Publié en septembre 2018
L’altruisme, ce don de soi en sens unique, a intéressé nombre d’auteurs et chercheurs issus de disciplines aussi variées que la philosophie, la théologie, la psychologie, la sociologie, la médecine, l’économie ou la biologie. L’altruisme a longtemps été étudié en vase clos au sein des disciplines, si bien qu’il en résulte un foisonnement de définitions et d’angles d’approches qui encombrent les échanges interdisciplinaires contemporains. Cet article pose les bases théoriques pour établir un dialogue constructif entre différents champs de recherche. Nous commencerons par un bref exposé des contextes dans lesquels l’altruisme a été abordé et du rôle que peut jouer l’altruisme dans une théorie morale. Ensuite nous proposerons une grille conceptuelle qui permettra d’éclairer et comparer les différentes manières de comprendre l’altruisme. On distinguera notamment les formes motivationnelles et les formes comportementales de l’altruisme. Les premières mettent l’accent sur les motivations des individus : par exemple, on qualifiera d’altruiste la décision de Joséphine Baker d’adopter son douzième enfant orphelin, pour autant que cette décision ait été prise avec l’intention première d’aider cet enfant. Quant aux formes comportementales d’altruisme, elles mettent l’accent sur les effets des comportements sur les altruistes et leurs partenaires d’interaction, qu’importe la motivation : selon cet angle d’approche, les abeilles ouvrières peuvent être qualifiées d’altruistes en vertu du fait que leur dévouement en faveur de la reine de la colonie est coûteux en termes de survie et de reproduction. Ce travail conceptuel permettra, dans un deuxième temps, de mettre en lumière les contributions des disciplines empiriques à l’explication du phénomène général de l’altruisme : quels en sont les mécanismes sous-jacents et quelles en sont les origines lointaines ? Cela se fera en deux sections séparées. La première traitera des explications de l’altruisme motivationnel : plus précisément nous étudierons l’« altruisme ordinaire » qui est une forme communément pratiquée d’altruisme motivationnel. Nous passerons en revue une liste de facteurs internes (e.g. empathie, sentiment de responsabilité, souci de conformisme) et externes (e.g. parenté familiale, appartenance au même groupe, proximité physique) qui induisent ou favorisent les choix altruistes ordinaires. La seconde section traitera des explications de l’altruisme comportemental : plus précisément nous étudierons l’« altruisme reproductif » qui est la version la plus connue d’altruisme comportemental. Nous verrons que ce phénomène semble contredire la théorie de l’évolution darwinienne mais qu’à y regarder de plus près, la contradiction n’est qu’apparente. Ce sera l’occasion d’évoquer deux modèles évolutionnaires qui permettent de concilier théorie de l’évolution et altruisme reproductif : la sélection de groupe et la sélection de parentèle.
Table des matières
Introduction
1. Les contextes dans lesquels l’altruisme a été étudié
2. Les façons de concevoir l’altruisme
a. L’altruisme motivationnel
b. L’altruisme comportemental
c. Les risques de quiproquo
3. Expliquer l’altruisme ordinaire
a. Définition de l’altruisme ordinaire
b. Les explications en termes de causalité directe ou lointaine
c. Les facteurs causaux directs de l’altruisme ordinaire
i. Quelques remarques méthodologiques sur l’étude des facteurs causaux
ii. Les facteurs internes : états mentaux motivant à l’altruisme
iii. Les facteurs externes : conditions socio-environnementales favorisant l’altruisme
d. Les facteurs causaux lointains de l’altruisme ordinaire
4. Expliquer l’altruisme reproductif
a. Définition de l’altruisme reproductif
b. Les facteurs causaux lointains de l’altruisme reproductif
Conclusion
Bibliographie
Introduction
Dans une acception large du terme, l’altruisme réfère au don de soi en sens unique, c’est-à-dire un don qui s’effectue sans attente de bénéfice en retour et/ou sans retour de bénéfice effectif. Comme illustrations d’altruisme, on peut penser aux actions héroïques des citoyens qui ont caché des juifs durant la seconde guerre mondiale, aux guerriers qui se sacrifient pour leur pays, aux familles qui adoptent des orphelins. L’altruisme peut aussi prendre des formes plus ordinaires. On peut penser aux médecins qui ne facturent pas leurs prestations à des patients désargentés, aux mères qui sacrifient leurs carrières pour s’occuper de leurs enfants ou aux dons privés à des associations caritatives. L’altruisme est également utilisé pour décrire des comportements animaux. Pensez aux marmottes qui avertissent leurs congénères de l’arrivée d’un prédateur au risque d’attirer l’attention sur elles, aux oiseaux qui aident à nourrir une progéniture qui n’est pas la leur, ou aux fourmis ouvrières qui prennent soin de leur reine et de la colonie sans chercher à se reproduire elles-mêmes.
La notion d’altruisme est largement utilisée dans la littérature traitant du comportement social humain ou animal. On trouve cette notion dans les écrits issus de disciplines aussi différentes que la philosophie (Butler 1726; Hobbes 1651; Mandeville 1723; Sober 1992), la théologie (Maclagan 1954), la psychologie (Batson 2011; Cialdini et al. 1987; Eisenberg 1986), la sociologie (Monroe 1998; Oliner 1992), la médecine (Ferguson 2015; Ann Smith 1995), l’économie (Andreoni 1990; Fehr & Fischbacher 2003; Levine 1998), la primatologie (Preston & de Waal 2001) ou la biologie de l’évolution (Hamilton 1972; Lehmann & Keller 2006; Trivers 1971). Chacune de ces disciplines a ses propres questionnements ainsi que son propre bagage méthodologique et terminologique (Clavien 2010). Il s’ensuit que le terme « altruisme » est défini de manières diverses et variées, générant de nombreuses confusions lors des échanges interdisciplinaires. Les débats impliquant des questions liées à l’altruisme sont d’autant plus sensibles qu’ils évoquent souvent une caractéristique du comportement humain socialement valorisée : sa capacité (ou son incapacité) à mettre ses intérêts personnels de côté au profit du bien d’autrui.
Sans entrer dans les nombreux débats autour de l’altruisme, cet article explicite les contextes dans lesquels l’altruisme a été étudié (section 2), fournit des informations et distinctions conceptuelles nécessaires pour déceler (et éviter) les nœuds de compréhension qui parsèment cette foisonnante littérature (section 3), et passe en revue les explications principales qui ont été données pour éclairer le phénomène de l’altruisme (sections 4 et 5).
1. Les contextes dans lesquels l’altruisme a été étudié
La thématique de l’altruisme a beaucoup intéressé les auteurs qui débattent de la pertinence d’une vision égoïste de l’être humain, c’est-à-dire une conception de l’humain comme étant motivé uniquement par la recherche ses propres intérêts, gains ou plaisirs individuels. Dans ce contexte, on se demande si, en y regardant de près, les actions dirigées vers autrui sont en réalité toutes entachées de motifs autocentrés. Comme l’exprime humoristiquement Ghiselin, « égratigne un altruiste et tu verras saigner un hypocrite » (1974). Historiquement, le débat a commencé au 18ème siècle sous forme de confrontations philosophiques entre, d’une part les défenseurs de l’idée selon laquelle l’être humain est profondément hédoniste, c’est-à-dire qu’il cherche toujours à augmenter son plaisir personnel (Mandeville 1723; Hobbes 1651; Bentham 1789), et d’autre part, les défenseurs de la thèse contraire selon laquelle l’être humain est occasionnellement capable d’altruisme, c’est-à-dire de motifs intrinsèquement tournés vers le bien d’autrui (Butler 1726; Hutcheson 1726; Adam Smith 1759). Dans un premier temps, le manque de données empiriques sur la prise de décision humaine imposait aux penseurs de se confronter à l’aide d’arguments philosophiques (pour des exemples, voir Kavka 1986; Clavien 2010). Puis le débat a pris une tournure plus empirique lorsque des sciences expérimentales telles que la psychologie (Cialdini et al. 1987; Batson & Shaw 1991), l’économie expérimentale (Andreoni 1990) ou les neurosciences (de Quervain et al. 2004) se sont intéressées à la question. Dès lors, les philosophes se sont mis à intégrer des acquis scientifiques au sein de leur argumentaire (e.g. Stich et al. 2010; Clavien 2010; Sober 1992). De nos jours, ce débat semble toutefois s’essouffler au vu d’une meilleure compréhension empirique de la complexité des mécanismes de prise de décision. L’idée d’un choix reposant sur une chaîne causale simple dont on pourrait identifier une seule impulsion motivationnelle originelle (ou « ultime ») semble en effet peu réaliste. Nos décisions semblent plutôt résulter d’un foisonnement d’impulsions agissant en même temps, c’est-à-dire d’une multitude de chaînes causales concomitantes. Ainsi, la mise en évidence d’une chaîne causale égoïste n’invalide pas la possibilité d’une chaîne causale altruiste concomitante. Face à cette compréhension multifactorielle de la prise de décision, il devient difficile (et sans doutes moins intéressant) de décider si l’être humain est capable ou non de motivation altruiste.
Une raison de s’intéresser à l’altruisme humain vient du rapport que ce phénomène pourrait entretenir avec la morale. Selon certains auteurs, une caractéristique fondamentale de la nature humaine est son caractère égoïste ou altruiste. Cette caractéristique, dont on peut faire un constat factuel (qui pourra être validé ou non par les données empiriques), sert ensuite d’inspiration pour élaborer une théorie morale à portée normative. Par exemple, sur la base du constat que les êtres humains recherchent constamment le plaisir, Bentham en a déduit qu’un bon système moral doit maximiser le plaisir. Ou plus récemment (et à l’inverse de Bentham), Philip Kitcher (2011) fait le constat qu’au cours de l’évolution humaine, nos ancêtres ont progressivement développé des compétences altruistes : selon son analyse, l’altruisme a d’abord émergé dans un contexte de soin parental, puis nos ancêtres sont parvenus à étendre leur altruisme primaire à de plus larges catégories d’individus. Kitcher voit dans ce processus la marque de la moralité et conclut qu’à chaque nouvelle extension de notre altruisme, nous réalisons un progrès moral. Plus généralement, beaucoup d’auteurs thématisent le rapport entre le comportement altruiste et moral. Par exemple, Ayn Rand (1961) voyait dans l’altruisme une forme d’immoralité. Elle pensait que l’exigence d’oubli de soi imposé par l’altruisme est un frein à la vie d’un organisme ; or selon elle, la vie est le fondement de la morale et toute entrave à la vie est immorale. Mais plus couramment, dans une société influencée par l’idéal chrétien du bon samaritain, c’est le lien inverse qui est mis en avant : la capacité à être mu par le sort d’autrui et à aider cet autrui est valorisée comme un exemple de moralité, voire même considérée comme une condition nécessaire à la moralité (Maclagan 1954; Nagel 1970; Comte 1852). Si tel est le cas, une meilleure compréhension de la capacité humaine à produire des actions altruistes peut contribuer à déterminer ce que l’on peut attendre moralement d’un être humain et fixer les limites au-delà desquelles la moralité devient trop exigeante. Une meilleure compréhension du fonctionnement de l’altruisme permet également d’éduquer et de cultiver les vertus morales (Babula 2013). L’idée de cultiver l’altruisme est notamment mise en avant par les défenseurs de l’éthique du « care » (Ann Smith 1995). A cela peuvent se greffer des objectifs très appliqués. Dans le milieu médical par exemple, les promoteurs du don d’organes cherchent à optimiser les processus décisionnels en faveur de ce type de dons ; mieux comprendre l’altruisme leur permet d’optimiser ce but (Ferguson 2015). Ou comme autre exemple, mentionnons le mouvement socio-philosophique de l’« altruisme efficace » qui offre des conseils pratiques pour optimiser l’impact positif de nos actions charitables (Peter Singer 2009).
Tout un pan de la littérature aborde l’altruisme dans une perspective plus descriptive. Dans le contexte socio-historique par exemple, on cherche à éclairer les causes sous-jacentes d’actions extraordinaires comme le sauvetage des juifs par des particuliers durant la deuxième guerre mondiale (Oliner 1992; Varese & Yaish 1998). Plus récemment, on observe un élargissement de l’intérêt sociologique pour des actions altruistes ordinaires et communément observables (Giugni & Passy 2001). Dans la même ligne mais en prenant de la distance par rapport aux exemples particuliers, beaucoup de chercheurs issus de diverses disciplines tentent d’éclairer les conditions propices ou les mécanismes généraux qui sous-tendent l’émergence et la stabilisation de la socialité humaine, y compris de l’altruisme (Andreoni 1990; Batson 2011; Fehr & Fischbacher 2003; Lehmann & Keller 2006; Michalski 2003). Dans ce contexte, on s’intéresse aux facteurs psychologiques impliqués dans la pro-socialité, tels que l’empathie, la compassion, l’amour ou le sentiment de responsabilité envers autrui. On s’intéresse également aux facteurs environnementaux et sociaux qui favorisent ou empêchent la pro-socialité, tels que la disponibilité de ressources, la vie en groupe, l’appartenance familiale, l’existence de conflits intra ou intergroupes, ou la proximité physique des individus dans le besoin. Ici, l’objectif consiste à faire avancer la science fondamentale en acquérant des connaissances sur le fonctionnement social et altruiste humain.
Enfin, tout un pan de la littérature sur l’altruisme est de nature proprement biologique. Dans L’origine des espèces, Darwin était le premier à reconnaître que le comportement altruiste animal défie sa théorie de l’évolution car il semble mener à un paradoxe. Dans le monde animal, on peut observer des comportements d’abnégation individuelle tels que le sacrifice de sa propre reproduction au profit d’autres individus. Ce phénomène est paradigmatique chez les insectes « eusociaux », qui se caractérisent par un mode de vie communautaire et une répartition des tâches par castes d’ouvrières qui ne se reproduisent tout simplement pas au profit de la reine. Mais si la sélection naturelle est supposée retenir uniquement les traits qui favorisent la survie et reproduction de leurs porteurs, comment se fait-il que ces comportements aient pu se stabiliser dans différentes espèces ? Cette question, qui semble à première vue remettre en question la théorie de l’évolution elle-même, a beaucoup occupé les biologistes depuis Darwin (Darwin 1882; Hamilton 1964; Lehmann & Keller 2006; Sober & D. S. Wilson 1998; Dawkins 1996).
Les objectifs listés ci-dessus ne s’excluent pas mutuellement. Certains auteurs en ont poursuivi plusieurs de front. En réalité, une compréhension du phénomène général de l’altruisme exige de fournir des réponses sur ces différents points.
2. Les façons de concevoir l’altruisme
L’altruisme peut être utilisé pour qualifier différentes catégories d’objets (cf. tableau 3) : des actions (i.e. des décisions d’individus dans des circonstances particulières), des individus, des traits comportementaux (i.e. des propensions à produire certains types d’actions) ou des traits psychologiques sous-jacents aux traits comportementaux (i.e. des mécanismes de décision internes aux individus qui influencent leur comportement de manière prédictible). Comme exemple d’action altruiste, on pourrait évoquer la décision ponctuelle de Joséphine Baker d’adopter son douzième enfant orphelin. Comme exemple d’individu altruiste on pourrait évoquer Joséphine Baker elle-même au regard de la vie qu’elle a menée : son engagement dans la résistance française, contre la discrimination des noirs américains, et plus largement en faveur d’idéaux de fraternité universelle. Comme exemple de trait comportemental altruiste, on pourrait évoquer la propension de Joséphine Baker à prendre toutes sortes de risques personnels pour le bien d’autrui : les français, les noirs américains, les orphelins. Comme exemple de trait psychologique altruiste, on pourrait évoquer l’extrême faculté d’empathie dont faisait preuve Joséphine Baker, qui l’a amenée à prendre les risques précités.
Notons que les quatre niveaux d’application de l’altruisme précités sont rarement explicités dans la littérature sur l’altruisme et la terminologie utilisée dans les disciplines peut différer de celle choisie dans cet article. Par exemple au sein de la sociologie, les auteurs utilisent généralement le terme « comportement » pour référer à ce qui est appelé ici « action », c’est-à-dire les décisions d’individus dans des circonstances complexes et particulières. Mais lorsque les biologistes utilisent le terme « comportement », c’est à la notion de « trait comportemental » qu’ils font référence, c’est-à-dire à la propension à produire certains types d’actions dans certains types de situations. Enfin, dans cet article, la notion d’action prend un sens moins spécifique que dans certaines théories philosophiques : elle désigne une prise de décision individuelle, ses motivations sous-jacentes et les suites d’événements qui en découlent directement, et elle n’implique pas nécessairement la mise en œuvre de capacités cognitives de haut niveau.
Par ailleurs, notons que les traits comportementaux et les traits psychologiques sont souvent deux faces d’un seul phénomène, même s’il est difficile d’en éclairer les deux faces à la fois. Les traits comportementaux ont des caractéristiques assez facilement observables si bien qu’il est possible de qualifier les effets qu’ils produisent généralement sur les porteurs de ces traits ainsi que sur leurs partenaires d’interaction : par exemple une propension à partager une ressource personnelle avec ses voisins dans le besoin engendre un léger coût pour le porteur du trait et un large bénéfice pour les voisins. Par ailleurs, les traits comportementaux peuvent être l’expression de traits psychologiques. Ces derniers reflètent l’activation d’un ou d’une conjonction de mécanismes internes qui sont ancrés dans la nature des individus et impactent leurs décisions (cf. « facteurs internes » dans le tableau 5). Ces mécanismes peuvent être des réactions simples faces à certains stimuli (e.g. un choc négatif déclenché par la perception de la souffrance d’autrui ; une attirance physique déclenchée par certaines caractéristiques du partenaire d’interaction ; une sensation de plaisir et d’auto-contentement après avoir aidé autrui), ou peuvent correspondre à des traits de caractère (e.g. une tendance à ressentir de l’empathie envers des individus dans le besoin ; un souci de se forger une bonne réputation), ou à un complexe de mécanismes activés de manière complémentaire (e.g. l’attirance physique qui favorise l’expression de l’empathie ; le plaisir d’aider autrui qui renforce l’expression de l’empathie). Tout trait psychologique pertinent pour la discussion autour de l’altruisme a un effet systématique sur le comportement des individus porteurs de ce trait. D’un point de vue empirique cependant, il n’est pas aisé d’identifier la présence ou l’effet exact de traits psychologiques donnés parce qu’ils opèrent de manière largement inconsciente et en conjonction avec une multitude d’autres traits psychologiques difficiles à identifier. Les nouveaux développements en psychologie (Batson 2011), économie comportementale (Tania Singer et al. 2006) et neurosciences (Churchland 2011) nous permettent cependant de les éclairer progressivement.
Dans la littérature, lorsque des auteurs prennent la peine de définir la notion d’altruisme, on retrouve souvent deux grandes catégories de définitions que nous appellerons dans cet article l’« altruisme motivationnel » et l’« altruisme comportemental » : les définitions de la première catégorie portent sur les motivations sous-jacentes à des actions, alors que les définitions de la seconde catégorie portent sur les effets générés par des traits comportementaux sur les partenaires d’interaction. Voyons ce qu’il en est dans le détail.
a. L’altruisme motivationnel
Pour les tenants de ce que l’on peut appeler l’« altruisme motivationnel », une action est altruiste en vertu du fait qu’elle est causée par des motivations dirigées vers le bien d’autrui : par exemple, être causée par le désir d’aider autrui, ce désir n’étant entaché par aucun calcul d’intérêts personnels (Batson & Shaw 1991; Butler 1726). Ainsi, pour savoir si Joséphine Baker a agi de manière altruiste en adoptant son douzième enfant orphelin, on se demandera quelles étaient ses motivations pour le faire. Était-elle compatissante avec cet enfant et profondément désireuse de lui donner son amour maternel, ou cherchait-elle à soigner son image publique de mère providentielle pour mieux remplir ses salles de spectacle ? Dans le second cas, l’action ne remplirait pas les conditions de l’altruisme quand bien même l’enfant serait plus heureux sous la protection de Joséphine Baker qu’à l’orphelinat.
Cette forme d’altruisme, conçue en termes d’actions-motivations, est utilisée dans différentes disciplines, notamment par des auteurs intéressés à évaluer les compétences sociales humaines (e.g. psychologie sociale, économie comportementale) et à développer les vertus humaines (e.g. philosophie morale, théologie, médecine du care ou du don). Dans le détail cependant, les auteurs ne proposent pas systématiquement les mêmes critères d’individuation (cf. tableau 1). Certains pensent que la moindre trace de motivation autocentrée est à bannir du champ de l’altruisme (Batson & Shaw 1991; Butler 1726; Cialdini et al. 1987). Il s’agit d’une condition très contraignante qui amène la question de savoir si les êtres humains sont capables de cette forme pure de motivation, souvent qualifiée d’« altruisme psychologique » (Stich 2007). D’autres auteurs acceptent une définition moins contraignante, laissant ouverte la possibilité d’une action altruiste partiellement motivée par des motifs autocentrés tels que la recherche d’un sentiment d’auto-contentement moral (Ferguson et al. 2008; Sober & D. S. Wilson 1998). Une autre manière de rendre la définition moins contraignante consiste à prendre uniquement en considération les motivations conscientes des individus (c’est l’option qui sera prise à la section 4a avec la notion d’« altruisme ordinaire »). Un autre point sur lequel il existe une marge d’interprétation est la nécessité d’une motivation dirigée vers le bien d’individus particuliers ; une telle condition exclut du champ de l’altruisme, toutes les actions motivées par un désir de réaliser un idéal moral ou de suivre une norme morale. Finalement, la notion de motivation peut être interprétée différemment : faut-il considérer uniquement les motifs (i.e. désirs, intentions, jugements) ou est-ce que des formes de motivation plus primaires et moins conceptuellement chargées (i.e. des réactions émotionnelles) sont à prendre en considération (Clavien 2012) ? Une prise de position sur ces divers critères d’individuation de l’altruisme influencera forcément la réponse à la question de savoir si les êtres humains ou d’autres espèces animales sont capables d’altruisme.
Tableau 1 : résumé des questions principales qui permettent de préciser ce que l’on entend par altruisme motivationnel (des réponses différenciées à ces questions génèrent des définitions différentes de l’altruisme)
b. L’altruisme comportemental
Pour les tenants de ce que l’on peut appeler l’« altruisme comportemental », un trait comportemental est altruiste en vertu du fait qu’il produit certains effets individuellement désavantageux au profit d’autrui : par exemple, être coûteux en termes de bien-être, survie, voire de reproduction pour les porteurs de ce trait et avoir des effets bénéfiques pour leurs partenaires sociaux. Ainsi, on se demandera si la tendance de Joséphine Baker à aider autrui (les minorités, les orphelins, etc.) est effectivement, en moyenne, désavantageuse pour les individus qui partagent cette tendance comportementale.
Cette forme d’altruisme, définie en termes de comportements-effets, est utilisée dans différentes disciplines, en particulier celles qui appréhendent le comportement social d’un point de vue populationnel (e.g. biologie ou anthropologie évolutionnaire) et/ou à l’aide de fonctions d’utilité ou de modèles mathématiques (e.g. économie théorique, théorie des jeux, génétique des populations). Étudier les traits comportementaux (i.e. des types de phénomènes) plutôt que les actions (i.e. des phénomènes singuliers) s’impose aux auteurs intéressés à éclairer les points d’équilibre mathématiques (Binmore 2005) ou les adaptations évolutionnaires de la socialité humaine (S. A. Frank 1998). Dans ce cadre, les traits comportementaux sont toujours étudiés en relation avec des contraintes socio-environnementales bien définies comme par exemple, un ensemble limité de choix d’actions possibles, une stratification de la population en groupes, une limitation des ressources disponibles, ou un mode de reproduction donné.
Les auteurs qui conceptualisent l’altruisme en termes de trait comportemental ne proposent pas systématiquement les mêmes critères d’individuation (cf. tableau 2). Par exemple, les auteurs qui s’intéressent à l’évolution des traits comportementaux conçoivent ces derniers (ainsi que leurs traits psychologiques ou mécanismes de décision sous-jacents) comme étant héritables. Ces traits sont donc conçus comme transmissibles d’une génération à l’autre. Cette transmission peut se faire par le biais de la reproduction sexuelle (via le passage de variants génétiques des parents aux enfants) et/ou par le biais d’une forte codification et influence culturelle (i.e. les individus apprennent et transmettent des comportements au cours de leur vie) (Boyd & Richerson 1985). La condition d’héritabilité est importante car elle permet de modéliser un processus de sélection : les traits qui, en moyenne, favorisent la survie et la reproduction des individus porteurs de ces traits ont une plus grande probabilité d’être transmis à la génération suivante. Au fil des générations, ce sont ces traits-là qui seront sélectionnés. En revanche, le postulat de l’héritabilité des traits comportementaux n’est pas nécessaire pour les auteurs qui s’intéressent à l’optimalité, à la stabilité ou simplement à la présence du trait plutôt qu’à son évolution.
Par ailleurs, certains auteurs considèrent uniquement les effets à court terme, c’est-à-dire les effets directs et temporellement limités de l’expression du comportement. Par exemple, le biologiste Robert Trivers (1971) et le mathématicien Robert Axelrod (1984) définissent comme « altruisme réciproque » un comportement d’aide coûteux sur le très court terme (e.g. un individu prend le temps de nettoyer le pelage de son voisin) alors même qu’il s’avère bénéfique sur le long terme puisque les partenaires d’interactions « réciproquent » l’aide précédemment reçue (e.g. le lendemain, c’est le voisin qui nettoiera le pelage du premier). D’autres auteurs considèrent les effets du comportement sur une série d’interactions bien déterminées. Par exemple, dans les contextes de jeu d’ordinateur effectués en laboratoire, les économistes expérimentaux qualifient d’altruistes, les comportements de don d’argent avec aucun retour de bénéfice possible au sein du jeu (Fehr & Fischbacher 2003). D’autres auteurs considèrent les effets du comportement sur la vie entière des individus ou sur un cycle de reproduction complet (Hamilton 1964; Lehmann & Keller 2006; West & Gardner 2010; D. S. Wilson 1975). Ainsi, les individus qui ont une tendance à sacrifier leur propre reproduction au profit de celle de leur parenté (comme cela s’observe dans un certain nombre d’espèces animales) sont considérés comme altruistes. Dans ce contexte, on parle souvent d’« altruisme biologique » (Sober & D. S. Wilson 1998) ou d’« altruisme reproductif » (Clavien & Chapuisat 2012). Au niveau humain, selon cette conception, pour peu qu’il s’agisse d’un comportement héritable, l’homosexualité pourrait figurer comme exemple de trait altruiste (nous expliquerons pourquoi à la section 5a).
Par ailleurs, on trouve des divergences entre les auteurs sur la nature des effets pertinents pour statuer sur l’altruisme. Par exemple, les biologistes se concentrent généralement sur les effets de fitness, c’est-à-dire la survie et reproduction des individus, alors que les économistes s’intéressent davantage aux coûts et bénéfices matériels.
Tableau 2 : résumé des questions principales qui permettent de préciser ce que l’on entend par altruisme comportemental (des réponses différenciées à ces questions génèrent des définitions différentes de l’altruisme)
c. Les risques de quiproquo
En principe, une fois que les auteurs ont déterminé leur propre définition de l’altruisme en rapport avec la catégorie d’objet qui les intéresse (e.g. l’altruisme motivationnel porte prioritairement sur les actions alors que l’altruisme comportemental porte prioritairement sur les traits de comportements), ils appliquent par extension le terme d’altruisme aux autres catégories d’objets, selon la logique décrite dans le tableau 3.
Tableau 3 : extension des définitions de l’altruisme motivationnel (ligne « focale sur les causes ») et de l’altruisme comportemental (ligne « focale sur les effets ») aux quatre catégories d’objets qui peuvent être qualifiés d’« altruistes »
Le tableau 3 met en évidence le fait que les tenants de l’altruisme motivationnel et ceux de l’altruisme comportemental donnent des sens très différents au terme « altruisme », quand ils l’appliquent aux actions, aux individus et aux traits comportementaux. Par exemple, un tenant de l’altruisme motivationnel dira d’un individu qu’il est altruiste, si on a de bonnes raisons de croire que cet individu agit avec l’intention d’aider autrui (i.e. motivation dirigée vers le bien d’autrui), même si cette bonne intention ne se concrétise pas par des bénéfices pour autrui. En revanche, un tenant de l’altruisme comportemental dira d’un individu qu’il est altruiste s’il est porteur d’un trait comportemental qui s’exprime par des actions en moyenne défavorables pour lui et bénéfiques pour autrui, quelles que soient ses intentions. Ainsi, si une biologiste mentionne l’homosexualité comme une forme d’altruisme, elle ne prend aucunement position sur la motivation des homosexuels à aider autrui. Et inversement l’amour et le dévouement des parents pour leurs enfants, un exemple paradigmatique d’altruisme motivationnel, n’implique aucun altruisme au niveau biologique, bien au contraire (nous reviendrons sur ces exemples dans la section 5a).
Il existe des disciplines dans lesquelles l’altruisme est notoirement mal défini. En particulier en économie expérimentale (de Quervain et al. 2004; Fehr & Fischbacher 2003) ou en anthropologie évolutionnaire (Gintis et al. 2005), il n’est pas rare de voir plusieurs sens du terme altruisme apparaître dans un même article, générant d’importantes difficultés d’interprétation et de cohérence (pour des exemples, voir Clavien & Chapuisat 2012).
Il en va de même pour la définition de l’opposé de l’altruisme : l’égoïsme. Un exemple notoire d’utilisation malheureuse du terme est le titre du fameux ouvrage de Richard Dawkins : Le gène égoïste (1996). Avec ce titre, Dawkins applique le terme « égoïsme » aux gènes alors qu’ils ne font pas partie des catégories d’objets auxquelles l’altruisme, et son opposé l’égoïsme, sont habituellement associés (i.e. les actions particulières, les individus, les traits comportementaux ou les traits psychologiques). Il s’ensuit que, sans s’en rendre compte, beaucoup de lecteurs (e.g. Sahlins 1976) ont réinterprété le titre de l’ouvrage en termes d’individus égoïstes ou de traits égoïstes : ils attribuent ainsi à Dawkins la théorie selon laquelle l’être humain se caractérise par une nature fondamentalement égoïste. Pourtant, dans son livre, Dawkins défend les thèses selon lesquelles l’altruisme comportemental existe et l’altruisme motivationnel existe probablement aussi. Pour mieux cultiver ce dernier Dawkins souligne l’importance de se détacher de l’influence de certains de nos gènes : ceux qui nous incitent vers l’égoïsme motivationnel. Ce détachement, Dawkins le considère comme souhaitable et possible dans une certaine mesure. Cet exemple illustre comment un choix terminologique malheureux peut ruiner le message d’un livre.
Le défrichage conceptuel étant achevé, il est maintenant possible de présenter un bilan de la littérature qui propose des explications de l’altruisme : quels en sont les mécanismes sous-jacents et quelles en sont les origines lointaines ? Ce travail devra être mené sur deux fronts car l’altruisme motivationnel et l’altruisme comportemental réfèrent à des phénomènes trop différents pour être traités ensemble. De plus, à défaut de pouvoir analyser toutes les variantes possibles d’altruisme, les sections suivantes focaliseront sur les explications de deux cas paradigmatiques : l’« altruisme ordinaire » qui est une forme généraliste d’altruisme motivationnel, et l’« altruisme reproductif », qui est la version la plus connue de l’altruisme comportemental (cf. tableau 4).
Tableau 4 : résumé des questions principales qui permettent de préciser la définition de l’altruisme (ces questions ont été présentées dans les sections 3a et 3b) et deux exemples de concepts d’altruisme répondant à ces questions (les définitions de l’« altruisme ordinaire » et de l’« altruisme reproductif » seront détaillées dans les sections 4a et 5a)
3. Expliquer l’altruisme ordinaire
a. Définition de l’altruisme ordinaire
Nous avons vu que l’altruisme motivationnel peut être défini de différentes manières. Ainsi, selon les choix définitionnels (finalement assez arbitraires) faits au départ, on pourra trouver beaucoup, ou au contraire très peu, voir même pas du tout, d’actions altruistes. Par exemple, s’il vous importe que l’altruisme ne soit pas entaché de motivations autocentrées, même inconscientes, cela devient un vrai défi de montrer qu’il existe des actions qui réalisent les conditions de l’altruisme. Ou alors, si votre objectif est d’aborder le don de soi d’un point de vue scientifique, vous serez tenté de travailler avec une forme d’altruisme communément pratiquée, car les méthodes d’analyse quantitatives ne peuvent pas s’appliquer à des phénomènes rares. C’est cette seconde voie que nous emprunterons dans ce chapitre. Nous nous intéressons à une version de l’altruisme motivationnel proche du langage courant, que l’on appellera « altruisme ordinaire », et dont les actions cumulent les trois caractéristiques suivantes (cf. tableau 4):
- Premièrement, elles résultent de l’intention consciente et comprise d’aider : la tentative d’aide est conceptualisée comme telle et n’est pas un effet non-planifié d’une autre action.
- Deuxièmement, elles sont produites de manière volontaire et autonome : cela implique que les acteurs ont le choix entre plusieurs options (i.e. aider ou ne pas aider) et ne sont pas soumis à des contraintes extérieures évidentes (e.g. risque d’être punis en cas de non-assistance).
- Troisièmement, elles sont désintéressées « prima facie », c’est-à-dire que l’aide n’a pas été produite dans le but conscient d’obtenir un bénéfice personnel (e.g. bonne réputation, avantages d’une relation de coopération future).
Ainsi défini, l’altruisme ordinaire n’est probablement pas courant dans le règne animale car sa mise en œuvre exige des capacités cognitives élevées telles que la compréhension des besoins d’autrui et la formation d’intentions consciemment conceptualisées. On peut imaginer que certaines espèces animales telles que les grands singes soient capables de formes basiques d’altruisme ordinaire (Kitcher 2011; Preston & de Waal 2001), mais le phénomène semble particulièrement pertinent pour les êtres humains. Au sein de l’humanité en revanche, l’altruisme ordinaire est probablement assez courant (Giugni & Passy 2001). Reprenons quelques exemples évoqués plus haut : les citoyens qui ont caché des juifs durant la seconde guerre mondiale, les familles qui adoptent des orphelins, les médecins qui ne facturent pas leurs prestations à des patients désargentés ou les mères qui sacrifient leurs carrières pour s’occuper de leurs enfants. On peut considérer ces actions comme altruistes au sens ordinaire du terme si elles sont produites de manière intentionnelle, si elles ne résultent pas de pressions sociales évidentes et si elles ne sont pas produites dans le but conscient d’obtenir un profit personnel. Notons que ces conditions peuvent être remplies même quand l’intention d’aider est instrumentale (i.e. vouloir aider autrui dans le but de suivre un idéal moral), et quand des pressions sociales diffuses ou une susceptibilité inconsciente aux enjeux de réputation ont joué un rôle causal dans la prise de décision.
Même si au cas par cas, il est difficile de sonder les intentions réelles des gens, cette définition est assez souple pour rendre crédible l’existence de l’altruisme. En revanche, il importe de concéder que cette définition inclut deux notions à interprétation variable : au cas par cas, il peut s’avérer difficile (même pour les acteurs eux-mêmes) de préciser si une action a été produite sous l’effet d’une pression sociale diffuse ou évidente, ou si, au moment de la décision, un acteur était sensible de manière consciente ou non, à un enjeu de réputation. Ainsi, il faut reconnaître que la définition de l’altruisme ordinaire admet des zones grises, des cas limites d’actions d’aide pour lesquels on peut discuter de leur caractère altruiste.
Etant entendu que les êtres humains sont capables d’agir de manière altruiste (ordinaire), nous pouvons nous demander pourquoi ils agissent de cette manière. A cette question, il est possible de fournir des réponses de nature causale que nous allons détailler dans ce qui suit.
b. Les explications en termes de causalité directe ou lointaine
Les motivations altruistes sont des états mentaux (désirs, intentions – cf. tableau 5, bulle de droite) qui, comme nous l’expliquerons plus loin, sont générés par l’occurrence d’autres états mentaux (e.g. réactions émotionnelles, sentiments – cf. tableau 5, facteurs internes) dans des conditions socio-environnementales propices à l’altruisme (cf. tableau 5, facteurs externes). Il s’agit là de phénomènes tangibles que l’on peut investiguer empiriquement.
Les motivations altruistes peuvent être éclairées de plusieurs points de vue complémentaires : on peut notamment en donner des explications en termes de causalité directe et en termes de causalité lointaine. Les explications en termes de causalité directe font référence aux causes qui agissent sur les individus altruistes, au moment de leurs actions. Les explications en termes de causalité lointaine font référence aux raisons socio-historiques, temporellement éloignées, voire aux raisons évolutionnaires de l’existence du phénomène à expliquer. Cette distinction s’approche de la distinction classique en biologie entre les causes dites « proximales », qui agissent du vivant de l’organisme porteur du trait à expliquer, et les causes dites « ultimes », qui font référence au processus de sélection antérieur à la vie de l’organisme (Mayr 1961; Tinbergen 1963).
Pour illustrer ce propos, reprenons l’exemple de Joséphine Baker qui, lors de sa première expérience d’adoption, est revenue en France avec deux enfants au lieu d’un, comme initialement prévu. Les causes directes de ce choix pourraient être l’empathie qu’elle ressentait envers ces enfants et le désir d’améliorer leur sort, ou le désir de devenir mère (i.e. causes internes), mais aussi le fait que le deuxième enfant s’est accroché à sa jambe lorsqu’elle a visité l’orphelinat ainsi que les flous juridiques de la période d’après-guerre qui facilitaient grandement les démarches (i.e. causes externes). Quant aux causes lointaines de ses choix, on peut les chercher dans le passé évolutionnaire et historique. Par exemple, on pourrait porter notre attention sur la faculté d’empathie exprimée par Joséphine Baker et se demander comment cette faculté a pu être sélectionnée au cours de l’évolution humaine. De même, on pourrait se demander d’où vient le désir de devenir mère, si communément observé chez les femmes, et formuler une explication en termes d’avantages sélectifs. Enfin, on pourrait chercher à éclairer les événements historiques qui ont mené à une facilitation des démarches d’adoption.
Avec cet exemple, on comprend que les deux types d’explications sont à la fois différents et complémentaires. Les causes directes de l’altruisme sont, dans une certaine mesure, accessibles à l’investigation empirique. On peut récolter et analyser les témoignages de personnes ayant connu Joséphine Baker. On peut prendre de la distance par rapport au cas particulier de Joséphine Baker et étudier dans quelles proportions les êtres humains sont doués d’empathie émotionnelle et quels facteurs en favorisent l’expression. Les causes lointaines, qu’elles soient de nature historique, sociologique ou évolutionnaire, sont plus difficiles à investiguer empiriquement et font davantage l’objet de spéculations. Mais même ces spéculations peuvent gagner en crédibilité lorsqu’elles font l’objet de tests rigoureux : on peut par exemple vérifier si une explication évolutionnaire est cohérente avec les prédictions de modèles mathématiques (e.g. modèles d’évolution sociale, modèles de théorie des jeux), avec les données anthropologiques (e.g. modes de vie des sociétés contemporaines de chasseurs-cueilleurs), avec les données paléontologiques (e.g. vestiges révélant le mode de vie de nos ancêtres), voire même avec les données sur le comportement d’espèces animales phylogénétiquement proches des humains (e.g. données issues de la primatologie). Dans ce qui suit, nous allons passer en revue les explications causales les plus souvent mises en avant pour expliquer le comportement altruiste ordinaire.
c. Les facteurs causaux directs de l’altruisme ordinaire
i. Quelques remarques méthodologiques sur l’étude des facteurs causaux
Avant d’aborder la question des facteurs causaux directs de l’altruisme ordinaire, quelques remarques méthodologiques préalables permettront de mieux saisir la portée des explications qui seront fournies. Pour commencer, il importe de distinguer entre les facteurs causaux particuliers, ceux qui agissent dans une action particulière, et les facteurs causaux généraux, ceux qui sont mis en évidence par des recherches scientifiques qui visent à découvrir des principes généraux. Les philosophes qualifieraient les premiers facteurs de « token » et les seconds de « types ». Considérons-les tour à tour :
Les décisions d’action résultent généralement de l’interaction d’une multitude de facteurs causaux particuliers. Par exemple, on peut imaginer que Joséphine Baker a adopté son douzième enfant sous l’effet d’une combinaison complexe de motivations incluant son désir d’aider cette petite fille franco-marocaine, les expériences positives de ses adoptions précédentes qui incitent à reproduire l’opération, l’opinion publique qui glorifie ses adoptions répétées et lui en donne de la fierté, la sollicitation d’un organisme d’adoption pour qu’elle prenne cette orpheline sous son aile, etc. Chacun de ces facteurs pourrait avoir joué un rôle causal dans la décision finale et il est possible qu’en l’absence de l’un d’entre eux, Joséphine Baker n’aurait finalement pas adopté cet enfant. Cet exemple illustre le fait que pour les cas d’actions particulières au sein de notre réalité quotidienne, pour des raisons pratiques évidentes, il n’est pas possible d’établir une liste de tous les facteurs causaux impliqués, de déterminer l’importance de leur rôle respectif et d’évaluer les effets de leurs interactions. Cela n’empêche pas d’étudier des actions particulières et d’en tirer des leçons intéressantes ; les analyses historiques et sociologiques peuvent s’avérer très informatives. Mais ces leçons ne sont pas facilement généralisables à d’autres situations et on ne peut pas en tirer des principes généraux.
Les investigations scientifiques qui visent à découvrir des principes généraux sont réalisées sur des classes de phénomènes similaires et permettent d’identifier des tendances générales (e.g. des facteurs causaux généralement impliqués dans ces classes de phénomènes). Par exemple, une chercheuse intéressée aux facteurs causaux généraux sous-jacents à la motivation altruiste peut commencer par identifier une classe de phénomènes qui exemplifie la motivation altruiste : disons l’aide fournie par des adultes à des enfants. Ensuite, elle peut faire varier le degré ou la présence/absence de facteurs causaux potentiels au sein d’un groupe d’individus représentatifs pour voir s’ils ont effectivement un impact sur le comportement d’aide. Par exemple, si elle veut savoir quel est l’effet du degré de parenté (i.e. facteur causal potentiel) sur le taux d’aide fournie par des adultes à des enfants, elle peut sélectionner un groupe d’individus représentatifs (e.g. des adultes et enfants issus de différentes sociétés et classes socio-économiques) et observer si le taux d’aide est plus important entre individus apparentés qu’entre individus non-apparentés. Si elle observe une différence de comportement remarquable, elle conclura que la parenté est un facteur causal favorisant l’altruisme, à condition bien sûr que cette différence ne puisse pas être expliquée par la présence d’autres facteurs.
Notons que la mise en valeur de l’importance d’un facteur causal général n’implique pas forcément que tous les individus soient causalement influencés par ce facteur, ou qu’ils soient influencés dans les mêmes proportions (McNamara et al. 2009). Au sein d’une population on s’attend en principe à une variation dans l’expression des facteurs causaux. Par exemple, de par leur différence de personnalité, certains individus auront une forte tendance à favoriser leurs proches parents alors que d’autres ne le feront pas.
En général, les investigations scientifiques révèlent que la réalité empirique est plus complexe que ce qu’il y parait de prime abord. Par exemple, les recherches sur l’importance des relations de parenté pourraient mettre en évidence qu’une certaine proportion d’individus est insensible à ce facteur causal. Sur la base de cette constatation, les chercheurs élaboreront de nouvelles hypothèse et lignes de recherches afin de comprendre pourquoi ce facteur causal n’agit pas dans tous les cas. En agrégeant les résultats d’une multitude de recherches de ce type, il est possible d’obtenir une image de plus en plus précise et complète du phénomène de l’altruisme. C’est ce type de recherches dont il sera question dans ce qui suit.
Il existe une vaste littérature sur les facteurs causaux qui favorisent ou empêchent l’expression de l’altruisme ordinaire. Sans pouvoir en faire un exposé exhaustif, les principaux facteurs peuvent être classés en deux catégories (voir tableau 5), selon qu’ils réfèrent à des phénomènes internes relatifs aux états mentaux qui favorisent l’altruisme ou à des phénomènes externes relatifs à l’environnement social et à la nature des relations entre les partenaires d’interaction.
Comme il est très difficile de ‘voir’ les états mentaux des gens, les chercheurs intéressés aux facteurs internes sont forcés de les étudier de manière indirecte. Cela peut se faire par l’étude de facteurs externes qui semblent être liés. Pour reprendre notre exemple ci-dessus, si une étude montre que les gens aident plus volontiers leurs proches parents (i.e. étude sur le facteur externe du degré de parenté), il est possible d’inférer que les êtres humains ressentent davantage d’empathie envers leurs proches parents (i.e. inférence sur un facteurs interne impliqué). A l’évidence, la crédibilité des conclusions sur les facteurs internes dépendra de la crédibilité des inférences faites en cours de route (i.e. aider autrui implique une réaction empathique). Une manière complémentaire d’étudier les états mentaux des gens consiste à établir des corrélations pertinentes. Par exemple, si l’on peut montrer qu’au moment d’aider autrui, une zone spécifique du cerveau est activée, on peut se demander dans quelles autres situations connexes cette zone du cerveau est activée ; si elle est également activée lorsque l’on évoque le souvenir de la souffrance d’un être cher, cela ajoute de la crédibilité à l’inférence que la motivation à aider autrui implique une réaction empathique.
Tableau 5 : Représentation des facteurs internes et externes (détaillés plus bas) qui peuvent jouer un rôle causal dans la formation des motivations à l’action altruiste ordinaire ; ces facteurs n’agissent pas nécessairement dans tous les cas d’actions altruistes et l’importance de leur effet causal peut varier de cas en cas
ii. Les facteurs internes : états mentaux motivant à l’altruisme
Les facteurs internes réfèrent à des phénomènes internes relatifs aux états mentaux qui favorisent l’altruisme. Il existe tout une famille d’états mentaux dont les êtres humains font l’expérience lorsqu’ils sont confrontés à la souffrance d’autrui. La littérature empirique est abondante et foisonne de définitions en tous genres si bien qu’il est difficile de faire le tri, à la fois au niveau conceptuel et au niveau empirique (pour une revue, voir Batson 2011). Dans cette littérature, il est notamment question d’empathie, de compassion, de sympathie, d’amour, ou de souci d’autrui (‘care’ en anglais). A divers degrés, tous ces états mentaux semblent être des facteurs motivant à l’altruisme.
Par souci de simplicité, concentrons-nous sur un état mental de cette famille (sans doutes le plus connu) : le souci empathique, ou empathie selon la conception que s’en fait Daniel Batson (2011). L’empathie réfère à une capacité de ressentir des émotions dirigées vers le bien-être d’autrui. Les émotions empathiques sont déclenchées lorsque l’on prend conscience des besoins d’autrui et de son état de bien-être ou mal-être. L’empathie peut s’exprimer par des sensations positives (e.g. joie) lorsqu’on apprend le bonheur d’autrui ainsi que par des sensations négatives (e.g. tristesse, souci, compassion) lorsqu’on apprend le malheur d’autrui. Plus précisément, une expérience empathique nous fait, d’une part, prendre conscience de la valeur que l’on donne au bien-être d’un individu, et d’autre part, amplifie nos réactions émotionnelles au point de former le désir d’aider cet individu. Bon nombre d’études empiriques indiquent que l’empathie ressentie face à une personne dans le besoin est un facteur motivant à l’altruisme (Batson 2011). Dans une certaine mesure, il est même possible d’entraîner nos compétences empathiques (Klimecki 2015).
Outre son aspect motivant à l’altruisme, les études empiriques ont également relevé les limites de l’empathie humaine. En effet, il s’avère qu’elle est dirigée de manière prépondérante envers des individus particuliers si bien qu’il est difficile de ressentir de l’empathie envers des groupes d’individus (Slovic 2010). Par ailleurs, les êtres humains ressentent plus facilement de l’empathie envers des individus perçus comme étant semblables à eux-mêmes et comme partageant les mêmes valeurs (Fultz et al. 1986). Certains auteurs en ont conclu que l’empathie dépend au final d’une sorte de confusion cognitive entre sa propre identité et celle de l’individu à aider (Cialdini et al. 1997). Enfin, certaines formes d’empathie sont ressenties comme une détresse sentimentale qui a pour effet de tétaniser l’acteur et de l’empêcher finalement d’apporter une aide adéquate (Tania Singer & Klimecki 2014) ; il importe donc de garder une certaine distance émotionnelle face à la souffrance d’autrui (Bloom 2016).
En lien étroit avec le phénomène d’empathie dirigé vers certaines catégories d’individus, le sentiment d’attachement familial semble jouer un rôle prépondérant pour la motivation à l’altruisme. L’engagement émotionnel envers les membres de sa propre famille est particulièrement développé au sein de l’humanité, si bien que les actes d’altruisme ordinaire sont beaucoup plus courants au sein des familles qu’entre individus non-parents. Ce phénomène est largement documenté, notamment dans des recherches en économie comportementale, anthropologie et sociologie (Anderson et al. 1999; Bowles & Posel 2005; Cai 2003; Gurven et al. 2002, 112; Kellerhals & Widmer 2012; Krupp et al. 2008).
En lien avec les facteurs précédemment cités, les sentiments d’appartenance ou d’extension de soi à un groupe (catégorie sociale, village, entreprise, etc.) ou à une cause commune (écologie, égalité des droits, etc.) semblent également jouer un rôle causal. Ces sentiments sont difficiles à isoler dans des études expérimentales mais peuvent être étudiés au moyen d’études qualitatives (Monroe 1998; Oliner 1992). Ils induisent un lien de connivence avec les individus participant du groupe ou de la cause avec laquelle on se sent en communion et incitent à aider ces individus lorsqu’ils sont dans le besoin. De même que pour l’empathie, ces sentiments semblent contraints dans leur extension par divers mécanismes discriminants. En effet, un important bagage de données empiriques montre à quel point l’être humain développe rapidement la tendance à catégoriser autrui comme faisant partie (ou non) de son propre groupe, sur la base de critères comme le sexe (Thompson 1975), le langage (Baron et al. 2014), les traits ethniques (Olsson et al. 2005) ou parfois des critères tout à fait arbitraires (Tajfel et al. 1971). A cela, est couplée une tendance à privilégier les membres de son propre groupe, et potentiellement, à former des préjugés négatifs envers les autres (Halevy et al. 2008). En bref, l’altruisme est favorisé par la perception et le ressenti d’une proximité sociale et culturelle.
Intimement liés aux facteurs mentionnés ci-dessus, le sentiment de responsabilité et les mécanismes émotionnels qui y sont liés (e.g. culpabilité en cas de non-action) semblent également renforcer la motivation altruiste. La notion de responsabilité et la question de son étendue est un thème récurrent en philosophie morale mais le sentiment spécifique d’être responsable du bien-être d’un individu en situation de besoin mériterait d’être investigué davantage au niveau empirique. Les prises de position des moralistes et les études empiriques existantes indiquent que la force du sentiment de responsabilité augmente avec l’implication émotionnelle (Nichols & Knobe 2008) mais résiste mal à la distance physique ou culturelle (Chatterjee 2003; Williams 1982). Par ailleurs, le sentiment de responsabilité semble augmenter lorsque l’on est personnellement impliqué dans les situation (Varese & Yaish 1998; Woolfolk et al. 2006) mais s’atténuer (ou « se diluer ») en présence d’autres personnes qui pourraient elles aussi faire l’effort d’aider (Darley & Latane 1968).
Un autre groupe de facteurs internes motivant à l’altruisme ordinaire fait référence aux engagements personnels envers des idéaux. Quoique les mécanismes psychologiques impliqués soient difficiles à identifier et à isoler empiriquement, les êtres humains semblent attachés et désireux d’agir conformément à des principes comme l’égalité, l’équité, ou le bien collectif (Baumard 2010; Kahneman et al. 1986; Zaki & Mitchell 2011; Zhao et al. 2017; Ohtsubo et al. 2010). Il est donc possible de venir en aide à un individu en vertu du fait qu’il est victime d’inégalité de traitement ou que son bien-être contribue au bien collectif.
A cette liste des causes internes s’ajoutent des mécanismes psychologiques généralistes qui influencent le comportement humain dans une large gamme de situations, y compris les situations d’altruisme. Par exemple, le souci (souvent ressenti de manière inconsciente) de se forger une bonne réputation influence tout une gamme de comportements, y compris l’aide fournie à autrui ; en effet, nombre d’études relèvent la tendance à aider autrui lorsque ce comportement produit des avantages sociaux (Barclay 2011; Griskevicius et al. 2007). L’attirance physique joue également un rôle prépondérant dans les interactions sociales ; nous sommes notamment très enclins à aider les personnes envers lesquelles nous ressentons de l’attirance (Farrelly et al. 2007). Enfin, mentionnons le biais de conformisme qui incite les gens à agir comme leurs voisins (Cialdini & Goldstein 2004). Les données empiriques indiquent même que nos croyances sur les comportements de nos voisins (e.g. ma voisine aiderait cet homme si elle était à ma place) influencent davantage nos choix que les croyances sur les attentes normatives de nos voisins (e.g. ma voisine pense que je devrais aider cet homme) (Nolan et al. 2008). De manière intéressante, tous ces facteurs peuvent agir sans que les individus en soient conscients. C’est à ce titre uniquement qu’ils peuvent figurer dans la liste des facteurs motivant à l’altruisme ordinaire. En effet, rappelons-nous que la définition de l’altruisme ordinaire ne pose aucune condition sur la nature des facteurs agissant au niveau du subconscient. En revanche si un souci de réputation ou de conformisme devient assez fort pour être conceptualisé comme une raison d’aider, l’action perd son caractère altruiste.
D’autres facteurs de renforcement peuvent être évoqués. Par exemple, la récompense psychologique liée à l’action altruiste (i.e. le plaisir de donner ou le contentement moral après avoir bien agi) consolide la tendance à l’altruisme (Ferguson & Flynn 2016; Isen & Levin 1972). Il en va de même du phénomène d’habitude : une pratique (agréable) réalisée plusieurs fois facilite, voire conditionne à répéter cette pratique lorsqu’une occasion similaire se présente (Seymour et al. 2009).
La liste des facteurs internes mentionnés ci-dessus n’est pas complète et pour chacun de ces facteurs, on peut se poser la question de l’importance de son rôle épistémique. Nous avons vu que, selon la définition de l’altruisme motivationnel, un trait psychologique est altruiste s’il s’exprime par une propension à produire des actions causées par une motivation dirigée vers le bien d’autrui. Les facteurs internes listés ci-dessus correspondent à des mécanismes mentaux sous-jacents à des traits psychologiques. Parmi eux, il semblerait que certains peuvent, à eux seuls, générer une motivation dirigée vers le bien d’autrui : un sentiment d’empathie, de responsabilité ou un engagement envers un idéal sont des candidats plausibles. En revanche, d’autres facteurs causaux semblent davantage jouer le rôle de facilitateurs de motivation altruiste, dans le sens où, selon les circonstances, ils peuvent soutenir ou rendre plus aisée la production d’une motivation dirigée vers autrui : c’est typiquement le cas du biais de conformisme, du souci de réputation, ou de l’attirance physique. On voit mal comment, à eux seuls, ils pourraient générer des motivations altruistes. Un éclairage sur le type de rôle causal joué par ces différents facteurs et sur la manière dont ils interagissent, permettrait de mieux expliquer le phénomène de l’altruisme.
Les facteurs internes listés ci-dessus ne sont pas forcément dédiés spécifiquement à l’altruisme. Ils peuvent générer ou faciliter la pro-socialité en générale, y compris la sous-catégorie d’actions pro-sociales qui remplissent les critères de l’altruisme. Imaginons qu’une femme aide sa voisine, à la fois parce qu’elle est convaincue que la générosité est un idéal à suivre et parce qu’elle aime être respectée dans son entourage comme un modèle de générosité. Cette action d’aide sera considérée comme altruiste ordinaire si le souci de réputation est discrètement inconscient et comme pro-sociale non-altruiste si la femme entretient consciemment l’objectif de soigner son image. Dans les deux scénarios cependant, les mêmes facteurs causaux sont à l’œuvre, simplement avec des intensités différentes. Ainsi, les facteurs listés dans le tableau 5 peuvent jouer un rôle similaire dans des actions d’aide qui ne remplissent pas tous les critères de la définition d’altruisme.
Etant donné que les facteurs internes sont des mécanismes mentaux, on peut se demander quelles en sont les bases biochimiques et neurologiques. Les recherches en neurosciences permettent d’accumuler des données intéressantes concernant les zones du cerveau ou les hormones impliquées. Par exemple, il semblerait que certaines hormones telles que la sérotonine, la vasopressine ou l’ocytocine soient impliquées dans le sentiment d’attachement à autrui et la pro-socialité (Churchland 2011; Dreu et al. 2011). Par ailleurs, certaines études mettent en évidence une corrélation entre la propension à aider autrui et la sensibilité des zones cérébrales liées à la souffrance empathique (i.e. souffrir de voir souffrir l’autre) ; il apparaît en effet que, par rapport à des personnes ordinaires, les personnes qui ont fait don de leur rein à un inconnu montrent une importante activité cérébrale typique de la souffrance lorsqu’ils voient souffrir une autre participante à l’étude (Brethel-Haurwitz et al. à paraître). D’autres études montrent une corrélation entre l’aide et l’activation de zones neuronales liées à la récompense (Moll et al. 2006; Tabibnia & Lieberman 2007). D’autres études encore investiguent les phénomènes de l’habitude et les systèmes d’apprentissage sous-jacents aux choix altruistes (Seymour et al. 2009). Quoique ce domaine de recherche soit encore relativement jeune et les méthodes utilisées controversées, on peut s’attendre à des découvertes intéressantes dans le futur.
iii. Les facteurs externes : conditions socio-environnementales favorisant l’altruisme
Les facteurs causaux internes listés ci-dessus vont généralement de pair avec des facteurs externes qui réfèrent à des caractéristiques propres à l’environnement social et à la nature des relations entre les partenaires d’interaction. Comme illustré dans le tableau 5, des éléments du contexte social et environnemental dans lequel se trouve une personne (i.e. facteurs externes), qu’ils soient perçus de manière consciente ou non, peuvent avoir pour effet de favoriser ou de freiner l’activation des états mentaux (i.e. facteurs internes) propices à la motivation altruiste.
Les facteurs externes qui jouent un rôle causal dans la motivation altruiste incluent une série de caractéristiques relatives à la nature des relations entre les personnes partenaires d’interaction (Barclay 2011; Michalski 2003). Parmi ces facteurs on trouve le degré de dépendance sociale entre l’acteur et la personne qui pourrait bénéficier de son aide. Par exemple les sentiments de connivence, d’attachement ou d’extension de soi sont favorisés quand les partenaires d’interaction vivent dans la même communauté et sont appelés à interagir régulièrement, ou quand ils sont tous deux engagés dans des projets communs. De même, le fait d’être un proche parent ou un (potentiel) partenaire sexuel incite aux émotions empathiques. Enfin, la proximité physique de la personne en difficulté ou le fait que cette personne sollicite directement de l’aide, suscite plus efficacement un sentiment de responsabilité morale qui induit la motivation altruiste (Varese & Yaish 1998).
Les facteurs externes qui jouent un rôle causal dans la motivation altruiste incluent également tout une série de caractéristiques propres aux environnements de décision, donc des caractéristiques indépendantes des bénéficiaires de l’aide. Par exemple l’altruisme est favorisé dans des contextes environnementaux où il est possible d’obtenir des bénéfices importants en menant des projets ou actions collaboratives (Ostrom 1990; Tilly 2002). C’est notamment le cas quand la survie dans des conditions climatiques extrêmes n’est possible qu’au travers d’actions collectives (e.g. chasse, construction d’abris) ou quand il existe une forte compétition entre groupes qui impose une ligne de défense ou d’attaque organisée (Halevy et al. 2008). Dans ces conditions émergeront plus facilement les relations de solidarité et les états émotionnels qui favorisent cette solidarité. Un autre facteur externe propice à l’altruisme est le fait de vivre dans un contexte social propice à la formation de réputations ; cela est notamment possible dans des communautés restreintes où les individus se connaissent et commentent les actions des autres (Elfenbein et al. 2012). Par ailleurs, les habitudes de comportement des membres de l’entourage jouent un rôle important ; un entourage altruiste incitera à agir de manière altruiste et inversement, un entourage non-altruiste freinera les élans altruistes (Bicchieri & Xiao 2009; Christakis & Fowler 2011). Par ailleurs, le nombre de personnes en position d’aider influence la motivation altruiste : la présence de multiples donneurs potentiels dilue le sentiment de responsabilité, et inversement, le fait d’être le seul individu en position d’aider contribue à la motivation altruiste (Darley & Latane 1968).
Cette liste de facteurs externes est incomplète et pour chacun d’eux, on peut se demander quel est son lien avec les facteurs internes qui génèrent directement la motivation altruiste. Par ailleurs, tous ces facteurs peuvent interagir les uns avec les autres en augmentant ou en annulant leurs effets respectifs, si bien qu’il est difficile d’isoler et de quantifier leur rôle causal. Par exemple l’expression de l’empathie peut être favorisée par des liens de parenté mais diminuée par la distance physique des demandeurs d’aide. La complexité de ces relations mérite d’être davantage étudiée de manière systématique.
d. Les facteurs causaux lointains de l’altruisme ordinaire
Venons-en aux facteurs causaux lointains qui expliquent pourquoi les êtres humains sont capables d’altruisme ordinaire. Une explication complète exigerait d’identifier tous les types de facteurs internes impliqués (i.e. la faculté d’empathie, le sentiment de connivence envers les membres de sa famille, le souci inconscient de réputation, etc.). Ensuite, il faudrait considérer chaque facteur séparément et expliquer son émergence au cours de l’histoire humaine ainsi que sa son rôle fonctionnel lorsqu’il est impliqué dans le comportement altruiste : par rôle fonctionnel, il faut entendre ce que fait le mécanisme psychologique et la raison pour laquelle il a été stabilisé dans le mode opératoire humain au cours de son évolution (Lombrozo & Wikenfeld, à paraître). Mais dans les faits, une explication complète est improbable, d’une part parce qu’il n’est pas aisé d’identifier précisément les facteurs internes impliqués, d’autre part parce que les données historiques, anthropologiques et paléontologiques sont incomplètes et difficiles à interpréter.
Etant donné la complexité du phénomène et le manque de données primaires, l’étude des facteurs causaux lointains de l’altruisme prend une tournure de recherche fondamentale. Dans ce cadre, on étudie en priorité les traits comportementaux (e.g. la tendance à favoriser ses proches parents) car ils ont l’avantage d’être observables et d’avoir des effets observables : on peut voir si l’individu aide (ou pas) et on peut quantifier ce que l’individu perd et ce qu’il apporte à autrui en prodiguant de l’aide. De plus, les traits comportementaux sont révélateurs des mécanismes psychologiques internes dont on veut expliquer l’évolution. Les traits comportementaux peuvent être interprétés comme étant l’expression visible (en biologie on parle de « phénotype ») de traits psychologiques ou de mécanismes de décision transmissibles d’une génération à l’autre. Et puisque ce sont des entités héritables, on peut les étudier à l’aide des outils de la théorie de l’évolution.
Il est possible d’établir une liste de principes explicatifs (e.g. des règles, lois, ou dynamiques générales) qui permettent d’éclairer l’émergence et la stabilisation des traits comportementaux qui semblent révélateurs de la motivation altruiste. Par exemple, un principe explicatif important est celui de l’avantage sélectif des comportements d’aide envers ses propres descendants. Au sein de l’espèce humaine, investir son énergie sans compter pour subvenir aux besoins d’une progéniture qui peinerait à survivre sans cette aide, a pour effet la survie et la bonne santé de cette progéniture. Cette dernière sera bien positionnée pour avoir elle-même des descendants. Si ce trait comportemental d’aide parentale (qui est révélateur du désir de privilégier ses propres enfants) est héréditaire, on comprend bien qu’il se transmettra aisément au fil des générations et se stabilisera au sein de la population.
Lorsque les chercheurs entrevoient l’importance d’un principe explicatif potentiel, ils peuvent tester ce principe de deux manières. Premièrement, ils peuvent confronter le pouvoir explicatif du principe à des données empiriques existantes ou générées à cet effet. Dans ce cadre, on se demandera notamment si le principe permet d’éclairer des phénomènes historiques : par exemple, le principe de l’adaptativité des soins parentaux (i.e. l’idée que nourrir et soigner sa progéniture est un moyen de favoriser sa propre reproduction), permet-il d’éclairer pourquoi la plupart des systèmes légaux privilégient la transmission verticale des héritages familiaux ? On se demandera aussi si le principe peut être confirmé par des observations scientifiques générées sur le terrain ou en laboratoire dans des conditions contrôlées : par exemple, le don de soi des parents pour le bien de leurs enfants, est-il observable sur le terrain et en laboratoire ? Deuxièmement, les chercheurs peuvent tester la robustesse du principe explicatif à l’aide de modèles mathématiques, notamment issus de la théorie des jeux et de la génétique des populations. Ces modèles contiennent des règles, des constantes et des variables, certes simplificatrices, mais qui peuvent s’avérer représentatives des dynamiques sociales entre deux individus ou au sein de populations plus larges. En faisant varier différents paramètres dans des modèles, on peut tester si un principe explicatif correspond effectivement à une situation d’équilibre ou d’optimum mathématique. Par exemple est-ce qu’un modèle évolutionnaire qui fait varier le degré de parenté génétique aboutit à un équilibre où les individus aident prioritairement leur progéniture ?
Une fois que les principes ont passé avec succès les tests précités, il devient envisageable de les utiliser pour formuler des hypothèses explicatives pour l’émergence et la stabilisation de tel ou tel facteur interne impliqué dans l’altruisme ordinaire. Par exemple, on peut supposer qu’au cours de l’histoire humaine, les capacités à ressentir de l’empathie, qui engendrent une tendance à aider autrui, ont d’abord émergé dans un contexte de soin parental (Kitcher 2011). Il est à noter cependant que ces hypothèses garderont toujours un caractère spéculatif. Ce caractère spéculatif diminuera en fonction de la qualité et quantité des confirmations secondaires apportées par les chercheurs. Par exemple, une récente étude indique que les personnes ayant fait preuve d’actes altruistes héroïques montrent d’importantes activités neuronales dans des zones du cerveau connues par ailleurs pour être liées au comportement de soin parental (Brethel-Haurwitz et al. 2017). Cela indique un lien évolutionnaire entre les soins parentaux et l’altruisme dispensé aujourd’hui envers une plus large gamme d’individus : au cours de son évolution, l’être humain a étendu son altruisme au-delà du cercle parental (Peter Singer 1981).
Il existe une très vaste littérature sur les facteurs causaux lointains de l’altruisme. Sans entrer dans le détail (pour en savoir davantage, voir notamment Barclay 2011), les principes explicatifs les plus solides et les plus largement acceptés qui ressortent de ces études sont les suivants :
- Au sein de l’espèce humaine, il est adaptatif (i.e. cela favorise la « fitness » individuelle, qui est une mesure biologique de survie et reproduction individuelle) d’investir beaucoup d’énergie en faveur de ses propres enfants (Clutton-Brock 1991). Ainsi, on peut s’attendre à ce que toute une série de mécanismes mentaux favorisant le comportement de soin parental ait émergé au cours de l’évolution. Parmi ces mécanismes, on compte notamment l’amour, la compassion, le sentiment de connivence, d’extension de soi dirigé vers ses propres enfants.
- Au-delà du rapport parents-enfants, les modèles d’évolution sociale (Gardner et al. 2011; Hamilton 1964; Lehmann & Keller 2006) prédisent qu’un trait comportemental d’aide coûteuse peut se transmettre et se stabiliser au sein d’une population si, pour une raison ou une autre, les bénéficiaires de l’aide se trouvent être prioritairement des individus possédant eux-mêmes le trait en question (on dit alors qu’ils ont un haut « coefficient d’apparentement » – voir section 5.b). Cela peut se faire si les individus discriminent leur aide en faveur de leurs proches parents génétiques (tantes, cousins), ou plus subtilement, en faveur d’individus identifiés comme partageant la même tendance comportementale (McNamara et al. 2009). Au niveau psychologique, on peut imaginer que cela puisse se caractériser par une valorisation et un engagement émotionnel envers les individus qui montrent des signes de parenté génétique ou qui partagent les mêmes valeurs altruistes que soi-même (Clavien & Chapuisat 2016).
- Au sein de l’espèce humaine, dont la progéniture a besoin de soins parentaux importants pour survivre, il est avantageux pour les partenaires sexuels de s’aider mutuellement, optimisant par-là la procréation et le soin parental (Clutton-Brock 1991). On peut donc s’attendre à l’évolution de mécanismes psychologiques soutenant l’entraide et les actions altruistes au sein des couples : sentiments amoureux, attachement, etc.
- Plus généralement, le principe de la « réciprocité directe » indique que les rapports d’échanges réciproques sur le long terme sont bénéfiques au sein des populations humaines (Binmore 2005) si bien qu’il est adaptatif de les consolider à l’aide de mécanismes psychologiques permettant de renforcer les liens entre les partenaires d’interaction (Trivers 1971). Cela pourrait être la base des sentiments de connivence, d’amitié, de partage des mêmes valeurs, etc.
- Encore plus généralement, les environnements sociaux caractérisés par des groupes ou réseaux d’individus dépendant mutuellement les uns des autres (parce qu’ils se répartissent les tâches qui ne peuvent pas être accomplies par un seul individu, parce qu’ils ont formé des alliances de coopération, etc.) augmentent la valeur objective des membres de son propre réseau. Indépendamment de l’existence (ou non) d’une relation de réciprocité directe, il est donc adaptatif d’aider les membres de son propre réseau ou groupe et l’on peut s’attendre à l’émergence et stabilisation de mécanismes psychologiques allant dans ce sens, y compris les sentiments d’appartenance au même groupe (Baumard 2010; Tooby & Cosmides 1996). Ces mécanismes sont particulièrement effectifs en situation de crise, lorsque la cohésion interne est cruciale à la survie du groupe (e.g. en cas de conflit intergroupe ou de survie dans des environnements hostiles).
- Le principe de la réputation adaptative (qui a reçu différents labels dans la littérature, y compris « signal coûteux » ou « réciprocité indirecte ») indique que les actions d’aide à sens unique peuvent être observées et commentées au sein d’un réseau social ; en se forgeant une réputation d’individu aidant, il est possible d’obtenir divers avantages personnels sur le long terme (Alexander 1987; Roberts 1998). Par exemple, un individu peut acquérir une réputation de bon coopérateur qui lui vaudra d’être sollicité pour de nouvelles relations de coopération réciproque avantageuses (Nowak & Sigmund 2005). Un autre exemple est la prise de risque en faveur du groupe dans le cadre de conflits intergroupes, qui semble être un moyen pour les hommes d’augmenter leur attractivité sexuelle (McDonald et al. 2012).
Par ailleurs, certains mécanismes psychologiques identifiés comme jouant un rôle causal dans la motivation altruiste peuvent avoir évolué indépendamment du comportement d’aide à autrui. Par exemple, le biais de conformisme (i.e. tendance à agir comme ses voisins) peut être adaptatif simplement parce que cela permet de préserver et renforcer les relations sociales avec ses voisins (Cialdini & Goldstein 2004).
A ce stade, trois précisions s’imposent. Premièrement, les principes précités ne sont pas exclusifs ; ils se chevauchent même partiellement. Par exemple, dans la liste ci-dessus, le principe 1 (adaptativité d’aider ses propres enfants) peut être considéré comme une sous-catégorie du principe 2 (aider des individus qui partagent le trait altruiste favorise la transmission de ce trait). De même le principe 6 (une bonne réputation peut être adaptative) est souvent lié au principe 5 (l’interdépendance entre les acteurs sociaux favorise l’adaptativité de l’aide) (Rusch 2014). Deuxièmement, dire qu’un trait comportemental est adaptatif n’implique pas que toutes les actions découlant de ce trait comportemental soient avantageuses pour l’individu ; du point de vue évolutionnaire, il suffit que le trait soit adaptatif en moyenne pour qu’il soit sélectionné. Troisièmement, le fait que les principes mentionnés ci-dessus incluent la notion d’adaptativité n’implique pas que les êtres humains calculent leurs avantages évolutionnaires au moment de l’action ; parfois, il vaut même mieux qu’ils ne soient pas capables de penser à leurs avantages personnels (R. H. Frank 1988; Sober & D. S. Wilson 1998).
Au cours de son évolution récente, Homo Sapiens a acquis une série de capacités cognitives de haut niveau telles que la capacité de communiquer à l’aide d’un langage ou de cumuler des connaissances et des manières de faire. Cela lui a permis de développer un système de transmission culturelle très efficient. Or, tout comme les traits à base génétique, les croyances, idées, pratiques et normes sociales peuvent aussi être héritables (i.e. transmises à l’identique d’une personne à l’autre) et peuvent entrer en concurrence. Il est donc possible d’imaginer que les principes évolutionnaires listés ci-dessus s’appliquent non seulement à la transmission et stabilisation de traits comportementaux génétiques transmis par voie de descendance, mais également à des traits comportementaux culturellement transmis. Cette idée a été beaucoup explorée dans la littérature (Allison 1992b; Boyd & Richerson 1985; Dawkins 1996; Lehmann & Feldman 2008) tout en étant critiquée avec des arguments sérieux (Sperber 1996; Sperber & Hirschfeld 2004). La difficulté principale réside dans la difficulté de répliquer et transmettre des entités culturelles stables, c’est-à-dire qui ne changent pas trop de contenu ou de sens lorsqu’elles passent d’une personne à l’autre : or cette stabilité est nécessaire pour permettre au processus de sélection d’opérer.
Les explications lointaines portant sur l’évolution de traits héritables fournissent des informations intéressantes mais néanmoins partielles. Au cours de notre évolution récente, nous avons acquis une série de compétences inédites, telles que la capacité d’anticiper et prévoir des événements futurs, la capacité de nous représenter les émotions et les pensées d’autrui (ce que l’on appelle aussi la « théorie de l’esprit »), et la capacité d’imaginer des scénarios et solutions possibles (i.e. réflexion abstraite). Ces compétences nous permettent de raisonner et de porter un jugement critique sur nos propres comportements et traits héritables. Ainsi, nous pouvons, dans une certaine mesure, nous affranchir des pressions évolutionnaires agissant aux niveaux génétique et culturel. L’exercice de notre raison peut générer des injonctions contraires aux pulsions comportementales générées par des mécanismes primitifs hérités de notre passé ancestral (e.g. notre faculté empathique limitée à bien des égards ou notre tendance au conformisme) : aujourd’hui nous sommes notamment capables, du moins mentalement, d’étendre (ou de réduire) le cercle d’individus bénéficiaires de notre altruisme primitif (Kitcher 2011; Peter Singer 1981). Mais la force motivationnelle de l’exercice de la raison reste encore très mal connue et il est clair qu’elle échoue à nous affranchir complètement des biais cognitifs et traits comportementaux multiples et variés hérités de notre passé évolutionnaire. Ces derniers nous permettent d’être altruistes tout en limitant le spectre de notre altruisme.
Etant donné l’existence de la transmission culturelle et de l’activité rationnelle humaine, les explications causales des facteurs lointains peuvent être complétées par des données relatives à une histoire humaine plus récente. Ainsi, des sciences telles que l’histoire, l’anthropologie et la sociologie peuvent apporter des compléments d’information importants relatifs à la manière dont les humains sont capables de transcender partiellement leurs déterminants génétiques et étendre leur altruisme à une plus grande classe d’individus (Allison 1992a). Bon nombre de travaux nous éclairent spécifiquement sur des engagements humanitaires historiques et contemporains (Giugni & Passy 2001; Neal 2006) ou sur des prises de risques importants pour sauver des vies, notamment celles de juifs durant la deuxième guerre mondiale (Monroe 1998; Oliner 1992; Varese & Yaish 1998). D’autres travaux analysent finement les organisations et structures sociales nationales et inter-nationales qui ont une incidence sur des phénomènes altruistes paradigmatiques, tels que le don d’organe (Healy & Krawiec à paraître).
4. Expliquer l’altruisme reproductif
a. Définition de l’altruisme reproductif
Par souci de simplicité, nous nous intéresserons à la forme d’altruisme comportemental la plus claire et largement étudiée : l’« altruisme reproductif » (souvent appelé « altruisme biologique »). Par ce dernier, on entend les traits comportementaux héritables qui cumulent les caractéristiques suivantes (cf. tableau 4) :
- Premièrement, leur expression a pour effet d’augmenter la fitness (i.e. le taux de survie et de reproduction) d’autres individus de la même espèce.
- Deuxièmement, leur expression a pour effet de réduire la fitness des porteurs de ces traits comportementaux.
Si la deuxième condition de la définition n’est pas remplie, c’est-à-dire si le trait comportemental a pour effet d’augmenter la fitness d’autrui tout en augmentant la fitness du porteur de ce trait, on ne parle généralement pas d’altruisme mais plutôt de coopération (Lehmann & Keller 2006). Ainsi, ce que Robert Trivers appelle « altruisme réciproque » dans un article très influent (1971) ne remplit pas les conditions de l’altruisme reproductif ; la notion de Trivers correspond en réalité à un phénomène de coopération mutuellement avantageuse sur le long terme du type « je t’aide un jour et tu réciproques cette aide le demain ».
La deuxième condition exclut également du champ de l’altruisme reproductif tous les comportement de soins parentaux qui ont pour effet d’optimiser la santé, la survie et la fertilité de ses propres descendants. Cet exemple montre l’importance de ne pas confondre l’altruisme motivationnel avec l’altruisme comportemental ; les deux concepts ne s’appliquent pas forcément aux mêmes phénomènes.
La fitness est une mesure relative de survie et de reproduction qui s’applique à des types d’individus au terme d’un cycle de vie complet. Ainsi, pour calculer l’effet d’un trait comportemental X sur la fitness des porteurs de ce trait, on compare le taux moyen de survie et de reproduction des individus porteurs de X au taux moyen de survie et de reproduction des individus porteurs de traits comportementaux alternatifs, Y, Z, etc. présents dans la population.
Etant donné le caractère relatif de la fitness, un comportement altruiste peut consister en une variante de comportement très légèrement différente d’un comportement non-altruiste. Par exemple, dans le contexte d’interactions coopératives mutuellement bénéfiques, le fait de prendre des risques légèrement supérieurs aux risques pris par les autres membres de la population pourrait être altruiste (sous condition que la prise de risque supplémentaire n’engendre pas de bénéfices individuels en retour). Ainsi, selon les contextes, deux comportements très similaires peuvent s’avérer, altruiste pour l’un, et non-altruiste pour l’autre.
On pourra noter que cette définition est très généraliste et n’impose aucune restriction sur les mécanismes qui permettent la réalisation de l’altruisme reproductif. Souvenons-nous que pour parler d’altruisme motivationnel il faut avoir des motivations dirigées vers le bien d’autrui ; or réaliser cette condition exige une machinerie cognitive très développée. Pour l’altruisme reproductif, rien de tel n’est imposé. Les individus n’ont pas besoin de vouloir être altruistes, ni d’en être conscients, ni même d’être conscients tout court. De fait, même des bactéries peuvent être altruistes reproductives (Collins et al. 2010) et les exemples classiques d’altruisme reproductif sont les espèces eusociales telles que les fourmis, les termites, les abeilles ou les rats-taupes nus. Les ouvrières de ces espèces ne se reproduisent pas et consacrent toute leur énergie à soutenir la progéniture de la reine mère. Par ailleurs, au sein même d’une espèce, on peut imaginer une gamme variée de comportements altruistes reproductifs. Chez les abeilles par exemple, les ouvrières sont altruistes en s’abstenant de se reproduire. Elles sont aussi altruistes lorsqu’elles piquent, au prix de leur vie, les prédateurs s’approchant du nid ; elles ne peuvent en effet retirer leur dard cranté de leur victime. Pour chacun de ces comportements, des explications causales directes très différentes sont requises. Il n’est donc pas pertinent de chercher les facteurs causaux directs sous-jacents à l’altruisme reproductif en général.
Pour déterminer la présence (ou l’absence) d’altruisme reproductif, il faut pouvoir se faire une idée précise des effets du trait comportemental sur les organismes qui en sont porteurs au terme de leur cycle de vie : il faut pouvoir déterminer si le trait défavorise réellement la survie et la reproduction des individus qui l’arborent et exclure la possibilité de tout retour de bénéfice individuel lié à l’expression du trait. Or, cette tâche peut s’avérer particulièrement ardue pour les espèces sociales qui ont développé des modes d’interactions sociales complexes. Les êtres humains en particulier sont capables d’ajuster leurs comportements en fonction de nombreux paramètres de l’environnement social si bien qu’il est difficile, voire impossible, d’identifier avec certitude si un trait comportemental donné est altruiste au sens reproductif du terme. Parmi les exemples les plus plausibles d’altruisme reproductif humain, on pourrait mentionner les tendances homosexuelles, pour peu qu’elles soient héritables (mais sur ce point il y a encore débat: Jannini et al. 2010). Le raisonnement sous-jacent est le suivant (Bobrow & Bailey 2001; Camperio-Ciani et al. 2004; mais il y a débat: Kirkpatrick et al. 2000): l’homosexualité pourrait entraver la reproduction à l’avantage des individus hétérosexuels. Par exemple, les hommes homosexuels sont peu enclins à entrer en compétition avec les hommes hétérosexuels pour obtenir des relations sexuelles avec des femmes, une condition pourtant indispensable à la reproduction (du moins avant l’avènement très récent sur l’échelle évolutionnaire de la procréation médicalement assistée). Un manque d’intérêt pour les représentants du sexe opposé a pour conséquence attendue, un plus faible taux de reproduction des homosexuels comparé au taux de reproduction des hétérosexuels. C’est donc en ce sens strictement reproductif que l’on caractérise ici l’homosexualité d’altruiste.
b. Les facteurs causaux lointains de l’altruisme reproductif
L’altruisme reproductif a beaucoup intéressé les biologistes car ses expressions comportementales semblent à première vue incompatibles avec la théorie de l’évolution darwinienne. Le problème vient du fait que les traits altruistes sont, par définition, non-adaptatifs du point de vue des individus : s’ils entravent la survie et la reproduction de leurs porteurs, ils entravent par la même occasion la transmission des traits altruistes aux générations suivantes. La logique simple de la sélection naturelle prédit donc que ces traits devraient rapidement disparaître. Or, l’altruisme peut s’observer dans le monde animal. L’existence de ces comportements semble donc contredire les prédictions de la théorie de la sélection naturelle, ce qui est problématique pour les théoriciens de l’évolution. Darwin lui-même avait relevé la difficulté sans parvenir à proposer une solution satisfaisante (Darwin 1882). Ce n’est que dans les années 1960-1970 que la difficulté a été résolue et qu’il est devenu clair que le paradoxe n’est qu’apparent. Cela a été possible grâce à l’élaboration de modèles de sélection plus complexes qui se détachent d’une analyse centrée sur les individus et leur descendance directe (Hamilton 1964, 1975; D. S. Wilson 1975).
Aujourd’hui, tous les spécialistes de l’évolution s’accordent sur le fait que l’évolution de traits comportementaux altruistes reproductifs peut être expliquée à l’aide de modèles évolutionnaires. D’âpres disputes demeurent toutefois quand il s’agit d’identifier le meilleur modèle explicatif (pour un compte rendu de ce débat, voir Clavien 2010). En bref, deux modèles sont proposés : la sélection de groupe (dans la version appelée « multi-niveaux »), et la sélection de parentèle. Ces deux modèles montrent que la perte de transmission des traits comportementaux altruistes par voie de descendance directe (i.e. parents-enfants) peut être compensée par une transmission de ces mêmes traits par voie indirecte. Les divergences entre les deux modèles apparaissent lorsqu’il s’agit de fournir des détails au sujet de cette voie indirecte par laquelle le trait altruiste peut être maintenu au niveau de la population.
Pour expliquer la voie indirecte de transmission de l’altruisme, la théorie de sélection de groupe souligne l’importance de la dynamique de groupe (Sober & D. S. Wilson 1998; D. S. Wilson 1975). En fournissant de l’aide à leurs congénères, les individus altruistes renforcent la compétitivité du groupe dans lequel ils se trouvent par rapport à d’autres groupes qui ne comptent pas (ou moins) d’altruistes. Ainsi, les groupes qui comptent davantage d’altruistes génèrent une descendance plus importante et se trouvent en bonne position pour transmettre leurs traits aux générations suivantes. Le phénomène de transmission de l’altruisme par des groupes nécessite cependant qu’au niveau de la population globale, il existe une dynamique de dissolution et de recomposition périodique des groupes. En effet, en l’absence d’une telle dynamique, au fil des générations, les altruistes sont inévitablement contre-sélectionnés au sein de leurs propres groupes (car leur altruisme contraint leur taux de reproduction au profit des individus non-altruistes du groupe), et par extension, au niveau de la population. En bref, une dynamique de décomposition et recomposition périodique des groupes permet de propager les altruistes au sein de la population avant qu’ils ne soient contre-sélectionnés au sein de leur groupe.
Pour expliquer la voie indirecte de transmission de l’altruisme, la théorie de sélection de parentèle souligne quant à elle l’importance du « coefficient d’apparentement », c’est-à-dire de la probabilité que les partenaires de l’interaction partagent le même trait altruiste (Hamilton 1964, 1975). Cette terminologie est un peu alambiquée mais l’idée sous-jacente est simple : si, pour une raison ou une autre, les altruistes fournissent de l’aide à d’autres altruistes plutôt qu’à des non-altruistes, alors le trait comportemental de l’altruisme peut se transmettre aux générations suivantes via les individus qui ont bénéficié de l’aide. Dans les faits, l’aide discriminatoire en faveur des altruistes peut être réalisée de différentes manières (qui peuvent être cumulées). Par exemple, le trait comportemental de l’altruisme peut être associé à une préférence pour aider ses proches parents, lesquels se trouvent être génétiquement apparentés et ont donc une bonne probabilité d’être altruistes eux-mêmes. C’est le cas des espèces eusociales qui se caractérisent par une parenté particulièrement élevée au sein des colonies (E. O. Wilson 1971). Ou alors, le trait comportemental de l’altruisme peut être associé à une préférence d’habitat très particulière, permettant un regroupement automatique des individus altruistes dans un même espace géographique restreint : ainsi, en aidant leurs voisins, les altruistes aident des altruistes. Ou alors les altruistes peuvent être capables de se reconnaître entre eux et préférer vivre et interagir entre eux. Cette dernière option a été nommée par Dawkins (1996), le « phénomène de la barbe verte » : si les altruistes ont une barbe verte (ou n’importe quel autre trait observable) et préfèrent aider les individus aux barbes vertes, l’altruisme peut se perpétuer. Biologiquement parlant, ce phénomène est plus rare que l’aide aux proches parents car les traits observables exclusivement liés à l’altruisme sont vulnérables à la tricherie (ils sont susceptibles d’être copiés par des individus non-altruistes qui bénéficieraient d’une aide sans contrepartie), mais on en trouve des exemples dans le monde animal, notamment chez les fourmis (Keller & Ross 1998).
Il peut être intéressant de mentionner un corrélat de l’altruisme reproductif : l’altruisme envers les individus apparentés (ou envers les membres de son propre groupe) s’avère souvent nuisible pour les individus non-apparentés (ou membres de groupes concurrents). Dans des environnements sociaux où les avantages des uns se font au détriment des autres, ceux qui se sacrifient pour le bien de leurs proches causent du tort direct ou indirect à ceux qui leur sont éloignés (Lehmann et al. 2006). Ainsi, les fiers combattants risquant leur vie pour le bien des membres de leur tribu, le font au détriment des membres de la tribu adverse.
Pour des raisons qu’il serait intéressant d’étudier d’un point de vue sociologique, les défenseurs de la sélection de groupe, et ceux de la sélection de parentèle s’écharpent depuis des décennies sur l’importance causale du groupe, versus du coefficient d’apparentement pour expliquer l’altruisme reproductif (voir notamment Abbot et al. 2011; Liao et al. 2015; Marshall 2011; Nowak et al. 2010; Sober & D. S. Wilson 1998; West et al. 2011; Dawkins 1996). Pourtant, à y regarder de plus près, on constate que les deux explications sont beaucoup plus proches que ce que ne laissent entendre les acteurs du débat (Okasha 2010).
Sans entrer dans la controverse (ou pour en sortir) il importe de comprendre qu’il est possible de donner plusieurs éclairages corrects d’un même phénomène, même si ces éclairages divergent par leur angle d’approche ou leur degré de détail. De même au niveau mathématique, il est possible d’arriver au même résultat à l’aide de deux chemins de calculs différents. Queller (1992) a montré que le modèle de sélection de parentèle de Hamilton peut être dérivé à partir de l’équation de Price (1970) sur laquelle se base le modèle de sélection de groupe (D. S. Wilson 1975). On peut donc passer d’un modèle à l’autre, et vice versa, moyennant quelques équations mathématiques. Ainsi, mathématiquement parlant, la sélection de parentèle et la sélection de groupe sont deux façons équivalentes de modéliser l’évolution de l’altruisme reproductif.
La question qui demeure est celle de la valeur épistémique des deux modèles, c’est-à-dire de leur capacité à expliquer, à mettre en valeur les facteurs causaux les plus importants sous-jacents à l’altruisme reproductif : s’agit-il du phénomène de compétition entre groupes incluant une dissolution et recomposition périodique des groupes ou s’agit-il du degré d’apparentement ? Pour bien comprendre la nature du débat, prenons un exemple simpliste. Imaginons une table, sur laquelle deux pommes sont posées dans une coupe et une troisième pomme est posée directement sur la table. Imaginons que la tâche consiste à calculer le nombre de pommes qu’il y a sur la table. Pour y répondre, on peut effectuer le calcul 1 + 1 + 1 = 3 ou le calcul (1 + 1) + 1 = 2 + 1 = 3. Les deux approches sont mathématiquement correctes et parviennent au même résultat : il y a 3 pommes. La seconde approche est plus complexe et permet de formaliser également la différence entre « être posé sur la table » et « être posé dans une coupe qui est sur la table ». Il y a donc une composante épistémique supplémentaire dans le deuxième calcul. Face à ces deux modèles mathématiques, on peut se demander si la complexité mathématique du deuxième modèle permet de mieux répondre à la question posée : est-ce important de savoir que deux pommes sont posées dans une coupe pour expliquer combien il y a de pommes sur la table ? Ou inversement, est-ce que la simplicité du premier modèle efface (ou ne rend pas compte) d’un élément important du monde réel qui permet de répondre à la question ? Sur ce point, il peut y avoir matière à débat. C’est à peu près ce genre questions (bien sûr en plus complexe) qui occupe les esprits des théoriciens engagés dans la controverse autour de l’évolution de l’altruisme reproductif : laquelle de ces deux théories rend mieux compte des facteurs causaux qui, dans le monde réel, affectent l’évolution des traits altruistes reproductifs ?
On peut toutefois questionner la pertinence de vouloir à tout prix décider lequel de ces deux modèles est supérieur. Nous avons vu qu’il existe une grande variété de manières dont les comportements altruistes peuvent se réaliser dans le monde animal. Il est donc possible qu’un modèle soit plus approprié pour expliquer un exemple particulier de comportement altruiste alors que l’autre modèle est plus utile pour expliquer d’autres exemples d’altruisme reproductif. La valeur épistémique d’un modèle peut donc varier en fonction du phénomène empirique à expliquer.
Pour illustrer ce point de manière simple, reprenons notre exemple des trois pommes. Imaginons que les trois pommes soient posées directement sur la table, et non dans une coupe. Dans ce cas, le modèle mathématique (1 + 1) + 1 = 2 + 1 = 3, quoique mathématiquement correcte, est épistémiquement déplacé car la parenthèse ne réfère à aucune réalité empirique évidente. C’est le genre de critique que l’on pourrait faire à l’encontre du modèle de sélection de groupe s’il venait à être appliqué à des espèces animales qui ne réalisent pas la condition de formation et dissolution périodique de groupes. Typiquement, chez les insectes sociaux tels que les fourmis, abeilles ou termites, les colonies sont extrêmement stables autour de la reine mère (certaines colonies perdurent pendant des dizaines d’années) et les mélanges de population sont uniquement dus au phénomène de dispersion de certaines castes de jeunes qui formeront de nouvelles colonies. Epistémiquement parlant, il est donc difficile de concilier le modèle de sélection de groupe avec le mode de vie de ces espèces-là : il semble y avoir un problème d’adéquation du modèle avec la réalité. En revanche, le même modèle est tout à fait éclairant lorsqu’il s’agit de décrire l’évolution de l’altruisme dans une espèce au cycle de vie complexe dont le mode de vie est rythmé par une dissolution périodique des groupes qui se reforment de manière aléatoire. Comme illustration, Sober et D. S. Wilson (1998) proposent l’exemple du vers Dicrocoelium Dendriticum qui parasite successivement différents organismes (escargots, fourmis, bovidés) mais il n’est pas clair que cet exemple corresponde au mode de vie effectif de cette espèce.
Une autre limitation épistémique d’un modèle peut provenir du fait qu’une ou plusieurs de ces variables sont difficiles à chiffrer. Pour illustrer cela, revenons à nos pommes. Imaginons qu’un pot de lait soit posé sur la table et que l’on ne puisse pas voir si une pomme est placée derrière le pot de lait. Dans ce cas, pour déterminer combien il y a de pommes sur la table, on ne peut pas appliquer la méthode qui consiste à attribuer une unité à chaque pomme posée sur le table avant de les additionner ; la méthode est correcte mais inapplicable tant que l’on ne peut pas voir s’il y a des pommes derrière le pot de lait. C’est le genre de critique que l’on peut facilement faire à la sélection de parentèle car le degré d’apparentement est moins visible que l’appartenance à un groupe, et donc plus difficile à chiffrer. On notera cependant que cette limitation épistémique est d’une nature différente et de moindre portée que la précédente : elle réfère à un problème d’ordre pratique (i.e. la difficulté d’obtenir une bonne approximation du degré d’apparentement des individus d’une espèce) plutôt qu’à un problème d’adéquation du modèle à la réalité empirique (i.e. un paramètre crucial du modèle ne correspond à aucune caractéristique du comportement de l’espèce).
Il importe de ne pas confondre la théorie de sélection de groupe avec l’idée, plus généraliste, que le facteur de groupe (i.e. le fait de vivre en groupe et d’interagir régulièrement avec ses membres) facilite l’émergence de traits comportementaux d’aide. Le facteur de groupe est intimement lié à la pro-socialité (i.e. comportement de coopération, d’entre-aide et d’aide) mais il manque de finesse pour éclairer l’altruisme reproductif. Ce point mérite un peu d’explication. L’importance de la vie en groupe pour soutenir la pro-socialité est un point théorique acquis et non débattu dans la littérature. Cela étant dit, il importe aussi de réaliser que ce facteur de groupe est de type « parapluie » : il regroupe (et parfois cache) d’autres facteurs causaux plus spécifiques. Dans la plupart des espèces sociales, le fait de vivre et interagir en groupe est corrélé à la présence de caractéristiques dont on sait par ailleurs qu’elles favorisent la pro-socialité. Les groupes présentent très fréquemment (mais pas nécessairement) les caractéristiques suivantes: (a) des interactions répétées entre membres du groupe, (b) la possibilité d’observer les choix d’action des autres membres du groupe, et (c) une forte parenté génétique ou probabilité de partager les mêmes traits sociaux au sein des groupes. Les caractéristiques (a) et (b) permettent aux individus de se forger une réputation (e.g. réputation de bon coopérateur ou d’individu qui punit les profiteurs) et de choisir leurs partenaires d’interaction en fonction de leur réputation. Or la réputation et le choix de partenaires favorisent grandement l’émergence de comportements d’aide qui, sur le long terme, s’avèrent individuellement avantageux. Cela a été montré dans des modèles mathématiques évolutionnaires et a fait l’objet de nombreuses observations empiriques (Baumard 2010; Roberts 2008). En résumé, en permettant des interactions répétées et la possibilité de se forger une réputation, la vie en groupe favorise l’émergence de comportements pro-sociaux qui ne sont pas forcément altruistes reproductifs. Pour réaliser l’altruisme reproductif, le facteur c) semble crucial comme l’ont montré les théoriciens de la sélection de parentèle. En définitive, le facteur de groupe semble être un bon indicateur de pro-socialité mais il manque de précision pour expliquer l’altruisme reproductif. Notons que cette conclusion n’invalide pas la théorie de sélection de groupe qui, elle, repose sur un modèle complexe impliquant des hypothèses supplémentaires sur la manière dont les groupes se forment et se défont.
Conclusion
Nous avons vu que l’altruisme comportemental et motivationnel représentent deux facettes très différentes du don de soi. Le premier réfère aux comportements d’aide et à leurs effets alors que le second réfère à la motivation des individus aidants. Ainsi, il est possible d’être altruiste comportemental sans être cognitivement capable d’avoir des intentions altruistes ; c’est notamment le cas des insectes eusociaux. Inversement, il est possible d’agir sous l’impulsion de motifs altruistes sans que cela puisse être considéré comme une forme d’altruisme comportemental ; c’est notamment le cas des parents attentifs au bien-être de leurs enfants.
On peut se demander quelles actions ou comportements illustrent à la fois l’altruisme comportemental et motivationnel. La réponse dépendra évidemment des définitions précises que l’on met en œuvre (cf. chapitre 3). Par exemple, si l’on s’intéresse aux cas qui répondent à la fois aux conditions de l’altruisme ordinaire (section 4.a) et reproductif (section. 5.a), on constatera qu’ils sont difficiles à trouver. En effet, pour répondre aux critères de l’altruisme ordinaire, il doit s’agir d’actions produites par un désir sincère d’aider autrui. En outre, pour répondre aux critères de l’altruisme reproductif, ces actions doivent être l’expression de traits héritables non-adaptatifs du point de vue individuel. Un exemple probant serait une action générée par une tendance extrême à ressentir de l’empathie, qui est héritable et dont les effets sont globalement délétères pour les personnes qui héritent de ce trait de caractère et bénéfiques pour leur entourage. Peut-être que Joséphine Baker réunissait ces conditions-là lorsqu’elle adoptait des enfants orphelins et s’engageait en faveur de populations opprimées. Ce trait de caractère ne lui a pas été fatal car elle possédait un talent et flair artistique hors du commun ainsi que d’autres traits de caractères plus compétitifs ; à l’occasion, elle était capable d’exploiter ses admirateurs et ses employeurs. La rareté des exemples probants d’altruisme ordinaire et reproductif souligne l’importance de ne pas confondre l’altruisme motivationnel avec l’altruisme comportemental ; en principe, les deux concepts s’appliquent à des phénomènes distincts, même si ces phénomènes ont tous un caractère de pro-socialité et une composante de don de soi en sens unique.
De manière intéressante, ces différences importantes n’empêchent pas de recourir au même bagage théorique pour éclairer les facteurs causaux sous-jacents à ces deux formes d’altruisme. Nous avons vu notamment que la vie en groupe et le coefficient d’apparentement entre les partenaires d’interaction semblent jouer un rôle crucial.
En séparant avec soin la question de la définition de l’altruisme (chapitre 3 ; sections 4.a & 5.a) de la question de son explication (sections 4.b-d & 5.b) on comprend également qu’une action ne perd pas son caractère altruiste quand bien même son explication met en lumière les mécanismes d’adaptation ou les avantages individuels impliqués dans le phénomène. Une analogie peut être utile ici. Il est possible d’expliquer pourquoi les êtres humains ont tendance à avoir peur des serpents, quels mécanismes psychologiques sont impliqués dans cette peur et pourquoi cette peur est irrationnelle dans certains cas. Mais ces explications n’auront pas pour effet de faire disparaître les mécanismes de peur ou de transformer la peur en quelque chose d’autre. De la même manière, expliquer pourquoi les êtres humains forment des motivations altruistes, quand bien même les explications intègrent des réflexions relatives aux avantages adaptatifs de mécanismes psychologiques inconscients, ne fera pas perdre au phénomène son caractère altruiste. Une explication peut éclairer un phénomène, elle peut le démystifier, mais elle n’en modifie pas la définition ; car changer une définition implique changer son objet de recherche.
Le sujet de l’altruisme est vaste. Il n’a pas été possible dans cet article de couvrir toutes les ramifications des débats impliquant cette notion. Beaucoup de ces ramifications sont propres à des disciplines particulières et lorsque les disciplines se croisent, d’importantes confusions conceptuelles pervertissent les discussions. Pour pouvoir engager un échange constructif au sujet de l’altruisme, il est nécessaire de s’entendre sur les termes et les enjeux. Cet article offre un cadre conceptuel commun qui permet de construire des ponts entre disciplines. Il met également en lumière une série d’avancées empiriques pertinentes pour comprendre le phénomène global de l’aide en sens unique. Sur cette base, il est possible d’étendre les questionnements qui n’ont pas été thématisés ici. On pourra notamment se demander quels animaux non-humains sont capables de certaines formes d’altruisme motivationnel. On pourra se demander comment les compétences cognitives nécessaires à l’altruisme se développent de l’enfance à l’âge adulte. On pourra se demander si l’empathie, qui semble jouer un rôle prépondérant dans l’explication de l’altruisme motivationnel, pourrait en être une condition nécessaire et/ou suffisante. On pourra s’intéresser au rôle de facteurs internes qui ont encore été peu étudiés, tels que le sentiment de responsabilité. Enfin, on pourra chercher à élucider plus précisément la relation entre l’altruisme et la morale, une thématique qui mériterait que l’on y consacre un article entier. Cette thématique soulève d’ailleurs une double difficulté conceptuelle : non seulement les moralistes n’utilisent pas tous la même notion d’altruisme, mais en plus ils défendent des conceptions de la morale très différentes. Il s’ensuit qu’un parti pris (nécessaire) sur le contenu de ces deux notions influence de manière cruciale toute analyse du rapport entre altruisme et morale.
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Je remercie Gilles Bourquin, Benjamin Loubet, Elodie Malbois, Florence Passy, les membres du groupe lgBIG (lake geneva Biological Interest Group), et un.e lecteur.trice anonyme pour leur lecture attentive et critique de versions antérieures de cet article.
Christine Clavien
Université de Genève
christine.clavien@unige.ch