Suspension du jugement (GP)
Comment citer ?
Guilielmo , Benoit et Mudry, Lena (2021), «Suspension du jugement (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/
Publié en octobre 2021
Résumé
Le terme de suspension du jugement est un terme technique hérité de la philosophie antique et provenant notamment de la tradition du scepticisme. Il est une traduction du mot grec epoché qui renvoie à un état d’esprit dans lequel ni nous n’affirmons ni ne rejetons quelque chose. Il fut très tôt lié au phénomène de l’enquête, de la recherche et de l’examen critique. Il recouvre différents sens qui sont à la fois de l’ordre de l’hésitation, de l’interrogation, de l’incertitude et de l’incapacité à juger correctement du fait que nos informations, arguments, ou impressions s’opposent et sont considérées comme ayant un poids égal concernant l’objet jugé. C’est une notion qui a une longue histoire philosophique et dont l’usage ne fut pas uniquement cantonné aux manœuvres intellectuelles sceptiques. On la trouve utilisée et évaluée aussi bien chez Epictète que chez Descartes, chez Montaigne, et aussi chez Kant, Dewey et Russell, parmi beaucoup d’autres. La plupart de ces philosophes ont insisté sur son usage dans la réflexion critique et sur sa valeur dans nos vies intellectuelles. Elle est alors principalement considérée comme un outil efficace pour éviter l’erreur, exercer une certaine ouverture d’esprit dans nos enquêtes, et aussi comme élément essentiel d’une forme d’intégrité et de prudence intellectuelle face aux opinions et jugements que nous formons ou face à ceux qui sont soumis à notre considération et requérant de notre part ou bien affirmation, rejet ou indécision. Une difficulté majeure pour rendre compte de ce qu’est la suspension du jugement et de son rôle tient toutefois au fait que nous n’en possédons pas de saisie intuitive ou préthéorique en comparaison avec d’autres notions philosophiques et phénomènes mentaux comme la croyance, le doute, l’imagination, le raisonnement, etc. Trois questions principales seront examinées dans cette entrée encyclopédique : 1) Qu’est-ce que la suspension du jugement ? Quelle est la relation entre la suspension du jugement et l’enquête ? 3) Quelle est la valeur de la suspension du jugement ?
Qu’est-ce que la suspension du jugement ?
Débutons notre examen par quelques exemples permettant une première approximation :
Les lettres Sam épelle à haute voix les lettres figurant sur les lignes d’un tableau lors d’un examen d’ophtalmologie. Arrivé à la dernière ligne il croit voir un « P » mais il ne parvient pas à le distinguer d’un « B ». Sam se demande alors quelle est la lettre qu’il a sous les yeux. Sa consultation ophtalmologique se termine sans qu’il connaisse la réponse.
Le tournage Maria est une passionnée de cinéma. Elle aime consulter les informations et anecdotes relatives au tournage de ses films favoris. Elle se demande combien de temps a duré le tournage de la scène de la course de chars du film Ben-Hur (1959). Elle consulte un site internet réputé comportant ce genre d’indications. Elle y lit que le tournage de cette scène a duré 5 semaines. Maria poursuit sa lecture et découvre alors sur le même site l’information suivante : la scène de la course de chars a coûté environ 4 millions de dollars, soit un quart du budget du film, et son tournage a duré 10 semaines. Elle décide de poursuivre sa recherche en utilisant un autre site internet et y trouve l’information selon laquelle le tournage a duré 5 semaines (sur une période de 3 mois). Elle consulte encore une autre source, dont la fiabilité est établie, et découvre alors que le tournage de la célèbre scène a duré 5 mois. Après avoir épuisé toutes les sources d’informations auxquelles elle pouvait penser, Maria se demande toujours combien de temps a duré le tournage de la scène.
Le train Bertrand court pour se rendre à la gare afin d’attraper son train qui part à 10h25. Il arrive à 10h24 sur le quai de la gare. Mais une minute plus tard, pas de train, ni d’ailleurs dix minutes plus tard. Deux pensées se présentent alors à son esprit : « Le train est en retard » et « on a changé l’horaire ». Bertrand se demande quelle est la réponse correcte.
Le coupable À la suite d’un vol, Agatha possède des indices qui incriminent le jardinier. Mais elle sait qu’elle n’a pas encore suffisamment exploré la piste alternative qui soutient l’implication du chauffeur. Elle poursuit son enquête malgré ses solides soupçons envers le premier et se demande si le chauffeur ne serait pas plutôt le coupable. Elle se retient d’affirmer que le jardinier ou que le chauffeur soit le coupable du vol.
La vitrine Un soir d’automne, Charlie se promène sur l’artère commerçante de Zurich. Elle se dirige vers un magasin et aperçoit au loin une silhouette de forme humaine derrière la vitrine. Charlie se demande si c’est un employé ou si c’est un simple mannequin.
Dans le vocabulaire technique de la philosophie on s’accordera pour dire que Sam, Maria, Bertrand, Agatha et Charlie suspendent leur jugement quant aux propositions qu’ils considèrent (le contenu jugeable qu’ils examinent). On peut aussi remarquer que Sam et Charlie suspendent leur jugement de manière quasiment automatique, tandis que Maria suspend son jugement à la suite d’une recherche plus ou moins approfondie, tandis que Bertrand suspend son jugement en hésitant entre deux explications possibles, et qu’Agatha ne tire pas de conclusion à ce stade de son enquête avant d’avoir rassemblé l’ensemble des éléments de preuve lui permettant d’affirmer l’identité du coupable. A partir de ces exemples il est possible de distinguer au moins quatre genres de suspension du jugement. Elle peut tout d’abord être issue (1) d’un processus automatique, ou bien (2) découler d’un processus de délibération consciente. Indépendamment de cela, elle peut être (3) provisoire (on suspend volontairement son jugement en attente de plus d’informations sur un sujet donné) ou (4) définitive (par exemple, car on ne cherche plus à répondre à la question ou qu’il semble impossible d’y répondre). On obtient ainsi le tableau suivant :
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Suspension provisoire |
Suspension définitive |
Suspension délibérée |
Le coupable Le train |
Le tournage |
Suspension automatique |
La vitrine |
Les lettres |
Même si l’on observe qu’il y a différents genres de suspension du jugement cela ne nous dit pas pour autant en quoi elle consiste exactement. Notons tout d’abord l’existence d’une condition minimale : c’est lorsque nous cherchons à juger de quelque chose comme étant vrai ou faux que nous sommes en position de suspendre notre jugement. A partir de là, différentes positions sont susceptibles d’être avancées quant à la manière de la concevoir.
Elle peut être avant tout comprise de manière minimale comme une absence de croyance après l’examen d’une question (Sam ni ne croit ni ne croit pas que c’est la lettre « B » qu’il a sous les yeux, Agatha ni ne croit ni ne croit pas que c’est le jardinier qui soit coupable). En suspendant notre jugement ni l’on affirme comme vrai ni l’on rejette comme faux la proposition examinée. Cette caractéristique de neutralité est commune aux différentes conceptions possibles de la suspension du jugement. Les philosophes cherchent alors à préciser et à expliquer en quoi consiste cette caractéristique essentielle.
La suspension du jugement peut ainsi être conçue comme étant constituée par un type de croyance. En ce sens, elle requiert d’avoir une croyance (dans le sens de « tenir quelque chose pour vrai », ou « penser que quelque chose est vrai ») relative à notre situation informationnelle. Par exemple, Bertrand croit que l’hypothèse 1 et l’hypothèse 2 sont deux possibilités aussi sérieuses l’une que l’autre. Sam croit qu’il ne peut pas distinguer les deux lettres qu’il a sous les yeux. Selon cette conception, ils suspendent leur jugement quand ils croient qu’ils ne peuvent pas juger quelle est la réponse correcte. On dira alors que suspendre c’est avant tout avoir une croyance et c’est cette croyance portant sur leur situation informationnelle qui est considérée comme une composante fondamentale de leur attitude d’indécision.
La suspension du jugement peut également être comprise comme un état d’ouverture d’esprit. Selon cette conception, suspendre son jugement reviendrait par exemple à avoir une attitude interrogative. Avoir une telle attitude n’implique pas que l’on forme ou que l’on ait une croyance sur sa situation informationnelle. Agatha suspend son jugement lorsqu’elle forme une attitude interrogative et reste ouverte à la possibilité que le jardinier ne soit pas le coupable (elle ne forme donc pas nécessairement la croyance qu’elle n’est pas encore en mesure de le croire mais envisage plutôt une question du type : « Le jardinier est-il le coupable ? »). Comme on peut le supposer, cette manière de comprendre la suspension du jugement est étroitement liée à l’activité de l’enquête (voir plus bas, section 2).
Ces différentes conceptions de la suspension du jugement sont autant de modèles permettant de cerner un phénomène envisagé comme étant de nature plus ou moins complexe selon les approches. Si ces conceptions diffèrent dans le détail, elles s’accordent néanmoins pour reconnaître certaines caractéristiques essentielles. En effet dans chacun des cas ci-dessus, l’attitude des sujets :
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porte sur un contenu jugeable (ils ne suspendent pas leur jugement dans le vide mais sur un objet de leur pensée) ;
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est neutre (ni ils ne tiennent pour vrai ni pour faux ce contenu jugeable) ;
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est évaluable comme étant appropriée, justifiée ou rationnelle (leur attitude est basée ou répond à des raisons).
Si les philosophes acceptent largement ces éléments comme conditions conjointes pour la suspension du jugement, la plupart ont toutefois le souci de dépasser la caractérisation minimale et donc de raffiner leurs analyses et descriptions en insistant sur, ou en y ajoutant, un élément qui, comme nous l’avons noté, pourra être du type de :
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celui d’une croyance portant sur la situation informationnelle du sujet (« je n’ai pas encore assez de preuves pour affirmer x ou y », « je ne parviens pas à distinguer x de y », etc.).
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d’une espèce d’ouverture d’esprit consistant à avoir une attitude interrogative, elle-même liée à d’autres attitudes du même genre (s’interroger, se demander, désirer savoir, etc.).
Ces différentes approches impliqueront notamment des divergences théoriques quant au rôle ou à la fonction qu’elles attribuent à la suspension du jugement. Mais malgré ces différentes manières de la concevoir, les philosophes sont parvenus à s’accorder sur la thèse négative (dans le sens de la négation de quelque chose et non comme une évaluation en termes de valeur) suivante :
La suspension du jugement n’est pas une simple absence de croyance.
Comme nous l’avons dit, c’est lorsque nous cherchons à juger de quelque chose comme étant vrai ou faux que nous sommes en position de suspendre notre jugement. De manière générale, il y a une foule de questions sur lesquelles vous n’avez aucune opinion. Ma mère est-elle née en 1966 ? Avant de lire ces mots, vous n’aviez aucune croyance par rapport à cette question (sauf si vous êtes un ami ou un membre de la famille), mais vous ne suspendiez pas pour autant votre jugement. Même une fois la question posée, il se peut qu’elle ne vous intéresse pas particulièrement. Vous n’avez pas envie qu’elle encombre votre esprit. Vous pourriez simplement ne former aucune opinion à son sujet. Ce n’est pas pour autant que nous dirions que vous suspendez votre jugement.
La thèse positive avancée par les philosophes est que la suspension du jugement est une prise de position ou une opinion, une forme d’opinion neutre. Ou pour le dire autrement :
La suspension du jugement est une attitude mentale de neutralité.
Les philosophes classent la suspension du jugement parmi ce qu’ils désignent sous le terme « d’attitudes doxastiques » en ce qu’elle repose sur un contenu informationnel ou est liée avec d’autres croyances (doxa est le mot grec pour croyance, opinion ; les autres attitudes du même type sont la supposition, la conjecture, la conviction, l’hypothèse, etc.). Par « attitude » il faut entendre ici une manière d’entretenir ou d’être en relation avec un contenu jugeable. La classe des attitudes que l’on peut avoir face à une proposition (par exemple : « Le train est en retard », « C’est le jardinier qui a fait le coup ») est bien sûr plus large. On peut avoir l’attitude d’espérer, de souhaiter, de désirer, etc., qu’une proposition soit vraie. Mais remarquons que celles-ci ne sont pas directement reliées aux éléments de preuve et donc à la vérité, contrairement à la croyance (le fait de tenir pour vraie une proposition), l’incroyance (le fait de rejeter comme fausse une proposition) et la suspension du jugement qui sont des attitudes ayant un rapport direct avec la vérité et la connaissance.
En effet suspendre son jugement au sujet d’une proposition (« Est-ce la lettre « B » ou la lettre « P » que j’ai sous les yeux ? »), comme le fait de croire ou de ne pas croire, présuppose que nous cherchions à juger cette proposition comme étant vraie ou fausse, ce qui n’est pas le cas pour les autres attitudes que nous pourrions adopter comme espérer que le train soit en retard, le craindre ou encore imaginer qu’il le soit. Lorsque Bertrand suspend son jugement, il a cherché à savoir, et cherche vraisemblablement encore, la raison pour laquelle le train n’est pas passé en gare. Par ailleurs, si l’on conçoit la suspension du jugement comme une attitude interrogative, on dira que le sujet qui suspend son jugement reporte celui-ci à plus tard car il poursuit un but relatif à la connaissance. Agatha cherche à connaître la réponse à sa question : « Le jardinier est-il le coupable ? ». Elle suspend alors son jugement en attendant d’avoir collecté plus de preuves. Ainsi l’attitude neutre de suspension, dans laquelle nous ne tenons ni pour vraie ni pour fausse une proposition, est adoptée en vertu du contenu informationnel en notre possession. Si ce dernier ne nous permet pas de trancher une question, nous avons des raisons pour adopter l’attitude de suspension du jugement (par exemple : nos éléments de preuve pour et contre une proposition sont d’un poids égal ou ne sont pas suffisants, ou alors sont trop nombreux et confus, etc.). Les philosophes diront alors que nous les adoptons de manière rationnelle ou justifiée (voir aussi l’entrée encyclopédique sur les normes épistémiques).
Retournons à nos exemples afin d’expliquer ce point plus concrètement. Maria a découvert au cours de sa recherche des informations contradictoires et elle se trouve dans l’incapacité de déterminer une réponse correcte à sa question de départ. De son côté, Bertrand considère deux explications possibles mais il ne possède aucune donnée supplémentaire lui permettant d’affirmer ou de rejeter l’une ou l’autre de ses hypothèses. Il est approprié pour Maria et pour Bertrand de rester neutres quant à leurs questions respectives. Si à la place de suspendre leur jugement ils en venaient à former une croyance, c’est-à-dire à tenir pour vrai l’une des solutions alternatives qui se présentent à eux, et donc à trancher les questions qu’ils examinent, alors leur réaction nous paraîtraient inappropriées. Leurs jugements seraient arbitraires. Nous serions en droit d’évaluer négativement leurs réactions et d’émettre une critique, par exemple, sous la forme des questions suivantes : Maria, comment peux-tu penser que le tournage de cette scène a duré 5 semaines et non pas 10 semaines ? Comment peux-tu affirmer Bertrand que les horaires du train ont été modifiés alors que rien jusqu’ici ne te permet de dire si c’est le cas ? Par ces évaluations nous leur signalerions que dans leurs situations respectives, leurs raisons pour croire étant de poids égal ou insuffisantes, la suspension du jugement est l’attitude rationnelle à adopter.
En résumé, nous dirons que la suspension du jugement est une attitude mentale de neutralité et que différentes approches philosophiques concurrentes proposent de rendre compte de cette caractéristique essentielle.
On pourra ainsi affirmer que c’est une attitude qui consiste à considérer une question comme ouverte et envers laquelle nous adoptons un état d’esprit inquisitif (nous cherchons à savoir « Combien de temps a duré le tournage de la course de chars de Ben-Hur ? », « Qui du jardinier ou du chauffeur est le coupable ? »), ou comme une attitude d’hésitation ou d’indécision vis-à-vis d’un contenu jugeable (pensons à Sam et Charlie pour qui les informations en leur possession en vue de juger pour ou contre sont non-concluantes ou à Bertrand qui hésite entre deux explications possibles). Ces deux approches pourront incorporer dans leurs analyses respectives le fait d’avoir ou non une croyance au sujet de sa situation informationnelle comme réquisit à l’adoption de l’attitude. Elles chercheront également à rendre compte du fait que nous avons des raisons pour l’adopter de manière appropriée.
L’attitude de suspension du jugement, et sa neutralité constitutive, peut donc être expliquée théoriquement d’au moins deux manières différentes, comme une attitude interrogative ou d’hésitation (qui ne sont pas nécessairement incompatibles mais dont l’harmonisation n’est pas non plus évidente).
De nombreuses questions techniques restent à l’ordre du jour du débat philosophique quant à la nature de la suspension du jugement mais une autre question va désormais retenir notre attention : Quelle est la relation entre la suspension du jugement et l’enquête ?
Suspension du jugement et enquête
À partir du moment où l’on reconnaît que la suspension du jugement est une attitude distincte de la simple absence d’opinion, une question se pose : dans quel but suspendons-nous notre jugement ? En effet, pourquoi adopter une attitude neutre vis-à-vis d’une question alors que nous pourrions simplement ne former aucune opinion ? Friedman, dont les travaux ont ravivé les débats contemporains sur la suspension du jugement, a donné la réponse controversée suivante : « on suspend notre jugement pour enquêter » (Friedman 2017).
La question de la relation entre l’enquête et la suspension du jugement est déjà présente chez les philosophes sceptiques anciens. Le terme même de « sceptique » vient du verbe sképtomai qui signifie « rechercher » ou « examiner » et les sceptiques se dépeignent eux-mêmes avant tout comme des enquêteurs (Sextus Empiricus). Les Pyrrhoniens (disciples du philosophe Pyrrhon) sont toujours en quête de vérité. Ils suspendent leur jugement, sur une chose après l’autre, en mettant en opposition les arguments pour et contre une thèse donnée. Ils n’établissent rien, pas même qu’ils ne peuvent rien établir. Une autre branche du scepticisme antique, représentée par les Académiciens qui pratiquent eux aussi la stratégie de mise en opposition des arguments, soutient quant à elle que la nature de la réalité est inconnaissable car les choses sont toutes incertaines. Cette prise de position les conduit à suspendre leur jugement de manière globale (c’est-à-dire sur toute chose). Chez les modernes, le sceptique scrute ses opinions, les met en doute. Son doute est « méthodique » plutôt qu’« effectif » selon la distinction de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. En d’autres termes, le sceptique moderne utilise le doute avant tout comme un outil sans douter réellement. En suspendant son jugement, il examine les raisons qui fondent ses opinions, il cherche de nouvelles données et, finalement, il ne donne son approbation qu’aux opinions qui ont résisté au doute. Dans ses Méditations métaphysiques, Descartes pratique cette mise en suspens méthodique par laquelle il se défait de toute opinion douteuse dans le but d’en établir de nouvelles qui soient quant à elles indubitables. Par sa méthode du doute universel, il semble faire de la suspension du jugement le début de son enquête, se débarrassant ainsi de ses préjugés pour trouver des vérités fondamentales. À l’inverse, le sceptique pyrrhonien se distingue du sceptique moderne car il ne suspend pas son jugement pour enquêter – il suspend car les données, en vue d’affirmer ou de rejeter une proposition, sont de poids égal et ne lui permettent pas de trancher. Il continue d’enquêter justement car il n’a pas trouvé la réponse à sa question et donc suspend son jugement (Machuca 2015).
L’enquête et la suspension seraient donc étroitement liées. Mais les philosophes contemporains ne s’accordent guère quant à la question de savoir comment elles sont liées. Une des difficultés pour les philosophes est de déterminer à quel moment de l’enquête la suspension du jugement est appropriée : comme une attitude qui ouvre l’enquête, précédant ainsi l’examen des indices à disposition, voire la découverte de nouveaux indices, ou bien comme le résultat d’un processus d’investigation venant clore l’enquête ? La question principale étant alors la suivante : quand devrions-nous suspendre notre jugement ?
La suspension ouvre l’enquête
À ce sujet, la réponse de Friedman est sans appel. L’enquête commence par la suspension du jugement. Elle défend la double thèse suivante :
Toute personne qui enquête suspend son jugement, et toute personne qui suspend son jugement enquête.
Nous enquêtons seulement si nous suspendons notre jugement quant à la réponse à une question que nous examinons. Avoir une attitude interrogative – être curieux, se demander si quelque chose est le cas, s’interroger, enquêter – implique que l’on n’ait pas encore affirmé ou rejeté l’une ou l’autre des réponses possibles. L’enquête prend fin lorsqu’on vient à connaître la réponse à la question. Il est inapproprié pour Maria de continuer à se demander combien de temps a duré le tournage de la célèbre scène de Ben-Hur si elle vient à savoir qu’il a duré cinq semaines. Tant qu’elle suspend son jugement, car elle n’a pas la réponse à la question qu’elle se pose, l’enquête peut continuer.
C’est en soulignant ce rapport étroit avec l’enquête que Friedman ajoute que toute personne qui suspend son jugement enquête. Ou, en d’autres termes, pour reformuler la thèse positive mentionnée précédemment :
Suspendre son jugement c’est avoir une attitude interrogative.
Dans cette perspective, la suspension du jugement est une manière d’ouvrir une question et d’en faire un objet d’enquête. Lorsque nous suspendons notre jugement nous reconnaissons notre ignorance vis-à-vis d’une question donnée. Une fois la question ouverte nous allons chercher à y répondre. En effet, comme toute attitude interrogative, la suspension du jugement implique un but – celui de résoudre la question ouverte – et le sujet qui suspend son jugement manifeste une certaine sensibilité aux informations à même de l’aider à répondre, voire une disposition à rechercher ces informations. Il semble que dans plusieurs cas, lorsque nous suspendons notre jugement, nous adoptons bel et bien une attitude interrogative. Bertrand, par exemple, se demande si son train a du retard ou si l’on a changé l’horaire. Il manque peut-être d’informations pour y répondre, mais il ne va pas pour autant clore la question. Après tout, si Bertrand doit prendre son train, il doit y répondre. Il est disposé à s’informer pour résoudre la question.
La suspension met un terme à l’enquête
Plusieurs philosophes ont contesté cette équivalence et ont affirmé que la suspension du jugement n’ouvre pas l’enquête mais vient au contraire la clore lorsqu’elle est infructueuse (Archer 2019). En ce sens, la suspension n’est pas une attitude interrogative, car il est possible de suspendre son jugement sans avoir l’intention d’enquêter. En effet, après avoir délibéré ou enquêté sur une question, nous pouvons découvrir ou réaliser que nous n’avons pas assez d’informations pour former une croyance venant résoudre ainsi la question (par exemple, tenir pour vrai que le coupable est le jardinier). Notre situation vis-à-vis de nos informations étant déficiente, nous abandonnons notre enquête et suspendons notre jugement. En ce sens, la suspension du jugement est une manière de clore une question (plutôt que de l’ouvrir) par la reconnaissance de notre ignorance ou de notre incapacité à pouvoir nous prononcer pour ou contre.
Néanmoins, cette idée ne s’oppose pas directement à la conception de la suspension du jugement comme attitude interrogative. Il est parfaitement possible de suspendre notre jugement et de rester ouvert et disposé à résoudre cette question, et ce même si nos efforts n’ont pas été jusqu’ici concluants. Pensez par exemple à une policière dont l’enquête s’est « refroidie ». Après des mois d’efforts, Agatha ne peut toujours pas déterminer si c’est le jardinier ou le chauffeur qui a commis le vol. Malheureusement, d’autres enquêtes requièrent son attention et elle doit abandonner l’affaire. Il est néanmoins tout à fait approprié pour Agatha de continuer à s’interroger même si elle n’enquête plus aussi activement qu’auparavant. En d’autres termes, Agatha suspend son jugement mais cherche toujours à résoudre cette question. De temps en temps, elle reconsidère les événements, parfois elle ressort ses vieux dossiers. Son attitude suspensive n’est donc pas définitive. Elle est encore interrogative.
Cependant, il semble bien que dans certains cas il soit possible et même approprié de suspendre son jugement au sujet d’une question sans avoir l’intention de la résoudre et donc sans adopter d’attitude interrogative. Pensons par exemple ici aux cas pour lesquels nous n’avons pas assez de données et où l’on croit, avec raison, être dans l’impossibilité d’en obtenir plus pour parvenir à une conclusion. C’est ainsi, par exemple, que certains conçoivent l’agnostique religieux (Russell 1953). Ce dernier suspend son jugement par rapport à l’existence de Dieu. Mais l’agnostique peut aussi être considéré comme quelqu’un qui pense qu’il est impossible de savoir si Dieu existe ou non. En ce sens, l’agnostique religieux suspend son jugement, mais ne s’interroge plus à ce sujet. Il considère la question comme étant insoluble. Prenons un autre exemple. Sam n’a pas réussi à distinguer entre la lettre « B » et la lettre « P ». Il est resté hésitant. Sa consultation ophtalmologique a pris fin et il a quitté le cabinet sans qu’il ait obtenu la réponse. On dira alors qu’il a suspendu son jugement et qu’il n’aura pas l’intention d’enquêter plus avant : après tout, il lui importe peu de savoir si c’était un « B » ou un « P ». Des questions, certaines parfois triviales et d’autres parfois insolubles, sembleraient ainsi requérir que nous suspendions notre jugement à leur sujet si jamais nous les examinions, sans pour autant que nous ayons l’intention de connaître leur réponse.
Par conséquent, s’il est possible de suspendre son jugement de manière résolue et définitive pour de bonnes raisons, alors la suspension du jugement n’est pas une attitude interrogative car elle n’implique pas le but d’en savoir plus. En effet, les sujets des exemples précédents n’ont pas l’intention de résoudre la question. Ils pensent que leurs données sont présentement insuffisantes ou qu’ils n’auront pas accès à celles qui leur permettrait de résoudre leur question. Il semble approprié, pour eux, de suspendre leur jugement. En ce sens, la suspension du jugement consiste plutôt en une croyance du type « je ne peux pas, et ne pourrai pas, faire mieux que suspendre mon jugement en guise de réponse à la situation informationnelle dans laquelle je me trouve et me trouverai par la suite ».
Les liens entre la suspension du jugement et l’enquête font donc l’objet de vifs débats chez les philosophes. Les positions adoptées sur cette question dépendent des conceptions de la nature de l’attitude elle-même : est-ce une attitude interrogative ? Est-elle constituée par une croyance sur notre situation informationnelle ? Une question, cependant, reste en suspens et porte sur la première thèse de Friedman : l’enquête implique-t-elle vraiment la suspension du jugement ? Ou bien est-il possible d’enquêter tout en croyant avoir déjà trouvé la réponse à la question ? Croire que l’on a trouvé n’implique pas que l’on ait réellement trouvé et il est parfaitement approprié de poursuivre l’enquête pour s’assurer que notre réponse soit la bonne. Après tout, Agatha a déjà de solides soupçons contre le jardinier, elle continue néanmoins son enquête.
Il est possible de soutenir que la suspension du jugement est néanmoins plus appropriée que la croyance tant que l’enquête continue. Suspendre son jugement évite de préjuger des résultats de l’enquête. Par exemple, suspendre son jugement permettrait d’éviter les biais de confirmation : lorsque nous croyons qu’une proposition est vraie, nous avons tendance à ne prêter notre attention qu’aux résultats confirmant notre croyance initiale et à ignorer les résultats contraires. Retenir notre jugement, pour éviter l’erreur, est particulièrement important lorsque les enjeux sont élevés. Il est important pour Agatha de retenir ses conclusions afin d’enquêter également sur le chauffeur. Par-là, elle limite les risques de laisser en liberté un coupable et d’incriminer un innocent. En suspendant son jugement, Agatha peut également faire mieux que sa collègue biaisée et têtue Anna. Cette dernière est persuadée que le jardinier est coupable. Si Agatha poursuit son enquête et trouve des indices incriminant le chauffeur, Anna risque de ne tout simplement pas en tenir compte, ou de leur donner moins de poids qu’à ceux qui incriminent le jardinier, alors qu’elle devrait elle aussi suspendre son jugement en ces circonstances. Cela lui éviterait aussi d’adopter une attitude catégorique de fermeture d’esprit qui écarte explicitement les éléments de preuve qui vont à l’encontre de sa certitude initiale. Ces quelques remarques nous conduisent à notre dernière question : quelle est la valeur de la suspension du jugement ?
Conclusion : la valeur de la suspension du jugement
Malgré leurs conceptions divergentes sur la suspension du jugement, les philosophes s’accordent généralement pour reconnaître que le rôle de celle-ci dans nos activités de connaissance et de réflexion critique reste essentiel. Sa valeur pratique a été largement soulignée tout au long de l’histoire de la philosophie. Les sceptiques antiques en faisaient déjà un remède contre les jugements précipités de leurs contemporains sur la nature exacte des choses (elle devait même selon eux conduire à un état de tranquillité : l’ataraxie ou l’absence de troubles de l’esprit). On a précédemment mentionné son usage comme élément de méthode philosophique par Descartes pour parvenir à des fondations solides en matière de connaissance. Plus près de nous, Dewey et Russell ont insisté sur la nécessité de l’entraînement aux habitudes mentales, dont la suspension est un élément central, pour acquérir et exercer une pensée critique saine et mener des enquêtes réfléchies nous permettant d’éviter l’erreur et de succomber trop rapidement à l’acceptation de jugements sans fondements réels :
Si [on ne forme pas] des habitudes à suspendre notre jugement tant que nos inférences n’ont pas été testées par l’examen des données probantes, alors des habitudes de crédulité, alternant avec une incrédulité désinvolte, de croyance et d’incroyance, se formeront à partir d’une lubie, une émotion, ou de circonstances fortuites. […] L’essence de la pensée critique est la suspension du jugement ; et l’essence de la suspension consiste dans l’enquête en vue de déterminer la nature du problème auquel nous sommes confrontés avant de tenter de le résoudre. (Dewey, Comment nous pensons, 1912)
D’après Dewey, la suspension du jugement s’oppose au jugement hâtif ou précipité dans lequel nous cédons, sans autre forme d’examen, aux premières suggestions de notre enquête. Or, la pensée critique requiert que nous suspendions notre jugement, ou que nous retenions nos conclusions, tant que l’enquête continue. En mettant, pour ainsi dire, notre jugement sur pause, nous nous offrons la possibilité d’étayer ou de réfuter ces premières suggestions en considérant de nouvelles données. Russell insiste, quant à lui, sur l’importance de la suspension du jugement comme vertu nous épargnant de succomber à la crédulité et à la propagande :
Tant que les hommes ne sont pas éduqués à retenir leur jugement en l’absence de données probantes, ils resteront égarés par des prophètes présomptueux et il est vraisemblable que leurs leaders seront soit des fanatiques ignorants soit des charlatans malhonnêtes. Supporter l’incertitude est difficile, mais il en est ainsi pour les autres vertus. Pour l’apprentissage de chaque vertu il existe une discipline appropriée et la philosophie est la meilleure discipline pour apprendre à suspendre son jugement. (Russell, « Philosophie pour non-initiés », 1946)
Selon Dewey et Russell, la philosophie peut nous apprendre quelque chose : à suspendre notre jugement, et cela malgré les efforts que cela suppose pour aller à l’encontre de notre inclination à juger sans arrêt dans le feu de l’action et à croire parfois tout et son contraire sans nous questionner sur les raisons qui nous font adopter telle ou telle croyance. En ce sens, la suspension du jugement s’oppose au jugement hâtif et constitue un moment clé de la réflexion critique.
Bibliographie
Les travaux de Jane Friedman ont ravivé le débat sur la suspension du jugement (sur sa nature, sa relation à l’enquête et à la rationalité). Ses deux principaux articles, déjà devenus incontournables, sont intitulés « Suspended Judgment », paru en 2013 dans la revue Philosophical Studies (162, pp. 165–81) et « Why Suspend Judging? » paru en 2017 dans la revue Noûs (51, pp. 302–326). Sur l’approche de la suspension du jugement en termes de croyance nous renvoyons les lecteurs intéressés au récent article de Thomas Raleigh “Suspending is Believing” paru en 2021 dans la revue Synthese (198, pp. 2449–2474).
Sur la suspension du jugement dans la philosophie ancienne, l’ouvrage de référence contenant notamment les témoignages et textes sur Pyrrhon, le scepticisme pyrrhonien et académique (voir dans l’index du Vol III. l’entrée « suspension du jugement ») est celui de A. A. Long et D.N. Sedley, Les philosophes hellénistiques. Traduction par Jacques Brunschwig et Pierre Pellegrin. Vol. I: Pyrrhon. L'épicurisme; Vol. II: Les stoïciens; Vol. III: Les académiciens. La renaissance du pyrrhonisme, GF Flammarion, 2001. On pourra aussi consulter sur le scepticisme antique, Lorenzo Corti, Scepticisme et Langage, Vrin, 2009 et Stéphane Marchand, Le scepticisme. Vivre sans opinions, Vrin, 2018. Sur le renouveau du scepticisme à l’époque moderne, époque marquant une redécouverte des scepticismes anciens, voir l’étude particulièrement intéressante de Richard Popkin, Histoire du scepticisme. De la fin du Moyen Âge à l’aube du XIXe siècle, (trad. B. Gaultier), Agone, 2019, ainsi que celle de José R. Maia Neto, Academic Skepticism in Seventeeth-Century French Philosophy. The Charronian Legacy 1601-1662, Springer, 2014. On pourra également consulter l’entrée « Doute » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
Sur la croyance et le doute qui sont deux notions essentielles en étroite liaison avec la suspension du jugement, on consultera avec profit le chapitre sur « Les croyances » par Pascal Engel dans l’ouvrage collectif Notions de philosophie, II (sous la direction de D. Kamboucher, Gallimard, 1995) et plus généralement sur les attitudes cognitives, du même auteur, Les vices du savoir. Essai d’éthique intellectuelle, Agone, 2019 (notamment les chapitres II et III), ainsi que Claudine Tiercelin, Le doute en question, Parades pragmatistes au défi sceptique, Editions de l’Eclat, 2005/2016, pour ses analyses détaillées sur les conceptions du doute chez Peirce et Descartes (chapitre III) et le scepticisme philosophique contemporain.
Le débat sur les relations entre l’enquête et la suspension du jugement est particulièrement vivant aujourd’hui. Pour les personnes souhaitant aller plus loin, outre l’article séminal de Friedman (2017), on consultera celui d’Avery Archer « Agnosticism, Inquiry and Unanswerable Questions » paru en 2019 dans la revue Disputatio (53, pp. 63-88), ainsi que l’article de Jan Wieland « Sceptical Rationality » paru dans la revue Analytic Philosophy (55, pp. 222-238). La réponse de Diego Machuca dans la même revue « Suspension, Equipollence and Inquiry: a Reply to Wieland » (56, pp. 177-187) aborde la question de l’interprétation (ou de la mésinterprétation) des sceptiques anciens par les philosophes contemporains.
Pour l’approche « pédagogique » mettant en avant la valeur de la suspension du jugement, on pourra consulter, outre le manuel de Logique de Kant, Vrin, 1997, Comment nous pensons de John Dewey (1912), Les empêcheurs de penser en rond, 2004, (trad. O. Decroly), l’essai « Philosophie pour non-initiés » (1946) de Bertrand Russell ainsi que ses Essais sceptiques (1928), Les Belles Lettres, 2011 (trad. A. Bernard), et « What is An Agnostic ? » (1953) dans The Basic Writings of Bertrand Russell, Routledge, 2009.