Ingarden (A)

Comment citer ?

Malherbe, Olivier (2021), «Ingarden (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/

Publié en octobre 2021

 

Résumé

Roman Ingarden (1893-1970) est un phénoménologue et disciple critique de Husserl. Profondément réaliste, Ingarden va en effet rapidement s’inquiéter du « tournant idéaliste » d’Husserl, jusqu’à articuler l’ensemble de sa philosophie autour d’une question centrale : peut-on, comme le fait progressivement Husserl (du moins tel qu’Ingarden le comprend), prendre le parti pris de l’idéalisme, au risque de faire du monde un simple objet créé par la conscience ? Pour Ingarden, profondément attaché au réalisme des premiers travaux husserliens, cette voie est tout simplement inacceptable et il n’aura de cesse de tenter de la combattre.

Pour ce faire, Ingarden se lancera à corps perdu dans de vastes analyses, d’abord en ontologie, en esthétique et en théorie de la connaissance, puis également en anthropologie. Et s’il ne parviendra jamais à répondre entièrement à la question qui l’anime, il aura cependant, au fur et à mesure de ses recherches, développé une véritable somme d’ontologie existentielle et formelle extrêmement bien pensée et novatrice, ainsi qu’une conception particulièrement féconde de l’esthétique. On soulignera par exemple sa défense d’un pluralisme des modes d’existence, ou son articulation de l’esthétique autour d’un objet tout à fait particulier : l’objet purement intentionnel. Toutes choses qui ont une valeur philosophique tout à fait indépendamment de la question de l’existence du monde ou, comme Ingarden l’appelle, de la « controverse idéalisme-réalisme ».

Malheureusement, du fait de la Deuxième Guerre mondiale puis de la Guerre froide (Ingarden passe l’essentiel de sa carrière académique en Pologne), Ingarden ne connaîtra de son vivant qu’une réception confidentielle et axée sur son esthétique en Occident. Il fait cependant l’objet, depuis une vingtaine d’années, d’une redécouverte critique et féconde.

Cet article tentera, par une présentation de quatre champs essentiels de la philosophie ingardénienne (esthétique, ontologie, anthropologie et théorie de la connaissance), de proposer des clés de lecture d’une œuvre souvent touffue, mais extrêmement riche et particulièrement cohérente, et de faire ressortir l’unité profonde qui l’anime.

Table des matières

  1. Biographie
  2. L’œuvre d’art littéraire et l’esthétique ingardénienne
    1. L’œuvre d’art littéraire comme objet purement intentionnel
    2. L’œuvre d’art littéraire et l’objet esthétique
    3. L’ontologie de l’œuvre d’art littéraire
      1. La structure « polystratique » de l’œuvre d’art littéraire
      2. Théorie de la signification
      3. Représentation, vérité et fiction
      4. La couche des objets figurés et les qualités métaphysiques
    4. Un canevas ontologique flexible et généralisable
    5. De l’œuvre d’art à l’objet esthétique : l’expérience esthétique
    6. Valeurs esthétiques et valeurs artistiques
  3. La Controverse sur l’existence du monde et l’ontologie pluraliste d’Ingarden
    1. La place de l’ontologie dans la philosophie ingardénienne
      1. L’ontologie comme remède à l’idéalisme transcendantal husserlien et aux excès de la théorie de la connaissance
      2. Ontologie et phénoménologie
      3. Ontologie, métaphysique et sciences empiriques
    2. L’ontologie existentielle et les différents modes d’existence
    3. L’ontologie formelle : forme et essence
      1. Le couple Forme I – Matière I : la forme fondamentale des objets
        1. Une nouvelle articulation de la forme et de la matière
        2. La structuration de la matière au sein des objets et la question de la Gestalt
        3. La nature constitutive et l’essence
      2. Le couple Forme III – matière III : le Tout et ses parties
    4. Et l’existence du monde dans tout cela ?
  4. Anthropologie philosophique : l’homme comme être culturel, libre et responsable
    1. Esquisse ontologique : de la conscience pure à la monade humaine
      1. Une conscience revisitée
      2. De la conscience à la monade humaine
      3. De la monade à l’être psychocorporel ?
    2. L’homme comme être culturel libre et responsable
      1. Ontologie des valeurs
      2. L’homme comme être essentiellement culturel
      3. Un « monde » de valeurs qui s’éprouve sous diverses guises
      4. Une personne libre et responsable qui se cristallise au travers de ses actes
        1. Valeurs et responsabilité
        2. La liberté et l’inscription de l’homme dans le monde
        3. Une personne nécessairement incarnée qui se cristallise par ses actes
  5. Éléments de théorie de la connaissance
    1. Connaissance et valeurs de connaissance
    2. Fonder la connaissance
    3. Théorie de la perception
  6. Bibliographie
    1. Bibliographies
    2. Sources primaires
    3. Sources secondaires

 


Biographie

Roman Witold Ingarden naît à Cracovie le 5 février 1893. Après de (courtes) études de philosophie à Lvov auprès de Kazimierz Twardowski, il part en 1912 étudier la philosophie à Göttingen (Allemagne) où Edmund Husserl tient ses cours de phénoménologie. Ingarden deviendra rapidement membre du « Cercle de Göttingen ». Ce groupe de phénoménologues (comprenant notamment Edith Stein, Hedwig Conrad-Martius, Jean Héring, Adolf Reinach, etc.) se caractérise par sa fidélité à la méthode phénoménologique réaliste développée par Husserl dans ses Recherches logiques (1900-1901) et son refus du « tournant idéaliste » husserlien amorcé dans les Idées directrices pour une phénoménologie (1913) (cf. infra [3.a.i] et l’entrée « Husserl » de cette encyclopédie).

Ingarden se lie rapidement à Husserl et devient un de ses disciples les plus proches. Il suit ce dernier à Fribourg et, en 1918, passe avec lui son doctorat sur l’intuition et l’intellect chez Henri Bergson, dont la philosophie marquera durablement, même si de manière discrète, la pensée d’Ingarden. C’est cette même année qu’il écrit à Husserl une lettre qui deviendra célèbre dans laquelle il affirme son opposition à l’idéalisme husserlien et ses propres convictions réalistes. Dans ce texte séminal, Ingarden cristallise la controverse entre idéalisme et réalisme autour de la question de l’existence du monde ou, pour le dire d’une manière un peu plus technique, autour de la question du mode d’être du monde et de son rapport à la conscience pure. Ingarden interprète en effet l’idéalisme husserlien comme impliquant que la conscience pure soit le seul être dont l’être réel soit indubitable, alors que le monde pourrait n’être qu’un objet purement intentionnel, créé par celle-ci. Au contraire, la conviction réaliste profonde d’Ingarden le pousse à concevoir le monde comme existant en soi, à l’égal de la conscience, et n’étant intentionnel que de manière contingente.

Cette opposition à l’idéalisme husserlien deviendra alors la matrice des différents axes de recherche de la philosophie ingardénienne et traversera tant son esthétique que son ontologie, sa théorie de la connaissance ou même son anthropologie philosophique. (Sans compter encore les différents travaux d’exégèse de la philosophie husserlienne, largement centrés sur l’idéalisme de ce dernier). Fort heureusement, la philosophie ingardénienne propose des résultats qui possèdent une valeur et un intérêt propre tout à fait indépendamment de cette question, aujourd’hui largement passée de mode, et à laquelle Ingarden ne pourra d’ailleurs pas apporter de réponse définitive (même si chacun des axes de sa pensée apporte des arguments partiels en faveur du réalisme).

Après son doctorat, Ingarden rentre en Pologne où il prépare sa thèse d’habilitation Questions essentiales (1925 [Ingarden 2007]), consacrée à un approfondissement du concept d’idée. Il garde également une correspondance fournie avec Husserl, jusqu’à la mort de ce dernier en 1938. Ingarden est ensuite engagé par l’université Jan Kazimierz de Lvov où il devient professeur en 1933. C’est durant cette période qu’il écrit et publie (en allemand) son premier ouvrage majeur, L’œuvre d’art littéraire (1931 [Ingarden 1983a]). Bien qu’il s’agisse d’un ouvrage d’esthétique, Ingarden le rédige avant tout pour des raisons ontologiques et liées à la controverse idéalisme-réalisme : il entend analyser un objet indubitablement intentionnel (l’œuvre d’art littéraire) et montrer toutes les différences ontologiques qui séparent ce type d’objet des objets réels, en ce compris le monde, afin de démontrer que celui-ci ne pourrait être créé par la conscience. C’est dans cet ouvrage qu’Ingarden développe avec le plus de finesse son concept d’objet « purement intentionnel », qui deviendra le concept central de toute son esthétique (cf. infra [2.b]). Il poursuit ensuite ses travaux d’esthétiques, cette fois plus éloignés de la controverse idéalisme-réalisme, avec De la connaissance de l’œuvre d’art littéraire (1936, en polonais [Ingarden 1973]), ouvrage largement consacré à une description phénoménologique de la lecture et de l’expérience esthétique du lecteur (et, plus généralement, du spectateur de tout type d’art).

La Deuxième Guerre mondiale marque une rupture majeure si ce n’est dans le contenu de la philosophie ingardénienne, du moins dans son histoire. En effet, bien que polonais, Ingarden a accompli la majeure partie de sa formation philosophique en Allemagne, auprès de Husserl, et a jusqu’alors écrit l’essentiel de ses textes en allemand (à l’exception notable de son ouvrage consacré à la connaissance de l’œuvre d’art littéraire). Avec l’invasion de la Pologne, les choses changent et Ingarden se refusera, pendant près de quinze ans, à publier encore en langue allemande. Cette décision aura évidemment un impact majeur sur la diffusion de ses livres et de ses idées en Occident où, pendant plusieurs dizaines d’années, seule L’œuvre d’art littéraire sera (un peu) connue et étudiée. C’est également pendant la guerre qu’Ingarden écrit les deux premiers tomes de sa seconde œuvre majeure, qui sera publiée en polonais au sortir de la guerre : La Controverse sur l’existence du monde (1947-1948 [Ingarden 2013a & 2016]). Derrière ce titre quelque peu ronflant se cache une gigantesque somme ontologique inachevée, dont la qualité et l’intérêt sont largement indépendants de la question qui a motivé sa rédaction. Son ontologie existentielle fait d’ailleurs l’objet d’une attention relativement soutenue, notamment chez des philosophes de tradition analytique (Barry Smith, Peter Simons, etc.).

Le statut de la Pologne d’après-guerre, de l’autre côté du Rideau de fer, limitera encore la reconnaissance internationale d’Ingarden et lui rendra la vie dure : s’il obtient en 1945 un poste à l’Université Jagellonne de Cracovie, il sera interdit d’enseignement et de publication en 1949 pour son « idéalisme » (ce qui ne manque pas de piquant), et ce jusqu’en 1957. Ingarden utilisera cette période d’inactivité forcée pour continuer ses recherches (notamment concernant sa théorie des valeurs, qui prendra une importance grandissante dans sa philosophie) et proposer une traduction polonaise, saluée pour sa qualité, de la Critique de la Raison pure de Kant (1957). Après la levée de l’interdiction, il reprend son poste à l’université de Cracovie où il enseignera jusqu’à sa retraite en 1963. Les années soixante sont marquées par un travail titanesque d’auto-traduction par Ingarden d’ouvrages ou d’articles du polonais vers l’allemand (notamment La controverse sur l’existence du monde, ou encore son ouvrage sur la connaissance de l’œuvre d’art littéraire), ce qui implique que la version définitive de la plupart des textes principaux d’Ingarden est, en fait, la version allemande. Ingarden continue également ses travaux en esthétique et axiologie (Vécu, Œuvre d’art et Valeur, 1969 [Ingarden 1969]) et voyage à l’étranger où il donne notamment des leçons sur la philosophie husserlienne (Leçons d’Oslo, 1967). Il s'éteint brusquement le 14 juin 1970 à Cracovie, quelques mois après la publication de son dernier ouvrage consacré à la responsabilité (De la Responsabilité. Ses fondements ontiques, 1970 [Ingarden 1997a]). L’examen de ses papiers révélera notamment l’existence d’un troisième tome, inachevé, de la Controverse sur l’existence du monde qui sera publié à titre posthume en 1971 [Ingarden 1974], et d’un volumineux ouvrage de théorie de la connaissance (en polonais), également inachevé [Ingarden 1996].

L’œuvre d’art littéraire et l’esthétique ingardénienne

Ingarden écrit L’œuvre d’art littéraire (Ingarden 1983a) dans le but avoué d’en faire une arme dans son combat contre l’idéalisme husserlien : il s’agit, nous l’avons dit, d’étudier un objet dont l’être purement intentionnel ne fait aucun doute (l’œuvre d’art littéraire), pour mettre en évidence toutes les différences qui séparent ce type d’objet des objets réels (et, pour Ingarden, du monde lui-même).

Pour autant, il ne commet pas l’erreur de traiter et de maltraiter son sujet pour le faire entrer dans les cadres d’une question qui n’a que peu de rapport avec l’art littéraire. Au contraire, ce premier opus magnum propose des analyses profondément novatrices sur l’ontologie de l’œuvre d’art littéraire (ce qu’on appelle couramment aujourd’hui l’œuvre de fiction) qui vont permettre à Ingarden de développer la plupart des concepts fondamentaux de son esthétique, comme celui d’objet purement intentionnel, de lieux d’indétermination, de strate, ou encore la distinction canonique entre fondement physique de l’œuvre d’art, œuvre d’art et objet esthétique. Ingarden y présentera également une théorie de la signification innovante et une analyse avant la lettre du « make-believe » de Kendall Walton inhérent aux œuvres de fiction. En conséquence, cette œuvre aura notamment une influence profonde en esthétique, notamment sur la théorie de la réception et de la lecture développée par l’École de Constance, et en particulier sur les travaux de Wolfgang Iser.

Dans la foulée, et en utilisant la matrice conceptuelle développée dans cet ouvrage, Ingarden décrira également l’ontologie de l’œuvre picturale, musicale, filmique ou encore architecturale (ces textes ne seront publiés que bien plus tard et, dans leur forme définitive, en allemand, dans ses Recherches sur l’ontologie de l’œuvre d’art, 1962 [Ingarden 1989]). Il approfondit ensuite ses recherches en se concentrant sur la question de l’expérience esthétique et de l’objet esthétique puis des valeurs artistiques et esthétiques.

Nous nous concentrerons principalement sur l’œuvre d’art littéraire qui forme la matrice de l’esthétique ingardénienne. Nous commencerons (a) par décrire celle-ci comme un objet purement intentionnel qu’il convient de distinguer (b) tant de son fondement physique que de l’objet esthétique, avant (c) de plonger plus profondément dans l’ontologie de l’œuvre d’art littéraire. Après avoir donné quelques éléments concernant les autres arts (d), nous nous intéresserons à la question de l’expérience esthétique (e) et à la distinction entre valeurs artistiques et esthétiques (f).

L’œuvre d’art littéraire comme objet purement intentionnel

Ingarden construit son investigation de l’œuvre d’art littéraire en cherchant une voie nouvelle, qui évite tant les travers du psychologisme, que ceux du physicalisme ou de l’idéalisme (Ingarden 1983a §§ 3-4). Le psychologisme rabat en effet l’œuvre d’art littéraire sur les vécus de l’auteur ou du lecteur, la rendant donc par essence inconnaissable, puisque nous n’avons jamais d’accès direct aux vécus d’autrui. De son côté, l’idéalisme de certains phénoménologues (Walter Conrad ou, dans une certaine mesure Husserl – Ingarden pense particulièrement à la théorie des significations idéales développée dans les Recherches logiques) en fait un objet idéal, la rendant donc éternelle et incréée – au grand dam, on l’imagine, des artistes. Le physicalisme, enfin, la réduit à ce qu’Ingarden appelle le « fondement physique », à savoir le papier et l’encre du livre, ce qui est tout aussi insatisfaisant puisqu’il s’agit clairement d’objets différents : je puis très certainement brûler mon exemplaire de Faust sans détruire l’œuvre elle-même. De même Faust ne « jaunit » pas du fait que mon exemplaire vieillit.

Pour éviter ce triple écueil, Ingarden conçoit l’œuvre d’art littéraire comme un objet purement intentionnel dérivé, issu des actes de conscience de l’artiste, mais « ancré » dans un fondement physique (le papier et l’encre, ou les vibrations sonores de la bouche de l’aède), ce qui permet son intersubjectivité.

Le concept d’objet purement intentionnel (originaire ou dérivé) est central dans la philosophie ingardénienne, et sa portée dépasse de loin la simple question de l’œuvre d’art littéraire. Pour anticiper sur le chapitre consacré à l’ontologie, il convient de souligner qu’Ingarden distingue plusieurs modes d’existence. Deux sont ici pertinents : le réel et le purement intentionnel. Tout objet réel (y compris le papier du livre) se caractérise par son autonomie existentielle : il existe en soi, indépendamment de toute conscience. Au contraire, l’objet purement intentionnel est hétéronome et tire entièrement son être de la conscience. Il n’est en effet rien d’autre que le corrélat d’un acte de visée intentionnelle. (Il ne faut cependant pas le confondre avec le noème husserlien : ce dernier ne se donne que dans la réduction alors que l’objet purement intentionnel est déjà présent dans l’attitude naturelle). Ingarden distingue alors entre les objets purement intentionnels originaires, « monosubjectifs » (puisqu’ils ne sont accessibles qu’à la conscience d’un individu singulier), qui sont les corrélats des actes de visée de n’importe quelle conscience (la pomme que « j’imagine » dans ma tête par exemple) et les objets purement intentionnels dérivés, qui s’ancrent dans un objet réel, ce qui les rend intersubjectifs (si je dessine, ou décris la pomme sur papier, d’autres consciences que la mienne peuvent avoir accès à ce nouvel objet intentionnel « ancré » dans le papier). L’œuvre d’art littéraire est donc un objet purement intentionnel dérivé.

Tout objet purement intentionnel se caractérise également par une structure ontologique double (Ingarden 2016, § 47) : d’une part il possède des déterminations en tant qu’objet intentionnel, d’autre part il possède une teneur, un « contenu ». Pour prendre un exemple simple, la pomme que j’imagine est, d’une part, un objet purement « imaginaire », créé par ma conscience, mais de l’autre elle est un fruit rond, rouge, savoureux, créée par un arbre et certainement pas par une conscience. Et il en va de même, nous y reviendrons, pour l’œuvre d’art littéraire elle-même – même si sa structure est bien plus compliquée que celle d’une pomme. Notons enfin (cf. infra [2.c.iv]), que les objets purement intentionnels sont généralement incomplets : il leur « manque » une infinité de propriétés, puisqu’ils ne possèdent que ceux que la conscience leur a attribués. (Ils peuvent également, pour Ingarden, violer tous les principes logiques : tiers-exclu, identité et non-contradiction.)

L’œuvre d’art littéraire et l’objet esthétique

Une fois cette première distinction établie entre fondement physique et œuvre d’art, Ingarden opère alors une distinction fine entre l’œuvre d’art littéraire elle-même et ses multiples concrétisations par un lecteur. S’il n’y a qu’un seul Faust, il y a par contre autant de concrétisations de celui-ci qu’il y a de lecteurs (et même de lectures) puisque chacun d’entre eux reconstruira, durant la lecture et l’expérience esthétique (cf. infra [2.d]), un nouvel objet purement intentionnel originaire, irrépétable et monosubjectif : l’objet esthétique (Ingarden 1973, § 24). Comme nous le verrons, cet objet esthétique n’est jamais identique à l’œuvre d’art : le lecteur va en effet « concrétiser » l’œuvre, notamment en lui rajoutant (ou en lui retranchant) certaines caractéristiques, de sorte que l’objet esthétique peut être plus ou moins « fidèle » à l’œuvre originale.

Notons d’emblée, nous y reviendrons, que ce triptyque fondement physique – œuvre d’art – objet esthétique vaut, pour Ingarden, pour tous les arts, de la musique à la peinture en passant par la sculpture ou l’architecture.

L’ontologie de l’œuvre d’art littéraire

Ingarden conçoit l’œuvre d’art littéraire comme une structure polystratique composée de quatre « strates » distinctes et interconnectées (Ingarden 1983a). Puisque les analyses qu’il consacre à ces différentes strates sont particulièrement riches, nous nous concentrerons, après une présentation générale (i), sur trois points particulièrement saillants : (ii) sa théorie de la signification, (iii) sa théorie de la vérité (jugement) et de la fiction (quasi-jugement) et (iv) sa conception de la couche des objets figurés et des « qualités métaphysiques » qui peuvent traverser celle-ci.

La structure « polystratique » de l’œuvre d’art littéraire

Une fois l’œuvre d’art littéraire distinguée tant de son fondement physique que des objets esthétiques, Ingarden va s’intéresser à sa structure interne et distinguer en son sein quatre « strates » (ou couches), c’est-à-dire quatre ensembles d’éléments homogènes qui se structurent en unités supérieures et entretiennent des rapports de dépendance réciproques avec les autres strates (Ingarden 1983a § 8 ; § 13, pp. 64-65). On notera d’emblée qu’Ingarden ne s’intéresse que très peu à la question de l’écrit au motif qu’il n’est pas essentiel à l’œuvre d’art littéraire (qui peut, par exemple, se déclamer et se transmettre oralement).

Les deux premières strates, la couche des formations phoniques langagières (le langage pris sous l’angle du son) et la couche des unités-de-significations (le langage pris sous l’angle du sens) forment comme les deux faces d’une même pièce : sans mot, pas de sens et, sans sens, pas de mot, mais de simples « bruits ». Le langage déploie ensuite une troisième couche, la couche des objets figurés, qui correspond au « monde » que déploie le roman, qu’il s’agisse d’un monde tout à fait fantastique (celui du Seigneur des anneaux par exemple), ou d’une reconstruction d’une partie de notre monde. Enfin, la quatrième couche est celle des aspects tenus prêts. Ingarden reprend ici la distinction husserlienne entre objets et aspects (ou profils), à savoir le « point de vue » sous lequel l’objet nous est donné dans la perception (cf. infra [2.c.iv et 5.c]). L’œuvre d’art littéraire peut, à cet égard, nous « proposer » des points de vue sur le monde figuré, nous suggérer une manière de l’intuitionner en imagination (à l’inverse, par exemple, de l’œuvre scientifique, qui est parfois totalement dénuée d’aspects : le spin d’un quark est irreprésentable et n’a donc aucun aspect).

Chacune de ces couches interagit avec les autres (ex : la couche sonore nous donne accès aux trois autres couches, le langage déploie le monde figuré), se structure en unités supérieures (les sons forment des rythmes et des mélodies, les objets forment un monde, etc.) et est susceptible de porter des qualités artistiques différentes (un roman peut être « bien écrit », mais aussi « sonner bien » ou encore avoir une excellente trame narrative, etc.) Outre cette structure étagée, l’œuvre d’art littéraire se caractérise également par un ordre de succession, c’est-à-dire que ses parties se suivent dans un certain ordre qui « mime » une temporalité qui ne se déploiera réellement que dans le processus de lecture.

Théorie de la signification

Ingarden développe une théorie originale de la signification langagière qui se veut une critique de la théorie des significations idéales développée par Husserl dans ses Recherches logiques. Pour Ingarden, la signification est toujours une objectualité purement intentionnelle et non idéale. (Notons qu’Ingarden utilise également la notion de « concept idéal » dans L’œuvre d’art littéraire, mais nous laisserons ce point de côté, d’autant qu’il semble l’avoir répudié dans ses œuvres plus tardives.)

Ingarden déploie sa théorie à partir d’une analyse de la signification nominale ( Ingarden 1983a, § 15), dans laquelle il distingue de quatre à cinq moments interdépendants (les autres types de mots ne possèdent généralement que certains de ces éléments) :

  1. le facteur d’orientation intentionnel,

  2. le contenu matériel,

  3. le contenu formel,

  4. le moment de la caractérisation existentielle, et

  5. le moment de la position existentielle (optionnel).

Le facteur d’orientation intentionnel (1) est un moment qui permet de référer le nom à un objet. Pour Ingarden, cet objet auquel le nom se réfère est toujours l’objet purement intentionnel projeté par le sens, et jamais directement un objet réel, ce qui va évidemment à rebours de toute définition extensionnelle de la signification. Lorsque le langage vise à parler de la réalité, il y a cependant une transparence du langage qui fait que nous ne remarquons généralement pas cet objet intentionnel sauf lorsque l’énoncé s’avère erroné (cf. infra [2.c.iii]).

Les composants (2), (3) et (4) reprennent en fait les trois dimensions de l’ontologie ingardénienne : existentielle, matérielle et formelle, que nous aborderons plus en détail infra [3.b-c]. Le contenu formel de la signification (3) détermine la forme de l’objectualité déployée par le sens (une table est un objet, une course est un processus, etc.). Le contenu matériel (2) détermine le contenu qualitatif de l’objet, sachant que ce contenu matériel est souvent composé de constantes et de variables : toute table possède une couleur, mais cette couleur peut changer, etc. La caractérisation existentielle (4) détermine le mode d’existence sous lequel l’objet est visé (ex. : réel pour Hermione Granger ou une pomme, idéal pour un triangle mathématique, etc.) Enfin, le moment de position existentiel (5), optionnel, est intimement lié à la caractérisation existentielle. Poser un objet au sens phénoménologique du terme, c’est « croire » en son existence conforme à un son mode d’existence. Ainsi, Hermione Granger « prétend » être une personne réelle – mais elle n’existe pourtant pas. Elle n’est donc pas posée existentiellement. Tout au plus peut-elle être « quasi-posée », « faire comme si », ce qui est une des composantes essentielles de la fiction (cf. infra [2.c.iii]).

Lorsque les mots se combinent pour former une phrase, puis un texte, leur signification se décloisonne, ce qui permet à la phrase de former une unité-de-sens (Ingarden 1983a, §§ 17-18). Les différentes composantes du sens s’entrelacent alors comme le commandent les fonctions des différents mots : l’adjectif se rattache au nom, le sujet se lie à l’activité déployée par le verbe, etc. In fine chaque phrase déploie un état-de-choses purement intentionnel.

Représentation, vérité et fiction

Nous avons souligné ci-dessus qu’Ingarden insiste – c’est d’ailleurs une de ses thèses essentielles – sur le fait que la signification réfère toujours à un objet purement intentionnel, et jamais directement à un objet réel. Par voie de conséquence, chaque phrase déploie toujours comme corrélat un état-de-choses purement intentionnel, et donc jamais un état-de-choses réel (Ingarden 1983a, § 22). Dès lors, la question de la signification est presque totalement coupée de la question de la référence, qui ne concerne pour Ingarden, que certains usages du langage : ceux qui prétendent à la vérité, c’est-à-dire les jugements.

Ingarden conçoit la vérité comme l’adéquation entre l’état-de-choses intentionnel projeté par la phrase et l’état-de-choses que la phrase prétend décrire (typiquement, il s’agit d’un état-de-choses réel, mais il peut également être idéal en mathématiques, ou purement intentionnel, par exemple dans une critique d’art). Puisque le jugement prétend à l’adéquation entre l’état-de-choses qu’il déploie et celui qu’il décrit, il est un énoncé « transparent », où l’état-de-choses intentionnel n’est en fait thématisé par la conscience que lorsqu’il existe un hiatus entre ce que projette le jugement et ce que le jugement est censé décrire (ex : « Mon stylo est sur la table » – mais il n’y est pas, et tout d’un coup la différence entre les deux états-de-chose en jeu devient visible).

Pour Ingarden, aucune des phrases qui constituent une œuvre d’art littéraire n’est un jugement. Elles sont toutes des quasi-jugements (Ingarden 1983a, §§ 24-26). Le quasi-jugement se situe, pour Ingarden, à mi-chemin entre la simple assomption, la « phrase en l’air » qui n’implique aucune position existentielle, et le jugement qui implique une position existentielle forte (ce qu’asserte le jugement est censé exister indépendamment de lui). Le quasi-jugement, lui, prétend décrire un état-de-choses (et, pour un roman, un monde), mais en fait crée celui-ci (le Seigneur des anneaux prétend décrire un monde, mais en fait il le crée, phrase après phrase).

Les quasi-jugements emportent avec eux une (quasi-)position existentielle spécifique, qui mime celle du jugement et mènent le lecteur à “faire semblant” de croire qu’ils décrivent une réalité, ce qui permet à celui-ci d’y réagir émotionnellement d’une façon particulière et proprement esthétique (l’histoire d’Œdipe provoquerait en nous une réaction fort différente si nous la concevions comme une histoire vraie et non une fiction).

Puisque l’œuvre d’art est uniquement composée de quasi-jugements, il s’ensuit également qu’elle ne peut, par définition, pas proposer de vérité d’adéquation, ce qui fera couler beaucoup d’encre chez les commentateurs et critiques d’Ingarden (voir notamment Ingarden 1983a, § 25a, où Ingarden répond à certaines de ces critiques). (Elle peut, par contre, proposer une vérité proprement esthétique, en capturant en mots, de manière poétique et émotionnelle, une vérité générale ou une qualité métaphysique [Ingarden 1985, pp. 133-62]).

La couche des objets figurés et les qualités métaphysiques

La couche des objets figurés est sans doute la couche qui, phénoménologiquement parlant, possède la plus grande importance dans la plupart des œuvres d’art littéraires. Elle est aussi fondamentale pour l’esthétique ingardénienne puisqu’elle présente le meilleur exemple de l’incomplétude des objets purement intentionnels : contrairement aux objets réels, qui sont entièrement déterminés, les objets purement intentionnels sont très largement indéterminés et criblés de lieux d’indétermination (Ingarden 1983a, § 38). L’objet réel forme en effet une unité concrète dont les déterminations peuvent être infiniment pluralisées par un sujet parlant. Ce qui se donne d’un coup peut ainsi être décrit par un nombre infini de phrases. Or, le nombre de phrases qui composent un livre est évidemment fini et, dès lors, les objets figurés ne peuvent être totalement déterminés. (De plus, un roman ne prétend jamais que narrer une partie spatio-temporellement déterminée de l’histoire d’un monde.) Tout ce qui n’est donc pas attribué aux objets intentionnels par les unités-de-sens, tout ce qui n’est pas décrit et raconté, est donc non seulement inconnu, mais bel et bien indéterminé. Par conséquent, les objets purement intentionnels peuvent violer le principe du tiers-exclu (si rien ne me dit dans le roman la couleur des cheveux d’un personnage, ceux-ci ne sont ni bruns ni non-bruns). Ces lieux d’indétermination jouent un rôle capital dans le processus d’appréhension esthétique, puisque le lecteur va « remplir » certains (jamais tous) ces lieux, rajouter aux objets des qualités qu’ils ne possèdent pas.

D’un point de vue artistique, la fonction de la couche des objets figurés est de préparer les qualités métaphysiques qui pourront ensuite se révéler lors du processus de lecture. Les qualités métaphysiques sont un des concepts les plus mystérieux et frappants de la philosophie d’Ingarden. Il s’agit de qualités rares (souvent des qualités-de-Gestalt, cf. infra [2.e et 3.c.i.2]) qui s’attachent à des situations de vie, les infusent comme une atmosphère particulière, et les transfigurent radicalement. Dans une envolée lyrique très peu caractéristique de son style habituel, Ingarden dit d’elles qu’elles crèvent la quotidienneté grise de l’être, donnent un sens à notre vie, nous laissent entr’apercevoir les fonds originaires de l’être et sont même la source conjointe de l’art et de la philosophie (Ingarden 1983a, § 49). Il s’agit, par exemple, du sublime, du sacrifice de soi, de l’union mystique avec Dieu, voire même du « cruel et impie tressaillement du meurtre » (ibid.).

Toutes ces qualités peuvent se révéler dans le monde réel et dans notre vie quotidienne.

Mais si peu, et si rarement. (Et heureusement – par définition, on ne se sacrifie qu’une fois.) C’est alors un des grands pouvoirs de l’art de nous en offrir la contemplation « en réduction », de nous les faire vivre sans qu’elles nous submergent de leurs conséquences réelles, ce qui nous permet d’en mieux profiter : on tombera amoureux avec Roméo et Juliette, on partagera la sombre passion meurtrière de Dexter Morgan ou l’héroïsme de Léonidas aux Thermopyles sans risquer le double suicide, la prison à perpétuité ou la mort au champ d’honneur.

Un canevas ontologique flexible et généralisable

Même si elle forme la matrice de sa réflexion esthétique, la littérature n’est pas le seul art qui intéressera Ingarden. Il écrira également sur la musique, la peinture (y compris abstraite), le film (muet et parlant), le théâtre ou encore l’architecture (Ingarden 1989 ; 2011 ; 2013b ; 2013c). Il retrouvera dans chacun de ces arts la distinction entre fondement physique, œuvre d’art et objet esthétique, insistant donc sur le fait que toute œuvre d’art (même l’œuvre architecturale, ce sur quoi nous reviendrons infra [4.b.iii]) est un objet purement intentionnel. Il décrira également leur structure en strates (une pour la musique instrumentale, une, deux, ou trois pour la peinture selon qu’elle est abstraite, représentative ou historique, deux encore pour l’architecture ou le film muet), et un ordre de succession pour certaines d’entre elles (musique, film, théâtre). Ingarden réutilisera également ses considérations sur le quasi-jugement et la quasi-position existentielle propre à l’art pour d’autres arts représentatifs, et notamment le film. Ses réflexions sur l’architecture le mèneront également à thématiser un art « mixte », qui répond à des impératifs tant esthétiques que pratiques, et se révéleront capitales pour esquisser sa philosophie de la culture (cf. infra [4.b.iiI]).

De l’œuvre d’art à l’objet esthétique : l’expérience esthétique

Ingarden conçoit l’expérience esthétique comme un ensemble de vécus qui constitue en son cours un objet intentionnel particulier : l’objet esthétique (qui, pour rappel, ne se confond pas avec l’œuvre d’art elle-même, mais est la « concrétisation » de l’œuvre par un spectateur) (Ingarden 1973, § 24). Même si chaque expérience esthétique est bien évidemment unique et irrépétable, il est, pour Ingarden, possible d’en esquisser un cours typique, qui ne sera que rarement rencontré in concreto (particulièrement pour les œuvres temporelles dont la concrétisation est souvent interrompue – nous lisons rarement un roman d’une traite). Si Ingarden analyse l’ontologie des œuvres d’art de manière spécifique à chaque art, il aborde par contre principalement l’expérience esthétique de manière plus unitaire, en utilisant des exemples qu’il tire de différents arts (peinture, sculpture …), ou même de la nature.

Pour Ingarden, l’expérience esthétique commence par une émotion originaire. Nous sommes, comme d’habitude, immergés dans le flux de nos perceptions, lorsque soudain nous sommes frappés par une qualité particulière. Quelque chose dans ce paysage, dans ce tableau d’August Macke, dans cette musique, me frappe et je réponds à cette qualité initiale par ce qu’Ingarden appelle l’émotion originaire qui signe le début de l’expérience esthétique. Cette émotion, empreinte d’étonnement et de ravissement, qu’Ingarden compare même à un éros, s’épanouit ensuite et s’accompagne d’un désir de possession, d’un « appétit » de la qualité en question (qui n’a jamais, voyant un tableau, souhaité s’en approcher jusqu’à se perdre en lui ?). Cette émotion initiale, mélange de plaisir et de manque, provoque alors une sortie de notre attitude « quotidienne » vis-à-vis du monde (largement orientée vers des fins et valeurs pratiques), et nous fait entrer dans l’attitude esthétique (tournée vers les valeurs esthétiques), ce qui implique une série de modifications comportementales et perceptives.

La première de ces modifications est d’ordre comportemental : ce qui nous occupait quelques instants auparavant perd toute importance. Nous peinions sur un chemin de montagne et, soudain, nous arrivons en haut du col. Et nous voyons s’ouvrir devant nous toute la vallée, peinte de verts éclatants et couronnée de pics déchiquetés. Soudain, tout change. Peu nous importe soudain la fatigue de la marche : nous n’avons plus d’yeux que pour ce paysage époustouflant – le reste n’a plus aucune importance. Notre perception aussi se trouve modifiée : notre champ de conscience « rétrécit », se concentre sur l’objet qui nous attire. Pour un bref moment, le cours de notre vie est comme interrompu ; la position existentielle qui sous-tend habituellement notre perception est également suspendue : l’existence de la qualité qui nous a émus nous devient relativement indifférente, seule sa « teneur » nous importe.

Nous l’avons dit, l’émotion originelle que fait naître en nous cette qualité est empreinte tant de plaisir que de manque. Nous en voulons plus, et la qualité demande que nous la complétions, que nous constituions un objet esthétique à partir de l’œuvre d’art (ou du paysage) qui nous fait face. Cette recherche prend toujours un certain temps, forme un processus¸ que cela soit parce que l’œuvre, tridimensionnelle ou étendue dans le temps, requiert une multitude de points de vue ou, pour un simple tableau, parce qu’intervient un jeu entre l’appréhension globale de la toile et l’attention aux divers détails. Il y a ici comme une succession de renvois entre qualités qui se répondent et qui, toutes, réalimentent notre plaisir et nous poussent à continuer.

Ce processus constitutif sera évidemment fort différent en fonction de l’œuvre d’art en question : un monochrome ne se constitue pas comme un Rembrandt, qui ne se constitue pas comme une œuvre d’art littéraire ou une œuvre musicale. Mais dans tous les cas, Ingarden insiste sur le caractère profondément actif et dynamique, voire créatif de ce processus : le spectateur (ou le lecteur) est aux commandes et il lui revient de concrétiser l’œuvre d’art, notamment en comblant certains de ses lieux d’indéterminations. L’attitude du spectateur est déterminante et réellement active et dynamique, puisqu’il lui revient de mener cette enquête, de regarder la statue sous tous les angles, de lire la suite du livre, etc. C’est pourquoi, pour Ingarden, tout spectateur est toujours un co-créateur de l’objet esthétique et qu’on peut considérer l’expérience esthétique comme une rencontre créatrice entre un sujet et une œuvre d’art.

Ce processus mène alors progressivement à la constitution d’un objet esthétique via un double processus de structuration catégoriale et harmonique (Ingarden 1973, § 24). Par structuration catégoriale, Ingarden entend par exemple la réorganisation des qualités du tableau afin de faire surgir un nouvel objet : ce que j’ai devant moi, ce n’est plus une toile couverte de taches de couleur, mais bien un visage avec deux yeux bleus. La structuration harmonique renvoie à un des concepts centraux de la philosophie ingardénienne : la qualité-de-Gestalt (qu’il appelle également qualité d’harmonie). Une qualité-de-Gestalt est une qualité qui se fonde dans et apparaît du fait d’une coexistence ou une succession de qualités particulières. Lorsqu’elle apparaît, elle apporte alors quelque chose de neuf, qui dépasse la somme de ses qualités fondatrices (Ingarden 2016, § 40). Ingarden appelle alors unité harmonique le lien qui unit ces qualités qui permettent la manifestation d’une qualité-de-Gestalt. C’est, bien évidemment, le cas en musique où la consonance de plusieurs notes crée une qualité spécifique de l’accord, mais c’est également le cas pour les arts visuels, ou à la coexistence des formes et des couleurs fait jaillir « quelque chose » de plus, qui dépasse la somme des parties ; c’est encore le cas pour les œuvres littéraires (nous avons dit que, par exemple, les qualités métaphysiques pouvaient être des qualités-de-Gestalt) ou architecturales. Bien entendu, ces qualités-de-Gestalt peuvent elles-mêmes s’harmoniser pour former des qualités de degré supérieur, ce qui « unifie » encore davantage l’objet esthétique, puisqu’un réseau toujours plus vaste de qualités participe à la manifestation de cette qualité-de-Gestalt finale. Un des pouvoirs de l’art est alors de faire venir à manifestation des qualités-de-Gestalt tout à fait uniques, qui n’auraient jamais pu se manifester dans le monde naturel, nous ouvrant à des pans du monde (qualitatif) qui sans lui resteraient celés à jamais. (Notons que cette idée d’« harmonie » n’implique pas nécessairement une harmonie au sens traditionnel du terme : il s’agit plutôt d’une interaction créatrice entre qualités.)

Une fois que l’objet esthétique est totalement structuré, la phase finale de l’expérience esthétique peut débuter (Ingarden 1973, § 24). Cette dernière phase, plus calme que celles qui l’ont précédée puisque nous sommes enfin arrivés à l’harmonie tant recherchée, est caractérisée par la contemplation de l’harmonie des qualités et une réponse émotionnelle forte à la valeur esthétique de l’objet, qui peut être positive ou négative. Ingarden insiste beaucoup sur la diversité des réponses axiologiques possibles, corrélative à autant de valeurs esthétiques différentes (il ne s’agit donc pas d’opposer frontalement le beau et le laid, mais le beau, le charmant, le délicieux, le joli, etc., au laid, au répugnant, au disgracieux, etc. ; et chacune de ces valeurs provoque en nous un effet différent.)

Valeurs esthétiques et valeurs artistiques

La question des valeurs artistiques et esthétiques forme le troisième axe de l’esthétique ingardénienne. Ingarden emprunte à Max Scheler une conception matérielle des valeurs, sur laquelle nous reviendrons infra [4.b.i]. Selon celle-ci, les valeurs s’ancrent dans les qualités des objets qui les portent (Ingarden 2021). Ainsi, pour le dire simplement, la beauté d’un tableau ou le charme d’un visage se fondent dans certaines qualités du tableau ou du visage en question (ce qui n’empêche pas qu’un spectateur enthousiaste puisse « injecter » dans l’objet des qualités qu’il ne possède pas et lui attribuer en conséquence une valeur disproportionnée, ou qu’un spectateur incompétent puisse ne pas les discerner). Les valeurs se caractérisent également par une positivité (gracieux, vrai, bon, sublime, etc.) ou une négativité déterminée, et par une réponse émotionnelle forte (positive ou négative) à leur présence. (Nous verrons d’ailleurs infra [4.b.ii-iv] que les valeurs esthétiques occupent une place tout à fait essentielle dans l’anthropologie ingardénienne.)

L’esthétique s’intéresse en particulier à deux types de valeurs : les valeurs artistiques, qui surgissent dans l’œuvre d’art réussie, et les valeurs esthétiques qui se manifestent dans l’objet esthétique (Ingarden 2011, pp. 141-160). Ingarden analyse avec beaucoup de soin la manière dont les valeurs esthétiques (qui sont multiples et toujours colorées par les qualités qui les fondent) s’ancrent dans l’objet esthétique et leur découvre une structure étagée à trois niveaux : les qualités esthétiquement neutres, les qualités esthétiquement valentes et les qualités-de-valeur (en sachant que ces niveaux peuvent, eux-mêmes, être composés de plusieurs étagements qualitatifs). Le passage d’un « étage » à l’autre, l’articulation d’un type de qualité avec le « suivant », se joue dans une large mesure par des structurations harmoniques, génératrices de qualités-de-Gestalt nouvelles, formant ainsi comme une sorte de pyramide qualitative, dont chaque « brique », tout en étant fondée sur les briques inférieures, est « en surplus », novatrice et plus riche que ce dont elle est issue, nous menant ultimement à des valeurs esthétiques qui peuvent se révéler tout à fait uniques. Dans cet étagement, les qualités esthétiquement valentes jouent un rôle particulier puisqu’elles n’ont pas, en soi, de positivité ou de négativité déterminée : tout dépendra de leur agencement au sein de la qualité-de-valeur qu’elles fondent (une asymétrie bien agencée peut être tout à fait fascinante, alors qu’elle est parfaitement déplacée dans d’autres contextes).

Les valeurs artistiques sont, elles, de nature opérationnelle (Ingarden 2011, pp. 141-160). Ingarden pense en particulier à la maîtrise technique (le poli d’un marbre, la virtuosité d’une composition musicale) et à la puissance d’éveiller des vécus esthétiques. Même si certaines d’entre elles peuvent parfois transparaître dans l’expérience esthétique, elles se manifestent principalement au spectateur qui entreprend une expérience tout à fait particulière, celle du « connaisseur » qui cherche à comprendre les mécanismes de cette sublime machine qu’est l’œuvre d’art et admire l’efficacité de celle-ci pour conduire le spectateur insouciant aux joies de l’expérience esthétique.

La Controverse sur l’existence du monde et l’ontologie pluraliste d’Ingarden

L’ontologie est sans aucun doute l’épine dorsale de la philosophie ingardénienne. Non seulement elle est fondamentale dans le combat ingardénien contre l’idéalisme husserlien, mais, comme nous le verrons, la quasi-totalité de la philosophie ingardénienne (en ce compris l’esthétique que nous venons de décrire) est de nature ontologique. C’est aussi une des parties de sa philosophie – et plus particulièrement son ontologie existentielle – qui est la plus étudiée à l’heure actuelle, notamment par des philosophes de tradition analytique (Peter Simons, Barry Smith, etc.) Elle est une préoccupation constante d’Ingarden, commençant par sa thèse consacrée au concept d’idée (Questions essentiales, 1925 [Ingarden 2007]) et un ouvrage consacré à la forme des objets (De la structure formelle des objets individuels, 1935 [Ingarden 2007]), avant de trouver son apothéose dans la Controverse sur l’existence du monde (1947-1948, largement révisée pour la version allemande de 1964-1965), qui est à la fois une somme ontologique et la tentative la plus systématique (mais inachevée) d’Ingarden de réfuter l’idéalisme husserlien. Plus tardivement, Ingarden s’intéressera également à l’ontologie des valeurs (certains articles de Vécu, Œuvre d’art et Valeur 1969 [Ingarden 1969]). Comme nous l’avons déjà souligné, ces travaux ont une richesse philosophique tout à fait indépendante de la question idéalisme-réalisme.

Ingarden place l’ontologie au fondement de sa philosophie (a) car elle lui semble être un remède à l’idéalisme transcendantal husserlien et la meilleure voie d’accès vers la métaphysique. Pour Ingarden, toute objectualité possède un mode d’existence, une forme et une matière (Ingarden 2013, § 9). Par conséquent, son ontologie sera tripartite. Ses analyses d’ontologie existentielle, qui forment le tome I de la Controverse (b) le conduiront à développer un pluralisme existentiel qui distinguera plusieurs modes d’existence. Son ontologie formelle (c) s’intéressera (tome II de la Controverse) à la forme spécifique des objets, des processus, des relations, états-de-chose, domaines d’objets et mondes, etc., ainsi qu’à la forme de la conscience pure (cf. infra [4.a]). Le tome III, inachevé, s’attaquera à la structure causale du monde (ce qui est encore une question d’ontologie formelle). Contrairement à ses plans initiaux, Ingarden n’écrira jamais de traité d’ontologie matérielle relatif à la question de l’existence du monde (le seul traité d’ontologie matérielle est son ouvrage Sur la responsabilité, que nous aborderons dans le chapitre consacré à l’anthropologie).

La place de l’ontologie dans la philosophie ingardénienne

L’ontologie comme remède à l’idéalisme transcendantal husserlien et aux excès de la théorie de la connaissance

Lorsqu’Ingarden se livre à un examen clinique des motifs qui ont poussé Husserl à abandonner le réalisme des Recherches logiques pour se perdre (du moins d’après Ingarden – il existe un large débat concernant la justesse de la compréhension ingardénienne de Husserl [cf. notamment Mitscherling 1997, pp. 41-65 ; Limido-Heulot 2001 et Rynckiewicz 2008]), dans l’idéalisme des Idées, l’insistance husserlienne sur la théorie de la connaissance apparaît rapidement comme un suspect idéal. C’est en effet en cherchant à mieux cerner la manière dont la conscience pure peut connaître ses objets qu’Husserl fut mené à s’enfoncer toujours plus dans les profondeurs de la conscience et à analyser comment celle-ci constitue ses objets, puis comment ces constituants sont eux-mêmes constitués etc. en en arrivant finalement à l’idée que cette constitution du monde par la conscience n’engageait pas simplement la donation des objets et du monde, mais avait des conséquences ontologiques sur le monde lui-même, qui ne serait plus qu’un objet purement intentionnel, constitué par la conscience, et dénué de toute autonomie (Ingarden 2001, pp. 199-219).

Pour éviter cet écueil, Ingarden rejette la théorie de la connaissance à la fin du parcours qui devrait le mener à résoudre la controverse idéalisme-réalisme, en soulignant que l’épistémologie n’a, en soi, aucun impact sur la vérité d’une connaissance : elle ne sert qu’à s’assurer, à « confirmer » cette vérité en donnant un chemin ferme pour y parvenir. Mais comment atteindre alors la connaissance sans méthode préalable ? La solution proposée par Ingarden est radicale : il suffit, en s’en tenant à la réduction eidétique husserlienne, d’entrer de plain-pied dans l’analyse ontologique conçue comme une analyse de l’être possible, d’examiner toutes les possibilités logiques, d’éliminer celles qui sont intrinsèquement contradictoires puis, en fin de parcours, d’en revenir à l’épistémologie pour, au mieux, permettre de valider la solution ontologique finale, ou, au pire, aider à choisir entre les différentes solutions possibles restantes. La tâche en devient évidemment titanesque (Ingarden envisagera d’ailleurs non moins de soixante-quatre solutions possibles à la controverse idéalisme-réalisme – et bien plus encore lorsqu’il s’intéresse à la structure causale du monde), mais au moins elle permet d’éviter la régression à l’infini vers le solipsisme.

Ontologie et phénoménologie

Ontologie et phénoménologie sont, pour Ingarden, indissociablement liées. En effet, Ingarden fait de la réduction eidétique développée par Husserl la méthode ontologique par excellence (Ingarden 2011, p. 63 ; Ingarden 1996, § 26). Puisque la réduction suspend l’existence de ses objets, elle en devient, pour Ingarden, une science de l’être purement possible ou, comme nous allons le voir, une analyse des connexions a priori entre qualités idéales ainsi que de la teneur des idées.

Ingarden consacre ses premiers travaux à la clarification de deux entités fondamentales mises en jeu par la réduction eidétique et la suspension d’existence des objets qui l’accompagne : la qualité idéale (ou qualité pure) et l’idée. Dans la réduction, ce que nous intuitionnons, ce n’est plus le vert de la plante, mais le vert en lui-même, comme qualité pure. Pour anticiper sur ce que nous dirons bientôt (cf. infra en [3.c.i.1]), nous ne percevons plus la propriété d’un objet (qui est un composé de qualité et de forme), mais la qualité elle-même, détachée de tous liens formels. Nous ne sommes donc plus au prise avec une partie abstraite d’un objet réel, mais avec quelque chose d’idéal, qui « pré-existait », au moins comme possible, à son incarnation dans la plante – nous pouvons d’ailleurs intuitionner la même qualité verte à partir d’un autre objet. A partir de cette idéation de la qualité idéale, il devient possible, notamment via un jeu de variation imaginatives sur la qualité, de découvrir les différents types de connexions a priori qui existent entre cette qualité et d’autres qualités pures. La couleur, pour donner un exemple classique, est indissociable de l’extension. Mais à côté de cet exemple de connexion nécessaire, on peut également trouver des exclusions, des modifications réciproques, ou des connexions qui produisent, par harmonie, des qualités-de-Gestalt (cf. supra [2.e] et infra [3.c.i.2]). Ingarden comprend donc les qualités idéales, qui forment l’objet principal de son ontologie matérielle (cf. infra [3.c.i]) comme des universaux (le rouge, la rectangularité, le triste, etc.) qui peuvent s’incarner dans les objets réels ou idéaux (ou se concrétiser dans des objets purement intentionnels), mais qui leur « préexistent » à titre de possibilité pure (elles n’existent donc pas en acte sans être incarnées).

Mais la réduction eidétique, grâce à la suspension d’existence qui la caractérise, nous ouvre surtout à l’analyse des idées. L’idée est, quant à elle, une objectualité biface qui rappelle celle de l’objet purement intentionnel (cf. supra [2.a]) : d’un côté, elle possède des propriétés qua idea (elle est intemporelle, immuable, etc.) ; de l’autre, elle possède une teneur, un « contenu » composé de constantes et de variables, ce qui permet également de déterminer l’essence des différents objets possibles. Ainsi, l’idée du quadrilatère possède, en tant qu’idée, certaines caractéristiques (idéalité, extratemporalité, etc.) et une teneur qui renferme des caractéristiques toutes autres : on y trouve, à titre de constante, la propriété « avoir quatre côtés » « être une figure géométrique », etc., et, à titre de variables, des propriétés telles que « avoir des côtés de même longueur », « avoir des angles droits », etc. La teneur de l’idée de l’homme possède, par exemple, à titre de constante, le fait d’avoir une durée de vie limitée – dont la durée exacte est variable etc. Et ce sont les connexions a priori (exclusion, modification réciproque, harmonie) qui unissent les différentes qualités pures qui constituent la teneur des idées et déterminent ce qui peut être variable et ce qui doit être constant.

Le champ d’action de la réduction eidétique est, pour Ingarden, extrêmement large – ce qui explique que toute sa philosophie, ou presque, soit de nature ontologique : on peut ainsi conduire des recherches sur le son et la musique, ou encore sur l’expérience interne (les émotions, les sentiments), sur les valeurs (le beau, le tragique, l’héroïque), sur l’expérience esthétique ou encore sur l’essence de la conscience. La seule limite en est qu’il est toujours nécessaire de posséder une certaine intuition de la qualité à analyser : ce n’est qu’en éprouvant (par le biais de la perception interne ou externe, ou parfois de l’imagination) la qualité que nous pouvons la débarrasser de sa gangue formelle et la saisir comme qualité pure. Si la réduction eidétique nous ouvre à un monde de qualités idéales et d’idées, celles-ci ne sont donc accessibles que via l’expérience.

Ontologie, métaphysique et sciences empiriques

L’ontologie, en tant que science du possible, se distingue donc tant des sciences empiriques au sens large (qui s’intéressent aux êtres existant factuellement, mais sans poser la question de leur essence), que de la métaphysique qui s’intéresse à l’essence des êtres effectifs et non seulement possibles (Ingarden 2013, § 5). Ceci étant, Ingarden ne dévalorise pas les sciences : elles sont une source heuristique importante pour son ontologie matérielle et devraient jouer un rôle capital dans l’établissement d’une métaphysique. (Ingarden n’exclut cependant pas la possibilité que les sciences empiriques n’offrent qu’un accès partiel à l’être, ce qui obligerait la métaphysique à également puiser dans d’autres sources.) Dans la mesure où Ingarden n’a jamais développé sa métaphysique, la quasi-totalité de sa philosophie est de nature ontologique (en ce compris son esthétique, son anthropologie, sa théorie des valeurs, etc.) et n’est donc que… l’analyse d’êtres possibles, qui pourraient ne pas exister.

L’ontologie existentielle et les différents modes d’existence

L’ontologie existentielle d’Ingarden est sans aucun doute un des pans les plus féconds de sa philosophie – et l’un des plus étudiés à l’heure actuelle. Le succès, légitime, du pluralisme existentiel d’Ingarden s’explique autant par la force de conviction de l’argumentation que par son caractère général : Ingarden semble, à première vue, générer une théorie à même d’embrasser l’ensemble de l’être, de l’œuvre d’art au monde réel, en passant par les objets mathématiques, le passé, le futur, et même l’être divin. Ingarden y déploie un pluralisme existentiel qui distingue non moins de quatre modes d’existences (réel, idéal, purement intentionnel et absolu), chacun de ces modes comprenant des variantes internes. C’est aussi un des pans de la philosophie ingardénienne les plus originaux, et qui n’a guère d’équivalent chez Husserl (qui ne reconnait qu’une ontologie formelle et une ontologie matérielle [voir sur ce point, et sur la pertinence de la tripartition ingardénienne, Simons 1986, Richard 2016]).

Ingarden construit ses différents modes d’existence à partir d’une combinatoire abstraite et non contradictoire de moments existentiels, c’est-à-dire de « traits », de « parties abstraites » de l’existence, qui n’existent, hors abstraction, que dans les modes d’existence qu’ils constituent. Comme expliqué ci-dessus, l’ontologie ne peut attester de l’existence effective des objets qu’elle étudie, et ces différents modes d’existence sont donc des modes d’existence possibles (ainsi il est possible qu’aucun objet existant effectivement n’ait un mode d’être idéal, ou absolu… ou réel). Ingarden distingue deux types de moments existentiels : les moments liés à la notion de dépendance (ce qui n’a rien d’étonnant, puisque sa question, celle de la controverse idéalisme-réalisme, tourne autour de la nature de la dépendance qui peut exister entre le monde et la conscience pure), et ceux liés à la notion de temporalité.

Les moments existentiels liés à la dépendance s’organisent en quatre couples (Ingarden 2013, §§ 12-15). Leur traduction est source de difficultés, et nous les mentionnons donc également en allemand. Le premier couple, que nous avons déjà rencontré supra [2.a], autonome/hétéronome (Seinsautonomie/Seinsheteronomie) est le plus fondamental. Un être est autonome s’il possède en lui-même le fondement de son être : cette pomme, cette montagne, le triangle mathématique, Dieu (s’il existe), existent par eux-mêmes, indépendamment de moi. Il sera hétéronome, au contraire, s’il n’existe que par la grâce de quelque chose d’autre qui lui attribue son être et ses propriétés. C’est le cas pour l’être purement intentionnel, qui dépend de la conscience, mais aussi par exemple pour l’être futur, qui dépend du présent. Les trois autres couples sont

  • originarité et dérivation (créé/incréé) (Seinsursprünglichkeit/Seinsabgeleitetheit) ;

  • distinctivité (ex. : un objet) et connexité (ex. : la propriété « être-rouge » ne peut par essence exister sans la propriété « être-étendu ») (Seinsselbständigkeit/ Seinsunselbständigkeit); et

  • au sein des objectualités distinctes, dépendance (l’homme dépend de l’oxygène pour subsister) et indépendance (Seinsabhängigkeit/Seinsunabhängigkeit).

Les moments liés à la temporalité (Ingarden 2013, §§ 28-30) concernent principalement le réel (et l’absolu) : eux seuls possèdent le moment fondamental de l’actualité (Aktualität), c’est-à-dire cette plénitude existentielle qui permet à l’être d’agir sur un autre être, d’être une cause qui a des effets. Ce qui ne veut pas dire que seul le présent existerait : pour Ingarden, tant le passé que le futur existent également, mais sans posséder cette actualité. Leur mode d’existence en devient alors d’intensité variable : le futur possède un moment existentiel de possibilité empirique (et existe d’autant plus qu’il est probable) ; le passé existe comme post-actualité, ou comme dérivation rétrogressive : le passé ne continue à exister que dans la mesure où il a eu des conséquences, et dépend existentiellement de celles-ci. Ingarden développe ensuite deux autres moments temporels : la fragilité ou la permanence (est fragile un être qui, par essence, change et finit par mourir ou se détruire) (Dauerhaftigkeit/Gebrechlichkeit), et la fissuration ou la non-fissuration (est fissuré un être dont la durée de l’actualité est limitée, est comme une « fissure » étroite dans la trame du temps ; à l’inverse, Dieu, s’il existe, pourrait être non fissuré, être éternellement et entièrement actuel) (Spalthaftigkeit/Nicht-Spalthaftigkeit). Cette analyse de la temporalité conduit Ingarden à distinguer entre trois types d’objectualités : l’événement (instantanés) le processus (un perpétuel devenir de phases qui, ensemble, forment un objet temporel) et l’objet persistant dans le temps (une pomme, une montagne, un homme, etc.) In fine, c’est l’objet persistant dans le temps qui est, pour Ingarden, le plus fondamental, puisque tant les processus que les événements requièrent des objets pour exister (pas de collision sans voitures, pas de course à pied sans coureur, etc.)

En combinant ensuite ces différents moments existentiels et en éliminant les moments contradictoires (ex : un objet ne pourrait être à la fois hétéronome et originaire, incréé), Ingarden établit alors ses quatre modes d’existence et leurs quinze variantes internes (sur ces modes d’existence, voir notamment Simons 1986 et Johansson 2013) (ainsi, le présent et le futur sont tous les deux réels, mais se distinguent par certains moments : le présent est actuel et autonome, le futur est hétéronome et n’est pas encore actuel ; un objet réel est distinct, alors que ses propriétés, toutes aussi réelles, sont connexes, etc.) (Ingarden 2013, § 33) :

  • Le mode d’existence absolu, pour Dieu, qui se caractérise par l’autonomie, l’originalité, l’indépendance, l’actualité et la permanence existentielle, et qui se modalise en deux variantes, selon que Dieu serait fissuré ou non fissuré.

  • Le mode d’existence idéal, qui se caractérise toujours par l’autonomie, l’originalité, la non-actualité et possède trois variantes liées aux couples connexe/distinct et dépendant/indépendant. Ingarden pense à des entités comme les idées, les objets idéaux (ex. : le triangle mathématique) ou encore aux qualités pures.

  • Le mode d’existence purement intentionnel, qui est toujours hétéronome, dérivé et inactuel, et qui connaît deux variantes (connexe ; distinct et dépendant). Ce mode convient aux objets crées par la conscience humaine, en ce compris les réalisations culturelles comme les œuvres d’art.

  • Le mode d’existence réel, celui du monde qui nous entoure, mais aussi de notre corps et de notre conscience, qui ne connaît pas moins de huit variantes :

  • Le présent, qui est toujours autonome, dérivé, actuel, fissuré et fragile, et connaît trois variantes liées à la connexité et à l’indépendance

  • Le passé, qui est toujours autonome, dérivé, post-actuel (rétrogressivement dérivé) et connaît également trois variantes

  • Le futur, qui est toujours hétéronome (car il dépend du présent), dérivé et empiriquement possible, et possède deux variantes (connexe ; distinct et dépendant – étant conditionné par le présent, il ne saurait être indépendant)

L’ontologie formelle : forme et essence

L’ontologie formelle d’Ingarden fait l’objet des tomes II et III de la Controverse, qui courent sur plus de mille pages et proposent un écheveau conceptuel particulièrement raffiné. Ingarden y analyse en détail la forme des objets persistants dans le temps, des idées, des objets purement intentionnels, des processus, du monde, ou encore de la conscience pure (nous aborderons ce dernier point infra [4.a]). Le tome III, inachevé, est entièrement consacré à l’analyse de la structure causale du monde. Nous nous contenterons ici d’analyser la forme des objets persistants dans le temps.

Malgré ce foisonnement, l’ontologie formelle d’Ingarden se fonde en définitive sur deux manières de concevoir le couple forme-matière :

  1. le couple forme I – matière I, le plus fondamental en ce qu’il s’applique à tous les objets ; et

  2. le couple forme III – matière III, qui ne s’applique qu’aux objets d’ordre supérieur, c’est-à-dire aux objets qui renferment en leur sein plusieurs objets « originaires ».

Le couple Forme I – Matière I : la forme fondamentale des objets

Une nouvelle articulation de la forme et de la matière

Ingarden redistribue d’une manière qui lui est propre les termes de forme et de matière (Ingarden 2016, § 39). Nous nous concentrerons ici sur leur articulation au sein des objets existentiellement autonomes (une pomme, une chaise, un être humain, un triangle mathématique). Si, pour Aristote, la matière était un indéterminé informé par la forme, rien de tel ici. Bien au contraire, pour Ingarden, la matière est l’ensemble des déterminations qualitatives (des qualités) de l’objet, que ce soit sa couleur, son poids, ou ce qu’on peut appeler, dans le langage courant, sa « forme » (carré, rond, etc.). Mais si la matière est déjà pure détermination, quel est donc le rôle de la forme ? La forme est ce qui permet à une matière de se rapporter à un objet. Si l’on prend, par exemple, la phrase « La table est brune. », le brun est une qualité, de la matière. Mais la fonction qualitative qu’a ici la bruneur, le fait qu’il s’agit de la bruneur de la table, est un moment formel. La forme est ce qui, étant en soi inqualifiée dans l’objet, permet à la matière de déterminer cet objet. En d’autres termes, la forme transforme une qualité (isolée) en une propriété (de quelque chose). Plus précisément, Ingarden reconnaît deux moments formels fondamentaux : le moment de « propriété de » et le « sujet de propriétés ». Le sujet de propriété est un moment formel unique, un point de convergence pour toutes les qualités. Il est en effet qualifié par l’ensemble des propriétés de l’objet, qui semblent converger vers lui et, réciproquement, il fait surgir de lui toutes les propriétés, qui, ensemble, font de l’objet un individu pleinement déterminé.

La structuration de la matière au sein des objets et la question de la Gestalt

Nous avons, pour le moment, attribué l’unité de l’objet à l’unité de ses deux moments formels « sujet de propriété » et « propriété de ». Pour autant, Ingarden ne conçoit pas du tout l’objet comme un simple faisceau de propriétés, propriétés qui ne seraient liées entre elles que par le « sujet » qui serait alors un unique point d’ancrage pour une infinité de propriétés « flottantes ». Ingarden critique en effet vertement tout avatar de la Bundle theory, qui, pour lui, rabat indûment les structures du langage sur celle de l’être. A l’inverse, il conçoit l’objet comme doté d’une matière structurée, hiérarchisée, et dont les qualités sont aussi (et même avant tout) liées entre elles et non uniquement par leur appartenance à un même sujet de propriété. Il peut dès lors exister divers modes de liaisons entre qualités, telles que l’unité essentielle (lorsqu’une qualité ne peut exister dans un objet sans une autre, comme la couleur avec l’étendue), ou l’unité fonctionnelle (lorsqu’une variation d’une qualité provoque nécessairement une variation d’une autre qualité), ou encore l’unité harmonique, concept capital de la philosophie ingardénienne, que nous avons déjà rencontré dans le chapitre sur l’esthétique supra [2.e].

Comme nous l’avions déjà indiqué, il y a unité harmonique lorsque la coexistence ou la succession factuelle de plusieurs qualités mène nécessairement à l’apparition d’une qualité-de-Gestalt (Ingarden 2016, § 34). Elle les dépasse alors et introduit dans l’être une radicale nouveauté, dépassant la simple somme des qualités qui la fondent (ex : la couleur orange, un accord musical, mais aussi la forme d’un visage, l’être-carré ou, comme nous allons le voir, la nature d’une personne humaine). En retour, l’existence de cette qualité-de-Gestalt provoque des modifications réciproques de ses qualités fondatrices. Si certaines de ces qualités-de-Gestalt sont subjectives, d’autres sont, pour Ingarden, bel et bien uniquement fondées dans l’objet lui-même.

La nature constitutive et l’essence

Cette articulation qualitative de la matière de l’objet se marque encore dans l’existence d’une qualité particulière, qui n’est pas une propriété de l’objet, mais qui joue le rôle de sa nature constitutive (Ingarden 2016, § 40). Pour Ingarden, la nature constitutive est ce qui constitue l’objet, ce qui « l’incarne comme sujet de propriétés unique ». Autrement dit, la nature constitutive est ce qui détermine immédiatement le sujet de propriété. Ce qui détermine immédiatement Ingarden, ce n’est pas qu’il ait des cheveux blancs ou qu’il soit polonais, mais bien qu’il soit Roman Ingarden. Il est Ingarden, alors qu’il a des cheveux blancs. Ingarden conçoit cette nature constitutive comme étant, selon les cas, soit une qualité particulière (elle pourra alors être une qualité simple ou une qualité-de-Gestalt), soit comme un conglomérat de plusieurs qualités.

Enfin, Ingarden conçoit dans la même veine l’essence comme étant éminemment individuelle et intérieure à l’objet dont elle est l’essence (Ingarden 2016, § 58). Même deux objets identiques auraient ainsi chacun leur propre essence. De manière générale, on peut approcher l’essence ingardénienne comme étant constituée d’une nature constitutive et des qualités, de la forme et du mode d’être que cette nature constitutive exige. L’essence, c’est donc l’ensemble de ce qui appartient nécessairement à l’objet. Autrement dit, c’est le degré d’exigence de la nature constitutive, ce dont elle a besoin pour apparaître, qui détermine la force et l’étendue de l’essence d’un objet. Cette notion d’exigence nous renvoie alors logiquement à la notion de qualité-de-Gestalt, puisque celle-ci n’apparaît ou ne se maintient dans l’être que si certaines qualités fondatrices sont présentes. Bien entendu, différents objets peuvent avoir des essences plus ou moins exigeantes : je puis rester moi-même malgré de nombreux et incessants changements dans certaines de mes propriétés, alors que, du moins à en croire la tradition philosophique, l’essence de Dieu serait parfaitement immuable.

Le couple Forme III – matière III : le Tout et ses parties

Ingarden distingue ensuite entre objets originaires – c’est-à-dire des objets qui ne sont pas fondés dans d’autres objets plus « petits », et qui sont donc insécables – et les objets d’ordre supérieur, qui sont fondés dans des objets originaires, ou en tout cas « plus » originaires. Tant les objets originaires que les objets d’ordre supérieur possèdent une forme I et une matière I. Les objets d’ordre supérieur possèdent également une forme III et une matière III. Dans ce nouveau couple, la matière correspond à l’ensemble des parties du tout, alors que la forme correspond à l’agencement de ces parties (Ingarden 2016, § 43).

Cette seconde « découpe » dans l’être est bien évidemment particulièrement importante, puisque la quasi-totalité des objets que nous rencontrons dans notre vie quotidienne sont des objets de degrés supérieurs. Comme objets originaires, Ingarden énumère notamment les objets mathématiques, Dieu, les constituants ultimes du monde réel et, sans trop de certitude, la personne humaine. Ingarden distingue également plusieurs types de totalités, notamment les touts « sommatifs » (un marteau, un tas de pierres) et les touts organiques (les êtres vivants). Le monde lui-même est également un objet d’ordre supérieur particulier, dont les composantes sont unifiées par des liens de causalité.

Contrairement à l’objet pris comme sujet de propriété, la totalité se caractérise par sa divisibilité : il est possible d’enlever la « tête » d’un marteau, alors qu’il n’est pas possible, sauf par abstraction, de lui enlever sa couleur brune. Le tout est également un concept relatif : par rapport à la pomme, le pépin est une « partie », ce qui ne l’empêche pas d’être un « tout » vis-à-vis des cellules qui le composent, etc.

Ceci étant, il ne faut pas en déduire qu’un objet supérieur posséderait uniquement une forme et une matière III. Au contraire, il possède également une forme et une matière I : une table a des parties et possède, en tant qu’objet supérieur, des propriétés (elle est brune, dure, etc.) In fine, un objet d’ordre supérieur possède donc une structure étagée : des objets (plus) fondamentaux qui possèdent chacun une forme et une matière I, unis en une totalité (forme-matière III), qui donne naissance à un nouvel objet disposant d’une forme et d’une matière I propre et des propriétés différentes des objets qui le fondent (pour un exemple simple : la table est rectangulaire, les atomes qui la composent ne le sont certainement pas).

Et l’existence du monde dans tout cela ?

Nous l’avons dit, les analyses ontologiques d’Ingarden possèdent une valeur philosophique certaine indépendamment de leur rapport à la controverse idéalisme-réalisme. Mais puisqu’il s’agit, littéralement, du combat de toute une vie pour Ingarden, il convient d’en dire quelques mots.

Le plan de bataille d’Ingarden était simple (cf. supra [3.a.i]) : commencer par l’ontologie, l’étudier de manière systématique, et repousser la théorie de la connaissance en fin de parcours, pour valider ou, si besoin, choisir, entre les possibilités restantes. La première étape de son périple ontologique se joue dans son ontologie existentielle : à partir des quatre couples ontologico-existentiels liés à la dépendance, Ingarden génère huit proto-modes d’existence non contradictoires. Étant donné que tant la conscience que le monde pourraient, par hypothèse, posséder un quelconque de ces modes d’existence, cela le conduit à investiguer soixante-quatre combinaisons possibles, dont il en élimine, comme contradictoires, quarante-neuf (en gardant donc quinze). Ce premier stade de l’analyse est cependant déjà traversé par une série de questions qui n’entrent que difficilement dans les cadres qu’Ingarden s’est fixés. Faut-il, par exemple, considérer uniquement le monde et la conscience, ou aussi la possibilité d’une entité tierce (Dieu) ?

Dans un second temps, Ingarden injecte les moments existentiels liés à la temporalité pour réduire le champ des possibles. D’une manière moins assurée, et en se basant sur l’hypothèse que tant le monde que la conscience possèderaient les moments de l’actualité et de la fissuration existentielle, Ingarden va pouvoir réduire le nombre de solutions possibles à quatre.

Dans un troisième temps, les analyses ontologico-formelles vont à la fois vérifier les hypothèses concernant la temporalité du monde et de la conscience et réduire le nombre de solutions possibles à deux solutions… tout à fait insatisfaisantes puisqu’elles supposent toutes deux que la conscience crée un monde autonome (et non seulement hétéronome) – ce qui dépasse clairement les pouvoirs de la conscience humaine. Pour autant, Ingarden ne peut soudain introduire l’idée d’une conscience tierce (divine ?) sans faire s’écrouler tout son parcours qui prend pour point de départ la conscience pure transcendantale, et donc humaine.

Le tome II de la Controverse s’achève donc sur une complète aporie, qu’Ingarden essaye de surpasser de deux manières. Premièrement, il va, in fine, déterminer que l’aporie trouve son origine dans le point de départ de son analyse : l’immanence de la conscience pure (ce qui, en creux, est aussi une manière de conclure à l’impossibilité de l’idéalisme husserlien, puisque celui-ci ne conduit à aucune solution satisfaisante). Ingarden insiste alors sur la nécessité de concevoir la conscience dans ses liens avec les autres facettes de la personne humaine : le Je et l’âme, ce qui nous mène à la question de l’anthropologie ingardénienne. Deuxièmement, l’irruption d’un potentiel « troisième facteur » (Dieu ?) mène Ingarden à approfondir la question de la structure causale du monde (sachant que, d’un point de vue ontologico-formel, le monde est un objet de degré supérieur unifié par des liens de causalité) dans le tome III de la Controverse afin de déterminer si le monde est existentiellement original (incréé) ou dérivé (créé), et donc potentiellement créé par une entité tierce. (Nous donnerons quelques éléments concernant la conception ingardénienne de la causalité infra [4.b.iv.2].) Ce troisième tome restera inachevé, et ce sont donc les investigations anthropologiques d’Ingarden qui apporteront une ébauche de réponse.

Anthropologie philosophique : l’homme comme être culturel, libre et responsable

Ingarden a, comme nombre d’autres phénoménologues (Husserl, Edith Stein, etc.), très rapidement nourri un intérêt pour l’anthropologie philosophique. Il avait d’ailleurs songé à y consacrer sa thèse de doctorat avant qu’Husserl ne l’en dissuade. Finalement, il ne la développera que bien plus tard, en partie dans la Controverse, dans quelques courts articles rassemblés à titre posthume dans le Petit livre sur l’homme [Ingarden 1983b], et dans son ultime ouvrage, Sur la responsabilité, publié quelques mois à peine avant sa mort (Ingarden 1997). Comme chacun des autres champs de sa philosophie, l’anthropologie sera également pour Ingarden l’occasion de briser quelques lances contre l’idéalisme husserlien puisqu’elle permet à Ingarden de tenter de prouver l’impossibilité d’une conscience pure et désincarnée afin de récuser le point de départ de l’idéalisme husserlien. Ingarden aborde la question de la personne humaine à partir de deux séries d’investigations. La première (a), proprement ontologique, analysera les différentes facettes (conscience, Je pur, âme) de la monade humaine, avant d’achopper sur la question de l’union nécessaire entre la monade humaine et du corps vivant. La seconde (b), va aborder l’homme comme un être culturel libre et responsable qui ne peut se réaliser pleinement qu’en créant un monde culturel et intentionnel qui serve d’écrin à diverses valeurs. En creux, cette seconde approche mènera à la conclusion, implicite, mais certaine, qu’une vie proprement humaine est impossible sans un corps – et on imagine difficilement un corps sans monde.

Esquisse ontologique : de la conscience pure à la monade humaine

Ingarden entame ses investigations anthropologiques dans la Controverse dans le but avoué d’y trouver des arguments contre l’idéalisme husserlien. Son point de départ sera d’ailleurs sans équivoque puisqu’il va rejeter un des axiomes fondamentaux de la phénoménologie husserlienne : l’idée que toute conscience est intentionnelle (i). Il va ensuite, par élargissements successifs, (ii) tenter de montrer l’impossibilité ontologique d’une conscience qui ne coexiste pas toujours déjà avec un Je pur (un ego) et une âme – bref, d’une conscience qui ne soit pas toujours déjà une facette d’une monade humaine (et donc pas une conscience pure qui pourrait constituer le monde), avant (iii) d’achopper sur la question de l’union de cette monade avec le corps vivant.

Une conscience revisitée

Nous l’avons dit : Ingarden voit dans les investigations épistémologiques husserliennes une des causes de l’idéalisme de ce dernier (cf. supra [3.a.i]). Et, de ce point de vue-là, l’intentionnalité de la conscience apparaît tout aussi suspecte : si tout donné de la conscience est toujours déjà pétri et reconfiguré par une intentionnalité, aussi primitive soit-elle, comment pouvons-nous avoir le moindre accès au monde ? Pour Ingarden, la solution est simple : l’intentionnalité ne concerne en fait que certains actes de la conscience, des actes particulièrement actifs, alors que la conscience peut également, dans d’autres circonstances, être purement passive et réceptrice de data qui lui viennent de l’extérieur (Ingarden 2016, § 46). L’intentionnalité ne peut donc faire partie de l’essence de la conscience. Pour Ingarden, l’essence de la conscience est simplement le « Durchleben », terme intraduisible qui peut se rendre comme un « se-vivre-de-part-en-part », c’est-à-dire cette épreuve (au sens d’éprouver) de soi, ce savoir de soi non réflexif de la conscience ; bref, l’être-conscient lui-même. Avant d’être conscience-de, la conscience est tout simplement conscience.

Cette conscience est, pour Ingarden, traversée par deux tendances fondamentales : une tendance à la passivité et une autre tendance à l’activité, voire même à la créativité. Ces deux tendances, qui sont généralement entremêlées, génèrent alors une gamme de types de conscience très différents et complémentaires. On trouvera tout d’abord une conscience non intentionnelle, purement passive, réceptrice de data de sensations. Puis un niveau charnière, celui de la prise de conscience active et de l’excitation, qui enclenche notamment les mécanismes constitutifs de la perception sur base des data reçus par la conscience passive, avant que ceux-ci ne soient thématisés par la conscience intentionnelle (cf. infra [5.c]. Enfin, la conscience intentionnelle proprement dite est le type de conscience le plus actif. Elle peut essentiellement accomplir deux types d’actes intentionnels : des actes intentionnels vécus comme présentant des objectualités transcendantes (par ex. la perception, ou l’acte de connaissance) ou des actes intentionnels vécus comme créateurs (par ex. la rêverie ou la création esthétique).

Cette reconfiguration de la conscience poursuit, nous l’avons dit, des motifs stratégiques : d’une part elle ouvre une voie d’accès, via la passivité pure, à une extériorité véritable ; d’autre part ces deux « tendances » qui traversent la conscience suggèrent déjà qu’elles lui viennent de l’extérieur, ce qui rompt encore l’idée d’une conscience pure superbement isolée.

De la conscience à la monade humaine

Ingarden se ensuite livre à une analyse approfondie de la structure ontologique du flux de conscience et y reconnait un processus : un continuel flux de vécus qui se fondent les uns dans les autres puis se fanent dans l’inactualité du passé. Or, comme nous l’avons souligné dans le chapitre consacré à l’ontologie supra [3.b.], tout processus doit, par essence, se fonder dans un objet persistant dans le temps. La conscience ne peut donc être autosuffisante : elle doit s’ancrer dans un objet. Cet objet c’est, pour Ingarden, le Je pur (Ingarden 2016, §§ 77-78). C’est lui qui donne au flux de conscience son unité fondamentale, qui donne ce sentiment d’être toujours la même personne, quand bien même nos vécus fluent, quand bien même notre conscience s’amuït durant notre sommeil. Réciproquement, le Je pur ne peut se déployer pleinement que grâce à cette conscience, ce n’est que grâce à elle qu’il est réellement lui-même (personne ne dirait qu’il est « lui-même » pendant un sommeil sans rêves).

Mais cette totalité composée de la conscience et du Je pur n’est pas encore suffisante. En soi, le Je n’est simplement que le point d’origine de nos vécus. Il les unifie, mais il ne peut rendre compte de notre vie intérieure que nous sentons traversées par autant de tendances et de facultés. Ces entités sont pour Ingarden des forces que nous expérimentons concrètement et qui semblent transcender notre conscience (leur extériorité est d’autant plus patente qu’elles viennent parfois à nous manquer – que cela soit la panne d’inspiration ou le trou de mémoire). Dire que ces forces transcendent la conscience, c’est dire qu’elles sont parfois inconscientes, souterraines, qu’elles s’éploient donc, avant d’affleurer ou de traverser notre champ de conscience, dans un autre espace, qu’Ingarden englobe sous la notion d’âme (Ingarden 2016, § 78). C’est là que se niche également les propriétés fondamentales de notre être, en ce compris notre nature constitutive, notre haecceitas unique et irrépétable. Ces forces, qui forment un tissu de relations complexes, parfois coopérantes ou conflictuelles, forment le soutènement de notre essence et s’ancrent in fine dans les profondeurs de notre Je (elles sont, après tout, nôtres), ce qui conduit Ingarden à faire du Je l’axe de l’âme et le centre de la personne humaine.

C’est alors grâce à ce Je, véritable pivot au cœur de l’homme, à la croisée des chemins entre l’âme, la conscience et les vécus, que la personne humaine peut se structurer et se cristalliser, que l’âme peut « germer » en une personne : le Je ordonne, déploie, éclaire, vit les forces de l’âme. Plus encore, en amenant à la conscience tant les forces que les actes, il rend la personne responsable autant qu’il la rend libre (cf. infra [4.b.ii-iv]) : c’est parce qu’il plonge jusque dans les profondeurs de notre personne que le Je est le sujet – que je suis le sujet – de mes actes, le porteur et l’acteur des actes de volonté et, donc, le responsable (autrement, si j’étais simplement « agi » par des forces plus « originaires » que moi, ancrées par exemple dans un inconscient inaccessible et étranger, comment pourrais-je être responsable ?). Le Je, est, pour ainsi dire, « le représentant, l’auto-incarnation de l’essence propre de la personne humaine » (Ingarden 2016, § 78), celui qui rend des comptes pour ce qu’il est, de part en part, et ce quand bien même il ne se connaîtrait, ne se comprendrait pas totalement. In fine, tous ces éléments se révèlent indissociablement liés (ontologiquement connexes) et forment donc autant de facettes d’une totalité compacte et indivisible : la monade humaine.

De la monade à l’être psychocorporel ?

Ingarden en vient ensuite à ce qui semble être le prolongement naturel de cette monade : le Leib, le corps vivant et vécu, afin de prouver sa connexité à la monade humaine (Ingarden 2016, § 78). (Cette dernière question a, pour Ingarden, un enjeu particulier : si la conscience est une facette insécable d’une monade inextricablement liée à un corps mondain, il va de soi qu’il ne saurait plus être question de défendre une position idéaliste.) Puisque la monade est unique et indivisible, il lui suffirait de prouver la connexion nécessaire du corps à une seule de ses facettes pour atteindre son objectif. Si la nécessité de cette union reste sujette à caution, son effectivité ne fait aucun doute : nous sentons ce corps que nous habitons de part en part, jusqu’au bout des doigts, comme une partie de notre être et de notre Je, nous sentons celui-ci de l’intérieur, via une multitude de data de sensations somatiques et, même si nous pouvons, opter pour plusieurs guises de rapport à notre corps – de la fusion dans la passion amoureuse ou le sport à la distanciation extrême de l’ascète ou du philosophe qui s’efforce d’apprendre un mourir, l’irrécusabilité de cette union demeure.

Pour attester de la nécessité de cette union, Ingarden commence par analyser les rapports profonds qui unissent l’âme au corps à travers le concept d’expression. Il souligne ainsi la dimension corporelle que prend toute expression des forces qui traversent mon âme : l’amour, la haine, l’ivresse créatrice s’accompagnent toujours, et ne se conçoivent pas sans, une multitude de data de sensation corporels. Cette expression corporelle de l’âme n’est d’ailleurs pas qu’interne, mais aussi externe ; elle se lit sur notre visage, se trahit (ou s’exprime, c’est selon) dans notre posture, nos gestes et nos comportements (parfois l’expression externe court-circuite même la conscience). Cette expression est d’ailleurs, pour Ingarden, le seul accès direct au psychisme d’autrui (et donc un élément fondamental de toute intersubjectivité). Cependant, rien n’atteste encore de la nécessité de cette expression et la seule manière de prouver cette union nécessaire de l’âme et du corps passerait par une élucidation de la mort (le corps semble ne pouvoir survivre sans âme, certes, mais la réciproque est-elle vraie ?), ce qu’Ingarden ne peut évidemment mener à bien. L’analyse des rapports du corps et de la conscience ne sera, hélas, guère plus concluante : certes la majeure partie des vécus (perception, sentiments, etc.) semblent impossibles sans un corps qui les nourrissent de data de sensation intuitifs, mais il existe un type de vécu, radicalement non intuitif, et pour lequel aucun corps ne semble nécessaire : la pensée pure. Dès lors, c’est toute l’entreprise qui capote et Ingarden conclut la Controverse sans avoir pu établir la nécessité de l’union de la monade humaine avec un corps vécu.

L’homme comme être culturel libre et responsable

Si l’investigation ontologique de la structure de la personne humaine achoppe donc, Ingarden reprend la question anthropologique par un autre biais, en appréhendant cette fois l’homme comme être culturel libre et responsable. Dans cette optique, c’est le concept de valeur, que nous avons déjà rencontré dans son esthétique, qui prend une importance centrale. Nous commencerons donc par en dire quelques mots (i), avant (ii) de reprendre l’affirmation ingardénienne qu’il en va de l’essence de l’homme d’être un être culturel, c’est-à-dire de créer un monde culturel purement intentionnel et porteur de valeurs. Nous nous intéresserons (iii) alors à l’articulation de ce « monde » culturel avec le monde réel au travers du concept d’attitude, puis clôturerons (iv) notre parcours en montrant comment, pour Ingarden, c’est en tant qu’être responsable de la création d’objets dotés de valeurs que l’humain peut devenir pleinement lui-même.

Ontologie des valeurs

L’ontologie des valeurs va se révéler être un sujet particulièrement problématique pour Ingarden, qui échouera à la faire entrer parfaitement dans la tripartition existence/forme/matière qui lui est chère – à tel point que son texte le plus fouillé s’intitule « Ce que nous ne savons pas sur les valeurs » (Ingarden 2021). Il ne pourra aussi que constater que les valeurs semblent avoir des modes d’existence différents de ceux qu’il a élucidés dans la Controverse. Pour autant, il reste possible de reprendre les traits les plus importants de son axiologie.

Tout d’abord, Ingarden adhère à une conception matérielle des valeurs, qu’il partage notamment avec Max Scheler. Dès lors, les valeurs s’ancrent directement dans les qualités de leurs porteurs via une structure qualitative étagée qui progresse des qualités axiologiquement neutres aux qualités axiologiquement valentes puis aux qualités-de-valeur elles-mêmes (cf. supra [2.f]). Ces valeurs, toujours incarnées dans un ou plusieurs objets ou états-de-choses, se conçoivent d’emblée dans un pluralisme foisonnant, puisque chaque type de valeurs (esthétiques, vitales, utiles, plaisantes, etc.) se modalise en une infinité de qualités-de-valeurs matérielles différentes (le charmant, le gracieux, le bon, le courageux, le vrai, l’agréable, etc.).

Pour autant, et même si la valeur s’ancre dans un ou des objets, elle ne constitue pas, formellement parlant, une simple propriété : elle est plutôt, pour Ingarden, une sorte de « superstructure » qui jaillit (ou se greffe) sur l’objet et lui donne un « sens » et une dignité ; l’élève au sein de l’étant (Ingarden 2021). Bien entendu, Ingarden ne nie pas que certaines valeurs puissent ne pas réellement s’ancrer dans leur porteur, mais être simplement surimposées à lui par la conscience humaine, ce qui le mène à distinguer pas moins de six sens à la question de la « relativité » des valeurs.

D’un point de vue existentiel, les valeurs se caractérisent par un devoir-être ou un devoir-ne-pas-être qui est corrélatif à leur positivité ou leur négativité : les valeurs positives « appellent » l’homme à les réaliser. C’est bien entendu le cas pour les valeurs morales, mais aussi, dans une moindre mesure, pour les valeurs esthétiques, ou scientifiques, qui « enjoignent » à l’artiste, ou au philosophe, de continuer son ouvrage. On notera également qu’Ingarden distingue entre valeurs « absolues » (qui sont des fins en soi, comme les valeurs esthétiques ou morales) et valeurs « conditionnelles », qui servent à faire advenir des valeurs absolues.

Enfin, nous réagissons au commerce avec les valeurs au moyen d’une réponse axiologique, souvent émotionnellement chargée, et empreinte de positivité ou de négativité selon les cas.

L’homme comme être essentiellement culturel

Bien qu’Ingarden n’ai jamais développé systématiquement sa philosophie de la culture, une série de très courts articles rassemblés dans le Petit livre sur l’homme affirment une proposition centrale : il en va de l’essence de l’être humain d’être un être culturel (Ingarden 1983b, pp. 17-51). C’est, pour Ingarden, la seule affirmation universelle qu’on puisse faire à son sujet : partout, en tous lieux et en tout temps l’humain s’est caractérisé par son impossibilité à se contenter d’une existence purement biologique et par l’impérieuse nécessité de créer un « monde » culturel qui puisse donner sens à son existence, répondre aux besoins de son âme, et faire de lui un humain à part entière. Si ce monde culturel est si essentiel à l’homme, c’est parce qu’il est de part en part porteurs de valeurs (qu’elles soient éthiques, esthétiques, scientifiques, etc.), qui ne peuvent pas, ou trop rarement, se manifester dans le monde réel : le monde n’est pas juste – tout au plus le devient-t-il un peu plus dans un monde structuré, normé ; la beauté est rare si nous ne la produisons pas à travers l’art ; la connaissance n’a pas de sens sans paroles, théories et ouvrages qui s’essaient au vrai, etc. Ingarden est d’ailleurs particulièrement sensible à l’importance et à la fragilité de ce monde culturel, lui qui a vécu de plein fouet l’entreprise de destruction nazie de la culture polonaise.

Si ce monde culturel permet de dépasser ainsi le monde réel, ce n’est qu’au prix d’une fragilité ontologique : le monde culturel, comme l’œuvre d’art qui en fait partie, n’existe que sous un mode purement intentionnel, c’est-à-dire qu’il est intrinsèquement dépendant des consciences humaines et, donc, du soin que nous mettons à le protéger et le faire fructifier. Cependant, si les valeurs ne se manifestent que dans ce monde d’objets purement intentionnels, elles n’en sont pas pour autant, du moins pas toutes, de simples créations humaines. Au contraire, ce monde culturel semble ouvrir comme autant de « fenêtres » partielles sur un monde de « forces supérieures » d’où elles jaillissent (mais qu’Ingarden n’élucide pas plus avant). La condition humaine se construit et se comprend donc dans ce paradoxe d’un être réel, aspirant à un « ailleurs » qu’il ne peut effleurer qu’à travers l’être fantomatique qu’est l’être purement intentionnel – et pourtant, c’est ce fantôme qui le rend à proprement parler humain.

Un « monde » de valeurs qui s’éprouve sous diverses guises

Mais comment, au-delà des affirmations massives, penser ce « monde » de la culture, purement intentionnel, et comme « superposé » au monde réel ? C’est dans son étude de l’œuvre architecturale qu’Ingarden propose un élément de réponse (Ingarden 2013b). L’œuvre architecturale met en effet Ingarden en difficulté : est-il vraiment raisonnable de soutenir qu’une cathédrale gothique est un objet purement intentionnel ; que donc, sans nous, elle cesserait d’exister ? Pour Ingarden, oui.

Ingarden développe alors le concept d’attitude pour expliquer l’articulation entre l’objet réel et l’objet intentionnel qui se fonde en lui en prenant justement l’exemple d’une église. Celle-ci est un objet réel, un tas de pierres ordonnées. Mais, dans une autre attitude, elle est une « église » c’est-à-dire un « objet culturel ontologiquement dépendant de nos attitudes » qui, pour exister, requiert une consécration, c’est-à-dire un acte ou une série d’actes intentionnels qui font de ce tas de pierres une église et créent donc un nouvel objet. Nous pouvons aussi prendre vis-à-vis de cette église, une troisième attitude, esthétique (l’expérience esthétique, cf. supra [2.e]) et non plus « religieuse », qui fasse émerger l’œuvre d'art qu'elle fonde. Et on pourra aussi, en temps de guerre, transformer cette église en hôpital de campagne ou en abri. Pour Ingarden, chacune de ces attitudes nous met en relation avec un nouvel objet purement intentionnel, qui s’ancre et dépasse l’objet réel qui est à leur fondement. Corrélativement, chacune de ces attitudes fait passer à l’avant-plan des valeurs différentes : religieuses (pour l’église comme lieu de culte), artistiques (pour l’église comme œuvre d’art), utilitaires (pour l’église comme hôpital de campagne), etc. On retrouve ici, généralisée, la distinction cardinale de l’esthétique ingardénienne entre fondement physique, objet purement intentionnel intersubjectif (l’œuvre d’art) et objet purement intentionnel monosubjectif (l’objet esthétique).

Une personne libre et responsable qui se cristallise au travers de ses actes

Ceci étant, les valeurs ne font pas qu’enrichir notre vie et lui donner un sens nouveau. Elles ont également un « effet retour » particulier sur nous, qui créons les objets qui les portent : nous en sommes responsables (1), et si nous répondons à leur appel (cf. supra [4.b.i]), c’est nous-mêmes qui nous parons de valeur. Bien entendu, la responsabilité n’a de sens que si l’agent possède une certaine liberté (2). Sous ces conditions (3), l’action réalisatrice de valeur permet à l’humain de se cristalliser comme personne au sens plein. Corrélativement, puisqu’il appartient à l’essence de l’homme de réaliser un monde d’objets culturels dotés de valeurs, il s’en déduit qu’une personne humaine véritable ne peut germer sans un corps, puisque celui-ci est la condition sine qua non de toute action créatrice de valeurs. Et que, donc, l’idéalisme husserlien ne peut avoir le dernier mot.

Valeurs et responsabilité

L’idée de responsabilité ne peut, pour Ingarden, être cantonnée aux seuls royaumes du droit et de la morale. Au contraire, il faut l’élargir radicalement : c’est l’action en vue de réaliser une valeur, n’importe quelle valeur, qui nous rend responsables de cet acte (Ingarden 1997a, § 1). En effet, comme nous l’avons souligné supra [4.b.i], seule la valeur « élève » son porteur au sein de l’étant et lui donne un « sens » - et il n’y aurait que peu de sens à tenir quelqu’un responsable d’actes sans sens ou importance. Qui plus est, nous avons vu que la valeur possède un devoir-(ne-pas)-être qui enjoint à l’homme d’agir pour la réaliser. Dès lors, et pour autant que nous soyons à même de saisir les valeurs en jeu et d’agir librement (cf. infra [4.b.ii]), nous sommes responsables de la réponse que nous donnons à cet appel.

Pour Ingarden, la responsabilité est une conséquence ontologique, involontaire et inévitable de toute action créatrice (ou destructrice) de valeurs. Elle pèse sur l’auteur de l’acte et, une fois qu’elle s’est attachée à lui, elle persiste, subsiste, au moins pour un certain temps. Ingarden analyse alors plus finement la structure de l’action humaine et y distingue quatre moments essentiels, qui peuvent tous porter des valeurs (Ingarden 1997a, §§ 2-3):

  • l’agent,

  • l’acte de conscience (de décision, de volonté),

  • l’action, et

  • le résultat de celle-ci.

C’est ici que la conception matérielle des valeurs défendue par Ingarden joue à plein : une (qualité-de-)valeur se réalise lorsque son ou ses porteurs possèdent les propriétés requises pour sa manifestation. C’est donc, dans la plupart des cas, à partir des conséquences de l’action, qui crée ce porteur de valeur, que naît la valeur. Et c’est à partir de ce résultat que, à rebours, les autres moments vont se parer de valeur avec, au bout de la chaîne, l’être humain lui-même qui se retrouve paré d’une certaine valeur positive (qui lui confère un droit à la reconnaissance de cette positivité), ou se retrouve « en faute » (et enjoint de réparer celle-ci).

La liberté et l’inscription de l’homme dans le monde

La structure de l’action humaine élaborée ci-dessus fait de l’acte de conscience un chaînon intermédiaire nécessaire pour que la valeur des conséquences de l’acte puisse rejaillir sur l’agent lui-même. Mais, pour cela, encore faut-il que l’acte de décision ait été « libre » (Ingarden 1997a, § 3), et non involontaire ou pris par nécessité. Or, Ingarden se montre très critique de la manière dont on pose traditionnellement le problème de la liberté : comment penser (comme le fait, par exemple, Kant – au moins tel que compris par Ingarden), la liberté comme étant une absence de cause et comme devant, en même temps, s’insérer dans un monde laplacien, absolument déterminé par des relations de causalité ? Pour Ingarden, cette conception de la liberté est également insatisfaisante, car elle implique, fondamentalement, qu’un acte « libre » n’est pas un acte mien, puisqu’il serait privé de toute cause, ne serait que pur caprice. Pour se dépêtrer de ce paradoxe, Ingarden va à la fois développer une nouvelle conception de la causalité et une nouvelle conception de la liberté.

Ingarden préfère, au concept d’acte purement libre celui d’acte propre. L’acte volontaire sera donc un acte qui jaillit, au moins en partie, du centre du Je : il est mien même s’il est partiellement soumis à des influences externes. Et c’est bien puisque l’acte volontaire est nôtre que sa valeur rejaillit, ultimement, sur l’agent lui-même. La chose est particulièrement claire dans le cas des valeurs morales, puisque, pour Ingarden, elles s’attachent directement à la personne humaine (nous devenons bons ou héroïques, cf. infra [4.b.iv.3]), mais on en trouve un équivalent pour les valeurs esthétiques, ou même les valeurs de connaissance : Léonard de Vinci, Husserl (ou Ingarden évidemment) n’acquièrent-ils pas une valeur particulière, qui leur est propre – tout en étant étrangère à la morale – du fait des valeurs esthétiques ou cognitives qu’ils ont réalisées, et dont ils sont responsables ? (Évidemment, tout être humain possède également une valeur en tant qu’être humain.)

Encore faut-il qu’un acte puisse, réellement, jaillir du centre du Je, sans être toujours déjà pris dans les rets des chaînes causales du monde. Pour cela, Ingarden rejette Laplace et développer une compréhension de la causalité fondée sur le concept de système relativement isolé (Ingarden 1997a, § 9 ; Ingarden 1974), c’est-à-dire un système qui se caractérise tant par une ouverture que par une fermeture partielle à ce qui lui est extérieur. Prenons l’exemple d’une cellule vivante. Celle-ci est entourée d’une membrane qui a la propriété d’être perméable à certaines substances (ou agressions) et imperméable à d’autres ; d’être, en d’autres termes partiellement ouverte et fermée. Du point de vue de la causalité, les conséquences sont importantes, car cela signifie que certaines « causes » resteront sans aucun effet à l’intérieur de la cellule. De plus, il faut voir qu’il y a, par cette protection, une sélection, qui n’a rien d’aléatoire (sauf, évidemment, lorsque la protection se brise) de ce qui peut, ou non, traverser la membrane : telle cellule absorbera tel nutriment, et refusera tel autre, etc.

Pour Ingarden, l’ensemble du monde est composé de tels systèmes en emboîtements – en ce compris la personne humaine et son corps organique, qu’il conçoit comme composée de quatre systèmes relativement isolés principaux : l’âme ; le Je et le flux des vécus ; et deux systèmes corporels (système de maintenance et système de reproduction). Cette relative séparation des diverses facettes de l’homme ne doit pas étonner. On se rappellera en effet qu’il existe en effet une clôture, plus ou moins poreuse, entre l’âme et la conscience, cf. supra [4.a.ii]. De même, seuls certains des stimuli corporels passeront la porte de notre conscience pour devenir des data de perception. L’action humaine elle-même sera alors, selon les cas, plus ou moins nôtre selon que notre Je se trouve plus ou moins ouvert ou fermé à certaines influences externes (circonstances, pressions), ou internes (âme, corps).

Une personne nécessairement incarnée qui se cristallise par ses actes

Ainsi l’action libre par laquelle nous créons des objets porteurs de valeurs, par effet retour, nous pare nous-mêmes de valeurs, nous élève ou nous avilit. Créer des valeurs, c’est donc aussi, pour Ingarden, se créer comme être doté de valeur. Mais il existe également des valeurs qui s’ancrent directement et uniquement dans la personne humaine : les valeurs personnelles d’une part et les valeurs éthiques d’autre part. Par valeurs personnelles, Ingarden entend d’une part certaines qualités qui nous appartiennent en propre et nous permettent d’agir (intelligence, esprit critique, habileté, créativité – ou leurs opposés) et, d’autre part, nichée au cœur de notre personne, la valeur de notre unicité, de notre haecceitas, qui cherche à se manifester par ses actions mondaines et être reconnue « à sa juste valeur ». Les valeurs éthiques, quant à elles, sont des vertus, des traits de notre caractère qui se caractérisent tous par le trait, fondamental pour l’éthique ingardénienne, du désintéressement (l’honnêteté, le sens de la justice, le courage, etc.) (Ingarden 1973b, pp. 165-178). De manière manifeste, ces valeurs, qui se nichent au cœur de notre être, ne peuvent se réaliser que par l’action : c’est par nos actes et nos créations que nous nous parons des valeurs de nos réalisations, mais aussi que nous devenons honnêtes ou justes, et que nous nous réalisons comme nous-mêmes. Et rien de tout ceci n’est possible sans un corps qui nous permette d’agir dans le monde qui nous entoure. L’alternative est donc simple : soit la fin de l’idéalisme et de sa conscience pure et désincarnée, soit l’impossibilité d’une réalisation véritable de soi. Pour Ingarden, la réponse s’impose d’elle-même.

Éléments de théorie de la connaissance

Nous avons indiqué [3.a.i] qu’Ingarden, pour éviter les errements husserliens, s’était résolu à repousser en fin de son parcours ontologique la question de la théorie de la connaissance. Cet ordre méthodologique est aussi, dans une certaine mesure, biographique puisque, après quelques articles et cours de jeunesse sur la question des fondements de la théorie de la connaissance et sur la théorie de la perception, Ingarden ne publiera plus que très épisodiquement en épistémologie. L’examen de ses archives révèlera l’existence d’un vaste ouvrage, le Sur la fondation de la théorie de la connaissance (Ingarden 1996), maintes fois repris mais jamais achevé – même si Ingarden en préparait la première partie, largement critique d’autres théories, pour publication juste avant sa mort. Il est donc difficile de donner une vue d’ensemble sur la question (voir cependant Chrudzimski 1999). Nous commencerons (a) nous intéresser à la compréhension ingardénienne de la connaissance. Nous verrons ensuite comment Ingarden tente d’éviter une pétition de principe au fondement même de l’épistémologie (b) puis (c) dirons quelques mots de ses recherches concernant la perception sensorielle et les processus constitutifs.

Connaissance et valeurs de connaissance

Ingarden comprend la connaissance comme une rencontre dynamique entre un sujet et un objet (qui peut être réel, idéal ou même purement intentionnel) dans une attitude (cf. supra [4.b.iii]) particulière : une attitude réglée par des valeurs de connaissance. (Ingarden 1996, § 29). La valeur fondamentale de la connaissance est l’objectivité, c’est-à-dire l’adaptation de la connaissance à son objet : la connaissance sera objective si les propriétés reconnues à l’objet lui appartiennent réellement, et non-objective (ou subjective) si elles ont été indûment injectées en lui par le sujet connaissant. Cette notion d’adaptation se retrouve dans la conception ingardénienne de la vérité que nous avons déjà analysée supra [2.c.iii] : le jugement est vrai si l’état-de-chose intentionnel qu’il déploie correspond (est adapté) à l’état-de-chose de l’objet à connaître, que celui-ci soit réel, intentionnel ou même idéal. A côté de l’objectivité, Ingarden reconnait d’autres valeurs comme la complétude, la certitude, etc. Notons que cette notion de « valeur » est à prendre au sens technique que nous avons déjà abordé supra [4.b.i]. Pour Ingarden, les valeurs de connaissance forment d’ailleurs le troisième pôle des groupes de valeurs essentiels à une vie culturelle (et, donc, à l’épanouissement de la personne humaine), à côté des valeurs éthiques et des valeurs esthétiques. Comme ces dernières, elles peuvent être positives ou négatives et, si elles sont positives, elles possèdent cet appel à l’être caractéristique qui nous enjoint de poursuivre notre ouvrage pour comprendre et connaître mieux ce qui, en retour, déclenche en nous une réponse axiologique émotionnelle forte (ce qu’aucun philosophe-lecteur ne devrait nier).

Fonder la connaissance

Maintenant que nous savons ce qu’est la connaissance, reste encore à prouver sa possibilité. En effet, dès ses œuvres de jeunesse, Ingarden est conscient d’une difficulté fondamentale qui menace toute théorie de la connaissance : le risque que toute théorie de la connaissance ne soit fondée in fine soit sur une pétition de principe, soit dans une régression à l’infini. En effet, comment estimer la validité d’un acte de connaissance, si ce n’est par le biais d’un autre acte de connaissance, dont la validité soit également sujette à caution ?

C’est alors le concept de Durchleben (cf. supra [4.a.i]), ce moment constitutif de tout acte de conscience, va permettre à Ingarden de sortir de l’impasse. Puisque le Durchleben est la conscience, que tout acte de conscience est, par définition, conscient, il nous donne un savoir immédiat de nos vécus, il n’est donc pas nécessaire (même si cela peut être très utile) de revenir réflexivement sur un acte de la conscience pour le connaître. Le fait que nous puissions connaître un acte de l’intérieur, sans effectuer de nouvel acte, court-circuite alors cette régression à l’infini. Bien entendu, la clarté de ce Durchleben, de cette conscience non-réflexive, est variable, allant de l’obscurité quasi-complète à la clarté indubitable la plus totale (ce qu’Ingarden appelle l’intuition du Durchleben), mais cela suffit à écarter le risque d’une pétition de principe.

Théorie de la perception

Une fois cet écueil écarté, Ingarden va s’intéresser à l’examen de l’acte de connaissance lui-même. Nous avons déjà souligné supra [3.a.ii] l’importance de la perception (interne ou externe) dans le processus de connaissance, et c’est donc celle-ci qu’Ingarden va tenter d’analyser. Or, on sait tous les dangers que cette étude recèle pour Ingarden : n’a-t-elle pas conduit Husserl à l’idéalisme (cf. supra [3.a.i]) ?

La conception ingardénienne de la perception externe (Ingarden 1997b) reste pourtant, en première approche, très proche de celle de Husserl. Il distingue ainsi entre l’objet (la pomme, le bâtiment) et les aspects, infinis et fluents, sous lequel cet objet nous est donné dans la perception. Au sein des aspects eux-mêmes, et comme Husserl dont il reprend le vocabulaire, il distingue entre les data de sensation d’une part et les appréhensions intentionnelles d’autre part qui ordonnent ce chaos de data. Nous voici au moment critique : C’est en cherchant à analyser les mécanismes constitutifs de ces éléments qu’Husserl a, pour Ingarden, basculé dans l’idéalisme. Mais c’est ici que les cadres ontologiques dressés par Ingarden vont le conduire sur une autre voie.

Nous avons mentionné supra [4.a.i] qu’Ingarden distingue trois types de conscience : (i) la conscience purement passive, (ii) le niveau intermédiaire de la prise de conscience/excitation et (iii) la conscience intentionnelle. Pour Ingarden, c’est alors la conscience purement passive, non intentionnelle, qui reçoit les datas, et la conscience intentionnelle, active, qui « informe » ce donné brut par le jeu des appréhensions pour nous faire percevoir des objets (Ingarden 2016, § 46). Cette distinction entre conscience non intentionnelle et conscience intentionnelle est capitale pour échapper à l’idéalisme. En effet, l’ontologie ingardénienne nous enseigne que rien de ce que créé la conscience intentionnelle ne peut être réel : les objets de la conscience sont toujours purement intentionnels. Si nous voulons sauvegarder la réalité du monde et éviter d’en faire un produit de la conscience, il est donc capital que quelque chose vienne à la conscience de l’extérieur et sans être d’emblée pris dans les rets d’une conscience intentionnelle. Ce sera le rôle de cette conscience non-intentionnelle, purement passive et réceptrice de datas. (Bien évidemment, cette thèse est éminemment problématique, puisque, dans le même temps, Ingarden ne nie évidemment pas que ces datas de sensations sont, en tout cas pour la perception externe, d’origine corporelle. Sa thèse nous offre donc, tout au plus, le confort de savoir que les datas perceptifs ne sont pas d’emblée « modifiés » par notre conscience, mais ce qui se passe au niveau corporel reste largement ininterrogé par Ingarden.)

Enfin, et même si Ingarden reste très élusif sur le sujet, il semble que le niveau intermédiaire de la prise de conscience/excitation joue le rôle de déclencheur et, dans une certaine mesure, de balise, pour les processus constitutifs par lesquels la conscience intentionnelle va ordonner et organiser ce chaos fluent de data de sensations pour nous permettre de percevoir des objets dans un monde organisé. Le jeu des appréhensions peut en effet conduire à des résultats différents selon l’attitude dans laquelle il s’opère et le degré de créativité de la conscience intentionnelle. Ainsi, si le but est esthétique, la conscience n’hésitera pas à dépasser le donné pour voir un visage, ou même un paysage là où il n’y a que des taches de couleurs sur une toile. Si le but est, par contre, cognitif, la conscience se devra de réguler sa créativité pour présenter les objets tels qu’ils sont (Ingarden 2013, § 46).

 

Bibliographie

Bibliographies

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Sources primaires

Ingarden a écrit dans de nombreuses langues. Principalement en allemand et en polonais, mais aussi en français, ce qui complique évidemment toute tentative de publier ses œuvres complètes dans une seule collection. Il existe des Gesammelte Werke (pour partie constituées de traductions) chez De Gruyter (autrefois Max Niemeyer Verlag, Tübingen). Elles sont cependant incomplètes car seuls certains tomes sont parus et l’édition des tomes restants a été interrompue sine die.

Notons qu’à l’occasion des 50 ans de la mort d’Ingarden, un fonds d’archive en ligne a été mis sur pied, qui comprend aussi bien des textes que des photographies ou des papiers divers : http://ingarden.archive.uj.edu.pl/en/home/

La liste ci-dessous est une sélection parmi les œuvres d’Ingarden traduites en anglais ou en français, ainsi que quelques ouvrages essentiels n’existant qu’en allemand.

Ingarden R. (1959), « Le problème de la constitution et le sens de la réflexion constitutive chez Edmond Husserl », Cahiers de Royaumont, vol. 3, pp. 242-264.

Ingarden R. (1960), « L’Homme et la Nature », in Atti Del XII Congresso Internazionale Di Filosofia. Venezia 1958, 12 vol., vol. 2, Firenze, Sansoni Editore, pp. 209-213.

Ingarden R. (1969), Erlebnis, Kunstwerk und Wert [Vécu, Œuvre d’art et Valeur], Tübingen, Max Niemeyer Verla.

Ingarden R. (1978), « On moral Action », Analecta Husserliana, vol. 7, pp. 151-162.

Ingarden R. (1973), The Cognition of the Literary Work of Art, trad. angl. R. Crowley et K. Olson, Evanston, Northwestern University Press.

Ingarden R. (1974), Der Streit um die Existenz der Welt, III. Über die kausale Struktur der Realen Welt [La Controverse au sujet de l’existence du monde, III. De la structure causale du monde reel], Tübingen, Max Niemeyer Verlag.

Ingarden R. (1975), On the Motives which led Husserl to Transcendental Idealism, trad. angl. Arnòr Hannibalsson, The Hague, Martinus Nijhoff.

Ingarden R. (1983a), L’œuvre d’art littéraire, trad. fr. Phi. Secretan et al., Lausanne, L’Age d’Homme.

Ingarden R. (1983b), Man and Value, trad. angl., A. Szylewicz, München, Philosophia Verlag.

Ingarden R. (1985), Selected Papers in Aesthetics, trad. angl. présentation P. McCormick (ed.), München, Philosophia Verlag.

Ingarden R. (1989), Ontology of the Work of Art, trad. angl. Raymond Meyer et John T. Goldthwait, Athens, Ohio University Press.

Ingarden R. (1989), Qu’est-ce qu’une œuvre musicale ?, trad. fr. notes et présentation par D. Smoje, Paris, Christian Bourgeois Editeur.

Ingarden R. (1991), « On Translations », trad. angl. J. Wawrzycka, Analecta Husserliana, vol. 33, pp. 139-192.

Ingarden R. (1996), Zur Grundlegung der Erkenntnistheorie. Teil I: Das Werk [De la foundation de la théorie de la connaisance. Partie I: l’oeuvre], trad. all. Wlodzimierz Galewicz, in Ingarden R. Gesammelte Werke, 13 vol., vol. 7 en 2 parties, Tübingen, Max Niemeyer Verlag.

Ingarden R. (1997a), De la responsabilité, ses fondements ontiques, trad. fr. Ph. Secrétan, Paris, L’Harmattan.

Ingarden R. (1997b), Zur Objektivität der sinnlichen Wahrnehmung, trad. all. Wlodzimierz Galewicz, in Ingarden R., Gesammelte Werke, vol. 8, Tübingen, Max Niemeyer Verlag.

Ingarden R. (2001), Husserl, la controverse Idéalisme-Réalisme, trad. fr. présentation et notes par P. Limido-Heulot, Paris, Librairie philosophique J. Vrin.

Ingarden R. (2007), Über das Wesen [De l’essence], Heidelberg, Universitätsverlag Winter.

Ingarden R. (2011), Esthétique et ontologie de l’œuvre d’art, choix de textes 1937-1969, trad. fr. présentation et notes par P. Limido-Heulot, Paris, Librairie philosophique J. Vrin.

Ingarden R. (2013a), Controversy over the Existence of the World. Volume I, trad. angl. A. Szylewicz, Francfort, Peter Lang.

Ingarden R. (2013b), L’œuvre architecturale. 1945, trad. fr. présentation et notes par P. Limido-Heulot, Paris, Librairie philosophique J. Vrin.

Ingarden R. (2013c), Sur la peinture abstraite, trad. fr. M. de Launay, Paris, Hermann.

Ingarden R. (2015), « L’homme et le temps », trad. fr. K. Kaczmarczyk, in Tarnowski K. (ed.), La phénoménologie polonaise et le christianisme, Paris, Cerf, pp. 33-58.

Ingarden R. (2016), Controversy over the Existence of the World. Volume II, trad. angl. A. Szylewicz, Francfort, Peter Lang.

Ingarden R. (2021), Ce que nous ne savons pas des valeurs, trad. fr. et préface par P. Limido-Heulot, Paris, Mimésis.

Sources secondaires

La littérature concernant Ingarden est relativement abondante, notamment en allemand et en polonais. La liste ci-dessous reprend une sélection des recueils d’articles et des ouvrages les plus importants en français et anglais ainsi que certains articles qui traitent de domaines de la philosophie ingardénienne qui ne sont que peu ou pas couverts dans les ouvrages et recueils.

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