Scepticisme antique (GP)
Comment citer ?
Corti, Lorenzo (2021), «Scepticisme antique (GP)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/
Publié en octobre 2021
Être sceptique vis-à-vis d’un problème signifie suspendre son jugement à son propos, ne souscrire à aucune opinion positive, ni dans un sens ni dans l’autre, à son sujet. L’expression « scepticisme antique » (dont la racine grecque skepsis, « enquête », renvoie à la disposition à s’interroger sur le bien-fondé de ses jugements) désigne une tendance philosophique née en Grèce antique et consistant à généraliser cette attitude ordinaire : une philosophie sceptique recommande la suspension du jugement à propos d’une partie (ou même de la totalité) des enquêtes humaines. Le scepticisme philosophique a pris deux formes : la première, pyrrhonienne, doit son nom à son fondateur Pyrrhon d'Élis et compte parmi ses adeptes Timon de Phlionte, Énésidème, Agrippa et Sextus Empiricus. La seconde, le scepticisme académique, est liée à une certaine période de l’Académie de Platon. Arcésilas de Pitane, Carnéade de Cyrène et Philon de Larissa sont ses représentants majeurs.
Les Pyrrhoniens
Pyrrhon d'Élis (environ 360–270 av. J.-C.) est un personnage mystérieux. Peintre de formation, il fut l’élève du sophiste Bryson et du philosophe démocritéen Antigone. Il participa, en compagnie de ce dernier et d’autres philosophes, à l’expédition d’Alexandre le Grand en Asie et en Inde. Il n’a rien écrit ; ce que nous savons de sa vie et de son œuvre nous provient de Diogène Laërce (IIᵉ-IIIᵉ siècle) et du péripatéticien Aristoclès de Messine (Ier siècle) dont le compte-rendu sur le pyrrhonisme est rapporté par Eusèbe, évêque de Césarée (IIIe-IVe siècle). Aristoclès expose la caractérisation du pyrrhonisme faite par Timon de Phlionte, collaborateur et porte-parole de Pyrrhon. Timon soutient que pour être heureux, il faut considérer la manière dont les choses sont par nature, la manière dont nous devons être disposés vis-à-vis d’elles et ce qui résulte d’une telle disposition. Pyrrhon montre que les choses sont sans différences et dépourvues de stabilité ; nos sensations tout comme nos opinions ne sont donc ni vraies ni fausses. Il ne faut, par conséquent, pas se fier à elles, mais demeurer sans opinion, sans inclination, sans oscillation, en disant à propos de chaque chose qu’en rien elle n’est plutôt qu’elle n’est pas, ou qu’à la fois elle est et n’est pas, ou que ni elle n’est ni n’est pas. De cette disposition découlera la non-assertion puis l’imperturbabilité (Aristoclès, dans Eusèbe, Préparation évangélique XIV xviii 2-4).
De nombreuses anecdotes biographiques – dont on peut douter de la valeur historique – décrivent un Pyrrhon indifférent à ses propres sensations et imperturbable face aux dangers. Une confirmation plus sérieuse de l’existence de formes de scepticisme extrême dans la seconde moitié du IVe siècle av. J.-C. vient du livre Gamma de la Métaphysique, dans lequel Aristote s’en prend aux négateurs du principe de non-contradiction. Ceux qui s’interrogent, par exemple, sur la question de savoir si doivent être tenues pour vraies les choses qui paraissent telles aux personnes endormies ou bien celles qui paraissent telles aux personnes éveillées ne croient, de toute évidence, pas ce qu’ils disent ; aucun d’entre eux, s’il croit en rêve être à Athènes alors qu’il est en réalité en Lybie, ne s’achemine vers l’Odéon (Aristote, Métaphysique 1010b4-11).
Une véritable école pyrrhonienne ne se développa pas après Timon. Diogène Laërce mentionne divers personnages qui maintinrent en vie le pyrrhonisme à Athènes et à Alexandrie mais ce fut seulement avec Énésidème qu’il revint à la mode sous une forme renouvelée, souvent nommée « néo-pyrrhonisme ».
Les Académiciens
Originaire de Pitane, Arcésilas (315-249 av. J.-C.) rejoignit Athènes et devint membre de l’Académie. Vers 265 av. J.-C., il en devint scholarque et, en collaboration avec son successeur non immédiat Carnéade de Cyrène, la convertit au scepticisme pour plus de deux siècles. Arcésilas s’inspire du Socrate examinateur – de sa manière implacable d’enquêter sur les fondements de ses propres croyances et de celles d’autrui. Il n’écrivit pas : sa position doit être reconstituée à partir des témoignages de Cicéron (Ier siècle av. J.-C.), de Sextus Empiricus (IIe-IIIe siècle) et d’auteurs plus tardifs. La mise en discussion systématique des thèses philosophiques est une composante essentielle de la philosophie d’Arcésilas. Arcésilas hérite de la méthode de réfutation socratique : il tire des doctrines de ses adversaires non sceptiques (les « dogmatiques »), en mobilisant leurs règles d’inférences, des conclusions qu’ils ne peuvent accepter.
Arcésilas critique, en particulier, la thèse stoïcienne affirmant qu’il existe un critère de vérité et que ce dernier s’identifie à l’impression « compréhensive » ou « cognitive ». Les stoïciens soutiennent que pour savoir quelque chose, il faut en avoir une « compréhension » ou « saisie » ; que la compréhension est l’assentiment à une impression compréhensive ; et que l’impression de quelque chose est compréhensive si elle est vraie de cette chose, si elle est causée par cette chose et si elle ne peut être causée par rien d’autre. Pour que l’on sache qu’il pleut, il faut qu’il pleuve, que le fait qu’il pleuve ait causé notre impression qu’il pleut et que notre impression qu’il pleut ne puisse être causée par rien d’autre. Arcésilas soutient que la troisième condition ne peut être satisfaite et donc qu’il n’existe pas d’impression compréhensive. Puisque rien n’est compréhensible, le sage ne sait rien. Le sage ne peut d’ailleurs pas entretenir d’opinions : il s’ensuit que, même du point de vue des stoïciens, le sage doit suspendre son jugement (Sextus, M VII 155). Dépourvu de critère de vérité, le sceptique d’Arcésilas suspend son jugement sur toute chose (Sextus, PH I 232).
Les dogmatiques (en particulier les stoïciens) adressent à ce type de scepticisme l’objection dite «d’inactivité » : si le sceptique suspend son jugement, il n’est pas en mesure d’agir – et donc de se maintenir en vie. L’objection présuppose que l’impulsion, l’impression et l’assentiment sont nécessaires à l’action. Pour pouvoir goûter une figue mûre, on doit avoir ressenti l’impulsion ou le désir de la manger, reçu l’impression que cette figue paraît mûre, donné son assentiment à notre impression et formé la croyance que cette figue est mûre. Dans sa réponse, Arcésilas nie ce présupposé : « Deux choses sont nécessaires à l’action : une impression de quelque chose d’approprié et une impulsion vers l’objet approprié qui a produit l’impression – et aucune d’elles n’est incompatible avec la suspension du jugement (Plutarque, Contre Colotès 1122C-D). Pour expliquer le fait que le sceptique agisse, le désir et l’impression sont suffisants : le sceptique veut manger une figue mûre, la figue lui semble mûre donc il la mange. Cela ne signifie pas qu’il agit d’une manière non rationnelle, tel un animal : « Celui qui suspend son jugement sur tout règlera ses choix et ses refus et, en général, ses actions sur ce qui est raisonnable et, en procédant en conformité avec ce critère, agira avec succès » (Sextus, M VII 158). Un sceptique choisira d’exécuter les actions qui, une fois exécutées, pourront être défendues rationnellement.
La pensée d’Arcésilas est toujours enseignée après sa mort au sein de l’Académie sans connaître de modifications importantes, et ce jusqu’à l’arrivée de Carnéade (214-129 av. J.-C.). Né à Cyrène, Carnéade émigre à Athènes pour étudier la logique sous la direction du stoïcien Diogène de Babylone. Il fait ensuite son entrée à l’Académie et la dirige entre 167 et 137 av. J.-C. En 155 av. J.-C., il est invité comme ambassadeur à Rome où il impressionne son auditoire par ses arguments pour et contre la justice. Carnéade renouvèle l’empreinte sceptique donnée par Arcésilas à l’Académie en élargissant son arsenal et ses cibles. Son innovation majeure réside dans l’introduction du concept de plausible.
Carnéade polémique avec le stoïcisme ; il propose des arguments contre sa prétention à déterminer le bien suprême pour l’homme, l’existence des Dieux, la science de la divination et le déterminisme causal qu’elle présuppose. (Cela n’implique pas que Carnéade soutienne une doctrine : ses arguments sont destinés à contrebalancer les arguments en faveur de la thèse en jeu). Comme Arcésilas, Carnéade attaque la notion d’impression compréhensive. Pour savoir qu’il pleut, il faut avoir donné son assentiment à l’impression compréhensive qu’il pleut - qui ne doit, autrement dit, être causée que par le fait qu’il pleuve. Mais des impressions de ce type n’existent pas : il est possible, pour n’importe quelle impression vraie, de trouver une impression fausse correspondante et indiscernable de cette dernière (Sextus, M VII 163–4). Aucune impression n’est compréhensive ; nous ne pouvons donc rien savoir.
Il est toutefois possible de distinguer parmi nos impressions : celles qui sont plausibles (et tendent à nous persuader) de celles qui ne le sont pas ; celles qui sont plus plausibles de celles qui le sont moins ; celles qui sont contredites par des impressions concomitantes de celles qui ne le sont pas. Nous pouvons, en outre, tester nos impressions : si, en entrant dans une chambre obscure, nous avons l’impression plausible qu’un morceau de corde gît sur le sol et nous nous demandons s’il ne s’agit pas plutôt d’un serpent, nous pouvons tester notre impression en déplaçant l’objet sur le sol avec un bâton. Nos impressions peuvent se révéler toujours fausses, mais nous préférerons les plausibles aux non-plausibles, les plus plausibles aux moins plausibles et celles qui sont non-contredites et testées à toutes les autres.
Les sources dont nous disposons présentent le concept de plausible élaboré par Carnéade comme un critère d’action : il n’est pas rationnel de croire ce qui est plausible mais il est rationnel d’agir sur la base de ce qui plausible (Sextus, PH I 226). Est-ce une manière d’expliquer comment le sceptique devrait agir (le sceptique doit agir de manière rationnelle, c’est-à-dire sur la base du plausible) ? Ou bien s’agit-il d’une manière d’expliquer comment le sceptique peut, bien qu’il soit dépourvu de croyances, agir et par conséquent ne pas être voué à la mort comme le veulent les dogmatiques (le sceptique est capable de se maintenir en vie parce qu’il peut agir sur la base de ses impressions plausibles) ? Les données textuelles ne nous permettent pas de trancher entre ces deux possibilités.
Les successeurs immédiats de Carnéade n’introduisirent pas d’innovations importantes dans l’enseignement académique mais des changements advinrent avec Philon de Larissa (159-84 av. J.-C.). Après avoir fréquenté pendant quinze ans l’Académie dirigée par Clitomaque, Philon lui succède en 110/109 av. J.-C. Suite à l’invasion d’Athènes par Mithridate, il s’installe à Rome, où il poursuit son enseignement et reste jusqu’à sa mort. À Athènes, lorsqu’il dirige l’Académie, Philon adopte tout d’abord l’interprétation radicalement sceptique de Carnéade proposée par Clitomaque et ensuite l’interprétation doctrinale mais faillibiliste avancée par Métrodore de Stratonice. Dans la seconde partie de sa carrière, à Rome, Philon adopte une position encore différente. Il soutient que « si l’on en juge par le critère stoïcien, à savoir l’impression compréhensive, les choses ne peuvent être saisies ; mais, si l’on en juge par leur nature même, elles peuvent l’être » (Sextus, PH I 235). En d’autres termes, si l’on s’en tient à la caractérisation stoïcienne de la compréhension, on ne peut rien apprendre ni savoir. Mais cette dernière est fausse : Philon nie, en particulier, qu’une impression compréhensive doive être telle qu’elle ne puisse provenir d’autre chose que de ce dont elle provient réellement (Cicéron, Les Académiques II 18). Il est donc possible de savoir quelque chose : le fait qu’il n’y ait pas de compréhension au sens stoïcien n’implique pas qu’il n’y ait pas de savoir.
Le scepticisme académique suscita de l’intérêt chez quelques penseurs plus tardifs : au IIᵉ siècle, le rhéteur et philosophe Favorinus d'Arles se définissait encore comme « Académicien » à la manière d’Arcésilas, Carnéade et Philon.
Les néo-Pyrrhoniens
Actif vers la moitié du Ier siècle, Énésidème considère que, sous la direction de Philon, l’Académie a abandonné son caractère purement sceptique et propose par conséquent un retour au pyrrhonisme, qui consista en réalité en une refondation de ce dernier. Il écrivit une œuvre composée de 8 livres, les Discours Pyrrhoniens, dont un résumé a survécu dans le catalogue du patriarche byzantin Photios (IXᵉ siècle). Dans le premier livre, Énésidème accuse les Académiciens d’être soumis à des croyances et leur oppose son scepticisme. Le sceptique examine ses pensées et ses impressions et constate qu’elles s’opposent entre elles ; il accède ainsi à la suspension du jugement, d’où découle la tranquillité ; le sceptique n’affirme rien mais suit ses impressions (cf. Diogène Laërce IX 62, 78, 106-107). Dans le reste de l’œuvre, Énésidème critique les concepts clés de la physique, de la logique et de l’éthique dogmatique afin de provoquer la suspension du jugement à leur sujet.
C’est à Énésidème qu’est attribuée la paternité des « dix modes de suspension du jugement » – types d’arguments par lesquels le sceptique produit cet état psychologique. Ces modes, que l’on retrouvera chez Philon d'Alexandrie, Sextus Empiricus et Diogène Laërce, fonctionnent schématiquement de la manière suivante. Les impressions s’opposent : un même objet x paraît F dans la situation S, mais paraît F* dans la situation S* – F et F* étant des propriétés incompatibles. Mais les impressions sont équipollentes : nous ne pouvons préférer S à S* (et vice versa). Nous aboutissons donc à la suspension du jugement : nous ne pouvons juger ni que x est F ni que x est F*. Le sceptique s’interroge : les tours de Notre Dame sont-elles rondes ou carrées ? Il les regarde de loin et les tours lui semblent rondes ; il les regarde de près et elles lui paraissent carrées. Il n’est pas en mesure de préférer une impression à l’autre : il suspend son jugement sur la question de savoir si les tours sont rondes ou carrées. Les dix modes diffèrent par les situations auxquelles ils font référence : types d’animaux ; êtres humains ; sens ; états psychologiques ; positions, distances et lieux ; mélanges ; composition de l’objet perçu ; relativité ; fréquence du phénomène ; lois, coutumes et modes de vie.
Au cours des deux siècles qui séparent Énésidème de Sextus, le mouvement pyrrhonien survit sans pouvoir rivaliser avec les écoles philosophiques plus importantes. Bon nombre de successeurs d’Énésidème (mentionnés par Diogène Laërce, IX 116) sont des représentants de l’école de médecine empirique ; Sextus lui-même, comme l’apposition « empirique » le suggère, est en général considéré comme appartenant à cette école.
Il semble nécessaire d’ajouter Agrippa, qui vécut probablement dans la seconde moitié du Ier siècle, à la liste de Diogène. On ne sait presque rien d’Agrippa mais aussi bien Sextus que Diogène lui attribuent l’une des plus remarquables créations du scepticisme antique : les « cinq modes de suspension du jugement ». L’interprétation la plus influente a montré que le cœur de cet ensemble de modes (désaccord, relativité, hypothétique, régression à l’infini, réciprocité) est constitué par les trois derniers, que le sceptique utilise pour produire la suspension du jugement sur n’importe quel sujet. Supposons que nous soyons sur le point de donner notre assentiment à une proposition P. Soit nous avons quelque chose à dire en faveur de P, soit ce n’est absolument pas le cas. Mais si nous n’avons rien à dire en faveur de P, nous ne devons pas donner notre assentiment à une telle proposition (mode hypothétique). Si, au contraire, nous avons quelque chose à dire en faveur de P, par exemple Q, alors soit Q coïncide avec P soit ce n’est pas le cas. Mais si Q coïncide avec P, alors nous devons suspendre notre jugement sur P – dans ce cas, en effet, nous sommes en train d’utiliser un argument circulaire et non valide (mode de la réciprocité). Si Q ne coïncide pas avec P, alors ou bien nous n’avons rien à dire en faveur de Q (dans ce cas, nous devons suspendre notre jugement sur Q et donc sur P) ou bien nous avons quelque chose à dire en sa faveur – disons R. Nous pouvons à présent dire de R ce que nous avons dit à propos de Q et nous pourrons éviter de suspendre notre jugement seulement en introduisant une nouvelle proposition S ; et ainsi de suite à l’infini. Mais nous ne pouvons continuer à l’infini (mode de la régression à l’infini) : par conséquent nous devons suspendre notre jugement sur P.
Le seul auteur pyrrhonien dont nous possédions des œuvres entières est Sextus Empiricus, notre source principale concernant le scepticisme grecque. Médecin et philosophe, Sextus vécut durant la seconde moitié du IIe siècle. Nous disposons, concernant ses écrits, de ses Esquisses Pyrrhoniennes (PH) et d’un ensemble de onze livres regroupés sous l’appellation Adversus Mathematicos (M). PH est un compte-rendu du pyrrhonisme en trois livres. Le premier livre (PH I) contient une description du scepticisme, le second et le troisième une critique systématique des principales thèses soutenues par les dogmatiques dans les trois domaines qui constituaient alors la philosophie : la logique (PH II), la physique et l’éthique (PH III). M contient la critique faite par Sextus de toutes les sciences et comprend deux œuvres distinctes. La première est constituée par les livres VII-XI, dans lesquels Sextus critique les trois parties de la philosophie (la logique : M VII e VIII ; la physique : M IX e X ; l’éthique : M XI). La seconde est constituée de M I-VI, une série d’essais dirigés contre des sciences particulières : la grammaire (M I), la rhétorique (M II), la géométrie (M III), l’arithmétique (M IV), la théorie musicale (M V), l’astrologie (M VI). Dans son œuvre, Sextus puise souvent dans des sources pyrrhoniennes et dogmatiques antérieures.
Sextus présente le scepticisme comme une position philosophique déterminant une certaine manière de vivre. Tout comme le philosophe dogmatique et académique, le philosophe sceptique mène des enquêtes : les investigations du sceptique n’atteignent toutefois aucun résultat. En effet, le pyrrhonien exerce, au cours de son enquête, une capacité qui lui est propre : celle d’opposer les objets de la perception sensorielle et les objets de la pensée de quelque manière que ce soit, une capacité grâce à laquelle, en vertu de l’équipollence des objets et des discours opposés, il accède tout d’abord à la suspension du jugement, et après cela à la tranquillité (PH I 2-4, 8). Le sceptique commence son investigation en posant une question (« Est-ce que la Providence existe ? ») qui exige une réponse affirmative ou négative. Chercheur scrupuleux, il accumule toutes les raisons en faveur de l’une et de l’autre réponse et, après les avoir examinées, n’est pas en mesure de préférer les unes aux autres. Il se trouve donc dans l’incapacité de répondre à la question qu’il s’était posé, ce qui cause en lui un état de tranquillité.
La caractérisation sextienne du sceptique pyrrhonien a suscité un vaste débat. Quelle est l’étendue de son scepticisme ? Certains interprètes ont suggéré que le pyrrhonien suspend son jugement sur n’importe quelle question et qu’il n’entretient aucune croyance ; d’autres suggèrent qu’il le suspend uniquement sur les questions philosophico-scientifiques débattues par les dogmatiques et qu’il est libre d’entretenir des croyances ordinaires. Cette question, déterminée en partie par le fait que Sextus assemble un matériau sceptique provenant d’époques et de matrices différentes, a donné lieu à un débat théorique profond, basé sur la question de savoir si un individu qui suspend son jugement sur des questions telles que l’existence d’un critère de vérité peut entretenir une quelconque croyance.
Tout comme les Académiciens, Sextus affronte l’objection dogmatique d’inactivité (M XI 162-7). Les actions humaines sont, de manière caractéristique, expliquées en termes de croyances et de désirs de l’agent. Le sceptique n’entretient pas de croyances ; il ne peut donc agir. Dans sa présentation du critère d’action sceptique (PH I 23-4), Sextus réplique en fournissant les explanantia des actions du sceptique en l’absence de croyances : ses impressions, ses habitudes fondées sur le respect des lois et des coutumes, ses habiletés. L’un des traits remarquables de cette réplique est qu’elle aspire à expliquer non seulement telle action particulière effectuée par le sceptique mais aussi ses activités et pratiques sociales.
Les considérations sextiennes sur le comportement linguistique sceptique (PH I 187-209) sont particulièrement originales et intéressantes. Bien que le sceptique profère des phrases ayant la forme grammaticale déclarative (« x est F »), il les emploie sur un mode catachrestique, à savoir pour signifier non pas un état de chose extérieur à lui (le fait que x est F) mais l’état psychologique dans lequel il se trouve quand il les profère (le fait que x lui paraît F). On a suggéré que ces observations étaient une réponse à une objection dogmatique implicite. Selon cette dernière, le sceptique affirmerait bien le contenu des phrases qu’il formule sous une forme déclarative, manifestant ainsi qu’il le croit vrai. Une telle réponse consiste alors à préciser que les phrases sceptiques ne sont pas des affirmations (et donc des manifestations de croyances) mais des manifestations d’affections, à la manière d’un cri. On a, en outre, souligné le fait que Sextus reconnaissait que le sceptique peut comprendre les thèses et les notions dogmatiques (PH II 1-10) et qu’il considérait la possibilité que le sceptique puisse maîtriser les expressions d’une langue en suivant l’usage qu’en font ses interlocuteurs directs (M I).
Dans l’antiquité tardive, l’œuvre sextienne fut peu connue. Quatorze siècles après la mort de son auteur, elle revint cependant au premier plan. En 1562, Henri Étienne publia les Esquisses Pyrrhoniennes traduites en Latin – la langue internationale de l’époque. Son œuvre connut un succès extraordinaire : le scepticisme grecque parvint ainsi jusqu’à Montaigne et Descartes et eut une influence déterminante sur le développement de l’épistémologie moderne.
Bibliographie
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