Mal (A)
Comment citer ?
Clavier, Paul (2021), «Mal (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/
Publié en octobre 2021
Résumé
Une enquête philosophique sur le mal ne peut pas se contenter d’énumérer la liste des maux physiques et moraux. Elle ne peut pas non plus compiler l’histoire des différentes conceptions du mal et des différents diagnostics posés par les sciences médicales, ou par les sciences humaines, voire les religions. Mais l’enquête ne peut pas non plus préjuger de l’homogénéité de la notion. On n’exclura donc pas que le terme de mal abrite plusieurs concepts. D’où la nécessité d’interroger un certain nombre de distinctions qui partagent la notion : mal intrinsèque et mal relatif, mal commis et mal subi, mal physique et mal moral, afin de poser le problème de savoir si le mal est une notion descriptive ou normative. Une fois proposés ces réglages conceptuels, on peut s’intéresser aux conceptions du mal historiquement attestées : les conceptions négatives qui refusent au mal toute réalité, les conceptions dualistes qui font du mal une réalité indépendante du bien, les conceptions privatives qui définissent le mal relativement au bien, les conceptions positives qui lui accordent une consistance autonome, avant de réfléchir sur la banalité ou la radicalité du mal.
Table des matières
Quoi de commun entre une douleur physique, une souffrance psychologique, une détresse morale, un acte de malveillance, une catastrophe naturelle, une erreur technique, ou un vice de fabrication? Est-ce que ces réalités spécifient un même concept de mal, voire une réalité qui serait le mal par excellence, sinon le mal en personne, comme le suggèrent tant de mythes et de conceptions religieuses ? L’étendue du mal – plus précisément l’extension du concept de mal – est vaste.
Bien entendu, on ne peut nier un air de famille entre ces différentes déclinaisons du mal. On peut même envisager un lien de causalité : une maladie peut entraîner la baisse de vigilance d’un individu, qui peut provoquer un accident technique, provoquant à son tour de graves blessures qui engendreront chez la victime un sentiment de détresse, interprété comme l’œuvre d’une puissance maléfique, entraînant un désir de vengeance, etc… Mais la conjonction de ces différents maux et leur enchaînement causal ne suffit pas à conclure qu’il s’agit au fond d’une seule et même réalité, ou que ces divers maux sont la manifestation diversifiée d’un seul et même événement fondamental ou d’un agent (« le » mal qui se déchaînerait dans le monde). Peut-être le domaine du mal (des réalités, des actions des personnes jugées mauvaises) est-il foncièrement hétérogène, traversé par des distinctions qui compromettent l’unité du concept. Marcus S. Singer fait remarquer que si les maux, les injustices, les horreurs ont peuplé le discours des philosophes, peu d’attention a été accordée au concept de mal lui-même (« The Concept of Evil », Philosophy, vol. 79, No. 308 (Avril 2004) Cambridge University Press, (185-214), pp. 186-188). Le problème de l’origine du mal (et de sa place dans un système du monde religieux, le mal étant tenu pour l’objection majeure à l’existence d’un Dieu bon et tout-puissant) a souvent masqué la question de la nature du mal. M.S. Singer souligne la diversité d’application du terme « mauvais (evil) » : « personnes, intentions, motifs, comportements, pratiques, dispositifs, projets, institutions, initiatives, situations » (pp. 189-190). Une première difficulté liée au concept de mal est donc sa prétendue homogénéité. Un autre problème est son rattachement exclusif à des notions morales. Dans cet article, on va d’abord explorer les distinctions plus ou moins traditionnelles qui partagent la notion. Puis on discutera plusieurs conceptions du mal, en gardant à l’esprit la question de savoir si un mal purement moral est possible ou si le mal physique reste le paradigme central du concept de mal.
Les distinctions
La notion de mal présuppose, semble-t-il, des êtres capables de souffrir (d’avoir mal) ou de vouloir (faire du mal). L’explosion d’une étoile à neutrons en supernova met à mal la structure de l’astre, mais les neutrons n’ont pas mal. La fission d’un noyau atomique lourd peut avoir des conséquences destructrices, mais en elle-même elle n’est ni bonne ni mauvaise. Le mal fait-il son entrée avec vivant ? Commençons par la vie végétale. On dit qu’une plante « souffre » de dessèchement, de rouille ou de virose. Doit-on lui reconnaître une sensibilité au mal ? La plante qui s’étiole éprouve-t-elle quelque chose ? A-t-elle mal, ou est-ce le privilège du règne animal ? D’autre part, une plante qui assèche le sol est appelée vorace, mais on ne la soupçonnera pas pour autant de malveillance. La maladie de la pomme de terre ou les mauvaises conditions météorologiques qui compromettent une récolte sont, à première vue, des faits physiques, pas des faits moraux. Pourtant, on n’hésite pas à les qualifier de maux. Est-ce seulement en raison de leurs conséquences (comme par exemple le million de victimes de la famine de la pomme de terre en Irlande de 1845 à 1852) ?
Notons que la plupart des civilisations antiques ont imputé mauvaises les catastrophes agricoles à l’intention malveillante ou au caprice de puissances surnaturelles. Par ailleurs, c’est un fait que le vocabulaire moral des langues indo-européennes est pour une bonne part emprunté à l’agriculture. Le développement des plantes, des fruits et des semences aurait donc servi de modèle aux évaluations morales : droit/tordu ; sain/pourri ; robuste/faible ; fécond/stérile etc. (voir Silvia Andrei, Aspects du Vocabulaire agricole latin, « L’Erma » di Bretschneider, Rome, 1981 et bien sûr les deux tomes du Vocabulaire des institutions indo-européennes d’Emile Benveniste, Les Éditions de Minuit, Paris, 1969). Chez Virgile, le malus ager désigne un champ stérile. Mais la transposition de termes agraires au domaine des évaluations morales ne permet pas de dire que le mal serait primitivement un phénomène végétal. D’ailleurs, il n’est pas surprenant que pour désigner des phénomènes de douleur ou de malice, les sociétés agro-pastorales aient puisé dans leur lexique courant.
C’est semble-t-il, avec le règne animal, du fait de la mobilité et de la rapidité des relations prédatrices entre espèces, voire des rivalités entre membres d’une même espèce, que nous sommes tentés de parler de cruauté, de violence, voire de méchanceté. Mais il importe de s’assurer que nous ne projetons pas des affects humains sur des comportements animaux plus ou moins réflexes. Il n’est pas du tout certain que le chat qui « joue » avec la souris puisse être comparé à un bourreau prolongeant les souffrances de sa victime avant de l’achever. Avant de revenir à cette ambivalence du mal (est-il seulement physique ou moral ?), il importe d’abord de distinguer si le mal désigne une chose ou une propriété.
Le mal : substantif ou adjectif
Une douleur physique, une maladie de l’organisme, une situation de pénurie ou de détresse psychique, un acte de cruauté, une injustice, une trahison, une catastrophe naturelle, une catastrophe humanitaire sont, en des sens divers, des maux. Mais dire que x, y, z, … sont des maux, qu’est-ce que cela signifie au juste ? Si, à propos des exemples donnés ci-dessus, on demande dans chaque cas : « Où est le mal ? », la réponse paraît devoir être formulée en termes de pathologie, de dysfonctionnement, d’inadaptation, comme quand on parle de mauvaise décision ou de mauvaise estimation. Ces expériences, situations ou comportements impliquent un mauvais état physiologique ou psychologique, une mauvaise répartition des ressources, et dans certains cas une intention expresse de nuire, une mauvaise intention conduisant à la maltraitance ou à la malfaisance. Le mal semble alors désigner une propriété, plutôt qu’une entité individuelle. Grammaticalement, le mal serait donc plutôt adjectif que substantif. Il faudra examiner avec prudence les raisons qui portent à donner au mal la consistance d’une réalité isolée (un élément, un principe, une force cosmique), voire d’une personne surnaturelle (le Malin). Tout d’abord parce que, lorsque nous récapitulons toutes ces « figures » du mal, peut-être sommes-nous en train de réunir sous un concept des événements, des attitudes qui certes présentent un « air de famille », mais pas de véritable détermination commune. Entre la douleur physique d’une maladie et la souffrance morale d’une trahison, il y a un monde. Entre une pandémie et une guerre mondiale aussi. C’est parfois l’intensité des maux commis ou des souffrances endurées qui induit la personnification, ou au moins la substantivation du Mal, comme si l’intensité du mal impliquait son caractère volontaire. Vouloir remonter au Mal comme à un principe ou l’origine de tous ces maux, c’est peut-être quitter le domaine de l’enquête philosophique pour s’aventurer sur les terres de la mythologie et de la religion. Les philosophes qui se sont penchés sur le problème du mal, ont souvent recouru au mythe (de Platon à Hans Jonas) ou à l’ésotérisme (Schelling), plutôt qu’à l’explication rationnelle. Les traditions religieuses ou la littérature (Faust de Goethe) abondent en propositions qui débordent la réflexion conceptuelle mais alimentent néanmoins nos conceptions du monde et de l’action. Il n’est pas jusqu’aux succès cinématographiques populaires (Star Wars) qui ne mettent en scène l’affrontement bipolaire entre le camp du bien et les forces du mal. Ces simplifications « manichéennes » trouvent un écho ou peut-être une source dans l’expérience politique des affrontements entre partis, entre nations, entre Empires, entre blocs. De façon à peine plus subtile, certaines fictions insisteront sur l’ambivalence du côté lumineux, toujours menacé de basculer du « côté obscur de la Force ». Cette façon de contourner un manichéisme trop sommaire reste conceptuellement problématique. Si le Bien contient en lui-même des opportunités de déchéance ou de révolte, s’il héberge la possibilité du mal, est-ce encore le Bien ? On comprend alors que pour se débarrasser de cet antagonisme, des philosophes aussi différents que Spinoza ou Nietzsche aient voulu neutraliser la distinction du bien et du mal, ou au moins lui retirer sa signification morale normative. Nous restons pour le moment avec cette alternative fondamentale : existe-t-il une structure ou un processus (« le » mal) dont tous ces états de chose mauvais résulteraient ? Ou bien s’agit-il de réalités d’origine disjointe mais réunies dans un même concept, à la faveur d’une analogie ? Ainsi, la brûlure serait à l’organisme ce que la jalousie est à l’esprit, comme l’agression serait à la victime ce que le tsunami serait au littoral, ou encore la violence serait à l’agresseur ce que l’erreur de réglage est à la machine.
On remarquera à cette occasion que la substantivation du terme (le mal) pose un problème. Longtemps en effet, traditions mythologiques et religions ont proposé d’identifier une ou plusieurs puissances maléfiques (le Mal, le Malin, en anglais Evil, the Devil). Mais peut-être s’agissait-il d’une fiction permettant de récapituler des expériences hétérogènes sous une rubrique générale, et dans un scénario causal. Tout dommage supposant un responsable, il fallait que derrière les maux endurés on pût identifier un coupable, un auteur du mal, un « diable », un obstacle se mettant en travers du bon fonctionnement de la nature ou des institutions. Plusieurs philosophes (Epicure, Spinoza, Nietzsche) proposeront de dépersonnaliser le mal. On connaît la formule de ce dernier : « Par-delà bien et mal, du moins cela ne veut pas dire par-delà bon et mauvais ». Dans cette perspective, le mal ne fait pas l’objet d’une identification, mais d’une évaluation.
Avant d’interroger, autant que faire se pourra, ces tentatives d’explication ou de neutralisation, on se doit d’examiner où réside précisément le mal : dans tel ou tel acte, ou dans une relation entre l’acte et des victimes potentielles ou actuelles ? On distinguera donc d’abord le mal comme propriété intrinsèque et comme propriété relative.
Mal intrinsèque et mal relatif.
La plupart des maux que nous avons cités peuvent être décrits comme des dysfonctionnements. Parler de dysfonctionnement présuppose un fonctionnement de référence qui est le « bon » régime de fonctionnement. Cependant la définition du mauvais fonctionnement est sujette à caution. Lors d’une catastrophe naturelle, les lois de la nature ne sont pas mises en défaut. Un fleuve qui déborde ou une coulée de boue ne sont pas des anomalies hydrologiques ou géologiques. C’est en fonction des conséquences humaines de ces phénomènes parfaitement naturels qu’on parle de catastrophe naturelle. Lors d’une agression, le lien social est rompu, mais il ne manque pas de théoriciens pour affirmer, de Hobbes à Nietzsche ou Freud, que l’agressivité mutuelle est l’état naturel de l’être humain.
Descartes, dans sa Sixième Méditation métaphysique, souligne qu’ « une horloge, composée de roues et de contrepoids, n’observe pas moins exactement toutes les lois de la nature, lorsqu’elle est mal faite, et qu’elle ne montre pas bien les heures, que lorsqu’elle satisfait entièrement au désir de l'ouvrier » (A.T. IX, 67). Il n’y aurait donc pas de mal en soi, mais seulement relativement à une finalité contrariée (le désir de lire l’heure exacte en consultant cette horloge). Mais Descartes mobilise un autre exemple, et discute le cas de l’hydropique (le malade atteint d’une affection qui le porte à boire alors que la boisson « augmente son mal »). On est en présence d’une « erreur de nature, en ce qu’il a soif, lorsqu’il lui est très nuisible de boire ». La comparaison entre « un homme malade et une horloge mal faite » est donc boîteuse. En effet, le corps de l’hydropique est doté d’une nature « fautive et trompeuse », alors que les roues et les contrepoids de l’horloge suivent exactement les lois de la mécanique. Dans un cas le mal est intrinsèque (le ver est dans le fruit, comme la maladie dans l’organisme), dans l’autre le mal est extrinsèque : l’horloge est « mal faite », mais ce n’est pas l’horloge qui est mauvaise, c’est la conception qui est mauvaise ou la fabrication vicieuse, relativement à une finalité externe. Semblablement, dans le Traité des Passions de l’âme (art. 52) , Descartes tiendra que le bien et le mal ne sont pas des propriétés intrinsèques des choses, mais des propriétés relatives à ce que « la nature dicte nous être utile » (AT XI, 372).
Une première distinction s’impose alors. Ou bien le mal désigne une propriété intrinsèque de certains événements ou actions, voire de certaines personnes. La douleur, la trahison, le tsunami, le cruel tyran seraient alors mauvais en eux-mêmes. Ou alors, le mal renvoie seulement à une propriété relationnelle. On parlera alors de mal relatif : la douleur, la trahison, le tsunami, le tyran seraient en eux-mêmes indifférents. Ils ne seraient mauvais que relativement à une intention (selon que c’est un chirurgien ou un tortionnaire qui administre un traitement douloureux), ou relativement à des conséquences (selon que la crue du fleuve fertilise un champ ou noie des riverains, selon que la trahison permet ou non de mettre fin à la tyrannie). Notons que la conception conséquentialiste du mal ne résout pas tous les problèmes : si on appelle mauvais un état de choses, un événement ou une action dont les conséquences sont mauvaises, il faut encore des critères de ce que sont des conséquences mauvaises, faute de quoi on est entraîné dans une progression à l’infini.
On peut préciser cette notion de mal intrinsèque (vs mal relatif), en se demandant si le mal est dans l’agent ou dans l’action. La question sera alors de savoir si la qualification de mal (mauvais, malfaisant) revient d’abord aux personnes et aux institutions, pour s’appliquer ensuite, par répercussion, aux comportements et aux pratiques, ou si ce sont d’abord des actes et des situations que nous jugeons, le cas échéant, mauvaises, pour remonter par la suite aux causes malfaisantes de ces mauvais états de choses. Bref, si le mal est une propriété intrinsèque, est-elle intrinsèque à l’agent ou à l’acte ? Il semble que nous qualifions les personnes de méchantes ou de mauvaises, à mesure que nous apprenons leur agissements mauvais. C’est donc l’acte qui serait intrinsèquement mauvais, et mauvaise par analogie la personne qui perpètre cet acte. À supposer qu’il existe des actes intrinsèquement mauvais, il n’y aurait donc pas, en première analyse, d’agent intrinsèquement mauvais. Toutefois cette présomption de bonté originelle ou de neutralité morale dans tout agent pose un problème. Comment le mal rentre-t-il dans les motivations ou l’exécution des agissements d’un agent supposé bon ou neutre ? Quelle place ou quelle complicité y trouve-t-il ? Ne faut-il pas qu’une tendance au mal soit déjà présente dans l’agent ? De cette prédisposition au mal, l’agent est-il responsable ? On peut envisager l’hypothèse suivante : l’initiation au mal d’un agent, moralement bon ou neutre, soit serait accidentelle. Seule la récidive serait moralement imputable. Exemple : la première fois que je fais tomber quelqu’un, ce serait par mégarde ou par ignorance, mais je me découvrirais par là capable de faire du mal à quelqu’un. Mais cela n’explique toujours pas la genèse d’une volonté de faire le mal. Le fait de disposer d’un répertoire d’actions nuisibles qui sont à ma portée est sans doute un condition nécessaire pour avoir l’idée de la malfaisance, mais pas suffisante ; Quel intérêt puis-je trouver à la souffrance que je suis en mesure d’infliger à d’autrui ? Là encore, à moins de faire l’hypothèse d’une volonté perverse, qui prendrait un plaisir gratuit au mal commis, on se rabattra sur des situations où l’animal humain, menacé dans sa survie, est conduit à infliger à celui qui le menace un traitement qui le met hors d’état de nuire. On suppose donc qu’un instinct de conservation de soi répond de la violence commise envers quiconque menace cette conservation. Ensuite c’est dans l’appréciation plus ou moins juste de la menace, et dans la réponse plus ou moins proportionnée que s’introduirait un comportement malfaisant. « L’homme, dit Machiavel, ne croit s’assurer ce qu’il possède qu’en augmentant ce qu’il a ».
En termes rousseauistes, on dira qu’au juste amour de soi, « sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation », se substitue insensiblement l’amour-propre « qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1762, Première Partie, note M). Un désir égoïste d’appropriation ou de satisfaction unilatérale se substitue au modique besoin naturel. En contexte de pénurie relative, ce règne du désir artificiel lèse automatiquement les aspirations d’autrui. Selon Rousseau, la structure du mal réside dans l’excès d’une volonté assoiffée d’artifices par rapport aux besoins fixés par notre constitution naturelle : « la volonté parle encore quand la nature se tait ». Cette excès structurel de l’amour-propre, Platon, au livre V des Lois, l’avait déjà identifiée au plus grand mal de l’homme : « Le plus grand mal de l’homme est un défaut qu’on apporte en naissant, que tout le monde se pardonne, et dont par conséquent personne ne travaille à se défaire : c’est ce qu’on appelle l’amour-propre ; amour, dit-on, qui est naturel, légitime et même nécessaire. Mais il n’en est pas moins vrai que, lorsqu’il est excessif, il est la cause ordinaire de toutes nos erreurs. Car l’amant s’aveugle sur ce qu’il aime ; il juge mal de ce qui est juste, bon et beau, quand il croit devoir toujours préférer ses intérêts à ceux de la vérité. » Il y aurait donc, dans la sphère humaine, deux modalités d’apparition du mal: l’erreur involontaire et invétérée selon Platon, pour qui c’est l’ignorance qui produit les ravages de l’égoïsme ; l’abus volontaire contre-nature, propre à l’état social selon Rousseau : « Le luxe, impossible à prévenir chez des hommes avides de leurs propres commodités et de la considération des autres, achève bientôt le mal que les sociétés ont commencé » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1762, Première Partie, Note G).
Rousseau propose une version politique de l’origine du mal social : « le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi », oubliant que « les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne », inaugure la série de « crimes, de guerres, de meurtres, de misères et d’horreurs » (Ibid. Deuxième Partie, incipit), thème déjà présent chez Blaise Pascal qui voit dans ce réflexe d’appropriation l’expression sociale et politique du mal : « ‘Ce chien est à moi’, disaient ces pauvres enfants. ‘C’est là ma place au soleil.’ Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre. » (Fragments, éd. Sellier 98). Hannah Arendt dira dans le même sens que le refus de partager la terre est la manifestation du mal. Mais ces considérations sur la manifestation de pulsions conservatrices de soi et destructrices d’autrui ne nous éclairent pas sur l’origine du mal.
Le mal produit et le mal subi
Une troisième distinction s’impose, selon que le mal est considéré du côté de ce qui le produit ou du côté de ce qui le reçoit. C’est la distinction entre le mal subi et le mal produit. Cette distinction est plus large que la distinction traditionnelle entre mal subi mal commis. Cet élargissement permet de rendre compte du fait que certains maux se produisent sans l’intervention d’un agent qui le commet. Tout mal commis est produit, mais tout mal produit n’est pas commis. D’ailleurs, même dans le cas du mal commis par un agent, se pose la question de la responsabilité morale : l’agent est-il libre de vouloir le mal, ou est-il déterminé ? Quant au mal qui se produit du fait de l’inattention, de l’oubli d’une agent, est-ce un mal commis ? Cela pose la question de l’étendue de la responsabilité de l’agent. L’ignorance où je suis des conséquences de mes actes peut atténuer, voire exténuer ma responsabilité. J’ai bien contribué à produire des effets néfastes, mais je n’ai pas commis délibérément le mal.
La distinction entre mal subi et mal produit n’est pas sans rapport avec la distinction thomiste entre « mal de peine (malum poenae)», privation d’un bien, subie par la victime, et « mal de coulpe (malum culpae) », imputable à la faute (culpa) d’un agent. (ST I, qu. 48, art. 5) Le mal de peine résulte toujours de l’interaction de créatures, le développement de l’une (par exemple un virus) se faisant au détriment de l’autre (l’organisme infecté). Mais la malveillance n’intervient pas dans le mal de peine, alors qu’elle est l’essence du mal de coulpe. En principe donc, douleur et méchanceté sont distincts.
Toutefois, dans certaines conceptions, les douleurs physiques, les maladies, la pénibilité de l’effort, la mort même sont des conséquences d’une déchéance (la Chute) de l’ensemble de la création, par rapport à un état primitif « paradisiaque ». Le mal de peine serait la conséquence de la désobéissance d’une créature très puissante, suscitant dans sa chute la complicité des humains et peut-être des animaux, détruisant ainsi l’innocence originelle de la création (voir Brian Davies, « Evil and late mediaeval thought » in Evil : A history, Andrew P. Chignell ed. Oxford University Press 2019, pp. 225-250). Cette conception a l’avantage de redonner une certaine unité au concept de mal : tous les maux résulteraient de la blessure du « péché originel ». Elle a plusieurs inconvénients : elle fait appel au mystère, elle n’explique pas la transmission de ce comportement destructeur, et on ne voit pas bien le lien, entre telle catastrophe naturelle et la désobéissance originelle.
Venons-en donc à la distinction mal produit/mal subi. Selon que vous êtes du côté du marteau ou de l’enclume, vous n’avez pas la même perception du mal. Mais s’agit-il justement du même mal ? La langue anglaise est ici plus explicite que le français, puisqu’elle dispose de deux termes : harm qui désigne le dommage produit, et evil la cause de ce dommage, même si comme le souligne Georg Henrik Von Wright, le terme evil peut aussi désigner le résultat de l’action malfaisante (Varieties of goodness, ci-après VG, 46). On peut également distinguer entre evil et wrong, c’est-à-dire entre la mauvaise action (wrong) et l’action maléfique (evil). La difficulté est alors de déterminer si la différence entre ces deux termes est une différence de nature ou de degré.
À première vue et jusqu’à preuve du contraire, une calamité naturelle n’est pas commise par un agent. En général, un cyclone n’est pas d’origine criminelle (même si certains phénomènes climatiques sont induits par l’action humaine sur l’écosystème planétaire). C’est pourquoi une maladie ou une calamité, une maladresse et un acte de malveillance font l’objet d’une évaluation différenciée. En principe, la maladie est une forme non intentionnelle de mal. On ne prête pas aux bactéries une volonté d’agression ni aux virus des intentions mauvaises. Ce qui n’empêche pas de parler d’une tumeur maligne, d’une méchante grippe, ou de décrire les ravages d’une tempête en utilisant des termes agentifs (ciel menaçant, orage violent, vague scélérate, etc.). Dans le cas d’une maladresse ou d’une malchance, les dégâts ou dommages ne seront pas imputés moralement, mais constatés comme lors d’un accident naturel. Mais il arrive que la maladresse soit considérée comme une faute, parce qu’elle est décrite comme le résultat d’une négligence qui, elle, est imputable à l’agent. L’agent est alors tenu pour partiellement responsable des dommages occasionnés : l’agent aurait pu éviter cette maladresse, il aurait dû faire attention, se renseigner sur les conséquences prévisibles de son comportement, etvprendre en compte les risques avérés. Bien entendu, il y a des limites à cette imputation des conséquences, comme l’intervention d’autres agents. Le non-respect de la posologie d’un médicament ne rend pas son prescripteur coupable de tentative d’empoisonnement.
Enfin, l’imputation morale est claire dans le cas où s’exerce une volonté de nuire, une mauvaise intention. Au mal subi s’ajoute alors une dimension de perversion morale. Cet ajout est susceptible d’accroître la souffrance de la personne qui endure le mal. Par exemple, le mal subi lors d’une blessure sera augmenté si cette blessure est infligée volontairement par une personne animée de sentiments hostiles. Si je vous ébouillante accidentellement avec une théière en voulant vous servir, je m’excuserai et tâcherai de remédier au plus vite aux conséquences de cet accident. Si je vous torture en vous versant de l’eau bouillante, je vous menacerai en revendiquant votre souffrance et en vous privant de tout soulagement. La même douleur due à l’ébouillantage prend deux valeurs très différentes.
Cependant, avec l’intensité de la douleur, cette différence risque de s’estomper. Si je vous êtes brûlé au troisième degré par la théière, peu vous chaut que vous receviez des excuses ou des insultes : le mal est fait. À partir d’un certain degré, le dommage physique subi soit tel que la victime se soucie peu de savoir si on l’a ébouillantée volontairement ou non.
Il semble qu’on doive ici distinguer deux types d’imputations : l’imputation d’avoir mal agi, par maladresse, suite à une mauvaise préparation (insuffisante), par légèreté, imprudence, et celle d’avoir agi par malfaisance, avec une mauvaise intention. Dans le premier cas, on remonte du résultat de l’action à l’agent. Dans le second on part de l’agent pour qualifier l’acte. Le critère de la malfaisance, de la méchanceté, de la cruauté ou de la perversité (celle qu’on attribue au monstre moral), c’est donc l’intention délibérée de faire le mal, et pas seulement l’intention de faire quelque chose qui peut faire du mal ou mal se passer.
Une expérience de psychologie du développement nous invite à la plus grande prudence dans le maniement de cette distinction. Emmanuel Dupoux et Dan Sperber ont confronté de jeunes sujets à de brefs scénarios filmés. Dans le premier scénario, un personnage ouvre une porte, trébuche involontairement et dans sa chute casse le jouet favori d’un enfant. Dans le second scénario, un autre personnage ouvre la même porte et se met délibérément à détruire le jouet. Confrontés, avec les précautions et la distance qui s’imposent, aux acteurs de ces saynètes, les enfants de 18 à 24 mois réagissent sans crainte (voire avec empathie) à l’acteur incarnant le personnage maladroit, mais manifestent de l’appréhension lorsqu’apparaît le personnage malveillant. Il semble donc que la maladresse et la malveillance soient discriminées. Curieusement, l’expérience reproduite avec des sujets plus âgés (36 mois) est moins concluante, comme si la distinction entre malveillance et maladresse était brouillée : seule la conséquence importe (le jouet est cassé). Une explication possible est la suivante : l’exposition des enfants aux reproches invariablement réitérés (« fais pas ci, fais pas ça »), qu’ils aient été maladroits ou malveillants, aurait tendance à brouiller leur interprétation morale des comportements nocifs. Certes, les jugements moraux formulés et les sanctions pénales prononcées dans la vie adulte s’efforcent de différencier les dommages occasionnés selon que l’intention de nuire est attestée ou non dans l’agent. Mais ce que suggère cette expérience, c’est que la sensibilisation à cette importante différence peut être estompée par la difficulté à discriminer les intentions. Si l’on ajoute l’hypothèse psychanalytique que certaines intentions sont inconscientes, on comprendra que le pragmatisme des dommages et intérêts puisse l’emporter sur le délicat arbitrage de ce qui est imputable à l’agent et de ce qui ne l’est pas.
D’ailleurs, aurions-nous le concept de mauvaise intention, d’agent malfaisant, si nous n’avions pas l’expérience de mauvais états physiques ou psychologiques qui en résultent ? Il semble raisonnable d’admettre que l’imputation de méchanceté à une personne, un collectivité ou une institution se fait toujours sur la base d’une évaluation des effets produits par cette personne physique ou morale sur une autre. Bref, la notion de base semble celle du mal ressenti, du mal subi, de la souffrance endurée. Le concept de méchanceté (de malfaisance, de malice, de cruauté) serait un concept dérivé. C’est l’inverse de ce que propose la conception du mal subi comme conséquence d’un mal commis (le péché).
Le mal physique et le mal moral : le problème de l’asymétrie du bien et du mal et le paradigme de la santé
Une quatrième distinction, elle aussi classique, oppose le mal physique et le mal moral. La portée descriptive de cette distinction ne fait pas de doute : une brûlure au premier degré est spécifiquement distincte d’une volonté de nuire.
Toutefois nous serons amenés à réviser cette distinction, dans la mesure où l’hypothèse d’un mal purement moral (sans aucun moyen de provoquer une douleur physique) se révèle peu convaincante. La propension à agir selon des maximes contraires à la loi morale est sans doute une définition du mal (c’est la définition kantienne, qui sera discutée plus bas), mais rend-elle compte de tous les aspects de la notion ? Affirmer que le mal consiste dans la destruction de la valeur morale (dont le bien est la réalisation), c’est oublier que l’agent qui perpètre cette destruction y tend souvent comme à un bien auquel il attache de l’intérêt, du plaisir, etc. Il faudra donc poser la question d’un appétit pour le mal lui-même (d’un plaisir trouvé au mal qu’on fait ou qu’on voit faire), qui met en défaut le principe aristotélicien selon lequel toute action, tout choix, toute activité tendent vers quelque bien, ou au moins vers ce qui paraît bon.
Le mal doit-il être situé uniquement dans le domaine du vivant, et celui des relations morales ? Ou y a-t-il une forme de mal jusque dans le monde inanimé ? Pour instruire cette question, on peut partir d’une distinction proposée par Georg Von Wright entre deux formes de bien : le bien instrumental et le bien technique (Varieties of Goodness, 8-9). La « bonté » instrumentale désigne les qualités morphologiques qui permettent à un objet ou à un dispositif de bien remplir telle fonction : comme on parle d’un bon couteau ou du bon guichet. La « bonté » technique, c’est la qualification, la compétence ou l’aptitude d’une personne à s’acquitter d’une tâche : on parle en ce sens d’un bon orateur, d’un bon médecin. La bonté technique est à l’agent ce que la bonté instrumentale est à l’objet.
Qu’en est-il de leurs symétriques ? Un mauvais couteau, comme un mauvais orateur, manqueront de tranchant. Mais dans les deux cas leur mauvaise qualité sera relative à une fonction ou une performance attendue. À la suite de Von Wright, on peut se demander si la bonne et la mauvaise qualité (instrumentale ou technique) s’opposent comme des contraires (auquel cas elles s’excluent mutuellement sans exclure un tiers) ou comme des contradictoires (auquel cas, la négation de l’une implique l’affirmation de l’autre)(VG, 35). Von Wright remarque que l’utile et l’inutile, ou encore le nocif et l’inoffensif sont dans une opposition de contradiction, mais que le bénéfique et le dommageable sont dans une opposition de contrariété : « Ils s’excluent mutuellement, mais entre eux il y a une zone neutre » (VG, 45). Telle action, telle disposition peut n’être ni bénéfique ni dommageable. Un mauvais couteau peut se révéler un excellent tournevis et un mauvais orateur un bon conducteur. Mais supposons qu’un objet ou une personne soit entièrement dépourvue d’utilisation, qu’il ou elle s’avère systématiquement défectueux, alors il suffirait que cette réalité soit bonne à rien (inutilisable) pour être qualifiée de mauvaise (au sens instrumental). Qualifier de mauvais ce qui ne sert à rien, ce qui n’a pas trouvé d’utilité, c’est raisonner dans l’hypothèse d’une utilité de principe de tous les objets naturels ou artificiels, et de toutes les actions instinctives ou délibérées. Mais cela supposerait qu’on ait passé en revue toutes les finalités possibles. Un mauvais acteur n’est pas forcément une méchante personne, et un mauvais tournevis n’a rien fait de mal, ne serait-ce que parce qu’un tournevis ne fait rien de lui-même. (On peut bien sûr assassiner quelqu’un à coup de tournevis de mauvaise qualité) .
Dans sa Généalogie de la Morale, Nietzsche recommande d’évaluer les concepts de bien et de mal sur la base d’une enquête généalogique : « Quelle origine doit-on attribuer en définitive à nos idées du bien et du mal ? » (Avant-Propos, 3). Nietzsche précise « Dans quelles conditions l’homme s’est-il inventé à son usage ces deux évaluations : le bien et le mal : Et quelle valeur ont-elles par elles-mêmes ? » L’hypothèse de Nietzsche est la suivante : l’idée de mal est dérivée de l’appréciation de « mauvais » ou de « méchant » que le faible, l’opprimé, porte sur les manifestations de plénitude, de force, de volonté de vivre, de courage, de confiance dans la vie dont il fait les frais. Qualifier autrui de « mauvais » serait un symptôme de détresse, d’appauvrissement vital, de dégénérescence. La vie serait donc un jeu cruel où les perdants inventent a posteriori une règle qu’auraient enfreint les vainqueurs. Le méchant, c’est le prédateur que la proie qualifie de mauvais. L’évaluation morale serait ainsi un verdict de perdant : la vengeance du troupeau décimé par les aigles. Une compensation psychologique aux souffrances endurées. Une nouvelle façon de nommer le danger. Une diabolisation de l’ennemi, ou plutôt une transformation de l’adversaire respectable (hostis) en ennemi détesté (inimicus). On passe alors d’une rivalité d’intérêts qui peut être apaisée à un sentiment de jalousie et de haine. C’est la mauvaise santé des individus, la faiblesse de l’instinct vital qui serait à l’origine des qualifications morales de bon et de mauvais.
En débordant le cadre de la polémique nietzschéenne, on peut formuler l’hypothèse généalogique suivante : c’est l’expérience de la douleur physique qui est à l’origine de la catégorie de méchanceté morale : est méchant celui qui provoque la douleur. Il semble bien que la possibilité de faire souffrir physiquement soit une condition nécessaire de l’attribution d’une malice morale.
Pour deux raisons au moins : 1°) une raison cognitive : sans l’expérience personnelle du mal naturel, nul ne pourrait avoir l’idée d’infliger à autrui une souffrance. Si je ne me suis jamais brûlé accidentellement, comment puis-je avoir l’intention d’infliger à quiconque (y compris à moi-même) une brûlure ? Ou si je n’ai jamais vu personne souffrir ou mourir d’une chute de pierres, comment en viendrais-je à lapider ou à ensevelir quelqu’un sous une avalanche ?
2°) une raison matérielle : sans l’existence du mal naturel, nul ne pourrait infliger à autrui une souffrance. Si l’on objecte que la malveillance peut subsister sans malfaisance (que l’intention mauvaise qui ne débouche pas sur un acte n’en est pas moins mauvaise), on répondra que le mal commis réside au moins dans la menace d’un mal physique. Supposons que quelqu’un se borne à vous haïr, sans qu’aucun effet physique s’ensuive. Quelle souffrance endureriez-vous de cette détestation ? Certes vous préféreriez être aimé, ou au moins ignoré, par cet ennemi qui vous veut du mal. Mais le mal qu’il vous veut et qu’il est empêché de faire vous atteint quand même. Il vous attriste, vous fait peur. Pourquoi, sinon parce qu’il constitue une menace de mal physique potentiel une nuisance suspendue au-dessus de votre tête, telle l’épée suspendue par Denys le tyran au-dessus de la tête de Damoclès. Une douleur strictement psychologique ou morale, par exemple se sentir méprisé, aurait-elle la moindre chance d’être perçue sans la perspective que ce mépris puisse avoir des prolongements en termes de désavantages matériels ? La carence affective n’est-elle pas liée peu ou prou à une frustration de contact physique ?
Il semble donc que ce soit la possibilité de se voir infliger un mal physique qui confère à la malveillance morale sa portée. Imaginons que quelqu’un qui a juré votre perte, qui est décidé à tout pour vous nuire, se trouve définitivement empêché d’entreprendre quoi que ce soit à votre encontre : il ne peut ni vous insulter, ni vous calomnier, ni vous atteindre par des coups, projectiles, poisons, etc. Sa malice morale, privée de tout moyen, devient parfaitement vaine. Elle se nourrit exclusivement du désir irréalisable d’une opportunité de malfaisance (attendez un peu que je vous attrape, si jamais on se retrouve, etc.). Il semble que la possibilité de la malfaisance physique directe donne son contenu au mal moral.
On peut donc se demander si le paradigme du dommage physiologique et de la douleur physique qu’il entraîne souvent n’est pas central : toute espèce de mal serait, en définitive, connectée avec l’expérience de la douleur physique.
Pourtant certaines traditions religieuses affirment que le mal a sa source dans la désobéissance d’une créature angélique purement spirituelle, voulant par orgueil s’égaler au créateur et refusant de la servir. Une créature non physique, jalouse de ne pouvoir égaler la puissance de son créateur, exercerait sa vengeance en introduisant dans la création désordre, méfiance, mensonge, meurtre, souffrances inutiles, cruelles agonies. Cette fois, la connexion entre mal et souffrance physique se retrouve dans les conséquences de cette jalouse désobéissance, mais
il reste un problème : comment expliquer cette jalousie, sinon par un défaut dans la création ? Et ce défaut dans la création, comment ne pas l’imputer au créateur ? Pour l’exonérer, Leibniz définit le « mal métaphysique » comme l’imperfection des créatures, qui répond à une nécessité indépendante de la volonté divine. Dès lors que Dieu crée, il ne peut vouloir que les créatures ne comportent pas d’imperfection. Lui seul est tout-parfait. Tout ce qui existe en dehors de lui est nécessairement limité, par essence et non par accident, et là réside la possibilité de l’erreur ou de la faute, de la malfaisance.
« Les anciens attribuaient la cause du mal à la matière, qu’ils croyaient incréée et indépendante de Dieu ; mais nous qui dérivons tout être de Dieu, où trouverons-nous la source du mal ? La réponse est qu’elle doit être cherchée dans la nature idéale de la créature, autant que cette nature est renfermée dans les vérités éternelles qui sont dans l’entendement de Dieu indépendamment de sa volonté. Car il faut considérer qu’il y a une imperfection originale dans la créature avant le péché, parce que la créature est limitée essentiellement, d’où vient qu’elle ne saurait tout savoir, et qu’elle se peut tromper et faire d’autres fautes. (Leibniz, Essais de théodicée, 1, 20, éd. Flammarion, coll. « G. F. », 1969, p. 116). Il serait bien sûr contradictoire que la créature soit aussi parfaite que le créateur (à commencer par le fait qu’elle reçoit son existence d’un autre). Mais que cette limitation des créatures doive s’accompagner de jalousie, d’une tendance à la faute, est moins évident. Des logiciens ont tenté d’étayer cette intuition leibnitienne en montrant qu’il n’est pas logiquement possible que Dieu crée un monde dans lequel la possibilité du mal n’est pas avérée. Alvin Plantinga pense parvenir à montrer, avec les ressources de la logique modale, « qu’il est possible que Dieu n’aurait pas pu créer un monde contenant du bien moral mais pas de mal moral » (God, Freedom and Evil, William B. Eerdmans Co. Grand Rapids Michigan 1977 [Harper & Row, 1974], p. 53). Mais de la possibilité à la réalité, il y a justement un monde. En défendant la possibilité que Dieu ne puisse pas créer un monde contenant du bien moral sans y inclure du mal moral, Plantinga ne résoud pas le problème de la théodicée qui est celui de la justification individuelle du mal subi par la victime innocente, ou de la disproportion des maux endurés par rapport à la compensation promise sous forme de réparation ou de consolation post-mortem.
Gregory A Boyd distingue pas moins de dix interprétations du mal naturel (Boyd, Gregory A. Satan and the Problem of Evil: Constructing a Trinitarian Warfare Theodicy. Downers Grove: InterVarsity Press, 2001, pp. 248 et suiv.)
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Le mal naturel entre dans l’accomplissement d’un plus grand bien (Les Stoïciens, saint Augustin). La douleur et le désordre s’intègrent à des biens d’ordre supérieur. Alexander Pope (An Essay on Man) a résumé cette position : “Toute Discorde est Harmonie que tu ne comprends pas, Tout Mal est le fragment du Bien universel (All Discord, Harmony, not understood; all partial Evil, universal Good).”
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Le mal naturel résulte du péché humain. Le monde naturel est assujetti à la corruption et à la mort du fait de la désobéissance humaine.
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Le mal naturel n’a pas de véritable existence. Il n’est que temporaire. Seul le mal moral est vraiment un mal. Position également stoïcienne, mais la stratégie épicurienne face à la douleur ne lui est pas étrangère : « si la douleur est intense, elle est brève (on y succombe bientôt), si elle est prolongée, on s’y habitue » (Epicure)
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« Le mal naturel est l’effet colatéral inévitable du projet divin : développer des âmes doués de personnalité morale »(John Hick).
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« Le mal naturel est la manière dont la nature participe au sacrifice que Dieu fait de sa propre vie » (Murphy et Ellis). La chaîne trophique, la mort et la reproduction auraient une signification sacrificielle…
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Le mal naturel exprime l’imperfection de la nature, sa résistance au créateur qui ne parvient pas à la persuader complètement de participer à l’harmonie des Nombres, des idées et des Formes (Platon)
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Le mal naturel résulte du risque potentiel lié à un monde dans lequel des décisions moralement significatives peuvent être prises (Swinburne).
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Le mal naturel résulte de la spontanéité aléatoire que doit posséder le monde pour être un système évolutif distinct de Dieu (Polkinghorne).
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Le mal naturel est le néant ou le non-être qui continue et s’efforce à chaque création par Dieu de quelque chose d’empiéter sur la création (Karl Barth).
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Le mal naturel est le produit de forces démoniaques qui contrôlent en partie la matière (Gnosticisme ou Dualisme).
Cette typologie (non exhaustive) très orientée vers les explications religieuses, suggère néanmoins qu’il est difficile de concevoir un mal moral déconnecté de toute forme de dégradation physique. Ce qui remet en question l’opposition classique entre mal physique et mal moral, et nous invitera (section 2) à explorer davantage le concept de douleur qui pourrait être le paradigme central du mal.
Le mal, notion descriptive ou normative ?
Le mal n’est pas seulement ce qu’on évite ou qu’on cherche à éviter. C’est aussi ce qui, dans une large mesure, ne devrait pas exister. Considérons la fonction prophylactique de la douleur, sa fonction de mise en garde, de signal d’avertissement. Il est bon que nous ressentions de la douleur dans un membre exposé à la flamme ou en contact avec un corps incandescent, sans quoi ce membre pourrait se trouver calciné sans que nous en soyons prévenus. Mais beaucoup de douleurs, du moins en première analyse, ne se contentent pas de nous avertir d’un danger de brûlure ou de suffocation. La mesure de ces douleurs excède largement cette fonction prophylactique. La fonction prophylactique du mal (physique ou psychique) suppose que, prévenus d’un danger qui nous menace (telle lésion ou telle souffrance) nous soyons en mesure de l’éviter, ou de minimiser les dommages corporels ou psychologiques associés à ce danger. Or il semble que si l’engelure ou l’insolation nous préviennent contre l’exposition prolongée au froid ou au soleil, une quantité notable de troubles organiques, d’affections chroniques, d’agressions microbiennes ou virales, de maladies auto-immunes, ou de maladies neurodégénératives ne remplissent pas cette fonction, du moins pas au niveau des intérêts ou de la survie de l’individu biologique. La fonction prophylactique pouvait encore conférer à la douleur une utilité, celle d’un signal d’avertissement. Lorsque cette fonction est outrepassée, la douleur injustifiée devient un mal en soi. Elle n’est plus un repoussoir qui guide la réaction salutaire. La stimulation normative devient une norme négative : « le mal, c’est ce qui est et ne devrait pas être […] C’est le non-devoir être » (Paul Ricoeur, « Le scandale du mal », Esprit, n°316 (juillet 2005), p. 108). Michael Tooley (“The Problem of Evil”, Stanford Encyclopaedia of Philosophy, Fall 2015, ed. Edward N. Zalta) définit semblablement le mal comme « tout état de choses non désirable ». Le mal, qu’il s’agisse de la douleur subie, ou provoquée délibérément et donc pouvant impliquer une malveillance, fait alors l’objet de considérations normatives. C’est du moins ce qu’on va discuter dans un premier temps.
Comme adverbe, « mal » peut renvoyer à un défaut de conception ou de réalisation (mal rédigé, mal écrit), à un dysfonctionnement physiologique (mal digéré). C’est alors le concept de maladresse, d’imperfection technique ou de pathologie qui est en jeu. Mais ce concept descriptif (on ne fait que constater qu’un processus a été mal engagé, ou se déroule mal) ne peut pas être dissocié d’une évaluation normative. Il serait bien étrange que le domaine de l’erreur technique et celui de la norme morale soient totalement disjoints.
C’est une question fondamentale de savoir si nos intuitions morales sur « ce qui est mal » sont ou non dérivées de ou calquées sur nos déceptions techniques ou sanitaires. Georg Von Wright, à la suite de Norman Malcolm (VG, 22-23), fait remarquer qu’en anglais, la mauvaise qualité technique (l’incompétence) ou l’inefficacité instrumentale sont souvent exprimées dans un vocabulaire qui évite les notions apparentées aux notions morales : on parle de poor player (mauvais acteur) de poor knife (mauvais couteau) pour dénoter une insuffisance à remplir correctement un rôle ou une fonction. Cette remarque lexicographique n’est pas destinée à marquer une éventuelle exception culturelle britannique, mais à poser un problème. Il s’agit d’interroger le rapport entre le concept de mal moral et celui d’inefficacité technique ou instrumentale. La normativité du concept de mal s’expliquerait, non par l’existence d’un domaine de valeurs ou d’états de choses non-physiques, mais par analogie avec le bon ou le mauvais fonctionnement des organismes vivants. Nous retrouvons ici l’articulation entre mal moral et mal physique. Dans la conception médiévale héritée d’Aristote, le mal désigne l’inadéquation des états ou le non-développement des capacités naturelles d’une substance, ce qui suppose bien sûr que lesdites substances, au premier rang desquelles les organismes vivants, aient une nature, une essence, des états appropriés. De ce point de vue, le mal est une privation de réalisation de l’essence des choses (elles n’atteignent pas leur fin, ou seulement de façon incomplète). Si toute réalité existante tend à réaliser son propre bien, « alors le mal ne peut désigner une réalité existante … mais seulement une certaine absence de bien (quaedam absentia boni) » (Thomas d’Aquin, Somme de Théologie, Ia, qu. 48, art. 1). C’est la conception privative du mal, sur laquelle nous reviendrons plus loin.
Dans cette perspective, le paradigme médical peut à nouveau être interrogé avec profit. La santé bonne ou mauvaise permet d’éclairer le concept de mal. La maladie est le mal actuel qui atteint le fonctionnement de l’organisme. La santé fragile est le mal potentiel (VG, 54). Il faut expliquer pourquoi la maladie est corrélée avec un dysfonctionnement de l’organisme. C’est l’occasion de revenir sur notre première distinction entre mal intrinsèque et mal relatif. Après tout, on pourrait dire que lors d’un AVC ou d’un cancer, toutes les lois de la physiologie sont respectées, et que le développement d’une tumeur cancéreuse n’enfreint aucun des principes de la biologie cellulaire. Les concepts de santé et de maladie sont normatifs. Ils se réfèrent à un bon ou à un mauvais fonctionnement organique. Un organe est sain, dès lors qu’il ne cause aucun trouble. (« La santé c’est la paix dans le silence des organes »). D’où la définition privative de la santé : absence de trouble organique. Ce point est intéressant puisque d’ordinaire, on considère que c’est le mal qui est une privation du bien. Or le bien médical lui-même (la bonne santé) se définit comme absence de trouble.
Le mauvais fonctionnement (par exemple une mauvaise régulation thyroïdienne) est souvent repéré par des symptômes (goître, sensation de chaleur, tachycardie, essoufflement, etc.) qui peuvent être immédiatement perçus comme une gêne fonctionnelle, provoquant trouble, douleur, malaise, ou au contraire rester longtemps sournois. Toutefois il faut distinguer le symptôme de l’état clinique. On peut être en mauvaise santé sans se sentir spécialement mal, ni éprouver de grandes douleurs. Le paradigme de la maladie est éclairant pour le concept de mal : il nous invite à distinguer le ressenti (douleur, malaise, mal au dos, aux dents, etc.) et sa cause. En termes médicaux : l’étiologie et la symptomatologie. Dans tous les cas, on a quitté une conception purement descriptive pour des considérations normatives. Que les normes morales soient, en dernier ressort, indexées ou non sur des normes biologiques, c’est une question que nous n’avons pas tranchée. Nous nous sommes contentés de suggérer que la douleur physique, ou au moins la menace de la douleur physique, pouvait jouer le rôle de paradigme du mal.
Les conceptions
Conceptions négatives
Par conception négatives on entendra les conceptions qui nient que le mal ait la moindre consistance. Le mal n’est rien, en définitive, rien de positif. Il peut s’agir de dire que le mal n’est rien pour nous (ou ne devrait rien être pour nous), le seul mal arrivant de notre fait, d’une mauvaise réaction aux événements extérieurs. A défaut d’un inventaire complet de cette négation du mal, proposons une typologie.
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Le mal (la souffrance, la méchanceté) sont des illusions, des erreurs de perspective : si on les regardait sous un angle correct, on ne les qualifierait pas de mauvaises, mais de contributions à la bonté de l’ensemble ; Ces conceptions du monde intègrent le mal (douleur ou méchanceté) à un ordre cosmique jugé bon : « Le mal (kakia) qui survient lors de terribles désastres a une raison (logos) qui lui est propre ; car en un sens le mal aussi arrive en accord avec la raison universelle et, pour ainsi dire, il n’est pas sans utilité par rapport à l’ensemble. En effet sans le mal, il ne pourrait y avoir nul bien » (Plutarque, Contradictions des Stoïciens 1050f). On peut retrouver cette conception en théorie politique, chez Hobbes, ou économique (Mandeville, Smith, Malthus) pour lesquels les vices privés, l’intérêt égoïste, voire les calamités sont constitutifs des vertus, de la prospérité ou de la félicité publiques.
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Le mal (la souffrance, la méchanceté) sont les produits d’une attente illusoire, par exemple Epictète : « ce n’est pas la pénurie qui provoque la souffrance, c’est notre convoitise » (Fragment 25). Ou encore (Manuel, V) « ce ne sont pas les choses qui troublent les hommes mais les opinions au sujet des choses ». Célèbre est l’injonction de Sénèque: « Douleur, tu n’es qu’un mot », (Lettre XIII à Lucilius). L’essentiel dans la douleur, ce serait la représentation qu’on s’en fait. Le mal ne serait donc jamais qu’apparent. Un tel déni suppose un empire absolu sur nos représentations.
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Le mal résulte d’une erreur de perspective : « la douleur intense est brève, et une fois mort on ne souffre plus ; la douleur prolongée est apprivoisée par l’habitude » (Epicure). Cette fois, le mal sans être tout à fait nié, est relativisé.
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La souffrance, la méchanceté ne sont pas des illusions, mais elles sont qualifiées à tort de maux. Dans la conception émotiviste appelée parfois expressiviste (présente chez David Hume, A.J. Ayer ou encore C.L. Stevenson), les qualificatifs de mauvais ou de méchant expriment une réaction émotionnelle négative (dégoût, répulsion, peur, désapprobation). Ils expriment des sentiments moraux, non des faits (Ayer, A.J., Language, Truth and Logic, 1936 : 107).
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Le mal (souffrance, méchanceté) sont intégrés à un ordre nécessaire. Ils ne correspondent pas à une imperfection ou à un défaut. Et il n’y a pas grand sens à regretter qu’ils se soient produits. Cette conception qu’on peut attribuer à Spinoza mérite plus ample examen.
Il existe une manière radicale de contester la pertinence du concept de mal, c’est de nier la possibilité d’un défaut ou d’une imperfection dans la nature. Si tout se produit par nécessité, alors rien n’aurait pu ou dû se produire autrement. À cet égard, Spinoza tient une ligne très cohérente : « le bien et le mal n’existent pas dans la nature » (Court Traité I, 10 et II, 14). Pour autant les notions de bien et de mal ne sont pas vides : elles ont une réelle valeur que comparative et relative. Chantal Jaquet (Les expressions de la puissance d’agir chez Spinoza, Publications de la Sorbonne, 2005, « La positivité des notions de bien et de mal », pp. 77-89) distingue le conservatisme lexicologique de Spinoza, qui continue d’employer les vocables de bien et de mal, et sa réforme axiologique. Spinoza entend bannir le concept d’imperfection : il n’existe dans la nature aucune imperfection, mais simplement des degrés de puissance variés. C’est la limitation de notre connaissance qui selon Spinoza entretient ces notions de bien et de mal, (« la connaissance du mal est inadéquate » Ethique IV, LXIV) . Celui qui a une connaissance adéquate de l’ensembles des causes et des effets ne déplore plus aucune imperfection ; celui qui n’a de connaissance que partielle voit ce qui manque à telle partie pour atteindre le degré de puissance maximal propre à son genre. Au début du livre IV de l’Éthique, Spinoza écrit : « En ce qui concerne le bien et le mal, ils ne désignent non plus rien de positif dans les choses, j’entends considérées en soi… ». Toutefois, relativement à un fonctionnement optimal de la nature humaine, ces notions de bien et de mal conservent leur pertinence : « Et donc par bien, j’entendrai dans la suite ce que nous savons avec certitude être un moyen d’approcher toujours plus du modèle de la nature humaine que nous nous proposons. Et par mal, ce que nous savons avec certitude être un obstacle à ce que nous reproduisions ce même modèle » (Éthique IV, Préface, G. II, p. 164). Ce que confirment les définitions I et II : « I. Par bien, j’entendrai ce que nous savons avec certitude nous être utile. II. Et par mal, ce que nous savons avec certitude empêcher que nous possédions un bien. » D’après la Proposition VIII de ce même livre IV: « La connaissance du bon et du mauvais n'est rien d’autre que l'affection de la Joie ou de la Tristesse, en tant que nous en avons conscience » ; autrement dit cette connaissance n’est que la prise de conscience d’une augmentation ou d’une diminution de la puissance d’agir. Nulle chose n’est mauvaise ou bonne en soi, mais utile ou contraire à l’augmentation de cette puissance. Que quelqu’un tombe malade n’est donc pas, selon Spinoza, un défaut ou une imperfection à déplorer, puisque c’est l’effet nécessaire de causes nécessaires. Et cependant, on décrira à juste titre son état de santé comme mauvais, puisqu’il empêche le malade d’exercer complètement sa puissance d’agir. De cette manière, le concept de mal conserve sa portée normative, en l’absence même de possibilité de changement dans l’ordre et la connexion des choses. « Un cheval, écrit Spinoza, n’est pas moins détruit s’il est changé en pierre que s’il est transformé en homme ». L’hypothétique transformation d’une pierre en cheval ou d’un cheval en homme ne seraient pas des améliorations, et la moindre puissance d’agir de la pierre par rapport au cheval n’est pas à déplorer comme un mal. Elle est dans l’ordre des choses.
Conceptions dualistes
La tradition dualiste
A l’origine des conceptions dualistes, du moins dans la philosophie occidentale, on trouve l’intuition platonicienne : « Dieu, puisqu’il est bon, n’est pas la cause de tout, comme on le prétend communément ; il n’est cause que d’une petite partie de ce qui arrive aux hommes et ne l’est pas de la plus grande, car nos biens sont beaucoup moins nombreux que nos maux, et ne doivent être attribués qu’à lui seul, tandis qu’à nos maux il faut chercher une autre cause, mais non pas Dieu ». (Platon, La République, II, 380a, Éd. Flammarion, coll. « G.F. », trad. R. Baccou, 1966, p. 129).
Appelons dualistes « tous les systèmes où la création du monde et son gouvernement [...] sont le fait de deux puissances, conçues comme contradictoires, bien que parfois complémentaires ». Dans le dualisme « absolu » de la théologie manichéenne et du zoroastrisme, on est en présence de deux principes adverses coéternels. Le thème du combat primordial dans les théogonies implique « une dichotomie entre les êtres primordiaux, qui plonge ses racines dans le divin lui-même ». Même des théogonies d’apparence moniste (la cosmogonie orphique et son principe « tout naît de l’Un et tout se résoudra en lui ») peuvent mettre en scène « la division et la rupture de l’Un primordial, qui coïncident avec la naissance de ce monde fondé sur la distinction des éléments » : « toute position dualiste, en donnant au mal une substantialité irréductible ou en acceptant une dialectique primordiale et créatrice bien-mal, pose dans le Primordial, en Dieu, une ambiguïté foncière. Le mal conditionne la divinité [...] ou bien il tend à s’inscrire en elle ».
Le dualisme est incompatible avec l’idée de toute-puissance divine. Dans un essai de catégorisation des dualismes, Bianchi distingue d’abord :
a) le dualisme zoroastrien (où le mal, entité agressive, menace du dehors la création bonne) ;
b) le dualisme gnostique (où le mal est le principe et la racine de la matérialité, produisant une crise à la périphérie instable et ambivalente du monde divin) ;
c) le dualisme radicalement dialectique (où règne un processus cyclique de division et de réunion).
Bianchi oppose aussi dualismes radicaux (zoroastrisme, manichéisme, catharisme médiéval, orphisme, Empédocle, Héraclite, Platon (opposition idéa - chôra), dualisme indien atman-maya) et dualismes mitigés (néoplatonisme, gnosticisme syro-égyptien, Valentin, doctrine des Bogomiles, certains courants cathares); dualismes dialectiques (où l’opposition des principes est non seulement constitutive du monde, mais insoluble) et dualismes eschatologiques (la fin du monde coïncide avec l’élimination du mal comme principe); dualismes pro-cosmiques (jugeant favorablement la création visible) et dualismes anti-cosmiques (le mal, substance ténébreuse et matérielle, provient de la constitution même du cosmos visible) (Ugo Bianchi, Selected essays on Gnosticism, Dualism and Mysteriosophy Studies in the History of Religions, XXXVIII, Leiden, E.J. Brill, 1978, pp. [8], [10], [20], [23], [25], [43], [48], [53-54], [58-60]).
Pour tentantes que soient les solutions dualistes (elles fournissent une explication du mal et exonèrent Dieu des préoccupations « bassement matérielles »), elles se heurtent néanmoins à un problème crucial, qu’on peut formuler comme suit : quelles sont les chances de succès d’un architecte du monde, essayant de soumettre aux formes, aux figures, au poids, aux nombres, et à la mesure, une matière existant indépendamment de lui ? La dualité matière-forme est invoquée pour expliquer la présence du mal, mais elle risque de compromettre l’existence du bien. D’une dualité irréductible, il ne peut résulter que deux mondes étanches, ou affrontement chaotique instable et indéchiffrable.
Le débat néoplatonicien
L’Ecole néoplatonicienne se débat avec ce problème : si on laisse subsister, à côté de Dieu, ou de l’Un, ou du Principe des choses, une cause du mal, alors la souveraineté divine est compromise. Mais si tout dérive, directement ou indirectement, de l’Un, c’est la bonté du Principe suprême qui est compromise. Le dilemme est clair : ou bien toute réalité procède de l’Un (= le Bien) et alors le mal n’a pas de réalité, ou bien mal est une réalité distincte du bien et indépendante. Plotin s’oppose à la tradition gnostique, entre autres à Valentin, pour qui la matière est le fruit des passions de Sophia, qui est l’ultime émanation du Dieu supérieur, et pour qui le mal est la déchéance ou la chute ou l’enlisement dans la matière (Dominic O’Meara, Plotin : une introduction aux Ennéades, Cerf, Academic Press Fribourg, 2ème éd. 2004, ch. 8, pp. 91-100).
S’appuyant sur le Théétète de Platon (176a ) ainsi que sur le Timée (47e-48a) pour qui les maux font partie de l’équation de l’univers au titre d’inévitable contrainte ou nécessité matérielle, Plotin veut reconnaître une réalité au mal, sans pour autant cautionner le dualisme qui, à côté d’un Bien source de tous les biens, subsiste un mal qui serait l’origine de tous les maux. Le Traité 51 (l’un des derniers traités de Plotin (Ennéades I, 8) est consacré à la résolution de ce problème. Plotin esquisse une échelle qui va du Bien en soi, l’Un au Mal en soi, assimilé à la matière. La genèse du Mal se ferait par dégradations successives , par éloignements de la réalité suprême qu’est l’Un-Bien.
Plotin identifie un « mal premier : ce qui est sans mesure » tandis que les maux secondaires désigneront ce qui participe de l’indéfini, ce qui est accidentellement assimilé à l’obscurité. Mais d’où surgit ce mal premier ? Il procède pour ainsi dire, d’un éloignement, d’une détournement de la source qui est la lumière du Bien. C’est l’origine de la conception privative (alors que les Stoïciens privilégient dans l’ensemble la conception négative : le mal n’est rien, il n’est qu’une erreur de perspective, tout étant à sa place dans la perfection de l’ensemble ordonné par la Providence, même ce qui nous apparaît localement comme douleur, désordre, destruction, souffrance etc)
Détournement ou dérivation ? Il arrive à Plotin d’identifier le mal au résultat de l’affirmation de soi de l’âme, se détournant de la contemplation du Bien et se tournant vers elle-même, se faisant une image de soi, s’approchant ainsi du non-être, de l’obscurité, de l’indétermination. Mais ce mal moral , ce repli de l’âme sur elle-même, cet « amour de soi jusqu’au mépris de Dieu » (comme dira saint Augustin et qu’on retrouve chez Rousseau ou Kant sous une forme laïcisée), n’est pas la cause du mal, il en est l’expression. Quelle est donc l’origine de ce repli ? « La matière, écrit Plotin, est donc mauvaise avant l’âme , elle est le mal premier » (I, 8, 51, cité par O’Meara, p. 98). En quoi cette explication est-elle éclairante ? Si la matière est l’ultime étapes des réalités issues de l’Un, elle ne peut certes l’égaler en bonté, mais qu’est-ce qui en fait une réalité mauvaise, voire le mal premier ?
Il reste donc à expliquer l’apparition de ce « mal premier », mais aussi notre inclination au mal : car si l’âme est produite par l’Un, comment et pourquoi se prête-elle au mal ?Faudra-t-il faire intervenir un mauvais démiurge, à la manière des Gnostiques ? Pour Plotin, il n’en est pas question. Seul le Bien se répand, et il est constitutif par débordement de l’ensemble des êtres. Toutefois, par leur éloignement, s’introduit la laideur, le mal, le non-être. Si l’on admet cette description très métaphorique, parvient-on à concilier la totale dépendance de tout ce qui est par rapport à l’Un-Bien, avec l’existence de maux ? Ce sont les problèmes de la théodicée, qu’on a survolés dans l’article Mal (GP) mais qui, pour être approfondis, méritent l’objet d’un traitement à part. La question de la délimitation du concept de mal et la discussion des principales conceptions philosophiques du mal était déjà matière à de substantiels développements.
Les conceptions dualistes ne sont pas limitées à la tradition gnostique ou aux religions manichéennes. Kant intitule la première partie du Livre I de La religion dans les limites de la simple raison : « De l’immanence du mauvais principe au bon ou du mal radical dans la nature humaine » (VI, 19). Kant se range à l’idée que sur la disposition originelle de la nature humaine au bien se greffe un penchant au mal, enraciné en l’homme dès la naissance. Mal radical, mais pas irrésistible : Kant maintient la responsabilité individuelle. Le mal, en l’occurrence la malice, ne peut être déduit du concept de l’espèce humaine, ni d’aucune une autre réalité. Kant refuse d’imputer le mal aux inclinations sensibles de l’homme (elles sont de soi moralement neutres), pas plus qu’à une perversion de la raison. L’homme affirme Kant, n’est ni bête ni démon. Le mal, ou plutôt la méchanceté humaine, procède d’un renversement dans la hiérarchie des mobiles de ses actions : « il fait des motifs de l’amour de soi et de ses inclinations la condition de l’obéissance à la loi morale, alors que c’est bien plutôt à cette dernière qu’il faudrait, dans la maxime universelle de l’arbitre, et en tant que motif exclusif, donner son adhésion comme condition suprême de la satisfaction des autres » (VI, 36).
Conception privative
Tous les phénomènes rangés sous l’étiquette de « maux » semblent traduire un défaut, un manque, bref une privation par rapport à un bon état, un bon fonctionnement, une bonne intention qui seraient la norme. Tout mal consisterait en une privation, ou résulterait d’une privation. C’est la conception privative du mal. Mais, à supposer que cette conception privative convienne à toutes les sortes de maux, ils n’en sont pas pour autant confondus. Dans un contexte de choix, on recommande d’opter pour « le moindre mal », comme s’il était inévitable que certains maux adviennent. C’est l’objet du principe dit du « double-effet » (voir article « Le mal », GP, dans cette même encyclopédie) que de déterminer à quelles conditions un mal peut être toléré, voire admis dans le déroulement prévisionnel d’une action. A défaut d’un auteur du mal, d’un responsable de tous les maux, il pourrait y avoir une structure expliquant que certains événements physiques ou artificiels « tournent mal ».
Par exemple, là où le bien désigne un bon régime de fonctionnement, le mal recouvrirait un défaut ou une privation, révélant une imperfection (naturelle ou artificielle : malformation ou vice de fabrication).
Les philosophes issus de la tradition platonicienne, au premier rang desquels les aristotéliciens, n’ont pas manqué de faire cette hypothèse : la matière, le substrat des réalités physiques, est sujette à une certaine indétermination, à un inachèvement, à une forme de résistance à ce qui est bon et ordonné. La conception privative du mal permet d’éviter de recourir à l’interprétation jugée trop mythologique ou superstitieuse d’un combat entre deux puissances indépendantes, qu’on résume souvent sous l’étiquette (très vague) de manichéisme.
Dans la conception privative, il y a dissymétrie entre bien et mal (ce qui est trouvé bon et ce qui est trouvé mauvais) : le mal représente une privation, un manque à gagner. Précisons le concept de privation : il désigne une absence, là où une présence était attendue ou possible, par opposition à la négation, c’est-à-dire à l’absence pure et simple, qui supprime toute référence à l’inachèvement, à l’échec, au dysfonctionnement ou à une évolution entravée. Un exemple canonique, emprunté aux scolastiques, éclaire cette distinction : la cécité est négation dans la pierre, mais elle est privation dans l’homme. Une pierre aveugle n’est pas amputée de la vue, parce que la faculté de voir ne fait pas partie de ses dispositions naturelles. On peut regretter le terme de négation qui peut suggérer l’idée dynamique de suppression (la réalité doit d’abord être pour être niée), alors qu’il s’agit ici d’un simple constat d’absence. En termes très prosaïques : la privation de nourriture saine, la privation de liberté, la privation d’accès à la culture seront réputés des maux (et les actions dont elles résultent, de mauvaises actions). Mais l’absence d’ailes chez les hominidés n’est pas une privation, c’est une négation pure et simple.
Augustin d’Hippone revendique cette conception : « Mais ce qu'on appelle Mal, qu’est-ce d'autre que la privation d’un bien ? Pour un corps vivant, les maladies et les blessures ne sont que le fait d'être privé de la santé. [...] De même, tous les vices des âmes, quels qu'ils soient, sont la privation de biens naturels. [...] » (Enchiridion, IV, 12). Thomas d’Aquin précisera cette conception : « L’absence de bien, lorsqu’elle est entendue seulement par négation, n’est pas ce qu’on en tend par mal ; autrement il s’ensuivrait que des choses qui n’existent aucunement seraient mauvaises ; ou même que tout est mauvais puisque lui fait défaut la bonté qui est dans telle ou telle autre réalité ; un humain serait mauvais du fait qu’il n’aurait pas l’agilité de la chèvre ou la force du lion. On appelle mal l’absence de bien, entendue comme privation, au sens où la privation de la vue est appelée cécité » (Summa Theologiae I, qu. 48, art. 1). Concevoir le mal (physique ou moral) comme privation, semble donc impliquer une perspective finaliste ou normative : la cécité n’est pas l’état normal d’un organisme pourvu d’organes de la vue. Le mal est ce qui n’aurait pas dû se passer parce que les choses ne sont pas faites pour mal tourner, mais pour le bien. Il n’est pas normal que les choses se passent mal.
Ce qui est en question, c’est la normalité de la douleur ou de la souffrance. Cette conception ne reconnaît au mal qu’une réalité relative. C’est par rapport à un régime alimentaire suffisant, par rapport à une liberté de mouvement raisonnable, par rapport à un droit à l’instruction que les privations alimentaires, physiques ou éducatives sont qualifiées de maux. D’où un paradoxe relevé par Thomas d’Aquin : la privation réside bien dans une réalité, mais ne correspond pas à une réalité (Summa Theologiae I, qu. 48, art.2 ad 2). Un vue mauvaise correspond à une privation réelle d’acuité visuelle, mais cette privation n’est pas elle-même une réalité substantielle. Elle relève de l’accident, c’est-à-dire de ce qui n’existe pas en soi, mais dans un substrat. « De même que toute privation est fondée dans un substrat (omnis privatio fundatur in subjecto), tout mal est fondé dans un certain bien (in aliquo bono)» (ST I, qu.17, art 4. Ad 2).
Dans les termes de l’Ethique à Nicomaque (II, 6, 1107 a 1-2) la lâcheté ou la témérité sont en défaut ou en excès par rapport à cette prudente moyenne qu’est la vertu de courage. On peut d’ailleurs raffiner l’analyse en diversifiant les mauvaises réactions : lâcheté/témérité ; crainte/intrépidité (on peut être lâche alors même qu’on n’éprouve pas la crainte, et téméraire sans être insensible au danger) (voir Louise Rodrigue « Taxonomie aristotélicienne des états moraux associés à la vertu de courage », Revue de Philosophie Ancienne 2015/1 Tome XXXIII, pp. 39-62). Dans tous les cas, le défaut et l’excès sont relatives à la juste mesure.
Affirmer l’origine privative du mal pose un autre problème. Comment une privation, c’est-à-dire un certain type d’absence peut-il jouer un rôle causal ? Ne dit-on pas que ce qui n’est pas n’agit pas, et que, pour agir, il faut exister ? Et pourtant, il semble juste d’affirmer que le manque d’hydratation provoque la nécrose de tissus, ou qu’un défaut d’exercice physique provoque l’atrophie musculaire. Outre les carences physiques, il existe des carences psychologiques : le manque de communication et d’étayage affectif provoque l’asocialité et, comme on l’a vu, le défaut de courage se traduit par la lâcheté ou la crainte. Or, ces privations ne sont pas des causes qui fonctionneraient seules. Si le mal procède d’un manque, d’un défaut, bref d’une forme de privation, qu’est-ce qui provoque cette privation ? Oderberg (The Metaphysics of Good and Evil, Routledge 2020, chapitre 8) reconnaît que la conception privative du mal peut paraître incohérente. Si l’on affirme que le mal est une privation, qu’une privation n’a pas de réalité positive, alors on en vient à nier la réalité du mal. On est reconduit alors à la conception négative. En outre, si la privation ne peut jouer de rôle causal, le mal n’aura pas d’effet, ce qui est non seulement choquant, mais absurde. Mais la conception privative du mal n’entend pas nier sa réalité. Une privation (par exemple la cécité suite à un traumatisme cérébral) correspond à quelque chose de réel et non d’illusoire. Pour autant la cécité comme privation, n’est pas un être réel doté de causalité, et c’est improprement qu’on dira que la cécité est cause de quoi que ce soit. Tout ce qui arrive à un sujet atteint de cécité arrive du fait de causes physiques ou mentales réelles. Ce que l’on imputera à sa cécité, c’est plutôt ce qu’il ne fera pas, et qu’il aurait pu faire s’il jouissait encore de la vue. En outre, il est notable que la perpétration d’un acte délibérément égoïste, voire cruel, sadique ne s’expliquera pas seulement par la privation d’altruisme, de respect, et de bienveillance. Prendre du plaisir à la souffrance d’autrui n’est pas un simple défaut d’attention au bien-être d’autrui. Le sadisme n’est pas non plus un excès de bienveillance, ou un mauvais dosage d’attention due à autrui. Le défenseur de la conception du mal comme privation dira alors que ce qu’il y a de mauvais dans le sadisme, c’est que le plaisir qu’on y prend est privé d’un objet approprié (le plaisir d’autrui, la beauté d’un spectacle, l’agrément d’une situation). C’est l’objet du plaisir qui qualifie le plaisir (de bon ou de mauvais).
La doctrine du mal comme privation soulève d’autres questions. Aristote identifie le « bien » (agathon, bonum) avec l’objectif poursuivi par tous, la fin recherchée en toute chose. Le bien, c'est ce que tous recherchent, c'est la fin de toutes les actions. (Ethique à Nicomaque, I, 1). Peut-on en inférer une définition du mal : ce que tous cherchent à éviter ( ou à minimiser) ? Alors que la définition du bien serait d’être objet d’appétit, celle du mal serait d’être objet d’aversion. Dans la métaphysique d’Aristote, la conception du Bien reposait sur l’affirmation d’un Premier Moteur qui agit sur toutes choses à la façon d’un attracteur universel, d’un objet de désir (oréktikon) et d’intelligence (noétikon). Elle se heurte une objection majeure : celle du dysfonctionnement patent de ce processus téléologique. L'assassin qui perpètre un meurtre peut-il être compté parmi ceux qui recherchent et font le bien ? Pour justifier que tout action tend vers quelque bien, sans dénier pour autant que beaucoup finissent mal, Aristote précise que c’est l'apparence du bien qui constitue la fin de toutes les actions : « tous les hommes visent (recherchent) ce qui leur apparaît comme bien (toû phainoménou agathoû)» (Ethique à Nicomaque, III, 7) . Il existerait donc une marge d’erreur d’appréciation de ce qui est réellement le bien, Ce que reprend la formule scolastique : nihil appetimus nisi sub ratione boni (nous ne recherchons rien si ce n'est sous le terme de bien (sous la définition de bien, sous la raison de bien, sous couvert de ce que nous croyons être bon). C’est encore ce que sous-entend Pascal lorsqu’il écrit : « Tous les hommes recherchent d’être heureux.[…] C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes. Jusqu’à ceux qui vont se pendre ». (Fragments, ed. Sellier 176).
Qu’en est-il alors de la responsabilité des agents par rapport à leur mauvaise perception du bien, à ce qui leur apparaît à tort comme un bien ? Aristote semble attaché à défendre cette responsabilité : nous sommes responsables de nos conceptions, de nos croyances et de nos représentations morales. Aristote n’affirme pas directement cette responsabilité : il recourt pour ce faire à la forme conditionnelle : « si chacun est responsable de ses propres dispositions, chacun en un sens sera responsable de ce qu’il se représente [comme étant bien]». La responsabilité épistémique morale dépend donc de la capacité qu’a l’homme d’influencer ses propres dispositions. Or cette responsabilité , de l’aveu même d’Aristote, semble démentie dans les faits. Aristote considère que les tendances morales d’une personne sont largement innées : « la poursuite de la fin n’est pas l’objet d’un choix personnel (ouk authairétos), mais ce qui est requis, c’est d’être pour ainsi dire doté du coup d’œil inné (opsis) permettant de discerner et de choisir ce qui est vraiment bon » (Ibid.). Le problème est alors de concilier cette innéité des tendances morales avec la responsabilité épistémique : s’il n’est pas au pouvoir du méchant de se proposer une fin réellement bonne, et s’il est par sa nature déterminé à poursuivre des fins qui ne sont bonnes qu’en apparence, ne se trouve-t-il pas dans une ignorance invincible de ce qu’il devrait faire ? Ne doit-on pas admettre que : « c’est par ignorance de la fin que [l’auteur d’une mauvaise conduite] accomplit ses actions, pensant qu’elles lui procureront le bien le plus excellent » (Ibid.) ? Or Aristote conteste ce déni de responsabilité, qui reviendrait à accepter le verdict de Socrate, selon lequel « Nul n’est méchant volontairement », c’est-à-dire que la méchanceté résulte d’une erreur involontaire sur la nature du bien ou sur l’identification de ce qui est bien. Or, Aristote maintient que « le tempérament de chacun détermine la façon dont la fin lui apparaît ». Il lui faut donc affirmer qu’en dépit de cette détermination et du conditionnement inné qui préside à la façon dont nous percevons le bien, nous avons toujours une part de responsabilité dans l’action. A moins que nous contribuions en partie à la manière dont nous percevons le bien, il faudra « admettre que la fin est bien donnée par la nature, mais que l’homme de bien accomplissant tout le reste de son plein gré, la vertu demeure volontaire » (Ibid.). L’idée est qu’il ne suffit pas de bien juger pour bien faire, mais qu’ayant bien jugé, il faut encore vouloir bien faire. Le problème est que, dans la conceptualisation d’Aristote, l’agent qui vise le bien ne peut pas viser autre chose. Dire qu’il « accomplit tout le reste de son plein gré » en acquiesçant, en consentant, en prenant part à l’action ne change pas grand-chose à l’affaire, à moins que l’agent qui est déterminé à faire le bien qu’il aperçoit ait encore le pouvoir d’y résister. Or d’après Aristote, c’est seulement sur les moyens de réaliser l’action ou d’atteindre un but supposé bon que nous délibérons et choisissons : il s’agit d’un choix technique (étant donnée telle fin, quel est le meilleur moyen d’y parvenir) plutôt que d’un choix moral.
Aristote, sous peine d’incohérence, est donc conduit, s’il veut sauver la notion de responsabilité morale, à réintroduire (sous une forme atténuée pour ne pas contredire ouvertement son principe d’innéité des tendances morales) un certain volontarisme moral : « notre valeur morale [arétai : nos vertus] est volontaire (et de fait, nous sommes bien nous-mêmes, en quelque façon, les causes partielles (sunaitiai) de nos dispositions, et c’est du fait que nous avons telles dispositions que nous nous proposons telle ou telle fin) » (Ibid.). Aristote sauve l’imputabilité des bonnes actions comme des mauvaises : « il n’en est pas moins vrai que le vice sera volontaire comme la vertu, puisque le méchant, tout comme l’homme de bien, est cause par lui-même de ses actions, même s’il n’est pas cause de la fin » (Ibid.). Mais si nous ne délibérons jamais sur la fin, qui nous est donnée comme tendance invétérée ou résultat de nos dispositions, mais seulement sur les moyens, notre responsabilité se limite au mode opératoire, et ne s’étend pas à l’objet de l’action. L’assassin ou le fraudeur sera plus ou moins avisé et habile dans ses choix techniques : il sera responsable des moyens employés pour parvenir à une fin qu’il n’a pas choisie. Il trempera de plein gré dans un crime qu’il n’a pas choisi. On voit les limites de cette conception privative qui semble atténuer la responsabilité individuelle dans le cas d’une orientation de l’action vers le mal.
La conception positive
Si l’on refuse les conceptions négatives ou privatives du mal, pour défendre une conception positive, ce sera plutôt dans l’exploration du mal moral.
M. S. Singer distingue six degrés de perversion ou de malfaisance selon que
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On sait que c’est épouvantable (evil), et on le fait parce que c’est épouvantable
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On sait que c’est épouvantable, mais on n’en a cure ;
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On considère que c’est épouvantable si on nous l’inflige ou si on l’inflige à des personnes pour qui ça compte, mais on ne considère pas que c’est épouvantable si c’est infligé à d’autres, ou si c’est nous-mêmes qui l’infligeons.
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On sait que c’est épouvantable, mais pour d’autres raisons (par exemple de profit personnel).
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On sait que c’est « malfaisant », ou au moins que c’est mauvais, mais à la lumière de considérations d’équité plus générale sur ce que l’on peut raisonnablement connaître, ce doit être fait pour assurer un plus grand bien.
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On ne croit pas que c’est épouvantable, on juge au contraire que c’est bien. (« The Concept of Evil », Philosophy, vol. 79, No. 308 (Avril 2004) Cambridge University Press, (185-214), p. 205).
Le degré (a) où le mal est voulu pour lui-même remet en cause la formule platonicienne selon laquelle « nul n’est méchant volontairement ». C’est la formule qu’on retrouve dans la tradition scolastique et que Descartes revendiquera pour son compte : « tout homme qui pèche est ignorant ». Il n’existerait donc pas de volonté perverse, mais seulement des volontés mal éclairées, induites en erreur par un jugement défaillant. « notre volonté ne se portant à suivre ni à fuir aucune chose que selon que notre entendement la lui représente bonne ou mauvaise, il suffit de bien juger pour bien faire » affirme Descartes (Discours de la Méthode Troisième Partie, A.-T. VI, 28). À l’appui de quoi Descartes se prévaut de la doctrine ordinaire de l’Ecole : « la volonté ne se porte pas au mal, sinon dans la mesure où l’entendement le lui représente sous l’aspect d’un bien (voluntas non fertur in malum, nisi quatenus ei sub aliqua ratione boni repraesetatur ab intellectu ) » (AT, I, 366). Cette position « intellectualiste » est bien sûr contestée par l’occurrence fréquente d’un attrait exercé par le mal, dans le désir de vengeance par exemple. Ovide, au livre VII des Métamorphose, fait dire à Médée qui s’apprête à tuer ses fils et s’immoler pour venger l’infidélité de Jason : « je vois le meilleur parti et je l’approuve, mais je vais suivre le pire ». Le thème est repris dans Le diable et le bon Dieu (Jean-Paul Sartre, 1951) où Goetz, le protagoniste, revendique la liberté de faire le mal : « - Je prendrai la ville. – Pourquoi ? - Parce que c’est mal . - Pourquoi faire le mal ? – Parce que le bien est déjà fait ».
Le degré (b) paraît moins grave : toutefois ne pas se soucier de la qualité morale d’une action ne vaut pas beaucoup mieux que de s’y lancer par amour ou fascination du mal qu’on va commettre. Le degré (b) ajoute une dimension de gratuité qui fait frémir. Le degré (c) que Singer attribue au fanatisme raciste ou religieux enfreint la règle d’or. Dans Caligula, Albert Camus met en scène un tyran dont interroge « Non, Caligula n'est pas mort. Il est là, et là. Il est en chacun de vous. Si le pouvoir vous était donné, si vous aviez du cœur, si vous aimiez la vie, vous le verriez se déchaîner, ce monstre ou cet ange que vous portez en vous. » (Projet d’épilogue à Caligula, 1947). Comme dans l’apologue de Gygès au Livre I de la République de Platon, il suggère que ce qui nous retient de faire le mal, c’est souvent que nous n’en avons pas le pouvoir ou ne bénéficions pas de l’impunité.
Le degrés (d) relativise l’évaluation morale de l’acte.
Le degré (e) est celui de l’instrumentalisation d’un mal, et peut être réévalué sur la base du principe du double-effet (voir Article mal (GP)).
Le degré (f) est celui de l’erreur morale (qui suppose une vérité morale objective). Si celle-ci est involontaire, alors on se trouve dans un cas où un mal épouvantable est commis par un agent moralement innocent. Mais de même que nul n’est censé ignorer la loi, peut-être que nul n’est censé l’existence de maux épouvantables, et de ce qui tombe sous ce concept.
Les degrés (d), (e) et (f) semblent confirmés empiriquement par bon nombre de cas de coopération à des actes cruels, dans lesquels les coopérants se disent entraînés malgré eux. On y reviendra en évoquant le problème de la banalité du mal et les expériences de Stanley Milgram.
Singer définit les actes maléfiques comme « des actes terriblement mauvais, provoquant d’immenses souffrances, et procédant d’un motif pervers, la volonté de perpétrer un acte terriblement mauvais, provoquant d’immenses souffrances » ( « The Concept of Evil », p. 193). Deux types de critère sont ici à l’oeuvre : le critère externe quantitatif de l’immensité des souffrances engendrées ; le critère interne du motif pervers. Selon Singer, « aucun être humain raisonnable ne peut décemment se concevoir comme agissant de telle manière » (p. 195). Cette conception rejoint l’intellectualisme moral, selon lequel la raison (ou le bon sens, ou l’entendement) correctement exercés, garantissent le discernement et l’éviction du mal (donc l’exécution du bien). On a vu que c’était la conception revendiquée par Descartes dans la Troisième partie du Discours de la méthode : « il suffit de bien juger pour bien faire ». Toutefois, ce schéma soulève un problème. La personne qui juge mal est-elle coupable de la malice de son jugement ? Sommes-nous responsables, le cas échéant, de notre aveuglement moral ?
Nous sommes devant un dilemme. Si nous sommes responsables de notre ignorance du bien ou de notre collusion avec le mal, c’est donc que notre volonté précède, contrairement à ce qu’affirme ici Descartes, l’exercice de l’entendement, et qu’elle peut le biaiser, en nous faisant apparaître et désirer comme un bien ce qui est un mal. Si au contraire nous ne sommes pas responsables de ces dysfonctionnements de l’intelligence, si nous nous trouvons dans une « ignorance invincible » par rapport à ce qui est bon, si nous sommes enclins au mal malgré nous, sans qu’il y aille de notre faute, le mal n’est plus qu’un accident sans signification morale. La perversion de la volonté (le « motif pervers » évoqué par Singer) pose la question d’une malice fondamentale capable de résister à la perception intellectuelle du bien, que celui-ci soit détecté sous la forme de l’utilité commune, du bien-être, du progrès, etc. de tout ou partie d’un ensemble.
« Une action maléfique est une action si mauvaise, si horrible et épouvantable qu’aucun être humain raisonnable ne peut décemment imaginer agir ce cette façon. Et une personne ou un organisation maléfique est celle qui sciemment accomplit, veut accomplir ou ordonne de telles actions, ou reste indifférente lorsque de tels actes sont perpétrés par un tiers dans une situation où l’on pourrait faire quelque chose pour arrêter ou prévenir ces actes » (p. 196).
Ces conceptions « positives » du mal ne visent pas à « positiver » le mal ou à en faire l’apologie, mais à comprendre le mal autrement que comme un manque ou une privation. Joel Feinberg (“Evil”, dans Problems at the Roots of Law : Essays in Legal and Political Theory, OUP, 2003, (125-192) p. 144) définit le mal pur, ou plutôt l’action purement mauvaise comme 1°) une faute 2°) moralement blâmable 3°) provoquant sur la victime un dommage considérable 4°) dont les raisons et les motifs demeurent inintelligibles. Le point de vue de l’auteur des dommages semble neutralisé dans le quatrième critère. C’est le point de vue de la victime qui semble ici primer. On peut toutefois se demander dans quelle mesure cette neutralisation est légitime. Car, comme on l’a suggéré, l’intention de nuire semble une composante essentielle du mal moral.
Selon certaines conceptions, le mal (moral ou physique) a une racine, une origine radicale, par exemple une disposition originelle de l’être humain, ou un désordre cosmique imputable à une imperfection inévitable de la nature. Dans les conceptions diffuses, le mal se nourrit de comportements humains, trop humains. L’élément descriptif (les rouages de la complicité et l’entraînement insensible au mal) et l’élément explicatif (l’existence de volontés perverses) entrent alors en concurrence. Comment comprendre cette oscillation entre radicalité et banalité du mal ?
Le mal entre radicalité et banalité
Le mal radical
On attribue à Kant la conception du « mal radical ». Dans la première Partie de La Religion dans les limites de la simple raison, Kant décrit la nature humaine comme gouvernée par un principe bon et un principe mauvais « agissant comme deux causes efficientes séparées » (VI, 11). Le principe mauvais opère dans la sphère de l’intention : « on ne dit pas d’un homme qu’il est mauvais parce qu’il est l’auteur d’actions qui sont mauvaises (contraires à la loi) mais parce que ces actions sont conçues de telle sorte qu’elles permettent de conclure qu’elles s’appuient en lui sur de mauvaises maximes ». Kant affirme donc l’existence d’un « principe premier (insondable pour nous) d’adhésion à de mauvaises maximes » (VI, 20) et distingue trois degrés dans la propension ou penchant au mal dans la nature humaine :
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« la faiblesse du cœur humain dans l’observance des maximes » (c’est la fragilité de la volonté)
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« le mélange de motifs immoraux » l’action conforme au devoir n’est pas acceptée uniquement par devoir (doué de bonnes mœurs (bene moratus) mais pas moralement bon (moraliter bonus))
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« faire passer les motifs issus de la loi morale après d’autres (non moraux) » adhésion à de mauvaises maximes = méchanceté, vice, dépravation, perversité, corruption (VI, 29)
La malice ou méchanceté de l’homme n’est pas une disposition naturelle : c’est une déviance par rapport à la loi morale (VI, 32), mais étant donné « qu’il faut que l’homme soit toujours coupable par lui-même », Kant affirme l’existence d’un penchant inhérent et cependant délibéré en nous : « mal radical inné dans la nature humaine (mais que nous avons cependant contracté nous-mêmes) ». D’un côté Kant refuse d’imputer le mal à la sensibilité et aux inclinations naturelles, puisque nous ne sommes pas responsables de leur existence, alors que nous sommes responsables de notre penchant au mal. Kant refuse également d’en appeler à une raison maligne ou à un être diabolique dont l’unique mobile serait l’opposition à la loi morale (VI, 35 et 37).
De manière rousseauiste il impute le mal radical à une concurrence entre loi morale et amour de soi, concurrence arbitrée par la liberté. Il admet que l’origine du désaccord de notre arbitre avec la loi morale (notre adhésion à des motifs subordonnés) est insondable (VI, 43) mais qu’« elle doit pouvoir nous être imputée ». Or « la disposition originaire (que nul autre homme n’a pu pervertir, si cette corruption doit lui être imputée) est une disposition au bien » ; « en elles-mêmes, les dispositions naturelles sont bonnes » (VI, 58). Mais alors d’où provient la malice ?
Kant neutralise la question : « il importe peu que nous placions le tentateur en nous-mêmes ou en dehors de nous, puisque dans ce dernier cas nous sommes tout aussi bien en faute que dans le premier – tant il est vrai que nous n’aurions pas été tentés par lui, si nous n’étions pas secrètement d’intelligence avec lui » (VI, 59).
C’est pourquoi Kant dénonce le mythe du péché originel comme la pire façon d’expliquer la diffusion et la propagation du mal dans l’espèce humaine. Cette explication génétique de la présence du mal comme d’un penchant contracté par hérédité supprime la responsabilité. Peut-être Kant est-il ici victime d’une interprétation littérale du mythe de la Genèse. S’il est vrai que certaines interprétations luthériennes (notamment dans le Traité du Serf-arbitre) penchent en faveur d’une certaine irresponsabilité humaine, rien n’oblige de donner autorité au récit de la chute d’Adam, et surtout rien n’oblige à considérer que ce récit éxonère le malfaiteur de sa responsabilité.
« Toute mauvaise action, quand on en recherche l’origine rationnelle, doit être regardée comme si l’homme y était parvenu immédiatement à partir de l’état d’innocence. Car, quelle qu’ait été sa conduite précédente et quelles que puissent être les causes naturelles qui agissent sur lui, - qu’elles se trouvent en lui ou hors de lui – il reste que son action est cependant libre, nullement déterminée par une de ces causes ; en sorte qu’elle peut et doit toujours être jugée comme un usage originaire de son arbitre. Il aurait dû ne pas l’accomplir, quelles qu’aient été les circonstances temporelles et les contraintes dans lesquelles il aurait pu toujours se trouver ; c’est qu’aucune cause au monde ne peut faire qu’il cesse d’être un être agissant librement. » (VI, 41).
La question de l’origine métaphysique (quelle est la racine de l’inclination au mal ?) ne supprime pas celle de la responsabilité individuelle. Mais, c’est la thèse que l’on va examiner, il arrive que cette responsabilité individuelle soit rendue opaque.
La « banalité du mal »
La question est de savoir si l’appât du gain, l’égoïsme, l’indifférence, l’accumulation de négligences, de petites transgressions quotidiennes, de cruautés gratuites, la dilution des responsabilités, le cloisonnement de la chaîne de commandement, peuvent expliquer la complicité d’hommes ordinaires avec les exactions les plus horribles (l’armée japonaise à Nankin, l’entreprise nazie d’extermination par déshumanisation, les tortures de la terreur stalinienne, argentine, chilienne, le génocide rwandais) qui toutes défient l’imagination la plus sadique. C’est la thèse de la banalité du mal, soutenue par Hannah Arendt. C’est à l’occasion du procès d’Eichmann (avril 1961-mai 1962), auquel elle assiste en partie, qu’Hannah Arendt développe cette notion (Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal [« Eichmann in Jerusalem : A Report on the Banality of Evil, New York, 1963 »] trad. Anne Guérin, Paris, Gallimard 1991). Hannah Arendt décrit Adolf Eichmann comme un homme insignifiant, dénué d’intention morale, ayant simplement renoncé à penser, se réfugiant contre toute interrogation dans la sécurité de la routine administrative et l’efficacité bureaucratique. Il faut ici distinguer deux questions. Il y a d’une part la question particulière de déterminer si effectivement Adolf Eichmann est un bourreau malgré lui, ou s’il a déguisé son zèle meurtrier en dissimulant sous une morale de l’obéissance (voir Isabelle Delpla, Le Mal en procès, Eichmann et les théodicées modernes, Hermann 2011). Il y a d’autre part la question générale qui est de savoir si la complicité d’hommes ordinaires, et moyennant quels biais, peut être établie dans le cas de crimes de masse. Nombreux témoignages recueillis par les historiens (Christopher Browning, Des hommes ordinaires, Le 101ème bataillon de réserve de police et la Solution Finale en Pologne, trad. Elie Barnavi, Paris, Les Belles Lettres, 2002) semblent corroborer cette possibilité, attestée également par Primo Levi : « Ils étaient au contraire faits de la même étoffe que nous, c’étaient des êtres humains moyens, moyennement intelligents, d’une méchanceté moyenne : sauf exception, ce n’étaient pas des monstres, ils avaient notre visage, mais ils avaient été mal éduqués. » (Naufragés et rescapés, Paris, Gallimard, 1983, p. 199). Il n’est d’ailleurs nullement nécessaire que l’explication des crimes contre l’humanité soit univoque. La responsabilité peut être partagée entre monstres pervers et hommes moyens, dans une distribution des rôles qui n’excuse d’ailleurs personne.
Les expériences de Stanley Milgram (« Behavioral Study of obedience. », The Journal of Abnormal and Social Psychology, vol. 67, no 4, 1963, (p. 371–378) ; Obedience to Authority: An Experimental View, London: Tavistock Publication, 1974, trad. française La Soumission à l'autorité : Un point de vue expérimental Calmann-Lévy, 1994, 2e éd) visaient à mettre mis en évidence la facilité avec laquelle une institution peut enrégimenter et maintenir des personnes dans l’état d’obéissance au point de leur faire administrer des traitements cruels voire mortels. Ces expériences de psychologie sociale sont aujourd’hui discutées et réévaluées, tant du point de la validité vue du protocole expérimental que de la fiabilité de leurs résultats. Elles n’en donnent pas moins une grande pertinence à la question de la complicité collective, et de la dilution ou de la fragmentation des responsabilité dans des mécanismes institutionnels de soumission à l’autorité. S’il est facile de s’exonérer de toute responsabilité par rapport au mal, en désignant la globalisation ou la mondialisation des rapports humains comme source de tous les maux, il reste vrai que l’intensification des interdépendances économiques, sociales et environnementales ne permet plus d’envisager le mal comme le résultat d’un simple choix individuel. À la question de savoir si le mal désigne avant tout une réalité physique ou morale, se superpose désormais celle de déterminer s’il est de nature individuelle ou s’il dépend principalement de structures collectives.
Bibliographie
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