Vertu (GP)
Comment citer ?
Goffi, Jean-Yves (2022), «Vertu (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/
Résumé
À la suite du renouveau de ce qu'il est convenu d'appeler les éthiques de la vertu, le concept de vertu a récemment été l'objet d'un surcroît d'attention de la part des philosophes. Cette notice se propose de définir la vertu et de mettre en évidence quelques problèmes classiques relatifs à cette notion.
Introduction
Selon certains (Anscombe, 1958 ; Stocker, 1976), la philosophie morale contemporaine se serait fourvoyée : obsédée par la quête de fondements fermes et assurés à partir desquels il serait possible de parvenir à des décisions correctes, elle aurait détourné son attention de l’agent et de ce qui constitue sa vie morale concrète. Une telle orientation, particulièrement évidente dans les éthiques kantienne et utilitariste, expliquerait par contre-coup le regain d'intérêt pour la vertu. Mais qu’est-ce qu’une vertu ? Au minimum, une vertu est un trait de caractère stable d’un agent, bénéfique à lui-même et à autrui et donc socialement valorisé. Mais on peut aussi concevoir l’agent vertueux comme manifestant une sensibilité particulière à ce qu’il est moralement exigé de faire dans une situation donnée ou comme ayant développé une série de compétences particulières. De façon générale, les vertus se traduisent par certaines attitudes relatives à des biens, c’est-à-dire à des valeurs. Doit-on évaluer les vertus comme des vecteurs de réalisation de ces valeurs, conçues comme les fins de l’agir humain ? Au cas où ces valeurs sont hiérarchisées en fonction d’une valeur ultime, on peut considérer que le vertueux porte la nature humaine à son degré suprême d’excellence. Mais on peut tenir les motifs et les intentions de l’agent vertueux pour intrinsèquement valables : l’appréciation des vertus sera alors détachée d’une conception finalisée de la nature humaine.
Qu'est-ce que la vertu ?
La vertu d’amitié en situation
Pierre est malade. La pathologie dont il souffre n’est ni fatale, ni invalidante, ne lui cause pas de douleurs insupportables, mais le traitement - qui comporte, au demeurant, de bonnes chances de succès - est long et fastidieux et le contraint à être hospitalisé périodiquement, pendant plusieurs semaines. Son ami, Emmanuel, un partisan résolu du déontologisme, vient le voir ; lorsque Pierre lui dit à quel point il est touché de cette visite, Emmanuel lui répond qu’il n’avait pas spécialement envie de venir ; en fait, l’hôpital lui fait peur et les malades le dégoûtent un peu. Mais il a pris sur lui, estimant qu’il était de son devoir de venir : le fait de rester indifférent à la détresse d’un ami est une contradiction pratique qui déferait le concept même d’amitié si elle venait à se répandre universellement. Une fois Emmanuel parti, Pierre reçoit la visite d’un nouvel ami, Jeremy ; Jeremy est un conséquentialiste bon teint. Lorsque Pierre confie à Jeremy qu’il est vraiment heureux de le voir, le visage de Jeremy s’éclaire. Il explique à Pierre que tel était justement le but de sa visite : faire du monde un endroit meilleur en augmentant la quantité et peut-être la qualité de bonheur qu’on y rencontre. Après le départ de Jeremy, une amie se présente ; Iris. Lorsque Pierre lui confie qu’il est ravi de la voir, Iris ne lui dit rien de particulier sur la structure de l’amitié comme relation interpersonnelle mais lance une discussion sur un sujet dont elle sait que Pierre est friand, après l’avoir aidé à s’installer plus confortablement.
L’anecdote qui précède suggère que les amis de Pierre n’ont pas la même conception de cette vertu qu’est l’amitié. Emmanuel, le déontologiste, juge que des actes ou des types d’actes (comme visiter un ami dans la détresse) sont commandés par la raison pure pratique ; Jeremy, le conséquentialiste, pense que des actes ou des types d’actes sont obligatoires pour autant qu’ils tendent à réaliser par leurs conséquences un état du monde où se rencontre la plus grande quantité possible de ce qui a une valeur intrinsèque. Dans les deux cas, les vertus sont une disposition à reconnaître l’autorité de normes construites selon des procédures rationnelles. Iris, l’amie de l’éthique de la vertu, estime que c’est en déployant les qualités du vertueux qu’elle est un agent authentiquement moral, pas en mettant en œuvre des raisonnements ou des calculs visant à déterminer ce qu’il convient de faire. Pour Emmanuel et pour Jeremy, les vertus sont instrumentales par rapport au bien ; pour Iris, les vertus sont constitutives du bien, peut-être même intrinsèquement bonnes.
C’est donc en mettant au centre de l’évaluation morale de l’agir l’agent lui-même (plutôt que son acte ou ses conséquences) que procèdent les éthiques de la vertu. En d’autres termes, leurs partisans tiennent la question : « Qui dois-je être ? » pour plus importante que la question : « Que dois-je faire ?». Une telle façon de procéder suggère que l’agent est défini par les dispositions qu’il entretient avant d’être caractérisé par les choix qu’il fait. Toutefois, le moi auquel renvoie une telle question doit lui-même être un moi authentique. Il ne doit pas être, pour ainsi dire, ouvert à tous les vents des préjugés. On peut estimer ainsi que plusieurs dialogues platoniciens, cherchent à préciser la nature de certaines vertus en les protégeant des séductions de l'opinion et de l'illusion de familiarité (Lachès : le courage ; Eutyphron : la piété ; Lysis : l'amitié ; République, I : la justice [Platon, 1950]). On retiendra donc que, plus que les autres systèmes d'éthique normative, les éthiques de la vertu mettent l'accent sur la stabilité et la fermeté du caractère de l'agent. On retiendra aussi qu'elles mettent l'accent sur la dimension située et sociale des vertus. Pour l’agent vertueux, les vertus sont à sa portée, dans les pratiques de la communauté qui est la sienne et dont on peut penser qu'elles expriment de puissantes tendances de la nature humaine (cependant, il lui faut expliciter en quoi ces pratiques sont vertueuses, ce qui ne va pas toujours de soi).
Définition de la vertu
Si l'on s'extrait maintenant du cadre de l'éthique normative, qui a simplement permis de préciser les termes du problème, on pourra définir la vertu de la sorte : une vertu est un trait de caractère constant par lequel une personne est disposée à penser et à agir d'une façon généralement bénéfique non seulement pour la personne qui manifeste ce trait, mais encore pour autrui. Il s'agit d'un trait qui rehausse un élément positif ou qui corrige un élément négatif propre à l'être humain (Munzer, 1990, 121 ; cette définition s'inspire de celle de Foot, 2002 [1978]). Symétriquement, un vice sera défini comme un trait de caractère plus ou moins constant par lequel une personne est disposée à penser et à agir d'une façon généralement préjudiciable non seulement pour la personne qui manifeste ce trait, mais encore pour autrui. Il s'agit d'un trait qui altère un élément positif ou qui accentue un élément négatif propre à l'être humain (Munzer, 1990, 122).
La vertu : trait, sensibilité ou expertise ?
L’expression « trait de caractère » est trompeusement simple et mérite d’être précisée (Miller, 2018). Il faut entendre par là que l’on a affaire à une disposition stable à travers le temps, susceptible de se manifester dans une diversité de situations, générant des motivations vertueuses et causalement actives. Par exemple, une personne manifestant ce trait de caractère particulier qu’est l’honnêteté se comportera honnêtement non pas de façon épisodique mais de façon constante et ce, quelles que soient les circonstances : lorsqu’il s’agit d’évaluer un candidat lors d’un entretien d’embauche tout aussi bien que lorsqu’il s’agit de déclarer un sinistre à un assureur. Elle fera preuve d’honnêteté parce qu’elle est honnête et non par crainte d’une sanction ou parce que l’honnêteté est une stratégie payante sur le long terme.
Mais, s’il est courant d’interpréter la vertu a été comme un trait, on peut aussi la concevoir comme une sensibilité d’un type particulier (Clarke, 2018). On pourrait dire, par exemple, que dans la petite histoire qui précède, Iris a perçu tout de suite ce qui était exigé d’un agent vertueux : par opposition à quelqu’un qui exhiberait des dispositions sociales simplement agréables (avoir de la répartie ; se vêtir avec goût ; connaître moult anecdotes amusantes ; avoir une belle écriture), elle a manifesté un tact allant au-delà des conventions. Elle a été attentive aux caractères moralement saillants de la situation et a tout de suite repéré l’essentiel : Pierre s’ennuyait et avait besoin d’une présence amie. Il ne faut pas confondre une telle façon d’interpréter la vertu avec une forme quelconque d’intuitionnisme. Ce n’est pas une faculté innée qui permet à Iris de détecter des propriétés non-naturelles d’une situation. C’est à la suite d’un long apprentissage et d’une éducation de son propre caractère qu’elle est maintenant capable de reconnaître au premier coup d’œil ce qu’il est moralement approprié de faire pour un agent vertueux.
En ce sens, Iris peut plutôt être comparée à un joueur d’échecs expérimenté qui voit tout de suite que s’il ne déplace pas son pion actuellement en F 3, sa tour sera menacée à brève échéance. Ici, la pratique de la vertu s’apparente à une compétence ou à une expertise (Stichter, 2018). À première vue, la comparaison peut sembler boiteuse : un expert peut se comporter comme un mercenaire qui met ses compétences au service de n’importe quelle cause, même la plus douteuse (tel un comptable de la mafia). À cela, on peut répondre que certaines activités (médecine, enseignement) comportent des dimensions moralement normatives en ce qu’elles sont orientées vers la réalisation de biens. Y exceller en organisant sa conduite en fonction de ces biens, c’est être moralement bon : tel est le cas du vertueux.
Vertus morales ; vertus intellectuelles
On distingue traditionnellement les vertus morales et les vertus intellectuelles.
Les vertus morales sont les traits de caractère de quelqu'un qui agit correctement et se comporte comme il faut envers lui-même (tout particulièrement en ce qui concerne ses propres émotions) ainsi qu'envers les biens matériels et sociaux qui sont en jeu dans les relations humaines (pouvoir, richesses). Ainsi le courage, la patience, la modération, la justice, l'honnêteté et - dans un contexte plus contemporain - la tolérance et la sensibilité aux discriminations sont des exemples de vertus morales.
Les vertus intellectuelles sont les traits de caractère de quelqu'un qui pense correctement et se comporte comme il faut envers ce bien qu'est le savoir. Ainsi, la curiosité et l'intégrité intellectuelles, l'ouverture d'esprit comme prise en considération d'autres perspectives que la sienne, l'attention aux faits et aux arguments d'un contradicteur, le respect des règles de la logique sont des exemples de vertus intellectuelles.
La frontière entre les vertus intellectuelles et les vertus morales est parfois difficile à établir. Ainsi, un scientifique qui « arrangerait » les résultats d'une expérience et se verrait ensuite publié dans une revue prestigieuse agirait de façon peu vertueuse, aussi bien d'un point de vue intellectuel que d'un point de vue moral. Mais faudrait-il le blâmer d'abord pour sa malhonnêteté intellectuelle ou pour son excessive ambition ? Inversement, un même trait de caractère peut être considéré comme une vertu intellectuelle ou comme une vertu morale, selon le contexte : pensons à l'impartialité.
Théories de la vertu : téléologiques et non téléologiques.
Les vertus ont affaire à des biens.
Si ces biens sont conçus comme des fins, on a affaire à une théorie téléologique de la vertu : c'est une considération attentive de la fin qui explique pourquoi un trait de caractère est considéré comme une vertu. Si ces biens ne sont pas envisagés comme des fins, on aura affaire à une théorie non-téléologique de la vertu. C'est typiquement ce qui se passe avec une théorie qui met l'accent sur les intentions et les motifs de l'agent et les considère comme intrinsèquement valables (Battaly, 2015). On prendra ici l'exemple canonique d'Aristote pour préciser les choses.
Théories téléologiques de la vertu.
Aristote adopte l'approche téléologique au livre I de l'Éthique à Nicomaque (Aristote, 1997). Il procède par analogie avec le domaine des arts, le terme englobant ici à la fois les pratiques des artistes et des artisans ce qui signifie qu’il interprète ici la vertu plutôt comme une compétence. Un menuisier, un cordonnier ou un cithariste ont chacun des actions particulières à exécuter, qui constituent leur fonction ou leur office (ergon). Or le même genre d'office appartient à un artiste quelconque ou à un artisan quelconque et à son homologue excellent ou vertueux (le même terme grec arétè peut se traduire par « vertu » mais également par « excellence », comme le fait de remplir une fonction à la perfection). Ainsi, l'office d'un cithariste est de jouer de la cithare, mais s'il s'agit d'un bon cithariste, il en joue bien : il accomplit son office de façon excellente ; ou encore : il déploie toutes les vertus du cithariste. Dans ces conditions, quelle est la fonction - ou l'office - de l'homme en tant que tel ? Pour Aristote, il s'agit de l'activité rationnelle de l'âme, ou du moins d'une activité conforme à la raison. Cela ne signifie pas que c'est uniquement lorsqu'il exerce sa raison dans sa dimension théorique que l'être humain accomplit son office de façon parfaite (le livre X de l'Éthique à Nicomaque affirme cependant la supériorité de l'activité méditative). Cet office se réalise également dans la mise en œuvre de diverses pratiques, pourvu qu'elles soient guidées et informées par la raison. Les vertus se comprennent alors comme des dispositions qui rendent bons les agents et leur vie, ce qui veut dire que l'agent qui les manifeste accomplit son office propre par cette manifestation même. Pour que l'agent soit vertueux, il ne suffit pas qu'il agisse de façon conforme à la vertu. Il faut encore qu'il agisse vertueusement : il doit savoir ce qu'il fait ; il doit choisir ses actes et les choisir en vue d'eux-mêmes ; ses actes, enfin, doivent procéder d'un caractère ferme et invariable.
Le moment du choix renvoie à la philosophie de l'action chez Aristote. Réduite à sa plus simple expression, la thèse développée est la suivante : l'action étant, par définition, orientée vers un but, la vertu garantit la correction du but et la délibération la correction des moyens mis en œuvre pour atteindre ce but. Une telle analyse est sous-tendue par un parallèle entre les vertus intellectuelles, acquises plutôt par l'enseignement, et les vertus morales, acquises plutôt par l'habitude et par l'exemple. La sagesse, vertu intellectuelle suprême, est à la fois raison, intuition et science : c'est une connaissance directe des premiers principes et une déduction correcte à partir de ceux-ci. La prudence est l'équivalent de la sagesse dans un monde sublunaire où il est nécessaire de délibérer dans le domaine des affaires humaines, soumises au tumulte des émotions, des intérêts et des passions, et d'avoir l'intelligence des situations dans ce qu'elles ont de singulier. L'appréhension correcte des fins correctes données par les vertus tient lieu de connaissance des premiers principes dans le domaine intellectuel ; la délibération convenablement menée tient lieu de déduction dans le domaine intellectuel. La différence évidente est la suivante : la partie rationnelle de l'âme, dans sa dimension théorique ou contemplative, a affaire à des vérités invariables. Mais dans sa dimension pratique, elle a affaire aux désirs et sa fonction est de générer des vérités liées à l'action (et à la production), c'est-à-dire des vérités contingentes.
Évaluation des théories téléologiques de la vertu.
Une approche de la vertu en termes téléologiques présente des avantages évidents, qui expliquent que des philosophes contemporains aient cherché à réactiver une théorie aristotélicienne des vertus (Foot, 2001 ; Hursthouse, 1999 ; par certains côtés Nussbaum, 1995, 1997, 2001 [1986]), moyennant parfois un important travail de réinterprétation. Ces avantages sont les suivants : une telle approche développe une théorie attractive du bien par opposition à une théorie prescriptive du juste : toute pratique humaine a en fait deux fin, le bien limité qu'elle vise et le bien qu’est l'accomplissement de celui qui l'exerce. La tendance naturelle au bonheur est du même coup une tendance à la vertu, même si la transformation de cette tendance en la disposition stable du caractère qu'on trouve chez le vertueux n'a rien d'automatique. Mais, précisément pour cette raison, une telle approche est apte à rendre compte de la dynamique de la vie morale : il est possible de connaître de façon toujours plus fine les conditions dans lesquelles on peut se rendre vertueux. Enfin, intuitivement, une telle approche retrouve l'idée de bon sens selon laquelle des circonstances extérieures peuvent empêcher d'être vertueux et d'autres favoriser l'accès à la vertu.
Mais deux arguments au moins, étroitement apparentés d'ailleurs, semblent militer contre une interprétation strictement téléologique de l'éthique de la vertu. Aristote établit un parallèle entre les vertus intellectuelles et les vertus morales au motif que les unes et les autres visent à atteindre des vérités, les unes dans le domaine théorique, les autres dans le domaine pratique. Mais c'est peut-être ne pas distinguer assez nettement entre l'être et le devoir être. Le syllogisme pratique se conclut par une action à accomplir, ce qui n'est pas le cas du syllogisme « tout court ». Nous ne délibérons pas à propos des fins, affirme Aristote. Est-ce à dire que le vertueux voit le but correct, comme le sage les premiers principes ? On peut soutenir, au contraire, que la raison, dans son usage théorique est inerte : elle ne dit pas quoi faire. Il est alors nécessaire d'expliquer pourquoi, dans son usage pratique elle découvre des vérités relatives à ce qu'il faut faire : l'éthique comporte une dimension impérative dont l'éthique des vertus interprétée de façon téléologique ne rend pas bien compte. De façon très comparable, la notion d'ergon pose problème, spécialement si on traduit le terme, comme c'est parfois le cas, par « métier ». On a pu critiquer (Sartre, 1970) la notion de nature humaine au motif qu'elle exprime, paradoxalement, l'adhésion à une vision technique du monde, selon laquelle l'essence précède l'existence, la relation entre les deux étant pensée sur le mode de la production depuis un modèle jusqu’à sa réalisation matérielle. Sans aller jusqu'à dire que l'homme est seulement tel qu'il se veut et n'est rien d'autre que ce qu'il se fait, il semble que considérer la nature humaine comme normative n'aille pas de soi : l'expérience montre qu'il existe une variété probablement irréductible de formes de vie et de conceptions de la vie bonne dont l'éthique des vertus, comprise de façon téléologique, a du mal à s'accommoder.
Théories non téléologiques de la vertu.
Ces théories procèdent en déplaçant l'attention sur la vie morale de l'agent et sur la façon dont les qualités qu'il manifeste constituent un caractère digne de louange et d'admiration. Les vertus sont d'abord caractérisées comme des états internes et non comme la façon dont l'agent se rapporte à des fins objectivement susceptibles, si on les atteint, de contribuer à l'épanouissement d'une nature humaine, la même pour tous. Ces états internes ont une valeur intrinsèque. Aristote fait alors de la vertu une disposition acquise de la volonté, consistant dans un juste milieu relatif à nous, lequel est déterminé par la droite règle et tel que le déterminerait un homme prudent. La doctrine du juste milieu, à laquelle on réduit souvent la théorie de la vertu, repose sur l'idée qu'on peut le plus souvent considérer une vertu comme également éloignée de deux vices ; ainsi le courage est un juste milieu entre la lâcheté et la témérité. Mais cela ne saurait signifier que l'individu courageux, par exemple, est celui qui, en toutes circonstances, a modérément peur. L'individu courageux est celui qui sait maîtriser la crainte, soit l’appréhension d’un mal. Cela veut dire qu'il éprouve de la crainte, en premier lieu, contrairement au téméraire qui n'a même pas conscience du danger. Le courageux est capable de dominer sa crainte parce qu'il l'éprouve et l'affronte, à l'endroit des choses qui le méritent, au moment approprié, avec le motif et par les actions qui conviennent. Une telle conception est contextualiste, mais pas relativiste pour autant. Il y a des actes qu'un individu vertueux n'envisagera jamais, quel que soit le contexte. Aristote donne l'exemple de l'adultère. Le simple fait de prendre en compte des considérations telles que : « Commettre l'adultère avec la femme qui convient ? », « Commettre l'adultère au moment approprié ? », « Commettre l'adultère pour le motif convenable ? » discréditeraient celui qui les envisage sérieusement, par le fait même qu'il les envisagerait. La règle déterminée par le prudent est ainsi, dans le cadre d'une éthique de la vertu, l'équivalent du commandement moral.
Evaluation des théories non téléologiques de la vertu
Une telle façon d'envisager les choses libère l'éthique de la vertu du fantôme encombrant d'une nature humaine lestée d'un poids normatif. En faisant de la vertu un ensemble de traits de caractère que l'agent peut contrôler et pour lesquels il peut mériter des éloges, elle semble plus conforme à la façon dont, spontanément, on évalue les agents, leurs motifs et leurs actes. Elle laisse planer, il est vrai, une certaine ambiguïté en ce qui concerne l'homme prudent, règle du juste : s'agit-il de donner par là une définition de l'acte juste ? Il faudrait alors comprendre qu'un acte est juste si et seulement s’il atteint le juste milieu déterminé par la droite règle telle que la formulerait ou la mettrait en œuvre un homme prudent. Ou bien le Prudent a-t-il valeur d'exemple : est-il un modèle que l'on doit s'efforcer d'imiter si l'on veut parvenir à être soi-même vertueux ? Mais de telles difficultés se rencontrent dans d'autres types d'éthiques. Kant, par exemple, déclare qu'il faut agir selon la maxime qui fait que l'on peut vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle. S'agit-il d'une définition de l'action moralement juste, c'est-à-dire représentée objectivement comme pratiquement nécessaire ? Ou bien est-ce l'esquisse d'une procédure d'aide à la décision, visant à déterminer ce qu'il faut faire si on a une dette à rembourser, des talents à cultiver et autres questions pratiques du même genre. Cette ambiguïté ne constitue donc pas une objection définitive contre l'éthique de la vertu.
En revanche, le resserrement de l'évaluation sur les motifs de l'agent, s'il satisfait la règle de bon sens selon laquelle on ne peut être ni félicité, ni blâmé pour quelque chose dont on n'est pas responsable, peut poser problème. Si ce sont des états internes de l'agent qui font que les vertus sont valables et si l'on admet, ce qui semble assez plausible, que l'agent contrôle ses motivations et ses actions, mais non toujours les conséquences de ses actes, on aboutit à un résultat assez déconcertant. Le vertueux, déconnecté d'un monde où les outrages de l'adversité et la malice des hommes condamneraient tous ses actes à l'échec n'en serait pas moins vertueux : il semble qu'ici, la notion de vie bonne, comme accomplissement de tendances inscrites dans la nature humaine ait été à ce point perdue de vue qu'on en est réduit à faire de la vertu la construction d'une citadelle intérieure inexpugnable (c'est d’ailleurs bien ainsi que le vertueux - et encore plus la vertueuse - est tourné en caricature par la verve populaire). Une critique presque symétrique consiste à souligner (Doris, 2002) que les circonstances jouent un rôle tellement important dans la façon dont les individus se comportent effectivement que les notions même de stabilité et d'invariabilité du caractère s'en trouvent compromises et, avec elles, l'éthique de la vertu.
Il peut sembler étonnant de trouver chez un même auteur, Aristote, des analyses relevant, les unes d'une théorie téléologique de la vertu, les autres d'une analyse non téléologique. Mais, d'une part, cette distinction a surtout valeur pédagogique et ne prétend pas rendre compte d'une pensée complexe et subtile. D'autre part, la perspective aristotélicienne n'est pas la même lorsqu'il raisonne en termes d'office et lorsqu'il raisonne en termes de dispositions manifestées par le vertueux : dans le premier cas, l'approche est anthropologique, dans le second, elle est psychologique.
Conclusion
L'hypothèse avancée dès le début de cette notice est que le « renouveau » de l’intérêt pour la vertu s'est effectué par le truchement du renouveau de la philosophie morale, en particulier, à la suite d'un sentiment de malaise devant les orientations fondamentales des éthiques déontologistes et conséquentialistes : au lieu de mettre au premier plan la question : « Qu'est-ce qu'une action juste ? », l'éthique des vertus met en avant la question : « Quel genre de vie fera de moi une personne bonne ? ». Par là, l'agent moral est censé se penser aussi comme le sujet de sa propre vie morale. Et de fait, une littérature morale importante, à tous les sens du terme, a vu le jour qui s'inspire de l'éthique des vertus, y compris en éthique appliquée (éthique de l'environnement, éthique des affaires, éthique médicale, etc.). L'importance, au moins quantitative, de cette littérature serait encore accrue si l'on suivait la suggestion, heureusement minoritaire, de ceux qui veulent faire de l'éthique du care un type particulier d'éthique de la vertu (Timmons, 2002). Mais il faut bien comprendre ce que des critiques comme celle de J.M. Doris peuvent avoir de dévastateur. S'il s'en prend à la notion de caractère, c'est pour une raison précise : cette notion est, à ses yeux, tributaire d'une psychologie pour l'essentiel aristotélicienne. Or, la psychologie d'Aristote est sans doute aussi dépassée que sa cosmologie ou sa physique. C'est en tout cas à des études empiriques que J.M. Doris en appelle lorsqu'il s'agit de mettre en évidence l'importance des circonstances extérieures sur l'agent moral et la fragmentation du caractère qui en résulte. Une éthique des vertus morales où le caractère ne joue qu'un rôle de second plan est peut-être concevable. Mais elle semble à tout le moins atypique, comme le serait une conception de l'histoire marxiste sans lutte des classes, par exemple.
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