Aristote (A)
Comment citer ?
Schiaparelli, Annamaria (2021), «Aristote (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/
Publié en octobre 2021
Biographie d’Aristote
Aristote, fils d’un médecin de la cour macédonienne, naît à Stagire en 384/383. Venu vivre à Athènes, Aristote commence à fréquenter l’Académie de Platon en 367/366 et il y reste jusqu’en 348/347. Il s’agit d’un moment très important dans la vie d’Aristote puisque sa formation philosophique se développe à partir des réflexions sur les thèses de Platon (en particulier, sur les thèses ontologiques). Après la mort de son maître, Aristote part pour Assos. Ensuite, il passe une période à Mytilène : avec le naturaliste et philosophe Théophraste, il mène des recherches sur les animaux. Les résultats des observations sur la structure, la vie, les comportements, les fonctions reproductives et la structure des animaux sont contenus dans les œuvres « biologiques » d’Aristote. En 343/342, il accepte l’invitation de Philippe, roi de Macédoine, et, pendant un certain temps, il s’établit à Pella où il devient le précepteur d’Alexandre (le fils du roi Philippe). Après un bref séjour à Stagire, il rentre à Athènes pour enseigner dans son école, le Lycée. C’est là qu’il compose la plus grande partie de ses ouvrages. Aristote mort en 322/321 en Eubée.
Table des matières
Logique
Plusieurs traités d’Aristote sont regroupés sous le nom Organon (littéralement, « instrument » ou « outil »), notamment les Catégories, le traité Sur l’interprétation, les Premiers Analytiques, les Seconds Analytiques, les Topiques et les Réfutations Sophistiques. La tradition nomme l’ensemble de ces traités « les œuvres logiques ». Toutefois, cette dénomination peut se révéler trompeuse. En effet, dans l’Organon, Aristote ne traite pas seulement de logique, il commence à développer certaines thèses ontologiques qui seront reprises dans d’autres œuvres. En particulier, dans les Catégories, Aristote s’occupe des « êtres dits sans combinaison » et propose une classification de ces derniers. Pour cette raison, le contenu des Catégories sera abordé ci-dessous, dans la section « Ontologie ».
La théorie du traité Sur l’interprétation se trouve à la base de la logique aristotélicienne. Aristote analyse les parties d’une assertion formée par un nom et un verbe. Une affirmation est déclarative quand elle peut être vraie ou fausse ; puisqu’une question ou un ordre ne peuvent être ni vrai ni faux, ils ne constituent pas d’assertions déclaratives. Le premier type d’assertion déclarative est l’affirmation ; le deuxième la négation. En outre, une assertion déclarative peut être particulière (« Socrate est assis ») ou universelle (« Tous les chevaux sont fauves »). La distinction entre la quantité (particulière ou universelle) et la qualité (affirmation ou négation) d’une assertion déclarative permet à Aristote de tracer le « carré logique » qui illustre les relations d’opposition logique. Une affirmation universelle et une négation universelle sont contraires. Une affirmation universelle et une négation particulière sont contradictoires. Une affirmation universelle et une affirmation particulière sont subalternes. De la même façon, une négation universelle et une négation particulière sont subalternes. Une affirmation particulière et une négation particulière sont subcontraires.
« Tous les x sont P » (Assertion universelle affirmative) |
Contraire |
« Aucun x n’est P » (Assertion universelle negative)
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Subalterne
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Contradictoire |
Subalterne
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« Quelque x est P » (Affirmation particulière affirmative)
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Subcontraire |
« Quelque x est non-P » (Assertion particulière négative) |
Figure 1 : Le carré logique
Le traité Sur l’interprétation se conclut par une discussion des modalités qui, dans la logique moderne, sont dites « modalités aléthiques ». Un énoncé peut être nécessaire, contingent, possible ou impossible. Les éléments et les relations établis dans le carré logique ainsi que les modalités sont indispensables pour comprendre la « théorie du syllogisme » et la structure des arguments dialectiques, en particulier des réfutations.
L’expression « théorie du syllogisme » n’apparaît pas telle quelle chez Aristote, mais est utilisée dans la tradition pour indiquer le système logique développé dans les Analytiques. C’est surtout grâce à cette théorie qu’Aristote est connu comme « le père de la logique ». Dans les Premiers Analytiques, Aristote décrit certains types de syllogisme correspondant à des raisonnements valides et indique les liens qui existent entre eux. L’argumentation syllogistique est un type de déduction. Selon Aristote, « le syllogisme est un discours dans lequel, certaines choses ayant été posées, une chose distincte de celles qui ont été posées, s’ensuit nécessairement, du fait que celles-là sont » (Pr. A. I.1, 24b18-20).1 Par conséquent, le syllogisme est un discours dans lequel la conclusion s’ensuit nécessairement des prémisses. Les prémisses et la conclusion ont une structure prédicative (il s’agit d’assertions particulières ou universelles, affirmatives ou négatives). Aristote se concentre sur un type spécifique de déductions, c’est-à-dire, sur les déductions qui ont exactement deux prémisses. Les deux prémisses contiennent trois termes dont un, « le terme moyen », est contenu dans chacune. Les deux autres ont la conclusion. Donnons un exemple de syllogisme : Tous les chiens sont des quadrupèdes ; tous les quadrupèdes sont des animaux ; Tous les chiens sont, donc, des animaux.
Dans les Seconds Analytiques, Aristote expose la théorie de la déduction scientifique, ou théorie de la démonstration, et il introduit la distinction entre « la déduction du fait » et « la déduction du pourquoi ». La démonstration n’est pas la déduction du fait, mais elle est la déduction du pourquoi qui nous permet de montrer la cause, c’est-à-dire « le pourquoi » (I.13). Dans cette œuvre, Aristote présente aussi plusieurs problèmes liés à la définition, parfaitement distincte de la démonstration, et pose une thèse importante : la définition qui exprime la cause ne peut pas être la conclusion d’une démonstration (II.3-7). Le dernier chapitre, fameux et controversé, des Seconds Analytiques, traite de de l’induction, de l’intellection et des principes premiers. Il convient de préciser que, dans le reste des Seconds Analytiques, Aristote met l’accent sur la déduction à partir des principes premiers, tandis que, dans le dernier chapitre, il aborde (brièvement et de manière cryptique) la question de l’apprentissage des principes.
Dialectique
La dialectique constitue l’objet des Topiques (une œuvre en huit livres). Au début du livre I, Aristote annonce le but de Topiques : présenter la méthode dialectique qui « nous rendra capable de raisonner déductivement, en prenant appui sur les idées admises (endoxa), sur tous les sujets qui peuvent se présenter » (Top.I.1, 100a18-19)2. Les mots d’Aristote soulèvent trois questions : (i) Que signifie « raisonner déductivement ? », (ii) Que sont les « idées admises (endoxa) » ? et (iii) Est-il est vraiment possible d’examiner « tous les sujets qui peuvent se présenter » ? La réponse nous permettra de comprendre la structure de la dialectique aristotélicienne et de sa méthode.
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La définition de la déduction est la même que celle formulée dans les Premiers Analytiques (voir ci-dessus). Dans le cas des déductions scientifiques (ou démonstrations), les prémisses sont « des affirmations vraies et premières, ou du moins des affirmations telles que la connaissance qu’on a prend naissance par l’intermédiaire de certaines affirmations premières et vraies » (Top.I.1, 100a25-29). En revanche, une déduction est dialectique « lorsqu’elle prend pour point de départ les idées admises (endoxa) » (Top.I.1, 100a29-30).
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Nombreuses sont les difficultés qu’un traducteur rencontre pour exprimer le sens du mot « endoxa » en français. Littéralement, il s’agirait d’ « opinions admises » car « endoxa » est composée de la préposition « en » et du mot « doxa » qui signifie « opinion ». Dans le cadre de la présente discussion, il suffit de décrire les endoxa comme des opinions admises par la majorité des êtres humains ou la majorité des savants. Les endoxa ne sont pas d’affirmations premières et vraies comme celles contenues dans les prémisses d’une démonstration.
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Selon Aristote, la méthode dialectique nous permet d’examiner « tous les sujets qui peuvent se présenter ». En effet, Aristote utilise cette méthode dans plusieurs domaines comme la physique, l’éthique et la métaphysique. Peut-être, faudrait-il préciser que la dialectique permet d’aborder un grand nombre de sujets. Dans les Topiques, c’est surtout grâce à la théorie des prédicables (voir ci-dessous) et à la liste des lieux communs (topoi) qu’un dialecticien est capable d’examiner une question même s’il n’est pas un expert.
La joute dialectique envisage un échange verbal entre deux interlocuteurs, le questionneur (d’habitude le dialecticien) et le répondant. D’un côté, la tâche du questionneur est de réfuter les thèses accordées par l’adversaire ; selon Aristote, la réfutation est « une déduction avec la contradiction de la conclusion » ; (RS 1, 165a2-3).3 De l’autre, la tâche du répondant est d’éviter la défaite (la réfutation). Pour atteindre son but, le dialecticien doit s’appuyer sur la théorie des prédicables qui constitue une partie fondamentale de la méthode dialectique. « Si nous pouvions, d’une part, saisir le nombre et la nature des objets sur lesquels portent les raisonnements et identifier leurs éléments constitutifs, d’autre part, trouver les moyens de ne jamais en être à court, nous pourrions considérer notre programme comme adéquatement rempli » (Top.I.4, 101b11-13). Les éléments constitutifs des raisonnements, pour Aristote, sont les assertions déclaratives ; les objets sur lesquels les raisonnements portent sont les problèmes. A l’origine des assertions déclaratives et des problèmes, se trouvent les quatre prédicables : le propre, la définition, le genre et l’accident. Les prédicables décrivent le rapport que le sujet de la prédication tient au prédicat. En effet, le prédicat peut être le propre, la définition, le genre ou l’accident du sujet (par exemple, dans « l’homme est un animal », « animal » indique le genre du sujet, soit l’homme). Pour chacun des prédicables, Aristote donne une liste de lieux communs. Lorsque le dialecticien comprend à quel prédicable le sujet appartient, il peut utiliser les lieux communs les plus pertinents pour réfuter le répondant.
Quelle est la différence entre la dialectique des Topiques et celle des Réfutations Sophistiques ? La différence réside dans les types d’arguments utilisés par le questionneur. Les réfutations sophistiques sont « des arguments qui se présentent comme des réfutations, mais qui sont en fait des paralogismes et non des réfutations » (RS 1, 164b20-21). En d’autres termes, les réfutations sophistiques ressemblent à de véritables réfutations, mais elles ne le sont pas. Un répondant sans expérience de la joute dialectique n’est pas capable de comprendre si une réfutation semble véritable sans l’être. Comme nous l’avons déjà indiqué, une réfutation véritable est une « déduction avec la contradiction de la conclusion », tandis qu’une réfutation sophistique seulement en apparence déduit la contradiction de la conclusion. Elle est donc une réfutation apparente. Même si Aristote classe et analyse principalement les réfutations sophistiques, il considère brièvement d’autres type d’arguments utilisés par ceux qui recherchent à tout prix la victoire sur l’adversaire : pousser l’interlocuteur à l’erreur, au paradoxe, au solécisme et au psittacisme.
La classification des réfutations est une avancée majeure par rapport à la tradition précédente. Aristote distingue entre deux types de réfutations. Au type (a) appartiennent les réfutations qui dépendent de l’expression linguistique, et au type (b) appartiennent celles qui n’en dépendent pas. Le type (a) comprend six « paralogismes », : (1) l’homonymie, (2) l’amphibologie, (3) la combinaison des mots, (4) la divisions des mots, (5) l’accentuation et (6) la forme de l’expression. Le type (b) comprend sept « paralogismes » : (1) les paralogismes qui dépendent de l’accident, (2) les paralogismes qui relèvent à une expression restrictive au lieu d’une expression absolue, (3) les paralogismes qui dépendent de l’ignorance de la définition de réfutation, (4) les paralogismes qui dépendent d’une pétition de principe, (5) les paralogismes qui dépendent du conséquent, (6) les paralogismes de la fausse cause et (7) les paralogismes qui dépendent de la confusion de plusieurs questions et de leur réduction à une seule. Il est difficile d’indiquer un critère adéquat pour expliquer les détails de la division entre le type (a) et le type (b) : la justification d’Aristote n’est pas suffisante. Néanmoins, dans le chapitre 6, Aristote dit que toute réfutation apparente (qu’elle dépendent de l’expression linguistique ou non) sont imputables à l’ignorance de la définition de réfutation qui avait été proposée au début du traité (voir ci-dessus). Dans les Réfutations Sophistiques, la classification des paralogismes est suivie par une section qui donne la solution des paralogismes. Comme dans la méthode dialectique présentée dans les Topiques, la contradiction et la connaissance de ce qui la produit jouent un rôle fondamental dans les Réfutations Sophistiques.
Ontologie
La première étape de l’ontologie d’Aristote se trouve dans les Catégories, où Aristote analyse la façon dont nous parlons de la réalité et il propose une division des choses qui existent (les êtres). Les dix « catégories », c’est-à-dire les choses qui se disent sans combinaison, sont la substance, la qualité, la quantité, le relatif, faire, subir, le lieu, le temps, le changement et l’avoir. L’introduction des catégories permet d’aborder des problèmes ontologiques fondamentaux ; en particulier, elle permet d’établir une hiérarchie entre les êtres. La catégorie de la substance est la plus important pour l’ontologie d’Aristote. Les substances sont la base pour l’existence des autres choses et toutes les autres choses dépendent des substances. Autrement dit, les substances ont primauté ontologique par rapport aux autres choses comme les qualités, les quantités, etc. Dans les Catégories, Aristote introduit deux relations importantes pour sa théorie de l’être : « être dit d’un sujet » et « être dans un sujet » (même si Aristote utilise l’expression « être dit d’un sujet », il est parfaitement évident qu’il s’agit d’une relation entre des chose, c’est-à-dire entre des entités extralinguistiques et extra-mentales). Les relations dont Aristote parle subsistent entre quatre types de choses : (1) les particuliers substantiels (c’est-à-dire, les substances premières comme cet homme particulier, ce cheval particulier), (2) les universaux substantiels (c’est-à-dire, les substances secondes qui sont les genres et les espèces des particuliers substantiels), (3) les particuliers non-substantiels (par exemple, la couleur particulière de ce morceau de papier), (4) les universaux non-substantiels (c’est-à-dire, tous les universaux qui ne sont pas de substances). Selon Aristote, les particuliers substantiels ne sont pas dits d’un sujet (Socrate n’est dit de rien, par exemple il n’est pas dit d’un homme) et ils ne sont pas dans un sujet (Socrate n’est pas dans une autre chose). Les universaux substantiels sont dits d’un sujet (l’homme est dit de Socrate), mais ils ne sont pas dans un sujet (l’homme n’est pas dans Socrate). Les particuliers non-substantiels ne sont pas dits d’un sujet (cette blancheur n’est dite de rien, par exemple elle n’est pas dite d’un morceau de papier), mais ils sont dans un sujet (cette blancheur est dans ce morceau de papier). Les universaux non-substantiels sont dits d’un sujet (la couleur est dite de cette blancheur) et ils sont dans un sujet (la couleur est dans ce morceau de papier). Les substances premières (les particuliers substantiels comme cet homme particulier) ne sont ni dans un sujet ni dites d’un sujet. Elles sont, donc, les êtres fondamentaux de l’ontologie d’Aristote. Toutes les autres choses sont soit dans un sujet soit dites d’un sujet. La primauté ontologique des particuliers substantiels est une des caractéristiques principales de la philosophie d’Aristote par rapport à la pensée de Platon. Selon Platon, les réalités primaires sont les Idées (des universaux et des genres) qui constituent la base de son ontologie ; les particuliers sensibles dépendent ontologiquement des Idées et ils ont une réalité secondaire.
L’ontologie décrite dans les Catégories pose nombreux problèmes pour certaines notions qu’Aristote introduit dans ses œuvres plus tardives, et notamment pour la distinction philosophique entre la matière et la forme. En développant ces notions, Aristote abandonne la thèse des Catégories selon laquelle la primauté ontologique appartient aux particuliers substantiels. Les résultats ces développements sont présentés dans la Métaphysique, un groupe de traités probablement rassemblés par un éditeur. Le titre Métaphysique est ambigu car la préposition grecque « méta » signifie « après » mais aussi « sur ». Métaphysique, donc, peut indiquer (1) les livres qui sont rangés après les traités physiques ou (2) l’étude de ce qui est surnaturel. Malgré cette ambigüité, les théories contenues dans les quatorze livres qui composent l’œuvre sont, en grande partie, une expression authentique de la pensée d’Aristote. Elles représentent la deuxième étape de son ontologie.
Dans la Métaphysique, Aristote affirme l’existence d’une science qui étudie les êtres : c’est « la philosophie première » ou « la science de l’être en tant qu’être » (Γ.1-2). Parmi les commentateurs et les spécialistes, il existe une controverse sur l’étendue et la portée de la philosophie première. Certains soutiennent qu’elle n’est rien d’autre que la théologie, c’est-à-dire, l’étude de dieu qui est le Premier Moteur (Aristote en parle dans les livres centraux de la Métaphysique et dans le livre VIII de la Physique—voir ci-dessous la section sur la science de la nature). D’autres affirment que la philosophie première est la science universelle de l’être (« la science de l’être en tant qu’être ») et qu’elle porte sur la totalité de l’être. Dans ce cas, la philosophie première étudiera également les causes et les principes de la substance. Parmi les principes premiers, on trouve le principe de non-contradiction (PNC) et le principe du tiers exclu (PTE). Puisqu’ils sont communs à toutes les sciences particulières, c’est la science universelle qui doit s’en occuper. Selon le PNC, qui est selon Aristote le principe le plus sûr, « il est impossible que la même chose appartienne et n’appartienne pas en même temps à la même chose et du même point de vue (et toutes les autres spécifications que nous pourrions ajouter, qu’elles soient ajoutées contre les difficultés dialectiques) » (Métaph. Γ.3, 1005b19‑22).4 Selon le PTE, « il est impossible de dire que tout est vrai ou que tout est faux » (Métaph. Γ.8, 1012b11‑12).
Aristote remet en question la doctrine platonicienne selon laquelle l’être est un genre unique qui s’applique à toutes les choses qui sont. Les idées d’Aristote à ce sujet reflètent ses thèses à propos des plusieurs sens du verbe « être » : « L’être se dit en plusieurs sens, mais chacun relativement à un principe unique. En effet, certaines choses sont dites des êtres parce qu’elles sont des substances, d’autres parce qu’elles sont des affections d’une substance, d’autres parce qu’elles sont un cheminement vers une substance, ou des corruptions, ou des privations, ou des qualités, ou sont productrices ou génératrices d’une substance ou de ce qui se dit relativement à la substance, ou des négations de l’une de ces choses ou d’une substance » (Métaph. Γ.2, 1003b5-10).
Le livre Δ de la Métaphysique contient un lexique des concepts philosophiques que l’on retrouve dans les œuvres d’Aristote. Dans le chapitre 7, Aristote distingue la façon dont le verbe être se dit : (1) l’être par soi, à savoir l’être dit selon les catégories, (2) l’être par coïncidence, (3) l’être comme vrai ou faux, (4) l’être comme puissance et comme acte.
La thèse fondamentale selon laquelle « l’être se dit en plusieurs sens » est reprise au début du livre Ζ, mais Aristote change la perspective et affirme : « La question sans cesse recherchée, autrefois et maintenant, et sans cesse source de difficultés : “ quel est l’être ? ” revient à “ quelle est la substance ? ” (Métaph. Ζ.1, 1028b2-4). L’analyse de la substance que nous trouvons dans la Métaphysique s’appuie sur l’idée que la substance est composée de forme et de matière. Aristote ne soutient plus (comme dans les Catégories) que la réalité fondamentale est le particulier substantiel. Il soutient, maintenant, que la réalité fondamentale est la forme qui se trouve dans le composé de forme et matière. Pour Aristote, donc, un être vivant (par exemple, ce cheval ou cet homme) est un composé de forme et matière. Lorsque l’être vivant cesse de vivre (et, donc, d’exister), la matière est toujours là, mais la structure qui organise la matière n’est l’est plus. Cette structure est la forme. Toutefois, l’analyse aristotélicienne de la substance en tant que forme pose de nombreuses questions et, parmi les interprètes, le débat sur le status de la forme reste ouvert.5
Pour conclure, il vaut la peine de rappeler que nombreuses parties de la Métaphysique contiennent également les critiques d’Aristote à la philosophie d’autres penseurs (précédents ou contemporains à Aristotle). Dans le premier livre, par exemple, Aristote discute les idées des philosophes présocratiques et, dans les livres Μ et Ν, il examine les doctrines de Platon et d’autres académiciens à propos des objets mathématiques.
La science de la nature
Aristote a un vaste projet, celui d’étudier les corps naturelles, c’est-à-dire les êtres « qui possèdent en eux même le principe du mouvement et du repos » (Phys. II.1, 192b15).6 Au début du traité Météorologiques nous trouvons la description suivante : « On a parlé auparavant des causes premières de la nature et de l’ensemble du mouvement naturel [dans le traité de la Physique], ainsi que des astres organisés selon la translation d’en haut [dans le Traité du ciel], et l’on a dit au sujet des corps élémentaires combien et de quelle sorte ils sont, et parlé de leur changement les uns dans les autres ainsi que de la génération et de la corruption [dans le De la génération et la corruption], la partie qui nous reste à faire est celle que les anciens appelaient météorologie [dans le traité Météorologiques] » (Météor. I.1, 338a20‑26).7
La Physique est un traité qui porte sur la science de la nature. Dans le livre I, Aristote s’occupe de déterminer le nombre et la nature des principes du mouvement (ou changement). Les types principaux du changement sont la génération et la destruction (changement dans la catégorie de la substance), l’altération (changement dans la catégorie de la qualité), la croissance et la décroissance (changement dans la catégorie de la quantité), et le déplacement (changement dans la catégorie du lieu). La méthode d’Aristote comporte, avant tout, une analyse des recherches des philosophes de la nature qui l’ont précédé. Aristote pense que les résultats de ces recherches n’ont pas été satisfaisants ; par conséquent, il propose sa propre théorie des principes du monde naturel. Il explique que ces principes sont la forme, la privation (les deux contraires) et le substrat ; le mot grec traduit par « substrat » est hypokeimenon qui littéralement signifie « ce qui est dessous ». Cette expression est à entendre dans le sens que, pendant qu’une chose change, le substrat est ce qui de cette chose persiste au passage d’un état à son contraire. Par exemple, pendant un processus de génération et corruption Qui est un changement selon la catégorie de la substance) la matière est le substrat qui persiste, tandis que la forme est ce qui est acquis ou perdu dans ce type de changement. En outre, Aristote spécifie que « la nature se dit en deux sens, la forme et la matière » (Phys. II.2, 194a12-13). C’est dans ce contexte qu’il introduit les notions d’acte et de puissance : « la forme est nature de la matière ; en effet, chaque chose est dite à partir du moment où elle est en entéléchie (en acte) plutôt que quand elle est en puissance » (Phys. II.2, 193b7-8). Or, l’étude de la matière et de la forme est de la compétence des philosophes de la nature (ou « physiciens).
Une des thèses principales de la philosophie de la science d’Aristote est que « nous ne pensons pas connaitre chaque chose avant que nous n’ayons d’abord saisi le pourquoi de chacune » (Phys. II.3, 194b17-19), c’est-à-dire sa cause. La science de la nature, donc, doit déterminer les causes du changement. Dans le livre II, Aristote affirme l’existence de quatre types de causes : la cause matérielle, la cause formelle, la cause efficiente et la cause finale. Les notions aristotéliciennes de cause et causalité ne correspondent pas à l’idée moderne. Selon Aristote, la cause s’identifie avec l’explication (le « pourquoi » : dioti en grec). Chaque type de cause nous offre une explication partielle : dans la majorité des cas, il est nécessaire d’identifier les quatre causes (voir ci-dessous) pour offrir une explication complète et appropriée. Néanmoins, certains changements, notamment les phénomènes naturels et météorologiques comme l’éclipse, n’ont pas de cause finale. Considérons, par exemple, la statue d’un soldat. Les causes de la statue, quelles sont-elles ? Le schéma suivant nous aide à les saisir :
Type de Cause |
Description |
Exemple |
Cause matérielle |
Ce dont telle chose est faite |
Bronze |
Cause formelle |
La forme constitutive ou la structure de telle réalité |
La forme de l’être humain |
Cause efficiente |
Ce d’où vient le commencement du changement |
Le sculpteur |
Cause finale |
Le but auquel répond ceci ou cela |
Pour honorer un soldat décédé |
D’après Aristote, les notions de cause matérielle et de cause efficiente étaient déjà présentes dans la pensée des philosophes de la nature antérieurs. Quant à la cause formelle et à la cause finale, telles qu’elles apparaissent dans les œuvres d’Aristote, elles constituent une nouveauté. En particulier, la cause finale se trouve à la base de la conception téléologique qui caractérise la science aristotélicienne de la nature, y compris la zoologie. « La finalité et non le hasard, est présente dans les ouvrages de la nature, et la fin (telos) en vue de laquelle ils se sont formés réside dans la dimension de la beauté » (Les parties des animaux I.5, 645a23-6).8 Lorsqu’ Aristote parle de la finalité, il n’envisage pas une « finalité consciente », à savoir il ne la conçoit comme le projet d’un esprit divin. La conception téléologique de la nature a été fortement critiquée par la science moderne qui s’appuie plutôt sur la théorie de l’évolution de Charles Darwin.
Dans la suite de la Physique, Aristote analyse d’autres notions fondamentales pour la compréhension du changement naturel, c’est-à-dire les notions de temps, lieu, infini et vide. Quant à l’infini, Aristote nie l’existence d’un infini actuel : « Pour ce qui est de la grandeur, on a dit qu’elle n’est pas infinie en acte, mais elle l’est par division (…) Il reste donc que l’infinie existe en puissance » (Phys. III.6, 206a16-18). Aristote parle aussi du hasard et de la spontanéité qui ne sont pas des causes (même si parfois dans le langage on en parle comme étant des cause). Le hasard et la spontanéité sont cruciaux pour comprendre d’autres théories, notamment les théories atomistes. Le livre VIII de la Physique est particulièrement remarquable car il établit la nécessité d’un Premier Moteur qui soit la source ultime du mouvement sans être lui-même mû. Il n’y a qu’un seul Premier Moteur qui meut tout le reste d’un mouvement éternel pendant un temps infini. Selon Aristote, cela implique qu’il est sans partie et sans grandeur. Son rôle de cause motrice est dû au fait qu’il est la fin ultime à laquelle toute la nature aspire. Il est une substance en acte et son activité est la contemplation parfaite, c’est-à-dire l’activité de la pensée qui pense à soi-même. Une discussion détaillée du Premier Moteur se trouve dans le livre Λ de la Métaphysique.
Dans la première partie du Traité du ciel, Aristote présente sa cosmologie (kosmos : univers, logos : discours), c’est-à-dire sa conception de la structure de l’univers. Selon Aristote, l’univers est sphérique, fini, parfait, éternellement identique à lui-même, et il n’y a rien en dehors de lui (ni lieu, ni vide). L’univers est un ensemble de sphères concentriques dont le centre commun est le centre de la Terre. Or, la Terre, qui se trouve au centre de l’univers, est immobile. Puisque l’univers d’Aristote est éternellement identique à lui-même, le problème de son origine (la cosmogonie) ne se pose pas. Les étoiles, qui sont fixées sur la dernière sphère de l’univers, se meuvent en cercle avec un mouvement parfaitement régulier. Le mouvement des planètes est aussi circulaire, mais ils ont des axes de rotation différents par rapport aux étoiles, ce qui explique leur mouvement apparemment irrégulier. Quand Aristote décrit le système des sphères concentriques et du mouvement des planètes, il accepte la doctrine conçue et développée par Eudoxe. La région qui contient les sphères et les planètes est composée d’une substance spéciale, l’éther, qui (comme nous verrons ci-dessous) s’ajoute aux quatre éléments traditionnels qui apparaissent dans la liste d’Empédocle. La Lune est la planète la plus proche de la Terre : au-dessous de l’orbite de la Lune se trouve la région que nous habitons, « le monde sublunaire ». Les éléments du monde sublunaire font l’objet de la deuxième partie du Traité du ciel ainsi que de l’œuvre De la génération et la corruption. Tous les corps du monde sublunaire sont composés de quatre éléments : le feu, l’air, l’eau et la terre. Il ne s’agit pas d’une doctrine originelle d’Aristote, mais plutôt de la théorie des éléments d’Empédocle. Chaque élément possède son propre mouvement rectiligne menant vers un « lieu naturelle ». Dans le Traité du ciel Aristote nous dit que la terre, ayant une pesanteur absolue, tire vers le bas (c’est-à-dire vers le centre de l’univers), tandis que le feu a une légèreté absolue et tire vers le haut. Le mouvement de l’eau ressemble à celui de la terre, alors que le mouvement de l’air ressemble à celui du feu. Chaque élément a deux qualités primaires : le feu est chaud et sec, l’air chaud et humide, l’eau froide et humide, la terre froide et sèche. Aristote utilise le modèle des quatre éléments et de leurs qualités pour expliquer les phénomènes du monde sublunaire, notamment la génération, la corruption, l’augmentation et la diminution. L’explication d’Aristote s’applique aux corps vivants, mais elle peut être transposée et utilisée pour comprendre les corps inertes.
Les Météorologiques portent sur l’explication des phénomènes tels que les comètes, les étoiles filantes et la voie lactée, les vents et les fleuves, la pluie et la grêle, les tremblements de terre et l’arc-en-ciel.
La biologie
« Après avoir étudié ce domaine [le domaine des Météorologiques], nous verrons, en accord avec le plan suivi, si on peut rendre compte des animaux et des plantes, d’un point de vue général aussi bien que particulier ; une fois que nous aurons dit ce qu’il en est de ces questions, nous aurons peut-être mené à son terme l’entreprise que nous nous sommes proposés au début » (Météor. I.1, 339a5-9).9 Les œuvres qui contiennent la biologie d’Aristote sont : Histoire des animaux, Les parties des animaux, Génération des animaux, Locomotion des animaux, Mouvement des animaux et Parva naturalia.
Bien qu’Aristote inclue l’étude des plantes dans son plan, cette partie du projet reste inachevée et sera reprise par Théophraste (peut-être le disciple le plus important d’Aristote). Quant à la zoologie, elle occupe presque un tiers de l’ensemble des œuvres aristotéliciennes. La zoologie se distingue par une approche empirique fondée sur l’observation méthodique et par l’attention accordée au rôle des causes. Aristote apporte des changements majeurs à la méthode classificatoire de Platon et à la méthode générale d’observation adoptée par ses prédécesseurs. Dans le dialogue Politique, Platon avait utilisé la division dichotomique des genres naturels, c’est-à-dire une méthode suivant laquelle on divis, un genre en deux par deux : « Or, la division serait, je suppose, mieux faite et on diviserait mieux selon les espèces en deux » (Politique, 262b). Par exemple : « Parmi les vivants apprivoisés qui marchent, tous ceux qui vivent en troupeaux, considérons-les comme naturellement divisés en deux groupes. – Pour quelles raisons ? – Parce qu’aux uns il ne pousse pas de cornes, tandis que les autres en sont pourvus » (Politique, 265b).10 Cependant, dans Les parties des animaux, Aristote critique la division dichotomique puisqu’elle n’est pas un instrument suffisant à saisir tous les nombreux genres naturels. « Certains saisissent le particulier en divisant la famille en deux différences. Mais d’un certain point de vue, ce n’est pas facile, et d’un autre point de vue c’est impossible » (Le parties des animaux I.2, 642b5).11 D’après Aristote, l’application rigoureuse de la méthode platonicienne de division porte à la fragmentation de quelques espèces. En effet, certaines espèces viennent à être divisées en deux parties dont une se trouvera dans une branche de la division et l’autre dans une branche différente. Évidemment, ce résultat n’est pas acceptable. Quelle est la solution d’Aristote pour éviter une telle fragmentation ? Il est indispensable d’effectuer la ramification d’un genre naturel en le divisant sur la base d’un groupe des différences qui soient aptes à isoler une espèce.12 En outre, selon Aristote, l’observation méthodique s’appuie généralement sur la dissection anatomique, ignorée par ces prédécesseurs. Les observations doivent être orientées vers la compréhension de la façon dont les animaux sont faits (y compris leurs parties et leurs fonctions). L’étude des vivants correspond, finalement, à une enquête causale : « Il est nécessaire, d’abord, de distinguer, selon chaque famille, tous les attributs qui appartiennent par soi à tous les animaux, ensuite de s’efforcer d’en distinguer les causes » (Le parties des animaux I.5, 645a36‑645b3). En particulier, les observations visent à découvrir la cause finale.
La psychologie
Dans la tradition aristotélicienne, l’âme n’est ni un principe de la spiritualité ni l’origine de l’autoconscience. Comme indication préliminaire, nous pouvons dire qu’elle correspond à un principe biologique. La théorie aristotélicienne de l’âme représente une rupture avec la tradition précédente. En effet, dans le traité De l’âme Aristote affirme que le corps et l’âme ne sont pas deux choses différentes, voire deux substances distinctes (comme dans le dualisme qui caractérise, par exemple, la philosophie de Platon). Selon Aristote, le corps et l’âme sont des aspects inséparables d’une seule et même chose, c’est-à-dire du corps vivant ; cette théorie est connue comme « hylémorphisme ».
Selon Aristote, tous les êtres vivants, c’est-à-dire les plantes et les animaux, ont une âme. Les êtres vivants possèdent un principe interne de leur mouvement qui est actif, tandis que les objets naturels non-vivants, par exemple une pierre, ne possèdent pas un tel principe. Les êtres vivants sont, en effet, capables de changer ou de se mettre en mouvement par eux-mêmes : les plantes s’alimentent et se développent, les animaux se déplacent. En revanche, une pierre n’a ni la capacité de changer ni celle de bouger activement, elle peut être mise en mouvement seulement par quelque chose de différente. Aristote nous offre ainsi deux définitions de l’âme qui sont devenues célèbres : (1) L’âme est « la forme d’un corps naturel qui a potentiellement la vie » (DA II.2, 412a20‑21) ; (2) « l’âme est la réalisation première d’un corps naturel qui a potentiellement la vie » (DA II.2, 412a27‑28).13
Tous les êtres vivants possèdent une âme, mais ils n’ont pas tous le même type d’âme. L’étude des comportements des plantes et des animaux ainsi que de leurs fonctions vitales permet à Aristote d’identifier trois différents types d’âme. Le premier type est l’âme nutritive, qui est la plus commune et appartient à tous les êtres vivants. Les fonctions de l’âme nutritive assurent la reproduction et la nutrition. Elle est le principe de la vie végétative, qui appartient tout d’abord aux plantes, mais aussi aux animaux. Les animaux, par contre, ont des fonctions plus complexes, c’est-à-dire la sensation et, dans certains cas, la mobilité. Le deuxième type est alors l’âme sensitive. Dans l’animal, elle est le principe de la sensation. Le troisième type d’âme appartient aux êtres humains et elle est le principe de fonctions encore plus complexes, les fonctions intellectives. Autrement dit, l’âme intellective permet à l’être humain de connaître et de penser.
Nombreuses sont les observations à propos de la sensation. Aristote examine chaque sens particulier (la vue, l’ouïe, le toucher, l’odeur et le goût) et parle des objets sensibles. Certains objets sont propres à un seul sens (par exemple la vue perçoit la couleur, l’ouïe le son et le goût la saveur), tandis-que d’autres sont communes à deux ou plusieurs sens (le mouvement est commun au toucher et à la vue). Toutes les sensations requièrent la présence d’un objet sensible extérieure. Parfois, le sens et l’objet extérieurs ne sont pas en contact direct et la présence d’un milieu s’impose. Considérons, par exemple, le cas de la vue : la couleur n’est pas en contact direct avec l’œil, et la présence de l’air est nécessaire afin qu’il se produise une perception des couleurs. A savoir, l’air est le milieu entre l’objet visible et la vue. Dans d’autres cas, par exemple celui du toucher, il n’y pas de milieu intermédiaire entre l’organe sensoriel et l’objet perçu. Or, il est important de comprendre le modèle général de fonctionnement de la sensation car il constitue le modèle de l’explication de la connaissance rationnelle. Aristote dit : « de toute sensation, en général, on doit concevoir l’idée que le sens constitue ce qui est propre à recevoir les formes sensibles sans la matière. Ainsi, la cire reçoit la marque de la bague sans le fer et l’or ; et elle prend la marque de l’or ou celle du bronze, mais pas en tant qu’or ou bronze » (DA II.12, 424a17‑21). L’organe sensoriel acquiert la forme de l’objet perçu. Une place importante est consacrée à la représentation (phantasia). La représentation se distingue de la sensation, puisque l’objet imaginé n’est pas présent. La représentation est la capacité de produire des images : « Devant les yeux, on peut, en effet, se mettre des fictions, comme font ce qui, dans les exercices de mémoire, évoquent et fabriquent des images » (DA II.12, 424a17‑21). La représentation n’est pas une forme de connaissance rationnelle.
La description de la connaissance rationnelle est complexe et ouvre de nombreux problèmes interprétatifs qui rendent difficile la compréhension de cette théorie. Néanmoins, essayons d’esquisser ses traits généraux. Aristote constate qu’il y a une similitude entre la sensation et la connaissance rationnelle. Comme dans la sensation, l’âme intellective a la capacité de recevoir les formes. Toutefois, les formes ne sont pas des objets sensibles, mais des objets intelligibles. Nous pouvons ainsi affirmer que l’âme intellective est potentiellement le lieu des formes. Étant donné que les formes sont présentes dans l’intellect de façon potentielle, le problème se pose de savoir comment cette potentialité est actualisée. Aristote utilise une analogie : « Et c’est ainsi qu’il y a, d’un côté, l’intelligence caractérisée par le fait qu’elle devient toute chose et, de l’autre, celle qui se caractérise par le fait qu’elle produit toutes choses, comme une sorte d’état comparable à la lumière. Car, d’une certaine façon, la lumière aussi fait en sorte que les couleurs potentiels soient des couleurs actuels » (DA III.5, 430a14‑17). Autrement dit, pour les êtres humains, les principes de connaissance sont deux : l’intellect passif, qui est lié au corps, et l’intellect actif, qui est séparé du corps et éternelle. Selon certains commentateurs, l’intellect actif dont Aristote parle est la partie immortelle de l’âme ou Dieu. Toute interprétation de la nature de l’intellect actif est toutefois rendue très incertaine par l’obscurité et la brièveté des remarques d’Aristote.
La philosophie pratique
Dans la Métaphysique, Aristote introduit la distinction entre la science (ou philosophie) théorique et la science (ou philosophie) pratique (Métaph. II.1, 993b19‑23). Le but de la philosophie théorique est la vérité, tandis que celui de la philosophie pratique est l’action. En particulier, la philosophie pratique analyse les actions des êtres humains dans le contexte de la polis (la cité). Elle est développée dans Éthique à Nicomaque, Éthique à Eudème et La Politique.
Le concept d’eudaimonia joue un rôle central dans la philosophie pratique. Le mot grec eudaimonia est souvent traduit par « bonheur » que Aristote décrit comme « une activité de l’âme en accord la vertu (arete) » (EN I.6, 1098a16‑17).14 Le concept aristotélicien du bonheur ne correspond pas simplement à un état psychologique considéré indépendamment de l’environnement sociale. On peut mieux le caractériser comme étant une activité de l’âme étroitement liée à la dimension de la moralité, à savoir comme la condition de l’amé d’une personne qui a conduit une vie réalisée en accord avec les vertus. En grec, arete indique l’excellence d’une chose ou de l’activité propre à une chose : « toute vertu, pour la chose dont elle est vertu, a pour effet à la fois de mettre la chose en bonne état et de lui permettre de bien accomplir sa fonction (ergon) » (EN II.6, 1106a15‑17). Or, la fonction propre de l’être humain est la réalisation de l’activité rationnelle, c’est-à-dire, l’activité de la partie de l’âme qui est propre à l’être humain et dans laquelle l’être humain réalise ses capacités. L’activité rationnelle par excellence consiste dans la contemplation. Ainsi, les commentateurs d’Aristote sont partagés entre deux interprétations du bonheur. D’un côté, la version inclusive affirme que le bonheur est un bien qui inclut plusieurs types d’activité en accord avec les vertus ; ces activités sont coordonnées harmonieusement au bonheur, qui est la fin ultime. De l’autre, le bonheur est vu comme un bien dominant, c’est-à-dire une activité particulière, la contemplation, à laquelle les autres activités sont subordonnées. Les deux interprétations sont compatibles avec le texte d’Aristote.
A propos des vertus, Aristote affirme que l’homme vertueux a la capacité de choisir le juste milieu entre l’excès et le défaut. Toutefois, le juste milieu n’est pas une moyenne dans le sens d’un résultat d’un calcul mathématique et il n’est pas strictement établi mais il change selon la situation. En effet, combattre un ennemi demande plus de courage qu’exprimer son opinion devant une Assemblée. Par exemple, comme Aristote l’explique, si 1 kilo de viande à manger par repas est trop pour une personne et que 100gr est peu, il n’est pas correct de dire que la juste quantité est 500gr (la moyenne mathématique). Pour un athlète, par exemple, la quantité juste sera 700gr, mais pour une personne qui n’est pas sportive elle sera 300gr.
Dans l’éthique aristotélicienne, certaines vertus sont intellectuelles, par exemple, la sagesse, la compréhension et la sagacité, tandis que d’autres sont morales, ou vertus du caractère, comme la générosité et la tempérance. Les vertus morales ou du caractère ne sont ni données naturellement, ni apprises par l’enseignement ; en effet, elles sont le fruit de l’habitude. Quant aux vertus intellectuelles, elles se caractérisent par rapport aux deux parties de l’âme rationnelle, c’est-à-dire la partie contemplative, qui s’occupe des objets immutables de la connaissance théorique, et la partie calculatrice, qui porte sur les choses qui ne sont pas immutables et qui dépendent de nous. Toute vertu intellectuelle est orientée à la recherche de la vérité, mais de manière différente : « Quant à la pensée théorique (…), son bien et son mal sont la vérité et l’erreur (…) ; cependant que pour la partie intellectuelle pratique, son bien est la vérité qui se trouve en accord avec le désir correct » (EN VI.2, 1139a27‑31). La vérité de la raison et la rectitude du désir sont des éléments nécessaires pour conduire une vie selon les vertus. En effet, selon Aristote, « la pensée elle-même ne met rien en mouvement » mais pose les objectives à atteindre ; l’action est déclenchée par la décision, et la décision a comme point de départ le désir. Qu’est-ce que la décision, qui a une fonction centrale pour la réalisation de nos buts ? Elle « est soit une intelligence désidérative, soit un désir intellectuel. Et tel est le principe constitutif de l’être humain » (EN VI.2, 1139a33‑34). La personne vertueuse est celle qui agit en intégrant la raison et le désir.
Un véritable intérêt a été suscité par la discussion du phénomène de l’akrasia, qu’Aristote définit comme le fait d’« agir contrairement à son choix ». La traduction traditionnelle du mot grec akrasia est « incontinence » qui indique grosso modo la manque de retenue dans les plaisirs et, donc, la faiblesse morale. Parmi les sujets importants qui sont analysés dans l’Éthique à Nicomaque, il faut signaler le consentement et le non-consentement, la justice, l’amitié et le plaisir.
Dans La Politique, Aristote présente sa fameuse thèse que « l’être humain est un animal politique par nature ». C’est à l’intérieur d’une cité que les êtres humains peuvent achever leur destination éthique. Selon Aristote, la cité n’est pas une association conventionnelle, mais une réalité naturelle. Cette thèse est fort originelle, néanmoins elle contient un élément qui, aux lecteurs modernes, s’avère choquant : certains êtres humains sont par nature destinés à l’esclavage. Une autre caractéristique fondamentale de la cité naturelle est qu’elle « atteint le terme de l’autarchie pour ainsi se dire complète » (Pol. I.2, 1252b28).15 L’autarchie politique présuppose l’autarchie économique ; les deux types d’autarchie rendent la cité parfaite. L’objectif principal de la Politique est l’analyse de l’ensemble des lois qui forment la constitution. Or, Aristote conçoit la constitution droite comme une organisation où, dans la mesure du possible, les hommes sont vertueux. Par ce moyen, la constitution droite vise à réaliser l’avantage commun. Les trois formes principales de constitutions droites sont la royauté, l’aristocratie et le gouvernement institutionnel. Les déviations par rapport à ces constitutions sont la tyrannie, l’oligarchie et la démocratie (constitutions déviées). Les considérations aristotéliciennes à propos de la science politique sont normatives et prescriptives. Aristote offre au législateur un ensemble de « savoir objectifs » utiles à la création d’une constitution.
La Rhétorique et la Poétique
La Rhétorique est un traité qui se compose de trois livres. Dans le premier, Aristote décrit la rhétorique comme « le pendant de la dialectique » (Rhét., I.1, 1354a1) et il ajoute qu’elle est « la capacité de discerner dans chaque cas ce qui est potentiellement persuasif. Ce n’est la tâche d’aucune autre technique » (Rhét., I.2, 1355b26).16 La rhétorique et la dialectique portent sur des sujets généraux et communs et, pour argumenter, elles utilisent le même type de syllogisme, qui, dans le cas de la rhétorique, est l’enthymème (voir la définition dans Rhét. I.2, 1356b15‑17). En outre, la rhétorique, tout comme la dialectique, traite des prémisses, des lieux communs, des réfutations, de l’induction et des idées admises (endoxa, voir ci-dessus la section sur la dialectique). La rhétorique concerne principalement la persuasion (pistis), autrement dit, elle s’occupe des moyens de persuasion. Or, la tradition antérieure à Aristote s’était intéressée aux moyens non-techniques de persuasion (par exemple, les témoins, les dépositions obtenues sous la torture, les engagements écrits), alors que le traité Rhétorique examine les moyens techniques. Selon Aristote, trois sont les espèces des moyens techniques de persuasion. (1) La persuasion par le caractère (ethos) a lieu « quand le discours est aussi fait qu’il rend celui qui parle digne de foi » (Rhét. I.2, 1356a5‑6). (2) La persuasion par la passion (pathos) se distingue pour le fait de provoquer des passions dans l’esprit de l’auditeur, notamment la colère, la honte, la pitié et autres qui sont la source du plaisir et de la douleur. A ce propos, l’analyse psychologique d’Aristote dans le livre II de la Rhétorique est remarquable. (3) La persuasion par les arguments (logoi) intervient lorsque celui qui parle maîtrise les déductions et il est capable de montrer qu’une croyance est vraie ou apparaît telle. Dans le troisème livre, Aristote s’occupe des figures du discours publique et de l’ordre des parties du discours.
De la Poétique, seulement le premier livre nous est parvenu et le deuxième a été perdu assez tôt dans l’Antiquité. Il contient 26 chapitres dont les premiers cinq portent sur la poétique en général, la partie centrale (chapitres 6‑22) concerne la tragédie, les chapitres 23‑25 couvrent l’épique et la partie finale (chapitre 26) essaie de comparer la tragédie et l’épique. Aristote annonce son objectif au début du traité ; il vise à examiner « comment il faut construire les intrigues si l’on veut que l’œuvre soit réussie » (Poét. 1, 1447a9‑10).17 L’œuvre atteint son but quand elle suscite les émotions de peur et de pitié dans les spectateurs (ou dans les lecteurs) et elle lui procure un certain plaisir. La notion de mimesis (imitation ou représentation) est le trait commun aux formes de l’art poétique dont Aristote parle dans son étude. Il est possible d’y voir une allusion à la discussion de Platon sur la nature d’imitation. Toutefois, Aristote s’oppose à la conception platonicienne, où l’imitation est sévèrement critiquée parce qu’elle n’est pas un instrument de connaissance. Dans la Poétique, l’imitation a une fonction positive puisqu’elle nous aide à apprendre certaines vérités sur les actions et sur la personnalité des êtres humains. En outre, les spectateurs ou les lecteurs prennent plaisir aux imitations.
La discussion de la tragédie s’ouvre avec sa définition : « La tragédie est une représentation d’une action grave et sérieuse, complète et d’une certaine étendue, dans un langage attractif (…) exécutée par des acteurs et pas au moyen d’un récit, qui, au moyen de la pitié et de la peur, effectue la purification (catharsin) des vécus émotionnels de cette nature » (Poét. 6, 1449b24‑28). La signification de catharsis a été beaucoup discutée dans l’histoire de la philosophie ; nombreuses sont les interprétations offertes par les commentateurs et il n’existe pas de consensus. Certains ont attribué à la notion de catharsis un sens moral ou même religieux : les passions répréhensibles sont repoussées ou bien transformées de sorte qu’elles deviennent moralement acceptables. D’autres offrent une interprétation médicale de la catharsis qui serait analogue à la purgation des liquides nocifs du corps. Dans ce cas, la catharsis provoque l’expulsions de certains types d’émotions et la personne ainsi purifiée devient plus capable de maîtriser ses émotions. Pour terminer, dans la Poétique Aristote souligne les qualités qu’une bonne intrigue doit avoir : « il faut construire les intrigues tout comme dans les tragédies (…) avec une action unitaire et formant un tout complet (avec un début, des parties médiane et une fin), afin que, tout comme un tableau et formant un tout, cette représentation procure le plaisir qui lui est propre » (Poét. 23, 1459a15‑20).18
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Notes
1 Traduction tirée de Crubellier 2014 (notre adaptation).
2 Toutes les traductions des Topiques sont tirées de Brunschwig 1967.
3 Toutes les traductions des Réfutations Sophistiques (RS) sont tirées de Dorion 1995.
4 Toutes les traductions de la Métaphysique sont tirées de Duminil et Jaulin 2008 (nos adaptations).
5 Pour une analyse de plusieurs difficultés du livre Z de la Métaphysique voir (parmi d’autres) Burnyeat (2001), Jaulin (1999), Lewis (2013).
6 Toutes les traductions de la Physique sont tirées de Pellegrin 2014 (nos adaptations).
7 Traduction tirée de Groisard 2014 (légèrement adaptée).
8 Traduction par Pellegrin 2014 (notre adaptation).
9 Traduction par Groisard 2014 (notre adaptation).
10 Traduction par Brisson et Pradeau 2008.
11 Traduction par Pellegrin 2014 (notre adaptation). La critique de la division dichotomique se trouve notamment dans Les parties des animaux II.2-3.
12 Pour une discussion des détails (parfois controversés) de la division d’un genre par un groupe de différences, voir Balme 1987.
13 Toutes les traductions du traité De l’âme sont tirées de Bodéüs 2014 (nos adaptations).
14 Toutes les traductions de l’Éthique à Nicomaque sont tirées de Bodéüs 2014 (nos adaptations).
15 Traduction par Pellegrin 2014 (notre adaptation).
16 Toutes les traductions de la Rhétorique sont tirées de Chiron 2014 (nos adaptations).
17 Toutes les traductions de la Poétique sont tirées de Destrée 2014 (notre adaptation).
18 Dans cet article, nous avons essayé d’illustrer les thèses principales de la philosophie d’Aristote. Toutefois, il est difficile de rendre justice à la spéculation d’un des philosophes les plus importants et les plus influents dans l’histoire de la pensée occidentale. Nous laissons au lecteur la tâche de se plonge dans les détails les plus passionnants des doctrines d’Aristote à l’aide de notre bibliographie.
19 Les œuvres d’Aristote sont disponibles en traduction française aux plusieurs éditions dont les principales sont GF-Flammarion, Les Belles Lettres et Librairie Philosophique J.Vrin. Les traductions de la maison Flammarion sont réunies dans l’ouvrage : Aristote, Œuvres Complètes, sous la direction de Pierre Pellegrin, Flammarion, Paris 2014.