Discrimination (A)

Comment citer ?

Giroux, V. (2021), «Discrimination (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/

Publié en mars 2021

 

Selon Aristote, la justice consiste à respecter le principe d’égalité selon lequel les cas semblables doivent être traités de manière identique (Aristote). S’il paraît raisonnable de présumer ainsi que l’égalité favorise la justice, des auteurs ont toutefois remarqué qu’on ne peut réduire la dernière valeur à la première (Westen 1990). Après tout, un souverain qui ébouillanterait ses sujets dans l’huile chaude ne pourrait légitimer son geste en les rejoignant dans la marmite (Frankena 1962). Maltraiter également tous les membres d’un groupe peut certainement être injuste. L’égalité n’est donc pas une condition suffisante à l’obtention de la justice. Mais en est-elle néanmoins une condition nécessaire ? Supposons que les circonstances ne permettent de sauver d’une mort certaine que quelques-uns des membres d’un groupe. Ne vaut-il pas mieux privilégier alors un traitement inégal des individus plutôt que de les condamner tous également (Nozik 1974 ; Raz 1986 ; Parfit 1997) ? L’égalité ne semble donc pas toujours contribuer à la justice. Elle n’en est ni une condition suffisante ni une condition nécessaire.

Il n’en demeure pas moins que la violation du principe d’égalité aristotélicien est souvent condamnable d’un point de vue moral. Certains traitements inégaux, comme refuser aux enfants noirs d’un quartier l’accès à une éducation accordée à ses enfants blancs, peuvent même représenter deux formes d’injustice. En l’occurrence, la première se loge dans le fait de priver certains enfants de l’éducation à laquelle ils ont droit. La seconde, dans celui de désavantager ces enfants par rapport aux autres. C’est cette dernière sorte d’injustice – une injustice comparative – qui relève d’une violation du principe d’égalité et qui constitue une discrimination (Alexander 1992).

Dans les dictionnaires de langue française, la discrimination est d’abord définie comme « l’action de distinguer l’un de l’autre deux objets de pensée concrets » (Le Petit Robert), ou autrement dit comme « l’action de séparer, de distinguer deux ou plusieurs êtres ou choses à partir de certains critères ou caractères distinctifs » (Larousse). Un deuxième sens est ensuite attribué au terme. On ajoute en effet que la discrimination peut aussi correspondre au « fait de séparer un groupe social des autres en le traitant plus mal » (Le Petit Robert), au « fait de distinguer et de traiter différemment (le plus souvent moins bien) quelqu’un ou un groupe par rapport au reste de la collectivité ou par rapport à une autre personne » (Larousse). À y regarder de près, on s’aperçoit que ces deux acceptions sont étroitement liées et que la seconde est en fait l’application de la première, plus générale, à un type de situations particulier. Discriminer, c’est avant toute chose différencier. Mais c’est quand le fait de repérer une différence entre des individus nous conduit sans raison valable à traiter les uns moins bien que les autres que la discrimination suscite le plus d’intérêt philosophique, politique et juridique. Tout se passe comme si cet usage précis du terme était courant au point où nous ne ressentons pas toujours le besoin de qualifier la discrimination lorsqu’elle concerne ainsi le traitement défavorable et injustifié des uns par comparaison aux autres. Les conventions internationales et les lois interdisant la discrimination en témoignent. Dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ratifié par les pays membres des Nations unies, il est par exemple prévu (à l’article 26) que l’on ne peut discriminer sur la base de différences interpersonnelles telles que la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, les opinions politiques, l’origine nationale ou sociale, la fortune ou la naissance. Il est sous-entendu que la discrimination dont il est question implique un traitement désavantageux pour les personnes visées par les protections conventionnelles et qu’elle est moralement injustifiée. Certains auteurs – dont nous ne défendrons pas les vues ici – vont même jusqu’à refuser de parler de discrimination lorsque les traitements différenciés sont justes ou moralement justifiés (Horta 2010a ; Suk 2018). Ils adoptent ainsi une conception « moralisée » de la discrimination, qui se distingue d’une conception neutre permettant d’envisager des formes de discrimination anodines d’un point de vue moral ou encore de discuter de la légitimité d’un acte de discrimination moralement pertinente.

Le terme est donc polysémique. La discrimination peut être aussi insignifiante, d’un point de vue moral, que l’est la distinction des pommes et des oranges. Mais elle peut également renvoyer à un traitement préférentiel, légitime ou non. Dans cette entrée, nous nous intéresserons surtout au deuxième sens du terme, que nous nous attacherons à distinguer du premier. Pour mieux en saisir le sens et la portée, nous tenterons de répondre aux questions suivantes : La discrimination doit-elle viser un individu en tant que membre d’un groupe socialement saillant ? ou peut-elle cibler un individu en raison d’une caractéristique idiosyncrasique ? Est-elle nécessairement désavantageuse pour les personnes qui la subissent ? ou peut-elle aussi bien concerner les traitements différenciés qui n’emportent ni avantage ni désavantage comparatif (« disparate impact ») ? La discrimination peut-elle être purement accidentelle ou doit-elle au contraire être le résultat d’une attitude ou d’intentions moralement critiquables ? À quelles conditions la discrimination entendue comme un traitement préférentiel est-elle injuste ?

 


 

La discrimination visant l’individu en tant que membre d’un groupe socialement saillant

En droit international tout comme dans le droit national de plusieurs pays, on retrouve une liste de critères sur la base desquels il est interdit de discriminer. Ces critères, nous l’avons vu, peuvent être l’origine ethnique, le sexe, la religion, etc. La discrimination qui est prohibée par le droit est donc fondée sur le groupe social auquel des individus appartiennent ou semblent appartenir. Qui plus est, le groupe en question, selon les conceptions classiques du moins, doit être « socialement saillant », c’est-à-dire que la caractéristique que partagent ses membres doit jouer un rôle important dans une grande variété de contextes sociaux (Lippert-Rasmussen 2013a). Cette condition permet de repérer les cas de traitements préférentiels qui semblent d’autant plus graves qu’ils sont répandus et qu’ils désavantagent des communautés déjà vulnérables. Elle exclut la discrimination qui serait fondée sur l’appartenance à un groupe dont les membres auraient des lobes d’oreilles sont plus longs que la moyenne (Arneson 2006), auraient des préférences culinaires ou des goûts musicaux particuliers (Altman 2016), ou seraient nés un mardi plutôt qu’un autre jour de la semaine (Thomsen 2018).

La condition de saillance permet commodément de distinguer entre les traitements différenciés qui nous préoccupent le plus d’un point de vue moral, politique et légal, et les autres. Cela dit, il n’est pas facile de trouver une raison de principe qui justifierait qu’on la rende obligatoire (Thomsen 2018). En effet, la discrimination subie par les personnes aux longs lobes d’oreilles, aux goûts esthétiques hors du commun ou nées un jour particulier de la semaine est certes beaucoup moins fréquente que la discrimination subie par les personnes transsexuelles ou les minorités culturelles. Il n’en demeure pas moins qu’elle pourrait dans certaines circonstances être révoltante elle aussi. En outre, même en concédant qu’un traitement différencié inusité n’est généralement pas aussi grave que la discrimination visant les groupes marginalisés, on voit mal pourquoi il ne constituerait pas néanmoins une forme, peut-être bénigne, de discrimination et serait jugé être d’une tout autre nature.

Dans le même ordre d’idée, on peut se demander pourquoi la discrimination ne pourrait pas s’appliquer aux individus sans référence aux groupes auxquels ils appartiennent. Une personne qui se verrait refuser le même traitement avantageux que les autres simplement en raison du fait qu’elle a les yeux d’une couleur peu commune ne serait-elle pas elle aussi victime de discrimination (Eidelson 2015) ? Qu’importe, en réalité, que nul autre n’ait les yeux de la même couleur qu’elle ou ne subisse un pareil refus en raison de la couleur de ses yeux ? Il paraît raisonnable de considérer que, dans cet exemple, la personne aux yeux de couleur inusitée a bel et bien subi un traitement discriminatoire (la question de savoir s’il est injuste demeure quant à elle toujours ouverte, rappelons-le).

Enfin, notons que la condition de l’appartenance à un groupe socialement saillant peut tendre à occulter la situation, plus précaire encore, des individus qui cumulent plus d’une identité de groupe. La perspective intersectionnelle révèle que les désavantages subis par certains individus ne s’expliquent pas aussi bien par une conception des identités sociales comprises séparément que par l’appartenance simultanée et intégrée à plusieurs groupes marginalisés (Stoljar, 2018).

En principe, la notion de discrimination ne devrait sans doute pas être restreinte aux traitements différenciés en fonction de l’appartenance à un groupe socialement saillant. Bien entendu, la discrimination qui cible les membres d’un groupe désavantagé socialement, économiquement et politiquement nous semble être la pire parce que ses victimes se sont historiquement vu octroyer un statut inférieur (Hellman 2008), parce qu’elles ont été opprimées, asservies ou exploitées, parce que leur égale valeur morale est questionnée. Pour cette raison, c’est ce type de discrimination qui nous préoccupe le plus et qui nous semble devoir être combattu en priorité. Retenons simplement qu’il vaut probablement mieux adopter une conception de la discrimination qui est aussi en mesure de rendre compte des formes nouvelles ou idiosyncrasiques sous lesquelles elle pourrait se présenter. Ce pourrait être le cas si de nouveaux groupes se mettaient à subir l’opprobre de la majorité ou si des individus, pour des raisons qui leur sont particulières, étaient moins bien traités que les autres.

Les injustices comparatives les plus préoccupantes relèvent de discriminations subies « en tant que » membres d’un groupe socialement saillant ou faites « en fonction » d’une caractéristique possédée par un individu. Mais qu’entend-on précisément par là ? On dénote ici une certaine ambiguïté. La caractéristique en question doit-elle jouer un rôle causal dans le traitement discriminatoire ? Autrement formulé, est-ce qu’elle doit être ce qui a motivé l’agent qui s’en rend coupable ? Est-ce bien « en vertu » de cette caractéristique que la discrimination a été faite ?

Répondre à ces questions par l’affirmative non seulement impliquerait d’exclure la discrimination indirecte (dont nous reparlerons dans la section 3), mais cela aurait aussi d’autres conséquences contre-intuitives. En effet, lorsqu’il s’agit de discriminations fondées sur l’appartenance à un groupe social ou un autre – pensons à celles qui relèvent du sexisme ou du racisme, par exemple –, on ne se limite pas de la sorte. On estime qu’il serait sexiste de discriminer les femmes en limitant leurs occasions professionnelles parce que, étant celles qui portent les enfants et ont encore tendance à s’en occuper le plus, on s’attend à ce qu’elles s’absentent du travail davantage que les hommes. On reconnaît qu’il serait raciste de privilégier les Caucasiens parce qu’on pense que Dieu les préfère, parce qu’on s’identifie plus facilement à eux ou parce qu’on leur attribue quelque qualité, réelle ou imaginaire. Exiger que le traitement discriminatoire ait été motivé par le fait qu’une personne soit une femme ou ait des ancêtres européens en tant que tel signifierait que les cas mentionnés ne soient pas considérés comme du sexisme ou à du racisme (Horta 2010). Pour parler de discrimination, peut-être vaut-il donc mieux se contenter du fait que la possession d’une caractéristique particulière contribue, d’une manière ou d’une autre, à expliquer le traitement préférentiel ou désavantageux.

D’un autre côté, on peut hésiter à qualifier de sexiste ou raciste une discrimination qui serait en réalité causée par des préjugés d’un autre ordre. Imaginons qu’un agent ait recours au critère du sexe biologique, parmi d’autres critères (incluant l’âge et l’utilisation d’un fauteuil roulant, peut-être) pour repérer les individus qui ont peu de force physique et leur accorder moins de valeur morale. Ne serait-il pas préférable de parler de capacitisme plutôt que de sexisme dans un cas comme celui-là ? Bien sûr, si quelqu’un s’entête à penser que les personnes racisées sont moins fortes ou moins intelligentes que les autres alors qu’on lui a présenté les raisons de croire le contraire, il serait inapproprié de nier qu’il est raciste. Mais si l’appartenance à un groupe racial est utilisée comme un simple proxy servant à détecter les individus possédant le trait qui fonde véritablement la discrimination (on parle alors de « discrimination statistique », cf. 4e section), convient-il néanmoins de parler de racisme ? La relation entre la caractéristique en fonction de laquelle un individu ou un groupe d’individus est discriminé et la qualification de la discrimination est sujette à débat.

La discrimination comme traitement désavantageux

Un autre des attributs souvent conférés à la discrimination est son caractère désavantageux pour les personnes qui la subissent. Le fait qu’un traitement différencié place un individu dans une position désavantageuse est même souvent ce qui fait en sorte qu’on l’assimilera à de la discrimination pour le dénoncer (Segal 2012 ; Knight 2013). Dans la célèbre affaire Brown c. Board of Education, la Cour suprême des États-Unis a jugé que la ségrégation raciale dans les écoles publiques était inconstitutionnelle parce qu’elle affectait l’éducation et le développement cognitif des enfants noirs et parce qu’elle les privait des bénéfices dont ils auraient profité dans un système éducatif intégré. C’étaient ainsi les désavantages sur les plans éducatif et psychologique subis par les enfants noirs qui, selon la cour, fondaient la discrimination.

Le caractère désavantageux d’un traitement différencié est essentiellement comparatif. Pour déterminer si la situation de la personne discriminée est ou non désavantageuse, il faut donc savoir à quoi la comparer. C’est généralement la situation dans laquelle se trouvent les autres, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas subi la discrimination, qui est la référence sélectionnée (Gardner 1996). Qui sont ces « autres », plus exactement ? Pour que les citoyens noirs du Kansas dans l’affaire Brown soient discriminés, ils n’avaient certainement pas à être désavantagés par rapport aux Noirs vivant en Afrique du Sud sous l’apartheid. C’est par rapport aux citoyens blancs du Kansas que la comparaison prenait son sens. Dans cet exemple utilisé par le philosophe Andrew Altman, la discrimination était commise par les États américains qui avaient le devoir de donner à leurs citoyens noirs une éducation aussi bonne que celle qu’ils procuraient à leurs citoyens blancs. Une comparaison avec qui que ce soit d’autre que les Blancs du Kansas aurait été inappropriée (Altman 2016).

Est-ce à dire que, si l’éducation offerte aux citoyens noirs avait été d’aussi bonne qualité que celle offerte aux citoyens blancs, il aurait alors été légitime pour les états de maintenir la ségrégation scolaire ? Dans l’affaire Brown, la cour précise que le problème de la discrimination ne réside pas seulement dans les dommages éducatifs et psychologiques causés aux citoyens noirs. Elle condamne en effet l’acte même qui consiste à séparer les enfants selon la couleur de leur peau, sans égard au fait que les uns soient moins bien traités que les autres. Selon la cour, toute discrimination injuste n’aurait donc pas à être désavantageuse pour les individus qui la subissent. Elle pourrait plus simplement consister à traiter différemment les uns et les autres en fonction d’un critère comme celui de la couleur de la peau.

Altman remarque toutefois qu’une telle conception de la discrimination injustifiée, une conception élaguée de la condition du désavantage, aurait une fâcheuse implication : sous les lois Jim Crow par exemple, les citoyens blancs, puisqu’ils étaient traités différemment des citoyens noirs, auraient été eux aussi discriminés. Évidemment, la discrimination dans les systèmes de ségrégation raciale concernait aussi bien les Blancs que les Noirs, les membres des deux groupes étant traités différemment les uns par rapport aux autres. Toutefois, seuls les derniers en étaient victimes. Plutôt que de la subir, les autres – plusieurs d’entre eux du moins – en ont même profité. On peut ainsi distinguer la discrimination faite entre des individus ou des groupes d’individus, de la discrimination qui l’est à l’encontre ou, au contraire, en faveur de certaines personnes ou de certains groupes de personnes (Lippert-Rasmussen 2013a).

Nous avons vu qu’au sens moralement neutre du terme, il y a discrimination dès qu’il y a distinction, ou différence de traitement. Mais nous avons également vu que la discrimination est souvent spécialement préoccupante d’un point de vue moral et politique lorsqu’elle engendre un désavantage pour des individus, surtout lorsque ceux-ci appartiennent à un groupe socialement saillant. Si la Cour dans l’affaire Brown a été tentée de spécifier que la condition du désavantage comparatif n’était pas essentielle, sans doute est-ce parce que les lois contestées s’appuyaient sur un critère, le critère racial, ayant longtemps servi (et servant encore aujourd’hui) à fonder une variété de traitements désavantageux pour la communauté noire, notamment en suscitant chez ses membres un sentiment d’humiliation ou même d’infériorité. Dans un contexte social différent, un contexte où autant de valeur et de respect auraient historiquement été accordés à cette communauté qu’aux autres, la décision d’envoyer les enfants noirs et les enfants blancs dans des écoles différentes aurait certainement semblé absurde, mais elle n’aurait peut-être pas soulevé l’indignation qu’elle a pu (ou aurait dû) susciter dans l’Amérique du milieu du XXe siècle. Derrière la décision de la cour se trouvait certainement la reconnaissance de la vulnérabilité particulière des personnes noires aux États-Unis et de tous les désavantages qu’elles subissent bien concrètement en raison de la couleur de leur peau. En fin de compte, la condition du désavantage n’avait probablement pas été tout à fait écartée par le tribunal. Le traitement différencié qui est discriminatoire et qui nous préoccupe est celui qui est désavantageux pour certains, ne serait-ce que parce qu’il augmente la vulnérabilité des victimes face à certains dommages potentiels.

Cela dit, on peut imaginer qu’une discrimination procure un certain avantage à l’individu qui la subit. Pensons par exemple à un employé qui recevrait de la part de son patron une prime surprise de 50$ pour le récompenser d’avoir fait son travail comme il faut pendant la semaine. Aussi heureux qu’il soit de recevoir ce cadeau, l’employé aurait néanmoins de bonnes raisons de se sentir floué si chacun de ses collègues avait touché 100$ pour l’exacte même raison. En un certain sens, pourtant, non seulement le traitement discriminatoire en question n’aurait pas alors contribué à détériorer la situation financière dans laquelle l’employé se trouvait jusque-là, mais elle l’aurait même améliorée. C’est qu’un avantage absolu est parfaitement compatible avec un désavantage relatif. Une personne ayant subi une discrimination peut s’être enrichie en dépit du – ou même grâce au – traitement en cause, tout en se trouvant dans une situation moins bonne que celle des autres.

Mais nous pouvons encore envisager le cas d’une personne victime de discrimination qui se trouverait dans une situation meilleure non seulement que celle dans laquelle elle se trouvait auparavant, mais aussi que celles des personnes qui ont, elles, profité de la discrimination en tant que telle. Reprenons l’exemple de cet employé ayant touché 50$ plutôt que 100$ pour n’avoir fait en réalité rien de plus que son travail. Ajoutons maintenant que cet employé, bénéficiaire d’une fortune familiale, est beaucoup mieux nanti que ses collègues (ce privilège pouvant être ce qui avait incité son employeur à lui donner moins qu’aux autres). Si un traitement différencié doit être désavantageux pour être discriminatoire, il semble que le désavantage en question doit être évalué non pas par rapport à la situation dans laquelle se trouvent les autres, mais par rapport à la situation dans laquelle la victime se serait elle-même retrouvée si elle avait été traitée comme les autres. L’employé, aussi riche soit-il, l’aurait été plus encore s’il avait obtenu 100$ comme ses collègues plutôt que 50$. Remarquons toutefois qu’on pourrait décrire la même situation autrement. En effet, si la situation est comprise comme « le fait de recevoir une belle prime », la riche victime – parce qu’elle n’a pas reçu autant d’argent qu’eux – se retrouve alors dans une situation moins enviable que ses collègues en dépit du fait qu’elle soit plus aisée.

Enfin, le désavantage en question peut dans certaines circonstances se loger dans l’acte consistant à infliger un certain traitement plutôt que dans les effets de ce traitement. Le philosophe Kasper Lippert-Rasmussen donne, à d’autres fins, des exemples aidant à saisir le type de désavantage dont il est ici question. Il suggère d’imaginer le cas d’une personne gay, embauchée par un employeur homophobe qui ne se serait résigné à lui offrir un emploi qu’en raison du fait que le candidat moins qualifié qu’il avait d’abord privilégié parce qu’il était hétérosexuel s’est désisté (Lippert-Rasmussen 2014). Richard Arneson donne pour sa part l’exemple d’un homme qui, voulant tuer son épouse, la sauve en lui donnant un médicament qu’il prenait pour du poison. Il évoque aussi celui d’immigrants qui, s’étant vu refuser la possibilité de s’inscrire aux programmes de sciences humaines à l’université parce qu’un test de langue les défavorisait se sont retournés vers la médecine, l’ingénierie et le droit pour obtenir des emplois hautement valorisés socialement et mieux rémunérés (Arneson 2006). Dans les cas comme ceux-là, les personnes discriminées se retrouvent en fin de compte dans une situation aussi sinon plus enviable que la situation dans laquelle elles se seraient autrement retrouvées. Cela ne signifie pas, toutefois, qu’elles n’ont pas été traitées de manière comparativement désavantageuse.

Des philosophes se sont penchés précisément sur les cas de discrimination qui semblent n’avoir aucun effet sur la victime (Horta 2010b ; Garcia 2018). Oscar Horta donne l’exemple d’un groupe qui se moquerait d’une personne à son insu parce qu’elle est obèse, ou qui blasphèmerait le cadavre d’un individu parce qu’il était Rom, présumant que ces gestes commis secrètement n’entraînent aucun dommage ni pour les victimes elles-mêmes ni pour d’autres, indirectement (en alimentant peut-être les préjugés des témoins qui pourraient à leur tour discriminer des personnes grosses ou tsiganes, de manière à leur nuire cette fois-ci). Il donne aussi l’exemple d’une personne d’un certain âge ayant vécu toute sa vie dans une société sexiste et qui, regardant un débat télévisé opposant un homme et une femme, présumerait que l’homme a raison non pas parce que ses arguments sont plus convaincants que ceux de la femme, mais simplement parce qu’il est un homme et que les hommes sont, selon elle, généralement mieux informés ou plus intelligents que les femmes (on parle alors de discrimination « épistémique », Fricker 2007). Horta fait l’hypothèse que le jugement du téléspectateur n’est exprimé d’aucune manière et n’affecte donc personne, y compris bien sûr la femme de l’émission télévisée (Horta 2015). Selon lui, nous avons l’intuition que ces situations sont bien discriminatoires, et ce, en dépit du fait que les intérêts subjectifs des victimes ne sont pas affectés. Ces exemples, poursuit-il, montrent que si l’on tient à conserver la condition du désavantage (ce qu’il ne croit pas judicieux par ailleurs), il faut alors l’interpréter de manière souple et considérer que des individus ou des groupes d’individus sont désavantagés dès que l’on refuse de les traiter aussi bien que les autres ou de leur accorder autant de considération qu’aux autres. Pour Oscar Horta et pour d’autre auteurs comme G.L.A. Garcia – et c’est là une interprétation peu usuelle du concept puisqu’on associe le plus souvent la discrimination au comportement –, il peut donc y avoir discrimination même lorsque le traitement différencié qui est en cause se fait exclusivement entre les deux oreilles de l’agent (Horta 2015 ; Garcia 2018).

Bien sûr, ce sont d’abord et avant tout les actions entraînant des effets délétères sur certains individus ou certains groupes d’individus qui nous préoccupent. Les situations examinées montrent toutefois que la condition du désavantage subi par les personnes discriminées doit être interprétée assez largement pour éviter d’exclure toutes les situations où les états mentaux des victimes de discrimination ne sont pas affectés. Le fait qu’un agent a l’intention de traiter certains individus de manière à leur nuire, que ses efforts soient ou non couronnés de succès, suffit à le rendre coupable de discrimination. Que l’on soit ou non d’accord avec Horta et Garcia quant à la possibilité que la discrimination puisse être un pur acte de l’esprit, il faut retenir que l’intention de traiter certains individus moins bien que les autres est à tout le moins suffisante pour parler de discrimination. Est-elle pour autant nécessaire ?

La discrimination est-elle toujours intentionnelle ?

Le cas paradigmatique de discrimination moralement problématique est celui où une personne agit dans l’objectif de causer un désavantage à un autre individu en raison de son appartenance à un groupe socialement saillant. Plusieurs auteurs parlent de discrimination directe lorsque la discrimination est ainsi volontaire ou intentionnelle. Cette intention peut bien sûr être explicite, comme dans le cas où un établissement afficherait une interdiction d’entrée aux personnes appartenant à une minorité visible. Mais elle peut aussi être cachée. Andrew Altman donne l’exemple des États américains où l’on a eu recours à des tests de littéracie pour refuser le droit de vote aux Américains d’origine africaine. Parce que les personnes visées n’avaient jamais eu accès à une éducation scolaire adéquate et parce que les tests en question n’étaient pas appliqués de manière impartiale, la plupart des Afro-américains échouaient et ne pouvaient voter. Bien que la politique entourant l’attribution de ce droit ne contenait aucune référence explicite à l’origine ethnique, elle avait été mise en place spécifiquement dans le but d’établir une discrimination raciale. Selon Altman, elle constituait en conséquence une discrimination directe (Altman 2016).

Comme le note toutefois Lippert-Rasmussen, les désavantages entraînés par simple négligence ou par indifférence à l’égard des intérêts de certaines personnes trahissent également un état d’esprit répréhensible et pourraient donc être considérés comme le résultat d’une discrimination directe (Lippert-Rasmussen 2014). Tel serait le cas d’un employeur qui ne cherche pas activement à désavantager les femmes, mais qui, par habitude ou par économie, utiliserait des critères d’embauche qui leur sont spécialement défavorables (en réduisant leur accès à certains emplois ou en contribuant à véhiculer des préjugés à leur endroit) sans se soucier de cet effet. Or, les préjugés inconscients devraient, selon lui, être assimilés à un état d’esprit coupable (voir également Alexander 1992). Les traitements différenciés qui en résultent pourraient alors être considérés comme de la discrimination certes inconsciente, mais directe elle aussi.

Les auteurs qui comprennent ainsi la discrimination directe la distinguent de celle qui est dite indirecte, qu’ils estiment ne relever ni de l’intention de nuire ni même d’une négligence ou d’un mépris envers autrui ou ses intérêts, que cela soit conscient ou non. La discrimination indirecte désignerait pour ces auteurs les décisions ou les actions qui entraînent de manière accidentelle un désavantage comparatif (« disparate impact ») pour les membres de certains groupes. Elle viserait ce qui a pour effet de maintenir involontairement des groupes minoritaires dans une position de subordination. On souhaite bien sûr disposer d’un concept de discrimination pouvant englober sa version « structurelle » (Pincus 1994), c’est-à-dire celle dont les effets disproportionnellement désavantageux pour certains, même s’ils n’ont été ni désirés ni anticipés, s’expliquent par leur appartenance à certains groupes.

Une interprétation plus communément faite de la distinction directe/indirecte consiste à limiter la première aux instances où l’intention de traiter certains individus de manière désavantageuse est clairement exprimée. Les cas où elle est au contraire cachée et où l’acte paraît innocent ou neutre en dépit du fait qu’il soit intimement motivé par une volonté de désavantager certains individus ou par une indifférence à l’égard des intérêts de certains individus sont plutôt associés à de la discrimination indirecte (pour une critique du recours à la condition de l’intention pour distinguer entre la discrimination directe et la discrimination indirecte, voir Thomsen 2015).

Quoi qu’il en soit, on ne veut évidemment pas d’un concept de discrimination qui s’appliquerait dans les cas comme celui où, s’écrasant sur Terre, un météorite décimerait une communauté socialement marginalisée sans affecter qui que ce soit d’autre. La discrimination qui nous intéresse doit rester un acte intentionnel ; ne peuvent s’en rendre coupables que les agents moraux, c’est-à-dire les êtres possédant les capacités requises pour assumer une responsabilité morale. Par ailleurs, il semblerait excessif de disqualifier tous les actes, toutes les pratiques ou toutes les politiques dont les uns ont été commis et les autres adoptées sans malveillance aucune et pour de bonnes raisons, et qui n’entraînent qu’incidemment un tort pour les membres de certains groupes. Certaines peuvent être justifiées.

Pour évaluer si une mesure aux effets disproportionnellement dommageables pour certains doit être considérée comme injustement discriminatoire, il arrive qu’on applique un critère de légitimité de l’objectif visé et de proportionnalité entre l’objectif en question et les moyens employés pour l’atteindre (Altman 2016). On tient parfois également compte de la gravité des effets dommageables pour celles et ceux qui les subissent. Et les cas où ce sont les membres de communautés déjà vulnérables (Lippert-Rasmussen 2013a) qui essuient le plus grand désavantage paraissent les plus inquiétants. Ce sont eux qui incitent le législateur et les tribunaux à élargir le concept de discrimination injuste de manière à englober les instances où le problème se situe dans les conséquences de certains gestes ou de certaines mesures, plutôt que dans ce qui les motive.

L’exemple parfois utilisé pour illustrer cette idée est celui de l’affaire Griggs c. Duke Power (1971) où la Cour suprême des États-Unis devait se pencher sur le test écrit mis en place par une compagnie du secteur de l’énergie en Caroline du Nord pour repérer les employés auxquels accorder une promotion. Le recours à ce test était particulièrement désavantageux pour les employés noirs, qui échouaient dans une proportion beaucoup plus grande que les autres. Les représentants de la compagnie n’étaient pas soupçonnés d’avoir volontairement cherché à empêcher certains employés d’obtenir un avancement en raison de leur appartenance raciale. Néanmoins, la gravité du désavantage subi par les membres d’une communauté ayant historiquement souffert d’importantes discriminations directes jumelée au fait que le test ne semblait pas nécessaire pour déterminer qui méritait une promotion a conduit la Cour à juger son utilisation discriminatoire (au sens moralement chargé d’injuste que nous n’avons pas retenu pour cette entrée) et donc illégale.

Certains diront toutefois que même dans les cas semblables à l’affaire Griggs, on a tort de supposer que le problème ne se situe que dans effets comparativement désavantageux pour certains. Après tout, les politiques qui les causent ont souvent été originellement adoptées par des personnes ayant des préjugés moralement condamnables à l’endroit du groupe auquel appartiennent les individus qui subissent aujourd’hui leurs effets dommageables. De surcroit, la décision de maintenir de telles politiques en place en dépit de ces effets trahit souvent un manque d’égards pour les personnes désavantagées (Lippert-Rasmussen 2014).

On considère généralement que le problème de la discrimination est une affaire de processus et non de simples résultats. Il semble néanmoins qu’un comportement, une pratique ou une politique ayant des effets disproportionnellement désavantageux pour certains (surtout s’il s’agit des membres d’un groupe vulnérable ou autrement socialement saillant) mérite parfois une justification. Est-ce le cas même en l’absence de toute intention ou disposition psychologique moralement condamnable ? La question reste ouverte.

La discrimination moralement injustifiée

On discrimine en refusant d’accorder un permis de conduire des véhicules motorisés aux personnes non voyantes. On discrimine en refusant d’accorder le permis de pratiquer le droit aux gens qui n’ont pas obtenu les diplômes appropriés. Ces décisions peuvent être désavantageuses pour les personnes non voyantes et pour les étudiants ayant échoué leurs examens du Barreau, mais nous ne les estimons pas injustes pour autant (Alexander 1992). Par ailleurs, on pense d’ordinaire qu’il est légitime de choisir ses amis ou ses partenaires sexuelles sur la base de simples préférences personnelles (Alexander 1992 ; Lazenby et Butterfield 2018 ; Fourie 2018). Ou encore de réserver un traitement punitif particulier comme l’emprisonnement aux personnes reconnues coupables de crimes graves et jugées dangereuses pour la société. En outre, peut-être qu’on pourrait excuser un employeur qui paye moins les femmes que les hommes pour un travail égal si, dans l’État sexiste où il se trouve, les femmes payées justement risquaient des désavantages plus graves encore, tels que la prison ou la torture (Lippert-Rasmussen 2013b ; Horta 2010b). De la même manière, on pourrait imaginer une situation où il serait nécessaire de moins bien rémunérer les travailleurs appartenant à un groupe particulier pour éviter que l’économie d’un pays ne s’écroule complètement et que les intérêts de tous soient grièvement affectés. Il arrive ainsi qu’un traitement désavantageux pour les membres d’un groupe vulnérable soit certes injuste, mais qu’il soit moralement excusable pace qu’il est nécessaire pour éviter que ces mêmes individus subissent plus de dommages encore, ou pour protéger d’autres personnes de préjudices beaucoup plus graves.

La discrimination, dans la version non moralisée ici retenue, est loin d’être toujours illégitime. Mais lorsqu’elle l’est, pourquoi l’est-elle exactement ? En d’autres mots : qu’est-ce qui fait en sorte que certaines discriminations sont injustes ? Pour répondre à ces questions, différentes hypothèses peuvent être envisagées. Comme nous le verrons, chacune d’elle semble à même d’expliquer ce qui fait en sorte que certaines formes de discrimination sont injustes, mais aucune ne semble parvenir à cibler ce qu’ont en commun toutes les discriminations qui nous paraissent injustes.

D’abord, on peut penser que le problème survient surtout quand un traitement différencié défavorise des individus en raison du fait qu’ils possèdent ou non certaines propriétés « non méritées ». Discriminer des personnes en raison de leur âge, de leur sexe, de la couleur de leur peau ou du fait qu’elles aient une difformité ou un handicap serait injuste parce que ces personnes n’ont pas choisi d’avoir ou non ces caractéristiques, et n’ont que peu ou pas de contrôle sur elles (Kahlenberg 1996). Certains ajoutent à cette liste de caractéristiques strictement biologiques dont l’individu n’est pas responsable l’espèce à laquelle il appartient (Rowland 1997) et dénoncent la discrimination d’ordre spéciste (Jaquet 2018). Pourtant, le traitement préférentiel des personnes voyantes (une caractéristique strictement biologique) lorsqu’il s’agit d’octroyer des permis de conduire ne nous paraît pas injuste (Boxill 1992). Et le fait qu’il soit possible de modifier sa silhouette ou de changer de religion ne semble pas justifier toutes les discriminations faites en fonction du poids ou des croyances religieuses. On ne peut se satisfaire de cette explication dans tous les cas de figure.

Une autre hypothèse est que le problème de la discrimination vient du fait qu’elle se fonde sur des stéréotypes erronés ou sur des généralisations abusives, plutôt que sur les caractéristiques individuelles des personnes. Pensons au profilage racial, cette discrimination typiquement exercée par des policiers qui consiste à soupçonner certaines personnes d’enfreindre la loi en raison non pas leur comportement individuel mais de leur appartenance raciale ou ethnique (Blank et al. 2004). Ou encore à la discrimination à l’embauche fondée sur la présomption selon laquelle une femme âgée entre 20 et 30 ans qui postule à un emploi est une candidate moins intéressante que les autres puisqu’elle pourrait devoir bientôt prendre un congé de parentalité (Miller 1999). Dans ces cas, c’est parce que l’on suppose, à tort ou à raison, que les critères de la race ou du sexe sont corrélés à d’autres caractéristiques (en l’occurrence, la propension à la délinquance des individus ou la probabilité qu’ils s’absentent du travail) qu’on y recourt. Ce sont, en fait, les personnes qui possèdent ces autres caractéristiques que l’on cherche ultimement à repérer. On parle alors de discrimination « statistique », soit une forme de discrimination instrumentale, que l’on distingue de la discrimination dite fondamentale s’appuyant pour sa part sur la supposition qu’une différence ontologique divise les individus suivant leur prétendue race ou leur sexe, par exemple (Schauer, 2018).

La discrimination statistique nous semble parfois injuste. En revanche, il serait sans doute déraisonnable de se donner pour défi de toujours l’éviter : même l’observation directe et l’évaluation au cas par cas impliquent des inférences faites à partir de généralisations jugées fiables (Schauer 2003). Qui plus est, certaines généralisations peuvent être neutres, ou même souhaitables. Pensons de nouveau aux examens d’entrée à l’université qui permettent de savoir qui sont les candidats qui ont le plus de chances de mener à bien des études supérieures (Schauer 2018). Pensons encore aux droits politiques, comme le droit de vote par exemple, qui ne sont pas accordés en fonction des connaissances ou vertus individuelles de chacun, mais selon la règle de « une personne, un vote », ce qui permet d’exprimer l’idéal de l’égalité de tous les citoyens (Schauer 2003 ; Lippert-Rasmussen 2011). En outre, ce n’est pas toujours dans la généralisation que se loge l’injustice, mais plutôt dans la pertinence de la caractéristique réellement visée et dont le proxy n’est qu’un indicateur. Certes, il peut sembler légitime de refuser aux femmes qui sont en moyenne moins fortes que les hommes l’accès aux emplois qui exigent une grande force physique (à condition, soutiendront certains, d’accommoder celles qui sont exceptionnellement aussi fortes que les moins forts des hommes embauchés). En revanche, recourir au genre ou au sexe comme prétexte pour interdire aux femmes l’accès à des professions qui ne requièrent pas une telle force physique serait évidemment injuste.

Une troisième raison pour laquelle la discrimination peut sembler injuste est précisément son caractère irrationnel (Cotter 2006) ou arbitraire (Kekes 1995 ; Halldenius 2018). Le sexe ou la couleur de la peau, par exemple, ne sont pas de bonnes raisons de traiter des personnes de manière désavantageuse en leur refusant le droit de vote ou encore le droit d’accéder à la propriété foncière parce qu’il n’y a aucun lien rationnel entre les caractéristiques en question et les compétences nécessaires pour voter ou gérer un bien immobilier. Pour traiter des personnes différemment sans enfreindre le principe d’égalité aristotélicien, il faut pouvoir repérer une différence entre elles qui soit pertinente (Flew 1990). Or, dans bien des cas, la différence qui explique la discrimination échoue à justifier cette dernière.

Cela dit, il ne faut pas oublier – nous l’avons mentionné – qu’agir en fonction de simples préférences personnelles ou de purs caprices n’est pas toujours injuste (Alexander 1992 ; Gardner 1998). C’est le cas lorsque l’on sélectionne ses amis ou ses partenaires sexuels, ou encore lorsque l’on décide à qui offrir un cadeau. Il faut aussi reconnaître que l’emploi de certains critères pour discriminer peut être rationnel sans pour autant être juste. Pensons à l’exemple d’un propriétaire de restaurant qui refuserait de servir les rares clients noirs qui se présentent parce que le reste de sa clientèle étant largement raciste, elle déserterait alors son établissement (Gardner 1998). Ou encore à un banquier dont les clients eux aussi sexistes préfèrent les conseillers financiers masculins et qui, pour des fins de rentabilité, discrimine les femmes à l’embauche (Sunstein 1991). D’un point de vue commercial, la décision de ce restaurateur et celle de ce banquier seraient rationnelles en dépit du fait qu’elles sont injustes.

Une explication, peut-être davantage prometteuse que les précédentes, repose sur la dimension dénigrante de la discrimination (Hellman 2008). Discriminer certaines personnes serait injuste parce que (ou lorsque) cela révèle un manque de respect à leur endroit (Beeghly 2018), ou un mépris de leur dignité fondamentale (Dworkin 1977). Selon cette explication, le problème se situerait dans la négation de l’égalité morale de tous les êtres humains (Anderson 1999 ; Cavanagh 2002 ; Nickel 2005 ; Arneson 2006). Et parce qu’elle indique que certains individus se trouvent dans une caste moralement inférieure de la société, cette discrimination incite à l’hostilité, à l’antipathie, ou à l’indifférence envers les gens qui en sont victimes. Qu’elle soit ou non elle-même motivée par des préjugés, elle alimente ceux-ci et augmente les chances que des individus subissent en conséquence des traitements désavantageux (Altman 2016).

Cette dernière hypothèse explicative évite les objections soulevées à l’encontre des précédentes. Elle permet également de comprendre pourquoi ce qu’on appelle parfois la « discrimination positive » n’est pas injustifiée : cette dernière tend à contrer les privilèges dont certains sont injustement bénéficiaires et à rétablir l’égalité dans la représentation des différents groupes (elle compterait alors parmi les moyens de lutter contre certaines formes injustes de discrimination) (Suk, 2018). En dépit de ses avantages, cette hypothèse rencontre toutefois, elle aussi, quelques problèmes.

D’abord, elle n’est peut-être pas elle non plus en mesure d’expliquer tous les cas de discrimination injustifiée. Oscar Horta remarque qu’au sein d’une société sexiste, il est possible que les propos d’une femme ne se voient pas accorder autant de sérieux que ceux d’un homme en dépit du fait que l’égalité morale des uns et des autres soit reconnue. Selon lui, tous les traitements de faveur que l’on peut assimiler à des formes illégitimes de discrimination ne reposent pas sur l’attribution d’un statut moral supérieur (Horta 2015). Ensuite, cette hypothèse s’applique sans doute moins bien à la discrimination indirecte qu’à la discrimination directe. Après tout, pour qu’une politique ou une pratique témoigne d’un manque de respect envers les membres d’un groupe vulnérable, on pourrait penser qu’il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui manque de respect, ce qui est exclu par définition dans certains cas de la discrimination indirecte.

De surcroit, on peut hésiter à faire dépendre le statut déontique d’une action des états mentaux de l’individu qui la commet. Judith Jarvis Thomson et Thomas Scanlon sont d’avis que les intentions avec lesquelles les agents discriminent permettent d’évaluer leur caractère moral, mais ne sont pas ce qui fait en sorte que les actions discriminatoires sont moralement interdites, permises ou requises (Thomson 1990 ; Scanlon 2008). Pour éviter cela, il faudrait, suivant Deborah Hellman, considérer que l’effet dénigrant de la discrimination ne dépend pas des intentions des agents, ni d’ailleurs des conséquences psychologiques sur ses victimes (Hellman 2008), mais se situe plutôt dans le message stigmatisant qu’elle exprime socialement.

Finalement, cette explication ne permet guère d’expliquer ce qui ne va pas avec le refus d’accorder la même valeur morale ou le même statut moral aux différents individus. À la question : « Pourquoi l’octroi d’un statut moral supérieur aux uns et inférieur aux autres est-il injuste ? », on ne peut répondre que c’est « parce que cela consiste à accorder un statut moral supérieur aux uns et inférieur aux autres » sans tomber dans une fâcheuse circularité.

Les explications disponibles ne semblent pas arriver à décrire ce qu’il y a d’injuste dans tous les cas. Plutôt qu’une conception moniste, mieux vaut peut-être adopter une conception pluraliste permettant de rendre compte de diverses manières de ce qu’il y a de mal dans les différentes instances de discrimination injuste.

 

Conclusion

En somme, la discrimination représente à de nombreux égards une véritable pomme de discorde pour les autrices et les auteurs qui s’y intéressent. On discute autant de la condition de l’appartenance des victimes à un groupe socialement saillant que de celle du désavantage qu’elles subissent. On se demande si la discrimination implique à la fois un certain état d’esprit chez les agents qui s’en rendent coupables et certains effets chez les personnes qui la subissent ou si l’une ou l’autre de ces deux exigences suffit. En présumant que la discrimination n’est pas injuste par définition, on débat ensuite des raisons pour lesquelles elle l’est, lorsque c’est le cas.

 

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Remerciements:

L’autrice remercie Luc Faucher, Natalie Stoljar et Kristin Voigt pour leurs commentaires utiles sur le texte.