Bien-être (A)

Comment citer ?

Dézèque, F. (2021), «Bien-être (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/

 Publié en mars 2021

 

 

Résumé


Le bien-être est avant tout une évidence. Qui en effet, d’un point de vue personnel ne souhaite pas et ne comprend pas intuitivement ce que signifie la recherche du bien-être ? De prime abord, cela peut faire penser qu’une philosophie du bien-être serait superflue. Que pourrait-il y avoir à dire de quelque chose d’aussi essentiel et évident que le bien-être ?

Au mieux, pourrait-on suggérer, une philosophie du bien-être servirait à dissiper une certaine obscurité dans la définition de ce dernier. Peut-être existerait-il une forme de confusion dans l’identification de ce qu’est le bien-être et de ce qui le constitue ? C’est ce qui semble, en partie, être le cas tant il parait difficile à définir. Ainsi, bien qu’il soit recherché par tous, sa nature nous échappe et il peut sembler indéfinissable. Certains lieux communs suggèrent toutefois un autre problème. Nous avons tous des désirs dont les objets sont relativement clairs et tout un chacun semble convaincu que satisfaire ses désirs mène au plaisir, à des émotions positives qui, elles, sont synonymes de bien-être. Il n’y aurait donc aucun problème philosophique du bien-être, plutôt un problème pragmatique : comment parvenir à assouvir nos désirs ?

En suivant cette logique, une chose devrait être particulièrement claire : ce qui représente un moyen de satisfaire nos désirs devrait de facto nous rendre plus heureux. Dans la pratique, cela se traduirait par une relation linéaire entre l’argent et le bonheur. C’est pourtant une histoire bien plus nuancée que suggèrent les données empiriques comme celles présentées par Venhoveen et al. (1993). On y constate que les niveaux de satisfaction subjective reportés par les gens dans les pays développés sur une échelle allant de 0 à 10 n’ont pratiquement pas bougé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Si l’on s’intéresse au cas de la France, on constate que malgré un triplement (a minima) du PIB par tête des années 1950 aux années 1990, les niveaux de bien-être sont restés remarquablement stables (aux alentours de 6). Des données plus récentes (Jebb et al. 2018) font tout de même état d’un lien entre PIB et bien-être, mais ce dernier est très faible au-delà d’un certain seuil. Le problème philosophique devient alors évident : doit-on considérer que ce que rapportent des gens à la première personne a plus de poids que leur situation objective ? Ou faut-il au contraire affirmer que le triplement de la richesse signifie de facto que le bien-être a augmenté ? Cet exemple, parmi d’autres, suggère qu’en matière de bien-être les choses sont faussement simples et qu’une enquête philosophique a son intérêt.


Qu’est-ce que le bien-être ?

Bien-être et bonheur, questions sémantiques


Avant toute chose, la majorité de la recherche en philosophie étant en anglais, il est nécessaire de préciser le parti pris de cet article en matière de traduction afin que la correspondance anglais-français des concepts employés soit limpide. Les deux concepts les plus présents dans la littérature sont well-being et happiness. Dans cet article nous adopterons la traduction suggérée par le dictionnaire et employée par les philosophes francophones, à savoir : well-being sera traduit par bien-être et happiness par bonheur. Il est important de noter que, dans ce contexte, le concept de bonheur (happiness) a un sens très psychologique et affectif, un sens beaucoup plus restreint que celui du concept de bien-être (well-being) qui ne se limite pas aux états psychologiques. Ainsi, poser des questions au sujet du bien-être de quelqu’un ne signifie pas seulement s’intéresser à ses états affectifs, mais aussi à sa santé, sa réussite professionnelle, son cadre de vie, etc. Il est important de garder cela en tête dans la mesure où le concept de bonheur tend souvent, dans le contexte de l’enseignement de la philosophie, à être considéré comme une notion très générale qui ressemble plus au concept de well-being qu’à celui d’happiness. Ici, on s’en tiendra à la traduction académique de ces deux termes et bien-être correspondra à well-being, tandis que bonheur sera utilisé pour happiness.

La question centrale de cet article sera la question descriptive du bien-être, qui vise à se demander en quoi consiste le bien-être, comment l’on pourrait le définir. Nous répondrons donc à la question suivante : Qu’est-ce que le bien-être ? Notons au passage qu’il est important de distinguer la question de la nature du bien-être ou de ses constituants (question descriptive) de la question de ses causes ou sources (qui ne sont qu’indirectement liées à la question descriptive). On peut imaginer par exemple que certaines activités comme la course à pied soient une cause de notre bien-être parce qu’elles nous procurent du plaisir. Ici, le bien-être consisterait (au moins en partie) dans le plaisir, mais pas dans la course elle-même qui n’est qu’une cause du plaisir. Cet article s’intéresse avant tout à la nature ou aux constituants de notre bien-être et non pas à ses causes, d’où la priorité donnée à la question descriptive du bien-être. À cette fin, il sera divisé selon les cinq grandes théories (ou plutôt familles théoriques) philosophiques du bien-être : hédonisme, satisfaction des désirs, théories liste, perfectionnisme et théories hybrides.

Qu’est-ce que le bien-être ?

Il existe de nombreux désaccords quant à la caractérisation générale du bien-être, mais une partie de ces derniers proviennent plutôt de désaccords sémantiques ou évaluatifs sur la signification ou l’importance de ce concept. Pour éviter ces confusions et obtenir un exposé clair et informatif pour notre lecteur, nous allons partir d’une définition minimale du bien-être par rapport à laquelle nous positionnerons les différents désaccords philosophiques qui concernent sa caractérisation précise. La conception minimale du bien-être que nous allons proposer s’appuiera sur nos intuitions ordinaires concernant le bien-être et la vie bonne.

Si je parle d’une amie et que je suppose que sa vie se passe bien pour elle, qu’elle jouit d’un bien-être élevé, il semble que j’admette intuitivement un certain nombre de choses la concernant. Tout d’abord, je m’intéresse en parlant de bien-être à la manière dont sa vie se passe pour elle et non pas pour quelqu’un d’autre. Ensuite, j’émets ce faisant une forme d’évaluation qui suggère que le concept de bien-être est un concept évaluatif, avoir un bien-être élevé est en soi quelque chose de positif, d’enviable. Ces réflexions débouchent sur la caractérisation tripartite suivante du bien-être (Brülde 2006, Rodogno 2015, Kagan 1992, p. 185) :

Le bien-être est un bien (il a une valeur positive). Si je sais qu’un de mes amis à un niveau de bien-être élevé, je sais aussitôt qu’il s’agit d’une bonne chose. À ce titre, le mal-être est l’inverse du bien-être en ce sens qu’il représente un mal.

Le bien-être est un bien final (par opposition à instrumental). L’idée est que lorsque nous cherchons le bien-être ce n’est généralement pas pour les bénéfices extérieurs que nous pourrions en tirer, mais plutôt parce que c’est une chose désirable en elle-même. Le bien-être a donc une valeur finale.

Le bien-être est un bien prudentiel ou personnel (il bénéficie à une personne en particulier). Le bien-être semble toujours être le bien-être de quelqu’un, à ce titre le bien-être n’est jamais impersonnel, il se ramène toujours à des individus. Ainsi, mon bien-être en tant que mien ne bénéficie qu’à moi et à personne d’autre. Le bien-être est donc toujours personnel : il s’agit toujours du bien-être de quelqu’un.

Ces trois points suggèrent une caractérisation minimale du bien-être comme bien final personnel. Cette caractérisation nous permet notamment de distinguer la notion de bien-être de celle de bonheur. Daniel Haybron (2008, p. 29-30) remarque que le bonheur (happiness) semble impliquer un état psychologique, ce qui n’est pas le cas de la notion de bien-être.

Haybron fournit un exemple intéressant qui montre le caractère intuitif de la distinction bien-être/bonheur : imaginons que j’aille demander conseil à un ami au sujet du futur de mon fils, en lui disant que je souhaite ce qu’il y a de mieux pour lui et que ce dernier me répond « tu devrais l’encourager à faire ce qui le rend heureux » (Haybron 2008, p. 30). Il est clair dans cet exemple que le conseil de l’ami n’est pas un simple truisme, qui consisterait à dire « pour être heureux il faut être heureux ». On sent bien ici que la question de ce qui serait le meilleur pour le fils est une question ouverte qui pourrait admettre une autre réponse que celle qui consiste à chercher le bonheur. L’ami aurait par exemple pu suggérer que la meilleure vie possible nécessite de se mettre au service d’autrui ou de devenir aussi compétent que possible dans son travail, etc… Dans cette optique, la vie heureuse n’est pas intuitivement identique à la vie bonne.

On pourrait être légitimement tentés de rapprocher le concept de bien-être de celui de « vie bonne » tel que promu par des philosophes antiques comme Platon et Aristote (2007 [-350 av-jc]), mais en insistant sur l’aspect prudentiel de ce concept (il s’agit de la vie bonne pour un individu donné, pas juste en général). Ainsi, poser la question de ce qui constitue notre bien-être revient à nous demander ce que serait une vie bonne pour nous. Notons malgré tout que, si la notion de bonheur se distingue de celle de bien-être, elle est y est toutefois liée. En effet, le bonheur est très vraisemblablement un des éléments du bien-être. Une personne dans un état psychologique positif a intuitivement – ceteris paribus – un bien-être plus élevé qu’une autre dans un état psychologique négatif (Feldman 2010, Raibley 2012). L’idée ici, c’est que la notion de bien-être est plus générale que celle de bonheur dans la mesure où elle l’englobe.

Les trois caractéristiques du bien-être mentionnées précédemment doivent être vues comme les éléments d’une caractérisation générale visant à saisir nos intuitions minimales quant à ce dernier. Il s’agit d’un cadre relativement consensuel à partir duquel la plupart des philosophes sont prêts à argumenter. Même les philosophes (souvent hédonistes) qui vont, par exemple, défendre que le bien-être se réduit au bonheur sont en accord avec cette caractérisation générale du bien-être comme un bien final personnel. Dans la mesure où le bien-être englobe tout ce qui consiste en un bien final personnel, la question descriptive du bien-être peut être reformulée dans les termes suivants :

En quoi consiste un bien final personnel ?

Le but des différentes conceptions du bien-être va donc être d’articuler des théories qui permettent de nous renseigner sur la nature du ou des biens finaux personnels qui constituent le bien-être.

Par commodité, on parlera dans cet article de ce qui est bon ou de la vie bonne, en supposant que cela réfère à ce qui est ultimement bon pour un individu. Nous allons voir comment les différentes théories du bien-être s’opposent précisément dans la réponse qu’elles donnent à cette question. Avant de les présenter, nous allons tout d’abord nous livrer à une catégorisation et une caractérisation générale de ces dernières.

Catégorisation et caractérisation des grandes théories du bien-être

Pour commencer, il est utile de mentionner la classification des grandes familles théoriques du bien-être telle que proposée par Derek Parfit (1984, p. 493) et d’y ajouter deux grandes familles :

Les théories hédonistes (hedonist theories) selon lesquelles le bien-être se réduit aux états psychologiques affectifs (sauf pour l’hédonisme attitudinal du bien-être, Feldman 2002).

Les théories de la satisfaction des désirs (desire-fulfilment theories) qui supposent que le bien-être consiste en l’assouvissement de nos désirs.

Les théories de la liste objective (objective list theories) qui supposent qu’il existe un certain nombre d’éléments qui contribuent objectivement à notre bien-être.

Les théories perfectionnistes ou eudémonistes qui supposent que le bien-être réside dans l’exercice de vertus spécifiques à notre nature.

Les théories hybrides qui supposent que le bien-être est le fruit de l’interaction entre différents éléments.

Même si cette classification n’est pas totalement exhaustive, elle représente suffisamment bien le cœur du paysage philosophique. C’est sur ces cinq grandes familles de théories que vont porter les prochaines sections. Il existe toutefois d’autres taxonomies utiles dans la littérature qui nous permettront de catégoriser les différentes théories :

Théories énumératives ou explicatives (ou substantielles et formelles) : cette distinction se trouve notamment chez Moore et Crisp (1996, p. 599), Crisp (2006, p. 102-103) ainsi que Fletcher (2013, p. 206). Les théories substantielles nous disent quelles choses ou quels types de choses participent à notre bien-être. Les hédonistes défendraient par exemple qu’il s’agit d’états affectifs positifs. Les théories formelles ou explicatives du bien-être vont tenter de spécifier les conditions qui font que quelque chose contribue à notre bien-être. Les théories centrées sur la réalisation des désirs – par exemple – diront que c’est parce qu’une chose satisfait nos désirs qu’elle contribue à notre bien-être. Une théorie peut être à la fois énumérative et explicative. Par exemple, contre ce qu’affirme Fletcher (2013, p. 206-207), l’hédonisme est une théorie à la fois énumérative et explicative. D’un côté elle spécifie le type de choses bénéfiques pour notre bien-être (les états affectifs), mais elle en donne aussi une explication (parce que le plaisir est bon).

Théories objectives ou subjectives : ces deux types de théories diffèrent quant à la source de notre bien-être. Les théories objectives admettent que certains éléments ont objectivement un impact sur notre bien-être même si nous ne les valorisons ou désirons pas. Pour un objectiviste l’éducation peut représenter une source objective de bien-être pour les enfants même si ces derniers ne désirent pas ou ne valorisent pas le fait d’aller à l’école. Selon les théories subjectivistes il n’y a pas de choses qui soient bonnes pour notre bien-être indépendamment du fait que nous les désirions, les jugions désirables ou que nous ayons une attitude favorable à leur égard. Aussi pour les subjectivistes, le respect de nos préférences, attitudes et désirs, joue un rôle central dans notre bien-être. Si on prend l’exemple de quelqu’un qui prend plaisir à manger de la viande, mais qui pense pour de multiples raisons qu’il ne faudrait pas le faire et désapprouve cette pratique, le fait de manger de la viande serait – dans un cadre subjectiviste – dommageable pour le bien-être de cette personne.

Théories expérientielles (mentalistes) ou non-expérientielles (non-mentalistes). Pour les théories mentalistes ou expérientielles, rien ne peut contribuer à notre bien-être à moins que nous n’en fassions l’expérience. Par exemple : pour un expérientialiste le fait d’être trompé à mon insu par mon ou ma partenaire ne peut pas affecter mon bien-être. Pour que mon bien-être soit affecté, il faut qu’il devienne un état mental, c’est-à-dire que je prenne conscience de la tromperie. Notons ici que cet aspect est différent de l’axe subjectivité/objectivité mentionné précédemment. La question n’est pas de savoir si je porte un jugement négatif, aime ou n’aime pas le fait d’être trompé, ou si le fait d’être trompé est objectivement mauvais ou non, mais bel et bien si j’expérimente le fait d’être trompé. Pour un mentaliste, seule l’expérience d’être trompé peut faire en sorte qu’un tel événement ait des conséquences sur mon bien-être, alors qu’un théoricien non-mentaliste défendra que même si je n’en fais pas l’expérience (c’est-à-dire, que j’ignore que j’ai été trompé), le fait d’avoir été trompé peut avoir des implications sur mon bien-être, indépendamment de mon expérience (Rodogno 2015).

Si l’on prend les distinctions proposées plus haut on peut classer plus finement les grandes familles théoriques de Parfit (hédonisme, satisfaction des désirs et liste objective). L’hédonisme est par exemple une théorie mentaliste (seuls les états mentaux peuvent contribuer à notre bonheur), souvent objectiviste (le plaisir est bon indépendamment de mes désirs ou préférences à son égard), à la fois explicative et énumérative. En gardant ces distinctions à l’esprit, nous allons pouvoir nous intéresser en détail à chacune des différentes théories du bien-être, aux arguments en leur faveur ainsi qu’aux objections formulées à leur encontre. Toutefois, avant de nous intéresser aux théories philosophiques du bien-être, nous allons brièvement présenter les théories du bien-être dans les sciences humaines et sociales (en particulier en psychologie) afin de saisir les similarités et dissimilarités qui peuvent exister entre les deux champs.
 

Théories du bien-être dans les sciences humaines

Même s’il ne s’agit pas de l’objet principal de cet article, qui s’attache avant tout aux théories du bien-être en philosophie, il est intéressant de regarder où se situent les théories psychologiques par rapport aux catégories évoquées ci-dessus.

Dans la mesure où la psychologie est empirique, elle doit composer avec des contraintes différentes de celles de la philosophie. Le principal défi auquel sont confrontés les psychologues consiste à réussir à opérationnaliser (comprendre par-là : rendre mesurable) quelque chose qui, par définition, n’est pas directement observable (qu’on désigne souvent par le terme de construct dans la littérature). Pendant longtemps, la notion de bien-être dans les sciences sociales était au cœur des sciences économiques où elle était abordée via la notion d’utilité, notamment par la théorie néoclassique (Veblen 2005 [1973]). Les économistes ont longtemps prôné une approche de la mesure de l’utilité sous la forme d’indicateurs objectifs (comme la richesse) ou de comportements révélant les préférences, ce qui rendait les mesures plus faciles à opérer.

Les développements de la fin du 20e siècle en psychologie et plus spécifiquement en psychologie positive ont introduit une rupture dans la mesure où la notion de bien-être subjectif (subjective well-being, Diener 1984) est devenue centrale. Cette innovation a achevé de détacher la psychologie du bien-être d’un behaviorisme strict pour prendre les rapports subjectifs des personnes au sérieux.

Ainsi, on peut, en première approximation, distinguer deux manières de conceptualiser le bien-être dans les sciences sociales : d’un côté, comme un indicateur objectif recouvrant un ensemble de facteurs et de comportements observables, et de l’autre, comme un concept s’intéressant avant tout à la subjectivité des personnes interrogées. Ici nous nous focaliserons sur le concept de bien-être subjectif et la manière dont il est abordé dans la psychologie contemporaine.

Il est important de ne pas confondre entre les deux sens de subjectivistes dont l’un est propre à la philosophie et l’autre à la psychologie. En philosophie, les théories subjectivistes réfèrent principalement aux attitudes et désirs des sujets (cf section 3 de cette entrée : La théorie de la satisfaction des désirs) et supposent que le bien-être dépend uniquement de la satisfaction de nos désirs. Les théories du bien-être subjectif en psychologie ne sont pas stricto sensu des théories des désirs et incluent de multiples théories dont le point commun est d’utiliser des mesures subjectives plutôt qu’objectives du bien-être. Dans ce contexte, subjectif renvoi aux états internes des sujets (affectifs ou cognitifs) qui doivent être rapportés par ces derniers. Par opposition, sont objectifs des indicateurs ou variables qui ne dépendent pas des états internes des sujets et que l’on peut la plupart du temps mesurer directement, sans devoir passer par l’intermédiaire du rapport subjectif. Demander aux sujets à quel point ils se sentent épanouis dans la vie revient à mesurer leur bien-être subjectif tandis que mesurer le bien-être par l’intermédiaire de leurs revenus constitue une mesure objective de bien-être. En effet, dans ce second cas, cette mesure ne cherche pas à mesurer les états internes des sujets, qu’il s’agisse de leurs jugements ou états affectifs. L’important est que le bien-être subjectif en psychologie s’intéresse au bien-être des sujets de leur point de vue, alors que le subjectivisme en philosophie peut s’intéresser à la question de savoir si les désirs des sujets sont comblés sans s’intéresser à ce que les sujets en pensent ou ce qu’ils ressentent à cet égard.

Aussi, pour les psychologues (Diener 1984) on trouve de multiples théories au sein des théories du bien-être subjectif : l’hédonisme, l’eudémonisme et l’évaluation subjective (pour une classification des différentes théories en fonction des domaines scientifiques, voir Alexandrova 2017, p. XXXVI-XXXVII). L’hédonisme et l’eudémonisme en psychologie ont des définitions quasi identiques à celles rencontrées en philosophie (en grande partie parce qu’elles sont inspirées desdites théories philosophiques). La dernière théorie (l’évaluation subjective) est différente de la théorie des désirs. En effet, la théorie de l’évaluation subjective en psychologie s’intéresse plutôt au jugement que les individus portent sur leur existence dans son ensemble ou sur une partie d’entre elle. Veenhoven décrit le bonheur comme « le degré auquel un individu juge favorablement la qualité générale de sa vie prise dans son ensemble » (Veenhoven 1984, p. 22). On parle souvent d’évaluation de vie (life evaluation) ou de satisfaction de vie (life satisfaction) dans le cadre des théories subjectivistes. Ces indicateurs peuvent être mesurés via des questions multiples ou une unique question. La plupart du temps il s’agit plutôt d’échelles à items multiples, comme celle de Diener et al. (1985, table 1), l’échelle de satisfaction de vie (satisfaction with life scale ou SWLS) dont la version française (Blais et al, 1989), qui comporte cinq items auxquels les sujets répondent sur une échelle de 1 (pas du tout d’accord) à 7 (tout à fait d’accord) :

En général, ma vie correspond de près à mes idéaux

Mes conditions de vie sont excellentes

Je suis satisfait(e) de ma vie

Jusqu’à présent j’ai obtenu les choses importantes que je voulais de la vie

Si je pouvais recommencer ma vie, je n’y changerais presque rien

Même si ce n’est jamais formulé explicitement, on peut se demander si les théories subjectivistes de satisfaction de vie ne sont pas inspirées des théories stoïciennes du bien-être défendues par des philosophes comme Epictète. Epictète (2015 [125 ap-jc]) semble penser que le bien-être dépend éminemment de notre jugement, aussi affirme-t-il :

« Ce qui tourmente les hommes, ce n'est pas la réalité, mais les jugements qu'ils portent sur elle. Ainsi, la mort n'a rien de redoutable. Socrate lui-même était de cet avis : la chose à craindre, c'est l'opinion que la mort est redoutable. Donc, lorsque quelque chose nous contrarie, nous tourmente ou nous chagrine, n'en accusons personne d'autre que nous-mêmes : c'est-à-dire nos opinions. » (Manuel, V)

Dans cet extrait du Manuel on voit clairement se dessiner une théorie de l’évaluation subjective du bien-être qui ne repose pas sur les désirs ou leur satisfaction, mais plutôt sur nos jugements ou croyances. C’est une manœuvre dont on peut penser qu’elle existe aussi dans le Bouddhisme et qui est défendue par certains philosophes contemporains tels que Dorsey (2012) :

[…] les subjectivistes se sont fourvoyés en acceptant une théorie désidérative de l’évaluation. À la place, je défends que le subjectivisme serait bien avisé de remplacer le désir par la croyance ou le jugement. Au lieu de suggérer que x valorise φ dans la mesure où x désire φ, nous devrions dire que x valorise φ dans la mesure où x juge que φ est bon pour x. Appelons une théorie subjectiviste du bien-être qui accepte aussi une théorie de l’évaluation basée sur le jugement un « subjectivisme du jugement » (SJ). » (p. 2)

On retrouve ici sans aucun doute, un esprit identique à celui des théories de l’évaluation subjective en psychologie.

En réalité, les théories qui s’intéressent au bien-être subjectif en psychologie sont plus souvent des théories hybrides qui prennent en compte à la fois l’hédonisme et le subjectivisme. Plus précisément (Diener 1984), elles admettent que le bien-être subjectif est un objet multi-dimensionnel composé d’une facette affective (bien-être affectif) et d’une facette cognitive (bien-être cognitif). La première composante est principalement centrée sur les états expérientiels ayant une valence hédonique tandis que la seconde s’intéresse plutôt aux jugements que portent les gens sur leur existence. Par conséquent, les différentes théories évoquées ci-dessus sont souvent considérées comme autant de dimensions différentes d’un même phénomène : le bien-être subjectif. Lorsque le bien-être subjectif est évoqué, il l’est souvent sous la forme d’un objet multidimensionnel dont le score est un composite. Il est parfois calculé à l’aider de la formule : BES = AP – AN + SV, soit : le bien-être subjectif (BES) = les affects positifs (AP) – les affects négatifs (AN) + la satisfaction de vie (SV).

Certains philosophes subjectivistes comme Sumner (1996) défendent eux aussi une conception hybride du bien-être (bien-être authentique dans le cas de Sumner) très proche de l’approche composite psychologique. Ainsi, Sumner (1996) définit le bien-être comme :

« [un] certain type d’attitude positive à l’égard de votre vie, qui dans sa forme la plus aboutie possède à la fois une composante cognitive et affective » (1996, p.145)

Plus loin (p.172), il confirme que la distinction entre composante cognitive et composante affective est très similaire à celle que l’on trouve en psychologie :

La composante cognitive consiste à « juger que votre vie se passe bien pour vous, selon vos propres critères ».

La composante cognitive consiste à « faire l’expérience des conditions de votre vie comme épanouissantes et gratifiantes ».

Ainsi, il existe entre la théorie du bien-être authentique de Sumner et les théories psychologiques composites du bien-être une correspondance nette. D’autres théories hybrides ayant une approche différente que celle des théories en psychologie seront abordées plus loin dans cette entrée (au chapitre 6 : les théories hybrides). Pour l’heure, il est temps de s’intéresser aux grandes familles de théories du bien-être en philosophie : l’hédonisme, la théorie des désirs, les théories liste, le perfectionnisme et les théories hybrides.
 

L’hédonisme

L’hédonisme est avant tout une théorie de la valeur qui peut se définir de la manière suivante : seules les expériences positives et les expériences négatives ont une valeur. Ici, nous traiterons plus spécifiquement de l’hédonisme du bien-être, pour lequel seules les expériences positives (ou négatives) ont une valeur prudentielle finale et contribuent à notre bien-être. Dans ce contexte, le terme « expérience » fait principalement référence à la capacité de ressentir, d’avoir des sensations (qualia), c’est-à-dire une conscience phénoménologique. Dans le cadre de l’hédonisme, la phénoménologie qui nous intéresse est principalement affective. On qualifie de sentientes les créatures capables de telles expériences (Singer, 1995, 2011). Manger un plat que l’on aime produit par un exemple une expérience positive alors que manger un aliment que l’on déteste produit une expérience négative. Les défenseurs historiques de cette hypothèse (Epicure 342 av-jc, Bentham 2011 [1789], Mill 2010 [1863], Sidgwick 1981 [1907]) ont souvent insisté sur deux types d’états : le plaisir et la douleur.

L’argument très simple, mais très intuitif, souvent employé en faveur de l’hédonisme, consiste à dire que le plaisir et la douleur ont une valeur intrinsèque (positive ou négative) évidente. Tout le monde ressent en première personne le caractère intrinsèquement bon du plaisir et mauvais de la souffrance. De plus, il semble que ces deux éléments jouent le rôle de justifications ultimes lorsque l’on se demande pourquoi on devrait faire telle ou telle chose. Si, par exemple, je me demande pourquoi je devrais m’entraîner au piano, une réponse possible consiste à dire que c’est pour me perfectionner. Mais pourquoi me perfectionner ? Peut-être pour jouer des morceaux plus complexes. Mais pourquoi jouer des morceaux plus complexes ? Ici la réponse semble être parce que cela me fait plaisir, parce que cela me procure une expérience positive, et il semble difficile d’aller au-delà de cette justification. Notons que le même raisonnement vaut, mais de manière négative en ce qui concerne la douleur. C’est pour cette raison que les philosophes hédonistes ont pu défendre que seuls le plaisir et la douleur ont une valeur finale.

Pour les besoins de notre article, nous ne nous limiterons toutefois pas au plaisir et à la douleur, mais nous adopterons un hédonisme contemporain qui s’intéresse plus largement aux expériences positives et négatives (Gregory 2015). Adopter une théorie hédonique du bien-être consiste à supposer que le bien-être est uniquement constitué par les états hédoniques (expériences positives et négatives). Il est important de bien garder à l’esprit que l’hédonisme du bien-être soutient une position beaucoup plus forte que la simple idée que les états hédoniques participent au bien-être. Il s’agit bien ici de défendre que le bien-être se limite strictement aux états hédoniques et que, par conséquent, rien d’autre ne participe à notre bien-être. Dans la mesure où les hédonistes ont souvent défendu que le bonheur se limite lui aussi aux états hédoniques, défendre une forme d’hédonisme du bien-être revient souvent de facto à supposer que le bien-être est réductible au bonheur.

Notons aussi que l’hédonisme du bien-être valide bien les trois desiderata que nous avions mentionnés dans notre caractérisation du bien-être comme bien personnel :

Tout d’abord le bien-être s’apparente à une/des expérience(s) positive(s), on est donc bien face à une valeur positive.

Le bien-être se situe dans les expériences positives qui possèdent une valeur finale.

Le bien-être est personnel dans la mesure où les expériences sont privées et donc – par définition – ne se partagent pas.

Si l’on s’intéresse à notre taxonomie évoquée dans la section précédente, l’hédonisme du bien-être est une théorie mentaliste dans la mesure où ce sont uniquement les expériences qui peuvent être bonnes ou mauvaises. Il est aussi clair que la théorie est à la fois énumérative et explicative, car on comprend que ce sont les expériences plaisantes qui contribuent à notre bien-être et pourquoi (en vertu de leur phénoménologie). Évidemment, il ne suffit pas de décrire la théorie pour s’en convaincre et nous allons par conséquent passer aux arguments en sa faveur.

Arguments en faveur de l’hédonisme

Pourquoi croire que le bien-être serait réductible aux expériences positives ? On évoquera ici trois grands arguments :

L’idée intuitive selon laquelle notre bien-être est intimement lié à nos états affectifs.

Le fait que le concept de bien-être semble uniquement s’appliquer aux créatures sentientes.

L’idée que seuls les états expérientiels semblent être en mesure d’influencer notre bien-être.

Tout d’abord, il y a l’idée intuitive selon laquelle lorsque l’on suppose que la vie de quelqu’un se passe bien, on suppose aussi que cette personne est dans un état affectif positif. On ne comprendrait pas très bien ce que voudrait dire quelqu’un qui se dirait épanoui tout en prétendant se sentir très malheureux. Inversement, si quelqu’un se sent heureux et vit beaucoup d’expériences positives, on aurait du mal à croire que cette personne est dans un état de mal-être. L’idée étant ici que les sentiments positifs et négatifs semblent chacun exclure respectivement une vie de mal-être et une vie de bien-être, tandis qu’une vie de bien-être ou de mal-être semble coïncider avec les expériences correspondantes. Dans la mesure où nos jugements de bien-être ou de mal-être semblent traquer nos expériences affectives, cela nous fournit de bonnes raisons de penser que ce sont ces expériences qui constituent le bien-être ou le mal-être d’une existence.

Un autre argument qu’on pourrait formuler en faveur d’un hédonisme du bien-être s’inspire des réflexions de Sumner (1996, p. 14-16) qui affirme que notre concept de bien-être s’applique seulement à certaines entités. Le concept de bien-être semble, en effet, uniquement s’appliquer aux êtres sentients (qui possèdent une conscience phénoménologique et des expériences affectives). On pourrait penser que personne n’a l’idée qu’il serait légitime de parler du bien-être d’un rocher ou d’une voiture. Si le critère que l’on emploie pour déterminer si le concept de bien-être est applicable ou non à une entité est celui de la sentience, ce serait peut-être parce que le bien-être dépend entièrement des expériences. Malheureusement, même si l’absence de sentience implique l’absence d’application du concept de bien-être, il est difficile d’en conclure que seules des expériences constituent le bien-être. Il serait en effet possible de voir la sentience comme une condition nécessaire de l’application du concept de bien-être tout en supposant que d’autres facteurs puissent entrer en ligne de compte. Pour nuancer ce point, on pourrait mentionner quelques exemples comme l’attribution en 2017 d’une personnalité juridique au fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande qui jouit par conséquent de droits similaires à ceux d’une personne. En Inde, le Gange et la Yamuna ont eux aussi obtenu un statut similaire la même année. Ces cas sont intéressants, mais sont souvent plutôt avancés comme des moyens de sauvegarder les écosystèmes et de combattre efficacement la pollution que comme une manière de préserver le bien-être des intéressés.

Un dernier argument en faveur d’une théorie hédonique du bien-être se trouve chez Griffin (1986, p. 7-20), mais aussi Sumner (1996) et Kagan (1992, p. 171-172). Il suggère l’idée suivante : il est très intuitif de penser que pour que quelque chose affecte notre bien-être ce dernier doive faire partie de notre expérience vécue. Prenons un exemple : imaginons une personne qui aurait joué au Go en ligne pendant plusieurs années, mais sans jamais regarder le classement. Admettons qu’il se trouve que, sans le savoir, cette personne est tout le temps restée première du classement, ce qui constitue une réussite impressionnante. Dans la mesure où elle a toujours ignoré ce fait, peut-on dire que sa réussite a un effet quelconque sur son bien-être ? Il semble intuitivement que non. À cause de son ignorance, cette personne n’a jamais pu faire l’expérience de ce que cela fait d’être la meilleure du classement. Cet exemple suggère qu’il est nécessaire de faire l’expérience des choses pour qu’elles impactent notre bien-être, et constitue à ce titre un argument en faveur de l’hédonisme.

Pour aller dans le sens de ce second point, on peut imaginer un scénario un peu différent dans lequel quelqu’un me persuade que cela fait des années que ma partenaire me trompe, alors même que cela est faux. Il semble ici que le simple fait de faire l’expérience de la trahison de l’autre suffit pour instantanément affecter mon bien-être. L’idée forte de ce type d’argument, développé par Griffin (1986), est que seuls les états expérientiels seraient capables d’avoir un impact sur notre bien-être. Autrement dit, nos expériences seraient des conditions nécessaires et suffisantes de notre bien-être. Bramble (2016, p. 89) suggère un argument du même type en faisant remarquer qu’intuitivement rien ne semble pouvoir affecter notre bien-être une fois que nous sommes morts. À plus forte raison, il fait remarquer que si nous considérons l’exemple de personnalités célèbres (comme Van Gogh, Emily Dickinson, Nick Drake, Emily Brönte ou encore John Kennedy Toole) qui ont eu des vies misérables, mais un énorme succès posthume, nous devrions revoir notre évaluation de leur vie et de leur bien-être en fonction de ce dernier. Leurs vies ne nous apparaissent pourtant pas moins misérables pour autant et nous ne souhaiterions probablement ce type de vie à personne.

Notons toutefois qu’il reste difficile de produire un argument complètement contraignant et conclusif en faveur d’un hédonisme du bien-être dans la mesure où cette théorie suppose que le bien-être est constitué par les expériences et par rien d’autre. En ce sens, l’argument de Bramble (2016, 89) est sans doute le plus proche d’un argument contraignant en faveur de l’hédonisme du bien-être. En effet, s’il semble relativement facile de montrer en quoi les expériences constituent un ingrédient essentiel du bien-être, l’idée qu’elles en seraient l’unique composante suppose de réussir à démontrer que rien d’autre ne puisse remplir ce rôle. Dans l’absolu, on pourrait imaginer qu’il faille tester une myriade de scénarios pour vérifier que seules les expériences constituent le bien-être.

Évidemment, nous allons interroger les solutions évoquées ci-dessus pour voir si elles sont pleinement satisfaisantes en leur opposant différentes objections. Nous allons ainsi présenter quatre grands contre-arguments à l’hédonisme du bien-être :

L’objection de la machine à expérience de Nozick (1974)

L’objection des plaisirs superficiels d’Haybron (2008)

Le problème de la contrainte de résonance (Railton 1986, Bramble 2016)

L’objection de la commensurabilité des plaisirs (Mill 2010 [1863], Crisp 2006)
 

L’objection de la machine à expérience

La première objection à l’hédonisme se base sur une expérience de pensée : celle de la machine à expérience de Robert Nozick (1974, p. 42-45, 1989, p. 104). La formulation la plus claire de cette dernière et de l’argument auquel elle donne lieu se trouve dans The Examined Life (1989, p. 104-105) :

« Nous tenons à certaines choses en plus de la manière dont nos vies se ressentent de l’intérieur. On peut le montrer par l’expérience de pensée suivante. Imaginez une machine qui pourrait vous procurer n’importe quelle expérience (ou séquence d’expériences) que vous puissiez désirer. Connectés à cette machine à expérience, vous pouvez vivre l’expérience d’écrire un superbe poème ou d’apporter la paix mondiale ou d’aimer quelqu’un et d’être aimé en retour. Vous pouvez expérimenter les plaisirs ressentis de ces choses, l’effet qu’elles font « de l’intérieur ». Vous pouvez programmer vos expériences pour demain, cette semaine ou pour le reste de votre vie. Si votre imagination s’appauvrit, vous pouvez utiliser la librairie de suggestions extraites de biographies et améliorées par des romanciers et des psychologues. Vous pouvez vivre vos rêves les plus chers « de l’intérieur ». Choisiriez-vous de faire cela pour le reste de votre vie ? Si non, pourquoi pas ? […]

La question n’est pas de savoir si vous essayeriez la machine temporairement, mais si vous y entreriez pour le reste de votre vie. En entrant dans la machine vous ne vous souviendrez pas de l’avoir fait, par conséquent aucun plaisir ne sera gâché par la conscience qu’ils sont générés par une machine […]  La question de savoir s’il faut se brancher à cette machine à expérience est une question de valeur. […] La question ne consiste pas à se demander si se connecter est préférable à des alternatives absolument terribles – des vies de torture, par exemple – mais si se brancher constituerait la meilleure vie, ou serait équivalent à la meilleure vie possible, parce que tout ce qui compte au sujet d’une vie est ce qu’elle nous fait ressentir de l’intérieur. Remarquez qu’il s’agit d’une expérience de pensée dont le but est d’isoler une question : nos ressentis intérieurs sont-ils la seule chose qui compte pour nous ? Ce serait se tromper que de se focaliser sur la question de savoir si la machine est techniquement réalisable » (p. 104-105)

Il s’agit sans doute de l’un des plus célèbres contre-arguments à l’hédonisme et à l’hédonisme du bien-être. L’argument repose sur une expérience de pensée qui suppose la possibilité de se brancher à une machine à expérience dans laquelle nous pourrions vivre des expériences indistinguables des expériences réelles. Évidemment, cette réalité expérimentée dans la machine est une réalité virtuelle, simulée. On peut toutefois supposer, comme le propose Nozick, que la personne qui choisit de se brancher à la machine oublie le fait qu’elle se trouve dans une machine et qu’elle a fait ce choix.

Si nous étions hédonistes, le choix devrait être évident : puisque seul ce que nous ressentons compte, nous brancher à la machine ne devrait pas être un problème. Mais, comme le fait remarquer Nozick, nos intuitions vont contre l’idée que la vie dans la machine serait la meilleure vie possible pour nous. En effet, le caractère « réel » des expériences vécues semble, lui aussi, important pour notre bien-être. Ainsi, nous ne voulons pas seulement ressentir la joie d’être l’auteur d’un poème que tout le monde admire, mais nous voulons que des personnes admirent vraiment notre poème, ce qui n’arrive pas dans la machine. Par conséquent, selon Nozick, notre intuition qu’il ne faudrait pas nous connecter à la machine est un bon argument contre l’hédonisme.

Dans la mesure où la vie dans la machine fournit les meilleures sensations possibles, elle représente la vie à la valeur hédonique la plus élevée. La refuser c’est ainsi, de fait, refuser l’hédonisme du bien-être. Précisons toutefois qu’ici, nous avons orienté l’argument de Nozick contre l’hédonisme du bien-être plutôt que l’hédonisme de manière générale (qui est une théorie de la valeur et ne s’intéresse pas seulement à la valeur prudentielle, qui est l’apanage du bien-être). Bramble (2016, p. 137) propose la formalisation suivante de l’argument de Nozick, qu’on peut une fois encore adapter en termes d’hédonisme du bien-être :

Se connecter ne serait pas le meilleur choix pour quiconque.

L’hédonisme du bien-être implique qu’il s’agirait du meilleur choix.

Conclusion

L’hédonisme est faux.

Évidemment, l’argument de Nozick repose très fortement sur nos intuitions, ce qui a poussé certains philosophes (De Brigard 2010, Weijers 2014, Hindriks & Douven 2018) à se demander si la plupart des gens partageraient l’intuition de Nozick dans un cadre expérimental. De Brigard (2010) & Weijers (2013, 2014) ont pu montrer que la plupart des gens refuseraient de se connecter à la machine à expérience, mais ont aussi mis en cause l’idée que cette réponse est une confirmation suffisante de l’intuition de Nozick.

En effet, De Brigard (2010) et Weijers (2013, 2014) développent l’idée selon laquelle nos intuitions sont biaisées par le poids du statu quo, car la décision des sujets de se connecter à la machine semble dépendre du fait qu’ils soient déjà branchés (et peuvent choisir de le rester) ou non (et peuvent choisir de s’y brancher) à la machine à expériences. Le biais de statu quo consiste à systématiquement préférer le statu quo, c’est-à-dire à privilégier la situation actuelle à un changement même meilleur. C’est notamment ce qu’a pu montrer De Brigard (2010) en proposant aux sujets une version modifiée de l’expérience de pensée de Nozick dans laquelle on demande aux sujets d’imaginer qu’ils ont déjà été connectés par erreur à la machine et où on leur laisse la possibilité de s’en extraire. Dans un de ces scénarios, la moitié des sujets hésitent à regagner le monde réel alors même qu’on leur affirme que leur vraie vie est celle d’un artiste multimillionnaire. De Brigard en conclut qu’il existe un fort impact du statu quo – et donc d’un facteur arbitraire – sur notre décision de rester ou de nous brancher à la machine. Par conséquent, les décisions des gens dans ces situations ne semblent pas refléter leurs intuitions en termes de bien-être et les résultats des situations expérimentales (De Brigard 2010, Weijers 2014) ne prouveraient pas que les gens adhèrent à l’intuition de Nozick selon laquelle la vie réelle est préférable.

Finalement, les expériences de Hindriks & Douven (2018) proposent à travers plusieurs scénarios analogues à celui de la machine à expérience de montrer que l’expérience de Nozick révèle quand même une certaine préférence des sujets pour une forme d’authenticité. La notion d’authenticité n’est pas formellement définie par Hindriks & Douven (2018), mais le degré d’authenticité d’une vie augmente selon les auteurs en fonction de la proximité à la réalité. Ce dernier paramètre est testé à travers différents scénarios dans lesquels les sujets s’imaginent finir plus ou moins déconnectés de la réalité (le scénario médian consistant à prendre une pilule qui permet de ne ressentir que des expériences plaisantes). Aussi, les résultats de ces expériences suggèrent que la décision des sujets n’est pas complètement biaisée par leur préférence pour le statu quo, car ils montrent aussi une préférence forte pour la réalité et cette préférence est d’autant plus importante que le scénario considéré les éloigne de la réalité. Ces expériences suggèrent donc finalement que la plupart des sujets partagent l’intuition de Nozick et que notre bien-être ne se réduit pas aux expériences que nous vivons.
 

L’objection des plaisirs superficiels

L’argument des plaisirs superficiels d’Haybron (2008, p. 63-64) se base sur l’idée qu’il existerait une distinction en termes de bien-être entre des plaisirs superficiels et des expériences affectives plus profondes. Les premiers échoueraient en général à avoir un impact sur notre bien-être tandis que les seconds en sont un constituant essentiel.

Pour nous convaincre qu’il est nécessaire de tracer une ligne de partage entre plaisirs superficiels et expériences profondes, Haybron prend l’exemple du plaisir de manger un cheeseburger, qui, bien qu’il soit un plaisir intense, ne semble pas contribuer de manière significative à notre bien-être. Le problème de ces plaisirs, selon Haybron, c’est qu’ils ne nous touchent pas vraiment : ce sont des plaisirs qui n’ont pas suffisamment de profondeur pour affecter notre bien-être. Ici, la question de la profondeur semble renvoyer à l’importance que ces plaisirs ont pour nous, mais cette importance ne peut pas se limiter à leur intensité et à leur durée. Il y a une différence de nature et non pas seulement de degré entre ces deux types d’expériences. Notons au passage que, si ce problème peut sembler très similaire à celui que l’on rencontre chez Mill (Mill 2010 [1863], chapitre 2) et Crisp (2006), il en est pourtant distinct. La différence essentielle consiste dans le fait que, d’après Haybron, les plaisirs superficiels ne contribuent tout simplement pas à notre bien-être malgré leur intensité. L’argument formulé par Mill et Crisp ne consiste pas à nier le fait que certains plaisirs contribuent à notre bien-être, mais plutôt à mettre en cause la commensurabilité de ces derniers sur la seule base de leur intensité.

Pour mieux illustrer le problème des plaisirs superficiels, on peut évoquer par analogie le cas du plaisir lié à l’art versus le plaisir lié au divertissement (Collingwood 1938). Certains films peuvent être très distrayants, mais ne nous touchent pas forcément, et en ce sens n’ont pas nécessairement d’intérêt artistique. Ils sont amusants au moment où nous les visionnons, mais ils n’ont pas un impact prolongé sur notre vie, tandis que d’autres, qui constituent des œuvres d’art, ont quelque chose qui nous touche, qui résonne en nous. Dans ce scénario, le type d’émotion et de plaisir que nous ressentons s’étend plus loin que le simple plaisir du film. Si ce dernier nous a bouleversés, ce qui est ressenti pendant le film peut avoir des répercussions sur notre compréhension de nous-mêmes. Dans le cas des expériences positives, Haybron prétend qu’il existe un mécanisme similaire en vertu duquel certains plaisirs sont trop superficiels pour contribuer à notre bien-être tandis que d’autres sont suffisamment profonds pour y contribuer.

Aussi, selon Haybron, l’hédonisme du bien-être, parce qu’il commet l’erreur de mettre sur le même plan toutes les expériences positives, affirme que les plaisirs superficiels ont une importance pour notre bien-être alors qu’ils n’en ont pas.
 

La contrainte de résonance

La troisième objection à l’hédonisme se base sur la contrainte de résonance de Railton (1986, p. 9), qui est formulée de la manière suivante :

« Ce qui a intrinsèquement de la valeur pour une personne doit être connecté à ce qu’elle trouverait convaincant ou attirant dans une certaine mesure, du moins si elle est rationnelle et lucide. Une conception du bien pour quelqu’un serait intolérablement aliénante si elle échouait à intéresser cette personne d’une telle manière. »

Pour mieux comprendre cette contrainte, il est utile de s’appuyer sur l’exemple proposé par Bramble (2016, p. 107) :

« Tom le grincheux. Nous sommes en 1964 et la Beatlemania s’est emparée du monde. Tom est un vieil homme grincheux qui désapprouve la musique rock moderne. Il a entendu certaines des musiques des Beatles, et les juge dénuées de tout mérite, et, pire encore, responsables de la corruption de la jeunesse. Il ne veut pas les écouter, et certainement pas les apprécier. Sa femme s’acharne pourtant à passer ces musiques, et Tom (qui ne peut pas facilement quitter la maison à cause d’une blessure) est forcé de les écouter plusieurs fois par semaine. Il déteste cela. Un jour, à son grand dam, il se surprend à battre la mesure et à fredonner sur l’air de Please Please Me. Il apprécie la musique des Beatles. Est-il heureux ? Non, il est horrifié ! »

Cet exemple illustre bien le gouffre qui peut exister entre l’approbation subjective d’un agent (ici Tom) et son expérience objective. On comprend ici que Tom apprécie objectivement la musique des Beatles, qu’il ne peut pas s’en empêcher. Et pourtant, dans un même temps, Tom est horrifié parce qu’il déteste les Beatles et leur musique pour d’autres raisons, il a donc une attitude négative envers les Beatles. Pour un hédoniste, l’attitude de Tom vis-à-vis de la musique des Beatles n’est pas vraiment importante (à moins qu’elle donne lieu à une expérience affective négative) dans la mesure où ce sont ses expériences hédoniques objectives qui seules contribuent à son bien-être. La contrainte de résonance proposée par Railton permettrait d’éviter les conclusions de ce genre, où les sujets semblent intuitivement aliénés de leur propre bien-être, comme ce serait le cas ici pour Tom si on ne jugeait la situation que d’après des critères hédoniques.

L’exemple de Bramble est particulièrement intéressant par sa double implication. En même temps qu’il illustre la dichotomie qui peut exister entre les expériences d’un sujet et ses attitudes, il peut aussi nous donner l’intuition que, malgré le caractère horrifié de Tom, son bien-être n’est pas totalement compromis par son attitude, puisqu’il prend véritablement du plaisir à écouter la musique des Beatles. Aussi, si l’on souscrit à un hédonisme objectiviste (au sens d’indépendant de nos attitudes et désirs) pour lequel les expériences positives et négatives sont objectivement bonnes ou mauvaises, on pourrait être tenté de passer outre la détestation de Tom pour son propre goût et ses propres expériences et déclarer qu’écouter les Beatles contribue stricto sensu à son bien-être. Malheureusement, cela n’est pas tout à fait incompatible avec l’idée que le bien-être de Tom reste intuitivement impacté par son attitude, chose qu’un hédoniste du bien-être strict ne peut pas accepter. Il serait toutefois légitime d’admettre que l’attitude négative est sûrement elle-même une expérience déplaisante et, qu’à ce titre, l’hédoniste pourrait supposer qu’elle viendrait compenser le bien-être produit par le plaisir de l’écoute. L’argument ne tiendrait cependant plus dans un cas où l’attitude déplaisante ne compenserait pas le plaisir de Tom à écouter les Beatles, et où l’on serait tenté de penser que le bien-être de Tom dépend plus de son attitude que du plaisir ressenti.

Par conséquent, la critique de l’hédonisme basée sur la contrainte de résonance met en lumière le fait que cette théorie passe sous silence la contribution intuitive de la subjectivité des agents (leur approbation ou désapprobation) à leur bien-être et peut les forcer à un bien-être malgré eux. D’où le reproche de conception aliénante du bien-être.
 

Le problème de la commensurabilité des plaisirs

L’argument final contre l’hédonisme du bien-être, est en vérité une famille d’arguments qui gravitent tous autour d’un problème commun : celui de la commensurabilité des plaisirs. Le premier argument de ce type nous vient de Mill (Mill 2010 [1863], chapitre 2) et sa comparaison entre la vie de Socrate et celle du porc satisfait. Des arguments similaires sont aussi formulés chez Feldman (2004, p.79) et Crisp (2006, p.112-117). Ici, nous nous focaliserons principalement sur l’argument de Crisp dans la mesure où c’est sans doute l’une des formes les plus élaborées de l’argument :

« Haydn et l’Huître. Vous êtes une âme au paradis attendant de vous voir attribuer une vie sur Terre. Il est vendredi en fin d’après-midi, et vous regardez avec anxiété le stock de vies disponible se réduire. Lorsque vient votre tour, l’ange en charge vous propose un choix entre deux vies, la première est celle du compositeur Joseph Haydn et la seconde est celle d’une huître. En plus de composer de la musique splendide et d’influencer l’évolution de la symphonie, Haydn connaîtra la réussite et les honneurs de son vivant, sera joyeux et célèbre, voyagera et jouira considérablement des sports de plein air. La vie de l’huître est beaucoup moins excitante. Bien qu’il s’agisse d’une huître plutôt sophistiquée, sa vie consistera en de faibles plaisirs sensuels, un peu comme ceux qu’expérimentent les humains lorsqu’ils flottent très saouls dans un bain chaud. Lorsque vous demandez à l’ange la vie de Haydn ce dernier soupire : « Je ne n’arriverai jamais à me débarrasser de cette vie d’huître. Cela fait des années qu’elle traîne ici. Écoutez, je vais vous faire une proposition. Haydn mourra à l’âge de soixante-dix-sept ans. Mais je rendrai la vie l’huître aussi longue que vous le désirerez ».

Crisp fait remarquer que la dernière proposition de l’ange est problématique pour les défenseurs de l’hédonisme. En effet, si la vie de l’huître peut être prolongée indéfiniment, il arrivera forcément un moment où la quantité de plaisir de cette vie dépassera celle de la vie d’Haydn puisque ce dernier ne vivra que 77 ans. On peut même pousser l’argument en supposant que la vie de l’huître est potentiellement infinie, assurant une quantité de plaisir infinie. Toutefois, malgré la proposition de l’ange, il semble que la vie d’Haydn reste plus attirante que celle de l’huître, chose qui ne devrait pas arriver si l’hédonisme est vrai. Ce que suggère notre intuition c’est que la quantité de plaisir n’est pas la seule chose qui entre en ligne de compte lorsqu’il s’agit de faire des choix pour notre bien-être.

Mill (2010 [1863], chapitre 2) propose une réponse possible à ce problème : il s’agirait de sauvegarder l’hédonisme en distinguant entre la quantité et la qualité des plaisirs. Autrement dit, il existerait des types de plaisirs qui sont qualitativement différents et pas seulement quantitativement différents. À la lumière de cette analyse, les plaisirs ne sont pas tous commensurables, en tout cas pas du point de vue d’un calcul d’utilité qui se baserait uniquement sur la quantité brute. Cette solution peut mener à envisager une certaine forme d’hétérogénéité des plaisirs (Feldman 1988, Labukt 2012, Lin 2018), mais elle engendre d’autres problèmes pour l’hédonisme.

Comment – en effet – expliquer que les plaisirs ne soient pas commensurables, mais que dans un même temps ils soient tous des plaisirs ? Accepter l’hétérogénéité des plaisirs semble revenir à retirer leur unité aux plaisirs et à suggérer qu’il existerait à la place du plaisir plusieurs sous-catégories distinctes d’états mentaux. Une manière d’éviter ce problème consiste à adopter une forme différente d’hédonisme, à savoir un hédonisme attitudinal (Feldman 1997, 2002, p. 607, 2004, Lin 2020) dans lequel ce n’est pas la propriété phénoménologique d’être ressenti comme plaisant qui définit le plaisir et les expériences plaisantes, mais notre attitude favorable à l’encontre de certaines expériences qui en font des expériences plaisantes. Ainsi ce ne serait pas, par exemple, parce que la sensation de la glace à la fraise est plaisante que j’aime la glace à la fraise, mais parce que j’ai une attitude favorable vis-à-vis de la glace à la fraise que manger cette glace est plaisant (pour plus de détails, voir la section 1.d « Le plaisir comme attitude » de l’article Plaisir (A) de l’encyclopédie).

Malheureusement, accepter la position de Feldman revient à prendre le risque de perdre une grande partie des arguments intuitifs qui font le succès de l’hédonisme, mais surtout de changer radicalement la nature de la théorie et avec elle notre théorie du bien-être. Une telle conception du plaisir transformerait la théorie hédoniste objective en une théorie subjective du bien-être qui serait plutôt centrée sur nos désirs, préférences et attitudes. C’est pourquoi nous allons à présent nous intéresser à une autre famille de théorie du bien-être : la théorie de la satisfaction des désirs.

La théorie de la satisfaction des désirs

Arguments en faveur de la théorie

Dans la partie précédente, nous avons vu que l’hédonisme avait du mal à répondre à des objections comme celle de la machine à expérience de Nozick. Cette incapacité à y répondre est une des raisons qui peuvent nous pousser à adopter une autre théorie : la théorie de la satisfaction des désirs (« desire-fulfillment theory » d’après Parfit 1984, p. 493-494) – qu’on appellera théorie des désirs pour plus de simplicité – qui permet d’éviter les objections de ce type.

La théorie des désirs se définit par la thèse suivante : le bien-être consiste à satisfaire ses désirs (ou plus prosaïquement à obtenir ce que l’on veut). Cette théorie propose un lien intime entre désir et bien-être puisque ce qui est bon pour mon bien-être c’est que mes désirs soient satisfaits. Il est toutefois important de préciser que – malgré son nom – la théorie ne se limite pas aux désirs, elle porte un intérêt plus général à la subjectivité et s’intéresse aussi aux préférences et aux attitudes. Comme le fait remarquer Heathwood (2016), la théorie des désirs est très ancienne, et on peut en trouver des formulations dans le Gorgias de Platon (1979 [380 av-jc] 491e-492a) ou encore dans la Somme Théologique de St Thomas d’Aquin (1981 [1274], I-II.5.8). Hobbes (Léviathan 1651, chapitre 6) semble le premier à formuler son adhésion claire à la théorie des désirs et on peut en trouver la forme contemporaine la plus radicale chez Hare (1981). Cette version de la théorie stipule que les choses et les situations ne sont bonnes ou mauvaises pour notre bien-être qu’en fonction du fait qu’elles satisfont ou ne satisfont pas nos désirs. Ainsi tout ce qui satisfait nos désirs est bon pour nous tandis que ce qui les frustre est mauvais.

Cette version extrême de la théorie des désirs est toutefois rarement adoptée et on trouve chez nombre de philosophes une version moins stricte et plus élaborée de la théorie, notamment Sidgwick (1907, p. 110-111), Rawls (1971, p. 92-93, p. 417), mais aussi Brandt (1979, p. 268) et Railton (1986, p. 16). La version de la théorie des désirs proposée par Brandt (1979, p. 268) nous dit que nous devrions prendre en compte ce que désire une personne seulement si elle continuerait de le désirer en étant pleinement rationnelle. Il s’agit de la théorie des désirs informés, qui suppose que les seuls désirs qui comptent pour notre bien-être sont ceux que nous aurions si nous étions suffisamment informés (condition à laquelle est souvent adjointe une contrainte de rationalité du sujet). Par exemple, je pourrais désirer m’exposer au soleil sans crème solaire, mais si j’apprends que cela risque de provoquer un cancer de la peau, j’aurais probablement le désir de mettre de la crème solaire. Nous reviendrons plus en détail sur cette version élaborée de la théorie des désirs lorsque nous aborderons les objections à la forme la plus simple de la théorie.

Si l’on reprend nos trois axes de catégorisation des théories du bien-être, on pourrait dire que la théorie des désirs est à la fois substantielle et explicative : en même temps qu’elle spécifie le mécanisme explicatif qui détermine pourquoi quelque chose est bon ou non pour notre bien-être (parce que telle chose satisfait ou ne satisfait pas notre bien-être) elle définit aussi indirectement l’ensemble de ce qui est bon pour nous, pour peu que nous connaissions nos désirs. Ainsi, l’ensemble des objets qui satisfont nos désirs sont bons et l’ensemble des objets qui ne satisfont pas nos désirs sont mauvais. Une formulation plus subtile consisterait à dire que ce ne sont pas les désirs ni leurs objets qui sont bons, mais plutôt la bonne combinaison des deux qui permet d’obtenir un désir assouvi.

La théorie des désirs est une théorie subjectiviste dans la mesure où ce qui est susceptible ou non de contribuer à notre bien-être dépend de nos préférences subjectives. C’est le fait de désirer une chose qui rend possible sa contribution à notre bien-être. Enfin, comme nous le verrons dans les exemples ci-dessous, la théorie des désirs (en tout cas dans sa version la plus pure) est une théorie non-mentaliste dans la mesure où il suffit que nos désirs soient satisfaits pour que notre bien-être augmente, et ce, indépendamment du fait que nous sachions ou ne sachions pas que ces derniers sont satisfaits. En ce sens, puisque ce qui contribue à notre bien-être est la satisfaction (ou la frustration) de nos désirs, cette dernière ne dépend pas de quelconques états mentaux.

Précisons aussi une dernière chose importante : les désirs dont la satisfaction joue un rôle dans notre bien-être sont les désirs non-instrumentaux, c’est-à-dire les désirs finaux. C’est lorsque l’on désire une chose pour elle-même et non pas en vue d’une autre que nos désirs revêtent une importance. Si par exemple je désire de l’argent pour m’acheter la dernière console de jeux à la mode, que j’obtiens cet argent, mais que je ne peux pas m’acheter la console qui m’intéresse, cela n’augmentera pas mon bien-être. Ce qui augmente mon bien-être est de pouvoir assouvir mon désir final (ici : acheter la console).

Une des différences notoires entre la théorie des désirs et l’hédonisme c’est que la théorie des désirs suppose que c’est exclusivement et simplement le fait de satisfaire nos désirs qui est bon. Par conséquent, ce n’est pas parce que satisfaire nos désirs provoque du plaisir, ou même parce que nous savons que nous avons satisfait un de nos désirs et que cela nous comble, que cela est bon pour nous. Dans sa version la plus extrême, la théorie suggère que ce qui est bon est que notre désir soit satisfait, et cela même si la satisfaction de ce désir nous apporte de la souffrance ou que nous n’en avons pas conscience. C’est parce que cette affirmation de la théorie est très contre-intuitive qu’elle a donné naissance à des contre-arguments s’y attaquant. Avant d’aborder ces derniers, mentionnons les avantages de la théorie, qui sont autant d’arguments en sa faveur :

La théorie semble plutôt bien rendre compte de ce qui constitue intuitivement notre bien-être au quotidien. Si je désire aller au cinéma et que mon désir est frustré, mon bien-être diminue. À l’inverse, si mon désir est assouvi mon bien-être augmente. En ce sens, la théorie des désirs rend intuitivement compte du lien entre notre subjectivité et notre bien-être.

Comme on l’a mentionné précédemment, la théorie évite les objections de type « machine à expérience » dans la mesure où elle est ancrée dans la réalité : ce qui fait qu’un désir est satisfait c’est que son objet ou l’état désiré soit réellement atteint. Ainsi, contrairement à l’hédonisme, la théorie des désirs donne un rôle aux éléments non-mentaux (ou non-expérientiels) dans notre bien-être.

En se focalisant sur les désirs particuliers des sujets, la théorie prend en compte la subjectivité de ces derniers de telle sorte qu’elle respecte la contrainte de résonance (Raiton 1986, p. 9) et évite ainsi l’objection d’aliénation qu’on pouvait opposer à l’hédonisme.
 

L’objection des désirs lointains

Le premier type de contre-arguments qui nous intéresse est l’objection des remote desires (Parfit 1984, p. 494, Griffin 1986, p. 16-17, Kagan 1998, p. 37, Heathwood 2006, p. 543), que l’on pourrait traduire par « objection des désirs lointains ». L’objection peut prendre de nombreuses formes, mais elle consiste toujours à mettre en lumière le problème causé par le caractère non-mentaliste de la théorie des désirs. Un bon exemple pour illustrer l’objection des désirs lointains est le cas de l’étranger du train formulé par Parfit (1984, p. 494) :

« Imaginons que je rencontre un étranger qui est affligé d’une maladie présumément mortelle. Il provoque ma sympathie, et je désire ardemment qu’il soit guéri. Nous ne nous rencontrons jamais à nouveau. Plus tard, sans que je le sache, cet étranger est guéri. D’après la version non-restreinte de la théorie de la satisfaction des désirs, cet événement devrait être bon pour moi, et ma vie devrait en être devenue meilleure. Cela n’est pas plausible. Il faut donc rejeter cette théorie ».

L’argument de l’étranger du train est très simple et repose sur une des propriétés centrales de la théorie des désirs : nos désirs peuvent être satisfaits sans que nous le sachions ou en ayons conscience. Or, dans le cas de la guérison de l’étranger du train, il semble intuitivement implausible qu’un désir dont nous ignorons qu’il est satisfait puisse augmenter notre bien-être. Formulée de cette manière, l’objection des désirs lointains joue sur le caractère non-mentaliste de la théorie des désirs.

Les partisans de la théorie des désirs peuvent apporter deux réponses à cette objection. La première consiste à accepter l’objection, mais en la réinterprétant pour dissiper une partie de son caractère contre-intuitif. L’argument consisterait à dire, dans le cas de l’étranger du train, que je me porte mieux du fait de la guérison de l’étranger, mais qu’il s’agit d’un bénéfice minimal pour mon bien-être dans la mesure où je n’ai pas conscience que mon désir a été réalisé (Heathwood 2016).

Mais on peut aussi aller plus loin et amender la théorie (Heathwood 2006, p. 543) en lui adjoignant une nouvelle condition : la satisfaction d’un désir ne peut affecter le bien-être d’un sujet que si ce dernier en a conscience. L’avantage d’une telle manœuvre c’est qu’elle permet de faire en sorte que la théorie prenne en compte le caractère intuitivement mental du bien-être, tout en évitant de tomber dans l’objection de la machine à expérience de Nozick dans la mesure où la condition de satisfaction réelle demeure.

Malheureusement, il nous semble que les deux stratégies employées pour répondre à l’objection des désirs lointains font face à un même inconvénient : toutes les deux supposent d’admettre que quelque chose d’autre que la satisfaction brute de nos désirs contribue à notre bien-être. Cela revient implicitement à admettre que le bien-être ne se limite pas exclusivement à la satisfaction des désirs. Les hédonistes pourraient alors défendre que cela montre que ce sont les états mentaux produits par la satisfaction de nos désirs qui sont véritablement importants. Nous reviendrons sur ce point lorsque nous discuterons de la troisième et dernière objection à la théorie.

Le problème des désirs défectueux

Le deuxième type d’objection contre la théorie des désirs concerne le cas des désirs défectueux (defective desires, Heathwood 2006, p. 6-9). Cette dernière est aussi abordée (Murphy 1999, p. 250 ; p. 259) sous la forme des désirs basés sur des croyances fausses et des désirs absents par manque de croyances vraies. De manière générale, l’objection peut prendre deux formes en fonction du type de désirs défectueux en jeu :

L’objection peut s’intéresser aux désirs mal informés.

L’objection peut se baser sur les désirs irrationnels.

Dans le premier cas, il s’agit de désirs que nous avons, mais que nous abandonnerions si nous avions plus d’informations. Imaginons par exemple que j’aille au restaurant avec le désir de manger une pizza, malheureusement et sans que je le sache, la pâte à pizza est contaminée et va me rendre malade (Kymlicka 2003, p. 23). Ici deux choses semblent intuitives : tout d’abord il semble qu’il vaudrait mieux que mon désir ne soit pas satisfait (car je vais être malade) ; ensuite, le problème semble venir du fait que je ne suis pas suffisamment informé sur l’objet de mon désir. Si j’étais mieux informé et que je savais que la pizza est contaminée, mon désir changerait.

Dans le second cas (celui des désirs irrationnels) le problème ne vient pas d’un manque d’information, mais plutôt d’une certaine forme de faiblesse de la volonté. Je pourrais, par exemple, être dans une situation où je suis diabétique et savoir que je ne devrais pas manger de caramel au beurre salé, mais avoir pourtant un fort désir de le faire. Ou encore : je pourrais savoir qu’il est dans mon intérêt de me vacciner et ne pas en avoir le désir. Quel que soit le cas évoqué, le problème rencontré ici ne semble pas être le manque d’information du sujet, mais plutôt l’irrationalité des désirs du sujet qui vont à l’encontre de son bien-être.

Face au problème des désirs défectueux, les philosophes ont proposé d’amender la théorie en lui adjoignant une contrainte d’information et en se focalisant par conséquent sur les désirs idéaux plutôt que sur les désirs actuels. Dans ce cas, la théorie des désirs deviendrait une théorie des désirs informés. D’après cette théorie, seuls peuvent contribuer à notre bien-être les désirs que nous aurions si nous étions parfaitement informés (Brandt 1979). Brandt emploie le terme de « rationalité » dans son article, mais le sens qu’il lui donne est celui d’une information parfaite plutôt que le sens traditionnel qu’on lui donnerait d’un point de vue instrumental ou interne. Notons bien que l’information est ici une information sur l’ensemble des faits non-axiologiques relatifs à l’objet de notre désir.

Malheureusement, cette solution semble bien fonctionner pour les désirs mal informés, mais pas pour le deuxième cas : celui des désirs irrationnels (Heathwood 2006). En effet, ici le problème n’est pas dû à un manque d’information et l’on peut très bien imaginer un être parfaitement bien informé, mais qui serait incapable de lutter contre ses désirs irrationnels. Pour faire face à ce problème la solution communément employée consiste à adjoindre une contrainte de rationalité à la théorie. Ainsi, en prenant en compte les désirs que nous aurions idéalement sous contrainte d’information et de rationalité, les défenseurs de la théorie des désirs pourraient pleinement éviter l’objection des désirs défectueux.

Toutefois, l’emploi de ces deux contraintes n’est pas sans poser problème. Tout d’abord, si l’on suppose que la contrainte de rationalité est à prendre au sens de la rationalité instrumentale (choisir les bons moyens en vue d’une fin), le problème est qu’une telle contrainte ne nous dit pas comment résoudre les conflits entre désirs. Dans une perspective de rationalité instrumentale, la fin est déjà donnée et il ne reste plus qu’à choisir les bons moyens. Malheureusement, dans le cas qui nous occupe, la contrainte est censée nous permettre de choisir les désirs que nous devrions adopter dans des conditions idéales. Dans la mesure où les désirs jouent un rôle premier dans nos buts, on ne voit pas très bien comment la contrainte de rationalité instrumentale pourrait permettre de résoudre les problèmes de rationalité qui mettent en jeu des désirs contradictoires du type : je sais qu’il serait bon pour moi d’aller chez le médecin, j’ai le désir de le faire, mais j’ai aussi le désir d’être flemmard et de rester sur mon canapé. Comment départager ces deux désirs ?

Le problème rencontré est analogue à celui de la sous-détermination des théories par l’expérience en philosophie des sciences. Ce dernier consiste en ce que l’expérience ne suffit pas toujours pour trancher en faveur d’une théorie plutôt qu’une autre. Ici les contraintes de rationalité et d’information sous-déterminent nos désirs, de telle sorte que même dans une configuration idéale, elles admettent une multiplicité de désirs finaux. Par exemple, même si nous étions parfaitement rationnels et informés, cela ne nous dirait pas s’il est plus intéressant (d’un point de vue final) pour nous de désirer jouer du piano ou de la clarinette, manger des noix ou des amandes.

On pourrait se tourner vers la rationalité construite comme une contrainte interne imposée aux états mentaux de l’agent (éviter les contradictions). Toutefois, même dans ce cas, la théorie semble prêter le flanc au problème évoqué ci-dessus, à savoir qu’elle ne donne pas de critère permettant de départager les désirs. On pourrait toutefois imaginer que les théoriciens des désirs emploient la contrainte d’information pour expliquer comment un agent parfaitement rationnel du point de vue de ses états mentaux internes organiserait ses désirs. Un agent choisirait ses désirs en fonction des informations non-axiologiques qu’il possède.

Malheureusement, comment, à l’aide d’informations purement non-axiologiques, un agent pourrait-il décider d’opter pour un désir plutôt qu’un autre ? Il semble qu’il s’agisse ici d’une difficulté majeure pour la théorie, et ce à plus forte raison si l’on réfléchit au type de réponse intuitive que l’on aurait envie de donner au cas évoqué précédemment : celui dans lequel j’ai un désir de manger une pizza qui est en fait contaminée. Admettons que les deux conditions de la théorie des désirs informés soient remplies : j’ai accès à la fois à une information parfaite et je suis aussi parfaitement rationnel, pourquoi devrais-je changer mon désir de manger la pizza ? La réponse serait sans doute parce que le désir que j’ai est de manger une pizza et non de manger une pizza contaminée. Mais évidemment la question qui se pose est celle de savoir pourquoi je choisirai ce premier désir plutôt qu’un autre. En d’autres termes : pourquoi n’ai-je pas plutôt le désir de manger une pizza contaminée ? Ici la réponse la plus intuitive semble être que la pizza contaminée risque de causer des souffrances importantes, réponse hédonique s’il en est.

On voit que le problème que posent les désirs défectueux, c’est que la théorie des désirs peine à expliquer leur caractère défectueux et pourquoi d’autres désirs seraient meilleurs et préférables aux désirs actuels de l’agent. Hawkins (2010, p. 63-64) met clairement en lumière ce problème en proposant le cas d’une femme nommée Savita qui, du fait de son éducation, a développé une préférence subjective pour une vie de soumission. Le problème, comme le fait remarquer Hawkins, c’est que supposer que Savita soit parfaitement rationnelle et informée ne garantit pas qu’elle change son évaluation des choses. En effet, pour que Savita change son évaluation et décide qu’une vie d’autonomie et de liberté est meilleure qu’une vie de soumission, il est nécessaire qu’elle trouve des raisons de préférer le désir de liberté et d’autonomie au désir de soumission. La solution en termes de rationalité et d’information ne semble pas permettre d’expliquer notre intuition selon laquelle Savita devrait changer ses désirs ni comment elle pourrait y parvenir.

Le problème du sens de l’explication et des plaisirs non désirés

Cela nous amène à la dernière objection contre la théorie des désirs, à savoir une objection générale par rapport au sens de l’explication que propose la théorie des désirs. Comme on l’a vu, les différents contre-arguments à la théorie suggèrent souvent de remplacer une réponse en termes de satisfaction objective des désirs par une réponse en termes d’états mentaux (et incidemment d’états hédoniques). Gardons bien à l’esprit que la satisfaction objective des désirs est distincte de la satisfaction subjective de ces derniers. La satisfaction objective consiste en l’obtention de l’état de chose qui est l’objet du désir tandis que la satisfaction subjective du désir consiste en la croyance en l’obtention de l’état de chose qui est l’objet du désir. Il y a donc d’un côté une satisfaction liée à des conditions objectives et de l’autre une satisfaction liée à l’état mental du sujet désirant. Face à l’objection des désirs lointains, la tentation de recourir à la satisfaction subjective (donc aux états mentaux des sujets) en plus de la satisfaction objective d’un désir laissait implicitement entendre que c’est la joie de savoir qu’un de nos désirs est satisfait qui importe. Pareillement en ce qui concerne la question de la hiérarchie des désirs qui émane de l’objection des désirs défectueux et qui semble faire de la place aux états mentaux.

Cette difficulté à laquelle fait face la théorie des désirs peut s’exprimer comme suit : il existe un grand nombre de cas intuitifs où il semble que ce qui rend bonne la satisfaction d’un désir est le plaisir qu’elle procure, et inversement, ce qui rend mauvaise la frustration d’un désir est la souffrance qui en résulte. Ici nous nous intéresserons à une expérience de pensée proposée par Parfit (1984, p. 497) que nous emploierons dans une direction différente (l’auteur ne l’utilise pas pour défendre la plausibilité de l’hédonisme).

L’argument se présente comme suit : imaginons que nous puissions décider de prendre une drogue extrêmement addictive qui provoque en nous un désir puissant pour cette dernière, de telle sorte que nous en soyons dépendants au quotidien. La prise de la drogue ne provoque toutefois aucun plaisir, mais l’arrêter provoque des souffrances importantes. En supposant qu’on ne rencontre jamais de problème de disponibilité et que cette drogue soit gratuite, les partisans de la théorie des désirs devraient en conclure qu’il faut prendre cette drogue. En effet, d’après la théorie des désirs, nous sommes face à un cas où le bien-être du sujet serait amélioré par la satisfaction, chaque jour, d’un désir très intense. Notre intuition va toutefois à l’encontre de cette conclusion, et il nous semble plutôt que la satisfaction du désir de drogue tel que décrit ci-dessus n’apporterait rien à notre bien-être. La raison intuitive semble être que ce désir ne s’accompagne pas d’une expérience positive. Cette expérience de pensée suggère ainsi deux choses : d’une part que la satisfaction d’un désir n’est pas une condition suffisante de notre bien-être et d’autre part que c’est l’expérience positive ou négative liée à la satisfaction ou à la frustration de nos désirs qui explique l’attrait intuitif pour la théorie des désirs. D’où l’idée que l’objection concerne le sens de l’explication : ce sont les expériences qui expliqueraient la valeur de la satisfaction des désirs pour notre bien-être.

En mobilisant une autre expérience de pensée, on peut montrer qu’un désir n’est même pas une condition nécessaire pour notre bien-être. Il va s’agir de l’argument des plaisirs non désirés. Ce dernier argument consiste à imaginer un scénario dans lequel nous rencontrons une situation que nous ne désirons pas, mais que nous apprécions tout de même. Imaginons par exemple que je n’aie jamais goûté de limonade au sureau et que j’en ignorais même l’existence jusqu’à ce que l’on me fasse goûter cette boisson que je trouve très plaisante. Dans ce cas, il est clair que je ne pouvais pas avoir de désir pour la limonade au sureau dans la mesure où je n’en avais pas connaissance. Pourtant, il semble que même en l’absence de désir, le plaisir éprouvé est suffisant pour augmenter mon bien-être.

Comme on l’a constaté précédemment, cette résurgence du plaisir et des états mentaux dans le cadre des objections à la théorie des désirs n’est pas un phénomène isolé. Il s’agit plutôt d’un problème récurrent. Si la théorie des désirs permet à l’origine d’échapper à certaines objections faites à l’hédonisme, les objections qu’on peut lui opposer s’attaquent souvent à son caractère non-mentaliste et suggèrent une résolution sous la forme d’un hédonisme. On pourrait donc penser que cela nous donne une raison de vouloir radicalement changer de cadre théorique. C’est ce que nous allons faire dans la prochaine section qui traite des théories liste.

Théories de la liste objective

La théorie des désirs que nous venons de présenter est une théorie massivement centrée sur la subjectivité et l’attitude des sujets. La troisième famille de théories du bien-être, celle des théories de la liste objective (objective list theories), prend le contre-pied de la théorie des désirs. En effet, les différentes théories objectives ont pour point commun qu’elles supposent que ce qui constitue notre bien-être peut tout à fait être indépendant de nos désirs et attitudes. Notons que cette thèse n’exclut pas qu’il puisse exister certains biens prudentiels qui soient dépendants de notre subjectivité, mais que l’ensemble de ce qui contribue à notre bien-être ne se restreint pas à ces derniers. Pour plus de simplicité, nous désignerons les théories de la liste objective sous le nom de théories liste. On trouve parmi les défenseurs de ces théories des philosophes comme Fletcher (2013), Murphy (2001), Rice (2019, 2013), Moore (2000). Les théories liste admettent une pluralité fondamentale de bien prudentiels qui forment ainsi une liste des biens qui peuvent contribuer à notre bien-être.

Pluralisme, monisme et objectivisme des théories liste

Selon Guy Fletcher (2016, p. 225) les théories liste souscrivent en général aux deux propositions suivantes :

Indépendance vis-à-vis des attitudes : les attitudes ne sont pas nécessaires pour que quelque chose soit prudentiellement et finalement bon ou mauvais pour une personne. Par exemple, le fait d’avoir des enfants pourrait être bon pour le bien-être d’une personne indépendamment de son attitude vis-à-vis de ce fait.

Pluralisme : il existe une pluralité de bien finaux prudentiels (par exemple : la connaissance, l’amour, l’autonomie, etc…)

Notons toutefois que même si la grande majorité des théories liste admettent une certaine forme de pluralité des biens prudentiels (d’où le fait qu’elles consistent en une liste de bien objectifs), il n’est pas forcément contradictoire d’admettre qu’il puisse exister des théories objectivistes monistes. Il s’agirait de théories qui soutiendraient qu’il n’existe qu’un seul type de bien prudentiel et qu’un tel type de bien ne dépendrait pas de la subjectivité de la personne concernée. Une théorie qui – par exemple – défendrait que le succès est le seul bien prudentiel objectif serait une théorie objectiviste moniste. Notons toutefois que si l’on exclut le pluralisme de la définition des théories objectivistes, il devient possible de classer l’hédonisme comme une théorie objectiviste (du moins si on ne souscrit pas à la théorie attitudinale du plaisir, Feldman 2002, Teroni 2018, p. 1-11, Lin 2020).

Nous admettrons cependant dans cet article que le pluralisme est partie intégrante des théories liste. C’est aussi ce qui rend les théories liste attractives : elles permettent par exemple de faire sens de certaines de nos intuitions, comme celle présente dans les scénarios du type « machine à expérience ». Elles permettent d’accepter le fait que notre bien-être est affecté par deux éléments hétérogènes : nos expériences et leur correspondance avec la réalité semblent toutes deux contribuer à notre bien-être. L’autre caractéristique centrale de ces théories, l’indépendance vis-à-vis des désirs, attitudes et croyances du sujet, confère aux théories liste un caractère objectiviste. Comme le souligne Parfit (1984, p. 493), l’essence de ces théories consiste en ce que :

« Pour les théories de la liste objective, certaines choses sont bonnes ou mauvaises pour nous, indépendamment du fait que nous voulions obtenir les bonnes choses ou que nous voulions éviter les mauvaises ».

Ainsi, l’indépendance vis-à-vis de notre subjectivité est un point central des théories liste. Pour ces dernières, certaines choses sont bonnes indépendamment de notre attitude à leur égard ou de ce que nous pouvons en penser. De cette manière, les théories liste permettent de faire sens de notre intuition selon laquelle certaines choses semblent prudentiellement bonnes pour nous en dépit de notre attitude défavorable à leur égard ou de notre absence de désir à leur encontre. À ce titre, on pourrait, par exemple, penser au fait que l’éducation et une alimentation équilibrée participent toutes les deux au bien-être des enfants bien que ces derniers ne prennent pas forcément de plaisir à aller à l’école ni à manger des légumes et que leur attitude puisse être défavorable envers ces deux choses.

À ce stade de notre discussion sur les différentes théories du bien-être, les arguments en faveur des théories liste peuvent se déduire des objections adressées à l’hédonisme et à la théorie des désirs. Les théories liste ont ce grand avantage de ne pas être exclusives et de ne pas limiter d’office le bien-être au plaisir où à nos désirs. Par conséquent, elles évitent des contre-arguments comme ceux de la machine à expérience, des désirs lointains ou défectueux. Elles permettent de faire sens de l’idée que notre bien-être ne se limite pas à nos expériences ou attitudes et prennent en compte la réalisation effective de nos désirs.
 

L’objection de l’aliénation

Une première objection que l’on peut formuler à l’encontre des théories objectivistes vise la clause d’indépendance qu’elles contiennent et consiste à souligner qu’elles ne sont pas assez sensibles à la subjectivité des personnes. Il s’agit encore d’un problème lié à la contrainte de résonance de Railton (1986, p. 9).

C’est pourquoi Fletcher (2016, p. 236), citant Sumner (1996, p. 27), évoque une objection d’aliénation qui est essentiellement similaire à celle formulée à l’encontre des hédonistes. Les théories liste permettent, par exemple, de prétendre qu’élever des enfants est un bien si cela figure sur la liste, même si une personne ne voulait absolument pas en avoir ou détestait les enfants. C’est en ce sens que la conception des théories liste risque d’être aliénante : elle semble pouvoir imposer aux sujets une conception du bien-être qui leur serait totalement étrangère, voire indésirable.

Fletcher (2013) suggère une manière de contourner l’objection de Sumner (1996, p. 27) en supposant que les théories liste pourraient se contraindre à accepter uniquement des éléments qui prendraient en compte la subjectivité des sujets. Procéder ainsi peut cependant laisser perplexe dans la mesure où la caractéristique principale des théories liste est leur objectivisme. Une théorie liste qui serait contrainte de ne prendre en compte que les items qui iraient dans le sens de la subjectivité des sujets perdrait sans doute une partie de l’objectivisme qui fait son intérêt.

Toutefois, cette manière de réagir au problème à l’avantage de conserver le principe de pluralité au cœur des théories liste. C’est pourquoi nous allons à présent nous intéresser aux objections visant ce second principe.

L’objection du caractère arbitraire des listes

Dans cette section nous allons nous intéresser aux objections qui visent l’aspect pluraliste des listes objectives. Rappelons la distinction que nous avions évoquée en 1c entre les théories énumératives (ou substantielles) et les théories explicatives (ou formelles) du bien-être (Moore & Crisp 1996, p. 599, Crisp 2006, p. 102-103, Fletcher 2013, p. 206). Nous avions vu que les grandes théories du bien-être comme l’hédonisme ou la théorie des désirs étaient des théories explicatives, ce qui permettait de faire sens des différents objets qui participent à notre bien-être. Pour l’hédonisme, c’est l’aspect plaisant de nos sensations qui explique pourquoi jouer du piano et lézarder au soleil peuvent tous deux contribuer à notre bien-être. De la même manière, pour un théoricien des désirs, l’explication de la contribution de ces deux items à notre bien-être malgré leur hétérogénéité apparente se situe dans le fait qu’ils peuvent tous les deux être désirés et satisfaits par un sujet rationnel et bien informé.

Les théories liste, de par leur caractère pluraliste, semblent avoir abandonné cet aspect d’unité et c’est pourquoi on peut leur reprocher un certain arbitraire dû à l’absence de facteur explicatif unifié qui justifierait la présence des différents items sur la liste. En effet, jusqu’à présent, nous avons présenté les théories objectivistes comme des théories substantielles du bien-être qui fournissent une liste de biens prudentiels. Toutefois, il est clair que les théories objectivistes ne sont pas des théories formelles dans le sens où elles ne nous disent pas pourquoi les éléments présents sur la liste des biens y figurent. Autrement dit, la théorie ne semble pas fournir d’explication permettant de comprendre pourquoi certaines choses sont des biens prudentiels tandis que d’autres ne le sont pas. Ce problème a été soulevé par des philosophes comme Sumner (1996, p. 45) ou Murphy (2001, p. 95). Ici, on se basera sur les considérations développées par Bradley (2009, p. 16) contre les théories liste et nous en tirerons trois sous-arguments prenant pour cible leur pluralisme.

Tout d’abord, l’objection de l’explication, selon laquelle les théories liste ne semblent pas pouvoir expliquer pourquoi tel item ou tel autre figure sur la liste et contribue à notre bien-être. Ensuite, l’objection de l’unité qui consiste à interroger le manque d’unité des items qui figurent sur la liste. Enfin, un dernier problème dérivé des deux premiers : le problème de la hiérarchisation des items de la liste.

Si l’on se concentre sur la première objection, à savoir que les théories liste ne nous disent pas pourquoi tel ou tel item figure sur la liste, on peut se convaincre de cette difficulté en constatant la grande hétérogénéité des listes. Prenons quelques exemples de listes citées par Fletcher (2016, p. 226) :

Finnis : la vie, la connaissance, le jeu, l’expérience esthétique, la sociabilité (amitié), être raisonnable sur le plan pratique, « la religion ».

Fletcher : la réussite, l’amitié, le bonheur, le plaisir, le respect de soi, la vertu.

Murphy : la vie, la connaissance, l’expérience esthétique, l’excellence dans le jeu et au travail, l’excellence de l’agentivité, la paix intérieure, l’amitié et la communauté, la religion, le bonheur.

Parfit : la bonté morale, l’activité rationnelle, le développement de nos capacités, avoir des enfants et être un bon parent, la connaissance, la reconnaissance de la vraie beauté.

Au vu de ces listes, on remarque la diversité des items et l’on est en droit de se demander si la manière dont les théoriciens des listes objectives vont répondre au problème de l’absence de principe explicatif sera aussi diversifiée que ces dernières. Il y a semble-t-il plusieurs façons de traiter l’objection de Bradley :

Chaque théorie pourrait répondre à l’objection en fournissant une explication pour chacun des items de la liste.

Chaque théorie pourrait fournir une méthode générale qui expliquerait comment chaque item de la liste a été sélectionné.

On peut traiter ces deux options à l’aide des arguments développés par Rice (2013, p. 10) en faveur des théories liste. On pourrait tout d’abord expliquer la présence de chacun des items présents sur la liste par leur correspondance avec un bien basique particulier. La vérité correspondrait par exemple au bien spécifique que représente la connaissance ou à certaines vertus épistémiques. On pourrait ainsi répéter le procédé pour les divers items de la liste en suggérant que les différents biens sur la liste contribuent au bien-être de manière singulière et primitive.

Rice propose aussi une deuxième manière de répondre à l’objection en proposant une méthode générale par laquelle un item est sélectionné. Il s’agirait d’interroger nos intuitions sur les biens qui semblent constituer des biens objectifs et dont chaque être humain – indépendamment de son attitude à leur égard – bénéficierait. De cette manière on obtient une méthode générale par laquelle on est capable d’expliquer de manière relativement systématique pourquoi certains items figurent sur la liste tandis que d’autres non.

Cette réponse à l’objection d’arbitraire consiste à munir les théories liste d’une explication formelle dans la mesure où la présence des items sur la liste devient systématiquement expliquée ou par le fait qu’ils représentent des instances de biens basiques ou par le fait que nous avons des intuitions fortes en leur faveur. On pourrait objecter que les intuitions en matière de bien-être sont loin d’être universelles et que différentes personnes pourraient avoir des intuitions très différentes quant aux items qui doivent figurer sur la liste. Toutefois, nous allons voir que même si on ignore ce problème, un autre problème se pose : celui de l’unité des biens de la liste.

Cette deuxième sous-objection ne consiste pas à interroger pourquoi certains items finissent dans la liste alors que d’autres en sont exclus, mais pose plutôt la question de l’absence de points communs entre les éléments présents dans la liste. L’idée est la suivante : si tous les items cités sur la liste participent au bien-être, on peut supposer qu’ils devraient partager une propriété commune qui justifie leur appartenance à cette dernière et, surtout, qui explique pourquoi ils participent au bien-être. Si on revient à l’explication selon laquelle chaque item sur la liste est une instanciation d’un bien prudentiel basique, la question se pose de savoir ce qui fait l’unité de ces biens prudentiels basiques dans la mesure où tous sont des biens prudentiels qui contribuent au bien-être. Ici on se retrouve confronté à un problème très similaire à celui de l’hétérogénéité des plaisirs (Feldman 1988, Labukt 2012, Lin 2020).

L’explication de la présence des items sur la liste via nos intuitions à leur égard n’arrange pas les choses, car elle continue – par son pluralisme – de supposer une hétérogénéité entre les différents biens. La seule manière de régler le problème consisterait à admettre qu’il existe une propriété substantielle commune à tous les éléments de la liste. Malheureusement, les théories liste se sont construites avec des listes précisément parce qu’elles ne trouvaient pas ou refusaient d’admettre un principe général applicable à des éléments disparates qui contribuent intuitivement à notre bien-être. Adopter cette solution revient donc à amputer les théories liste d’une partie de leur intérêt.

La dernière objection qu’on peut formuler à l’encontre de la pluralité des théories liste est une conséquence des deux problèmes évoqués ci-dessus (explication et unité). On la trouve formulée chez Bradley (2009, p. 16). Dans la mesure où les théories liste admettent une forme de pluralité irréductible, elles se retrouvent face à des difficultés lorsqu’elles doivent hiérarchiser les différents items de la liste. Comme le fait remarquer Bradley, comment faire si le savoir et le plaisir figurent tous les deux dans la liste ? Comment décider si à « quantité » égale il faut privilégier le plaisir plutôt que le savoir ? De quelle manière pondérer les différents items de la liste ?

Dans le cas de l’hédonisme ou de la théorie des désirs, on a une unité explicative claire : le bien-être est réductible au plaisir ou à la satisfaction de nos désirs bien informés, par conséquent c’est l’intensité du plaisir ou de nos désirs qui devrait fournir un critère clair de choix entre une option ou une autre. Malheureusement cette solution n’est pas accessible aux défenseurs des théories liste qui souscrivent à une pluralité de biens prudentiels. Il s’agit d’une situation où la quantité seule ne semble pas permettre de trancher entre différents biens hétérogènes par nature. Les défenseurs des théories liste devraient donc fournir un critère unificateur des items sur la liste, mais cette manœuvre semble les condamner à abandonner la pluralité des biens prudentiels qui fait l’intérêt de leur théorie.
 

Les théories perfectionnistes ou eudémonistes

Le perfectionnisme

Les théories perfectionnistes peuvent être vues (philosophiquement pas historiquement) comme une sous-catégorie des théories liste qui constituent une réponse aux difficultés rencontrées par ces dernières (Bradford 2017, p. 2). Les théories perfectionnistes permettent notamment de répondre aux arguments de Sumner (1996, p. 45), Murphy (2001, p. 95) et Bradley (2009, p. 16) selon lesquels les listes objectives ont un caractère arbitraire et manquent d’une certaine cohérence interne.

À l’instar des théories liste, le perfectionnisme est une théorie objectiviste, mais possède la particularité de lier l’idée de bien-être à celle de nature humaine et aux capacités qui lui sont associées. Aussi, les éléments disparates qu’on peut trouver chez les théories liste, comme par exemple la connaissance, l’agentivité morale, l’amitié ou encore le fait d’être un bon parent peuvent être envisagées comme découlant de capacités inhérentes à la nature humaine. C’est en ce sens que les théories perfectionnistes permettent de conserver le caractère objectif des théories liste tout en évitant le caractère arbitraire qu’on peut leur reprocher.

Historiquement, le plus important théoricien du perfectionnisme est probablement Aristote (2007 [-350 av-jc]). Le bien-être chez Aristote (désigné sous le terme de Souverain Bien) possède les caractéristiques générales du bien-être (il s’agit d’un bien final personnel), mais possède en plus la propriété d’être le plus grand des biens. Il est décrit comme une forme d’eudaimonia (qu’on peut traduire par épanouissement) que l’on ne peut atteindre qu’en cultivant des formes de vertu ou d’excellence (les deux termes étant ici synonymes) propres à notre nature. Aussi, d’après Aristote :

« C'est donc que le bien pour l'homme consiste dans une activité de l'âme en accord avec la vertu, et, au cas de pluralité de vertus, en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d'entre elles » Ethique à Nicomaque, 1098a

La vertu la plus parfaite à laquelle fait référence Aristote n’est autre que la raison, qui peut s’incarner de manière pratique ou théorique (raison pratique ou raison théorique). Aristote tient pourtant la version théorique, aussi appelée contemplation, pour supérieure (Ethique à Nicomaque 1178a), pour de multiples raisons. Tout d’abord parce que les conditions matérielles nécessaires à l’exercice de la raison sont minimales, ensuite parce que l’activité rationnelle, lorsqu’elle s’exerce, dépend très peu des circonstances extérieures :

« […] l'exécution de l'acte requiert le secours de multiples facteurs, et plus les actions sont grandes et nobles, plus ces conditions sont nombreuses. Au contraire, l'homme livré à la contemplation n'a besoin d'aucun concours de cette sorte, en vue du moins d'exercer son activité : ce sont même là plutôt, pour ainsi dire, des obstacles […] » Ethique à Nicomaque, 1178a-1178b

Ici il est nécessaire de bien différencier les conditions générales de l’activité rationnelle et les conditions spécifiques à son exercice. Il faut, pour exercer sa rationalité d’homme, d’abord pouvoir vivre, ce qui implique de subvenir à ses besoins matériels élémentaires. Toutefois, en ce qui concerne les conditions nécessaires à l’exercice spécifique de la raison, Aristote suppose que l’exercice rationnel se suffit à lui-même et n’a besoin d’aucun concours de circonstances ou d’aide extérieure (ou alors seulement minimal).

Il est néanmoins important de garder deux choses à l’esprit. Tout d’abord, Aristote ne défend qu’il s’agirait simplement de comparer les formes de vertu et de choisir la meilleure d’entre elles sans tenir compte des capacités de l’être qui les exerce. Aristote suppose au contraire que l’excellence dépend de ces dernières. Ainsi, l’excellence chez le chat ne consiste pas en l’exercice de la raison dans la mesure où il ne possède pas cette capacité. De même, Aristote insiste sur le fait que l’excellence chez les êtres vivants ne dépend pas simplement de leurs capacités, mais de leurs capacités propres. Ainsi, les êtres humains peuvent chasser et se reproduire comme les chats, mais se livrer à ces seules activités ne conduirait pas à leur épanouissement. En effet, chasser et se reproduire ne sont pas des capacités propres aux êtres humains tandis que c’est le cas pour l’exercice de la raison.

Notons par ailleurs qu’il ne s’agit pas simplement de posséder ou d’avoir certaines capacités ou vertus, mais de les exercer. La simple capacité à exercer notre raison ne suffit pas : pour Aristote notre bien-être ne tient pas dans un état passif, mais dans une activité où nous exerçons certaines vertus. De plus, si l’idée d’excellence a pu conduire à catégoriser Aristote comme un défenseur du perfectionnisme, elle ne doit pas laisser penser que seul un état de perfection permet le bien-être. La théorie aristotélicienne du bien-être n’envisage pas les vertus comme des états de perfection fixes que l’on atteindrait une fois pour toutes, mais promeut plutôt une optique de perfectionnement qui suppose un processus de développement. La conséquence semble être que le bien-être présente des degrés : notre degré d’épanouissement dépend du degré d’exercice de notre raison et de son niveau de perfectionnement.

Voilà pourquoi, on supposera dans le contexte de cette discussion que perfectionnisme et eudémonisme sont deux noms pour une même théorie (ou plutôt famille théorique). Parmi les philosophes contemporains, le partisan le plus emblématique de cette théorie est probablement Thomas Hurka (1993). Ce dernier défend toutefois que le perfectionnisme est plutôt une théorie morale qu’une théorie du bien-être (Hurka 1993, p. 17-18) dans la mesure où il assimile le bien-être à un concept non-objectif qui ferait entrer le plaisir et la subjectivité des êtres humains dans sa définition.

Rappelons ici la nécessité de dissiper une confusion suggérée par le langage courant : les théories perfectionnistes ne supposent pas que nous ne puissions augmenter notre bien-être qu’en étant parfait au sens premier du terme, c’est-à-dire en l’absence d’imperfection ou en atteignant une fois pour toutes un état de perfection positif. Au contraire, comme on l’a mentionné précédemment, les théories perfectionnistes offrent une perspective dynamique et mettent en avant l’idée que le bien-être est lié à une forme de perfectionnement et de développement. C’est donc plutôt un idéal de développement qui est au cœur de la théorie.

Pour être au clair sur ce qui fait l’attrait intuitif du perfectionnisme (ou de l’eudémonisme), on peut s’aider d’un exemple type (Fletcher 2016) qui servira en même temps à mieux saisir la théorie. Lorsque l’on s’intéresse aux vies que l’on trouve intuitivement épanouies, on se rend compte qu’elles ont une forte composante de développement et de perfectionnement. Si l’on prend le cas d’un enfant dont le développement est un succès sur le plan intellectuel, physique, affectif et social, notre intuition est qu’il s’agit d’un enfant qui s’épanouit et dont le bien-être est évident. Par contraste, si l’on imagine un enfant qui aurait du mal à se faire des amis, à apprendre à compter ou à lire et qui aurait des difficultés à gérer ses émotions, il devient clair que les difficultés de développement nous amènent à penser que cet enfant a du mal à s’épanouir. Par ailleurs, les vies et les personnes que nous admirons sont souvent celles qui présentent des formes d’excellence (qu’il s’agisse d’excellence intellectuelle, sportive, financière, relationnelle, etc.). En d’autres termes, cet exemple suggère que nos intuitions en matière de bien-être sont très sensibles au développement des capacités des individus.

Ajoutons ici quelques points importants à la théorie : l’eudémonisme suppose que l’épanouissement nécessite à la fois un développement et un exercice de nos capacités. Autrement dit, il ne suffit pas seulement d’être intelligent – par exemple – mais aussi d’exercer son intelligence et de chercher à la développer. De plus, la théorie suppose que toutes nos capacités ne contribuent pas à notre bien-être, seules celles qui font partie de notre nature et sont des formes d’excellence et de vertu (synonymes ici) jouent un rôle dans notre bien-être.

Le problème de la nature humaine et des mauvaises propriétés

Un enjeu central pour les théories perfectionnistes consiste à expliciter ce qu’elles entendent par nature humaine et à en donner une description qui permette une meilleure compréhension des différentes capacités dont le développement contribue à notre bien-être. Cette particularité des théories perfectionnistes les expose dans le même temps à l’objection dite des « mauvaises propriétés » (Hurka 1993, p. 9, Dorsey 2010, p. 66-67, Bradford 2017) qui consiste à montrer que faire découler les capacités pertinentes pour le bien-être des propriétés de la nature humaine mène souvent au choix de capacités qui semblent intuitivement non-pertinentes pour notre bien-être. D’où le problème des mauvaises propriétés. Nous allons voir comment différentes conceptions de la nature humaine qui s’offrent aux perfectionnistes ont tendance à mener à cette même objection.

On va s’intéresser à ce problème via Hurka (1993), même si ce dernier n’affirme pas l’existence un lien entre bien-être et nature humaine dans la mesure où il suppose que le perfectionnisme est une théorie morale objective et que le bien-être inclut des éléments subjectifs. Toutefois, dans la mesure où les arguments d’Hurka ont pu être utilisés comme base par les défenseurs d’un perfectionnisme du bien-être, nous les exploiterons sous cet angle.

Une première approche consiste à défendre que la nature humaine se définit par les capacités spécifiques aux êtres humains comme la rationalité (Hurka 1993, p. 10). Un des problèmes évidents de cette approche est que ce qui est spécifique à un moment donné dans le temps ne l’est pas forcément toujours. Si nous venions à découvrir une espèce possédant des capacités que nous pensions l’apanage unique des êtres humains, ces capacités ne feraient plus partie de la nature humaine et leur développement n’aurait plus d’impact sur notre bien-être. Or cette conclusion semble bizarre. Aussi, le critère de spécificité semble arbitraire et faire dépendre notre nature et notre bien-être de contingences extérieures à nous. Cette conséquence est très contre-intuitive puisqu’une théorie qui s’intéresse à notre nature ne devrait a priori s’intéresser qu’à nos capacités intrinsèques.

Une autre approche consisterait à argumenter en faveur de capacités qui refléteraient notre essence. Hurka (1993, p. 11) détaille cette solution en prenant pour point de départ le concept d’essence développé par Kripke pour qui une propriété essentielle d’une espèce est une propriété que cette espèce doit nécessairement posséder dans tous les mondes possibles.

Toutefois, Hurka (1993, p. 12) fait remarquer que les propriétés qui semblent faire partie de notre essence (donc nécessaires à notre humanité) ne sont pas toujours prudentiellement pertinentes. Hurka prend l’exemple de la propriété d’occuper un espace tridimensionnel qui est nécessaire aux êtres humains si l’on admet qu’ils sont nécessairement des êtres physiques. On comprend bien que cette capacité à occuper l’espace n’est pas nécessairement une capacité dont on penserait qu’elle a un rôle à jouer dans notre bien-être (grandir de plus en plus ou occuper de plus en plus d’espace ne semble pas nécessairement augmenter notre bien-être). Pour éviter ce problème, Hurka (1993) propose de ne pas s’intéresser aux propriétés qui font que les êtres humains sont des êtres biologiques, mais plutôt aux propriétés qui en dépendent.

La solution finale que propose Hurka (1993, p. 16-17) consiste à définir la nature humaine en fonction des propriétés qui sont à la fois essentielles aux êtres humains et qui dépendent du fait que les humains sont des êtres vivants (dans le sens de propriétés que les êtres humains ne pourraient pas posséder s’ils n’étaient pas vivants). Cette définition a deux avantages : d’une part, elle exclut les propriétés bizarres comme celles d’occuper l’espace, ou toute autre propriété de la matière inanimée. D’autre part, elle permet de se rapprocher de l’idée intuitive que le perfectionnisme s’intéresse à la vie bonne, et que par conséquent le concept de vie y figure a priori.

D’autres philosophes, comme Sher (1997), Nussbaum (2000, p. 77), Kraut (2009), ont proposé d’autres définitions de la nature humaine. Sher suggère de se focaliser sur les capacités fondamentales à toutes les activités humaines, Kraut propose une définition en termes de catégories du sens commun et enfin Nussbaum s’intéresse aux capacités nécessaires au bon fonctionnement humain. Ici, il semble nécessaire de dire un mot sur le fait que ce type d’approches (notamment celle de Nussbaum) tendent à s’inspirer de celle de Sen en termes de capabilités. Ingrid Robeyns (2020) décrit l’approche des capabilités comme étant basée sur deux affirmations normatives :

« Tout d’abord, l’idée que la liberté d’atteindre le bien-être est d’une importance morale primordiale, et ensuite, que la liberté d’atteindre le bien-être doit être comprise en termes de capabilités des agents, c’est-à-dire, de leurs opportunités réelles de faire et d’être ce qu’ils ont des raisons de valoriser. » l1-4.

Il est important de noter que l’approche des capabilités de Sen (1992, p. 48) ne se limite pas à une simple théorie du bien-être, bien qu’il s’agisse de l’objectif principal des capabilités. Dans le cadre de cet article, nous nous limiterons cependant à présenter les capabilités du point de vue du bien-être. Les capabilités (1993, p.30) se définissent par la capacité réelle qu’ont les individus de réaliser certains fonctionnements (functionings). Par exemple, si l’on dispose de la capabilité de faire de l’exercice physique, on peut choisir de pratiquer le football, le tennis, ou le badminton qui sont autant de fonctionnements différents, mais dépendants tous de la même capabilité.

Cette approche rencontre toutefois les mêmes problèmes que ceux évoqués ci-dessus, à savoir qu’il convient de déterminer quels sont les fonctionnements nécessaires au bien-être humain. En ce sens, la théorie des capabilités est plus centrée sur les conditions de réalisation du bien-être que sur la détermination de ce dernier. Même si l’on détermine que le bien-être consiste en la réalisation de certains fonctionnements, il reste à déterminer lesquels. Si l’on répond que ce sont les fonctionnements typiquement humains qui sont pertinents, on se retrouve à nouveau confronté à la nécessité de déterminer la nature humaine ainsi qu’à l’objection des mauvaises propriétés.

Retenons donc que, quelles que soient les propriétés choisies comme constitutives de la nature humaine, il est important pour les défenseurs du perfectionnisme que ces propriétés ne mènent pas à prendre en considération des capacités qui seraient triviales ou non-pertinentes du point de vue du bien-être.

Le problème de l’aliénation : quid du plaisir et des désirs ?

Une deuxième objection communément adressée aux théories perfectionnistes est qu’elles empêcheraient de prendre en compte le rôle joué par le plaisir et les désirs (et de manière plus générale la subjectivité des sujets) dans le bien-être. On retrouve ici un problème d’aliénation similaire à celui qui se posait pour la théorie des désirs et les théories liste. En effet, dans la mesure où les théories perfectionnistes se veulent objectives, elles laissent entendre que le plaisir et les désirs des agents n’ont aucun rôle à jouer. Certains philosophes antiques comme Aristote (2007 [-350 av-jc]) ont pourtant essayé de faire une place au plaisir et aux désirs, mais nous allons surtout nous intéresser aux réponses modernes à ce problème. La version de l’objection spécifique aux théories perfectionnistes se trouve chez Dorsey (2010, p. 74-76) et Haybron (2008, p. 161-163).

Dorsey propose un scénario dans lequel un homme, Ronald, hésite entre sa passion pour l’agriculture et une carrière en physique théorique, sachant que cette dernière entrainerait à première vue une plus grande perfection. En effet, les capacités rationnelles de Ronald seraient – présumément – mises à contribution de manière plus importante dans le cas de la physique que dans celui de l’agriculture, mais les expériences et la subjectivité de Ronald seraient mieux respectées par ce second choix. Haybron met quant à lui en scène le cas d’Angela, une diplomate reconnue et qui envisage une retraite anticipée plaisante et relaxante. Une mission lui est alors proposée dans laquelle elle pourrait exercer ses capacités d’une manière excellente, mais en sacrifiant le côté plaisant et relaxant de sa retraite. Angela doit donc choisir entre plus de perfection ou une vie plaisante qui a sa préférence subjective.

Le problème est le même dans les deux cas : Ronald et Angela ont tous les deux intuitivement envie de choisir une vie plaisante qu’ils désirent plutôt qu’une vie menant à une plus grande perfection, mais qui leur paraît moins désirable et moins plaisante. Intuitivement, on a le sentiment que Ronald et Angela devraient du point de vue de leur bien-être choisir ces alternatives plus plaisantes et/ou plus désirables, et ce, malgré le sacrifice du perfectionnement de leurs capacités. Le perfectionnisme s’oppose évidemment à cette intuition et suppose que les vies exhibant une plus grande perfection impliquent un bien-être supérieur.

Bradford (2015) distingue deux stratégies pour répondre à cette objection : une pour expliquer l’importance du plaisir et l’autre pour ce qui concerne les désirs et préférences. Tout d’abord il est possible d’inclure les capacités affectives dans la liste des vertus humaines. C’est notamment la stratégie de Kraut (2009, p. 137) et de Kauppinen (2008, p. 1). Un des problèmes de cette approche, comme le souligne Bradford, est qu’inclure les capacités affectives de manière large risque de faire aussi entrer dans les vertus les affects négatifs comme la tristesse et la douleur. Une approche plus satisfaisante consisterait plutôt à argumenter en faveur du fait qu’il est dans notre nature de chercher le plaisir et d’éviter la douleur.

En ce qui concerne la question des désirs et des préférences, une des manières de les faire compter comme d’authentiques perfections humaines, serait de recourir au concept d’autonomie. On peut s’appuyer ici sur la proposition d’Hurka (1993, p. 148) d’inclure l’autonomie comme une vertu humaine. Puisqu’être autonome c’est être capable de faire prévaloir et d’orienter sa vie en fonction de ses préférences bien informées, l’autonomie permet de donner du poids à nos préférences et d’éviter la conclusion contre-intuitive du cas de Ronald et d’Angela.

Reste toutefois que si la théorie perfectionniste peut donner une importance au plaisir et à nos préférences, la manière dont elle hiérarchise ces biens apparemment hétérogènes reste incertaine. Pourquoi par exemple privilégier l’autonomie au développement intellectuel ? C’est justement cette problématique de l’hétérogénéité et de l’homogénéité des biens (ici des vertus et de leur exercice) qui constituent le bien-être que nous allons maintenant considérer.

 

Le problème profond

Dans l’introduction aux théories perfectionnistes nous avons pu souligner deux points importants : tout d’abord les théories perfectionnistes forment une sous-catégorie des théories liste dans la mesure où elles sont objectivistes et proposent une liste de biens prudentiels. Toutefois, nous avons vu que les théories perfectionnistes proposaient une amélioration par rapport aux théories liste : elles fournissent un principe permettant d’éviter l’arbitraire des items présents sur les théories liste. Ce faisant, elles permettent d’espérer atteindre une certaine forme d’unité de la liste : les différents biens prudentiels représentent tous des formes d’excellence humaine.

Cette dernière objection est reformulée par Bradford (2017, p. 11-12), mais elle est similaire à l’objection d’arbitraire que nous avions soulevée au sujet des théories liste (Bradley 2009, p. 16 ; Sumner 1996, p. 45 ; Murphy 2001, p. 95). Il faut rappeler ici la distinction entre deux objections : la première se focalise sur le fait que la théorie n’explique pas pourquoi certains items figurent sur la liste et pas d’autres et la seconde s’attaque au manque de cohérence interne, d’unité entre les différents items présents sur la liste.

Les perfectionnistes peuvent tout d’abord tenter d’expliquer la méthode de sélection des items de la liste : ces derniers se retrouvent sur la liste, car il s’agit de vertus qui découlent de propriétés caractéristiques de la nature humaine. De plus, la cohérence interne entre les items peut être expliquée par le fait que ces différents biens prudentiels – même hétérogènes – sont tous des vertus humaines. Bradford (2017, p. 11-12) n’est pas convaincu par cette dernière réponse. En effet, si on comprend bien que les vertus soient unies par le fait qu’elles représentent toutes une certaine forme d’excellence humaine, il est difficile de comprendre en premier lieu pourquoi elles constituent des formes d’excellence humaine. Autrement dit, on retombe sur le problème évoqué à l’encontre des théories liste, à savoir qu’il est difficile d’expliquer pourquoi les items présents sur la liste sont des formes de biens prudentiels. Dire qu’il s’agit de vertu ou de formes d’excellence ne semble que reporter la question, puisqu’on est tenté de demander pourquoi ces items sont des vertus ou des formes d’excellence en premier lieu.

 

Théories hybrides

On a vu jusqu’à présent que les différentes théories du bien-être (hédonisme, théorie des désirs, théories liste, perfectionnisme) proposaient des solutions souvent imparfaites au problème de la définition du bien-être. Pour rendre compte de cela, on peut rappeler les distinctions que nous avions faites en introduction sur la manière de classifier les théories du bien-être : elles peuvent être énumératives (substantielles) et/ou explicatives (formelles), objectives et/ou subjectives, ou encore expérientielles (mentalistes) et/ou non-expérientielles (non-mentalistes). Après analyse des différentes objections aux grandes familles de théories présentées jusqu’à maintenant, on se rend compte qu’une bonne théorie du bien-être doit être capable de rendre compte des propriétés qui fondent ces distinctions, sous peine de quoi elle s’expose à des objections difficiles à contrecarrer. L’hédonisme – par exemple – est une bonne théorie mentaliste objectiviste, à la fois explicative et énumérative. Toutefois, elle peine à rendre compte du fait que la subjectivité (en particulier s’il s’agit d’un hédonisme non-attitudinal) et certains états non-mentaux participent à notre bien-être. Ce même schéma se reproduit dans une configuration différente pour les autres théories du bien-être évoquées précédemment : il semble toujours manquer un ou plusieurs éléments qui mettraient telle ou telle théorie du bien-être à l’abri de possibles contre-exemples.

À ce titre, les théories hybrides du bien-être peuvent être légitimement vues comme une manière de se prémunir contre cet écueil. En fusionnant différentes théories du bien-être, elles tentent de se rendre aussi intuitives que possible et de combiner des propriétés qui sont souvent considérées comme incompatibles. Ainsi, l’idéal des théories hybrides du bien-être serait de réussir à combiner énumération et explication, subjectivisme et objectivisme, mentalisme et non-mentalisme.

 

Théories hybrides et nécessité conjointe

Parmi les théoriciens et défenseurs des théories hybrides du bien-être, on trouve des philosophes tels que Parfit (1984, p. 501-502), Kagan (2009, p. 253-255), Adams (1999, chapitre 3) et Raz (1986, chapitre 12). Évidemment, il existe de nombreuses versions des théories hybrides, en fonction des théories ou éléments que l’on souhaite combiner. Voici quelques exemples des combinaisons possibles :

Le plaisir et les désirs.

Le plaisir et une liste objective

Les désirs et une liste objective

Il s’agit ici que de quelques grandes combinaisons auxquelles on pourrait ajouter une théorie incluant plaisir, désirs et liste objective. On retrouve certaines de ces grandes options dans la littérature : Adams (1999) et Kagan (2009, p. 255), par exemple, défendent une théorie hybride objective et expérientielle qui se présente comme une théorie de l’enjoyment (appréciation). D’après eux, l’appréciation consiste à posséder des biens objectifs et à en éprouver du plaisir, il s’agit donc d’apprécier des biens objectifs. Cette théorie hybride concilie les théories hédonistes et les théories liste.

Un autre type de théorie hybride est défendue par Raz (1986, chapitre 12) et Kraut (1994, p. 44) : il s’agit d’une théorie mettant en avant les désirs et les biens objectifs. Ainsi ce type de théorie hybride affirme que ce qui constitue notre bien-être c’est de satisfaire nos désirs pour des biens objectifs. C’est pourquoi Raz (1986, p. 298-299) insiste sur le fait que la satisfaction de désirs sans importance n’a pas d’impact sur notre bien-être, tandis que Kraut (1994, p. 44) soutient qu’il existe trois conditions qui fondent le bien-être d’une vie, il faut aimer quelque chose de valeur et à laquelle on est relié de la bonne manière :

« […] il faut aimer quelque chose, ce que l’on aime doit être digne d’amour, et l’on doit être relié de la bonne manière à ce que l’on aime. »

On pourrait sans aucun doute allonger la liste et entrer dans le détail de chacune de ces théories, mais nous allons plutôt nous intéresser ici à l’intérêt général qu’elles présentent. Autrement dit, la question de savoir si nous parlons d’une théorie hybride du plaisir et des désirs ou des désirs et d’une liste objective ne sera pas première ici, car ce qui nous intéresse plutôt c’est la structure générale des théories hybrides, les avantages et les inconvénients qu’elles présentent.

Pour comprendre le type de solution que ces théories apportent à la question du bien-être, nous partirons du modèle classique de la théorie, à savoir le modèle de la nécessité conjointe (joint necessity model) tel que décrit par Woodard (2015). Parfit (1984, p. 501-502) est sans doute le premier qui esquisse un prototype de théorie hybride explicitement centré autour du principe de nécessité conjointe :

« Supposons plutôt, et plus vraisemblablement, que la valeur d’un tout puisse ne pas être la simple somme de la valeur de ses parties. Nous pourrions alors affirmer que ce qui est le meilleur pour les gens est un composite. Cela ne consiste pas seulement à être dans l’état conscient dans lequel ils veulent être. Ni seulement à posséder des connaissances, à s’engager dans l’activité rationnelle, à être conscient de la véritable beauté, et autres choses similaires. Ce qui est bon pour quelqu’un n’est pas seulement ce que les hédonistes prétendent ni ce qu’avancent les théoriciens de la liste objective. Nous pourrions croire que si nous avions l’un, sans l’autre, que ce que nous aurions n’aurait que peu ou pas de valeur. Nous pourrions affirmer, par exemple, que ce qui est bien ou mal pour quelqu’un est de posséder un savoir, d’être engagé dans l’activité rationnelle, de vivre un amour réciproque, et de reconnaître la beauté, tout en désirant intensément ces choses. De ce point de vue, chaque camp dans cette controverse n’a vu que la moitié de la vérité. Chacun met en avant comme suffisant ce qui est seulement nécessaire. Le plaisir avec bien d’autres types d’objets n’a pas de valeur. Et, si nous n’y prenons aucun plaisir, la connaissance, l’activité rationnelle, l’amour et la reconnaissance de la beauté ne sont d’aucune valeur. Ce qui a de la valeur, ou qui est bon pour quelqu’un, est d’avoir les deux ; d’être engagé dans ces activités et de fortement vouloir y être engagé »

Le principe de nécessité conjointe suppose une certaine forme de holisme (par opposition à un atomisme) du bien-être pour les théories hybrides. Ce dernier, qui suppose que notre bien-être n’est pas la simple somme de la valeur de différents éléments, trouve ses origines chez Moore (1903, p. 79) qui s’y intéresse du point de vue plus général de la valeur dans le cadre de sa théorie des unités organiques (organic unities). L’idée centrale est que les éléments, pris indépendamment, ne peuvent pas (ou peu) contribuer à notre bien-être. En effet, le principe de nécessité conjointe stipule qu’il est nécessaire que plusieurs conditions soient remplies en même temps pour obtenir un bénéfice en termes de bien-être. Si nous avions – par exemple – une théorie hybride à la fois subjective et objective du bien-être, les propriétés objectives et subjectives devraient être réunies pour produire du bien-être. On retrouve un point de vue similaire chez Wolf (2012, p. 9) dans son livre Meaning in Life lorsqu’elle s’intéresse à la question du sens dans la vie :

[…] cette conception du sens fait appel à un critère objectif. Il est implicitement présent dans l’exigence selon laquelle un objet doit être digne d’amour (pour pouvoir contribuer au sens de la vie de l’amoureux) et que n’importe quel objet ne ferait pas l’affaire. Il n’est pas non plus garanti que la propre évaluation du sujet soit privilégiée. On pourrait paraphraser cela en disant que, d’après ma conception, le sens survient lorsque l’attirance subjective rencontre l’attrait objectif » p. 9.

Même si Wolf s’intéresse au sens dans la vie dans ce passage, le même raisonnement vaut pour le bien-être (à plus forte raison si on pense que le sens a un impact sur le bien-être). Il est à noter ici que l’intérêt de la conception hybride est qu’elle voit les différentes composantes du bien-être non pas comme des éléments qui contribuent ou pourraient contribuer séparément au bien-être, mais comme des conditions qui doivent être simultanément remplies pour contribuer au bien-être. Aussi, d’après la condition de nécessité conjointe, désirer un objet qui nous causera de la douleur ne peut pas – séparément – participer à notre bien-être si le plaisir et les désirs sont des conditions conjointes du bien-être.

La nécessité conjointe est donc ce qui distingue les théories hybrides des théories liste et de leur pluralisme. Le pluralisme des théories liste implique que chaque élément possède sa propre contribution séparée au bien-être tandis que les théories hybrides qui adhèrent à la condition de nécessité conjointe souscrivent plutôt à une forme de holisme. Mais en quoi, exactement, ce holisme des théories hybrides est-il intéressant ? Pourquoi vouloir adopter la condition de nécessité conjointe ?

Kagan (2009, p. 253-255) suggère qu’une des forces du holisme (et de la condition de nécessité conjointe) consiste en ce qu’il permet d’échapper à la plupart des objections classiques qui minent les autres théories atomistes du bien-être (qu’elles soient monistes ou pluralistes). Une théorie hybride des désirs et des plaisirs – par exemple – échappe ainsi à l’objection de la machine à expérience de Nozick dans la mesure où elle affirme que le bien-être résulte de la combinaison d’un désir satisfait et du plaisir. De même, elle évite l’objection des désirs défectueux ou du sens de l’explication qu’on oppose classiquement à la théorie des désirs. De la même manière, une théorie hybride qui prendrait en compte à la fois les désirs et les biens objectifs peut éviter l’objection d’aliénation souvent reprochée aux théories de la liste objective. Cette facilité apparente à échapper aux objections habituellement adressées aux théories monistes et pluralistes est probablement un des arguments les plus forts en faveur des théories hybrides.

Kagan (1988, p. 14-18) fait remarquer que les théories classiques du bien-être ont tendance à raisonner à partir de deux principes qu’elles acceptent implicitement :

Le principe d’additivité selon lequel différents biens prudentiels contribuent de manière additive au bien-être.

Le principe de contribution indépendante selon lequel les différents biens prudentiels contribuent chacun de manière indépendante au bien-être.

Pourquoi Kagan soutient-t-il que les théories du bien-être raisonnent à partir de ces principes implicites ? Pour le comprendre, il faut se pencher sur la méthode qu’emploient ces théories afin d’identifier les biens prudentiels (dans son article Kagan parle surtout de théories morales, mais le même argument peut être défendu du point de vue des théories du bien-être). Nous adapterons donc les arguments que propose Kagan au bien-être. Une manière de procéder en éthique (que cela concerne des questions morales comme les questions de bien-être) consiste à utiliser ce que Kagan appelle des arguments de contraste. Ces arguments s’apparentent à certaines des méthodes utilisées en science et qui consistent à comparer deux situations en contrôlant certaines variables (paramètres) tout en faisant varier la variable d’intérêt. Le scénario de la machine à expérience de Nozick peut être vu à ce titre comme un argument de contraste. En effet, ce scénario propose de garder constante la valeur expérientielle d’une vie tout en ajoutant ou en retranchant un élément de réalité ou d’accomplissement (d’objectivité de manière plus générale).

Le raisonnement implicite derrière un tel raisonnement est que nos intuitions asymétriques concernant les deux scénarios sont expliquées par les contributions indépendantes et additives de l’expérience vécue et de son caractère « réel ». Mais, comme le fait remarquer Kagan (1988, p. 20), il existe des scénarios ou des combinaisons de scénarios (moraux et autres) dans lesquels ces principes semblent violés. Par analogie, on pourrait prendre un exemple dans lequel on essaie de comprendre ce qui contribue au mouvement d’une voiture à partir de deux conditions : une condition dans laquelle on a une voiture sans essence dans le réservoir et une autre dans lequel la même voiture a de l’essence dans son réservoir. D’après les arguments de contraste et si on adhère aux principes d’additivité et de contribution indépendante, le fait que la voiture ne puisse pas rouler dans le premier scénario, mais soit capable de le faire dans le second signifierait que le moteur ne joue aucun rôle dans le mouvement de la voiture tandis que l’essence explique complètement le mouvement de la voiture. Évidemment, une telle conclusion semble fallacieuse, car une troisième expérience montrerait qu’en l’absence de moteur et en présence d’essence, la voiture ne pourrait pas non plus rouler.

De la même manière, on pourrait estimer qu’une vie pleine d’accomplissements objectifs mais sans plaisir ne soit nulle du point de vue du bien-être, sans pour autant penser que les accomplissements objectifs sont sans valeur. En effet, il est possible d’envisager que, de deux vies contenant la même quantité de plaisir, celle qui contient les accomplissements objectifs les plus importants soit supérieure en termes de bien-être. L’argument en faveur de la nécessité conjointe permet de faire sens de certaines situations dans lesquels les principes d’additivité et de contribution indépendante ne fonctionnent pas. Même si la famille des théories hybrides est très diverse il est intéressant de noter que le principe de nécessité conjointe se présente comme un fil directeur commun de ces dernières. C’est par conséquent cet aspect de la théorie qui va faire l’objet de notre première analyse critique.

Objection à la nécessité conjointe

Hooker (2015, p. 30) propose un argument contre la nécessité conjointe avec l’idée que le simple engagement subjectif ou le simple plaisir ou succès objectif peuvent contribuer isolément à notre bien-être. Autrement dit, Hooker rejette l’idée selon laquelle seule la présence conjointe de plusieurs conditions peut avoir un impact sur notre bien-être. Il propose en guise d’argument d’imaginer le cas d’Ajay (Hooker 2015, p. 30) une personne qui savoure une boisson tous les soirs avant d’aller s’endormir, ou qui fait un rêve particulièrement plaisant chaque nuit, mais sans spécialement le désirer. L’idée de Hooker est la suivante : imaginons une personne menant une vie en tout point similaire à celle d’Ajay, mais qui serait privée de ces petits plaisirs additionnels. Notre intuition ne serait-elle pas que le bien-être d’Ajay est supérieur à celui de cette personne ? Il semble que c’est le cas.

Plus loin dans le même article, Hooker propose un argument similaire en supposant que quelqu’un acquiert une connaissance ou construise une relation qui s’avère bonne pour elle, mais que la personne ne désire pas ou à laquelle elle répugne. Selon l’auteur, malgré l’attitude négative de cette personne, la connaissance acquise ou la relation forgée peuvent être isolément bénéfiques pour le bien-être de l’individu. On pourrait à cet égard penser aux enfants qui détestent l’école et ont donc une attitude très négative envers le fait d’y aller, mais qui s’en retrouvent pourtant mieux lotis (parce que, par exemple, grâce à leur éducation ils auront plus tard une vie plus confortable, seront plus intelligents et en meilleure santé). Hooker nous fait remarquer que même si les enfants devenus adultes ne se rendent jamais compte de l’intérêt de l’école pour eux, cette dernière leur aura quand même intuitivement bénéficié.

Ce qu’il faut retenir de l’argument de Hooker (Sarch 2012, p. 444-445, propose des arguments très similaires), quelle qu’en soit sa forme, c’est l’idée que contrairement à ce qu’affirme la condition de nécessité conjointe, certaines choses prises isolément comme le plaisir, les attitudes ou certains items objectifs peuvent avoir un impact sur notre bien-être. Ainsi, le plaisir sans l’attitude positive correspondante semble intuitivement pouvoir être un bien. Par conséquent, selon Hooker, il faudrait rejeter le principe de nécessité conjointe et la théorie hybride à laquelle elle donne lieu.

Comment la théorie hybride peut-elle répondre à ces objections ? Woodard (2015) liste plusieurs manières de le faire. On pourrait accepter la valeur intuitive de l’argument de Hooker, mais nier que ce dernier pose un problème, car les intuitions mobilisées porteraient sur la valeur de la vie sous un autre angle que celui du bien-être (Kagan (2009, p. 257, 1994). Un autre type de réponse consiste à supposer que dans la plupart des cas le respect d’une des conditions entraîne quasi-automatiquement le respect de l’autre (Adams 1999, p. 100, Kagan 2009, p. 269-270). On pourrait par exemple supposer qu’un plaisir entraîne automatiquement une pro-attitude envers ce plaisir, ou que toute forme d’appréciation est une forme d’appréciation de l’excellence. Malheureusement, cette seconde stratégie peut se révéler peu convaincante si l’on peut imaginer certaines formes de plaisirs au sujet desquels nous avons une attitude fortement négative, comme dans le cas de Tom le grincheux évoqué par Bramble (2016, p. 107). La même chose vaut pour les situations dans lesquelles quelqu’un réalise une grande avancée, mais sans se rendre compte de la valeur de ce qu’il ou elle a accompli. On peut par exemple penser au médecin britannique James Lind, qui proposa en 1753 le premier essai clinique randomisé de l’histoire pour le traitement du scorbut, sans sembler prendre la pleine mesure de cet accomplissement.

Une dernière manière de réagir aux objections mentionnées ci-dessus consiste à leur donner raison et à abandonner la nécessité des conditions conjointes. Mais plutôt que d’abandonner purement et simplement la théorie hybride, il s’agit de produire un principe moins strict que celui de nécessité conjointe qui conserverait quand même un aspect holistique.

Structures formelles des théories hybrides

Woodard (2015) suggère que l’on peut conserver le holisme caractéristique des théories hybrides sans pour autant souscrire à un principe aussi fort que celui de nécessité conjointe. On peut imaginer à ce titre des alternatives qui moduleraient la valeur des différents constituants du bien-être en fonction de la présence et de l’intensité des autres constituants. Il existe ici de multiples options possibles : on pourrait entre autres admettre que le plaisir possède une valeur indépendante, mais que cette valeur ne s’additionne pas purement et simplement avec celle des autres facteurs. On pourrait – par exemple – supposer que la valeur de bien-être du plaisir ressenti lors de l’obtention d’un objet désiré augmente de manière non-linéaire en fonction de l’intensité du désir. On pourrait aussi supposer que le plaisir pris (ou le désir accompli) à réaliser une activité sans valeur objective ne contribue pas ou seulement de manière très minime au bien-être, mais admettre une situation asymétrique dans l’autre sens. On pourrait penser à cet égard à la situation de la personne satisfaite de compter les brins d’herbe chez Rawls (1971, p. 432).

Sarch (2012, p. 440, p. 447) évoque l’importance de considérer la structure mathématique d’une théorie hybride du bien-être, car c’est cette structure qui permettra de rendre compte de manière fine de nos intuitions. L’idée d’une structure mathématique des théories du bien-être est aussi épousée par Kagan (2009) qui parle de fonction du bien-être (au sens mathématique). Il s’agit d’une fonction qui permettrait de connaître le bien-être final d’une vie (ou le bien-être à un moment d’une vie) étant donné certains inputs (plaisir, attitudes, biens objectifs). Kagan suggère alors qu’une fonction asymptotique (qui augmente rapidement dans un premier temps puis ralentit pour finalement former un plateau) pourrait constituer une représentation judicieuse de l’interaction entre différents constituants du bien-être. Notons que selon Kagan il est plausible de supposer que la hauteur du plateau dépende de la qualité du bien objectif en jeu.

L’avantage d’une telle théorie, c’est qu’elle permet d’appliquer des rendements décroissants sur la valeur de bien-être du plaisir tout en modulant la valeur maximale en fonction de la valeur objective du bien apprécié. Dans cette configuration, on peut rendre compte de l’intuition que les bénéfices prudentiels du plaisir pris à compter des brins d’herbe (Rawls 1971, p. 432) sont limités par la valeur restreinte de ce bien objectif (si tant est qu’on s’accorde à considérer le décompte des brins d’herbes comme ayant une valeur objective).
 

 

Figure SEQ Figure \* ARABIC1. Fonction asymptotique du bien-être (Kagan 2009, p. 269)

Hawkins (2010, p. 66) propose une autre théorie hybride (hédonisme et désirs) originale qui suppose une valeur de bien-être plus ou moins élevée pour le plaisir ou la satisfaction des désirs en fonction d’un certain seuil d’état affectif. Les sujets doivent d’abord localiser où ils se situent par rapport à ce seuil affectif (Hawkins propose à titre d’exemple un seuil affectif à 5 sur une échelle de 0 à 10) : en dessous de ce seuil, l’état affectif de la personne est si mauvais qu’il déforme ses jugements évaluatifs (Hawkins prend la dépression comme exemple), dans ces situations c’est l’état affectif de la personne qu’il faut prendre en compte pour évaluer le bien-être de cette personne. Cela signifie que si l’on compare le bien-être de différentes personnes, celles qui possèdent un état affectif au-dessus du seuil (et donc positif) auront toujours un bien-être supérieur à celles qui sont en dessous du seuil affectif, et ce quel que soit le degré de satisfaction de leurs préférences. En ce qui concerne la hiérarchisation des vies qui se situent en dessous du seuil affectif, elle peut quant à elle se faire par les préférences des sujets seulement à niveau affectif négatif égal (de deux vies qui seraient à un niveau affectif de 3, celle avec un niveau de satisfaction des préférences de 5 aura un bien-être supérieur à celle avec une satisfaction de 4). De même, pour toutes les vies au-dessus du seuil affectif, c’est la satisfaction des sujets qui va déterminer la hiérarchie de bien-être. Hawkins imagine une comparaison entre deux personnes dont l’une possède un état affectif de 6, mais une grande satisfaction de ses préférences (7) tandis que l’autre a un état affectif de 8, mais avec une faible satisfaction des préférences (6). Pour Hawkins même si le total cumulé est supérieur pour la personne à 8 c’est tout de même la personne à 6 qui possède un niveau de bien-être supérieur dans la mesure où il faut donner la priorité (à comprendre dans le sens d’une supériorité lexicale rawlsienne) aux préférences dans une situation où les états affectifs ne distordent pas le jugement. L’intérêt de la théorie de Hawkins est qu’elle permet de faire sens de deux intuitions. La première concerne le fait que certaines vies sont hédoniquement trop misérables pour prétendre à un degré élevé de bien-être, et ce, même si les sujets affichent une satisfaction élevée pour leurs préférences. La seconde concerne l’idée qu’au-delà d’un certain seuil affectif, les préférences prennent une importance plus grande.

La théorie de Hawkins permet ultimement de résoudre un problème particulier lié au conflit qui peut exister entre plaisir et préférences dans le cadre d’une théorie des désirs. Elle fait remarquer que dans certaines situations, les agents peuvent se retrouver avec des préférences pour des situations hédoniquement sous-optimales, dans lesquelles les conditions d’information et de rationalité ne permettent pas de justifier une modification des préférences de l’agent. Ces cas conduisent la théorie des désirs au jugement d’un bien-être élevé, jugement qui va à l’encontre de nos intuitions.

Sarch (2012, p. 447-450, p. 447-453), s’il reconnaît les mérites d’une théorie seuil, pense aussi qu’elle reste insuffisante et lui préfère une théorie de l’amplification et des rendements décroissants (discount/inflation theory). Cette théorie prend en compte la quantité nette de plaisir dans notre existence, mais aussi là où nous nous situons par rapport à un certain seuil d’accomplissement objectif. Pour ce qui est du plaisir, la dynamique de la théorie propose une évaluation asymétrique de la valeur de bien-être du plaisir en fonction de notre degré d’accomplissement. Si notre accomplissement est en dessous d’un certain seuil, alors la contribution à notre bien-être de chaque unité de plaisir supplémentaire connaît des rendements dégressifs (on a une asymptote comme chez Kagan). Si notre accomplissement se situe au seuil, chaque unité de plaisir supplémentaire augmente notre bien-être de façon strictement additive. En revanche, si notre niveau d’accomplissement est au-dessus du seuil (d’accomplissement), alors la contribution du plaisir est multipliée (et tend vers une forme exponentielle). Sans trop entrer dans les détails, Sarch (2012, p. 456-459) précise aussi les différentes relations existantes entre plaisir et accomplissement lorsque les niveaux de plaisir sont négatifs.

Par conséquent, contrairement à la théorie de Hawkins, la théorie de Sarch n’évalue pas uniquement la valeur de bien-être en fonction du niveau de certains constituants par rapport à un seuil, elle prend aussi en compte les quantités absolues de ces constituants pris séparément. En ce sens, elle suggère qu’une théorie du bien-être possède une structure mathématique fine qui peut à la fois rendre compte des scénarios dans lesquels la valeur du plaisir et de l’accomplissement semble additives (lorsque l’accomplissement est au seuil), mais aussi d’autres cas où la valeur de l’un ou l’autre prend une forme asymptotique ou exponentielle.

En conclusion, on voit que pour faire face aux objections touchant au principe de nécessité conjointe, les théories hybrides n’ont pas nécessairement besoin d’abandonner le holisme auquel elles adhèrent. Elles doivent en revanche complexifier la structure des relations entre les différents composants du bonheur et fournir une ou des fonctions qui permettent de faire sens de nos intuitions dans différents scénarios problématiques liés au bien-être. Ce faisant, les théories hybrides perdent en simplicité ce qu’elles gagnent en cohérence avec nos intuitions.

 

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