Humeur (A)

Comment citer ?

Boissard, Elodie (2022), «Humeur (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/

Résumé

Qu’est-ce que la bonne humeur ? Je me suis levée du bon pied, je me sens bien, j’ai des pensées positives ; en partant travailler je complimente la gardienne de l’immeuble sur son nouveau chapeau, je marche dans la rue avec élan, je souris aux passants, je me sens légère et pleine d’énergie. Ma bonne humeur me rend toute la matinée facile et agréable à vivre. Mais passée l’heure du déjeuner, c’est fini. Il faut se remettre au travail et cette fois, plus d’entrain, le cœur n’y est plus. En apparence rien n’a changé : je n’ai pas reçu de mauvaise nouvelle, je ne suis pas en train de tomber malade, mes tâches n’ont pas changé. Je retrouve seulement le ressenti d’un jour de travail ordinaire, alors que le matin même je voyais tout en rose. Comment se fait-il que tout puisse paraître banal ou ennuyeux alors qu’un moment avant il semblait qu’il y avait de quoi s’enchanter ? Tout ceci n’était-il qu’une illusion vouée à se dissiper ? La bonne humeur, comme la mauvaise humeur, la déprime, l’anxiété ou l’euphorie, sont des états affectifs à la fois insaisissables, qui ne semblent caractérisés que par un « effet que cela fait », n’étant pas à propos de quelque chose en particulier, mais aussi capables de transformer profondément notre expérience.

Une humeur ne vient apparemment de nulle part, nous ne pouvons en rendre raison, elle n’est dirigée vers rien en particulier, et pourtant tant qu’elle est là, elle influe sur toutes nos pensées et notre comportement, au point que nous voyons la vie en rose ou en noir. Les humeurs sont donc particulièrement difficiles à intégrer aux théories philosophiques des états mentaux qui définissent ces derniers ou bien par un contenu spécifique, ou bien par des causes et des effets spécifiques ! La première section cherche à cerner plus précisément le phénomène de l’humeur dans notre vie affective. La deuxième section cartographie les théories contemporaines des humeurs, par une tripartition entre les théories qui s’en tiennent à l’« effet que cela fait » des humeurs, celles qui mettent en évidence une intentionnalité des humeurs, même si celle-ci n’était pas évidente à première vue, et celles qui s’efforcent de définir les humeurs par des effets suffisamment spécifiques sur nos pensées et notre comportement.

 

 

Les humeurs dans notre vie affective

Dans la langue française jusqu’au XIX° siècle, les « humeurs » sont les « fluides corporels ». Suivant une conception « humorale » de la médecine, héritée des Grecs Hippocrate et Galien, la santé provient de l’équilibre des quatre humeurs cardinales, le sang, la pituite, la bile noire et la bile jaune ; les maladies viennent de déséquilibres de ces humeurs (Starobinski, 2012, pp. 21-22). Le médecin en rétablit l’équilibre, par exemple en pratiquant la saignée. Les humeurs d’un individu font sa « constitution », et son caractère ; les types d’équilibre déterminent les tempéraments : l’atrabilaire, le mélancolique, le colérique, le bon-vivant… Des déséquilibres temporaires de ces fluides peuvent conférer des dispositions affectives temporaires, que par extension on se met appeler des humeurs. Au XIX° siècle le terme disparaît dans l’usage qui désignait les déséquilibres supposés des fluides corporels en tant que causant des maladies physiques et mentales, cette conception humorale de la médecine ayant été invalidée par l’anatomie pathologique ; mais le terme « humeurs » demeure pour les dispositions et états affectifs qui étaient supposés liés à ces fluides corporels, ainsi que par ailleurs pour les fluides corporels dans la médecine somatique, sans hypothèse d’un effet sur le mental. C’est ainsi que les humeurs sont aujourd’hui, dans le langage courant, des états affectifs.

Certaines expressions sont d’un usage littéraire : se comporter avec humeur, avoir ses humeurs, montrer de l’humeur, être d’humeur égale, d’humeur changeante, de charmante humeur, d’humeur massacrante… Mais le mot a aussi des usages courants : la bonne humeur, la mauvaise humeur, l’humeur gaie, triste, l’euphorie, l’humeur inquiète, l’humeur colérique, irritable, jalouse...  La psychiatrie se préoccupe des « troubles de l’humeur » mettant en jeu « l’humeur dépressive » ou et « l’humeur maniaque », et des « troubles anxieux » mettant en jeu l’« humeur anxieuse ». Ce qui caractérise au premier chef ces états affectifs est que leur expérience n’est dirigée vers rien en particulier : je ne suis pas de bonne humeur à propos de quelque chose, ni déprimée de quelque chose en particulier. Une humeur n’a donc pas à première vue d’objet particulier. L’expérience d’une humeur est par ailleurs diffuse : elle se traduit par un ressenti qui, n’étant dirigé vers rien en particulier, semble s’orienter dans plusieurs directions (le soi, le monde, différents objets rencontrés au cours de l’épisode…), envahir tout le champ de l’expérience consciente, et ne pas être ressenti de manière nette, si bien qu’il est difficile de dire quand une humeur a commencé et quand elle s’arrête, tout autant que de décrire précisément ce que nous ressentons tant que nous l’éprouvons. L’humeur est omniprésente, elle influe sur toutes nos pensées : c’est ce que veut dire qu’être de bonne d’humeur, c’est « voir la vie en rose », et être déprimé, « voir tout en noir ». Les humeurs changent aussi notre motivation à agir, par exemple nous avons plus d’entrain quand nous sommes de bonne humeur et moins de motivation à faire des choses quand nous sommes déprimés.

Au vu de cette caractérisation préliminaire, si on laisse de côté la question de leurs corrélats neurobiologiques, et que l’on s’intéresse à elles sur le seul plan psychologique pour en élaborer une définition philosophique, les humeurs peuvent paraître mystérieuses. Comme une humeur n’est pas à propos de quelque chose, comme elle est originaire, c’est-à-dire que nous ignorons généralement ce qui l’a causée, et comme elle modifie qualitativement notre façon d’être, notre attitude, nos pensées, nos comportements, sans causer des actions spécifiques, qu’est donc cette humeur ? Elle n’est la représentation de rien, elle n’est la qualité de rien en particulier, elle n’est pas une préparation à des actions spécifiques, et pourtant nous la ressentons. C’est ce qui fait son mystère philosophique. Est-elle un état émergent, c’est-à-dire la résultante de tous les états mentaux d’un sujet, ou une émotion ayant perdu son objet, ou encore une disposition affective temporaire qui se manifeste à travers d’autres états psychologiques ? Pourtant il y a bien une phénoménologie spécifique des humeurs, au moins pour certains types d’humeurs, par exemple une phénoménologie de l’euphorie, de l’humeur dépressive ou de l’anxiété, irréductible à celle d’autres types d’états psychologiques. Les humeurs ne seraient-elles alors que des états de conscience phénoménaux, des états mentaux consistant seulement dans des qualités phénoménales, des qualia ? Mais si tel était le cas, comment pourraient-elles avoir des effets sur nos pensées et notre comportement ? Cette effectivité invite à leur prêter un rôle causal, que l’on refuse généralement aux qualia. Ce mystère invite à un examen philosophique plus poussé des humeurs.

 

 « Être d’humeur à » versus « être de telle humeur » ou « avoir telle humeur »

Il s’agit d’étudier le phénomène des humeurs en tant qu’états affectifs occurrents comme le reflètent les expressions « être de telle humeur » ou « avoir telle humeur ». Le terme peut aussi être utilisé dans un sens strictement dispositionnel, pour dire que nous nous sentons disposés à avoir telle pensée ou tel comportement, dans l’expression « être d’humeur à ».

Lorsqu’on dit qu’« on est d’humeur à » tel comportement, cela désigne seulement une disposition et non un état affectif proprement dit : nous nous sentons disposés à adopter tel comportement, mais cette expression ne caractérise pas un état affectif en lui-même. Par exemple si je dis que suis « d’humeur à rester au lit toute la journée », ou au contraire « d’humeur à sortir », je parle de dispositions comportementales : je dis que je vais avoir tendance à adopter le comportement indiqué, mais je ne parle pas du fait d’avoir un état affectif spécifique. Parfois, la disposition comportementale est désignée par un simple adjectif : « d’humeur irritable », « d’humeur jalouse », « d’humeur moqueuse » ou « taquine », « d’humeur hautaine », « d’humeur fière », « d’humeur paresseuse », « d’humeur farouche »… La disposition est temporaire, elle caractérise le sujet dans un certain contexte, ou bien il peut s’agir d’un trait de caractère ou de tempérament, c’est-à-dire d’une caractéristique plus permanente de sa personnalité à avoir un certain type de comportements ou d’émotions (J. A. Deonna & Teroni, 2009b), par exemple si nous disons que telle personne est « d’humeur changeante », ou « d’humeur flegmatique ».

Dans l’expression « être d’humeur Y » où Y désigne une humeur typique comme la « bonne humeur » ou « l’humeur déprimée », nous n’indiquons pas une disposition à avoir un certain type de comportement ou d’émotion, mais bien un état affectif occurrent que nous sommes en train d’éprouver. Il se peut qu’un tel état affectif nous dispose à des comportements, les favorise, mais en disant « je suis de bonne humeur » ou « je suis déprimée », ce n’est pas cela que j’indique : je parle d’un état affectif que je ressens, et qui n’est ni une émotion, ni un désir...mais une humeur. Qu’est-ce qui distingue alors les humeurs des autres états affectifs ?

 

Les humeurs et les autres états affectifs

Les humeurs sont des états affectifs occurrents : ce sont des épisodes et non des dispositions psychologiques, même si elles peuvent bien sûr nous disposer à des comportements, des pensées, des émotions, etc. Une humeur se manifeste dans notre expérience sous la forme d’un épisode qui a un début et une fin dans le temps ; au contraire une disposition affective est une caractéristique plus durable voire un trait permanent de notre personnalité, qui ne se présente pas en tant que tel dans notre expérience mais indirectement, via des états psychologiques occurrents, des pensées, des émotions, des humeurs, ou des comportements. La bonne humeur est quelque chose que je peux ressentir à tel ou tel moment, sous forme d’un épisode qui peut durer quelques heures ou même toute la journée. Elle me dispose alors à avoir des pensées ou des émotions positives par exemple, mais je l’éprouve directement, contrairement à un trait de caractère, qui est une disposition, se manifestant seulement indirectement. Si je suis quelqu’un d’optimiste, cela est un trait de caractère : je ne ressens pas mon optimisme en tant que tel à un moment précis, mais il me caractérise parce que j’ai tendance à avoir certains épisodes psychologiques comme des pensées positives, des émotions positives, des comportements de persévérance et d’engagement plutôt que d’abandon, ou encore de la bonne humeur.

On peut également différencier les humeurs des désirs. Une humeur n’a pas, comme un désir, une direction d’ajustement du monde vers l’esprit. Cette direction d’ajustement caractérise les états mentaux par lesquels nous voulons mettre le monde en accord avec notre esprit, y réaliser des représentations ou des tendances que nous avons : un désir est généralement défini comme un état affectif qui nous pousse à agir, à transformer le monde conformément à une tendance ou une aspiration que nous voulons voir se réaliser. Les humeurs n’ont pas cette direction d’ajustement : lorsque je suis de bonne humeur, cela ne se définit pas par le fait vouloir faire ceci ou cela ou obtenir ceci ou cela en particulier, même si cela peut favoriser le fait que je forme tel désir. Mais les humeurs ont-elles la direction d’ajustement opposée ? C’est bien le cas des émotions, mais c’est moins clair pour les humeurs.

Les émotions ont une direction d’ajustement de l’esprit vers le monde. Par exemple si je me mets en colère, je réagis à une situation dans laquelle j’ai été offensée : je me représente cette situation comme offensante. La différence majeure entre les émotions et les humeurs, est que les émotions ont un objet particulier (objet matériel, situation, personne…), sur lequel elles portent, alors que ce n’est pas le cas des humeurs : il est difficile de dire sur quoi porte une humeur, ou même si elle porte sur quoique ce soit. C’est ici une distinction concernant le contenu intentionnel d’un état mental, c’est-à-dire le fait qu’un état mental est à propos de quelque chose, qui différencie les émotions des humeurs : les émotions ont un contenu, tandis qu’il n’est pas sûr que les humeurs en aient un.

Qu’avons-nous dégagé de ces distinctions ? Les humeurs ne sont pas des dispositions comme les traits de caractère, elles ne sont pas non plus des impulsions à agir pour réaliser nos tendances comme les désirs, et elles ne sont pas des épisodes affectifs dirigés vers quelque chose en particulier, comme les émotions. Essayons maintenant de les caractériser positivement. Quels sont les différents aspects que semble comporter une humeur ? Une phénoménologie (1), consistant peut-être en partie dans des ressentis corporels, qui seraient des aspects somatiques de l’humeur (2), un état motivationnel (3), des effets cognitifs (4) et une intentionnalité (5) (J. Deonna & Teroni, 2012; Frijda, 1986; J. J. Prinz, 2004; Scarantino, 2016; Scarantino & de Sousa, 2018; Tappolet, 2016).

1) Il semble y avoir une phénoménologie distinctive des différentes humeurs, c’est-à-dire un « effet que cela fait » propre à la bonne humeur, à l’humeur déprimée, à l’humeur anxieuse, etc. Ce ressenti affectif diffère de celui d’une émotion, parce qu’il est plus diffus (Colomina, 2013; Deonna & Teroni, 2012; Gallegos, 2017; J. J. Prinz, 2004; Solomon, 1976; Tappolet, 2016).

2) Certaines humeurs semblent faire intervenir des ressentis corporels : par exemple si je suis de bonne humeur, je suis susceptible d’avoir un ressenti corporel agréable comme quand je me sens en forme parce que j’ai bien dormi. Mais il n’est pas sûr qu’un tel ressenti fasse toujours partie de l’expérience d’une humeur : je pourrais peut-être être de bonne humeur sans me sentir bien dans mon corps. A minima, ce qui est clair c’est qu’une humeur ne fait pas intervenir d’aspect somatique qui serait le ressenti d’une réaction corporelle typique bien déterminée, comme pour certaines émotions comme la colère, la tristesse, le dégoût, ou la peur (Deonna et al., 2015; J. Prinz, 2008; J. J. Prinz, 2004; Scarantino & Griffiths, 2011).

3) Les humeurs changent notre motivation, même si ce n’est pas en termes d’un programme d’actions déterminées : par exemple si je suis de bonne humeur, je suis globalement plus motivée que d’habitude à faire mes tâches quotidiennes, mais il est difficile de spécifier des actions déterminées auxquelles cela me dispose. Au contraire une émotion est associée à un « programme d’actions » dont des expressions faciales typiques et des comportements typiques : si je me mets en colère, j’ai une expression faciale reconnaissable, et une motivation à m’en prendre à celui qui m’offense (Deonna & Teroni, 2009b; Frijda, 1986; Griffiths & Scarantino, 2005).

4) Une humeur se traduit par des effets sur nos états et processus cognitifs. Si je suis de bonne humeur, cela a des effets sur mes états cognitifs puisque cela favorise des états cognitifs positifs, par exemple des évaluations positives, conscientes ou inconscientes, de ce qui se présente à moi, et sur mes processus cognitifs, par exemple mes capacités d’attention et de concentration sont plus grandes (Beedie et al., 2005; Morris, 2012; Siemer, 2001). En revanche comme elle n’est dirigée vers rien en particulier, il semble plus difficile de considérer qu’une humeur pourrait être constituée par un état cognitif, comme c’est le cas d’une émotion suivant les théories « appraisal », qui la définissent comme une évaluation inconsciente de son objet (Arnold, 1960; J. Deonna & Teroni, 2012; Frijda, 1993; Nussbaum, 2003; Scherer et al., 2001; Solomon, 1976). Une humeur pourrait en revanche être causée par une telle évaluation inconsciente. L’aspect cognitif des humeurs consiste donc dans des rapports de causes à effets à l’égard des états et processus cognitifs.

5) Il est beaucoup moins clair pour les humeurs que pour les émotions qu’elles possèdent un contenu intentionnel (Hatzimoysis, 2017) : comme elles n’ont pas d’objet particulier, il faut parvenir à concevoir leur contenu sans un tel objet. Une théorie possible est que les humeurs représentent des propriétés virtuelles ou potentielles, plutôt qu’actuellement instanciées par un objet particulier (Tappolet, 2018) ; par exemple une humeur irritable représenterait la propriété d’être offensant comme pouvant potentiellement être instanciée par une situation, au lieu de la représenter comme effectivement instanciée par telle situation. Plutôt qu’une différence de modalité, le contenu intentionnel des humeurs pourrait présenter une différence de généralité par rapport au contenu intentionnel des émotions : les humeurs représenteraient des objets plus généraux, par exemple une humeur anxieuse serait un ressenti envers une menace en général alors qu’une émotion de peur serait un ressenti envers telle menace particulière (Goldie, 2000). Une autre possibilité pourrait être de caractériser l’intentionnalité des humeurs, non pas par un contenu intentionnel spécifique, mais en termes de mode intentionnel ou attitude intentionnelle, c’est-à-dire comme un type spécifique de relation de l’esprit à des contenus. Deux types de théories existent à propos de l’intentionnalité des émotions : en termes de contenu intentionnel (Goldie, 2000; J. J. Prinz, 2004; Roberts, 2003; Tappolet, 2016) et en termes d’attitude intentionnelle (Deonna & Teroni, 2012).

Cette analyse de l’humeur a suivi les différents aspects de l’expérience d’un état affectif, sur le modèle d’une émotion. Les types d’émotions peuvent alors être définis en spécifiant leurs différents aspects : la colère peut être définie par une phénoménologie qui lui est propre, faisant intervenir une réaction corporelle dans laquelle on ressent son corps comme tendu et prêt à la bagarre, réaction sous-tendue par l’évaluation d’une situation comme offensante, tandis que le contenu de la colère serait la représentation de la source jugée responsable de l’offense. On spécifierait différemment la joie, la tristesse...en déclinant chaque aspect différemment. Mais si on s’efforce d’en faire de même pour les humeurs, on se rend compte que cela n’est pas évident : comment définir l’euphorie d’une part et l’humeur anxieuse d’autre part, au-delà de leurs phénoménologies distinctives respectives, en spécifiant des aspects somatiques de l’une ou l’autre, des actions auxquelles elles nous préparent, des effets spécifiques de l’une et l’autre sur nos états cognitifs, et, encore plus difficile, un contenu intentionnel spécifique à l’une ou l’autre ? La liste même des humeurs à définir fait défaut : au fait…

 

Combien y a-t-il d’humeurs ?

Avons-nous une seule humeur, qui varie ? Deux humeurs, la bonne et la mauvaise ? Trois ou quatre humeurs, l’humeur déprimée ou anxieuse, l’euphorie, l’humeur irritable ? Les humeurs pourraient être des instances spécifiques d’émotions, par exemple des émotions sans objet particulier. Faisons ici appel à la distinction ontologique entre « types » et « instances » : un type est une chose considérée de façon générale, donc est abstrait, tandis qu’une instance est la chose considérée en tant que chose particulière, concrète, et cette instance est une instanciation du type dans la mesure où elle présente les caractéristiques qui le définissent (Wetzel, 2018). La colère comme type d’émotion est l’émotion qui réagit à une offense subie, ce qui est une définition du concept courant de colère. Les instances de la colère sont toutes les émotions particulières de ce type que peuvent avoir des individus dans le monde. La colère que je ressens à tel moment dans telle situation est une instance de cette émotion. Dire que les humeurs sont des instances sans objet particulier de certaines émotions revient à définir l’humeur en tant que type comme une émotion sans objet, et à considérer que toute instance d’émotion sans objet relève de ce type. Dans ce cas, puisqu’il y a des types d’émotions, qui sont des sous-types du type “émotion”, la question se pose de savoir si tous ces types d’émotions peuvent donner lieu à des instances sans objet donc à des humeurs. Par exemple, une instance de peur sans objet particulier pourrait être une humeur anxieuse ; une instance de joie sans objet serait une bonne humeur ; mais que serait une jalousie sans objet ou une fierté sans objet ? Si ces états affectifs existent, sont-ils des humeurs ? Devons-nous parler d’une humeur jalouse et d’une humeur fière, qui seraient des états affectifs proprement dits, et pas seulement des dispositions à avoir les émotions correspondantes ? Cette question n’est peut-être pas un obstacle à cette conception des humeurs, mais la question inverse se pose également : toutes les humeurs peuvent-elles être considérées comme des instances sans objet d’une émotion ? Par exemple, de quelle émotion une humeur déprimée serait-elle une instance sans objet ? S’agit-il vraiment d’une tristesse sans objet ? N’a-t-elle pas des caractéristiques différentes, notamment une phénoménologie différente ? Si tel est le cas, de quelle émotion serait-elle une instance sans objet ?

De plus comment concevoir qu’une émotion puisse être sans objet ? Faisons appel à une autre distinction, introduite par Anthony Kenny, entre objet formel et objet matériel : l’objet matériel d’une action, d’une attitude ou d’un état mental est son objet particulier, ce sur quoi cela porte, et l’objet formel est un ensemble de conditions que l’objet matériel doit remplir pour qu’une action, une attitude ou un état mental d’un certain type puisse porter dessus (Kenny, 2003, p. 132). Par exemple un objet particulier que je brûle est l’objet matériel de mon action de brûler quelque chose, tandis que l’objet formel de l’action de brûler en général est l’inflammable, le fait d’être inflammable : il faut que quelque chose soit inflammable pour pouvoir être brûlé. Kenny défend la thèse selon laquelle les émotions font partie des états mentaux qui ont un objet formel, c’est-à-dire qu’il y a des conditions à remplir pour qu’un objet particulier soit leur objet (Kenny, 2003, p. 134). Si l’on accepte cette thèse, on peut considérer les humeurs comme des instances sans objet d’émotions au sens où ce serait alors l’objet matériel qui serait absent, tandis que l’objet formel serait présent, qu’il soit représenté par l’état affectif lui-même, comme le dit Kenny, ou par ses bases cognitives, comme le défendent des positions plus récentes (Müller, 2017 ; Massin, 2021). Par exemple si la peur est une émotion dont l’objet formel est la menace, certaines de ses instances ont un objet matériel qui est telle menace particulière : ma peur à tel moment est une peur d’un chien menaçant, et ma peur à tel autre moment est une peur de la menace d’échouer à un examen. Mais d’autres instances de la peur n’auraient pas d’objet matériel et seraient alors des humeurs. Ces instances pourraient être considérées comme les instances d’une humeur qui serait un sous-type de cette émotion de peur, car elles ont le même objet formel, la menace : mettons qu’il s’agisse de l’humeur anxieuse. Être d’une humeur anxieuse consisterait à éprouver une instance de peur sans objet particulier, mais l’état affectif alors éprouvé signalerait tout de même une menace, de façon générale (Goldie, 2002) ou virtuelle (Tappolet, 2018), à défaut d’une menace particulière, ou à titre de propriété non instanciée par quelque chose en particulier (Mendelovici, 2013a, 2013b).

Des variantes de cette conception consistent à concevoir les humeurs comme des sous-types d’émotions en les spécifiant au niveau du ressenti plutôt que de l’intentionnalité. Les humeurs seraient des instances d’émotions moins intenses en termes de phénoménologie ou plus longues en termes de durée temporelle : par exemple une humeur irritable serait toujours une instance de la colère mais moins intense ou plus durable que les instances habituelles de cette émotion. Le critère de la durée, longtemps utilisé pour différencier émotions et humeurs, et encore aujourd’hui dans la psychologie de sens commun, est en revanche abandonné dans la littérature académique (Beedie et al., 2005; J. Deonna & Teroni, 2012; Griffiths, 1997, Chapitre 10; Lormand, 1985; J. J. Prinz, 2004, Chapitre 8). En revanche, certains auteurs défendent encore la thèse selon laquelle les humeurs seraient des émotions avec une phénoménologie moins intense (DeLancey, 2006).

À l’opposé, existe la conception selon laquelle il n’y aurait qu’une seule humeur, au sens où l’humeur serait un paramètre de la vie affective, unidimensionnel, avec une polarité haute et une polarité basse, mais sans autre caractéristique permettant d’individuer des types d’humeurs : c’est ce que traduit notamment la notion de « thymie » introduite en 1946 par le psychiatre Jean Delay qui la définit comme une « tonalité agréable ou désagréable, oscillant entre les deux pôles extrêmes de la douleur et du plaisir » (Delay, 2009, p. 1). La notion avait alors vocation à être utilisée pour caractériser les états pathologiques correspondant à un dérèglement de cette disposition, et la psychopathologie s’est efforcée par la suite de déterminer si « l’humeur haute » propre aux états maniaques et « l’humeur basse » propre aux états dépressifs étaient en continuité avec des variations courantes de l’humeur, quantitativement plus marquées, ou bien d’une nature différente : tel était le débat entre tenants et opposants de la « théorie de la continuité » dans les années 1980 (Morris, 2012). Cette conception semble peu répandue en dehors de la psychiatrie et de la psychopathologie, sauf dans la théorie dimensionnelle des états affectifs défendue par Russell et Feldman Barrett (Barrett, 2006; Barrett et al., 2009; Feldman, 1995; Russell, 1980, 2003, 2009). Les humeurs sont alors des variations d’un ressenti affectif fondamental entre une polarité haute et une polarité basse, et entre une valeur hédonique agréable et une valeur hédonique désagréable : elles sont simplement des ressentis avec deux dimensions, un degré d’éveil et une valeur hédonique ou valence (Russell, 1980). Il y a un consensus relatif sur le fait que nous puissions caractériser nos états affectifs en général suivant ces deux dimensions : mais cela n’en est généralement pas considéré comme une caractérisation suffisante contrairement à ce que dit Russell (J. Deonna & Teroni, 2012; Frijda, 1986; Griffiths, 1997; J. J. Prinz, 2004; Russell, 2003; Scarantino & de Sousa, 2018; Tappolet, 2016).

Cette conception dimensionnelle des humeurs semble impliquer une seule catégorie du fait du continuum sur les dimensions. Cette humeur unique aurait des variations typiques correspondant à des régions de cet espace bidimensionnel. Si l’on refuse de s’en tenir simplement à une humeur haute et une humeur basse, ou une humeur agréable et une humeur désagréable, que devons-nous ajouter à cela ? Si l’humeur haute et agréable est la bonne humeur, avec une gradation possible vers l’humeur euphorique en augmentant le degré de la valence positive, ou vers l’humeur maniaque en augmentant le degré d’éveil, l’humeur basse et désagréable est-elle l’humeur déprimée, avec une gradation possible vers l’humeur dépressive en diminuant encore le degré d’éveil ou la valeur hédonique ? Mais alors que seraient l’humeur anxieuse, la mauvaise humeur, ou l’humeur irritable ? Suffirait-il de les définir comme des humeurs avec un degré d’éveil élevé mais une valence négative ? Comment pourrait-on alors les distinguer l’une de l’autre ? Suffirait-il de dire qu’elles n’ont pas la même phénoménologie, ou n’y a-t-il pas tout de même un contenu de ces humeurs qui leur est propre et permet de les différencier ? À quel critère devons-nous nous en remettre pour dénombrer les humeurs et catégoriser leurs instances ? Ce qu’il nous faut à présent c’est une théorie des humeurs.

 

Contraintes pour une théorie des humeurs

De ce qui précède, nous pouvons extraire une série de contraintes, de desiderata, pour une théorie des humeurs.

1) La contrainte phénoménologique : les humeurs ont une phénoménologie (i) distinctive, au sens où il y a un « effet que cela fait » propres aux humeurs, qui se décline en un « effet que cela fait » propre à chaque type d’humeur (Colomina, 2013; Deonna & Teroni, 2012; Freeman, 2014; Golob, 2017), et (ii) diffuse, au sens où elle n’est pas orientée vers quelque chose en particulier (Deonna & Teroni, 2012; Tappolet, 2018).

2) La contrainte somatique : les humeurs (i) peuvent faire intervenir des ressentis corporels (Deonna & Teroni, 2012; Russell, 1980, 2003, 2009), mais (ii) même quand c’est bien le cas, cet état n’est pas une réaction déterminée avec des manifestations expressives typiques, ou l’activation de tendances à l’action bien déterminées (Frijda, 1986; Russell, 1980, 2003, 2009).

3) La contrainte cognitivo-comportementale : les humeurs ont (i) des effets assez larges sur les états et processus cognitifs, et à travers eux sur le comportement, (ii) chaque type d’humeur ayant des effets spécifiques (Griffiths, 1997; Sizer, 2000; Tappolet, 2018) ; et (iii) leurs effets se décrivent en termes causaux et non en termes de raisons par lesquelles une humeur motiverait des états intentionnels (Deonna & Teroni, 2009b; Lormand, 1985). Par exemple une humeur anxieuse donne une orientation générale à la quasi-totalité des états cognitifs qui se forment en sa présence, qui est une orientation spécifique, distincte de celle que leur donne tout autre type d’humeur, et cette influence se décrit en termes causaux. En découlent des effets sur le comportement.

4) La contrainte intentionnelle : si les humeurs ont une intentionnalité, cette intentionnalité n’est pas liée à un objet particulier, puisqu’elles ne sont pas dirigées vers un tel objet (Deonna & Teroni, 2012; Goldie, 2000; J. J. Prinz, 2004; Solomon, 1976; Tappolet, 2018).

 

La place des humeurs dans les théories contemporaines

Les théories se divisent avant tout entre celles qui définissent les humeurs à partir de leur phénoménologie, et celles qui considèrent cette phénoménologie comme contingente et les définissent plutôt à partir de leurs effets sur les états cognitifs et le comportement. Les théories qui partent de la phénoménologie se divisent entre des théories qui s’en tiennent à cette phénoménologie, et des théories qui analysent cette phénoménologie en termes d’intentionnalité.

 

Les humeurs définies en termes de qualités phénoménales

Une conception historique des humeurs est celle de Heidegger. Ce dernier définit l’humeur comme la « Stimmung », la tonalité de l’être-situé, qui est une dimension existentiale de l’être-là, le « Dasein » (Heidegger, 1927, 1986). Les continuateurs de l’approche heideggerienne définissent ainsi l’humeur comme la tonalité, la qualité particulière de notre expérience consciente, exprimant la manière dont nous sommes situés, c’est-à-dire en relation avec le monde (Golob, 2017). Certains qualifient les humeurs d’états « pré-intentionnels », puisqu’elles exprimeraient une certaine configuration psychologique nous disposant à avoir certains états intentionnels, étant elles-mêmes constituées de ressentis à plusieurs niveaux (conditions environnementales, organisme, relations sociales, situation existentielle, émotions) (Stephan, 2017), ou relevant d’une structure d’arrière-plan qui oriente nos états intentionnels (Ratcliffe, 2010, 2013).

Cependant l’approche phénoménologique en tant que tradition philosophique, héritée de Heidegger mais aussi d’autres phénoménologues comme Husserl ou Merleau-Ponty, se définit par une attitude et une méthode philosophique spécifiques, et ne doit pas être confondue avec des théories de tradition analytique définissant les humeurs par leur phénoménologie : ces deux approches peuvent presque être contradictoires sur la question des humeurs car pour la tradition phénoménologique, ce qui est fondamental dans l’humeur, ce n’est pas un aspect qualitatif de l’expérience consciente mais bien la modification structurale des conditions de cette expérience que l’humeur traduit (en exprimant la manière dont nous sommes situés, disposés), alors que la « phénoménologie » au sens des théories analytiques est un aspect qualitatif de l’expérience consciente, un « effet que cela fait », un ensemble de « qualia » ou « qualités phénoménales » (Gallegos, 2017; Golob, 2017). Les deux sont liés dans la mesure où si l’humeur est la tonalité, la Stimmung, de l’être-situé, elle se traduit sur le plan du vécu psychologique par une certaine coloration de l’expérience consciente, soit une « phénoménologie » ou des « qualités phénoménales » au sens de la tradition analytique.

Les auteurs qui se concentrent sur la phénoménologie des humeurs les définissent alors par une phénoménologie qui est un changement qualitatif de l’ensemble de notre expérience consciente, à la manière de lentilles colorées (Freeman, 2014), ou d’une vision floue ou brouillée, comme à travers des larmes ou une vitre (Colomina, 2013), ou encore d’un certain « caractère » de l’expérience consciente, qui serait également ce qui permet d’individuer et d’identifier d’autres états psychologiques purement qualitatifs comme les odeurs par exemple (Roberts, 2003). Une humeur est alors uniquement constituée de qualités phénoménales, ou qualia. Cela a l’avantage de bien satisfaire la contrainte phénoménologique et la contrainte intentionnelle. Cependant qu’en est-il des deux autres contraintes ? Comment intégrer des aspects somatiques à cette conception strictement phénoménologique des humeurs ? Quelle est plus précisément leur phénoménologie ? Il semble difficile de la spécifier. Si elle consiste en partie dans des ressentis somatiques, comme cela semble être le cas pour certaines humeurs, par exemple l’humeur anxieuse qui implique un état de tension désagréable du corps, comment ces ressentis s’articulent-ils avec les autres qualités phénoménales constituant l’humeur, qui sont des aspects qualitatifs de notre expérience consciente en général ? Une réponse possible serait que la phénoménologie d’une humeur consiste uniquement dans un ressenti corporel, qu’elle est entièrement somatique, mais alors cela confère par la même occasion un contenu intentionnel aux humeurs, qui est l’état corporel ressenti, et les humeurs cessent d’être définies uniquement par une phénoménologie.

La difficulté d’une conception des humeurs uniquement en termes de qualités phénoménales ou qualia, est surtout qu’elle ne satisfait pas bien la contrainte cognitivo-comportementale : si une humeur consiste uniquement dans des qualia, il est difficile de rendre compte de ses effets généralisés sur la cognition et le comportement. De purs qualia sont strictement privés, et ne changent rien dans le monde, au-delà de ce qui est accessible au seul sujet. Ainsi l’argument célèbre de l’inversion des couleurs dit que celles-ci sont des qualia car si un individu voyait toujours du rouge là où un autre voit du bleu et inversement, ces deux individus n’auraient aucun moyen de s’en apercevoir : tout le spectre des couleurs d’un individu pourrait d’ailleurs être inversé, différent de celui des autres, sans que cela fasse de différence dans l’expérience intersubjective. Mais cela ne semble pas pouvoir s’appliquer aux humeurs, comme le montre Fish, en leur transposant cet argument (Fish, 2005): si un sujet éprouvait le ressenti d’une humeur irritable quand il se dit de bonne humeur et inversement, il semble que nous nous en apercevrions nécessairement car les effets de son humeur sur ses états cognitifs et son comportement révéleraient l’inversion. Fish en conclut qu’il semble difficile de concevoir les humeurs en termes de purs qualia.

Dès lors, que faut-il ajouter à la phénoménologie des humeurs pour en avoir une conception plus complète ? Analyser cette phénoménologie en termes d’intentionnalité, est une stratégie pour rendre compte du fait que les humeurs ont des effets sur les états cognitifs et le comportement.

 

L’intentionnalité des humeurs

La position la plus classique est de considérer que les humeurs n’ont pas de contenu intentionnel, thèse encore défendue par certains auteurs (Nussbaum, 2003; Roberts, 2003). Mais plus récemment nombre de théories cherchent à montrer que les humeurs ont un type spécifique de contenu intentionnel, qu’il soit un objet général, un objet générique, ou des propriétés (Mendelovici, 2013b, 2013a; Price, 2006; Prinz, 2004 ; Tappolet, 2018; Tye, 2008), ce qui permet de concevoir que les humeurs soient intentionnelles, au sens d’avoir un contenu, sans être dirigées vers quelque chose en particulier (Kind, 2013). Néanmoins concevoir un tel contenu est difficile, si bien que d’autres théories rendent compte de l’intentionnalité des humeurs en termes de modes intentionnels ou attitudes intentionnelles (Deonna & Teroni, 2009a; Deonna & Teroni, 2012), ou en termes de modifications de modes intentionnels (Fish, 2005).

 

Les humeurs ont-elles un contenu intentionnel spécifique ?

Si la phénoménologie des humeurs peut être analysée comme représentation d’un contenu, quel peut être ce contenu ? Nous allons envisager les quatre possibilités explorées dans la littérature : qu’il s’agisse 1) uniquement d’un état corporel (Russell, 1980, 2003, 2009) 2) du monde entier (Solomon, 1976), 3) de propriétés évaluatives ou affectives (Tye 2008 ; Mendelovici 2013a, 2013b ; Price, 2006 ;  Tappolet, 2018 ; Prinz, 2004), 4) d’objets généraux (Goldie, 2000).

1) Russell définit les humeurs par un ressenti somatique qu’il appelle « affect fondamental », sous-tendu par un état corporel avec une dimension de degré d’éveil et une dimension de valeur hédonique, dont les variations permettent de distinguer les types d’humeurs par un gradient (Russell, 1980, 2003, p. 148). Le degré d’éveil est un état d’activation psychophysiologique plus ou moins élevé, par exemple il augmente lorsqu’on a consommé un produit excitant pour l’organisme, comme le café, et il diminue si l’on est fatigué, assoupi ou apathique. La valeur hédonique est le caractère plus ou moins agréable ou désagréable de l’état ressenti.

Les humeurs ont alors un contenu intentionnel qui est l’état corporel qui sous-tend ce ressenti, cet « affect fondamental ». Le modèle initial de Russell s’accompagne d’une représentation graphique qui lui permet de distinguer quatre états affectifs fondamentaux : avec le degré d’éveil sur l’axe vertical et la valeur hédonique sur l’axe horizontal, il situe la dépression dans le quart sud-ouest du quadrant, avec un degré d’éveil bas et une valeur hédonique négative, l’excitation à l’opposé, avec un degré d’éveil élevé et une valeur hédonique positive, la « détresse », c’est-à-dire le stress ou l’anxiété, dans le quart nord-ouest, avec un degré d’éveil élevé et une valeur hédonique négative, et le « contentement », ou la sérénité ou l’euphorie, à l’opposé, avec un degré d’éveil bas et une valeur hédonique positive (Russell 1980, p. 1164). Russell dit que l’on peut ajouter tous les états affectifs souhaités dans ces grandes régions, ce qui permettrait de définir un plus grand nombre d’humeurs, par des différences de gradient au sein de ces régions.

Les avantages de cette théorie sont de satisfaire les contraintes phénoménologique, somatique et intentionnelle, mais aussi la contrainte cognitivo-comportementale dans la mesure où l’état corporel qui sous-tend l’affect fondamental est susceptible de contraindre l’accès à nos contenus cognitifs et ainsi d’orienter nos états cognitifs et nos comportements. Par exemple l’état d’inconfort et d’éveil très bas qui caractérise une humeur dépressive cause des pensées négatives, comme des jugements évaluatifs négatifs ; cet état se manifeste aussi dans le comportement, avec des actions ralenties, et une baisse globale de l’activité.

Mais à y regarder de plus près il n’est pas sûr qu’elle satisfasse si bien la contrainte phénoménologique et la contrainte cognitivo-comportementale.

Premièrement il se pourrait qu’elle donne une caractérisation nécessaire mais pas suffisante de la phénoménologie de nos humeurs : le ressenti d’une humeur peut paraître plus riche, plus complexe et donc faire intervenir d’autres dimensions que le degré d’éveil et la valeur hédonique. Ces deux dimensions sont-elles suffisantes pour distinguer tous les types d’humeurs ? Un simple gradient peut notamment paraître insuffisant pour distinguer deux humeurs proches : comment distinguer de la sorte une humeur anxieuse d’une humeur irritable par exemple ? Il n’est pas sûr qu’une simple différence de gradient, par exemple un moindre degré d’éveil ou une valeur hédonique moins basse pour l’humeur irritable que pour l’humeur anxieuse, puisse suffire.

Deuxièmement cette conception est-elle suffisante pour rendre pleinement compte de la richesse de l’expérience d’une humeur tout entière, en expliquant tous ses effets cognitifs et comportementaux, au-delà de sa phénoménologie ? Une humeur s’accompagne d’états cognitifs qui concernent l’état du monde externe au corps. Ces états cognitifs semblent spécifiques d’un type d’humeur, par exemple des jugements et des croyances pessimistes sont spécifiques d’une humeur déprimée. Cette spécificité peut être prise comme un argument pour considérer que ces états cognitifs sont constitutifs de l’humeur. Mais alors cela veut dire que la façon dont nous évaluons les objets qui se présentent à nous au cours d’une humeur doit être prise en compte dans sa définition. Cela pousse à repenser le contenu intentionnel des humeurs comme étant, plutôt qu’un état du corps, le monde entier, c’est-à-dire la collection de tous les objets particuliers existants, l’humeur pouvant se focaliser sur une série d’objets particuliers successifs.

2) Solomon définit ainsi les humeurs comme des jugements évaluatifs sur le monde entier. Les émotions et les humeurs sont des jugements évaluatifs, « relativement intenses » et « impliquent le Soi », ce qui rend compte du fait qu’ils s’accompagnent d’une phénoménologie, contrairement à d’autres jugements évaluatifs (Solomon, 1976, p. 187). De plus les émotions sont à propos de quelque chose qui est un objet particulier, alors que les humeurs ne sont à propos de rien en particulier, s’élargissant au « monde entier ». Les humeurs sont alors des « émotions généralisées » au sens où elles ne se concentrent pas sur des objets ou des situations particuliers mais « ont une portée qui s’étend au monde entier » (Solomon 1976, pp. 172–173), ce qui veut dire qu’elles portent de manière distributive sur la succession des objets particuliers qui se présentent à nous au cours de leur déroulement.

Des émotions particulières sont au fondement de l’humeur mais n’en sont pas distinctives, car l’émotion est « la particule de précipitation qui cristallise l’humeur » (Solomon 1976, p. 133). Une humeur est un état affectif dirigé vers le monde entier, qui est un jugement évaluatif généralisé, à partir d’émotions dont les jugements évaluatifs portant sur des objets particuliers ne sont pas distinctifs de l’humeur elle-même ; elle est un jugement évaluatif général qui englobe des jugements évaluatifs particuliers mais ces derniers ne sont pas représentés par l’humeur elle-même.

Les avantages de cette théorie sont de respecter la contrainte intentionnelle, ainsi que la contrainte cognitivo-comportementale, puisque le jugement évaluatif sur le monde entier va rendre compte de l’effet spécifique de l’humeur sur nos états cognitifs et notre comportement : si ma bonne humeur consiste à tout évaluer positivement, cela rend compte d’une orientation positive du contenu de mes pensées, et mon comportement est sous-tendu par cet optimisme.

Mais cette théorie ne rend pas bien compte de la contrainte somatique ni de la contrainte phénoménologique : l’état corporel et la phénoménologie des états affectifs semblent en effet contingents. Pourquoi les émotions et les humeurs ont-elles une phénoménologie, et non les autres jugements évaluatifs ? Solomon dit que c’est parce que ce sont des jugements « relatifs au Soi » et « relativement intenses », mais cela ne semble pas suffisant : nous pouvons porter un jugement évaluatif relatif au Soi, sans avoir une émotion ou une humeur, par exemple si je juge que telle personne s’est très mal conduite à mon égard mais sans me sentir en colère. La notion d’intensité ne semble pas caractériser le jugement évaluatif en tant que contenu propositionnel, mais plutôt une phénoménologie : mais alors cela veut dire que ces états affectifs sont caractérisés par cette phénoménologie, qui les distingue d’autres attitudes intentionnelles, plutôt que par leur contenu évaluatif (conceptuel, propositionnel) lui-même. Or si les émotions et les humeurs sont des jugements évaluatifs au sens de manières d’évaluer des choses, caractérisées par une phénoménologie distinctive plutôt que par un contenu propositionnel, cela revient à étendre la notion de jugement à un point qui risque de la rendre triviale (Scarantino & de Sousa, 2018). Elles ne semblent donc pas être de véritables « jugements évaluatifs », des attitudes propositionnelles. Concédons à Solomon qu’une humeur est une expérience affective dont la portée est le monde entier et qui peut embrasser cette totalité ou bien se focaliser sur différents objets particuliers au sein de cette totalité. Il ne semble pas que ce soit en termes de jugements évaluatifs portant sur le monde ou sur ces objets particuliers que l’on peut rendre compte du cours de cette humeur. Si elle reste dirigée vers le monde entier tout au long de l’épisode qu’elle constitue, qu’est-ce qui détermine la manière dont elle évolue, devenant plus intense à certains moments par exemple, avant de s’achever ? De plus, ne puis-je pas continuer à juger que le monde est dangereux même quand j’ai cessé d’être anxieuse ? Ici c’est plutôt la phénoménologie distinctive de cette humeur qui compte. Si une humeur prend plusieurs objets particuliers successifs comme points de focalisation, le jugement évaluatif dans lequel elle consiste va prendre ces objets particuliers successifs comme objets. Mais cette série d’objets est contingente et ne détermine ni le début, ni la fin, ni l’évolution du cours de l’humeur : on peut imaginer un autre épisode psychologique relevant du même type d’humeur, avec une série différente d’objets ou bien aucun de ces objets (Hatzimoysis, 2017; Mitchell, 2019). C’est donc la manière de se rapporter à ces objets qui est fondamentale dans l’humeur, soit une attitude intentionnelle, or c’est dans la phénoménologie que celle-ci semble consister. Enfin dire qu’une humeur évalue « le monde entier » ne veut pas dire qu’elle est dirigée vers le monde en tant qu’objet particulier, car alors on ne voit pas ce qui la différencierait d’une émotion : « le monde entier » est la collection de tous les objets particuliers, ce qui veut dire qu’une humeur anxieuse, au lieu d’être dirigée, comme une émotion de peur, vers un objet particulier comme étant menaçant, envisage tous les objets particuliers comme étant menaçants. L’humeur est bien en ce sens une émotion généralisée, puisqu’au lieu qu’il y ait une menace particulière, tout devient menaçant. C’est en un sens une conception dispositionnelle de l’humeur, puisque l’humeur consiste dans une évaluation comme menaçant de tout objet susceptible de se présenter. Une humeur est alors une expérience affective portant sur le monde entier, dont la portée est le monde entier, et qui peut se focaliser sur tel ou tel objet particulier du monde au sein de cette portée. Donc le contenu propre à une humeur donnée n’inclut pas l’objet particulier évalué, puisque celui-ci est variable : le contenu de l’humeur semble être uniquement l’évaluation elle-même, au lieu d’être l’évaluation avec ce qu’elle évalue. Le contenu intentionnel de l’humeur ne peut pas être l’évaluation avec son objet particulier, sa cible, mais seulement l’évaluation, la proposition formulant le jugement évaluatif, sans instance particulière, par exemple « X est effrayant » sans spécification du X pour une humeur anxieuse. Mais qu’est-ce qu’une évaluation qui n’évalue rien, et comment peut-elle être « représentée » par une expérience affective singulière ? Un tel contenu intentionnel n’est plus un jugement évaluatif, un contenu propositionnel : il s’agit plutôt de propriétés évaluatives, comme le défend Tye (Tye, 2008).

3) Comment peut-on concevoir les humeurs comme ayant pour contenu intentionnel des propriétés spécifiques ? Tye veut rendre compte de nos états affectifs dans le cadre d’une théorie entièrement intentionnaliste ou représentationnaliste du mental (Tye, 1995) : de nos émotions et de nos humeurs, comme de tous nos états mentaux pourvus d’un caractère phénoménal, il dit que leur phénoménologie survient sur leur contenu représentationnel, c’est-à-dire que deux expériences (affectives) qui ont le même contenu représentationnel, ont le même caractère phénoménal (Tye, 2008, p. 42). Il définit les humeurs comme des états affectifs dans lesquels d’une part nous percevons le monde avec certaines propriétés évaluatives, par exemple dans l’euphorie « le sujet pense que le monde est un endroit merveilleux », et d’autre part « nous éprouvons un certain état corporel caractéristique » (Tye, 2008, p. 44). Contrairement à ce qui définit le contenu représentationnel d’une émotion, « le lien causal entre les deux fait défaut », car une humeur ne pourrait être que systématiquement erronée si elle nous représentait le monde comme la cause de notre réaction corporelle en vertu de certaines propriétés évaluatives (Tye 2008, p. 44). Tye ajoute que dans certains cas, les humeurs ne portent pas sur le monde entier mais leur objet varie au cours du temps, au cours du déroulement de l’épisode.

Précisons que pour Tye, le contenu sur lequel survient la phénoménologie des humeurs est non conceptuel. Tye distingue deux manières dont les expériences émotionnelles sont dirigées vers des choses extérieures au corps : soit via des perceptions de ces choses, soit via des pensées envers ces choses (Tye, 2008, p. 31). Dans le second cas, les émotions ont un contenu conceptuel. La douleur a selon lui une part sensorielle, qui nous indique une lésion anatomique, et aussi une part affective, qui évalue la lésion représentée par la part sensorielle comme mauvaise, déplaisante. Tye s’appuie sur des cas pathologiques pour affirmer que les deux composantes de la douleur peuvent être dissociées. Mais dans tous les cas la douleur est représentationnelle, car les deux composantes le sont ! (Tye, 2008, pp. 32-34). Or en même temps la douleur est clairement non conceptuelle, puisque bien des êtres dépourvus de toute faculté conceptuelle peuvent la ressentir. Tye en conclut que nos expériences affectives peuvent être représentationnelles sans être conceptuelles, car même lorsqu’elles n’incluent pas de pensée envers quelque chose, mais seulement une perception, celle-ci est un contenu de représentation, qui est alors un contenu « perceptuel », à savoir des qualités ou propriétés évaluatives instanciées dans le corps (Tye, 2008, p. 35). C’est ainsi qu’il conçoit également le contenu intentionnel des émotions et des humeurs. Cette conception remplit bien les quatre contraintes. Mais elle s’expose à deux objections.

Tye reconnaît que les humeurs ne sauraient représenter le lien causal entre les propriétés évaluatives de l’objet extérieur et l’état du corps, car leur objet spécifique étant le monde entier, il ne saurait être regardé comme la cause de la réaction corporelle. Cela veut dire que l’expérience d’une humeur représente distinctement le monde entier, avec certaines propriétés évaluatives, et un état du corps. On ne retrouve pas le contenu de représentation qui était supposé être spécifique des états affectifs, puisque ce contenu devait représenter l’objet extérieur avec deux conditions : en tant qu’il a certaines propriétés évaluatives, et en tant qu’il cause une certaine réaction corporelle, comme pour les émotions (Tye, 2008, pp. 39-40). Il devient alors difficile de concevoir l’humeur comme une seule et même expérience affective : si elle a deux contenus de représentation distincts, le monde entier d’une part et l’état corporel d’autre part, et que les qualités phénoménales surviennent entièrement sur des contenus de représentation, alors il semble y avoir deux ensembles distincts de qualités phénoménales et finalement deux expériences affectives distinctes.

Tye envisage aussi la possibilité que dans le cas d’une humeur, l’objet extérieur varie constamment. Mais alors comment concevoir l’unité de l’humeur en tant qu’état affectif ou expérience affective ? Si elle représente une succession d’objets extérieurs avec certaines propriétés évaluatives en vertu desquelles chacun cause une certaine réaction corporelle, et que la phénoménologie de l’humeur survient entièrement sur des contenus de représentation, il semble y avoir autant d’expériences affectives que d’objets rencontrés au cours de l’humeur. En d’autres termes si l’objet de l’humeur varie sans cesse, elle semble être une succession d’émotions distinctes, chacune définie par la relation causale qu’elle représente entre les propriétés évaluatives de son objet spécifique, et l’état du corps au moment où l’attention se porte sur cet objet spécifique.

Mendelovici (2013a, 2013b) s’est efforcée de résoudre ces difficultés en raffinant la conception de Tye (Tye 2008) : elle propose que les humeurs représentent des propriétés affectives sui generis et « non liées » (« unbound »), non instanciées par des objets particuliers. Ainsi semble surmontée la difficulté à concevoir le monde ou une série d’objets comme instanciant ces propriétés. Une objection possible à Mendelovici est qu’elle pose l’existence de ces propriétés sui generis sans motivation indépendante de celle de donner une théorie des humeurs qui soit cohérente avec le cadre représentationnaliste qu’elle partage avec Tye ; cela peut donc s’apparenter à une conception ad hoc. En effet si ces propriétés affectives étaient réductibles à des propriétés déjà connues et représentées par d’autres états psychologiques, par exemple des propriétés naturelles qui peuvent faire l’objet de perceptions, cela ne rendrait pas compte de la phénoménologie spécifique des humeurs, c’est-à-dire du fait que cette phénoménologie s’explique parce qu’elle survient sur un contenu de représentation spécifique : Mendelovici affirme donc leur caractère sui generis. Mais alors comment rendre compte de l’adéquation ou l’inadéquation qui peut exister entre une humeur et l’environnement ? La théorie de Mendelovici semble rendre l’humeur totalement indépendante des circonstances environnantes, car si les propriétés affectives représentées par une humeur sont sui generis, et totalement libres, non liées à quelque objet que ce soit, cela semble conférer à l’humeur un contenu de représentation qui n’aurait absolument aucun lien avec l’état du monde perçu par le sujet. La genèse de l’humeur à un niveau subpersonnel, même si elle fait intervenir des causes environnementales, créerait un état phénoménal survenant sur un contenu de représentation qui n’aurait aucun rapport avec ces causes, et plus généralement avec l’environnement et ses autres propriétés. Cela semble interdire une rationalisation des humeurs par leur contenu de représentation alors que nous distinguons tout de même des humeurs adaptées et inadaptées aux circonstances : c’est de cela dont a voulu rendre compte Tappolet (Tappolet 2018) à partir d’une proposition de Price (Price 2006), qui élabore différemment le contenu des humeurs en termes de propriétés.

Price définit les humeurs comme des perceptions d’états corporels indiquant qu’un type de situation est susceptible de se produire dans l’environnement, car ces états corporels nous préparent à y réagir : par exemple « la fonction de l’irritabilité ou de l’appréhension est d’adapter le sujet à un environnement où il y a une probabilité accrue qu’une offense ou une menace fasse occurrence » (Price, 2006, p. 57). Suivant cette conception, une émotion comme la peur est la perception d’un état corporel qui informe d’une menace directe, actuelle, bien identifiée dans l’environnement, par exemple un individu menaçant en présence duquel on se trouve ; mais une humeur comme l’humeur anxieuse est la perception d’un état corporel qui informe d’une menace potentielle, au sens où elle indique que l’environnement est tel que des menaces pourraient s’y trouver, et qu’on pourrait donc se retrouver dans une situation du type de celles où l’on a peur, c’est-à-dire une situation où l’on est menacé. Price s’appuie ici sur une définition de l’information selon laquelle un état d’un certain type véhicule l’information que des conditions d’un certain type sont réunies, si ces conditions sont réunies et que la probabilité qu’elles le soient sachant qu’un état du type concerné est instancié est plus grande que la probabilité simple que ces conditions soient réunies : elle présente cette définition comme une version faible de la définition de l’information par Dretske (Price, 2006, p. 53).

Cette théorie satisfait bien la contrainte cognitivo-comportementale puisque le fait d’anticiper un certain type de situation rend compte des modifications cognitives et comportementales qui accompagnent une humeur, par exemple les capacités attentionnelles accrues pour chercher une potentielle menace dans l’environnement lorsqu’on est anxieux, les jugements négatifs à propos de ce que l’on perçoit car on anticipe que cela pourrait incarner la menace redoutée, et ainsi le comportement d’évitement que l’on adopte en conséquence. Cette théorie satisfait aussi la contrainte somatique, puisque la phénoménologie de l’humeur est la perception de l’état corporel sous-jacent, qui consiste dans un ressenti somatique sans que celui-ci soit le ressenti d’une réaction corporelle bien déterminée. Mais cela l’empêche du même coup de satisfaire complètement la contrainte phénoménologique, puisque cela veut dire que si une humeur a bien une phénoménologie, un « effet que cela fait » qui lui est propre, ce ressenti est du même coup dirigé vers quelque chose en particulier, le corps (puisque l’humeur est la perception de l’état du corps). Cela soulève également une difficulté pour que la théorie puisse satisfaire la contrainte intentionnelle, puisque l’humeur est supposée avoir pour intentionnalité, un contenu qui n’inclut pas la représentation d’un objet particulier puisqu’il s’agit de propriétés potentielles, mais elle semble tout de même inclure le corps, qui est bien un objet particulier, dans son contenu de représentation, puisque les propriétés sont un contenu informationnel de l’état du corps. Comment l’humeur en vient-elle à représenter ce contenu intentionnel ? Puisqu’il s’agit d’anticiper le fait qu’une menace pourrait se concrétiser, ce contenu semble consister en propriétés évaluatives, en particulier la propriété d’être menaçant et peut-être des propriétés sous-tendant ou accompagnant celle-ci comme la propriété d’être dangereux, propriétés que l’on se représente comme susceptibles d’être instanciées dans l’environnement. Cela pourrait être un contenu élaboré par du traitement d’information à un niveau subpersonnel, sans avoir à faire de la perception de l’état du corps le support de sa représentation. C’est la position qu’a développée Tappolet (2018) à partir de celle de Price.

Comme Mendelovici (2013a, 2013b), Tappolet défend une théorie représentationnaliste à propos des humeurs en concevant leur contenu intentionnel en termes de propriétés affectives sui generis, irréductibles aux propriétés naturelles qui les sous-tendent. Mais plutôt que de parler de propriétés « libres » de tout objet, Tappolet dit, en raffinant la position de Price (Price, 2006), que les humeurs représentent ces propriétés comme « susceptibles d’être instanciées » dans un environnement donné, par des objets au sens large (objets matériels, situations...) (Tappolet, 2018). Plus en détails, les propriétés affectives dont parle Tappolet sont des propriétés axiologiques qui constituent un contenu non conceptuel (Tappolet, 2016, p. 16) des émotions et des humeurs, présenté par leurs qualités phénoménales (Tappolet, 2016, p. 18) : par exemple la propriété d’être dangereux est le contenu non conceptuel de la peur et de l’humeur anxieuse. Tappolet définit les émotions et les humeurs comme des « perceptions de valeurs » (Tappolet, 2000). Ces valeurs sont des propriétés axiologiques ; elles sont indépendantes de la réponse émotionnelle même si nous décrivons celle-ci par des concepts affectifs évaluatifs appliqués aux objets de nos émotions, par exemple « effrayant », « réjouissant », « dégoûtant », etc. (Tappolet, 2016, 2018). Le fait que le contenu intentionnel des états affectifs soit ainsi objectif permet selon Tappolet de rendre compte du fait qu’émotions et humeurs puissent être appropriées ou non au sens de représenter correctement ou non l’état du monde (Tappolet 2018). Ce contenu est non conceptuel mais il détermine nos réponses, ou expériences, émotionnelles, que nous décrivons par les concepts affectifs, évaluatifs, et ainsi fonde nos attitudes propositionnelles à contenu évaluatif ou axiologique (jugements évaluatifs, croyances axiologiques…). Pour distinguer émotions et humeurs, Tappolet propose de faire une différence de modalité, plutôt que de généralité, entre leurs contenus respectifs (Tappolet 2018). Elle dit que les émotions sont des perceptions de valeurs ou de propriétés axiologiques actuelles, véritablement instanciées par des objets particuliers, et les humeurs des perceptions de propriétés axiologiques potentielles, virtuelles, susceptibles d’être instanciées par des objets particuliers (Tappolet, 2018, p. 181).

Les avantages de cette position sont de bien remplir la contrainte phénoménologique, la contrainte intentionnelle et la contrainte cognitivo-comportementale, en conférant aux humeurs une phénoménologie diffuse, une intentionnalité sans qu’elles soient dirigées vers un objet particulier, et des effets généralisés sur nos états cognitifs (Tappolet, 2018, p. 171‑172). Néanmoins Tappolet ne rend pas compte des éventuels aspects somatiques de la phénoménologie des humeurs.

De plus sa position rencontre certaines limites. Tout d’abord on pourrait douter que tous les types d’humeurs puissent vraiment se définir par un type de propriétés axiologiques potentielles perçues : pour Tappolet, on peut toujours identifier dans une humeur un contenu en termes de possibilités en jeu (Tappolet, 2018, p. 185). Si nous lui accordons cela, il reste à s’assurer que ce contenu est distinctif des humeurs. Certaines de nos émotions aussi semblent porter sur des états de choses possibles. Par exemple la peur peut réagir en partie à une menace qui n’est pas totalement actuelle, que l’on redoute justement parce qu’elle pourrait achever de se concrétiser : si j’ai peur de tomber dans un précipice ou d’échouer à un examen, c’est bien que cela ne s’est pas encore produit, et donc que la propriété qui suscite ma peur là-dedans, disons la propriété d’être dangereux pour moi, a un caractère virtuel, potentiel. Mais Tappolet répond que dans le cas d’une émotion, la modalité (d’incertitude) porte sur l’état de choses lui-même et non sur le fait qu’il instancie certaines propriétés axiologiques (comme la modalité de potentialité ou de virtualité du contenu des humeurs). Par exemple si on a peur qu’il gèle pendant la nuit car c’est effrayant, c’est une émotion, même s’il n’est pas sûr qu’il gèlera pendant la nuit, car le fait qu’il gèle, l’état de choses dans lequel il gèle, est représenté par l’émotion comme instanciant (vraiment) la propriété axiologique monadique qui sous-tend la propriété évaluative d’être effrayant, en l’occurrence le fait d’être dangereux ; mais si on est anxieux à l’idée de quelque chose d’effrayant, c’est une humeur, car cette propriété évaluative n’est instanciée par rien en particulier, le danger est représenté en tant que non actualisé par un état de choses quel qu’il soit, même incertain (Tappolet, 2018, p. 186).

Il reste encore une difficulté de cette position, qui est de comprendre comment on accède aux propriétés axiologiques virtuelles qui sont le contenu spécifique des humeurs, dans la mesure justement où elles sont virtuelles, et non instanciées par la situation actuelle. Comment les humeurs peuvent-elles être des « perceptions de valeurs » si aucun objet particulier n’instancie actuellement ces valeurs, objet dont la perception sensorielle pourrait causer la réponse émotionnelle qui représenterait ses propriétés axiologiques ? Tappolet semble dire qu’il y a une chaîne causale qui part de l’état actuel du monde pour donner au sujet des attentes sur des propriétés évaluatives potentielles, susceptibles d’être instanciées par des objets : les humeurs sont des quasi-perceptions de valeurs car des éléments actuellement perçus dans la situation actuelle conduisent à « former des attentes sur la façon dont les choses sont susceptibles d’évoluer en termes de propriétés évaluatives », à « se faire une idée de ce qui doit probablement arriver dans le futur » (Tappolet, 2018, p. 184). Mais que sont ces attentes que l’on forme sur les propriétés évaluatives susceptibles être instanciées ? S’agit-il d’un contenu conceptuel, voire propositionnel ? S’agit-il d’un contenu non conceptuel ? Si les propriétés évaluatives susceptibles d’être instanciées sont déduites, inférées, de propriétés évaluatives instanciées par les objets que nous percevons actuellement, n’étant pas elles-mêmes instanciées, il est difficile de comprendre comment elles peuvent être représentées de façon non conceptuelle. Mais Tappolet ne dit pas que les humeurs soient à propos d’un tel contenu conceptuel, ni « causées » par un tel contenu ; elles représentent donc bien ces propriétés axiologiques de façon non conceptuelle, par leur phénoménologie. Mais alors comment les humeurs font-elles percevoir ces propriétés axiologiques en tant que virtuelles, non instanciées par l’objet ou la situation ? Il semble peu probable qu’une phénoménologie puisse représenter ce caractère de virtualité, de potentialité, qui est un contenu intentionnel sophistiqué.

Contrairement à Tappolet qui semble refuser de réduire la phénoménologie des états affectifs au ressenti d’un état corporel (Tappolet 2016, chapitre 1), la solution de Prinz est d’incarner la représentation des propriétés évaluatives qui sont le contenu de ces états affectifs dans des états corporels retenus par la sélection naturelle pour être le véhicule de ce contenu (Prinz, 2004).

Prinz définit les émotions et les humeurs comme des perceptions d’états corporels qui « représentent » des « schèmes relationnels fondamentaux », qui sont des relations organisme-environnement fondamentales, relatives à la survie ou au bien-être de l’individu : ces états corporels les indiquent de manière fiable et c’est là leur fonction adaptative, ce qui est la définition d’un état représentationnel suivant la notion téléosémantique de représentation que Prinz emprunte à Dretske (Prinz, 2004, chapitre 3). Ces états corporels ont une valence conçue en termes de marqueurs de renforcement positif ou négatif du comportement (Prinz, 2004, chapitre 7). Les émotions et les humeurs sont donc des « évaluations incarnées avec une valence » (Prinz, 2004, p. 178). Les émotions représentent des relations « locales » entre l’organisme et l’environnement, et les humeurs des relations « globales », ou une position générale de l’individu dans l’existence : l’émotion de tristesse représente la perte de quelque chose en particulier alors que l’humeur dépressive représente une situation générale de perte, l’émotion de peur représente un danger spécifique alors que l’humeur anxieuse représente une situation générale de danger (Prinz 2004, p. 185).

Prinz dit que les émotions et les humeurs représentent ces propriétés relationnelles en tant qu’elles sont leurs objets formels. Il définit pour sa part l’objet formel comme « la propriété en vertu de laquelle un événement particulier provoque une émotion » : les émotions et les humeurs ne représentent donc pas les objets particuliers (au sens large d’objets matériels, événements, personnes, situations, etc.) qui les provoquent, mais un type de relation entre ces objets et notre organisme, par laquelle ces objets ont provoqué les états corporels qui sous-tendent ces émotions et humeurs (Prinz, 2004, p. 62). Par exemple « être une perte est l’objet formel de la tristesse » : chaque épisode de tristesse, chaque occurrence particulière de cette émotion concerne un objet particulier différent, mais dans tous les épisodes « la tristesse représente la perte » (Prinz, 2004, p. 62). Même si on peut qualifier ces propriétés relationnelles de dépendantes de la réponse au sens où elles concernent une relation entre l’environnement et un organisme qui réagit à cet environnement, elles ne sont pas dépendantes de la réponse au sens où elles caractériseraient uniquement la réponse, la réaction corporelle elle-même, et la supposeraient pour exister : ce sont tout de même des propriétés objectives. Par exemple la perte représentée par la tristesse est bien une propriété objective car nous pouvons subir des pertes même sans être tristes ; et quand nous sommes tristes, c’est cela que notre émotion représente, c’est-à-dire le fait que son objet particulier, vers lequel elle est dirigée, constitue une perte, ce qui ne dépend pas de la réponse émotionnelle elle-même (Prinz, 2004, p. 63‑64). Chaque type d’émotion représente ainsi une relation organisme-environnement relative à notre bien-être, qui est son objet formel. Cela permet de concevoir que les humeurs soient représentationnelles, même si elles ne sont pas dirigées vers des objets particuliers. La différence entre les deux est une différence d’« objet ontique », défini par Prinz comme « la catégorie ontologique » de leur type d’objets particuliers (Prinz, 2004, p. 185). La propriété relationnelle qu’une émotion représente, s’applique à des choses particulières, tandis que celle qu’une humeur représente, s’applique à des choses générales (Prinz 2004, p. 185). Une émotion répond à une situation « locale », par exemple la tristesse, à une perte que je viens de subir, comme la mort d’un proche ; une humeur se rapporte à une situation « globale », par exemple une humeur dépressive représenterait ma position dans l’existence comme une situation de perte (Prinz, 2004, p. 185).

Avec sa notion d’états corporels représentationnels, la théorie de Prinz satisfait la contrainte somatique, mais avec les mêmes difficultés que la théorie de Price pour satisfaire la contrainte phénoménologique (puisque la phénoménologie d’une humeur est le ressenti d’un état corporel, donc ne semble pas être diffuse mais être dirigée vers quelque chose en particulier qui est le corps), et la contrainte intentionnelle (puisqu’il va y avoir une difficulté pour concevoir comment le contenu intentionnel s’articule à l’état corporel, qui semble déjà constituer un contenu intentionnel, qui de plus est un objet particulier). Comme les humeurs représentent des propriétés de notre position globale dans l’existence, cela va avoir des effets sur tous nos états intentionnels et notre comportement, en leur donnant une orientation spécifique selon l’évaluation que l’on fait, ce qui satisfait la contrainte cognitivo-comportementale.

C’est concernant l’intentionnalité des humeurs que la théorie rencontre le plus de limites : il n’est pas clair qu’on puisse concevoir comment les humeurs peuvent représenter les propriétés relationnelles dont parle Prinz en tant qu’instanciées par la position globale du sujet dans l’existence, ni que l’expérience d’une humeur consiste vraiment à accéder à un tel contenu. Comme Prinz dit que les émotions et les humeurs représentent leur objet formel, et non leur objet particulier, et qu’elles se définissent également par leurs objets ontiques respectifs, cela veut dire qu’elles représentent aussi leur objet ontique, donc qu’elles représentent leur objet formel en tant que devant être instancié par des objets particuliers relevant de telle ou telle catégorie ontologique : les émotions représentent des relations fondamentales organisme-environnement en tant qu’elles sont susceptibles d’être instanciées par des situations locales, et les humeurs représentent de telles relations en tant qu’elles sont susceptibles d’être instanciées par des situations globales. Par exemple la tristesse représente la perte en tant que propriété relationnelle pouvant être actualisée par une situation précise ; l’humeur dépressive représente la perte en tant que propriété relationnelle actualisée par une situation générale, une position globale dans l’existence. L’objet formel est une propriété qui s’applique aux objets particuliers de l’état mental dont il est le contenu de représentation ; l’objet ontique est une restriction sur la catégorie ontologique des objets particuliers que les émotions et les humeurs peuvent avoir. Mais comment concevoir le rapport entre l’objet formel et l’objet ontique ? Si l’objet ontique n’est pas inclus dans l’objet formel, comment comprendre qu’une émotion et une humeur qui ont le même objet formel, comme la tristesse et l’humeur dépressive, diffèrent ? Il semble falloir que l’objet ontique soit inclus dans l’objet formel pour que l’on puisse différencier ces deux états affectifs : la tristesse doit représenter la perte en tant que susceptible d’être instanciée par des objets spécifiques, et l’humeur dépressive en tant que susceptible d’être instanciée par des objets généraux. Mais comment cette restriction ontologique est-elle représentée par l’état corporel ? Si on accorde à Prinz que nous avons un état corporel qui représente la perte, il est plus difficile de concevoir comment cet état corporel peut être modulé de manière à représenter la perte ou bien comme instanciée par une situation précise, ou bien comme instanciée par une situation générale.

De plus peut-on vraiment isoler des patterns d’activation corporelle suffisamment distinctifs des différents types d’humeurs, et peut-on montrer que c’est leur fonction adaptative d’indiquer des changements environnementaux ? C’est moins clair que pour les émotions, pour lesquelles certaines réactions corporelles héritées de la sélection naturelle sont bien connues, ainsi que leurs causes environnementales typiques. Les facteurs d’une humeur sont parfois strictement endogènes plutôt qu’environnementaux (Morris, 2012). De ce fait il est plus difficile de concevoir pourquoi elle devrait représenter des relations fondamentales organisme-environnement, et comment l’état corporel correspondant aurait été sélectionné pour cela. Même si le contenu intentionnel des émotions diffère de leurs causes, il consiste dans des propriétés relationnelles indiquées par des états corporels avec lesquels les relations organisme-environnement co-varient de façon fiable, probablement parce qu’elles les causent. Mais dans le cas des humeurs, il n’est pas clair du tout que les états corporels sous-jacents co-varient de manière fiable avec des changements environnementaux, ni que ces états corporels soient causés de manière déterminée par certains événements ou objets spécifiques.

Enfin, même si Prinz s’appuie sur une théorie de la représentation qui n’implique pas nécessairement que le sujet accède au contenu représentationnel de ses états affectifs, on peut se demander si sa conception rend correctement compte du rapport entre une humeur et les états représentationnels, intentionnels, dont elle s’accompagne. L’humeur est supposée être la perception d’un état corporel indiquant une certaine propriété relationnelle instanciée par la situation globale du sujet, au-delà de la situation locale dans laquelle il se trouve. Dans le cas d’une émotion, l’état corporel est directement causé par certains changements environnementaux, qui sont par la même occasion son contenu intentionnel. Mais dans le cas d’une humeur, l’état corporel devrait être interprété puisqu’il indique un certain type de relations avec l’environnement qui ne sont pas actualisées par une situation locale mais par une situation globale. Si l’influence d’une humeur sur nos états intentionnels doit se comprendre en vertu d’un tel contenu, elle suppose donc une interprétation complexe, ce qui ne semble pas refléter le lien de nos humeurs avec nos jugements évaluatifs. L’humeur a plutôt une influence directe sur ces jugements, ne nécessitant pas d’inférence à propos de notre position globale dans l’existence : quand nous sommes de bonne humeur nous faisons des jugements positifs, mais cela ne passe pas par une interprétation d’une certaine relation fondamentale avec l’environnement en tant qu’instanciée par notre situation globale. La version récente « énactiviste » de la théorie de Prinz conçoit les émotions comme des attitudes corporelles nous préparant à certaines actions, à travers lesquelles nous prenons conscience de certaines propriétés de notre environnement, parce que celles-ci sont les possibilités d’action correspondantes s’offrant à nous dans cet environnement (Shargel & Prinz, 2018). Mais pour ce qui est des humeurs, dans la mesure où elles ne nous motivent pas à des actions déterminées, il n’est pas clair qu’on puisse leur appliquer cette version « énactiviste » de sa théorie.

Puisque les humeurs n’ont pas d’objets particuliers, définir leur contenu intentionnel spécifique en termes de propriétés évaluatives exige d’inclure dans la représentation de celui-ci une spécification de modalité (Tappolet 2018) ou une restriction ontologique sur les objets auxquels ces propriétés peuvent s’appliquer (Prinz 2004). Cela pose des difficultés à concevoir comment une phénoménologie, même incarnée dans un état corporel, peut représenter un tel contenu intentionnel. Les humeurs ne représentent-elles pas plutôt des objets plus généraux que les émotions ?

4) Goldie conçoit les humeurs, de même que les émotions, comme des « ressentis envers », mais envers des objets d’un degré de généralité supérieur : « les émotions ont des objets plus spécifiques que les humeurs » et « cette distinction est une affaire de degré » (Goldie 2000, p. 17). Une émotion de peur serait un ressenti envers un objet particulier, même si celui-ci peut être assez indéterminé, par exemple si je marche dans la nuit et que je ne sais pas précisément par quoi je suis effrayée, qu’il s’agisse d’une ombre sur le mur, d’un bruit ou de l’obscurité elle-même ; mais une humeur anxieuse serait un ressenti envers quelque chose de plus général, ayant tout de même un certain degré de spécificité (Goldie 2000, p. 143). L’humeur anxieuse pourrait donc porter sur la situation dans son ensemble.

Plus précisément Goldie analyse la phénoménologie des émotions et des humeurs en termes d’intentionnalité en montrant que cette phénoménologie se compose de deux « ressentis », le « ressenti envers » un objet, et un « ressenti corporel » (Goldie, 2000, 2002). Le ressenti corporel est intentionnel au sens où il est orienté vers le corps, même si l’émotion n’est pas « à propos » de l’état corporel (Goldie 2002, p. 236). Le « ressenti envers » l’objet est également intentionnel, et peut être qualifié de « contenu » non conceptuel (Goldie 2002, p. 241). Les deux ressentis sont unifiés de sorte que l’on éprouve leur phénoménologie comme une seule et même expérience affective, parce que les ressentis corporels « empruntent leur intentionnalité » aux ressentis envers l’objet extérieur, étant dirigés vers le monde au-delà du corps (Goldie 2002, p. 247) ; le ressenti corporel est « profondément infusé » par l’intentionnalité de l’émotion, et le ressenti envers un objet est réciproquement empreint de la phénoménologie corporelle (Goldie, 2000, p. 57). L’objet du « ressenti envers » d’une humeur est moins particulier que celui d’une émotion, même s’il l’est à un certain degré, puisqu’il ne peut pas s’agir de « tout » ou « rien » (Goldie 2000, p. 143).

Cette théorie satisfait la contrainte somatique, la contrainte intentionnelle, et est susceptible de satisfaire la contrainte cognitivo-comportementale puisque l’objet général de l’humeur peut susciter nombre de cognitions et de comportements, spécifiques de la manière dont le ressenti évalue cet objet. Mais il n’est pas sûr que la conception de Goldie reflète bien la phénoménologie de nos humeurs : par sa distinction entre le ressenti corporel et le ressenti envers un objet général, ne met-il pas en péril l’unité de l’humeur ? Chaque ressenti a sa propre intentionnalité, puisque l’un est intentionnel en tant que ressenti d’un état du corps, et l’autre l’est en tant que ressenti envers un objet extérieur. Que veut dire Goldie en parlant d’un ressenti corporel « profondément imprégné » de l’intentionnalité du ressenti envers l’objet, ou qui « emprunte son intentionnalité » au ressenti envers l’objet ? Sa conception semble être que le contenu intentionnel de l’humeur est le ressenti envers l’objet général tandis que le ressenti corporel accompagne ce « ressenti envers ». Mais alors l’humeur consiste fondamentalement dans le ressenti envers l’objet général, tandis que le ressenti corporel « s’ajoute » à celui-ci. Or dans certaines humeurs, sinon dans toutes, il semble plutôt que nous fassions l’expérience d’un climat intérieur, sous-tendu par un ressenti corporel, et qui influence nos pensées et nos comportements, et non l’expérience d’un ressenti envers un objet, même général, auquel s’ajouterait un ressenti corporel. Par exemple la bonne humeur s’apparente bien plus à un état de bien-être intérieur, qui reflète un état somatique agréable, et influence positivement nos états intentionnels et nos comportements, qu’à un ressenti envers un objet, même général.

En fait, comment concevoir un « ressenti envers » un objet très général ? Goldie reconnaît que l’objet d’une humeur ne peut pas être « tout » ou « rien », mais doit bien avoir un certain degré de particularité, puisque le ressenti est « envers » cet objet (Goldie 2000, p. 143) : l’orientation de ce ressenti, le fait qu’il soit dirigé vers quelque chose, exige qu’il y ait tout de même un objet déterminé. Pourtant il dit aussi que les émotions elles-mêmes n’ont pas nécessairement un objet très déterminé : la peur peut être à la fois envers l’obscurité, la forme des rideaux, un bruit qui nous réveille… Dès lors la distinction entre les émotions et les humeurs se brouille. Il y a une tension non résolue chez Goldie entre le fait de les distinguer par la caractéristique selon laquelle les humeurs n’ont pas d’objet déterminé, et une conception des états affectifs en termes de « ressentis envers » qui exige tout de même un certain degré de détermination de leur objet. Si l’objet d’une humeur a un degré de spécificité suffisant pour qu’elle soit un « ressenti envers » cet objet, auquel le ressenti corporel « emprunte » sa propre intentionnalité, il n’est pas sûr que cela remplisse bien la contrainte intentionnelle qui est de ne pas avoir de cible, d’objet particulier.

Si le ressenti qui crée le climat affectif intérieur propre à l’humeur la constitue fondamentalement, peut-être convient-il de concevoir plutôt l’intentionnalité des humeurs en termes de spécificités de ce ressenti, qui constitue une certaine relation de l’esprit à des contenus, plutôt que par des conditions spécifiques sur le type d’objets vers lequel ce ressenti est dirigé. Cela invite à repenser l’intentionnalité des humeurs en termes d’attitude intentionnelle ou mode intentionnel.

Les humeurs sont-elles des modes intentionnels ?

La perception, l’imagination, la volonté, sont des modes intentionnels, ou attitudes intentionnelles. Les humeurs sont-elles un type spécifique d’attitudes intentionnelles ou de modes intentionnels ? Une autre possibilité pour une théorie des humeurs qui situe leur intentionnalité dans un type spécifique de relation de l’esprit à ses contenus plutôt que dans un type spécifique de contenu, est de les concevoir comme des modifications de modes intentionnels : une humeur serait par exemple une modulation de nos perceptions sensorielles, la perception étant quant à elle un mode intentionnel à part entière.

1) Ce sont principalement Deonna et Teroni qui conçoivent les états affectifs en termes d’attitudes intentionnelles, plus précisément comme des « attitudes évaluatives incarnées » : les émotions sont des états du corps qui sont des états de préparation à l’action envers leurs objets particuliers, constituant des évaluations de ces objets (Deonna & Teroni, 2009a; Deonna & Teroni, 2012). Une conception similaire des humeurs aurait l’avantage de satisfaire la contrainte phénoménologique, la contrainte somatique et la contrainte cognitivo-comportementale : les humeurs ainsi conçues peuvent avoir une phénoménologie distinctive diffuse, qui peut inclure le ressenti d’un état corporel qui n’est pas une réaction bien déterminée envers un stimulus précis, et elles peuvent avoir une influence spécifique sur tous les états cognitifs et le comportement, selon l’état corporel qui les sous-tend.

Mais concernant leur intentionnalité, elle est difficile à concevoir à travers la notion d’attitudes évaluatives incarnées en l’absence d’un objet particulier qui serait évalué, comme d’une réaction corporelle déterminée envers cet objet, qui serait l’incarnation de l’évaluation. Il faudrait pouvoir spécifier davantage le type de relation de l’esprit à des contenus qui caractériserait les humeurs, peut-être en concevant un mode intentionnel spécifique pour chaque type d’humeur : l’humeur anxieuse serait une manière pour l’esprit de se rapporter à ses contenus, l’humeur dépressive une autre manière, la bonne humeur encore une autre manière. Mais lorsque l’on veut spécifier ces modes, il est difficile de décrire davantage en quoi ils consistent : qu’est-ce que la façon anxieuse d’envisager les choses ? Pour répondre à cette question, on voudrait décrire un aspect que revêtent les choses lorsqu’on est anxieux. Cet aspect est une qualité des états intentionnels par lequel on se représente les choses, mais plus précisément un aspect non pas du contenu représenté, mais de la relation de l’esprit à ce contenu. Mais alors l’intentionnalité des humeurs n’est plus conçue en les définissant comme un mode intentionnel spécifique mais comme une modification qualitative caractéristique d’autres modes intentionnels (nos perceptions, nos émotions…) : les humeurs ne seraient pas un autre type spécifique de relation de l’esprit au monde mais un type de modulation, d’altération qualitative des relations qu’a l’esprit avec le monde à travers ses états intentionnels. Deonna et Teroni caractérisent les humeurs comme des « états affectifs a-rationnels ou irrationnels », qui sont des ressentis d’états corporels qui nous déterminent causalement à avoir certains états intentionnels (Deonna & Teroni, 2009b). Cela est compatible avec l’idée que les humeurs ne sont pas un type spécifique d’attitude intentionnelle (ou de mode intentionnel), mais une modulation d’attitudes intentionnelles, ce qui est la conception de Fish.

2) Fish définit les humeurs comme des « modifications caractéristiques de nos modes d’engagement intentionnel existants (perceptuels /conceptuels) » (Fish, 2005, p. 30). Ces patterns de modifications, sont des modifications qualitatives, des modifications des qualités phénoménales de  nos états intentionnels, états mentaux dans lesquels « le monde est donné à l’esprit d’une certaine manière » selon Fish (Fish, 2005). Ainsi les humeurs ne sont pas définies comme un type spécifique de modes intentionnels mais comme des changements qualitatifs d’états intentionnels existants, qui ne concernent pas ce que ces états nous présentent, leur contenu, mais la manière dont ils nous le présentent, la relation de l’esprit à ce contenu. Cela permet à Fish d’être parcimonieux en évitant de poser autant de modes intentionnels nouveaux qu’il y a d’humeurs (Fish, 2005).

Cette conception confère à chaque humeur, qui est une « manière de faire l’expérience du monde » (Fish, 2005), une phénoménologie distinctive diffuse, donc répond à la contrainte phénoménologique. Elle répond à la contrainte somatique dans la mesure, où même si Fish ne dit rien des aspects somatiques d’une humeur, celle-ci n’est pas définie par le ressenti d’une réaction corporelle déterminée. Elle répond aussi à la contrainte intentionnelle, car l’humeur n’a pas d’objet particulier. Selon Fish sa conception répond enfin à la contrainte cognitivo-comportementale car elle définit les humeurs par une modification de nos états cognitifs, qui les influence tous, et se traduit par des modifications qualitatives du comportement (Fish, 2005, p. 34). C’est une conception adverbialiste de l’intentionnalité, dans laquelle celle-ci est un caractère ou une qualité de l’expérience consciente. Pour l’adverbialisme, percevoir du rouge n’est pas percevoir quelque chose comme une certaine quantité de rouge, mais percevoir « de manière rouge », « rougement » (Fish, 2010, Chapitre 3). De même une humeur dépressive consisterait à percevoir les choses « dépressivement », cela consistant dans des qualités, des propriétés intrinsèques de ces perceptions, ou des états de conscience par lesquels on se représente des choses.

La limite de la conception adverbialiste est qu’elle ne donne pas une définition très spécifique de chaque type d’humeur. En situant leur intentionnalité dans des modulations qualitatives des états intentionnels, elle en donne une définition qui présente une forme de circularité : l’humeur dépressive, c’est penser, percevoir, etc. les choses « dépressivement », c’est avoir des états de conscience et des états intentionnels avec cette « couleur », cette « modulation » dépressive. Cette conception rejoint presque davantage les théories des humeurs en termes de qualia, que les théories intentionnalistes ou représentationnalistes auxquelles elle veut se rattacher. Or à défaut de spécifier l’intentionnalité propre à chaque type d’humeur, les définir par des phénoménologies distinctives peut paraître insatisfaisant : s’en tenir aux qualia fait qu’on ne décrit pas les effets cognitifs et comportementaux, de chaque type d’humeur, pourtant assez spécifiques, alors qu’à l’inverse ces qualia, analysés en termes d’intentionnalité ou non, ont des corrélats cognitifs et comportementaux, ou au moins des effets sur la cognition et le comportement. Il peut alors paraître plus prometteur de partir de ces effets pour définir les humeurs, ce qui conduit à une conception dispositionnaliste et fonctionnaliste.

 

La conception dispositionnaliste et fonctionnaliste des humeurs

La conception dispositionnaliste et fonctionnaliste des humeurs est issue de la théorie motivationnelle des états affectifs de Frijda (Frijda, 1986, 1994, 2009). Ce dernier définit les émotions comme des changements de préparation à l’action, consistant dans l’activation dans l’organisme d’un certain nombre de « tendances à l’action » en réponse à certains stimuli. C’est donc une théorie motivationnelle des états affectifs. Mais les humeurs sont des modes de préparation à l’action : elles ne consistent pas dans une préparation à un ensemble d’actions déterminées, mais en une variation de la façon dont notre organisme tend à réagir à l’environnement, ce qui revient à les définir par leurs effets sur les états cognitifs et le comportement, donc en termes dispositionnalistes et fonctionnalistes.

L’état motivationnel dont parle Frijda est en effet défini comme l’état d’un système, le système affectif, dont le rôle serait justement d’évaluer en permanence l’environnement relativement aux tendances, préoccupations et besoins de l’organisme, pour le préparer à agir en vue de préserver ces derniers : il est défini en termes de corrélations entre des stimuli, des états mentaux et des comportements, il s’agit donc fondamentalement d’un état fonctionnel. Par exemple une émotion de colère consiste dans l’activation d’un certain nombre de tendances à l’action dans mon organisme : mon expression faciale se fait menaçante, mon corps est prêt à attaquer mon adversaire, mes muscles se tendent pour faire des gestes violents, et comme ce programme d’action s’active en réaction à une situation, j’ai des pensées qui interprètent cette situation comme une situation dans laquelle j’ai subi une offense contre laquelle je veux réagir. La mauvaise humeur se définit seulement par un mode de préparation à l’action qui diffère de l’ordinaire : ce sont plutôt des actions défensives qui sont facilitées par l’état de mobilisation comportementale et par l’état physiologique. Ce mode de préparation à l’action ne réagit pas à une situation déterminée, et ne s’accompagne pas d’une interprétation de la situation (Frijda 1986, p. 252).

Donc l’humeur chez Frijda, c’est un état fonctionnel défini en termes du type de comportement que je suis susceptible d’avoir. Cette théorie rejoint la théorie dispositionnaliste et fonctionnaliste de Lormand qui définit les humeurs comme des états fonctionnels déterminant quels sont les états intentionnels qui sont pris en compte par nos actions (« actifs ») et quels sont ceux qui ne le sont pas (« latents ») (Lormand 1985) : cela revient également à définir les humeurs en général par un type d’effet qu’elles ont sur notre comportement, et chaque type d’humeur en termes des comportements qu’elle nous dispose à avoir.

Cette conception dispositionnaliste et fonctionnaliste des humeurs satisfait la condition intentionnelle (pas d’objet particulier car pas d’intentionnalité du tout) et la condition cognitivo-comportementale.

On peut émettre une légère réserve sur la condition somatique. Il n’est pas sûr que des modes de préparation à l’action puissent être caractérisés de façon suffisamment distinctive, en particulier pour définir les différentes humeurs en les distinguant les unes des autres. Par exemple quel serait le mode de préparation à l’action propre à l’humeur anxieuse ? Ce pourrait être l’agitation. Une humeur déprimée serait plutôt une baisse globale de la motivation à agir. Mais cela reste un peu vague. Or si l’on veut spécifier davantage ces modes de préparation à l’action, cela semble devoir se faire en termes d’actions déterminées auxquelles les humeurs nous disposeraient, ce qui va à l’encontre de la contrainte somatique, et tend à effacer la distinction qui différencie les humeurs des émotions : si on spécifie davantage le mode préparation à l’action d’une humeur déprimée, par exemple comme une tendance à l’évitement des interactions sociales, et à des manifestations expressives comme les pleurs, cela semble être également une bonne caractérisation de l’émotion de tristesse. Pourtant ces deux états affectifs diffèrent du point de vue de leur phénoménologie.

On peut également émettre des réserves sur la capacité de cette théorie à satisfaire la condition phénoménologique. En effet il peut paraître difficile de circonscrire un changement de mode de préparation à l’action dans notre expérience subjective, dans la mesure où celui-ci ne réagit pas à une situation déterminée : quand commence et quand s’achève un tel changement ? Notre mode de préparation à l’action n’est-il pas constamment en train de changer, de s’adapter à notre environnement ? Mais alors qu’est-ce qui marque le début et la fin d’une humeur, si elle se définit comme un tel changement de mode de préparation à l’action ? Cette conception conduit à dire que nous sommes constamment d’une certaine humeur même si elle est parfois neutre. Mais il semble difficile de dire que nous identifions nos types d’humeurs par le ressenti de certains modes de préparation à l’action, car la phénoménologie distinctive de nos humeurs semble avoir d’autres aspects et être trop diffuse pour se laisser décrire comme cet état motivationnel. Pour décrire le cours d’une humeur, son évolution tout au long de son déroulement, il n’est peut-être pas suffisant de parler d’un changement de mode de préparation à l’action : que mes tendances à m’engager dans des interactions sociales soient davantage mobilisées au début d’une matinée où je suis de bonne humeur qu’à la fin, ne reflète pas nécessairement le fait que je suis de meilleure humeur au début du matin qu’à la fin. Plus déterminants sont peut-être les effets cognitifs des humeurs : plus mes pensées sont facilitées, plus je suis de bonne humeur, plus elles sont inhibées, plus je suis déprimée, plus elles défilent rapidement, plus je suis anxieuse.

Une autre formulation possible de la conception dispositionnaliste et fonctionnaliste des humeurs a ainsi été proposée en termes de modifications de processus cognitifs, plutôt que d’orientation des états cognitifs et du comportement. La psychologie scientifique ayant mis en évidence les effets des humeurs sur l’attention, la perception, l’inhibition, la mémoire et la formation de concepts notamment (Griffiths, 1997; Morris, 2012; Prescott-Couch, 2005; Sizer, 2000). Griffiths a alors défini les humeurs comme des « états fonctionnels globaux déviants », qui sont des états d’ordre supérieur, définis en termes de modifications de relations entre des stimuli, des états cognitifs et des comportements, plutôt qu’en termes de relations entre des stimuli, des états cognitifs et des comportements, comme le seraient des états fonctionnels de premier ordre (Griffiths, 1997, Chapitre 10). Par exemple lorsqu’on est d’une humeur anxieuse, certains stimuli sensoriels déterminent des états mentaux, notamment des pensées évaluant ces stimuli comme menaçants et des émotions réagissant à ces stimuli comme s’ils étaient menaçants, états mentaux qui peuvent entretenir en retour un traitement spécifique de ces stimuli, et cela s’accompagne de comportements résultant de ces relations entre ces stimuli et ces états mentaux, comme des comportements de fuite ou d’évitement. Sizer remarque que la notion d’état fonctionnel « d’ordre supérieur » ajoute une complexité qui peut être évitée en définissant directement une humeur par des modifications de processus cognitifs, qui sous-tendent les modifications de relations entre états mentaux, stimuli et comportements auxquelles s’attache Griffiths (Prescott-Couch, 2005; Sizer, 2000). Sizer dit qu’une humeur se traduit par des modifications de la mémoire, de l’attention et de la formation de concepts, trois types de processus cognitifs dont il faudrait spécifier les modifications pour obtenir des caractérisations de chaque humeur typique comme l’humeur dépressive, l’humeur anxieuse, l’humeur euphorique, etc. (Sizer, 2000).

Cette théorie satisfait la contrainte somatique, la contrainte intentionnelle, et la contrainte cognitivo-comportementale en partant des effets généralisés propres à chaque type d’humeur sur la cognition et le comportement.

Mais il n’est pas sûr qu’elle remplisse la contrainte phénoménologique, ce qui est lié au fait qu’il n’est pas sûr que la théorie fonctionnaliste parvienne à une caractérisation suffisante des humeurs. La définition des humeurs en termes d’états fonctionnels globaux déviants ne semble pas suffisante pour les distinguer de tout autre type d’état mental. Une émotion semble également pouvoir se définir comme un état fonctionnel global déviant : par exemple si j’ai peur d’un individu menaçant, cela a des effets sur la manière dont je traite l’ensemble de mes stimuli sensoriels, sur l’ensemble de mes états cognitifs et de mon comportement. Si l’on s’en tient à la notion d’état fonctionnel global, il n’est pas sûr que l’on puisse différencier toute occurrence d’une émotion de colère d’occurrences d’humeur irritable. Ce problème peut également être soulevé à propos d’autres états comme les états de fatigue, d’excitation, ou induits par des substances comme l’alcool. Tous ces états se traduisent également par une modification fonctionnelle globale de l’individu, une modification de l’ensemble des relations entre les stimuli, les états mentaux et les comportements qu’il peut avoir. La différence principale entre ces états et les humeurs est phénoménologique.

Les théories dispositionnalistes et fonctionnalistes peuvent rendre compte de la phénoménologie des humeurs, si les modifications fonctionnelles (modifications de processus cognitifs, d’états cognitifs, d’état motivationnel) par lesquelles elles définissent les humeurs ont une phénoménologie, et que celle-ci suffit à décrire la phénoménologie de ces humeurs. Griffiths dit que les états fonctionnels qu’il a caractérisés pourraient ne pas avoir de qualia ou qualités phénoménales, et que les humeurs doivent donc être définies de manière plus fondamentale par les modifications fonctionnelles qui les caractérisent que par leur phénoménologie (Griffiths, 1989, 1997; Prescott-Couch, 2005; Sizer, 2000). Cela paraît contre-intuitif, car dans notre vie psychologique nos humeurs ont une phénoménologie distinctive. Mais cette dernière pourrait être au moins en partie décrite comme le ressenti des modifications de processus cognitifs, d’états cognitifs, et d’état motivationnel, incluses dans les modifications fonctionnelles qui caractérisent une humeur : par exemple la phénoménologie d’une humeur anxieuse pourrait être au moins en partie décrite comme le ressenti d’une accélération des processus cognitifs, d’une agitation comportementale, et d’une orientation négative des états cognitifs. Cela suffirait-il alors à décrire la phénoménologie distinctive de cette humeur ? S’il faut y ajouter un ressenti corporel global, celui-ci peut provenir des modifications physiologiques qui sous-tendent les humeurs : les états neurophysiologiques identifiés par Griffiths lui-même comme les corrélats des états fonctionnels par lesquels il définit les humeurs (Griffiths, 1997, Chapitre 10) pourraient donner lieu à des ressentis, à des qualités phénoménales, venant rendre compte d’aspects supplémentaires de la phénoménologie des humeurs. Remarquons qu’une telle conception ne serait plus strictement fonctionnaliste, puisqu’elle ne serait pas uniquement en termes de causes et d’effets des humeurs sur les états et processus cognitifs et le comportement, mais aussi en termes de phénoménologie distinctive d’un état psychologique occurrent phénoménal.

En conclusion la théorie des humeurs comme qualités phénoménales, la théorie intentionnaliste et la théorie dispositionnaliste et fonctionnaliste s’accordent sur le fait qu’une humeur implique une modulation de nos états cognitifs, ce qui donne une certaine orientation et certains aspects qualitatifs à nos états intentionnels, donc à nos états cognitifs et notre comportement. Ces théories divergent concernant ce qu’elles considèrent fondamental dans la définition philosophique de l’humeur : sa phénoménologie, son intentionnalité, ou ses effets cognitifs et comportementaux.

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