Certitude (A)
Comment citer ?
Vollet, J.H. et Belkoniene, M. (2021), «Certitude (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/
Publié en mars 2021
Table des matières
Introduction
Certitude objective, épistémique et psychologique
La certitude est une propriété pouvant être attribuée à une proposition (ce qui est affirmé ou nié) ou à une personne (qui affirme ou nie une proposition). Considérons d’abord la certitude en tant que propriété pouvant être attribuée à une proposition. Elle peut s’entendre en un sens purement objectif ou métaphysique, ou bien relativement aux données d’un sujet (Moore 1959 ; DeRose 1998). Dans le premier cas, on parle de certitude objective. Les certitudes objectives consistent en des propositions qui sont nécessairement vraies, la modalité pertinente étant ici de type aléthique (logique, métaphysique, physique…). Par exemple, la proposition ‘il pleut à Paris’, même si elle est vraie, peut en un sens ne pas être une certitude objective, car qu’il ne pleuve pas à Paris n’est pas quelque chose d’impossible en soi. La proposition ‘tous les célibataires sont non-mariés’ peut, au contraire, être décrite comme objectivement certaine dans le sens où il est impossible, logiquement, que cette proposition soit fausse.
Dans le second cas, on parle de certitude épistémique. Il faut distinguer cette notion de la notion de certitude psychologique, attribuée à une personne relativement à une proposition (Moore 1959 ; Unger 1975 : 62sq ; Klein 1981 : 177sq, 1998 ; Audi 2003 : 224 sq ; Stanley 2008 ; DeRose 2009 ; Littlejohn 2011 ; Reed 2008 ; Petersen 2019 ; Beddor 2020a, 2020b ; Vollet à paraître). Considérons l’expression « Il est certain pour Pierre que Jean n’est pas malade ». Cette expression est ambiguë. En un premier sens, « pour Pierre » peut désigner la position épistémique de Pierre (les données dont il dispose). Par exemple, lorsque Pierre affirme « Il est certain que Jean n’est pas malade, le médecin me l’a dit », il affirme que la proposition « Jean n’est pas malade » est certaine étant donné sa position épistémique (ce que le médecin lui a dit). La certitude et l’incertitude épistémique sont souvent exprimées à l’aide de termes modaux (comme « pouvoir », « impossible », etc.) utilisés en un sens épistémique (Moore 1959 ; DeRose 1998 : 69 ; Littlejohn 2011 ; Petersen 2019 ; Beddor 2020b : sect. 5). Par exemple, pour exprimer la certitude épistémique, on peut dire « Il est impossible que Jean soit malade, le docteur a dit qu’il ne l’était pas » et pour exprimer l’incertitude épistémique, on peut dire « Il se peut que Jean soit malade, il a de la température ». On renvoie ici à un certain type de justification que possède un sujet à l’égard d’une proposition vis-à-vis de laquelle il peut adopter ou non une attitude propositionnelle. L’expression « Il est certain pour Pierre que Jean n’est pas malade » peut alors être paraphrasée par l’expression « Les données dont Pierre dispose sont telles qu’elles confirment avec certitude que Jean n’est pas malade ». A la différence de la certitude objective, il n’est pas évident que la certitude épistémique soit factive (les philosophes admettant la factivité de la certitude ou de « devoir » au sens épistémique incluent DeRose 1998 ; Hawthorne 2004 : 28 ; Huemer 2007 ; von Fintel et Gillies 2007 ; Littlejohn 2011 ; Petersen 2019 ; Beddor 2020b ; Vollet à paraître). Cela dépend du type de justification qu’un sujet doit posséder, ou du type de possibilités qui doivent être éliminées par ses données, pour qu’on puisse dire qu’une proposition est épistémiquement certaine relativement à lui.
En un second sens, l’expression « pour Pierre » peut désigner une attitude de Pierre. La certitude renvoie dans ce cas à l’attitude adoptée par un sujet vis-à-vis d’une proposition plutôt qu’à une propriété de la proposition en question. On parle de certitude psychologique, personnelle ou subjective pour désigner cette attitude. L’expression « Il est certain pour Pierre que Jean n’est pas malade » peut alors être paraphrasée par l’expression « Pierre est certain que Jean n’est pas malade » ou « Pierre a la certitude que Jean n’est pas malade ».
Il est généralement admis qu’à la différence de la certitude objective, la certitude psychologique n’implique pas la vérité de la proposition vis-à-vis de laquelle cette attitude est adoptée. Jean peut être certain qu’il pleut même si, de fait, il ne pleut pas. Il est également admis qu’à la différence de la certitude épistémique, la certitude psychologique n’implique pas que la proposition vis-à-vis de laquelle cette attitude est adoptée soit confirmée par les données dont dispose un sujet. Jean peut être certain qu’il pleut même si les données dont il dispose ne confirment pas cette proposition.
Bien que conceptuellement distinctes, il existe des relations entre les notions de certitude objective, épistémique et psychologique. Depuis l’Antiquité et jusqu’à la fin du Moyen-Âge, il semble largement admis que la science véritable ou certaine (epistémè) ne peut avoir pour objet que des réalités stables, fixes et immuables, c’est à dire, des vérités nécessaires relatives aux formes intelligibles ou aux essences. Platon, dans La République (livres V, VI et VII), admet ainsi que la réalité sensible n’est que la copie imparfaite, changeante et variable, de la réalité intelligible et qu’elle ne peut à ce titre qu’être l’objet de l’opinion (doxa) incertaine (pour une présentation plus nuancée, voir Natali 2018 : sect. 2). Aristote définit quant à lui la connaissance scientifique comme la démonstration de type syllogistique des vérités essentielles, par laquelle on appréhende ce qui appartient nécessairement aux choses (Organon IV. Les seconds analytiques, I, 2 ; voir aussi Métaphysique VII.2, 1027a20 : « qu’il n’y a pas de science de l’accidentel est évident »).
Avec la révolution scientifique moderne émerge l’idée qu’une science ayant pour objet les vérités contingentes est possible et donc que la certitude épistémique peut en principe être distinguée de la certitude objective.
La certitude épistémique, qu’elle soit ou non distinguée de la certitude objective, a pour sa part un lien normatif important avec la notion de certitude psychologique (Klein 1998). Descartes, par exemple, affirme qu’on ne doit pas adopter l’attitude de certitude envers « les choses qui ne sont pas entièrement certaines et indubitables » ou « qui nous paraissent manifestement être fausses » (Descartes Méditations Métaphysiques § 2). Par ailleurs, il semble bien que si une proposition est épistémiquement certaine relativement à un sujet donné, alors ce sujet est justifié à être certain que cette proposition est vraie (Ayer 1956 : 40 ; Unger 1975). Ces considérations s’accordent avec le principe évidentialiste formulé par Locke d’après lequel il est permis de croire une proposition seulement à proportion de ses données (voir Essai, IV, 15 §5).
Certitude et connaissance
D’après un grand nombre de philosophes, les notions épistémiques et psychologiques de certitude sont étroitement liées à celle de connaissance et de justification épistémique, et ne s’en distinguent pas de manière substantielle. La certitude psychologique serait la confiance requise pour la connaissance et la certitude épistémique serait la condition requise pour être en position de savoir quelque chose (voir Ayer 1956 ; Moore 1959 ; Unger 1975 : Klein 1981). Et, en effet, cette supposition explique pourquoi ce qu’on appelle les « attributions concessives de connaissance », à savoir des énoncés comme « Je sais que j’ai des mains mais il est possible que je sois un cerveau dans une cuve » (voir Lewis 1996), ou des énoncés comme « Je sais qu’il pleut mais ce n’est pas certain » semblent incohérents. Pour beaucoup de théoriciens, la certitude est également une condition extrêmement exigeante (Unger 1975 ; Pritchard 2008). Certains concluent que la connaissance est inatteignable (Unger 1975).
Cependant, il y a des raisons de penser que la certitude est substantiellement distincte de la connaissance (Audi 2003 : 225 sq). Il y a des cas où l’on attribue une connaissance sans attribuer une certitude (Stanley 2008 ; McGlynn 2014 ; Petersen 2019 ; Beddor 2020b ; Vollet à paraître). Les expressions « Je sais que p pour sûr » ou « Je sais que p avec certitude » ne sont pas redondantes et semblent exprimer quelque chose de plus fort que « Je sais que p » (Malcolm 1952 ; Beddor 2020b ; Vollet à paraître ; pour une opinion divergente, voir Moore 1959 ; Descartes distingue, quant à lui, cognitio et scientia : voir Pasnau 2013). Des explications pragmatiques du caractère incohérent des attributions concessives de connaissance ont été avancées. Certaines soutiennent qu’il y a une implicature pragmatique communiquée par l’énoncé d’une possibilité épistémique (par exemple, le fait que cette possibilité est significative) qui est en tension avec l’assertion du savoir (Rysiew 2001 ; Fantl et MacGrath 2009 ; Dougherty et Rysiew 2009, 2011 ; pour des difficultés relatives à ce type d’explication, voir Dodd 2010). D’autres admettent une norme de certitude pour l’assertion et expliquent ainsi le caractère incohérent des attributions concessives de connaissance (Stanley 2008 ; Pertersen 2019 ; Beddor 2020b ; Vollet à paraître).
En raison de la proximité des notions de connaissance et de certitude, et du fait que la connaissance certaine semble constituer le bien épistémique ultime, la discussion philosophique s’est principalement focalisée sur les notions psychologique et épistémique de certitude. La suite de cet article présente les principales manières de comprendre ces notions. (La question de la relation entre certitude objective et certitude épistémique sera néanmoins abordée lorsque nous considérerons les conceptions infaillibilistes de la certitude.)
La certitude psychologique
Certitude et croyance
Il y a un lien important entre l’attitude de certitude et celle de croyance. Lorsqu’un sujet est certain que p est vraie, il tient cette proposition pour vraie, ce qui est caractéristique de l’attitude de croyance. De plus, il est prêt à utiliser cette proposition comme prémisse d’un raisonnement pratique ou théorique, ce qui est également caractéristique de la croyance. Cependant, croire qu’une proposition est vraie n’implique pas d’être certain qu’elle l’est. Il ne semble pas problématique d’affirmer « Je crois qu’il va pleuvoir demain mais je n’en suis pas certain » (voir Hawthorne, Rothschild et Spectre 2016 ; Rothshild 2020). L’attitude de certitude n’est donc pas (simplement) une attitude de croyance (voir cependant Finetti 1990, Roorda 1995, Wedgwood 2012, Clarke 2013, Greco 2015, Dodd 2017, Kauss 2020 pour des versions de l’idée que la croyance implique la certitude).
Une manière de concevoir la relation entre certitude et croyance consiste, plutôt que de s’appuyer sur une notion catégorique de croyance, à introduire une notion graduelle de croyance ou de degré de croyance. Il semble en effet que de la même manière qu’un sujet donné peut croire ou ne pas croire que quelque chose est vrai, il peut avoir un degré de croyance plus ou moins élevé en la vérité d’une proposition donnée. Si cela est correct, l’attitude de certitude peut être conçue comme un degré maximal de croyance en la vérité d’une proposition et la croyance catégorique comme un degré non-maximal mais élevé et potentiellement variable de croyance en la vérité d’une proposition (voir par exemple Foley 1992, Ganson 2008, Weatherson 2005, Sturgeon 2008 : 154–160, Leitgeb 2013, 2014, 2017). Si on soutient que la notion de croyance n’est pas gradable (voir par exemple Moon 2017 et Kaus 2020) on peut toujours considérer la certitude comme le degré maximal d’une propriété gradable de la croyance (comme la confiance).
Cette approche soulève deux questions importantes. D’une part, elle suppose de déterminer en quoi consiste précisément un degré de croyance adopté par un sujet vis-à-vis d’une proposition et la manière dont ce degré peut être quantifié. D’autre part, elle suppose de déterminer précisément en quoi consiste un degré de croyance maximal vis-à-vis d’une proposition.
Sentiment d’assurance et conviction
Une première réponse possible à la première question consiste à considérer le degré de croyance d’un sujet concernant une proposition comme l’intensité d’un sentiment d’assurance concernant la vérité de cette proposition. Il semble en effet que lorsque nous considérons des propositions telles que ‘il va pleuvoir demain’ ou ‘2+2=4’, nous pouvons noter une différence dans le sentiment d’assurance que nous avons vis-à-vis de la vérité de ces propositions. Cette conception semble être celle qui prévaut chez des philosophes tels que Descartes (1641), Locke (1690) ou Hume (1739). Si le degré de croyance que peut avoir un sujet vis-à-vis de la vérité d’une proposition donnée est conçu de cette manière, la certitude, en tant que degré de croyance maximal que peut avoir un sujet vis-à-vis d’une proposition, doit consister en un sentiment d’assurance maximal. La question, à partir de là, devient bien entendu de savoir à quoi peut correspondre ce sentiment d’assurance maximal.
Intuitivement, si un sujet est absolument convaincu de la vérité d’une proposition, il semble que son attitude vis-à-vis de cette proposition soit telle qu’il n’y a pas, pour ce sujet, de place pour le doute concernant cette proposition : elle est indubitable. Il semble par exemple qu’un sujet puisse avoir ce type d’attitude vis-à-vis d’une proposition telle que ‘je pense et j’existe’ dans la mesure où il est psychologiquement difficile voire impossible de douter de la vérité d’une telle proposition (voir Ayer 1956 : 44-45 pour discussion).
Cependant, cette caractérisation de l’attitude de certitude conçue comme un sentiment d’assurance maximal vis-à-vis d’une proposition reste ambiguë. En effet, elle peut se comprendre synchroniquement ou diachroniquement (Reed 2008), du moins si on distingue la mesure du degré de croyance (confiance ou probabilité subjective) en la proposition et la mesure du degré de stabilité (enracinement, fermeté, corrigibilité ou résilience) de ce degré de croyance (voir Levi 1983 : 165 ; Gärdenfors et Makinson 1988 : 87 ; Skyrms 1980 : 11f. ; Leitgeb 2013 : 1348, 1359 ; Moon 2017 ; Kauss 2020). D’un point de vue purement synchronique, si un sujet est certain que p à un moment t, ce sujet est absolument convaincu que p au sens où il n’a aucun doute concernant la vérité de p au moment t. Mais cela ne signifie pas qu’à un temps ultérieur t’, ce sujet ne doutera pas de la vérité de p. Cela ne signifie donc pas que p est pour ce sujet indubitable au sens où son attitude vis-à-vis de p est telle qu’il lui est impossible, psychologiquement parlant, de douter de la vérité de p. D’un point de vue diachronique, si un sujet est certain que p à un moment t, alors p est pour ce sujet indubitable au sens où tout doute concernant p, aussi bien en t qu’à un moment ultérieur, est exclu pour ce sujet.
Comprise diachroniquement, la caractérisation de la certitude semble plus forte et plus à même de capturer ce que l’on entend par certitude psychologique. En effet, comprise purement synchroniquement, une croyance très facilement révisable pourrait compter comme une certitude. Or, il semble qu’une certitude soit une attitude plus forte que cela. Si un sujet est absolument convaincu de la vérité de p, sa conviction n’est pas facilement ébranlable. (Notons cependant qu’un degré de croyance faible mais impossible à réviser semble également insuffisant pour caractériser pleinement la certitude psychologique.)
Différentes manières de comprendre ce que signifie l’exclusion de tout doute vis-à-vis de p ont été proposées. Pour Peirce (1877/2011), le doute n’est pas lié à la simple contemplation de la possibilité qu’une proposition tenue pour vraie soit fausse. Il s’agit plutôt d’une « irritation mentale » provoquée par des données surprenantes qui pousse le sujet à investiguer la question de la vérité d’une certaine proposition. Selon cette conception pragmatique du doute, l’exclusion du doute vis-à-vis de p se comprend comme l’aboutissement d’une investigation rationnelle concernant la vérité de p. En d’autres termes, l’exclusion du doute vis-à-vis de p correspond à la fin de l’enquête concernant la vérité de p plutôt qu'à l'impossibilité psychologique d’envisager la fausseté de p.
Selon Malcolm (1963 : 67-68) et Unger (1975 : 30-31, 105 sq) qui adoptent une conception plus cartésienne du doute, le doute vis-à-vis de p est exclu pour un sujet à un moment t lorsque son attitude vis-à-vis de p à t est telle qu’il considère qu’il n’y a pas de données ou expériences qui seraient susceptibles de le faire changer d’avis concernant le fait que p. Pour ce sujet, tout ce qui pourrait suggérer que p n’est pas le cas doit être trompeur. Cela signifie par exemple que si je suis certain au moment t qu’il y a une bouteille d’encre devant moi, alors mon attitude vis-à-vis de la proposition ‘il y a une bouteille d’encre devant moi’ est telle que, au moment t, si je sentais ou voyais ma main passer au travers de la bouteille, cela ne serait pas pour moi une raison de penser qu’il n’y a pas de bouteille d’encre, mais plutôt une raison de penser que mes sensations me trompent. Certains philosophes précisent toutefois que si je suis certain que p, alors je ne suis pas disposé à accepter que ma croyance puisse être corrigée en ce sens seulement que j’admets qu’aucune donnée ne pourrait me faire douter de ce dont je suis certain sans que la vérité de la totalité de mes croyances, incluant celles concernant cette donnée, soit par là même remise en question (Miller 1978). En d’autres termes, si je suis certain que p, une raison de douter que p ne pourrait être pour moi qu’une raison de douter d’absolument tout, et en premier lieu de l’existence de cette raison.
Cette manière de caractériser la certitude parvient à capturer l’idée que cette attitude, lorsqu’elle est adoptée par un sujet vis-à-vis d’une proposition, se distingue de la simple croyance par le fait qu’elle est relativement inébranlable. A noter que cela n’implique pas que cette attitude, pour des raisons psychologiques quelconques, ne puisse pas être altérée. Bien que tout doute concernant p soit exclu pour un sujet donné au moment t, des causes variées peuvent amener ce sujet à perdre sa conviction dans le fait que p, et ainsi à être prêt à douter que p. Par ailleurs, cette conception n’exclut pas que si le sujet devait acquérir en fait, à un moment ultérieur t’, des données suggérant que p n’est pas le cas, il ne perdrait pas sa certitude à t’. Elle dit uniquement qu’au moment t, il considère que ces données potentielles seraient trompeuses.
De plus, ce caractère inébranlable de la certitude ne concerne pas uniquement l’attitude d’un sujet vis-à-vis des raisons possibles de douter de la vérité d’une proposition dont il est certain. Comme le note Unger (1975 : 116) la conviction absolue d’un sujet concernant la vérité d’une proposition se traduit également par le fait que ce sujet est prêt à utiliser cette proposition comme prémisse d’un raisonnement pratique ou théorique sans hésitation. Cette caractéristique n’est bien entendu pas en tension avec la caractérisation de la certitude présentée plus haut mais plutôt complémentaire. Si tout doute concernant la vérité de p est exclu pour un sujet, il est plausible qu’il soit prêt à utiliser p comme prémisse d’un raisonnement sans hésitation.
Bien que cette caractérisation de la certitude parvienne à capturer certaines caractéristiques fondamentales de cette attitude, elle ne fait pas l’unanimité. Une raison pour cela est que si cette caractérisation est correcte alors on peut penser, en suivant Unger (1975), que l’attitude de certitude est une attitude dogmatique que l’on ne semble généralement pas être justifié à adopter. Cependant, certains philosophes rejettent l’idée que la certitude psychologique implique le dogmatisme (Dicker 1974 : 166, 168 ; Carrier 1983 ; Douven et Olders 2008 : 248) et d’autres maintiennent que la certitude psychologique est en réalité compatible avec une sensation ou un sentiment de doute (Miller 1978 : 48, 53-54).
Modèle opérationnel
Un problème de l’approche qui vient d’être présentée concerne la manière de quantifier un degré de croyance compris comme l’intensité d’un sentiment de conviction vis-à-vis de la vérité d’une proposition. Comme Ramsey (1929 : 169) le souligne, si le degré de croyance qu’a un sujet vis-à-vis d’une proposition s’avère correspondre à quelque chose de l’ordre d’un sentiment de conviction perceptible uniquement par le sujet lui-même, quantifier de manière précise ce degré de croyance est très difficile, voire impossible. Or, si l’on souhaite déterminer avec précision s’il est raisonnable pour un sujet d’avoir un certain de degré de croyance vis-à-vis d’une proposition, il semble important de pouvoir déterminer avec précision le degré de croyance que ce sujet a et le degré de croyance qu’il devrait avoir à la lumière des données qui sont à sa disposition. Ce problème concerne bien entendu également la certitude si celle-ci est conçue comme un degré de croyance maximal vis-à-vis d’une proposition.
Plutôt que de concevoir le degré de croyance d’un sujet pour une proposition donnée comme l’intensité d’un sentiment de conviction, un nombre important de philosophes ont cherché à concevoir cette attitude sur la base du rôle qu’elle joue dans le comportement d’un sujet. De Finetti (1937, 1990) et Ramsey (1929) furent les pionniers de cette approche. Selon de Finetti, une définition purement opérationaliste du degré de croyance d’un sujet pour une proposition p peut être donnée en termes de comportements de pari. Le degré de confiance d’un sujet pour la proposition p consiste dans la cote que ce sujet regarderait comme juste pour un pari sur la vérité de p qui rapporterait une unité monétaire si p était vraie. Supposons, par exemple, que l’on me propose un pari sur la vérité de la proposition ‘Berlin est la capitale de la République Fédérale d’Allemagne’ qui me rapporterait 1€ si Berlin était effectivement la capitale de la République Fédérale d’Allemagne. Si je suis d’accord pour payer au maximum 0.8 € pour parier sur la vérité de cette proposition, alors, selon de Finetti, mon degré de confiance pour cette proposition peut être représenté par une fonction assignant la valeur 0.8 à la proposition ‘Berlin est la capitale de la République Fédérale d’Allemagne’.
Ramsey (voir Dokic et Engel 2001), pour sa part, généralise le lien entre les degrés de croyance d’un sujet – ses attentes vis-à-vis d’un ensemble de propositions – et son comportement à n’importe quel type de préférences que le sujet peut avoir. Selon Ramsey, lorsqu’un sujet doit délibérer pour déterminer s’il préfère faire A ou B, il se base sur son degré de croyance concernant les propositions desquelles dépendent les résultats possibles de l’option A et de l’option B et attribue une certaine valeur à ces résultats. Le degré de croyance de ce sujet pour chaque proposition de laquelle dépend un résultat possible de ces options lui permet de déterminer la valeur qu’il peut attendre du fait de réaliser A ou au contraire du fait de réaliser B et ainsi de déterminer s’il préfère réaliser A ou B.
A partir de ce lien entre préférences et degrés de croyance, différents théorèmes dits de représentation ont été formulés entre autres par Ramsey (1926), Savage (1954), Jeffrey (1965) ou encore Joyce (1999) afin de montrer formellement que si les préférences d’un sujet satisfont un certain nombre de contraintes intuitivement rationnelles, elles peuvent être représentées par une fonction probabiliste correspondant aux degrés de croyance d’un sujet et une fonction d’utilité qui, ensemble, maximisent l’utilité que le sujet peut attendre de ses options. Cette formalisation de la relation entre préférences rationnelles et degré de croyance est à la base de l’épistémologie bayésienne. Elle propose une analyse de la rationalité épistémique à partir de la supposition que les attentes d’un sujet rationnel sont représentables comme une distribution probabiliste sur un ensemble de propositions donné.
La connexion entre degré de croyance et préférence sur laquelle repose l’approche bayésienne de la rationalité épistémique et pratique suggère que la certitude psychologique doit se concevoir en rapport à la propension qu’a un sujet à agir d’une certaine manière. Si l’on se base sur l’importance donnée à la notion de pari par de Finetti à l’analyse des degrés de croyance, être certain que p est vrai consisterait à être prêt à accepter n’importe quel pari sur la vérité de p tant que le pari en question peut mener à des gains potentiels. Intuitivement, cette idée n’est pas si éloignée de celle consistant à voir la certitude personnelle comme excluant tout doute. Si tout doute concernant la vérité de p est exclu pour un sujet donné, pour quelle raison ce sujet ne serait-il pas prêt à accepter n’importe quel pari sur la vérité de p tant que ce pari peut mener à des gains ? Si tout doute concernant la vérité de p est exclu pour ce sujet, alors rien ne peut l’amener à douter de la vérité de p ; même pas les enjeux liés au pari qu’on lui propose.
Mais, bien entendu, nous ne semblons pas être certain dans ce sens de beaucoup de propositions. Si les enjeux d’un pari que l’on nous propose concernant la vérité d’une proposition que nous regardons normalement comme certaine sont très élevés, nous hésitons. De plus, il semble que nous ayons raison de ne pas adopter ce type d’attitudes dans la mesure où les données dont nous disposons normalement ne semblent pas la justifier. Ceci n’est cependant pas perçu comme un problème fondamental pour les tenants de l’épistémologie bayésienne qui tend à se concevoir comme une théorie de la rationalité épistémiques et pratique dans l’incertitude. En effet, si la visée fondamentale de cette approche est de montrer en quoi il est raisonnable, pour un sujet, de penser et d’agir d’une certaine manière dans une situation d’incertitude généralisée, le fait que la manière dont elle conçoit la certitude psychologique implique qu’il y a peu de choses dont nous sommes véritablement certains peut difficilement lui être reprochée, du moins s’il est admis par ailleurs que le concept de certitude ainsi utilisé ne recouvre pas nécessairement le concept ordinaire de certitude (voir par exemple Jeffrey 1970 : 161).
La certitude épistémique
Le problème de la certitude épistémique
D’après le principe lockéen selon lequel nous devons proportionner notre confiance à nos données, la certitude psychologique envers une proposition sera justifiée si et seulement si cette proposition est épistémiquement certaine. Ce principe est largement admis (voir par exemple Stanley 2008 ; Beddor 2020b ; Vollet à paraître) et il explique notamment pourquoi affirmer « il est certain que p mais je ne suis pas certain que p » semble incohérent. La question principale est alors la suivante : y a-t-il des propositions qui sont épistémiquement certaines pour nous et, si oui, en vertu de quoi le sont-elles ?
Afin d’aborder cette question, considérons les six propositions suivantes :
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Il pleuvra dans exactement un mois à 17h à Paris.
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Le ticket de loterie que j’ai acheté est perdant. (Contexte : Il n’a qu’une chance sur un million d’être gagnant.)
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Ma voiture est actuellement dans le parking. (Contexte : J’ai garé ma voiture dans le parking du supermarché il y a cinq minutes.)
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Le monde n’a pas commencé à exister il y a cinq minutes.
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J’ai mal. (Contexte : Un marteau vient de tomber sur mon pied.)
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Tous les célibataires sont non-mariés.
Comme il a été mentionné plus haut, la certitude épistémique est relative à la position épistémique d’un sujet particulier. Si on considère les six propositions ci-dessus, la question est donc de savoir si la position épistémique d’un sujet peut être telle que ces propositions soient certaines pour lui. On peut raisonnablement douter qu’un sujet puisse être dans une position épistémique telle que la proposition (1) soit certaine pour lui. Sur la base des données auxquelles nous avons normalement accès et dans l’état actuel de nos capacités de prévision météorologique, il semble que (1) puisse, au mieux, être très probable mais pas certaine. (2) est plus délicate : il n’est pas tout à fait clair qu’il puisse être certain qu’un ticket de loterie venant d’être acheté est perdant, avant même que le résultat de la loterie soit objectivement déterminé ou connu. Il semble d’un autre côté bien plus intuitif que des propositions comme (3), (4), (5) ou (6) puissent être épistémiquement certaines. Si quelqu’un venait à douter, dans une situation normale, que sa voiture est toujours garée à l’endroit où il l’a garée il y a cinq minutes, que le monde n’a pas commencé à exister il y a cinq minutes, qu’il a mal alors qu’un marteau vient de lui tomber sur le pied, ou que tous les célibataires sont non-mariés, nous considérerions, de prime abord, ce doute comme infondé, voire quelque peu absurde. Pourtant, peut-on penser, il se peut que sa voiture ait été volée il y a deux minutes, que le monde soit apparu il y a cinq minutes et que nous soyons nés dans cet intervalle avec tout un ensemble de faux souvenirs. En effet, il n’est pas clair que les données dont nous disposons nous permettent d’éliminer de tels scénarios, auquel cas on pourrait admettre qu’il est raisonnable de penser qu’après tout, les propositions (3) ou (4) sont incertaines. Qu’en est-il des propositions de type (5) et (6) ? Certains suggèrent qu’il peut être raisonnable de douter de ce type de proposition dans des cas où, par exemple, on nous propose un pari tel que, si la proposition est fausse, notre famille sera torturée et si elle est vraie, nous gagnerons un euro. Dans un tel cas, il semble qu’il soit raisonnable de refuser le pari, ce qui peut être interprété, si on admet la thèse de type lockéen que la certitude épistémique est la norme de la certitude subjective, comme la démonstration que même des propositions de type (5) et (6) ne sont en réalité jamais tout à fait certaines.
Ces considérations montrent à quel point la question soulevée par la notion de certitude épistémique est problématique. Nous admettons volontiers qu’au vu des données dont nous disposons normalement, des propositions telles que (1) ne sont pas certaines pour nous. Par contre, nous sommes enclins à considérer que des propositions telles que (3), (4), (5) et (6) sont, ou peuvent être, épistémiquement certaines (la proposition (2) semble plus délicate à traiter). Or, une réflexion minimale suffit à remettre en question cette inclination. Le phénomène a été particulièrement bien mis en lumière par Hume (Traité III, 1.1.1.). Lorsque nous n’y prêtons pas d’attention particulière, nous considérons un grand nombre de propositions comme certaines, mais une réflexion philosophique sommaire suffit à ébranler cette conviction. Et pourtant, cette inclination réapparaît aussitôt que nous revenons aux affaires courantes de la vie. La question de la nature, possibilité et étendue de la certitude épistémique, et de sa relation à la connaissance et à la justification, n’est rien d’autre que celle du scepticisme, qui constitue le cœur des débats les plus importants en épistémologie (Firth 1967).
Sur le plan de la réflexion philosophique, le défi posé par la notion de certitude épistémique consiste donc à articuler et défendre un critère départageant les propositions certaines des propositions incertaines tout en expliquant les cas apparemment problématiques induits par l’adoption de ce critère. Si l’on considère les propositions (1)-(6), on peut distinguer trois grandes familles de théories de la certitude épistémique (‘sceptique’ concerne ici la certitude) :
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Sceptiques :
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Sceptiques radicales : aucune des propositions considérées n’est ou ne peut être certaine.
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Sceptiques fortes : seules des propositions telles que (6) sont ou peuvent être certaines.
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Sceptiques modérées : seules des propositions telles que (5) et (6) sont ou peuvent être certaines.
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Modérées :
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Modérées fortes : seules des propositions telles que (4), (5) et (6) sont ou peuvent être certaines.
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Modérées faibles : seules des propositions telles que (3), (4), (5) et (6) sont ou peuvent être certaines.
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Faibles : des propositions telles que (2), (3), (4), (5) et (6) sont ou peuvent être certaines.
Dans les prochaines sections de cet article, nous examinerons les théories sceptiques fortes et modérées ainsi que les théories modérées et faibles de la certitude épistémique en considérant les théories sceptiques radicales comme l’adversaire auquel ces théories cherchent à répondre.
Les théories sceptiques de la certitude épistémique
La conception infaillibiliste radicale
Une première manière d’expliquer la notion de certitude épistémique consiste à invoquer l’idée d’infaillibilité. De manière générale, un sujet est infaillible à l’égard d’une proposition p si et seulement s’il lui est impossible de se tromper quant à la vérité de p (Audi 2003 : 301 sq). On peut tout d’abord penser que cela exige une croyance infaillible (Lehrer 1974 : 81) :
Certitude-INFR : p est certaine pour S si et seulement si, S peut (psychologiquement) croire que p, et il est absolument impossible que S ait la croyance que p et que p soit fausse.
Selon cette définition, au moins deux types de propositions peuvent être certaines pour un sujet. Tout d’abord, les propositions nécessairement vraies telles que la proposition (6). En effet, si une proposition est nécessairement vraie, alors il est impossible qu’elle soit fausse, et il est donc impossible que le sujet qui la croit vraie se trompe quant à sa vérité. Deuxièmement, toutes les propositions dont la vérité est logiquement impliquée par le fait d’être crues sont épistémiquement certaines. Les propositions ‘j’ai une croyance’ ou ‘je pense, j’existe’ ne peuvent, par exemple, pas être à la fois crues par un sujet et fausses.
Cette conception de la certitude épistémique exclut néanmoins les propositions telles que (1), (2), (3), (4) et (5) qui sont contingentes et dont la vérité n’est pas impliquée uniquement par le fait d’être crues (voir Ayer 1956 : 19). C’est donc une conception sceptique forte, qui admet que très peu de propositions informatives sur lesquelles nous nous reposons pour prendre des décisions et former des croyances concernant nos propres états mentaux ou le monde extérieur peuvent être certaines voire, si on maintient que la connaissance requiert la certitude, connues.
Une difficulté de cette conception est qu’elle admet que toutes les vérités logiquement ou métaphysiquement nécessaires sont épistémiquement certaines. Par exemple, une conjecture mathématique, comme la conjecture de Goldbach, si elle est vraie, est nécessairement vraie. Par conséquent, selon cette conception, toute conjecture mathématique qui est vraie est épistémiquement certaine. Pourtant il semble clair qu’un sujet peut avoir des raisons de douter de la vérité d’une conjecture mathématique (Plantinga 1993 : ch. 8), comme dans le cas où, par exemple, un expert reconnu en mathématique affirme, sans que cette affirmation ne soit correcte, qu’une conjoncture particulière est fausse.
Un aspect important de la certitude épistémique que cette conception semble incapable de capturer est donc l’absence de raison valable de douter. Intuitivement, ce qui est supposé rendre certaines vérités logiquement (ou métaphysiquement) nécessaires épistémiquement certaines n’est pas le simple fait qu’elles sont nécessairement vraies mais plutôt le fait qu’on est justifié à croire qu’elles sont nécessairement vraies.
La conception maximaliste invariantiste
Ces considérations suggèrent que la certitude épistémique consisterait plutôt dans le fait de ne pas pouvoir avoir de raison de douter de la vérité d’une proposition :
Certitude-IND : p est certaine pour S si et seulement si p est épistémiquement indubitable pour S, i.e., il est impossible que S ait une raison de douter que p.
Une première version de Certitude-IND admet que la certitude épistémique exige le plus haut degré de justification possible pour croire une proposition (Russell 1948 ; Firth 1967 : 8-12). En effet, si la justification de S est absolument maximale à l’égard de p alors il n’y a aucune proposition q qui peut être plus justifiée (pour S) que p. Il s’ensuit que si p est certaine, alors aucune proposition ne peut fournir une raison de douter de p ; toute considération q parlant contre la vérité de p aurait en effet un degré de justification moindre par rapport à p. Appelons cette approche « Maximaliste Invariantiste » :
Certitude-MI : p est épistémiquement certaine pour S si et seulement s’il n’y a aucune autre proposition q qui peut être plus justifiée que p.
Cette conception maximaliste invariantiste repose essentiellement sur l’idée que ‘certain’ est un terme absolu, qui s’applique selon des critères maximaux et invariables : si p est certaine, alors rien ne peut être plus certain que p, peu importe le contexte dans lequel on qualifie quelque chose comme étant certain (Unger 1975 ; pour des critiques, voir Barnes 1973 ; Cargile 1972 ; Klein 1981 ; Stanley 2008). Un avantage de cette conception est qu’elle n’implique pas que toute vérité nécessaire soit épistémiquement certaine, car l’infaillibilité peut alors être vue comme une condition seulement nécessaire de la certitude épistémique, du moins s’il est vrai que, dans le cas où une proposition est maximalement justifiée, un sujet possédant cette justification est infaillible à son égard (voir Fantl et McGrath 2009 : ch. 1 ; voir cependant Firth 1967 : 9). Cette conception ne suppose en effet pas que l’infaillibilité de la croyance soit une condition suffisante de la certitude. On peut, par exemple, imaginer un cas où une personne particulièrement imaginative devine par pure chance que l’eau est un liquide composé de molécules formées par deux atomes d’hydrogène et un atome d'oxygène (voir aussi l’exemple de la conjecture de Goldbach ci-dessus). Dans un tel cas, bien qu’il soit absolument impossible que cette personne se trompe quant à la vérité de la proposition qu’elle accepte, le degré de justification qu’elle possède pour croire cette proposition n’est clairement pas maximal.
La conception maximaliste invariantiste mène cependant facilement au scepticisme radical. Tout d’abord, on peut penser qu’il n’est pas possible d’identifier un point maximal de la justification en ce sens. Pour n'importe quelle proposition, il semble toujours possible d'augmenter son degré de justification, soit par l’acquisition de données supplémentaires ou d’une justification provenant d'une autre source (Brown 2011 ; 2018), soit par l’acquisition d’une justification d’ordre supérieur (Fantl 2003). Si c'est le cas, la conception maximaliste prédit qu’aucune proposition n'est épistémiquement certaine.
Ensuite, cette approche conduit à catégoriser comme épistémiquement incertaines toutes les propositions qui sont moins justifiées que, par exemple, la proposition ‘j'existe’, même celles que l’on déduit logiquement de cette proposition. Il est en effet plausible qu’un sujet ait un degré de justification plus faible pour croire des propositions logiquement plus fortes que ‘j’existe’.
Une manière d’éviter ces conséquences sceptiques radicales serait de restreindre la classe des propositions qui constitue la classe invariable de comparaison, c’est-à-dire, l’ensemble des propositions justifiées auxquelles on compare le degré de justification possédé pour croire une proposition donnée (voir Firth 1967 : 12 pour une présentation de différentes possibilités). La difficulté consiste toutefois à proposer un critère de restriction qui ne soit ni trop fort ni trop faible. Chisholm (1976 : 27) propose par exemple de réduire la classe de comparaison aux propositions qu’il est raisonnable pour un sujet de croire à un instant donné :
Certitude-Chisholm 1 : p est épistémiquement certaine pour S à t si et seulement si :
(i) il est plus raisonnable pour S de croire que p que de suspendre son jugement à l’égard de p à t, et
(ii) il n’y a pas de proposition q telle qu’il est plus raisonnable en t pour S de croire que q que de croire que p.
Ce critère semble cependant trop faible. Si aucune proposition n’est justifiée pour un sujet à un degré élevé, il y aura pour lui des propositions dites ‘épistémiquement certaines’ qui ne possèdent qu’un très faible degré de justification (voir Reed 2008). En réponse à ce problème Chisholm (1989 : 12) propose un critère plus fort :
Certitude-Chisholm 2 : p est épistémiquement certaine pour S si et seulement si, pour toute proposition q :
(i) croire que p est plus justifié pour S que suspendre son jugement à l’égard de q, et
(ii) croire que p est au moins aussi justifié pour S que croire que q.
Bien que ce critère soit plus fort que le premier, le problème est qu’il y a beaucoup de propositions pour ou contre lesquelles nous n’avons absolument aucune donnée et à l’égard desquelles nous sommes donc absolument justifiés à suspendre notre jugement. Par exemple, il ne semble pas qu’il soit plus raisonnable de croire ‘je pense, j’existe’ que de suspendre notre jugement à propos de ‘le nombre des planètes est pair’. En conséquence, selon ce critère, ‘je pense, j’existe’ n’est pas épistémiquement certain (voir Reed 2008). Ce critère, plus fort que le premier, semble donc être trop fort.
La conception infaillibiliste classique
Selon une autre version de Certitude-IND, la certitude épistémique n’exige pas une justification maximale au sens de Certitude-MI, ni que la croyance implique la vérité de son contenu (contrairement à Certitude-INFR), mais seulement que la justification possédée par le sujet soit infaillible. Si la justification que l’on a pour p est infaillible, alors il est absolument impossible (logiquement ou métaphysiquement) d’avoir cette justification et que p soit fausse. Si on a cette justification, peut-on penser, on ne peut donc pas avoir de raison valable de douter que p. Ainsi, selon la conception infaillibiliste classique :
Certitude-INFCL : p est certaine pour S si et seulement si S a une justification pour p qui implique p.
Cette conception classique de la certitude admet que la certitude épistémique requiert une garantie infaillible et accessible au sujet qui puisse justifier sa croyance (voir Dutant 2015). Par exemple, Descartes soutient que les croyances formées avec clarté et distinction sont vraies et donc épistémiquement indubitables (Méditations II). Russell (1912) soutient que, par introspection, j’ai un accès direct aux sense data (données sensorielles) et à mes états mentaux qui permet de garantir la vérité de (certaines de) mes croyances à leur égard (voir Ludwig et Matthias 2017 : 4.a).
Ce type d’approche peut éviter le problème des propositions nécessairement vraies mais épistémiquement incertaines si elle admet qu’une considération n’en justifie une autre que si ce qui la rend vraie rend aussi en (partie) vraie ce qu’elle justifie (Fumerton 2005 : sec. 2.2) ou si elle soutient que la garantie infaillible est une base ou méthode de formation de la croyance qui ne peut pas produire de croyance fausse (Dutant 2016). En outre, elle peut admettre que les propositions du type (5) peuvent être certaines si elle admet, par exemple, que dans ces cas la justification à laquelle on a accès pour la croyance que l’on a mal est simplement le fait que l’on a mal.
La conception bayésienne, dans une interprétation standard, peut être considérée comme une version formalisée de cette approche. Un de ses principes fondateurs est l’idée que les attentes d’un sujet par rapport à la vérité d’un ensemble de propositions, si rationnelles, sont représentables comme une distribution de probabilité sur cet ensemble de propositions. En d’autre termes, les attentes d’un sujet par rapport à la vérité d’un ensemble de propositions, si rationnelles, sont représentables en termes d’une fonction assignant à chacune de ces propositions une valeur numérique, qui satisfait la définition donnée par Kolmogorov (1956) d’une fonction probabiliste. Si les attentes rationnelles d’un sujet vis-à-vis d’un ensemble de propositions sont représentables de cette manière, alors les attentes qu’un sujet devrait avoir à la lumière des données qu’il possède à un certain moment peuvent être représentées en termes de probabilité conditionnelle dont la définition est donnée par le théorème de Bayes. Dans ce modèle, la certitude épistémique est conçue comme la probabilité maximale (probabilité de 1) que peut avoir une proposition au vu des données dont dispose le sujet
Certitude-Prob : p est épistémiquement certaine pour S si prob p|E = 1
Cette conception de la certitude est de type infaillibiliste classique s’il est admis, de manière traditionnelle, qu’aucune proposition fausse n’est une donnée, que toutes les données sont accessibles au sujet en tant que telles, et que toutes les données ont une probabilité de 1. C’est une conception sceptique forte si, comme les bayésiens orthodoxes tels que Jeffrey (2004) le pensent, seules les propositions logiquement nécessaires devraient recevoir une probabilité maximale. C’est une conception sceptique modérée si on considère que certaines propositions contingentes, en particulier à propos de nos états mentaux, peuvent aussi être des données en ce sens. L’intérêt de ce type d’approche est qu’elle offre une manière de rendre compte de la rationalité épistémique et pratique en l’absence de certitude épistémique et, possiblement, de connaissance, vis-à-vis d’un très grand nombre de propositions.
Reste qu’on peut avoir non seulement des raisons de douter de ce que nos données impliquent (ou non) mais aussi des données que l’on a (Lasonen-Aanio 2020). Par exemple, on peut avoir des raisons de douter du caractère infaillible de ce qui est conçu clairement et distinctement (Descartes Méditations I) et de ce qui compte comme étant clair et distinct. Selon une formule attribuée à Leibniz (mais voir Helvétius, De l’Esprit, Discours I, chapitre 1, note 5) : « Descartes a logé la vérité à l’hostellerie des évidences, mais il a négligé de nous en donner l’adresse » (voir aussi Ayer 1956 : 42-44).
En outre, la conception bayésienne standard admet qu’il est épistémiquement rationnel pour S de prendre un pari sur n’importe quelle vérité logique quelle que soit la cote ou les enjeux. Dans ce modèle, en effet, il serait irrationnel (probabilistiquement incohérent) d’assigner une probabilité de moins que 1 à une vérité logique. Pourtant, intuitivement, il semble bien qu’il soit irrationnel de prendre un tel pari (Fantl et McGrath 2009 : ch. 1 ; Hawthorne 2004). Nous l’avons vu, il est plausible que certaines vérités logiques soient épistémiquement incertaines.
Une difficulté pour les conceptions sceptiques de la certitude
Que l’on parvienne ou non à articuler une conception sceptique satisfaisante de la certitude épistémique, il reste que cette conception se heurte à nos jugements intuitifs et à la manière dont nous utilisons ordinairement le terme ‘certitude’ et les modaux épistémiques (Huemer 2007, Beddor 2020b, Vollet à paraître). Supposons qu’il est épistémiquement certain que p si et seulement s’il est épistémiquement impossible que non-p (DeRose 1998). D’après la conception maximaliste invariantiste, par exemple, si j’ai perdu mon portefeuille ce matin et que ma femme me dit « Il pourrait être tombé au restaurant » alors que je n’y suis pas allé, et que je réponds « Non, il est impossible qu’il soit au restaurant, je n’y suis pas allé », alors ce que ma femme dit est, à strictement parler, vrai et ce que je dis est, à strictement parler, faux. En effet, je ne satisfais pas les critères absolument maximaux de la justification vis-à-vis de la proposition que mon portefeuille n’est pas dans le restaurant (de même, si mes données n’excluent pas logiquement cette proposition, elle n’a pas une probabilité épistémique de 1). De manière encore plus surprenante, il faudrait admettre que ma femme dirait quelque chose de vrai si elle disait « Il se peut que ton portefeuille soit sur la lune » (voir Huemer 2007).
Une explication pragmatique du caractère approprié ou inapproprié de ces énoncés pourrait être avancée sur la base de l’idée que, dans le contexte ci-dessus, il est approprié d’ignorer les possibilités épistémiques en question (cf. l’approche des attributions concessives de connaissance en termes d’implicatures pragmatiques ci-dessus 1.2). Reste qu’expliquer pragmatiquement le caractère intuitivement approprié d’un énoncé ne suffit pas à rendre compte de sa valeur de vérité intuitive. Une autre option serait d’en appeler à la distinction entre certitude épistémique et certitude morale (Descartes Principes de la philosophie, partie IV, § 205) ou pratique (Wedgwood 2012, Locke 2015), cette dernière étant entendue comme degré suffisamment élevé de justification épistémique pour pouvoir traiter une proposition comme certaine dans ses actions et décisions pratiques. On pourrait soutenir que notre usage ordinaire de ‘certain’ et des modaux épistémiques, ainsi que nos intuitions, renvoient d’abord à la certitude entendue en ce second sens (voir Kattsoff 1965 : 264 pour une suggestion de ce type).
L’approche bayésienne a pour sa part l’avantage de constituer un cadre général grâce auquel la rationalité épistémique et pratique d’un sujet qui a peu de certitudes peut être décrite de manière extrêmement précise. En effet, l’idée selon laquelle les attentes d’un sujet, si rationnelles, peuvent être représentées comme une distribution probabiliste permet de formuler des règles de conditionnalisation décrivant la manière précise dont un sujet doit adapter ses attentes, dans un contexte d’incertitude généralisée, aux données qu’il acquiert. De plus, le lien établi par les tenants de cette approche entre les préférences d’un agent rationnel et des attentes représentables comme une distribution probabiliste permet de décrire précisément comment un agent devrait prendre des décisions dans un contexte d’incertitude généralisée. Cependant, soit le concept de certitude que cette approche utilise est un concept technique qui ne correspond pas à notre concept ordinaire de certitude, soit elle doit fournir une explication de la manière ordinaire dont nous utilisons ce concept et les modaux épistémiques associés.
Les théories modérées de la certitude épistémique
La conception infaillibiliste modérée
On admet souvent que c’est l’exigence d’infaillibilité de la justification qui conduit au scepticisme sur la certitude (et la connaissance). Cependant, on peut proposer une conception infaillibiliste non sceptique en rejetant l’exigence selon laquelle la garantie infaillible devrait être accessible au sujet (Dutant 2016). On pourrait maintenir par exemple que l’infaillibilité ne doit pas nécessairement dépendre des données dont le sujet dispose et comprendre la garantie de vérité en termes de relations modales entre la croyance et la vérité, telle que la sensibilité de la croyance (Dretske 1971, Nozick 1981) ou sa sûreté (Williamson 2000). Une approche de type fiabiliste peut aussi maintenir que la certitude épistémique exige que le processus de formation de la croyance soit maximalement fiable (dans les circonstances). Ce type d’approche est infaillibiliste au sens où il est impossible que la garantie (sensibilité, sûreté ou fiabilité maximale) soit présente et la croyance fausse.
Une autre option consiste à maintenir l’idée selon laquelle l’infaillibilité du sujet quant à la vérité de p dépend des données dont il dispose tout en adoptant une conception plus généreuse de ces données. Une telle approche peut admettre que des propositions telles que (4) sont certaines en admettant que l’ensemble des données dont dispose un sujet peut en principe inclure tout type de propositions sur le monde extérieur (voir Brown 2018 chapitre 3 pour discussion). Elle exclura cependant typiquement les propositions telles que (2) dont la probabilité épistémique, bien que très haute, n’est pas maximale. Elle peut se décliner en version forte ou faible, selon qu’elle admet ou non que les propositions telles que (3) peuvent aussi recevoir une probabilité de 1.
Williamson (2000) défend par exemple une version faible de l’infaillibilisme modéré sur la connaissance d’après laquelle on peut savoir qu’une proposition telle que (3) est vraie. Outre une condition de sûreté exigeant une marge d’erreur d’après laquelle un sujet sait que p seulement s’il n’y a pas de cas similaire ou indiscernable pour le sujet où p est faux, Williamson soutient que les données d’un sujet sont constituées par ses connaissances (voir aussi McDowell 1982). Si la certitude épistémique d’une proposition est sa probabilité évidentielle de 1, il s’ensuit que :
Certitude-Prob/Connaissance : p est épistémiquement certaine pour S si, et seulement si, il y a une proposition q telle que S sait que q et Pr(p|q) = 1.
La conception de Williamson s’inscrit dans un programme de recherche général qui vise, en épistémologie, à partir, dans l’ordre de l’analyse, de la notion de connaissance. En particulier, il est supposé que le concept de connaissance est un concept primitif dont on ne peut pas fournir une analyse réductive, mais qui permet d’éclairer d’autres concepts épistémiques (justification, croyance, etc.). Si cette approche est correcte, on peut penser qu’elle peut fournir une analyse réductive de la certitude épistémique en termes de connaissance, si elle admet que toutes les connaissances (ou ce que l’on est en position de savoir), et seulement elles, sont des certitudes épistémiques. Cela s’accorde avec la conception traditionnelle des modaux épistémiques d’après laquelle « il est impossible que p » (et donc, « il est certain que non-p ») est vrai si et seulement si p est incompatible avec ce que l’on sait (voir DeRose 1991).
Cependant, souscrire à une conception infaillibiliste modérée de la certitude n’implique pas de souscrire à l’idée que la connaissance implique la certitude. En effet, l’idée même que la connaissance est modérément infaillible est controversée. Selon une conception faillibiliste de la connaissance qui est assez largement répandue, le « faillibilisme logique», S peut savoir que p même si ses données ne confèrent pas une probabilité de 1 à p (Cohen 1988 ; Rysiew 2001 ; Reed 2002 ; Brown 2011 ; 2018 ; Fantl and McGrath 2009 : chap. 1). (Même s’il peut concéder que la connaissance que p requiert des données qui impliquent la vérité de p, ce type de faillibilisme sur la connaissance peut rejeter l’idée que les données, et donc la connaissance, doivent recevoir une probabilité 1 ; voir Dougherty 2011 : 140.) Selon cette conception faillibiliste de la connaissance, on peut notamment connaître des propositions telles que (2). Par contre, les partisans de cette conception de la connaissance n’admettent généralement pas que des propositions telles que (2) (voire, bien souvent, que des propositions comme (3), (4), (5) ou (6)) peuvent être certaines. Le faillibilisme logique sur la connaissance est donc en principe compatible avec une conception infaillibiliste modérée de la certitude épistémique qui admet que, à la différence de la connaissance, la certitude épistémique de p requiert des données qui impliquent p ou confèrent à p une probabilité de 1 (Reed 2008 ; Dougherty 2011). En d’autres termes, le faillibilisme logique sur la connaissance admet que S peut savoir que p même si p n’est pas épistémiquement certaine pour S, et notamment au sens de la conception infaillibiliste modérée de la certitude.
Que l’on accepte ou non le faillibilisme logique sur la connaissance, une approche infaillibiliste de la certitude basée sur une conception généreuse des données que possède le sujet admet l’idée que p est épistémiquement certaine pour S si et seulement si S peut éliminer toutes les possibilités que non-p sur la base des données dont il dispose, où une possibilité peut être « éliminée » par S dès lors qu’elle est logiquement ou métaphysiquement incompatible avec les données de S (ou le fait que S ait ces données : Lewis 1996). Il est par ailleurs important de noter que selon cette approche, les données susceptibles de conférer la certitude doivent elles-mêmes avoir une probabilité épistémique de 1 et être vraies, à défaut de quoi la proposition qu’elles impliquent pourrait être fausse et recevoir une probabilité inférieure à 1, ce qui est incompatible avec l’idée infaillibiliste selon laquelle les données doivent garantir la vérité de la proposition épistémiquement certaine (voir aussi Brown 2018 : 28). Si on admet le faillibilisme logique sur la connaissance, la certitude épistémique sera ainsi relativisée à un sous ensemble de ce que le sujet sait ou est en position de savoir (voir Littlejohn 2011, Petersen 2019, Beddor 2020b, Vollet à paraître).
La difficulté générale de ce type d’approche est qu’elle peut sembler circulaire ou insuffisante. En effet, les propositions qui rendent une proposition épistémiquement certaine doivent elles-mêmes être épistémiquement certaines, faute de quoi ce qu’on peut en déduire logiquement ne pourra pas être épistémiquement certain. Il faudra donc admettre qu’il y a des certitudes primitives, des propositions dont la probabilité initiale est 1 (Russell 1948 ; Van Cleve 1977). Mais la question demeure de savoir en vertu de quoi ces propositions peuvent avoir une probabilité de 1. Par ailleurs, toutes les propositions logiquement nécessaires sont logiquement impliquées par n’importe quel ensemble de données. Cette approche échoue donc à admettre que ces propositions peuvent être épistémiquement incertaines.
La conception faillibiliste
Selon certains autres philosophes, bien que la certitude épistémique d’une proposition est relative aux données qu’il possède, les données en question n’ont pas besoin d’impliquer logiquement cette proposition pour qu’elle soit certaine et la certitude épistémique ne requiert donc pas une probabilité de degré 1 (voir Reed 2002 : 145-146 pour discussion).
Par exemple, Moore (1959) admet que si S sait que p, alors il est épistémiquement impossible pour S que non-p : p est donc épistémiquement certain pour S. Moore admet également qu’on peut savoir que p sur la base d’une justification ou des données qui n’impliquent pas logiquement la vérité de p. Selon cette conception, je peux savoir que j’ai deux mains sur la base de l’apparence visuelle de mes mains, de sorte qu’il est épistémiquement certain que j’ai deux mains. La possibilité « logique » que je n’ai pas de main étant donnée ce qui justifie ma croyance (l’apparence visuelle de mes mains) n’implique pas d’incertitude épistémique quant au fait que j’ai des mains (voir aussi DeRose 1991 ; Stanley 2005b). Moore propose donc une conception faillibiliste de la certitude épistémique basée sur la connaissance (faillible).
Selon cette approche, il pourra y avoir des propositions telles que (3) ou (4) qui sont certaines (celles dont la négation est incompatible avec ce que l’on sait), et des propositions telles que (5) qui sont incertaines (celles dont la négation est compatible avec ce que l’on sait). On peut aussi remarquer qu’adopter cette position ouvre la possibilité d’une conception faible de la certitude dans laquelle des propositions telles que (2) peuvent être épistémiquement certaines.
L’approche de Moore identifie certitude épistémique et connaissance. Comme il le reconnaît, on peut néanmoins vouloir les distinguer (voir aussi Firth 1967 : 10 ; Miller 1978 : 46n3 ; Lehrer, 1974 ; Stanley 2008). On distingue souvent connaissance et certitude en adoptant le faillibilisme logique sur la connaissance et l’infaillibilisme (modéré ou sceptique) sur la certitude. Mais est-il possible d’adopter, avec Moore, une conception faillibiliste de la certitude tout en maintenant, contrairement à lui, une distinction entre connaissance et certitude ?
Le fait qu’adopter une conception faillibiliste de la certitude ne conduit pas nécessairement à identifier certitude et connaissance peut se voir si l’on considère une autre version de faillibilisme sur la connaissance : le faillibilisme épistémique. D’après le faillibilisme épistémique sur la connaissance, S peut savoir que p même si S ne peut pas éliminer toutes les possibilités dans lesquelles non-p, où « éliminer » une possibilité suppose que cette possibilité est logiquement incompatible avec ce que S sait (Dretske 1981 : 371). Le faillibilisme épistémique sur la connaissance consiste à rejeter le principe de clôture épistémique sur la connaissance : je peux savoir que j’ai des mains, savoir que ceci implique que je ne suis pas un cerveau dans une cuve, même si je ne peux pas savoir que je ne suis pas un simple cerveau dans une cuve (voir Nozick 1981 ; Dretske 1970). Même si l’on admet le faillibilisme logique sur la certitude, on peut maintenir qu’à la différence de la connaissance, la certitude requiert l’infaillibilité épistémique, à savoir, une justification suffisante pour qu’on puisse savoir que toutes les possibilités d’erreur ne sont pas le cas, ou pour être justifié à nier toutes les propositions impliquant la négation de la proposition épistémiquement certaine (voir par exemple la conception faillibiliste de la certitude en termes d'immunité présentée ci-dessous). Ce genre d’approche pourra donc admettre qu’on peut connaître des propositions comme (2) tout en maintenant qu’elles ne peuvent pas être épistémiquement certaines : bien que nous sachions que notre ticket de loterie est perdant, ceci n’est pas certain car nous ne savons pas, pour chacune des possibilités dans lesquelles le ticket est gagnant, qu’elle ne se produira pas.
Une autre manière de distinguer connaissance et certitude qui est compatible avec une conception faillibiliste de la certitude épistémique fait appel à l’idée que la certitude implique, outre la connaissance, une perspective épistémique spécifique à propos de cette connaissance. Par exemple Descartes admet qu’un mathématicien athée peut avoir la cognitio des mathématiques mais il nie qu’il puisse en avoir la scientia (Méditations, secondes réponses aux objections). Comme ce mathématicien n’admet pas la garantie divine que ce qui est conçu clairement et distinctement est vrai, il ne peut pas savoir qu’il sait lorsqu’il conçoit clairement et distinctement les vérités mathématiques. Sa connaissance reste incertaine ou douteuse (voir aussi Carrier 1993). Williamson (2005 ; 2009) admet également qu'il peut y avoir une forme d'incertitude épistémique qui provient du fait qu'on ne sait pas qu’on sait (voir aussi Rysiew 2007 : 636-37, 657–58, n. 13 ; Turri 2010).
L’immunité épistémique et l'incorrigibilité
Les conceptions modérées de la certitude admettent que des propositions telles que (3) ou (4) peuvent être certaines soit parce qu’elles peuvent être logiquement déductibles de propositions de base qui sont elles-mêmes certaines, soit parce que, bien que faillible, la justification en leur faveur est suffisante pour leur conférer la certitude. Mais si, comme l'admet le partisan d’une conception modérée, ce n’est pas l’infaillibilité totale ou le caractère absolument maximal de la justification possédée par un sujet qui confère à ces propositions (de base) leur certitude, en vertu de quoi sont-elles certaines ?
La plausibilité des conceptions fortes de la certitude provient en partie de ce qu’elles attribuent aux propositions certaines une forme d’immunité épistémique. Nous l’avons dit, s’il y a des propositions qui possèdent une justification absolument maximale, ces propositions sont immunisées contre la réfutation et l’infirmation potentielle car il n’y a absolument aucune autre proposition q incompatible avec p qui peut être mieux ou autant justifiée que p, en sorte de rendre la proposition p injustifiée ou moins justifiée. Une proposition semble également immunisée contre la réfutation ou l’infirmation si on dispose de données elles-mêmes infaillibles qui la confirment. L’objectif d’un partisan d’une conception modérée de la certitude sera donc de proposer une conception de la certitude qui implique une forme d’immunité épistémique sans impliquer pour autant l’infaillibilité totale ni une justification absolument maximale.
L'incorrigibilité constitue une immunité épistémique de ce type. Une justification est incorrigible si elle tient lieu d'autorité ultime sur la question (Ayer 1963 : 70-73 ; Firth 1967 : 21) et si elle ne peut pas être défaite (Alston 1992 ; Reed 2002 : 144). Parmi les propositions susceptibles d’avoir une justification incorrigible ou indéfaisable figurent au premier plan des propositions à propos de certains de nos états mentaux, comme nos intentions, sentiments, pensées ou expériences immédiates (Malcolm 1963 : 77-86 ; Ayer 1963 : 68-73 ; Firth 1967 : 21). Par exemple, si une personne asserte sincèrement qu’elle a mal ou qu’elle fait l'expérience de quelque chose de rouge, cela semble constituer une justification incorrigible pour la proposition que cette personne a mal ou fait l'expérience que ce qu'elle voit a l'air d'être rouge (voir cependant Armstrong 1963 pour un avis contraire).
Le fait que la justification possédée par un sujet pour ce type de propositions est incorrigible n’implique cependant pas que la proposition ainsi justifiée soit vraie (Ayer 1963 : 71-73). L’incorrigibilité n’implique donc pas l'infaillibilité (Firth 1967 : 25). Si certains philosophes ont suggéré que dans ce cas l’incorrigibilité était liée au fait qu’on est infaillibles à propos de nos propres expériences immédiates (Malcolm 1963 : 85), on peut supposer au contraire que cette incorrigibilité découle seulement du fait que les personnes ont un accès privilégié (bien que faillible) à l'égard de leurs propres expériences. Par exemple, si l’on me propose de considérer deux lignes de longueur similaire, je peux douter de laquelle m’apparaît comme étant la plus longue. Si je peux douter de cela, alors je peux également faire une erreur à ce propos (Ayer 1956 : 65). L’incorrigibilité de la justification n’implique pas non plus que la proposition possède une justification absolument maximale. Dans un monde où il serait impossible de se tromper sur ses expériences immédiates, les propositions décrivant ces expériences seraient encore davantage justifiées par leur assertion sincère ce qui suggère que, dans le monde actuel, leur justification n’est pas maximale même si elle est incorrigible.
Selon cette approche, les propositions sur le monde extérieur telles que (4) pourront également être classifiées comme pouvant être épistémiquement certaines. Il semble qu’il est déraisonnable de remettre sérieusement en doute des propositions comme ‘le monde n'a pas été créé il y a cinq minutes’, ‘Le monde extérieur existe’, ‘j'ai des mains’. Selon une première approche, proposée à l’origine par Wittgenstein (1969) et développée par le courant de la hinge epistemology (voir par exemple Coliva 2015, Pritchard 2016), ces propositions « charnières » sont certaines en vertu de l’immunité ou de l’incorrigibilité que leur confère leur position dans notre appareil conceptuel ou notre schème linguistique. Ce sont des propositions de base qu'il nous faut admettre pour que les notions de justification et de doute conservent un sens. En dehors de certains contextes bien particuliers (par exemple, un contexte où l'on peut avoir perdu ses mains dans un accident) vouloir les justifier ou en douter n'a tout simplement pas de sens. Leur dimension fondamentale les rend insensibles aux questions de justification. Selon Wittgenstein, c’est d'ailleurs ce qui distingue les propositions certaines des propositions connues, ces dernières seules pouvant être justifiées et remises en question de manière sensée.
Selon une deuxième approche, ces propositions sur le monde extérieur peuvent être certaines, même si toutes leurs conséquences n’ont pas été vérifiées (contra C. I. Lewis 1946 : 80, 180), pour autant que leur justification possède l’immunité nécessaire. Une première spécification de cette immunité invoque l’irréfutabilité idéale. Une proposition est idéalement irréfutable (à un instant t pour un individu S) si, et seulement si, il n’y a pas d'événement imaginable ou concevable tel que si S est justifié à croire à t que cet événement va se produire, alors S est également justifié à croire que non-p à t (voir Firth 1967 : 16). En d'autres termes, une proposition p est certaine si et seulement si on est justifié à t à la croire, et pour tous les tests négatifs futurs dont on pourrait être justifié à croire qu'ils se produiront (ou dont on pourrait imaginer qu'ils se produiront), ils ne sont pas de nature à nous conférer une justification pour croire que cette proposition est fausse (Malcolm 1963 : 68).
Supposons par exemple que je vois maintenant qu’il y a une bouteille d'encre devant moi. Il n’est pas logiquement impossible ou inimaginable que, dans le futur, j’aurai la sensation que mes mains passent au travers de ce que je crois maintenant être une bouteille d'encre. Je peux même être justifié à croire que cet événement se produira (supposons par exemple qu'une prédiction fiable à ce propos a été faite). Cela ne prouve néanmoins pas qu’il n’y a pas une bouteille d’encre devant moi maintenant, car il y a d’autres explications possibles de cet événement futur qui sont compatibles avec le fait qu’il y a une bouteille d’encre devant moi maintenant (par exemple, une hallucination future). Selon cette conception, si je suis justifié à croire qu’il y a une bouteille d'encre devant moi et qu’on ne peut concevoir aucune proposition (justifiée) telle que, si on l’ajoute à mon ensemble de croyances justifiées actuelles, elle fournit une raison suffisante de croire qu'il n’y a pas de bouteille d'encre devant moi maintenant, alors la proposition qu’il y a une bouteille d'encre devant moi est épistémiquement certaine pour moi maintenant, car elle est idéalement irréfutable.
Précisons que cela ne signifie pas que les propositions épistémiquement certaines maintenant pour moi le resteront dans le futur. Si dans le futur j’ai la sensation que mes mains passent au travers de la bouteille d’encre et que ma vision de la bouteille d’encre est différente de celle que j’ai maintenant, ou que je ne me souviens plus aussi clairement de mon expérience visuelle passée de la bouteille d'encre, la proposition qu’il y a (ou qu’il y avait) une bouteille d'encre peut devenir épistémiquement incertaine pour moi (voir aussi Klein 1981 : 91).
Miller (1978), pour sa part, défend une conception plus faible de l’immunité, et donc de la certitude. Selon lui, la justification possédée par un sujet confère la certitude à une proposition p si aucune autre proposition q ne peut être assez justifiée pour montrer que ce sujet ne devrait pas croire que p malgré les raisons qu’il a de croire que p. En d'autres termes, p est certaine si, au vu des données dont on dispose, quelles que soient les données futures, il est toujours permis de continuer à croire que p. Il n’importe pas que les nouvelles données autorisent également la croyance que non-p, ou que l’hypothèse que non-p constitue la meilleure explication disponible du nouvel ensemble de données. Par exemple, si mon médecin et mon entourage me disent qu’il n’y a jamais eu de voitures, que je me réveille d’un rêve causé par un ingestion de champignons, et que j’ajoute ces informations à mes souvenirs de toutes les voitures que j’aie observées, conduites, etc., il m’est sans doute permis de douter du témoignage de mon entourage et de continuer à croire qu’il y a eu des voitures plutôt que de croire qu’il n’y a jamais eu des voitures, même si je ne parviens pas à trouver une explication de ces nouvelles données.
Selon une caractérisation plus forte, la certitude requiert que la proposition soit idéalement immunisée contre toute baisse du degré de justification que le sujet possède pour cette proposition. Cependant, il n'est pas clair que la proposition qu’il y a une bouteille d'encre devant moi est certaine en ce sens, car il n’est pas clair que si j'étais justifié à croire que mes mains passeront au travers, cela ne diminuerait pas légèrement ma justification en faveur de la proposition que c’est une bouteille d'encre qu'il y a devant moi (Firth 1967 : 17 et Miller 1978 contre Malcolm 1963 : 93).
Une approche légèrement différente, qui requiert également une immunité contre toute baisse du degré de justification possédée par un sujet pour croire que p, est défendue par Klein (1981 ; 1992). Selon lui, p est certaine pour S s’il n’y a pas de fondement qui permette à S de douter de la vérité de p. Il n’y a pas de fondement permettant à S de douter de la vérité de p si et seulement si (a) S est justifié à croire que p ; (b) S est autorisé à nier toutes les propositions qui, si elles étaient vraies, diminueraient la justification que S possède pour croire que p (immunité subjective) ; (c) il n'y a pas de proposition vraie qui, si elle est ajoutée à l'ensemble de croyances de S, diminue la justification que S a pour p (immunité objective).
La satisfaction de la condition (a) n’implique pas que p est vrai, car le système de croyances justifiées peut contenir de fausses croyances. Celle de la condition (c) garantit en revanche que la proposition est vraie.
Selon cette approche, la certitude épistémique requiert une justification immunisée contre toutes les attaques dans le monde actuel, mais pas contre toutes les attaques dans tous les mondes possibles (notamment dans les mondes où la proposition est fausse). Le fait qu'il n'est pas certain (pour S) qu’une proposition est certaine, ou le fait qu'elle n’est pas certaine dans tous les mondes possibles, ne la rend pas incertaine pour autant dans le monde actuel (Klein 1981 : 181-189).
On peut également appréhender la distinction entre certitude dans le monde actuel et certitude dans tous les mondes possibles à l’aide de la notion de certitude relative. Lorsqu’on parle de certitude relative, on peut vouloir caractériser tout d’abord un degré de justification plus ou moins éloigné de la certitude absolue dans le monde actuel, ce qui implique donc une incertitude dans le monde actuel. Mais on peut vouloir également désigner un degré de justification plus ou moins éloigné de la certitude absolue dans tous les mondes possibles. Si, en ce second sens, la certitude relative implique une incertitude dans certains mondes possibles, elle n’implique absolument pas d’incertitude dans le monde actuel (Klein 1981 : 189).
La plupart des théories de la certitude basées sur l’immunité sont des théories modérées fortes. Elles supposent que p est épistémiquement certaine pour S seulement si, pour toute proposition contraire q (qui implique non-p ou qui baisse le degré de justification pour p), S est autorisé à nier q. De ce fait, elles excluent la possibilité que des propositions comme (3) soient certaines. Il n’est pas difficile en effet d’imaginer une situation où la police vous appelle pour vous dire que votre voiture a été volée. Il ne semble pas que dans une telle situation vous seriez autorisé à nier que votre voiture a été volée.
Une question demeure néanmoins à propos du type de certitude que cette approche attribue aux propositions telles que (4). En vertu de quoi S peut-il être ainsi autorisé à nier une proposition contraire q, par exemple, que le monde a commencé à exister il y a trois minutes mais que nous sommes nés il y a deux minutes avec tout un ensemble de faux souvenirs ? Si c’est en vertu du fait que p est certaine alors, en réalité, l’immunité est une conséquence logique de la certitude épistémique plutôt que son fondement (voir Klein 1981 : 30 ; Reed 2008). Si c’est en vertu du fait que p occupe une place particulière dans notre système conceptuel ou linguistique (Wittgenstein 1969) ou qu’on ne peut pas imaginer ou concevoir de réfutation ou infirmation possible de p, alors il n’est pas clair que cette certitude attachée aux propositions telles que (4) soit de type épistémique plutôt que psychologique.
Les théories faibles de la certitude épistémique
La relativité du critère de certitude absolue
Selon les théories faibles de la certitude, des propositions telles que (2) peuvent également être certaines. Comme nous l’avons vu ci-dessus, on peut comprendre la notion de certitude en relation à la classe des propositions qui sont justifiées ou vraies dans le monde actuel ou bien en relation aux propositions qui sont justifiées ou vraies dans tous les mondes possibles. Mais il y a bien d'autres manières de relativiser la notion de certitude (voir la conception de Chisholm présentée ci-dessus et Firth : 1967 : 10-12). Malcolm (1963) suggère par exemple qu’il existe des types de justification différents associés aux différents types de propositions, ce qui peut donner lieu à différents critères de certitude. Par exemple, voir en pleine lumière qu'il y a une assiette semble être un type de justification maximal relativement à ce type de propositions, car « aucun de nous n'a une conception de ce que serait une meilleure preuve que c'est une assiette » (Malcolm 1963 : 92). Néanmoins, comme le remarque Firth (1967 : 19-20), cela dépend du critère utilisé pour définir « meilleur ». Selon un critère cartésien, nous aurions une meilleure preuve si nous étions dans un monde où la vision était infaillible et nos sens ne nous trompaient jamais. S’il n’est en principe pas impossible de défendre une conception faible et invariantiste de la certitude épistémique, le fait qu’il y ait plusieurs critères envisageables pour caractériser la notion de certitude peut suggérer que les critères de la certitude sont variables.
La conception contextualiste
Une première manière d’élaborer l’idée selon laquelle des critères variables sont pertinents pour nos attributions de certitude consiste à soutenir que ‘certain’ est un terme sensible au contexte conversationnel. Une théorie de ce type a été défendue par un certain nombre de philosophes à propos du terme ‘savoir’ : le critère épistémique qu’un individu S doit satisfaire relativement à une proposition p pour qu’on puisse dire quelque chose de vrai en disant « S sait que p » dépendrait du contexte dans lequel cette phrase est prononcée (Lewis 1996 ; Cohen 1988 ; DeRose 2009 ; Voir Engel 2007 pour discussion). Les éléments du contexte qui sont supposés être pertinents concernent par exemple les possibilités d’erreurs qui sont saillantes, celles que l’on doit prendre en compte étant donné les enjeux ou le coût lié à une erreur, etc. L'idée que ‘certain’ est sensible au contexte a été proposée notamment par Lewis (1976 : 353-354) et défendue plus récemment de différentes manières (voir Petersen 2019, Beddor 2020a, b, Vollet à paraître). De même que la question de savoir s’il est vrai que S est grand ne peut pas avoir de réponse sans une classe de référence qui fixe (implicitement) un critère (par exemple, grand « pour un basketteur », « pour un enfant », etc.), la question de savoir si une proposition est certaine pourrait ne pas avoir de réponse indépendamment du contexte conversationnel dans lequel ce terme est utilisé. Il pourrait donc y avoir des contextes où l’on exprime quelque chose de vrai en disant « C’est certain que mon ticket est perdant », par exemple un contexte où l’on discute de l’opportunité de faire un investissement financier important, et des contextes où le même énoncé exprime quelque chose de faux, par exemple un contexte où l’on discute du fait qu’un des tickets sera gagnant.
La conception relative aux intérêts pratiques du sujet
Finalement, certains auteurs ont défendu l’idée que le critère épistémique qu’un sujet doit satisfaire pour qu’on puisse lui attribuer une connaissance est déterminé en partie par la question de savoir s’il est rationnel pour le sujet d’agir sur la proposition dont il est question dans les circonstances pratiques dans lesquelles il se trouve (Stanley 2005a ; Hawthorne 2004 ; Fantl and McGrath 2009). On peut suggérer que cet « empiètement pragmatique » concerne également, ou plutôt, les notions de certitude et chance (ou probabilité) épistémique. Par exemple, Stanley (2005a) admet l’empiètement pragmatique sur la connaissance et maintient que la connaissance détermine la certitude épistémique (i.e. les possibilités ou probabilités épistémiques relativement auxquelles une proposition peut être considérée comme certaine). Fantl et McGrath (2009) admettent quant à eux l’empiètement pragmatique sur la connaissance mais rejettent l’idée que la connaissance détermine la certitude épistémique. Une troisième option consisterait à rejeter l'empiètement pragmatique sur la connaissance ainsi que l'idée que la connaissance détermine la certitude épistémiques (i.e. les chances ou probabilités épistémiques) tout en admettant l’empiètement pragmatique sur la certitude épistémique.
Les conceptions selon lesquelles le critère de la certitude épistémique peut varier en fonction du contexte conversationnel ou des circonstances pratiques sont des conceptions faibles de la certitude épistémique. En effet, elles peuvent en principe admettre qu’il y a certains contextes dans lesquels on dit quelque chose de vrai lorsqu’on dit d’une proposition telle que (2) qu’elle est certaine pour un sujet donné.
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Remerciements
Cette publication a été rendue possible grâce au soutien du Fonds national suisse de la recherche scientifique (subside 184282 accordé à Miloud Belkoniene et subside 169293 accordé à Jacques-Henri Vollet).