquemment, tels des leitmotivs, dans la trentaine d’œuvres littéraires sur lesquelles il rédige des « notes ». Qu’il s’agisse de Beckett ou de Balzac, de Paul Valéry ou de Goethe, de Dickens ou de Benjamin, Adorno s’attache à montrer que leurs écrits témoignent d’un rapport critique à la société. 

Il apparaît clairement qu’Adorno, influencé par Hegel et Marx et suivant la voie ouverte par Walter Benjamin, prend ses distances vis-à-vis de l’herméneutique et des études littéraires traditionnelles. Ses essais, exposés sous forme fragmentaire, relèvent moins d’une théorie littéraire que d’une philosophie de la littérature. Cette posture et cette démarche, qui se déclarent elles-mêmes historico-dialectiques, sont celles-là mêmes que le philosophe adopte à l’égard de la musique.

 

Musique, peinture et société

Défense de l’atonalisme

« J’ai étudié la philosophie et la musique. Plutôt que choisir entre les deux, j’eus toute ma vie durant le sentiment d’être, dans ces deux domaines divergents, à la recherche d’une chose identique », confie Adorno dans l’une de ses rares notes autobiographiques. Il ne précise pas de quelle chose il s’agit. Son œuvre entière laisse cependant entendre que le philosophe et le compositeur[41], tous deux confrontés au caractère énigmatique de la création artistique, « recherchaient » la vérité de l’art dans sa rébellion contre le monde et la société tels qu’ils sont, tout en s’ouvrant à l’utopie irréalisable d’un bonheur déjà périmé, objet d’une promesse non tenue et à dire vrai intenable.

Considéré comme l’ouvrage de référence d’Adorno concernant les principes fondamentaux de sa théorie musicale, la Philosophie de la nouvelle musique est conçue, par l’auteur lui-même, comme une digression à La dialectique de la Raison. Le texte est divisé en deux longs chapitres, l’un consacré à Schönberg, achevé en 1941, le second à Stravinsky rédigé en 1947, peu avant la parution du livre.  Que cette « excursus » dérive notamment du fameux chapitre sur l’industrie culturelle éclaire l’intention du philosophe qui prend fait et cause en faveur de l’art d’avant-garde en réaction à la culture de masse. Les thèmes fondamentaux qui alimentent ses analyses ultérieures et, plus tard, Théorie esthétique, y sont déjà exposés, en particulier celui de l’historicité du matériau artistique, socialement préformé dans la conscience des individus. Dans son avant-propos de 1948, Adorno évoque les trois objectifs déjà exposés dix ans auparavant dans son essai « Sur le caractère fétichiste de la musique et la régression de l’audition » :  « Indiquer le changement de fonction de la musique actuelle, montrer les transformations internes que subissent les phénomènes musicaux comme tels dans le contexte de la production commerciale de masse, et signaler comment certaines modifications anthropologiques dans cette société standardisée s’étendent jusqu’à la structure de l’audition musicale » (Adorno, 1962, p. 7).

Adorno pose comme une sorte de postulat l’idée que la société loge au cœur de toute composition musicale, qu’il s’agisse de Richard Wagner, de Gustav Mahler, d’Alban Berg, ou d’Arnold Schönberg. Il n’hésite pas, non plus, à évoquer les conditions anthropologiques et sociales expliquant, selon lui, la désaffection voire l’hostilité du public envers les compositions de la seconde école de Vienne. Dans la « nouvelle musique », c’est-à-dire dans la musique atonale et dodécaphonique, la dissonance devient l’indice de la négativité du monde, expression des contradictions et des failles qui scindent la société[42]. Adorno vise non seulement les censeurs de la musique de Schönberg mais également le public bourgeois de l’époque, notamment les auditeurs irrités par la prétendue violation des lois naturelles de la musique, effrayés à l’idée que l’atonalité et la musique à douze tons se substituent à la tonalité classique[43].

Schönberg et Stravinsky – le « progrès » et la « réaction » – représentent selon d’Adorno deux « extrêmes » au sein même de la nouvelle musique. Il exagère sciemment leurs différences au risque de fragiliser sa démonstration et de renforcer le caractère polémique de la Philosophie de la nouvelle musique. Ainsi, Stravinsky, par son néo-classicisme et son refus de se soumettre à l’évolution historique du matériau musical, représente le pendant réactionnaire de Schönberg, tandis que ce dernier, le « progressiste », est celui qui libère la dissonance, dénonce la fausseté de la consonance, signe trompeur de réconciliation. Dans ses écrits ultérieurs, Adorno révisera la rigueur de cet antagonisme, reconnaissant la place que Stravinsky occupe dans la nouvelle musique tout en jugeant sévèrement le passage schönbergien au dodécaphonisme conçu comme un renoncement à la totale liberté du compositeur acquise dans sa période atonale.

Vers une musique informelle

La Philosophie de la nouvelle musique occupe une place particulière parmi les écrits musicaux d’Adorno, victime, selon Pierre Boulez, des « discrépances d’une individualité qui voit ses dons diverger », partagé dès sa jeunesse, entre sa passion pour la philosophie et son amour de la musique.  Ni résumé ni condensé de la réflexion du philosophe sur la musique, l’ouvrage ouvre sur un « labyrinthe musical » qui s’étend de l’atonalité à la musique informelle envisagée comme le dépassement du sérialisme et de la musique électronique[44] (Boulez, 1981, p. 543). « Vers une musique informelle » est le titre, en français, d’une conférence que le philosophe prononce lors des « Cours d’été internationaux pour la nouvelle musique » de Darmstadt en 1961[45]. Adorno justifie ainsi ce titre : « En imaginant l’expression française de musique informelle, j’ai voulu marquer ma gratitude au pays dans lequel la tradition de l’avant-garde ne fait qu’un avec le courage du manifeste » (Adorno, 1982, p. 294).  Il rend également hommage aux courants des années 1950, liés à la peinture informelle, à l’informalisme, à l’exposition « Signifiants de l’informel » de 1951, aux nombreuses tendances qui vont de l’expressionnisme abstrait à Cobra, à celles qui privilégient la spontanéité, l’aléatoire, l’imprévu et la propre dynamique du matériau.  Il consent difficilement à donner une définition précise de cette musique : « J’entends par musique informelle une musique qui se serait affranchie de toutes les formes abstraites et figées qui lui étaient imposées du dehors, mais qui, tout en n’étant soumise à aucune loi extérieure étrangère à sa propre logique, se constituerait néanmoins avec une nécessité objective dans le phénomène lui-même. » Il ajoute néanmoins : « Une musique informelle aurait à se confronter derechef avec l’idée d’une liberté non révisée, d’une liberté radicale », et également, « une musique informelle serait une musique dans laquelle l’oreille perçoit, au contact vivant du matériau, ce qui est sorti de lui »[46].

Lors de ce semestre de l’année 1961, dans le temps même où il rédige la Dialectique négative, Adorno semble tirer définitivement les conséquences d’un phénomène déjà identifié quelques années auparavant, c’est-à-dire le « vieillissement de la nouvelle musique[47] ». Il n’hésite pas à prendre position à la fois contre le dodécaphonisme, le sérialisme, le postsérialisme, etc., mais aussi contre l’athématisme, l’aléatoire, contre – dit-il – « quoi que ce soit de ce genre », entendons : contre tout ce qui serait de nature à porter préjudice à la « libération » opérée au début du XXe siècle. Bien loin d’être programmatiques et d’énoncer quelques procédures compositionnelles, ses exigences semblent se réduire à un vœu purement hypothétique, celui d’une musique insoumise, « asérielle », rebelle à toute règle, exceptée à celle que dicte un matériau capable de produire lui-même une œuvre comme en rêvaient les informalistes en peinture. Ce rapprochement entre la musique et la peinture sous le signe de l’informel signifie que la sphère de l’art tout entière est concernée. À plusieurs reprises, notamment dans Théorie esthétique, Adorno laisse entendre que le contexte social et politique des années 1960, période de la reconstruction d’après-guerre et de la revitalisation culturelle allemande, joue un rôle non négligeable dans son désir – son fantasme – d’imaginer un futur esthétiquement et artistiquement moins contraignant et austère que celui qui régnait depuis la fin des années 1920. Adorno pose inlassablement la question cruciale de la possibilité de l’art et celle de l’esthétique, c’est-à-dire d’une réflexion philosophique sur le statut de la création artistique, à une époque et dans une société où cette création ne va plus de soi. La première phrase de Théorie esthétique reprend d’ailleurs presque mot pour mot un passage de « Vers une musique informelle[48] » (Adorno, 2011, p. 15). Stigmatisant une société « neutralisée », il déclare : « La société socialisée ne laisse plus rien passer à travers ses filets, elle intègre tout y compris ce qui lui est le plus contraire », y compris même la « nouvelle musique » sous sa forme prétendument la plus radicale.

L’énigme de la peinture

La peinture et les arts plastiques en général occupent une place relativement modeste dans l’esthétique d’Adorno, centrée sur la littérature et surtout sur la musique. Toutefois, si Théorie esthétique se contente essentiellement de quelques références à Picasso, à Kandinsky et aux impressionnistes, un texte de 1967 Ohne Leitbild[49] (Adorno, 1967), contient un cours essai « Im Jeu de Paume gekritzelt » (« Gribouillé au Jeu de Paume ») dans lequel il tente l’analyse immanente de certains tableaux, notamment de Manet et de Renoir. En quête du contenu de vérité des œuvres picturales, il s’efforce d’identifier ce que la peinture exprime « objectivement ». Or, selon Adorno, les seules données « objectives » que traduit une œuvre relèvent de la société et de l’histoire. En l’occurrence, s’agissant des impressionnistes, il s’efforce de comprendre et de montrer comment la société bourgeoise du XIXe siècle, à la fois archaïque et moderne, celle qui condamne Baudelaire et Zola, prise dans le tourbillon de la révolution industrielle, se lit, chez Renoir, dans les « corps épanouis, arrondis jusqu’au ridicule » des prétendues « jeunes filles en fleurs » et surtout ceux de ses « baigneuses », ou bien, chez Manet, dans « le visage de ses cocottes » et dans le regard insolent d’Olympia. Adorno décèle également l’ambivalence des signes de modernisme chez Van Gogh, Monet, Sisley, Pissarro. Toutefois, il ne parvient pas réellement à identifier les ruptures, les scissions dans le processus de création picturale. Il s’interroge à propos des techniques adoptées par Renoir à la fin de sa vie : « Est-ce là le résultat d’une autonomie picturale ou s’agit-il de ce sentiment du végétal [...] qui définit l’unité du Jugendstil et de l’impressionnisme ? Ou bien s’agit-il des véritables témoignages d’une perte de tension propre à une peinture au moment où elle finit par s’imposer ? [...]. Je l’ignore – en musique je le saurais[50] » (Adorno, 1967, p. 47). 

Cette modestie inhabituelle dont fait preuve le philosophe dans le domaine des arts plastiques peut surprendre. Elle donne la mesure du niveau d’exigence auquel il situait l’analyse immanente en musique. Appliquée à la peinture, cette analyse, qui tente de mettre au jour l’élément social et historique dans la logique interne et la texture même de l’œuvre d’art, n’apparaît pas, s’agissant du mouvement impressionniste, dénuée de tout fondement.

 

Rédaction de l’ouvrage posthume Théorie esthétique

Le choix d’une écriture paratactique

Bien que la toute dernière correspondance entre Adorno et Horkheimer ne dise mot d’un ouvrage en préparation sur l’esthétique[51], Adorno aurait confié à Herbert Marcuse en janvier 1969 : « Je m’enfouis désespérément dans mon livre d’esthétique » (Müller-Doohm, 2004, p. 481). Ce désespoir, confirmé par Gretel Adorno, son épouse, est dû, non pas au contenu – le livre est presque entièrement rédigé – mais à la difficulté d’agencer les différents paragraphes de l’ouvrage. Il n’envisage sa publication que l’année suivante et décide de prendre quelque distance en travaillant à la mise en forme et à la rédaction définitive de différents articles, conférences et émissions radiodiffusées[52]. Le texte inachevé, soigneusement révisé en l’état par Gretel Adorno et un ancien assistant d’Adorno, Rolf Tiedemann, ne comporte aucun chapitre. Les fragments réunis par l'auteur lui-même sous le titre Paralipomena, ainsi qu'une première version de l'introduction, sont placés, par les éditeurs, en fin de volume. Adorno justifie le choix du mode aphoristique et paratactique, le seul qui, selon lui, convient à sa pensée dialectique lorsqu’il est question d’esthétique. Il n’entend pas rédiger un traité fondé sur des déductions à partir de propositions hypothétiques et privilégie la juxtaposition de phrases en apparence non coordonnées : « Il faut que j’écrive l’ouvrage en quelque sorte de façon concentrique, avec des parties équivalentes, paratactiques, disposées autour d’un centre qu’elles expriment par leur constellation » (Adorno, 2011, p. 505). Il reconnaît lui-même que la parataxe de Théorie esthétique diffère du schéma hypothético-déductif qui se construit sur le mode de l’argumentation philosophique traditionnel comme dans la Dialectique négative.

Pour Adorno, toutefois, la parataxe n’est pas seulement affaire de rhétorique ou de style. Adorno l’utilise comme un procédé redoutable pour déconstruire la lecture heideggerienne de la poésie de Friedrich Hölderlin. Son essai « Parataxe. Sur les derniers poèmes de Hölderlin » (Adorno, 1984, p. 305) vise explicitement l’éclaircissement que propose Heidegger des dernières œuvres du poète (Heidegger, 1962, p. 7-8). À la lecture linéaire de l’auteur de Sein und Zeit, il oppose une lecture paratactique répondant à la structure syntaxique incohérente des poèmes eux-mêmes. D’une part, Adorno refuse d’interpréter leur écriture fragmentaire uniquement comme des symptômes de la folie de Hölderlin. Les failles et les ruptures dans le langage poétique ont un sens objectif irréductible à sa subjectivité. D’autre part, il dénonce les prétendus « éclaircissements » heideggeriens censés s’effacer avec humilité devant la pure présence du poème. Loin d’être humilité, cette méthode apparaît, aux yeux d’Adorno, comme une affirmation de la philosophie de l’Être. Non seulement l’essentialisme statique de cette philosophie nierait la tradition historico-philosophique d’où est issue la création poétique de Hölderlin, mais elle dissimulerait la portée véritable de son œuvre en scotomisant la relation authentique du poète à la réalité, une « relation critique et utopique ». En somme, la tentative d’éclaircissement de Heidegger n’aurait pour effet que de magnifier le poète en faisant de lui le héraut de l’âme germanique qui revient sur la terre de ses ancêtres, dans sa « demeure », écrit Heidegger, « ce lieu capable d’histoire, où l’humanité allemande doit d’abord apprendre à être chez elle, afin que, lorsque le temps sera venu, elle puisse séjourner dans un moment d’équilibre du destin » (Heidegger, 1962, p. 192).

L’exemple de l’étude sur Hölderlin, dans laquelle Adorno apparente sa méthode de lecture aux textes tardifs du poète, est significatif de sa démarche lors de la rédaction de Théorie esthétique. La parataxis philosophique adoptée dans l’ouvrage est une « posture de la pensée vis-à-vis de l’objectivité ». Le dispositif en constellations autorise un agencement de paragraphes, relativement brefs, de type aphoristique, focalisés sur un thème unique, au demeurant récurrent dans la plupart des « chapitres », celui de la relation de l’art avec la société qui, notamment, ouvre et clôt l’ouvrage. Si chacun des paragraphes possède sa propre cohérence thématique et son unité, en revanche l’idée qu’il recèle, selon le principe même de la constellation, n’apparaît qu’en tenant compte du contexte.

Fragment et aphorisme : l’irruption du négatif

Ses cours d’esthétique à l’université de Francfort, enregistrés puis retranscrits et publiés chez Suhrkamp, exposent la plupart des thèmes centraux de Théorie esthétique. Sur le plan stylistique, l’ouvrage diffère grandement des textes antérieurs, notamment des cours du semestre 1958/59 et de 1961/62 et, chose plus surprenante, de la retranscription du semestre d’hiver 1967/1968, le dernier à quelques mois de la mise en forme presque définitive du texte. Adorno respecte à la lettre ce qu’il dit de la langue philosophique « une langue contre la langue marquée du sceau de sa propre impossibilité ». Le travail de réécriture – Adorno le juge lui-même exténuant – est considérable. La langue de Théorie esthétique est la langue allemande philosophique et dialectique par excellence, celle qui, en raison de son « surplus » métaphysique, explique, en partie, son désir de retourner en Allemagne après l’exil américain. Cette langue se veut en adéquation avec le caractère fragmentaire et aphoristique de l’ensemble, c’est-à-dire non linéaire, jouant sur les juxtapositions, les césures, les ruptures syntaxiques, sans céder aux nécessités de l’argumentation ni à l’impératif contraignant de la communication.

Dès sa parution, Théorie esthétique déroute les lecteurs peu accoutumés à ce traitement quelque peu inhabituel de la langue allemande. Elle désoriente également les traducteurs. Samuel Weber, auteur de la version anglaise de Prismes, n’hésite pas à intituler son introduction : « Translating the Untranslatable[53] ». Certains stigmatisent l’intraduisibilité, l’hermétisme voire l’imprécision de la terminologie, souvent par méconnaissance mais aussi sans comprendre que ce que dit Adorno, le « contenu » de sa pensée, est inséparable de la forme, c’est-à-dire de la façon dont il le dit. Dans Théorie esthétique, Adorno renonce à l’échange, fréquemment sur le mode du dialogue voire de la conversation, qu’il adoptait d’ordinaire devant les étudiants. La structuration en constellations des paragraphes n’est pas fondamentalement bouleversée. Certaines thématiques ont été condensées, voire supprimées. D’autres, en revanche, sont l’objet de développements plus précis sur des notions ou des concepts clés qui constituent des points nodaux de sa réflexion, même si le dispositif rhizomique de l’ouvrage permet difficilement de privilégier un thème ou un concept plutôt qu’un autre. Les questions relatives au rapport entre la mimèsis et la rationalité, au caractère énigmatique des œuvres d’art, à l’apparence et au sens, ou à la relation entre le beau naturel et le beau artistique, sont formulées et résolues de façon plus radicales et catégoriques que lors des séminaires. Adorno, délibérément confronté en permanence aux esthétiques de Kant et de Hegel, évoque inlassablement les présupposés fondamentaux de son esthétique : l’art est l’antithèse de la société, irréductiblement inconciliable avec la réalité existante, c’est-à-dire le statu quo, thème récurrent qu’il insère, sous différentes formulations, dans presque tous les fragments. La parataxe de Théorie esthétique, son écriture morcelée, disruptive, allusive, elliptique, est une façon de mettre en péril le langage, son économie, la langue elle-même. C’est une réfutation que Platon nommait « anatreptique », un refus du discours de la rationalité instrumentale dominante qui infiltre le tissu de l’existence. Ce refus n’est pas frontal. Il consiste à le mimer, à imiter non pas le langage rationnel lui-même mais son effet, la réification qu’il entraîne chez l’individu condamné à une « vie mutilée[54] ». Adorno suit en cela la leçon de Samuel Beckett[55] et notamment celle des personnages de Fin de partie : le monde tel qu’il va ne mérite pas un « beau » langage qui se réduirait à un langage de réconciliation. La parataxe est, en somme, l’irruption du négatif dans le langage mais pas seulement. Parce qu’une société se lit dans le langage qu’elle utilise – Adorno se souvient de Karl Kraus[56] – cette parataxe est l’irruption du négatif dans la société même.

 

Réception de Théorie esthétique : commentaires, critiques et objections

Hans-Robert Jauss et Jürgen Habermas

Les réactions du milieu philosophique et intellectuel n’ont guère tardé au lendemain de la parution de Théorie esthétique. Hans-Robert Jauss (1921-1997), représentant de l’École de Constance et auteur d’une théorie de la réception littéraire autour de la notion d’« horizon d’attente » (Erwartungshorizont) fut l’un des premiers à critiquer la « prétendue » négativité omniprésente chez Adorno. Il stigmatise notamment une théorie impuissante, selon lui, à « combler l’abîme entre la réalité actuelle de l’art et l’art comme ‘promesse de bonheur’[57] » (Jauss, 1978, p. 126-127). Adorno, « héraut passionné de l’esthétique de la négativité », ferait poser sur la jouissance et le plaisir esthétique un « tabou sensuel » condamnant tout art « voluptueux ». Jauss renvoie manifestement à Adorno le compliment que ce dernier adressait à Emmanuel Kant en qualifiant son esthétique d’« hédonisme émasculé[58] » (Adorno, 2011, p. 29). Ses arguments, non dénués de fondement, passent toutefois sous silence les raisons précises pour lesquelles Adorno rejette certaines formes « culinaires » d’hédonisme esthétique. En musique, ce n’est pas le plaisir de l’oreille qu’il condamne mais ce que d’aucuns qualifient grossièrement de « régal pour l’oreille ». Très clairement, Adorno renvoie dos à dos deux conceptions  antithétiques, celles de Kant et de Freud. Il cible très précisément sa critique de la jouissance esthétique sur le désintéressement kantien, c’est-à-dire sur le fameux « hédonisme émasculé » qui, selon lui, aboutit à une idéalisation de l’art qui le coupe de la faculté de désirer et de la réalité empirique. Chez Freud, en revanche, la sublimation des pulsions libidinales à laquelle est partiellement réduite l’œuvre d’art – hormis la prime à la séduction de la forme – vise à la reconnaissance sociale de l’œuvre d’art et à son adaptation à la réalité existante. Mais ces deux approches opposées, l’une négative, l’autre positive vis-à-vis de la faculté de désirer, aboutissent à un résultat identique. Trop proche ou trop loin du réel, l’art perd la juste distance critique, sa négativité, chargée de dénoncer à la fois la consommation bourgeoise de l’art et les plaisirs frelatés, la « suavité vulgaire » propre à l’industrie culturelle.

Hans-Robert Jauss pointe néanmoins ce qui, pour nombre de successeurs d’Adorno, constitue le point névralgique de sa théorie : comment l’art peut-il assumer une quelconque fonction de communication, ne serait-ce que dans un esprit kantien, sans abandonner sa négativité intransigeante vis-à-vis de la réalité sociale ?

C’est bien ce déficit de communication dans la théorie adornienne qui conduit Jürgen Habermas à s’opposer à la critique radicale de l’industrie culturelle exposée par Adorno et Horkheimer dans La dialectique de la Raison. Il refuse en particulier la théorie de la réification et la reprise du thème marxiste de la forme marchandise que les deux philosophes appliquent aux biens culturels. Il pense que sa propre conception de l’intersubjectivité langagière est suffisamment globale pour prémunir les médias contre tout asservissement aux intérêts économiques. Selon lui, quel que soit le contenu qu’ils diffusent, esthétique ou plus généralement culturel, les médias constituent tout au plus des « amplificateurs », idéologiquement neutres, qui fluidifient et densifient l’activité communicationnelle et les interactions entre les individus.

Peter Bürger et l’« anti-avant-gardisme d’Adorno »

En 1974, dans Théorie de l’avant-garde, Peter Bürger (1936-2017), professeur en science de la littérature à l’université de Brême et philosophe, élabore un concept d’avant-garde artistique qu’il oppose à la modernité artistique sur laquelle Adorno fonde sa théorie esthétique. À la notion d’œuvre d’art moderne, souffrant de son ambiguïté, à la fois autonome et fait social, il entend substituer un art engagé, rebelle à l’impératif d’organicité de l’œuvre. Un tel art renoncerait donc partiellement à son autonomie mais, en contrepartie, il s’impliquerait davantage dans une époque « post-avant-gardiste » bien différente de celle des avant-gardes historiques des années 1930. La déclaration de Peter Bürger selon laquelle la théorie d’Adorno constituerait désormais un élément de comparaison, voire un critère ou une norme (Maßstab) pour toute théorie esthétique actuelle[59] (Bürger, 2013, p. 154), souligne, derrière l’hommage, l’historicité d’une théorie considérée aujourd’hui comme dépassée, délibérément anti-avant-gardiste. À l’objection selon laquelle la portée de la théorie adornienne va bien au-delà des conditions historiques de son élaboration, Bürger répond : « L’utopie, renouvelée et actualisée dans le contexte des mouvements d’avant-gardes, selon laquelle tous devraient pouvoir s’épanouir librement, n’est pas développée par Adorno parce que son esthétique est centrée sur le concept de la grande œuvre d’art qui garantit la pérennité de l’artiste[60] » (Bürger, 1985, p. 96-97). Bürger, à juste titre, souligne ce qu’il subsiste de traditionalisme et d’idéalisme chez Adorno. Il omet toutefois de mentionner l’ambivalence de ses prises de positions vis-à-vis des formes d’art les plus radicales, notamment à l’égard des compositions très avant-gardistes de John Cage dans les années 1960.

Beaucoup plus convaincante est la thèse de Bürger qui, plus tard, renoue avec le thème adornien de l’esthétique négative. Dans La Prose de la modernité, il actualise les critères de la modernité radicale et les applique à des formes d’expression littéraires et plastiques plus contemporaines, exclues de la Théorie esthétique. Il élabore ainsi une théorie de la « post-avant-garde » incluant des aspects contradictoires de la création artistique des années 1980 et 1990. C’est ainsi, par exemple, que le retour à la figuration et au réalisme ne correspondrait pas à un dépassement de la modernité, mais serait la manifestation d’une subjectivité déchirée, à la fois prisonnière de la modernité – « tourbillon vorace qui s’autodétruit », selon Adorno – et libre malgré tout de s’exprimer dans des formes inédites.

Albrecht Wellmer : une lecture « stéréoscopique » d’Adorno

Albrech Wellmer (1933-2018), commentateur avisé de l’œuvre d’Adorno, se livre à une lecture « stéréoscopique » de l’esthétique adornienne[61].  Il s’efforce ainsi de concilier le point de vue de Peter Bürger – celui d’un art post-avant-gardiste capable de saper les fondements de l’« institution art » – et la position de Hans-Robert Jauss qui défend le potentiel communicationnel d’une praxis artistique ancrée dans la réalité sociale et politique. Cette interprétation permet de mettre en évidence deux aspects en apparence contradictoires de la théorie adornienne. L’un concerne la tension entre une réalité devenue un non-sens, celui que révèle, par exemple, le théâtre de Beckett, notamment Fin de Partie. L’art moderne, « voilé de noir » – selon l’expression d’Adorno –, résisterait à cette absurdité en se faisant lui-même radicalement absurde. Le second aspect renvoie à ce qu’Adorno nomme l’« explosion du sens métaphysique », qui garantissait autrefois la cohérence et donc la signification des œuvres d’art traditionnelles. Selon Wellmer, cette élaboration systématique de l’absurde qui affecte le langage lui-même, comme chez Beckett – reconstruire comme cohérence de sens de ce qui n’a ni sens ni cohérence – reviendrait, chez Adorno, à réhabiliter un sentiment de sublime. Ce sublime ne serait pas celui d’Emmanuel Kant si ce n’est l’incapacité de le représenter et de le conceptualiser. Il s’agirait d’un sublime négatif, image floue d’une réconciliation non figurable mais qui demeure, malgré tout, à l’horizon de la modernité. L’interprétation d’Albrecht Wellmer a le mérite de montrer qu’une nostalgie métaphysique est au cœur de la théorie esthétique, nostalgie pour une réconciliation qui entre en contradiction avec la négativité radicale et permanente de l’art. Maints concepts-clés d’Adorno, tels ceux de beau et de mimèsis, expriment ce sentiment nostalgique voire mélancolique. « Pourquoi l’on peut à juste titre qualifier une œuvre d’art de belle » déclare le philosophe, si ce n’est parce que l’art imite, non pas la réalité mais le beau naturel, autrement dit la nature, « chiffre du réconcilié » avant qu’elle ne soit asservie par l’homme et défigurée par la rationalité instrumentale. À la fin de Théorie esthétique, Adorno déclare explicitement que l’utopie réalisée signifierait la disparition de l’art lui-même, sans renoncer totalement au pouvoir d’émancipation de l’expérience esthétique... laquelle ne tarderait guère à assujettir l’art à la paix et à l’ordre. L’esthétique d’Adorno participe ainsi d’une diabolique dialectique négative qui interdit, contrairement au vœu d’Albrecht Wellmer, de déceler dans l’explosion du sens métaphysique les « éléments d’un concept post-métaphysique de sublime à travers lequel la Théorie esthétique [pourrait] être interprétée à la lumière d’une théorie de la communication[62] ».

Jean-François Lyotard : réécrire la modernité

Le philosophe Jean-François Lyotard (1924-1998) s’est livré à une lecture particulière de l’esthétique adornienne du point de vue de l’« économie libidinale », qui renvoie à la notion freudienne d’investissement pulsionnel et énergétique de la libido. Il retient l’idée, chère à Adorno, selon laquelle l’œuvre d’art est un champ de forces et une structure dynamique, une forme antagonique et critique vis-à-vis de la réalité sociale, rebelle au principe d’identité. Toutefois, il rejette la négativité irréductible de l’art, préférant voir dans chaque œuvre et dans le principe même de la création, non pas la représentation, mais la « présentation d’un imprésentable », expression d’une énergie et d’un désir qui débordent tout cadre conceptuel[63] (Lyotard, 1973).  Ce thème le conduit, dans les années 1980, à prendre le contrepied de la thèse défendue par Jürgen Habermas à l’encontre de la postmodernité, en proposant, non pas de poursuivre le projet d’une modernité inachevée, mais de « réécrire la modernité » : « La postmodernité n’est pas un âge nouveau, c’est la réécriture de quelques traits revendiqués par la modernité [...]. Mais cette réécriture [...] est à l’œuvre depuis longtemps déjà dans la modernité [...]. Réécrire la modernité, c’est résister à l’écriture de cette supposée postmodernité[64] » (Lyotard, 1988, p. 202-203). Une posture que n’eût probablement pas désavouée Adorno.

La génération post-adornienne : Christophe Menke et Martin Seel

La cohérence de la théorie esthétique qui repose sur la relation étroite entre l’œuvre d’art et l’histoire, et sur l’identité de l’esthétique et de la philosophie, constitue un défi à la génération post-adornienne en quête d’une théorie de l’art des années 1990, un art dit « post-avant-gardiste » pour Peter Bürger, ou contemporain selon l’acception actuelle. Renchérir sur la critique négative d’Adorno n’est guère aisé en raison même de la contradiction dans laquelle s’enferme son radicalisme. Si le développement de la rationalité instrumentale est aussi irrépressible et irréversible qu’il l’affirme, il devient impossible d’adopter un quelconque point de vue critique, à moins d’admettre que l’emprise de cette rationalité n’est pas totale, et qu’elle épargne un domaine, celui de l’art, capable de résister au désenchantement généralisé, à ce qu’Adorno nomme le « contexte d’aveuglement ». Une autre contradiction pointe alors : s’il est vrai, comme l’affirme le philosophe, que la société possède désormais la capacité d’absorber ce qui lui est le plus opposé, toute position revendiquée comme « critique » devient totalement inefficace. Son existence se paie alors au prix de son inutilité. Une génération de philosophes, formés à l’école de la Théorie critique et sensibles aux thèses de Jürgen Habermas, ont proposé d’échapper à ces apories. Christophe Menke refuse de considérer l’art comme le refuge d’un comportement mimétique, forme d’empathie sensuelle, non violente, non conceptuelle, en réaction à l’irrationalité d’un monde sous l’emprise de la raison instrumentale. Il affirme le caractère résolument dérangeant et subversif de l’art, rebelle à toute rationalisation et pose le postulat d’une « souveraineté de l’art » définie comme l’exigence d’une « libération des potentialités humaines contre les institutions »[65] (Menke, 1994, p. 207) excédant, sur ce plan, les exigences de l’esthétique négative d’Adorno[66].

Une réinterprétation de la Théorie esthétique a été tentée, en 1985, par Martin Seel. Prenant acte, comme Peter Bürger, de son caractère historique, il élargit les critères adorniens de la modernité de façon à intégrer les nouvelles expériences esthétiques auxquelles invite l’art contemporain. C’est ainsi qu’il centre la question esthétique sur l’expérience que nous faisons hic et nunc d’une œuvre d’art « réussie », cette réussite étant liée au fait que celle-ci est toujours justiciable d’une interprétation, d’un commentaire et d’une critique capables de rendre compte du caractère rationnel de ses critères formels. Martin Seel rejette toute problématique de réconciliation ou de non-réconciliation. L’important réside dans ce qu’il nomme le « désillement esthétique », c’est-à-dire dans cette capacité de l’art à dévoiler ce qui, sans lui, resterait caché, hors de toute finalité extérieure, transcendante ou utopique : « L’intérêt esthétique est un intérêt qu’on porte à l’expérience pour elle-même : nous voulons rencontrer notre propre expérience dans une expérience. ‘Faire des expériences !’, c’est ainsi sans autre spécification, que se formule l’impératif esthétique[67] » (Seel, 1993, p. 278).

 

Actualité de la théorie esthétique d’Adorno

En 1990, Rainer Rochlitz (1946-2002), philosophe et chercheur au CNRS, a noté à juste titre la perplexité des théoriciens « post-adorniens » des années 1970, confrontés à la cohérence philosophique de l’ouvrage Théorie esthétique et décontenancés par le caractère systématique d’une pensée censée se rebeller contre tout système[68] (Rochlitz, 1990, p. 11). Certains ne désespèrent pas de trouver, dans cet ouvrage lui-même, la boussole permettant de fixer une orientation à un art contemporain « sans compas », c’est-à-dire à un art à la fois libéré des utopies avant-gardistes et affranchi des illusions postmodernes[69].

Ces remarques, formulées il y a trois décennies, n’ont rien perdu de leur pertinence. Elles obligent, incidemment, à dissiper le malentendu théorique et méthodologique qui tend à confondre la théorie esthétique adornienne, c’est-à-dire l’ensemble des réflexions critiques et philosophiques constitutif d’une théorie de l’art moderne élaborée durant quatre décennies, avec le texte intitulé Théorie esthétique. Élaboré minutieusement sur le plan stylistique, Adorno a conçu son « grand livre » comme une création littéraire à part entière, exploitant dans sa forme et son écriture même, au travers d’étonnantes figures poétiques et de fulgurances fragmentaires inattendues, toute la puissance suggestive de la langue allemande. Une lecture autonome de Théorie esthétique est certes possible mais elle s’expose à des déconvenues si elle ne se réfère pas en permanence aux écrits antérieurs. C’est en ceux-ci que s’expriment l’expérience concrète des œuvres ainsi que leur critique. Eux seuls peuvent permettre de dissiper ce que Théorie esthétique recèle parfois d’énigmatique et d’hermétique. Adorno a toujours insisté sur le fait que ses études et ses critiques musicales et littéraires sont parties intégrantes de la théorie esthétique et non pas de simples applications de celle-ci à des thématiques artistiques particulières.

La question d’une éventuelle actualisation de l’esthétique adornienne au regard de l’art actuel risque fort de rester sans réponse par défaut de formulation adéquate. Mieux vaut prendre en compte les interrogations qui conduisent Adorno, au début des années 1960, alors qu’il rédige la Dialectique négative tout en participant activement à la querelle du positivisme, à s’inquiéter d’une possible obsolescence de l’esthétique de la modernité, c’est-à-dire, en fait de son dépassement.

De l’« esthétique négative » à l’art informel

Une fois achevée la Dialectique négative, son « principal ouvrage philosophique[70] », Adorno se dit libéré d’un grand poids. Il ne cache pas qu’il souhaite désormais se consacrer rapidement à des sujets esthétiques, à son ouvrage sur Beethoven et aussi, comme le montrent les centaines de pages rédigées en prévision de ses cours à l’université entre 1967 et 1968, à sa Théorie esthétique. Celle-ci répond à l’une des exigences de la Dialectique négative : penser dialectiquement, poursuivre l’expérience de la réflexion, même s’il doute de son utilité et de son efficacité au point de s’interroger : « Penser à quoi bon ? » Art et philosophie sont indissociables : « Le concept philosophique ne renonce pas à la nostalgie qui anime l’art en tant qu’il est dépourvu de concepts, art dont il fuit la réalisation d’immédiateté comme étant une apparence[71] » (Adorno, 1978, p. 20). Mais bien des questions demeurent non élucidées : si l’utopie esthétique consiste vraiment à faire des choses indéfinissables, l’art peut-il poursuivre sa tâche d’historiographe des souffrances accumulées ? En quoi l’effrangement des arts, la Verfransung der Künste évoquée dans la conférence de 1967 « L’art et les arts », répond-elle à l’idée d’un art informel[72] ? En quoi une œuvre informelle ferait-elle disparaître le caractère énigmatique propre à toutes les œuvres ? Cet informel tiendrait-il lieu d’énigme aussi incompréhensible et conceptuellement aussi inintelligible que l’est l’irrationalité de la société post-industrielle, autrement dit, le néocapitalisme libéral devenu aujourd’hui planétaire ? La possibilité « réelle » et concrète de la musique et de l’art informel, réalisable seulement en tant qu’idée sur le modèle de la paix perpétuelle de Kant, évoquée par Adorno, renvoie à la réflexion de ce dernier à propos de Walter Benjamin sur la « possibilité de l’impossible » : oser croire envers et contre tout à la possibilité de l’art mais, cependant sans trop y croire. C’est précisément ce que tente Théorie esthétique en pratiquant le périlleux exercice de la négation déterminée : ne pas en finir avec l’art, ne pas briser son caractère d’apparence, surtout ne pas le trahir... quel qu’en soit le prix, quelle que soit sa collusion avec la rationalité instrumentalisée[73]. Partout, à tout moment, au sein du capitalisme libéral, là même où l’art est intégré tel un rouage du mécanisme économique et social, des artistes continuent de créer de nouvelles formes, de nouveaux sons, de nouvelles couleurs, de nouveaux matériaux, mais on ignore ce que ce sont ces « choses » !

Lire Théorie esthétique aujourd’hui

Il reste que la question de l’ambiguïté de l’art comme « autonomie et fait social », véritable leitmotiv de Théorie esthétique, n’a guère de sens à l’ère de l’art contemporain. Adorno avait compris depuis longtemps qu’à l’époque du tourisme culturel prétendument démocratisé, l’autonomie tant revendiquée s’est muée en hétéronomies institutionnelle, économique et politique, et que le « fait social » en question s’évalue surtout à la longueur des files d’attente du public qui, de nos jours, réagit en masse aux stimuli multimédias pour s’agglutiner à l’entrée des lieux culturels. Une interprétation critique de la création artistique se heurte à des œuvres en reconfigurations permanentes, en déplacements incessants, en hybridations, en métissages, en polysensorialités qui confèrent un autre sens à la notion d’informel et à celle de Verfransung. À la fin des années 1960, Adorno pouvait bien avoir en tête, non pas seulement Paul Klee, Kandinsky, la Klangfarbenmelodie, Atmosphères de Ligeti, ou bien les Ionisations de Varèse, artistes et compositions auxquels il fait référence. Il aurait pu également mentionner des œuvres qu’il connaissait fort bien, tels Le Poème électronique de Le Corbusier, mis en musique par le même Varèse, les premiers projets « musique et architecture » élaborés par Xenakis dès la fin des années 1950 et surtout, en 1967, le Polytope créé par Xenakis au Pavillon français de l’Exposition universelle de Montréal. On peut s’étonner que ces œuvres, « effrangées » s’il en est, ne soient pas citées. En revanche, on peut noter sa clairvoyance lorsqu’il évoque le risque de rupture entre l’art contemporain avant-gardiste et le grand public, dès lors – dit-il – que les « frontières sont levées » et que s’éveille « la peur du métissage ».

À l’ère des technologies informatiques où le processus de dislocation des frontières entre les arts a atteint un point qu’il ne pouvait envisager, aurait-il admis que le concept d’« art » parvienne à subsumer des pratiques, des techniques et des procédures liées au numérique, aux nouvelles techniques d’information et de communication, inconcevables, et pour cause, il y a un demi-siècle ? Nul ne le sait. Il se serait toutefois interrogé sur le sens de ces dislocations et de ces hybridations contemporaines dont il n’est pas certain, en dépit de leur intention critique et parfois subversive, que leur « caractère de fiction » devienne réellement scandaleux au regard de la « suprématie écrasante de la réalité économique et sociale ». Il pourrait cependant avoir raison jusqu’à ce point : le fameux effrangement des arts ne signifie pas la mort de l’art.

Le concept d’art, constamment remis en cause depuis le début du XXe siècle, a survécu aux diverses tentatives « anti-art », qu’il s’agisse de Duchamp, de Dada, de Cage, des happenings et autres performances. Cette survie, loin d’être garantie, comme le constate la première phrase de la Théorie esthétique, signifie, quoi qu’il en soit, la poursuite du processus de création artistique par-delà le caractère contingent de sa concrétude momentanée, plaçant ainsi l’art au-dessus des déterminations mondaines. Là réside le sens de l’invitation adornienne à fantasmer l’utopie d’un art informel qui partagerait le sort d’une philosophie en quête perpétuelle du contenu de vérité d’un art de part en part historique, sans jamais parvenir réellement à le déchiffrer, pas plus que la dialectique négative ne parvient à réellement saisir philosophiquement et conceptuellement l’irrationalité de la société contemporaine.

 

Perspectives

La structure paratactique de Théorie esthétique, expression d’une pensée dialectique, délibérément fragmentaire, semble défier toute conclusion. À l’instar de la réflexion philosophique, on ne peut, selon Adorno, ni en faire un exposé synthétique, ni un résumé critique[74] (Adorno, 1978, p. 34).

Un demi-siècle après sa parution, cet ouvrage constellaire, où s’interpénètrent critique et l’histoire de l’art, musicologie, sociologie, psychologie et métaphysique, recèle encore une part de l’énigme qu’Adorno attribuait à toute œuvre authentique[75], énigme qui, aujourd’hui, sollicite toujours la curiosité intellectuelle et l’intérêt des chercheurs, philosophes, musiciens, esthéticiens, sociologues et artistes. Dès le début des années 1960, Adorno a pressenti l’émergence, dans le champ de l’art, de tendances très éloignées de ses propres critères : la dé-hiérarchisation des arts, la dé-définition de l’art chère à Harold Rosenberg et leurs conséquences, la dématérialisation de l’objet d’art et la réduction de l’œuvre d’art à son seul concept. Mais il perçoit imparfaitement ces phénomènes qui caractérisent l’art de la fin du XXe siècle et du début du XXIe, devenus de nos jours si présents au sein de l’art contemporain qu’il n’est nul besoin de les identifier.

Faut-il en conclure qu’une telle théorie esthétique se trouve en quelque sorte disqualifiée à l’ère du capitalisme néo-libéral, version up to date du Spätkapitalismus exécré par Adorno et les théoriciens critiques ? Ou bien, qu’elle ne peut guère servir de référence à un moment où la sphère de l’art tend à se confondre avec celle de l’industrie culturelle, c’est-à-dire avec une culture soumise au même mode de production, de consommation et de rentabilité que celui des autres biens matériels ? Ce serait négliger la philosophie à l’œuvre dans cette théorie, la pensée négative qui fait de Théorie esthétique le prolongement et l’exemplification de l’œuvre la plus achevée d’Adorno, la Dialectique négative. Une même intention caractérise ces deux ouvrages, conformément au projet de l’École de Francfort  élaboré de longue date : une mise en garde contre toutes les formes de domination et de pouvoir afin d’affirmer la liberté de l’individu dans une société et un monde en voie d’une totale rationalisation.

 

Bibliographie

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Seel Martin, L’art de diviser. Le concept de rationalité esthétique, Paris, Armand Colin, trad. C. Harry-Schaeffer, 1993.

Wellmer Albrecht, « Vérité, – apparence – réconciliation. Adorno et le sauvetage esthétique de la modernité » dans Rainer Rochlitz, Théories esthétiques après Adorno, Arles, Actes Sud, 1985.

Sources secondaires :

Materialien zur ästhetischen Theorie Th.W. Adornos. Konstruktion der Moderne, édité par Burkhardt Lindner et W. Martin Lüdke, Francfort, Suhrkamp, 1980.

Adorno, Revue d’Esthétique, Toulouse, Privat, 1985, sous la dir. de M. Jimenez.

Theodor W. Adorno : Ästhetische Theorie, édité par Eusterschulte Anne et Sebastian Tränkle, Berlin/Boston, De Gruyter, 2020.

Actes du colloque international Où en sommes-nous avec la Théorie esthétique d’Adorno ? organisé en octobre 2017, à l’université de Rennes 2, sous la responsabilité scientifique de Christophe David et Florent Perrier, Rennes, éditions Pontcerq, 2018.

 

 
 

 

 

[1] Aesthetische Theorie occupe, à elle seule, le septième tome des Gesammelte Schriften en vingt volumes.

[2] Der Spiegel 19/1969, interview de T.W. Adorno : “Keine Angst vor der Elfenbeinturm” (« Je n’ai pas peur de la tour d’ivoire. » Adorno déclare à la fin de l’entretien : “Ich geniere mich gar nicht, in aller Öffentlichkeit zu sagen, dass ich an einem grossen ästhetischen Buch arbeite”.

[3] Theodor Wiesengrund-Adorno, Kierkegaard. Konstruktion des Ästhetischen. Tübingen, Verlag von J.C.B. Mohr, 1933. En 1966, Adorno déclarera que l’accueil du Kierkegaard, publié le jour même de l’arrivée d’Hitler au pouvoir, se trouvait placé dès le départ « sous le signe du malheur ». (GS 2, Notiz, p. 261). Version française : Kierkegaard. Construction de l’esthétique, Paris, Payot, trad. Eliane Escoubas, 1995).

[4] Walter Benjamin, “ Kierkegaard. Das Ende des philosophischen Idealismus “, GS III, p. 383. “In diesem Buch liegt viel auf engen Raum. Leicht möglich, daß die späteren des Verfassers aus diesem hier entspringen werden”. (traduit par nous).

[5] Wahrheitsgehalt : « Teneur de vérité » ou bien, dans une version communément admise, « contenu de vérité ».

[6] Trad. par nous.

[7] Georg Lukács, L’Âme et les formes, Paris, Gallimard, 1976, trad. G. Haarscher. Le petit essai « L’éclatement de la forme au contact de la vie : Søren Kierkegaard et Regine Olsen » a été rédigé en 1907. p. 53 sq.

[8] Adorno, GS1, op. cit. p. 355 (trad. par nous). À propos de la conception historique de la nature, Adorno précise : « Ich berufe mich auf die Arbeiten von Georg Lukács und Walter Benjamin ». Une version française existe dans la revue L’homme et la société, trad. P. Despoix, 1985, sous le titre « L’idée de l’histoire-nature ». En dépit de leurs désaccords, Adorno reconnaissait volontiers que Lukács était le philosophe qui l’avait influencé intellectuellement plus que tout autre. (“der geistig mich tiefer fast als jeder andere beeinflusst hat”). Th. W. Adorno-Alban Berg. Briefwechsel 1925-1935, Suhrkamp, 1997, éd. H. Lonitz, p. 17-18.

[9] Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, Paris, Gallimard, 1962, trad. Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg. La phrase exacte : « Die Dissonanzen, die sie [die Hörer] schrecken, reden von ihrem eigenen Zustand : einzig darum sind sie ihnen unerträglich ». Philosophie der neuen Musik, Frankfurt/M, Ullstein Buch, 1958, p. 15.

[10] TE, p. 321.

[11] Traduction de : Die Gegenwärtsbedeutung des kritischen Realismus alors que l’édition parue chez Claassen à Hambourg en 1958 a pour titre Wider den missverstandenen Realismus (« Contre le réalisme mal compris »).

[12] L’avant-propos a été rédigé quelques jours avant l’entrée des chars soviétiques dans Budapest. L’ouvrage proprement dit a été publié ultérieurement.

[13] Ibid., p. 13

[14] Theodor Adorno, Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 1984, trad. Sibylle Muller, p. 192.

[15] Walter Benjamin, Paris, die Hauptstadt des XIX. Jahrhunderts. In: Walter Benjamin: Illuminationen. Ausgewählte Schriften 1. Frankfurt 1974, S. 170-184. Cette étude est, en réalité, une simple ébauche destinée à être intégrée dans le Livre des Passages (Passagenwerk), le grand projet historico-philosophique resté inachevé par le philosophe en 1940.

[16] Cf. Baudelaire, Les Fleurs du mal, « À une passante » : « La rue assourdissante autour de moi hurlait ».

[17] Theodor W. Adorno/Walter Benjamin, Correspondance 1928-1940, Paris, Gallimard, folio essais, 2006, trad. Philippe Ivernel, Guy Petitdemange, p. 122 : « La conscience collective n’a été inventée que pour détourner l’attention de la véritable objectivité et de son corrélat, la subjectivité aliénée. »

[18] En février 1936, Adorno prend connaissance du fameux article de Benjamin dans la version française de Pierre Klossowski. Il juge l’essai « extraordinaire », reconnaît lui aussi que les techniques de reproduction engendreront des bouleversements culturels majeurs mais il ne tarde pas à livrer une interprétation de ces changements en total désaccord avec celle de Benjamin.

[19] L’intransigeance d’Adorno vis-à-vis de la posture benjaminienne repose - volontairement ? - sur un malentendu. Adorno croit déceler chez Benjamin l’influence néfaste des positions marxistes de Brecht. Or, celui-ci avoue lui-même ne rien comprendre à la notion d’aura au point d’ironiser : « benjamin écrit un essai sur Baudelaire [...] Il part de quelque chose qu’il appelle aura [...] Celle-ci tendrait à dépérir depuis peu conjointement avec le culturel. b(enjamin) a fait cette découverte en analysant le cinéma, où l’aura s’évanouit à cause de la reproductibilité des œuvres. C’est donc ainsi qu’on adopte la conception matérialiste de l’histoire ! Il y a de quoi s’effrayer. » (Bertolt Brecht, Journal de travail 1938-1955. L’Arche, 1976, p. 15).

[20] Cf. Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, vol. I.3, p. 1045 : “Das leidenschaftliche Anliegen der heutigen Massen, die Dinge sich näherzubringen dürfte nur die Kehrseite des Gefühls der wachsenden Entfremdung sein, die das heutige Leben für den Menschen nicht nur sich selbst sondern auch den Dingen gegenüber zur Folge hat.”

[21] « Aussi longtemps que le capitalisme mènera le jeu, le seul service qu’on doive attendre du cinéma en faveur de la Révolution et qu’il permette une critique des anciennes conceptions de l’art ». Walter Benjamin, Poésie et révolution, Denoël, tome II, 1971, trad. M. de Gandillac, p. 192).

[22] « Über jazz » dans Zeitschrift für Sozialforschung, Jahrgang V, 1936, pp. 235 sq. Publié sous le pseudonyme d’Hektor Rottweiler, cet article marque le début de la collaboration effective d’Adorno avec l’Institut de Recherches sociales.

[23] T.W. Adorno, « Über den Fetischcharakter in der Musik und die Regression des Hörens », Zeitschrift für Sozialforschung, vol. 7, 1938, p. 321. Trad. M. Jimenez « Du fétichisme en musique et de la régression de l’audition », Inharmoniques n° 3, 1988, Ircam. Aux éditions Allia, « « Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, 2015, trad. C. David.

[24] T.W. Adorno, Modèles critiques. Répliques, Paris, Payot, trad. M. Jimenez & E. Kaufholz, 1984, p. 233.

[25] T.W. Adorno, Prismen. Kulturkritik und Gesellschaft, Francfort sur le Main, 1969, p. 159 (trad. par nous). Cf. Prismes. Critique de la culture et société, Paris, Payot, p. 112, trad. G. et R. Rochlitz).

[26] Max Horkheimer et Theodor Adorno, La dialectique de la Raison. Fragments philosophiques, Paris, Gallimard, trad. E. Kaufholz, 1974, p. 130.

[27] « Sie drängen auf Entkunstung der Kunst » GS 7, p. 32 (trad. légèrement modifiée). Adorno forge le néologisme Entkunstung à partir de la particule inséparable « ent » et du substantif Kunst ou, plus précisément « Kunstung » qui n’appartient pas au vocabulaire allemand. Si l’on tient absolument à respecter le jeu de mots de l’auteur, un équivalent français pourrait aboutir à quelque chose comme « désartisation », ou à « désartification », ou bien encore, plus élégant si l’on se réfère au concept d’Alain Roger, à « désartialisation ». Dans Prismen, op. cit., p. 159, on peut lire « Kunst wird entkunstet », rendu judicieusement par « L’art est privé de son caractère artistique », (Prismes, p. 112), le traducteur Rainer Rochlitz ayant voulu éviter les approximations linguistiques hasardeuses qui, en langue française, renverraient à un contenu de pensée éloigné de celui d’Adorno. Nous avons eu ce même souci dès la première version de Théorie esthétique en traduisant Entkunstung par « désesthétisation », terme avalisé par Rolf Tiedemann lui-même. « Kunst wird entkunstet » signifie, non pas que l’art serait devenu désart, objet d’une désartification. Cela veut dire qu’il ne relève plus d’une réflexion esthétique mais d’une sociologie de la culture, dégradé (herabgesunken, dixit Adorno), en quelque sorte, en simple bien culturel. Seule compte désormais sa valeur d’échange et non plus sa valeur ni sa qualité esthétique.

[28] La dialectique de la Raison, op. cit., p. 175, trad. légèrement modifiée. Les auteurs emploient le terme das Immergleiche (le « toujours-semblable ») dont Adorno fait un concept récurrent dans ses écrits.

[29]Ibid., p. 50, trad. légèrement modifiée.

[30] Expression de Jürgen Habermas à propos du processus d’autodestruction des Lumières dans Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988, trad. R. Rochlitz et C. Bouchindhomme, p. 128.

[31] Ibid., p. 135.

[32] Ibid.

[33] Ibid., p. 136

[34] Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, trad. Sybille Muller, p. 289 (trad. modifiée). Noten zur Literatur III, Francfort, Suhrkamp, 1965, p. 134. (« Kunst heisst nicht : Alternativen pointieren, sondern, durch nicht anderes als ihre Gestalt, dem Weltlauf widerstehen, der den Menschen immerzu die Pistole auf die Brust setzt »).

[35] Trois volumes sont publiés chez l’éditeur Suhrkamp entre 1958 et 1965. Un quatrième volume, rassemblant des articles, des conférences et des interventions radiodiffusées, fut publié après sa mort, en 1974.

[36] Au catalogue d’Adorno figurent notamment : Thomas Mann, Siegfried Kracauer, Jean-Paul Sartre, Balzac, Paul Valéry, Marcel Proust, Ernst Bloch, Georg Lukács et Samuel Beckett auquel Adorno dédie Théorie esthétique.

[37] Adorno précise à ce propos : « Noten zur Literatur [...] était incomparablement meilleur que mon bon mot un peu sot [...] La constellation de la musique et des mots est sauvegardée, de même que le côté légèrement désuet d'une forme qui connut son apogée à l’époque de l'Art nouveau », p. 242, trad. légèrement modifiée.

[38] Notes sur la littérature, op. cit., p. 102. Trad. modifiée). (« Die Fähigkeit, Kunstwerke von innen, in der Logik ihres Produtziertseins zu sehen […] ist wohl die allein mögliche Gestalt von Ästhetik heute ». Noten II, p. 43.

[39] « Stümpfen von Menschen », expression employée par Adorno dans l’un de ses cours à l’université.

[40] Ibid., p. 46.

[41] En 1963, le chef d’orchestre et compositeur René Leibowitz a rendu hommage à Adorno musicien en ces termes : « De la musique d’Adorno, on aimerait à dire : si elle n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer. Cela signifie que cette musique répond à un besoin du monde actuel. » (René Leibowitz, « Der Komponist Theodor W. Adorno » dans Zeugnisse. T.W. Adorno zum sechzigsten Geburtstag (Francfort, Suhrkamp, 1963).

[42] Dès 1932, dans un article consacré à la situation sociale de la musique (Zur gesellschaftlichen Lage der Musik), Adorno déclarait : « Chaque fois que retentissent aujourd’hui des sons musicaux, cette musique reproduit de la façon la plus précise les contradictions et les ruptures qui traversent la société contemporaine. » Zeitschrift für Sozialforschung, tome I, Kösel-Verlag, Munich, 1932, p. 103.

[43] Adorno précise que la « nouvelle musique », dont la dénomination date des années 1920, désigne un langage musical qui renonce à ce qui était devenu une « seconde nature : l’accord parfait, la gamme majeure et mineure, la distinction consonance/dissonance... ». Quasi una fantasia, Paris, Gallimard, 1982, trad. Jean-Louis Leleu, p. 273.

[44] Cf. Pierre Boulez, Points de repères, Paris, Christian Bourgois Éditeur / Éditions du Seuil, 1981, p. 543. Publié initialement dans Melos, en septembre 1969, un mois après la mort d’Adorno.

[45] Internationale Ferienkurse für Neue Musik. Université d’été créée en 1946, dédiée à la musique nouvelle, avant-gardiste, dans le sillage de la Seconde école de Vienne. Adorno participa activement à ces cours aux côtés de compositeurs tels Eduard Steuermann, Ernst Krenek, Pierre BoulezKarlheinz Stockhausen.

[46] Ibid., pour ces deux dernières citations.

[47] « Das Altern der neuen Musik », Gesammelte Schriften, volume 14, Dissonanzen, p. 143-167, conférence retransmise à la Süddeutsche Rundfunk en 1954. Trad. « Le vieillissement de la nouvelle musique », Michèle Lhomme, Alain Lhomme et Anne Boissière, Rue Descartes, n° 23, « Actualités d’Adorno », pp. 113-133, Presses universitaires de France, 1999.

[48] TE, p. 15 : « Il est évident que tout ce qui concerne l’art, tant en lui-même que dans sa relation au tout, ne va plus de soi, pas même son droit à l’existence. »

[49] T.W. Adorno, Ohne Leitbild  (Sans modèle ou Sans paradigme), édition Suhrkamp, 1967. Non traduit en français.

[50] Ibid., p. 46-47 (trad. par nous).

[51] Correspondance Theordor Adorno/Max Horkheimer1927-1969, 4 volumes, Paris, Klincksieck, coll. d’Esthétique, trad. E. Kaufholz-Messmer, préface M. Jimenez, 1976.

[52] Il s’agit de Stichworte (Répliques) volume 2 des Kritische Modelle, Suhrkamp, 1969. Modèles critiques, Paris, Payot, trad. 1984, par M. Jimenez et E. Kaufholz .

[53] Prisms, trad. Samuel Weber, Shierry Weber, Cambridge, MIT Press, 1981.

[54] « Réflexions sur la vie mutilée » est le sous-titre de Minima Moralia, ouvrage rédigé aux États-Unis, publié en 1951. Trad. française, Paris, Payot, E. Kaufholz et J.-R. Ladmiral, 1980.

[55] Théorie esthétique devait être dédiée à Samuel Beckett.

[56] Les allusions à Karl Kraus reviennent fréquemment chez Adorno, aussi bien dans ses cours que dans ses écrits. Dans la Dialectique négative, il écrit à propos d’un vers de Kraus « Ce que le monde a fait de nous » : « Tous les hommes en ce qu’ils sont devenus, en leur réalité, sont atrophiés. Ce qui serait autre, l’être qui ne serait plus perverti, se refuse à un langage qui porte les stigmates de l’existant », p. 231.

[57] Hans-Robert Jauss, « Kleine Apologie der ästhetischen Erfahrung », Constance, Verlagsanstalt, 1972, trad. fr. Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 123-157.

[58] H.-R. Jauss fait allusion à ce passage de Théorie esthétique : « Assez paradoxalement, l’esthétique apparaît à Kant comme un hédonisme émasculé, un plaisir sans plaisir, de manière injuste aussi bien envers l’expérience artistique [...] qu’envers l’intérêt sensuel... » T.E., p. 29.

[59] Peter Bürger, Théorie de l’avant-garde, Questions théoriques, trad. Jean-Pierre Cometti, 2013, p. 154.

[60] Peter Bürger, « L’anti-avant-gardisme dans l’esthétique d’Adorno », Revue d’esthétique n° 8, Privat, Toulouse, 1985, trad. M. Jimenez, pp. 96-97.

[61] Albrecht Wellmer, « Wahrheit, Schein, Versöhnung. Adornos ästhetische Rettung der Modernität », in Ludwig von Friedeburg et Jürgen Habermas, (éd.) Adorno-Konferenz 1983, p. 138-176. Traduction française : Rainer Rochlitz, « Vérité, - apparence – réconciliation. Adorno et le sauvetage esthétique de la modernité », Théories esthétiques après Adorno, Arles, Actes Sud, 1985, p. 249-292.

[62] Ibid., p. 152.

[63] Ces thèmes sont amorcés dans Des dispositifs pulsionnels, Paris, UGE, 1973, « Adorno come diavolo » et dans Économie libidinale, Paris, Minuit, 1974.

[64] Jean-François Lyotard, « réécrire la modernité », in Les Cahiers de Philosophie, Lille, 1988, n° 5, pp. 202-203.

[65] Christophe Menke, La souveraineté de l’art. L’expérience esthétique après Adorno & Derrida, Paris, Amand Colin, 1994, trad. P. Rusch, p. 207.

[66] Marc Jimenez, Vers une esthétique négative. Adorno et la modernité, Paris, Klincksieck, 1986.

[67] Martin Seel, L’art de diviser. Le concept de rationalité esthétique, Paris, Armand Colin, 1993, trad. C. Harry-Schaeffer, p. 278.

[68] Rainer Rochlitz, Théories esthétiques après Adorno, Arles, Actes Sud, 1990, p. 11.

[69] Cf. Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, L’art sans compas. Redéfinitions de l’esthétique, Paris, éditions du Cerf, 1992.

[70] Ouvrage qu’il nomme, également, son « gros bébé » (das dicke Kind). Lettre à Max Horkheimer du 15 décembre 1966, Correspondance Adorno/Horkheimer, Klincksieck, vol. IV, trad. E. Kaufholz-Messmer, 2016, p. 588.

[71] DN, 1978, p. 20.

[72] Conférence à l’Académie des arts de Berlin en 1966, et prononcée en français en 1967 à Genève. La version originale a été traduite par Jean Lauxerois sous le titre « L’Art et les arts », Paris, Desclée de Brouwer, 2002. Enregistrement accessible sur Internet.

[73] Cette tension a été très bien perçue par Jacques Derrrida : « J’admire et j’aime en Adorno quelqu’un qui n’a cessé d’hésiter entre le ‘non’ du philosophe et le ‘oui, peut-être, cela arrive’ » lorsque lui fut remis le Prix Adorno en 2001. Cf. Fichus. Discours de Francfort, Paris, Galilée, 2002.

[74] DN, 1978, p. 34 : « C'est ce qui s'y passe [dans la pensée philosophique] qui décide, et non la thèse ou la position ; le tissu, et non le raisonnement déductif ou inductif à sens unique. C'est pourquoi la philosophie n'est pas résumable. Sinon, elle serait superflue ; le fait qu'elle se laisse généralement résumer parle contre elle ». (Trad. mod.). GS 7, Negative Dialektik, 1973, p. 44 : « Was in ihr sich zuträgt, entscheidet, nicht These oder Position ; das Gewebe, nicht der deduktive oder induktive, eingleisige Gedankengang. Daher ist Philosophie nicht referierbar. Sonst wäre sie überflüssig ; dass sie meist sich referieren lässt, spricht gegen sie.”

[75] Cf. le point d’interrogation qui clôt Théorie esthétique : « Mais que deviendrait l’art, en tant qu’écriture de l’histoire, s’il se débarrassait du souvenir de la souffrance accumulée ? » La traduction de Geschichtsschreibung par « écriture de l’histoire » et non par « historiographie » est délibérée. Elle prend en compte la fréquence et l’insistance avec lesquelles la qualification de l’art comme « écriture », Schrift ou Schreiben, intervient dans ses écrits.


 

Marc Jimenez
Université Paris Panthéon-Sorbonne
Marc.Jimenez@univ-paris1.fr

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