Sens de la vie (GP)

Comment citer ?

Fuhrer, Joffrey (2020), «Sens de la vie (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/

Publié en octobre 2021

 

Résumé

Qu’est- ce que le sens de la vie ? Qu’est-ce qu’une vie qui a du sens ?
La question du sens de la vie joue un rôle discret, mais crucial dans la vie de tous les jours. Discret, car il est rare qu’on l’on aborde la question de façon explicite au quotidien. Cruciale, car l’idée que nous nous faisons du sens que doit avoir notre vie oriente nos actions.
Cette question est également un objet d’étude interdisciplinaire sur lequel se croisent les différents regards de la philosophie et de la psychologie. Bien qu’indépendante des questions relatives au bonheur, au bien-être et à la santé mentale, la thématique du sens de la vie possède des liens solides avec celles-ci.

Nous présenterons dans cet article différentes questions que se posent les chercheurs à propos du sens de la vie : 

  • Quel est le sens du « sens de la vie » ? Définition et opérationnalisation.

  • Le sens de la vie est-il seulement dans la tête ? Objectivisme et subjectivisme.

  • La vie peut-elle avoir un sens si celle-ci est le fruit de forces mécaniques aveugles ? Dieu, l’absurde et évolution.

Notons qu’il existe d’autres thématiques que nous ne mentionnerons pas ici, telles que les liens entre émotions, bonheur et sens de la vie, les différentes échelles psychométriques qui existent pour le mesurer et ce qu’elles peuvent nous dire ou encore le rôle du sens de la vie au sein de la santé mentale.

Quel est le sens du « sens de la vie » ?

Imaginez l’histoire d’une personne qui entreprend un long voyage de plusieurs jours pour atteindre l’Himalaya où un sage passe ses journées à méditer dans une caverne isolée. Exténué par cette longue aventure, mais heureux d’arriver enfin à destination, il salue le saint homme, et lui demande : « Ô grand sage, quel est le sens de la vie ? ». Après une longue pause, le sage ouvre ses yeux et répond « la Vie est une fontaine ». « Quoi ? Comment ça la Vie est une fontaine ? » aboie le voyageur en colère.  « J’ai fait des milliers de kilomètres rien que pour entendre tes mots, et tout ce que tu as à me dire, c’est ça ? C’est ridicule ! ». Le sage lève alors les yeux vers le voyageur et répond « Tu veux dire que la Vie n’est pas une fontaine ?! ».

Dans cette histoire, le sage est-il un charlatan ou voulait-il évoquer quelque chose de profond que nous ne pouvons pas comprendre ? Cette pseudo fable humoristique narrée par le philosophe Robert Nozick illustre plusieurs choses : la question du sens de la vie est auréolée d’un certain prestige, elle est souvent l’occasion de faire des blagues, et elle n’est pas claire. Quel genre de réponse attendait donc le voyageur ?

La question dissimule en réalité plusieurs sous-questions dont voici quelques exemples représentatifs, tirés des travaux du philosophe Joshua Seachris (il appelle cela la thèse de l’amalgame) : 

Pourquoi sommes-nous sur terre ?

Quel est le but de l’existence ?

Qu’est-ce que je dois accomplir dans ma vie ?

Quel genre de personne je veux être ?

Est-ce qu’il faut vivre uniquement pour soi ou aussi pour les autres ?

Quels sont les choix que je dois entreprendre pour que ma vie soit bonne ?

Les questions qui apparaissent sont très hétérogènes, mais peuvent être rangées en deux grandes catégories :

  • Celles qui sont de natures morales et pratiques : Quels sont les buts que l’on doit se fixer ? Quel genre de vie doit-on mener ? En d’autres termes, la question posée est « quel est le sens de MA vie ?», au sens de « qu’est-ce qu’une vie bonne ? ». Celles-ci feront l’objet des deux premières sections de cet article.

  • Celles qui sont de natures métaphysiques et théologiques : il s’agit des questions relatives à notre place sur terre et dans l’univers, à la divinité, la spiritualité et au destin. La question posée est « quel est le sens de la vie en général ? Quel est notre but ?». Celles-ci feront l’objet de la dernière section de cet article.

Revenons à notre voyageur, et partons du principe que sa question était de nature pratique. On peut imaginer que le sage aurait pu répondre : « cherche l’amour », « dévoue-toi à une cause », « fais le bien autour de toi », « surpasse-toi », etc. Est-ce que notre voyageur aurait pu trouver ces réponses satisfaisantes ? Plutôt que d’attaquer la question de front, essayons plutôt de définir quelle réalité recouvre le sens de la vie au sens moral et pratique. Pour cela, prenons donc le problème à l’envers. Sur la question du bonheur, le psychologue Paul Watzlawick écrivait non sans humour un guide pour faire son propre malheur. De la même façon, le philosophe William David Joske établit quatre critères pour qu’une vie soit dénuée de sens. N’a pas de sens une vie qui est :

(1) Sans valeur : ce que l’on fait n’a aucune valeur intrinsèque ou aucun mérite (comme lors de simples corvées).

(2) Sans intérêt : ce que l’on entreprend n’est dirigé vers aucun but précis (comme dans le cas de travaux forcés, où il faut creuser des trous et les reboucher).

(3) Triviale : le but et les objectifs sont insignifiants (par exemple mesurer et compter des brins d’herbe pour remplir un tableau de statistiques pour connaître la taille moyenne des brins d’herbe d’un pays).

(4) Futile : le but et les objectifs ne sont pas atteignables (par exemple une association humanitaire qui ferait tout pour atteindre un but qu’il ne serait pas possible de réaliser).

Si notre voyageur s’inquiète du sens de sa vie, c’est probablement que sa vie ne remplit pas au moins un de ces critères. Peut-être a-t-il le sentiment que ce qu’il fait au quotidien n’a (1) pas de valeur, et s’il le pense, peut-être a-t-il l’impression que ce qu’il fait (2) ne sert à rien, n’a aucun but. Cependant, si c’est le cas, peut-être a-t-il la sensation que (3) cette finalité est insignifiante, n’est pas digne d'intérêt. Il se peut aussi que sa vie remplisse bien les trois premiers critères, mais que les buts qu’il souhaite atteindre sont (4) inatteignables, que le chemin pour y arriver est semé d’obstacles impossibles à surmonter. Ainsi, une vie qui a du sens est une vie qui doit être orientée vers des buts importants, ayant de la valeur, et devant pouvoir être atteignables. C’est d’ailleurs sous cet angle que le sens de la vie peut faire l’objet de science.

Cette définition du sens de la vie comme orienté vers des buts fait partie des trois approches possibles et complémentaires pour comprendre la réalité psychologique du sens de la vie, que l’on peut retrouver dans un article de Frank Martela et Michael Steger synthétisant la recherche en cours. Ces trois différentes approches sont autant de façon d’opérationnaliser le phénomène du sens de la vie, c’est-à-dire d’en donner une définition en s’appuyant sur des théories et des données empiriques afin d’en faire l’étude. On y retrouve :

- Le sens de la vie comme objectif : avoir une vie qui a du sens, c’est avoir le sentiment que les objectifs que l’on se fixe dans notre vie et les buts que nous voulons atteindre sont les bons et que nous pouvons les atteindre ou que nous les avons atteints. 

- Le sens de la vie comme importance : avoir une vie qui a du sens, c’est avoir le sentiment et la conviction que notre vie possède une valeur intrinsèque, que la vie que nous menons est bonne et que ce que nous entreprenons a un certain impact positif sur le monde ou notre entourage.  

- Le sens de la vie comme cohérence : avoir une vie qui a du sens, c’est avoir le sentiment que la vie est compréhensible et harmonieuse, que cette vie revêt une signification particulière à nos yeux. 

Si chacune de ces façons d'opérationnaliser le sens de la vie nous aide à comprendre ce que c’est, il n’y a pas de consensus définitif sur la question de savoir si ces trois approches recouvrent différentes dimensions du sens de la vie ou si le sens de la vie peut se résumer à seulement l’un ou deux de ces aspects. 

Toutefois, cette approche laisse entendre que le sens de la vie est avant tout une affaire subjective. Une quête personnelle dans laquelle chacun doit trouver sa voie. Mais est-ce bien le cas ?

Le sens de la vie est-il seulement dans la tête ?

Imaginez la vie d’un dictateur corrompu qui semble tout avoir pour lui : argent, pouvoir, confort. Et même une famille qu’il aime et qui l’aime. Cependant, il est responsable de la mort de milliers de personnes. Pensez-vous que sa vie ait du sens ? Beaucoup de personnes seraient promptes à répondre que non. Pourtant, que diriez-vous s’il affirmait qu’il juge sa vie comme ayant du sens ?

On peut classer les différentes réponses possibles à cette question en trois catégories : les subjectivistes, les objectivistes, et les approches mixtes. Chacune de ces positions possède un certain nombre de variantes et de débats internes, mais seule une vue globale sera exposée.

La position subjectiviste

Faisons une expérience de pensée (inspirée du mythe de Sisyphe) : imaginez un individu condamné à pousser un rocher en haut d’une colline (un rocher qui n’est pas nécessairement très lourd, donc l’effort à produire est minime). Une fois en haut, il doit le laisser retomber, puis doit recommencer. Il doit faire cela tous les jours jusqu’à la fin de sa vie. Est-ce que sa vie a du sens ? Beaucoup serait prompt à répondre que non. Comme nous l’avons précédemment explicité au travers des conditions énoncées par Joske, si une action n’a aucune finalité, alors celle-ci est sans intérêt. Mais imaginez que, pris de pitié, celui qui l’a condamné lui implante une puce dans le cerveau qui a pour propriété de lui faire adorer pousser ce rocher. Il prend désormais énormément de plaisir à le faire, et ses centres d’intérêt se réduisent à cette activité. Ajoutons que si on lui propose de faire autre chose, il refuse, préférant continuer à déplacer son rocher. Sa vie a-t-elle du sens ? Pour les subjectivistes, dont Richard Taylor qui a proposé cette expérience de pensée, oui. Ce qui important, c’est que ce que nous désirons et ce que nous voulons s’accordent avec nos activités du quotidien.
De façon plus formelle, on peut résumer la thèse subjectiviste par :

La vie d’un individu i a du sens si et seulement si il juge et a le sentiment que sa vie a du sens.

Il faut donc conclure que si le dictateur de notre exemple juge et ressent que sa vie a du sens, alors c’est bel et bien le cas. Cette conclusion semble choquer nos intuitions assez profondes, et paraît inacceptable d’un point de vue moral.

La position objectiviste

Les objectivistes pointent du doigt l’aspect trop permissif de cette position en nous forçant à conclure que des vies telles que celle du dictateur peuvent avoir du sens. Selon celle-ci, il est nécessaire de faire la différence entre, d’une part, l’état cognitif et affectif « avoir le sentiment que sa vie a du sens » et affirmer qu’il est vrai que sa vie a du sens. Le premier est purement descriptif, le second normatif, et, selon les objectivistes, le sens de la vie n’est pas simplement une affaire personnelle, une vie a du sens si et seulement si elle répond à certaines normes. Pour rendre plus claire cette thèse, on peut se demander ce qui fait que les vies de Socrate, Curie et Brahms ont du sens. La réponse d’un objectiviste serait la suivante : elles ont du sens non pas parce que, subjectivement, ils avaient le sentiment d’en avoir, mais parce qu’ils ont dirigé leurs vies et leurs actions de façon à réaliser des accomplissements moraux, esthétiques ou intellectuels qui ont une valeur intrinsèque. Ils ne se sont pas consacrés uniquement à eux-mêmes et ont contribué positivement au monde contrairement à des vies comme celle du dictateur de l’exemple. Le principal argument repose donc sur l’idée qu’il existe des valeurs objectives qui sont désirables.

Pour reprendre le cas du dictateur, bien qu’il soit dans l’état cognitif et affectif adéquat pour ressentir que sa vie a du sens, il n’est pas justifié à avoir ce sentiment. Sa vie n’a pas de sens car ce qu’il fait va à l’encontre de certaines valeurs fondamentales.

Toutefois, prenons un cas plus ambigu, celui d’un personnage qui lutte pour une noble cause, mais qui juge que sa vie n’a pas de sens. Imaginons la vie de quelqu’un qui lutte ardemment pour abolir l’esclavage, mais qui doit faire face au mépris de ses pairs. Les années passent, rien ne change, et il a l’impression de se battre pour rien. La cause louable qu’il défend n’est jugée importante par personne. Il en vient à juger que ce qu’il fait n’a aucun intérêt, qu’il n’est pas assez doué pour fédérer les autres à sa cause et faire changer les mentalités, et par conséquent, que tout bien considéré, sa vie n’a pas de sens. Doit-on conclure que même s’il juge l’inverse, sa vie a du sens ? Pour un objectiviste, oui, sa vie a effectivement du sens. Mais cela ne serait-il pas négliger l’état psychologique de cet individu ?

Les approches mixtes

Effectivement, il peut sembler problématique d’affirmer que la vie d’un individu misérable a du sens. C’est pour répondre à cela que se sont développées les approches mixtes. Celles-ci acceptent à la fois qu’il y ait des conditions subjectives pour qu’une vie ait du sens (apprécier ce que l’on fait, être épanoui), mais aussi des conditions objectives (mener une vie morale, poursuivre certains types d’objectifs). Un exemple paradigmatique d’approche mixte est celui proposé par la philosophe Susan Wolf, qui défend l’idée suivante :

La vie d’un individu i a du sens lorsque l'attrait subjectif rencontre l'attrait objectif.

Autrement dit, le sens survient lorsque l’on est activement et passionnément engagé dans des projets qui ont intrinsèquement de la valeur. Elle tente ainsi de réconcilier l’approche subjectiviste, en prenant en compte l’importance de l’état cognitif et affectif de l’individu, et l’approche objectiviste qui défend l'idée que certains objectifs ont une valeur intrinsèque indépendante de nos états mentaux (par exemple, faire le bien autour de soi, etc.). Elle établit deux critères subjectifs et deux critères objectifs pour qu’une vie ait du sens.

Subjectifs :

(1) Aimer ce que l’on fait et être activement engagé dans nos activités.

(2) Se sentir bon ou doué dans ce que l’on fait.

Objectifs :

(3) Ce que l’on fait doit avoir une réelle valeur positive.

(4) Avoir un certain succès dans ce que l’on entreprend.

Reprenons l’exemple du dictateur : il remplit effectivement les critères (1) et (2), mais peut-on dire qu’il remplit les critères (3) et (4) ? On est tenté de dire que non, ce qu’il fait n’a aucune valeur positive, et on ne peut réellement parler de succès. Que dire de l’exemple du personnage luttant pour abolir l’esclavagisme mais n’y arrivant pas ? L’état psychologique pessimiste, son stress et sa lassitude pour cette lutte (1 & 2) ainsi que son insuccès (4) font que sa vie a moins de sens que quelqu’un qui aurait réussi et serait épanoui.

Cependant, comment établir qu’une action a ou non de la valeur ? Elle conclut en disant qu’il n’existe aucune méthode pour déterminer cela avec précision, mais que certains cas font nécessairement consensus.

Par exemple, a du sens : une activité dédiée à la morale, qui produit des accomplissements intellectuels, qui a des relations personnelles positives, qui pratique une religion, qui poursuit des accomplissements sportifs, etc. Et n’a pas de sens : une activité qui est tournée uniquement vers des choses futiles, comme regarder des séries, ne faire que manger et dormir, des activités comme mémoriser le dictionnaire, collectionner des porte-clés, vouloir rencontrer des stars de cinéma, etc.

Il existe aussi des cas incertains comme une vie obsédée par quelque chose en particulier (être obnubilé par les systèmes juridiques ou les films de super héros) sans avoir d’impact en bien ou en mal sur le monde, être un membre fervent d’un culte ou chercher à s’enrichir dans le seul but d’être encore plus riche.

Un bref aperçu des problèmes de chacune de ces positions

L’approche subjectiviste pose un problème en ceci qu’elle est trop permissive. Peut-on accepter que la vie d’un dictateur sanguinaire ait du sens ? L’approche objectiviste semble résoudre ce problème, mais ne prend pas assez en compte l’état psychologique des individus (ce qui, pour la plupart des objectivistes, n’est en réalité pas un problème). L’approche mixte, quant à elle, semble d’une certaine manière réconcilier ces deux positions, mais se heurte à problématique des normes, des valeurs et des types d’activité qui possèdent de la valeur pour donner du sens à la vie (les objectivistes font d’ailleurs aussi face à cette problématique). Les activités de la liste proposée par Wolf, énoncées dans la section précédente, sont loin de faire l’unanimité. Certain, comme Steven Cahn, pointe du doigt ces cas pour montrer à quel point ils sont controversés. Par exemple, soulever des poids pour devenir plus fort pour soulever plus de poids peut sembler futile, de même que de lire des articles sur le sens de la vie dans le but d’en écrire pour ensuite être lu et ainsi de suite, ou de passer tout son temps libre à regarder des séries. Mais au nom de quoi ces activités seraient dénuées de la possibilité d’offrir du sens à la vie de quelqu’un ? Après tout, qu’est-ce qui justifierait de dire que leur vie n’a pas de sens s’ils pensent l’inverse ? Et que dirait des études interculturelles, si on interrogeait des Shuars d’Amérique du Sud ou des Sans d’Afrique australe, seraient-ils d’accord avec ces valeurs dites « objectives » ?

Ce débat entre ces trois positions met à mal nos intuitions qui nous disent à la fois qu’il y a des vies qui ont plus de sens que d’autres, tout en nous poussant vers un certain subjectivisme, car défendre une hiérarchie de vies et d’activités selon certaines valeurs peut, d'un point de vue philosophique, sembler arbitraire ou non fondé.

La vie peut-elle avoir un sens si celle-ci est le fruit de forces mécaniques aveugle ?

Dans la première section de cet article, nous avons montré que la question du sens de la vie pouvait être de nature morale et pratique, ou de nature métaphysique (religieuse ou non). Cette section propose de traiter la question du sens de la vie dans cette seconde acceptation. Est-ce que la vie, nos vies, tout ce que nous entreprenons, tout ce pour quoi nous nous battons, a un sens, une finalité, et si oui, d’où cela vient-il ?

Nous vivons dans un monde où les progrès de la physique et de la biologie ont progressivement montré qu’il n’y avait besoin ni de Créateur ni d’intentions divines pour comprendre le fonctionnement de l’univers et de la vie. Il faudrait alors conclure qu’au regard de l’univers et de ses lois implacables, nous ne sommes que des grains de poussière dont les actions se perdront inéluctablement dans sa longue histoire, et que nos vies n’auraient par conséquent aucun sens et aucune finalité particulière. Mais est-ce bien le cas ?

A cette question, plusieurs réponses : les approches dites surnaturelles, ou supranaturelles, qui affirment qu’il existe quelque chose de supérieur à la nature qui viendrait donner du sens au monde et donc donner une certaine finalité à nos vies (3.1). Une approche naturaliste, qui montre que la première est intenable au regard de nos connaissances scientifiques (3.2). Enfin, une dernière approche consiste à poser le problème sous un autre angle : qu’il existe un sens « supérieur » ou qu’il n’en existe aucun, cela ne change rien à l’aspect pratique de la question du sens de nos vies et à l’importance de ce que nous entreprenons.

L’approche « surnaturelle » du sens de la vie

Dans le confucianisme (notamment celui apparu au Xème siècle), l’homme fait partie d’un immense tout, la nature, dont il n’est qu’une partie et dans lequel il entretient des liens avec tout, que ce soit les animaux ou les minéraux. Chaque chose du monde possède une fonction et a pour devoir de la remplir, cette fonction ayant pour finalité le bon fonctionnement de la société qui dépasse l’individu. De là provient un certain nombre de devoirs qui doivent être respectés à la lettre.

Dans le christianisme, on retrouve également l’idée d’un rôle que doit jouer l’homme, d’une trame qu’il doit suivre et dont il ne doit pas s’écarter, que Dieu a créée pour lui. 

Plus proche de nous, le philosophe et théologien Louis Pojman affirme que nous ne pouvons pas concevoir un sens de la vie sans Dieu, et avance l’argument que nous résumons de la façon suivante :

Sans une divinité qui serait à l’origine de tout, le monde ne pourrait pas avoir de sens, car il ne serait que matière qui évolue sans direction et vouée à disparaître. Or, seul un Dieu peut expliquer l’existence des valeurs et du sens que le monde et nos vies semblent posséder.

Notons que cet argument est finalement compatible avec différentes formes de religiosité. Que le but ultime de l’être humain soit de trouver le salut divin par la grâce de Dieu, d’adorer Dieu, de stopper la roue de ses réincarnations, d’atteindre le Nirvana ou de rejoindre l’Unité de l’univers, toutes ces idées postulent à minima un certain nombre d’entités surnaturelles (Dieu, une âme, le karma, le Tao etc.). Surnaturel faisant ici référence à quelque chose qui n’est pas seulement physique et matériel, et par conséquent « extra naturel ». Tout l’enjeu de cette approche est donc de prouver l’existence d’une ou plusieurs de ces entités.

Sens de la vie et évolution

L’approche naturaliste en philosophie, qui est au cœur de la vision scientifique du monde, est en contradiction complète avec la possibilité qu’il puisse exister un sens indépendant de celui que nos mécanismes cognitifs attribuent au monde. Que ce soit parce qu’il existerait des principes éternels ou parce qu’il existerait un Dieu ou une nature qui insufflent ce sens aux choses. Daniel Dennett, dans son ouvrage Darwin est-il dangereux ? propose (1) de montrer la logique sous-jacente à cette conception spiritualiste et religieuse du monde et (2) de montrer toutes les implications philosophiques souvent négligées que la théorie de l’évolution (et plus spécifiquement sa synthèse moderne) peut avoir sur notre vision du monde, de l’esprit et du sens de la vie.

(1) Daniel Dennett résume la position spiritualiste et religieuse par la métaphore de la pyramide cosmique inversée qu’il présente de la façon suivante :

L’ordre du monde

Le design 

L’esprit

Dieu

Au fondement, la cause de tout, en dessus de lui, l’apparition de l’esprit qu’il insuffle dans la matière, au dessus, les objectifs et la finalité qu’il fixe pour les êtres, qu’ils soient dotés d’esprit ou non, et enfin, l’ordre qu’il a donné aux choses. Cette thèse a de multiple reprise été soutenue tout au long de l’histoire par un argument que l’on retrouve notamment chez John Locke : 

Il n’est pas possible que la matière se soit créée elle-même ni que la matière ait pu produire quelque chose comme l’esprit qui n’est pas de la matière, tout autant qu’il n’est pas possible que la matière se soit ordonnée par elle-même. 

(2) Dennett présente ensuite comment l’approche naturaliste permet de renverser cette pyramide. Mais avant cela, il est important de rappeler les points clés de la théorie de l’évolution qui sont les suivants :

- La mutation aléatoire du matériel génétique des descendants.

- L’individu ne cherche pas à faire survivre son espèce, mais ce sont ses gènes qui cherchent à se transmettre à travers lui.

- La fitness différentielle, ou valeur sélective (chaque individu a une capacité à survivre et à transmettre ses gènes plus ou moins grande).

- Les pressions de sélection (la faune et la flore imposent des pressions qui font que seuls certains individus parviendront à transmettre leurs gènes).

- L’adaptation des individus : autrement dit, après des millions d’années les détenteurs de gènes les moins bien adaptés se sont éteints, et de nouvelles caractéristiques phénotypiques ont vu le jour (l’ensemble des caractères observables d’un être vivant, incluant le comportement).

Cette construction théorique qui peut sembler simple en apparence est d’une force explicative et prédictive extrêmement puissante. Rien à ce jour ne permet de remettre en cause ce consensus (que ce soit la paléontologie, la paléoanthropologie ou la génétique). Cette approche évolutionnaire de la réalité, Dennett la nomme l’acide universel : lorsque celle-ci est bien comprise, elle dissout entièrement l’image que nous nous faisons du monde pour n’en laisser que ce qui est réel. L’hypothèse de l’esprit et des valeurs insufflées par un Dieu deviennent difficilement défendables : l’ensemble des êtres vivants sont apparus il y a environ 3.5 milliards d’années et n’ont cessé d’évoluer jusqu’à former les êtres vivants actuels. Le sens de la vie, selon cette position naturaliste, n’est pas dans le monde, mais est au contraire une façon que notre cognition très particulière et spécifiquement humaine a de colorer le monde. Ou, pour le dire simplement, l’état psychologique qui donne naissance au sens de la vie trouve ses fondements dans notre biologie et notre histoire évolutionnaire.

La vie est-elle absurde ?

Une autre façon de répondre à la question est d’affirmer que le monde n’a intrinsèquement pas de sens. Ou, en d’autres termes que la vie serait absurde. Voici trois arguments différents qui viennent supporter cette idée :

  • Premièrement, tout ce que nous faisons, construisons, entreprenons est vain, car dans le futur distant, rien de tout cela n’aura d’importance. À l’échelle du vivant, que l’on peut estimer avoir commencé il y a 3,4 milliards d’années, l’être humain ne représente presque rien (selon toute vraisemblance notre espèce connaît ses balbutiements il y a 310 000 ans). Soit un rapport de 0.000009/100 ! Plus récemment dans l’histoire de nos civilisations, pensons à l’empire d’Alexandre le Grand, ou de Ramsès II, autrement appelé Ozymandias, dont il ne reste absolument plus rien. Plus loin dans le temps, que restera-t-il de nous dans plusieurs millions d’années ?  Sans doute plus rien non plus. 

  • Nous ne sommes qu’un grain de poussière au sein d’un univers infini.

  • Tout ce que nous faisons n’a pas d’importance, car nous allons mourir un jour. Nous naissons, travaillons, avons un impact sur la vie des autres qui eux-mêmes mourront un jour. Au bout, il n’y a donc rien.

Thomas Nagel défend dans son article L’absurde que ces arguments ne prouvent pas que la vie est absurde. Si nous étions immortels, ou gigantesques au point d’occuper tout l’univers, la possibilité de l’absurdité de la vie serait toujours envisageable. Pourtant, cela ne nous empêche pas de vivre nos vies sérieusement, et de considérer, la plupart du temps, que ce que nous faisons à de l’importance. D’où vient ce conflit entre le sentiment du quotidien, et le sentiment d’absurde qui émerge lorsque nous évoquons la question du sens de la vie ? Albert Camus affirme dans l’Étranger que cela vient de la contradiction entre nos aspirations, l’idée que nous avons du monde tel qu’il devrait être, et le monde tel qu’il est vraiment. Cependant, pour Nagel, l’absurde ne naît pas de cela, mais d’une lutte interne entre notre tendance à considérer notre vie importante et notre tendance à prendre du recul sur celle-ci et à trouver nos préoccupations futiles et insignifiantes. Même si nous pouvons être conscients de la futilité de certaines de nos préoccupations, elles ne sont pas moins importantes à nos yeux. 

Peut-être faudrait-il trouver le sens de la vie en dehors de nous, dans une entité transcendante telle que Dieu, ou dans la nature, comme proposé en 3.1. Nagel répond à cela que même si de telles entités existaient, cela ne donnerait pas plus ou moins de sens à nos vies. Il illustre son argument par une expérience de pensée : imaginons que l’on découvre que, en réalité, l’être humain a été créé par des extra-terrestres dans le simple but de nous manger. 

D’une certaine manière, cela voudrait dire que le sens de nos vies, ce pour quoi nous avons été amenés au monde, c’est pour être dévoré. Mais cela ne résout pas notre quête de sens : nous pourrions toujours demander, pourquoi avons-nous été choisis pour hors-d’œuvre ? Et quel est le sens de la vie de ces extra-terrestres ? Ce genre de question n’en finit pas. Donc même si nous avons été amenés au monde par un Dieu ou par une nature consciente, les questions du sens et des raisons de leurs objectifs demeurent irrésolues et insolubles. 

Quelle réponse Nagel offre-t-il au problème métaphysique du sens de la vie ? Celle-ci est pratique : ce qui confère du sens et de l’importance aux choses et à nos vies repose sur le simple fait que les raisons que nous avons de les juger telles sont suffisantes. Nous n’avons pas besoin qu’elles reposent sur des justifications ultimes. La plupart des choses que nous faisons trouvent leur importance dans l’instant présent, dans l’ici et le maintenant.

Bibliographie

  1. Jacque Lecompte, Donner un sens à sa vie, Odile Jacob, (2007). Ce petit livre est très facile à lire, et propose un bref aperçu de l’état de l’art des sciences expérimentales étudiant le sens de la vie et ses composants. Attention cependant, bien qu’il reste pertinent, beaucoup de travaux sur le sujet ont depuis été réalisé depuis sa parution. Pour un exposé plus récent, mais en anglais, voir King, L. A., & Hicks, J. A. (2021). The science of meaning in life. Annual Review of Psychology, 72, 561-584.

  2. Daniel Dennett, Darwin est-il dangereux ? L’évolution et le sens de la vie, Odile Jacob,  (2000). Ce livre n’est pas tant une introduction à la théorie de l’évolution, qu’une présentation finement argumentée de sa force théorique et de toutes les conclusions philosophiques subtiles qui peuvent en être tirées. En effet, comme il l’écrit : « chaque fois qu'il est question de darwinisme, la température augmente parce qu’il y a beaucoup plus en jeu que les simples faits empiriques sur la façon dont la vie sur terre a évolué ou la logique correcte de la théorie qui expliquent ces faits » (traduction personnelle provenant de l’édition anglaise, Darwin’s Dangerous Idea, Evolution and the Meaning of Life, The Penguin Press, 1995).

  3. Antti Kauppinen, Meaning and Happiness, Philosophical Topics 41 (1):161-185 (2013), cet article très riche présente plusieurs débats : la question de savoir si le sens de la vie n’est qu’un état psychologique, le débat concernant le lien entre bonheur et sens de la vie en psychologie et en philosophie, et la possibilité de mesurer le sentiment subjectif d’avoir une vie qui a du sens. Pour une vision différente sur ces questions, voir Wolf, S. (1997). Happiness and meaning: Two aspects of the good life. Social Philosophy and Policy, 14(1), 207-225. Et Taylor, R. (1970). The meaning of life. Life, Death and Meaning: Key Philosophical Readings on the Big Questions, 19-28.