Physicalisme (GP)

Comment citer ?

Behrend, Sacha (2021), «Physicalisme (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/

Publié en octobre 2021

 

Introduction

Le physicalisme est la thèse selon laquelle tout ce qui n'est pas physique dépend, en dernière instance, de ce qui est physique dans le monde : les pensées dépendraient de la matière cérébrale, les propriétés des cellules de celles des atomes, etc. A ce titre, elle est l'une des positions les plus dominantes dans la métaphysique de la nature, c'est-à-dire dans la discipline qui s'occupe des types de choses qui existent dans le monde et de la façon dont ces choses existent. Ajoutons à cela que cette thèse est non seulement dominante dans le champ philosophique, mais aussi auprès des scientifiques. Dans le documentaire The Fantastic Mr. Feynman, le physicien Sean Carroll déclare : « Lorsque deux atomes se rassemblent pour former une molécule, il s'agit d'électromagnétisme. Donc, toute la chimie est électromagnétisme. Et si cela veut dire que toute la chimie est électromagnétisme, alors la biologie est électromagnétisme. Littéralement tout ce qui est autour de nous est une manifestation de l'électromagnétisme d'une façon ou d'une autre ». Comprendre et discuter cette thèse revêt donc une importance fondamentale pour comprendre la philosophie et la science contemporaines. Pour entrer dans le détail de cette position, il faut poser deux questions. D'une part, qu'est-ce qui est physique, au sens où l'entendent les physicalistes ? D'autre part, quelle est la relation de dépendance qui relie le non-physique au physique ?

 

Qu'est-ce qui est physique pour le physicalisme ?

Or, pour comprendre en quoi consiste précisément le physicalisme, il faut d'abord comprendre en quel sens il faut entendre le terme « physique », qui donne son nom à cette position. Les définitions qu'on peut donner de « physique », dans ce contexte, appartiennent en général à deux familles distinctes. La première se focalise sur le terme « physique » tel qu'il apparaît dans l'expression « objet physique ». On peut donner des exemples paradigmatiques que nous reconnaissons tous comme étant des objets physiques : une pierre, une planète, un arbre, etc. Ainsi, les choses que nous appelons « objets physiques » partagent un certain nombre de propriétés saillantes : elles sont solides, ont une hauteur, une largeur et une épaisseur, un poids, etc. On peut dire que cette famille de définitions est objective1, au sens où elle s'appuie sur les propriétés qui nous apparaissent communément au sujet des objets physiques.

Définition objective :

Une chose est physique si et seulement si elle fait partie des choses que nous reconnaissons comme étant des corps matériels.

Le deuxième type de définitions du terme « physique » fait plutôt dériver son sens de la discipline scientifique qui porte le nom de physique. En effet, la physique reconnaît l'existence de certains types de choses et d'un certain nombre de propriétés, sur lesquels elle propose des théories. Le deuxième type de définition considère donc que si une entité ou une propriété apparaît dans les théories et les observations des physiciens, elle doit être reconnue comme étant physique. Ainsi, si la physique nous parle de la masse des corps, celle-ci doit être une propriété physique. De même, si la physique nous parle des étoiles, des électrons, etc., ceux-ci doivent être des corps physiques. Nous appellerons ce deuxième type scientifique.

Définition scientifique :

Une chose est physique si et seulement si elle fait partie des types de choses dont parle la physique.

Dès lors qu'on distingue ces deux types de définitions, on peut se poser la question de savoir si elles convergent et identifient le même ensemble de choses comme étant physique. Pour répondre à cette question, il faut voir que nous reconnaissons généralement comme physiques les corps matériels. Par « matière », on peut ici entendre une substance solide qui possède un certain nombre de propriétés spatiales. Il s'ensuit que la définition objective dépend de cette conception de la matière. En revanche, la physique a montré que tous ses objets d'étude ne sont pas matériels en ce sens. Il suffit pour s'en convaincre de penser aux forces, comme la force nucléaire forte ou la force électromagnétique. Ces forces sont reconnues comme étant physiques, mais elles ne sont vraisemblablement pas matérielles selon le sens décrit précédemment. Il semble donc que les deux définitions ne s'appliquent pas exactement au même ensemble d'entités et de propriétés. L'approche qui semble la plus prometteuse est de prendre comme étant physique ce dont parle la physique d'aujourd'hui plutôt que la conception issue du sens commun.

 

Quelle est la dépendance dont parle le physicalisme ?

Maintenant que nous comprenons en quel sens le physicalisme interprète ce qui est physique, et par conséquent aussi ce qui est non-physique, nous pouvons en venir à la deuxième question : quelle est précisément cette relation de dépendance qui relierait le non-physique au physique ? Nous allons voir qu'il y a plusieurs façons d'expliciter cette relation de dépendance en examinant deux conceptions qui ont été défendues.

Réductionnisme

La façon la plus spontanée d'analyser la dépendance des entités et propriétés non-physiques vis-à-vis de celles qui sont physiques est peut-être de dire que les premières peuvent être réduites aux secondes. Elle consiste donc à faire de la relation de dépendance une relation de réduction. On peut comprendre cette idée de plusieurs manières différentes qui ont été avancées par différents théoriciens. Nous distinguerons un réductionnisme des termes, un réductionnisme des énoncés et un réductionnisme des théories.

L'idée du réductionnisme des termes peut être comprise de la façon suivante : toutes les propriétés et entités désignées par des termes non-physiques, par exemple ceux qu'on trouve dans le vocabulaire des psychologues comme « désir », « peur », etc., seraient identiques aux propriétés et entités désignées par des termes physiques, par exemple ceux des neurosciences comme « axone » ou « potentiel d'action », etc. Dans une formulation plus générale, le principe est que pour toute propriété mentale F, il y a une propriété physique G, de telle sorte que F est équivalent à G. Or, si parler de peur est ultimement équivalent à parler d'activation de l'amygdale, alors il est possible de réduire la peur à l'activité dans cette partie du cerveau.

Une autre façon de comprendre l'idée que le non-physique peut être réduit au physique est de proposer une méthode d'analyse permettant de traduire toutes les phrases contenant des termes non-physiques en termes physiques, ce qu'on peut appeler réductionnisme des énoncés. L'incapacité dans laquelle nous nous trouvons actuellement de soumettre tous les termes non-physiques à ce type d'analyse n'est pas une objection à cette forme de physicalisme réductionniste. On peut y répondre en disant que nous sommes capables de soumettre certains termes non-physiques à cette analyse et que les autres pourront y être soumis dans le futur. C'est ce type de théorie qu'ont défendu Rudolf Carnap et, plus tard, Davis Lewis (voir les références dans la bibliographie). Lewis a ainsi proposé une méthode de traduction des termes psychologiques, comme « douleur », « croyance », « désir », etc., en concepts de rôles fonctionnels. La traduction qu'il envisageait avait ainsi pour caractéristique de ramener tous ces termes au rôle causal qu'ils désignent, par exemple « peur » est un état mental produisant une conduite d'évitement ou de fuite. Or, les référents de ces concepts fonctionnels sont, selon Lewis, des entités physiques. De fait, cette méthode équivaut à traduire les énoncés de la psychologie par exemple en énoncés de neurologie. On peut dire que cette forme de physicalisme réductionniste est conceptuelle ou linguistique.

Une troisième forme de réductionniste est théorique, ce qui veut dire qu'elle prétend réduire une théorie à une autre. La formulation classique de cette idée a été donnée par Ernest Nagel dans The Structure of Science. Nagel disait qu'une théorie était réduite à une autre lorsqu'on peut dériver de façon logique la première de la seconde. Selon lui, une telle réduction mobilise ce qu'il appelle des lois pont (bridge laws), qui sont des lois mettant en rapport les prédicats de la théorie réduite aux prédicats de la théorie réduisante. On peut, par exemple, penser à la réduction interthéorique de la psychologie aux neurosciences. On voit que cette forme de physicalisme réductionniste peut être rapprochée de la précédente, car on retrouve l'idée d'une réduction conceptuelle d'un ensemble de termes à un autre. Néanmoins, l'accent est mis sur la traduction des énoncés relevant d'une discipline scientifique dans ceux qui sont caractéristiques d'une autre discipline, considérée comme plus fondamentale, tandis que dans le cas précédent il s'agissait de traduire des termes pouvant être issus du discours quotidien en d'autres termes se référant à des entités physiques.

Mais, l'analyse de la relation de dépendance entre le non-physique et le physique en termes de réduction n'a pas été jugée satisfaisante par tous. L'objection principale qui a été soulevée contre cette approche découle, au moins dans le cas de la réduction des propriétés psychologiques, de la réalisation multiple. Ce qu'on désigne par cette expression est le fait qu'il est possible, et parfois vérifié, que les mêmes états psychologiques ne correspondent pas aux mêmes soubassements physiques chez différentes espèces. Un exemple popularisé par Hilary Putnam, dans l'article « The Nature of Mental States », est que les pieuvres sont capables de ressentir de la douleur bien que leurs cerveaux soient très différents des cerveaux des mammifères. On peut donc réduire la douleur chez l'homme à tel état neural, la douleur chez la pieuvre à tel état neural, etc. Mais, s'il y a une multiplicité dans les corrélats neuraux de la douleur, alors nous avons échoué à trouver une base physique à laquelle réduire le type d'état mental « douleur ».

Survenance

Une autre façon d'expliquer en quoi consiste la dépendance du non-physique au physique consiste à utiliser la notion de survenance (supervenience). Les propriétés non-physiques du monde surviendraient donc sur ses propriétés physiques. Contrairement au physicalisme réductionniste, cette position ne conduit pas à dire qu'on pourrait éliminer le non-physique au profit du physique. Les entités et les propriétés psychologiques, sociales, etc. ont bien un certain mode d'existence. Mais, ce mode d'existence est inconcevable indépendamment des entités et propriétés physiques.

La survenance désigne une relation qui existe typiquement entre deux classes de prédicats, c'est-à-dire entre deux classes de propriétés que l'on attribue à des sujets : les prédicats survenants et les prédicats de base. Cette relation tient au fait qu'il ne peut pas y avoir de différences entre deux ensembles de prédicats survenants si leurs prédicats de base ne diffèrent pas. Les prédicats non-physiques surviennent donc sur les physiques uniquement si deux situations quelconques qui sont identiques dans leurs prédicats physiques sont aussi identiques sous l'aspect de leurs prédicats non-physiques. En somme, si le physicalisme de survenance est vrai, il ne peut pas y avoir de différences dans le non-physique sans différence dans le physique.

Les philosophes qui ont souscrit à cette analyse de la dépendance du non-physique au physique ont souvent formulé cette idée en termes de mondes possibles. L'idée est que deux mondes ne peuvent pas être identiques sur le plan physique sans être, du même coup, identiques sous tous les aspects. On peut ainsi formuler la thèse fondamentale du physicalisme de survenance de la façon suivante :

Physicalisme de survenance

Le non-physique survient sur le physique si, pour tous mondes M1 et M2, si M1 et M2 possèdent les mêmes prédicats physiques et le même agencement de ces prédicats, alors ils contiennent aussi le même agencement de prédicats non-physiques.

Néanmoins, cette façon d'expliquer la dépendance du non-physique au physique a aussi été la cible d'objections. Certains ont soulevé l'objection selon laquelle le physicalisme de survenance n'explique pas pourquoi le non-physique survient sur le physique. La survenance serait donc une notion ne possédant pas de réel pouvoir explicatif. Par ailleurs, il a aussi été objecté que la relation de survenance ne capture pas de façon satisfaisante la priorité du physique vis-à-vis du non-physique. Ainsi, deux mondes possibles ne peuvent pas différer dans leur instanciation du prédicat P sans aussi différer dans leur instanciation de non-P. Pour prendre un exemple, si l'oxygène est constitué de molécules O2 dans un monde M1 et a une autre composition dans un monde M2, alors la propriété selon laquelle l'oxygène n'est pas constitué de molécules O2 sera instanciée dans le monde M2 et non dans le monde M1. On pourrait donc dire que, selon la définition de la survenance, non-P survient sur P. Pourtant, la relation entre ces deux prédicats n'implique pas la priorité que les physicalistes veulent attribuer au physique.

Conclusion

Il est important de souligner que les deux analyses de la dépendance du non-physique au physique que nous avons décrites ne sont pas les seules que l'on peut trouver dans la littérature philosophique. Néanmoins, elles ont toutes deux rencontré du succès chez les philosophes. Si le physicalisme réductionniste est aujourd'hui moins populaire en raison des objections mentionnées, le physicalisme de survenance est encore aujourd'hui défendu par des théoriciens qui pensent pouvoir répondre à ses critiques.

Bibliographie

-Block, Ned, « The Canberra plan neglects ground », dans Horgan T., Sabatés M., Sosa D. (eds), Qualia and mental causation in a physical world : themes from the philosophy of Jaegwon Kim, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, 105-133. Article où Ned Block formule la critique du physicalisme réductionniste qui s'appuie sur la réalisation multiple.

-Carnap, Rudolf, « Psychology in physical language », dans A. J. Ayer (ed.), Logical Positivism, Free Press, 1959. Article où Carnap développe l'idée que toutes les propositions formulées par les psychologues peuvent être traduites en énoncés portant sur le monde physique.

-Davidson, Donald, « Mental events », réimprimé dans Davidson, Donald, (ed), Essays on actions and events, Oxford, Clarendon Press, 1980, 207-225. Davidson développe dans ce texte l'idée selon laquelle le non-physique survient sur le physique.

-Elpidorou, Andreas, « The Character of Physicalism », Topoi, 2017, 37, 435-455. L'auteur interroge le sens de la priorité du physique sur le non physique et fait une liste assez complète des diverses positions qui existent sur cette question.

-Kistler, Maximilian, « Matérialisme et réduction de l'esprit », dans Jean Dubessy, Guillaume Lecointre et Marc Silberstein (dir.), Les matérialismes (et leurs détracteurs), Paris, Syllepse, 2004, 309-339, réimprimé dans Marc Silberstein (ed.), Matériaux philosophiques et pour un matérialisme contemporain : Sciences, ontologie, épistémologie, Paris, Editions Matériologiques, 2013, 919-954. Article qui étudie plus précisément la question du physicalisme appliquée à la réduction de l'esprit au cerveau.

-Kistler, Maximilian, « La réduction, l'émergence, l'unité de la science et les niveaux de réalité », Matière Première, 2007, 2, 67-97. Article qui expose de façon claire et détaillée la signification de la notion de réduction interthéorique.

-Lewis, David, « How to define theoretical terms », J Philos, 1970, 67, 427-446. Article où David Lewis décrit une méthode permettant de réduire les énoncés non-physiques, notamment les énoncés psychologiques, à des énoncés physiques.

-Nagel, Ernest, The Structure of Science, New York : Harcourt, Brace and World, 1961. Ouvrage où Nagel décrit les caractéristiques des réductions interthéoriques.

-Putnam, Hilary, « The Nature of Mental States », dans Hilary Putnam, Mind, Language and Reality, Cambridge, Cambridge University Press, 1975, 429-440. Dans cet article célèbre, Putnam souligne la difficulté de réduire un certain état mental à une activation neurale déterminée, en vertu de la diversité d'organisation des êtres vivants. Cet argument peut être compris comme posant un problème pour le réductionnisme.

 

1Le choix de ce terme s'explique par l'origine étymologique d' « objectif » (ob-jectum) qui désigne ce qui est jeté ou placé devant. Ce vocable est ainsi indiqué pour désigner une famille de définitions s'appuyant sur ce qui nous apparaît de proprement physique dans les corps.