Indétermination de la traduction (A)

Comment citer ?

Wagner, H. (2021), «Indétermination de la traduction (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/

Publié en mars 2021

Résumé

L’indétermination de la traduction est sans conteste l’un des arguments de W.V.O. Quine les plus discutés. La raison en est à la fois la radicalité de sa conclusion et son statut central au sein de la philosophie de Quine. La conclusion en est la suivante : deux manuels de traduction d’une même langue cible vers une même langue source pourraient être mutuellement incompatibles tout en étant conformes à toutes les données observables, sans que la question de savoir lequel est correct n’ait le moindre sens. La thèse d’indétermination est une pièce maîtresse de l’anti-intensionalisme sur lequel s’édifie pour une bonne part la philosophie de Quine dans la mesure où elle revient à montrer que, au sens où certaines conceptions traditionnelles la conçoivent, la signification est un mythe. La dimension apparemment sceptique de la thèse d’indétermination a contribué à la fois à sa renommée et à son rejet. Notre objet sera de proposer une vue synoptique de l’argument d’indétermination qui en exhibe la complexité et en corrige certaines interprétations erronées répandues. Pour ce faire, nous examinerons successivement la thèse d’indétermination (section 1), les trois arguments que Quine propose à l’appui de cette thèse (section 2), les corollaires majeurs qui en déclinent la portée (section 3), pour enfin envisager trois objections et y apporter des éléments de réponse (section 4).
 

 

Introduction

Hilary Putnam a décrit l’indétermination de la traduction comme « l’argument philosophique sans doute le plus fascinant et le plus discuté depuis la déduction transcendantale des catégories de Kant » (Putnam 1975a, 159). On trouverait confirmation de ce constat dans l’importance que des philosophes aussi différents que Barry Stroud, Jaakko Hintikka, Noam Chomsky, Dagfinn Føllesdal, Donald Davidson, Michael Friedman, Richard Rorty, Daniel Dennett, David Lewis, Saul Kripke, Hilary Putnam, John Searle, Crispin Wright ou Michael Dummett ont pu accorder à l’argument d’indétermination mais également dans l’effort que la plupart d’entre eux ont fourni pour en contrer les effets ou en dénoncer le caractère infondé. Aussi, de l’examen des discussions consacrées par ces auteurs à l’argument d’indétermination on peut conclure que « par sa thèse d’indétermination de la traduction, Quine a fait la quasi-unanimité contre lui » (Gochet 1978, 208). Force est de constater cependant que l’argument d’indétermination a souvent été mal compris, voire caricaturé. Parce qu’il constitue l’une des pierres angulaires de la philosophie de Quine, une méprise ou un contresens quant à son objet, ses justifications ou sa portée implique un contresens sur la philosophie de Quine en général. Or, quoi qu’il en soit du renouveau contemporain des études sur la philosophie Quine en contexte anglo-saxon, la focalisation sur des problèmes relatifs aux aspects métaphysique et épistémologique du naturalisme de Quine a pour effet de reléguer l’argument d’indétermination au second plan et d’entériner un certain nombre de contresens et de malentendus à son sujet. Nous voudrions dès lors offrir une vue synoptique sur cet argument et, dans le même temps, contribuer à remédier à cette situation.

Par « argument d’indétermination », nous entendons l’ensemble, logiquement articulé, constitué de la thèse d’indétermination de la traduction, des arguments qui, aux yeux de Quine, la supportent, et des principaux corollaires qui en déclinent la portée. à titre préliminaire, on peut formuler la thèse d’indétermination de la traduction comme suit : deux manuels de traduction d’une même langue cible vers une même langue source pourraient être mutuellement incompatibles tout en étant conformes à toutes les données observables, sans que la question de savoir lequel est correct n’ait le moindre sens.

L’argument d’indétermination est l’un des argument centraux de la critique générale adressée par Quine à toute théorie de la signification, d’après laquelle « la notion de signification est, d’une façon générale, à la fois mal fondée et superflue » (Quine 1958c, 139). Il constitue l’une des pièces maîtresses de l’anti-intensionalisme sur lequel s’édifie pour une bonne part la philosophie de Quine. Des deux sortes d’arguments en lesquels se décline cette critique, arguments d’impossibilité ou de vacuité et arguments de superfluité ou de non-pertinence, l’argument d’indétermination appartient à la première. On trouve là l’une des raisons de la fascination et de la controverse qu’a pu suscité cet argument. Par sa radicalité, sa conclusion semble prendre le contre-pied de ce qui paraît le plus obvie, à savoir que les mots et phrases que nous utilisons ont une signification (ils signifient ceci plutôt que cela) et que, par leur emploi, nous signifions (ceci plutôt que cela). De ce fait, la thèse d’indétermination semble mener à une variété, kantienne, de scepticisme touchant à la possibilité pour des signes d’être doués de signification ainsi qu’à notre capacité de signifier par l’usage de ces signes (Conant 2012 ; Kripke 1982, 22 & 60). Une formulation condensée pourrait en être la suivante : la signification est un mythe, ou, dans les termes de Kripke, « l’idée entière de signification se volatilise » (Kripke 1982, 22). Une raison supplémentaire de la fascination et de la controverse qui entourèrent et continuent d’entourer l’argument d’indétermination tient aux relations complexes qu’il entretient avec un ensemble de thèses et arguments célèbres de Quine, au premier rang desquels l’inscrutabilité (ou indétermination) de la référence, la relativité de l’ontologie, la critique de la dichotomie entre énoncés analytiques et énoncés synthétiques, la sous-détermination des théories par l’expérience ou encore le holisme de la « thèse Duhem-Quine ».

L’objet de la thèse d’indétermination​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​​

La thèse d’indétermination

Quine offre plusieurs versions de l’argument d’indétermination qui diffèrent quant au statut accordé à la conclusion de l’argument, aux arguments mobilisés ou à la manière dont le scénario de traduction est construit. On partira de l’exposé canonique du chapitre 2 de Word and Object (Quine 1960) qui reprend, radicalise et approfondit les analyses développées précédemment (1953a ; 1958a ; 1958b ; 1958c), et constitue l’arrière-plan de toutes les réécritures ultérieures de l’argument (1969b ; 1970a ; 1987b ; 1990/1992) et de la plupart des critiques qui lui ont été adressées.

Signalons d’emblée que, premièrement, par « signification » d’un énoncé assertif, il faut entendre sa signification « cognitive », c’est-à-dire ce qui, de sa signification, importe pour sa valeur de vérité ; deuxièmement, la thèse d’indétermination concerne la notion de signification pour autant qu’elle concerne d’abord et avant tout la notion de signification d’un énoncé. Cette deuxième précision renvoie au primat logique et sémantique que, à la suite de Frege, Quine accorde à la phrase et à l’énoncé sur le mot : les phrases et les énoncés sont les « véhicules primaires de la signification » (2000c, 419 ; 1953b, 39 ; 1960, § 3 et 4 ; 1969c, 72 ; 1981c, 69-70 ; 1990/1992, § 14 et 23 ; 1995a, 7 & 75), les mots devant leur signification à leur contribution dans leurs contextes d’occurrence. (De manière générale, tout au long de cet article, nous prendrons les termes d’« énoncé », d’ « énoncé assertif » et « assertion » pour interchangeables.)

La thèse d’indétermination de la traduction est la formulation finale d’une thèse que Quine énonce initialement de la manière suivante : « deux hommes pourraient être tout à fait semblables du point de vue de toutes leurs dispositions au comportement verbal pour toutes les stimulations sensorielles possibles et, pourtant, leurs énonciations, déclenchées de manière identique et phonétiquement identiques, pourraient exprimer des significations ou des idées qui, dans un large éventail de cas, divergeraient radicalement de l’un à l’autre » (1960, 26). En raison du principe de survenance d’après lequel « une distinction de signification qui ne se reflète pas dans la totalité des dispositions au comportement verbal est une distinction sans différence » (1960, 26), cette formulation pêche par son « mentalisme ». Ce principe de survenance compte comme un principe de publicité des différences de signification. Il renvoie à l’anti-mentalisme qui sous-tend en particulier l’argument d’indétermination et en général la philosophie de Quine. Un tel anti-mentalisme se caractérise par le rejet de l’idée que la conscience ou l’esprit individuel est, sinon la garantie et la source de toute signification, du moins le vecteur de son expression linguistique et qu’en dernière instance, une différence de significations dans le langage peut, en droit, être inscrutable du point de vue des dispositions au comportement verbal. Word and Object s’ouvre en effet ainsi : « Le langage est un art social. Afin de l’acquérir, nous avons entièrement à nous en remettre à des indices accessibles intersubjectivement quant à quoi dire et quand. De ce fait, il n’y a aucune justification à collecter des significations linguistiques, si ce n’est en termes des dispositions des hommes à répondre ouvertement à des stimulations socialement observables » (1960, ix). Quine propose alors une nouvelle formulation de la thèse d’indétermination à la mesure de cet anti-mentalisme : « La totalité infinie des énoncés du langage d’un locuteur donné peut être permutée, ou appliquée sur elle-même, de telle sorte que (a) la totalité des dispositions du locuteur au comportement verbal demeure inchangée et, cependant, (b) l’application n’est pas une simple corrélation entre énoncés équivalents, en aucun sens plausible de l’équivalence aussi lâche soit-il » (1960, 27 ; 1990/1992, 48). Si les énoncés avaient une signification déterminée, un seul groupe de permutations préservant à la fois le rapport des énoncés aux dispositions linguistiques et leurs relations serait possible, i.e. un groupe de permutation entre énoncés synonymes. L’inconvénient de cette formulation tient au caractère apparemment extraordinaire de sa teneur : comment pourrait-on concevoir des « traductions » non équivalentes d’un idiolecte en lui-même qui soient toutes correctes eu égard à la totalité des dispositions linguistiques ? La thèse d’indétermination de la traduction proprement dite est introduite afin de lever provisoirement le doute quant à la plausibilité de la thèse défendue : « Le même point peut être formulé de manière moins abstraite et plus réaliste en se tournant vers la traduction. La thèse est alors celle-ci : des manuels de traduction d’une langue dans une autre peuvent être élaborés selon des manières divergentes, être tous compatibles avec la totalité des dispositions à parler et pourtant être mutuellement incompatibles. Dans d’innombrables cas, ils divergeront en offrant chacun comme traductions respectives d’un énoncé d’une langue, des énoncés de l’autre langue n’entretenant les uns envers les autres aucune relation plausible d’équivalence, aussi lâche soit-elle » (1960, 27)

Par la suite, Quine en est venu à corriger cette formulation. En effet, l’incompatibilité des manuels de traduction, corrects eu égard au principe de survenance, est explicitée en termes d’équivalence : que les manuels de traductions soient mutuellement incompatibles signifie que, dans le cas d’un grand nombre d’énoncés de la langue cible, les traductions respectives qu’ils offriraient ne seraient ni synonymes (cognitivement) ni même équivalentes matériellement, c’est-à-dire identiques en termes de valeurs de vérité. Or, cette dernière formulation partage le défaut des précédentes : concéder l’intelligibilité de ce qui est critiqué. Si l’argument d’indétermination a pour objet de remettre en cause les notions de signification, de synonymie et d’équivalence cognitives, alors recourir à une notion non spécifiée d’équivalence dans la formulation même de la thèse est inconséquent voire incohérent (1969d, 296 ; 2000b, 417 ; 2000e, 421). Quine a alors proposé la formulation alternative suivante de la thèse d’indétermination : « Deux traducteurs pourraient développer des manuels de traductions indépendants, tous deux compatibles avec toute disposition à parler, et cependant l’un des deux manuels offrirait des traductions que l’autre traducteur rejetterait ». (1977, 284 ; 1990/1992, 48 ; 1995a, 82)

La thèse d’indétermination comprend en réalité deux affirmations : (1) on peut concevoir au moins deux manuels de traduction d’une langue cible dans une langue source, corrects eu égard au principe de survenance tout en étant mutuellement incompatibles ; (2) il n’y a rien à l’égard de quoi un manuel de traduction puisse être dit correct ou incorrect plutôt qu’un autre satisfaisant les mêmes conditions qui pèsent sur tout manuel de traduction. En d’autres termes, « there is no fact of the matter » quant à savoir si, de deux manuels de traduction conformes au principe de survenance, l’un est correct plutôt que l’autre (1958c, 157 ; 1960, 73).

La thèse d’indétermination est formulée par Quine en termes de traduction et non pas immédiatement en termes de traduction radicale. Il est d’usage d’associer la thèse d’indétermination à la traduction radicale comme si la radicalité de la traduction constituait un élément central de l’argument. La notion de traduction radicale renvoie à une expérience de pensée figurant l’embarras d’un ethnolinguiste dont l’objet est de traduire une langue qui lui est étrangère à de nombreux points de vue (syntaxe et grammaire, lexique, étymologie), ne présente aucune affinité apparente avec celles qu’il maîtrise, et pour laquelle il ne dispose ni de manuel de traduction, de dictionnaire bilingue ou d’interprète (Sur le rapport de la traduction radicale à la « méthode monolingue » élaborée par Kenneth Pike pour l’apprentissage et la traduction de langues inconnues (Pike 1947), voir (Quine 1953a, 60 ; 1960, 28 ; 1990f, 366 ; 1995a, 79) et les remarques critiques de (Searle 1987 ; Hintikka 1990, 224 & Mannheim 2015, 201)). Or, selon Quine, « ce qui est pertinent pour [se]s objectifs, c’est la traduction radicale » (1960, 28). En vertu de quoi l’examen d’une situation de traduction radicale aurait davantage de pertinence pour l’argument d’indétermination que l’examen d’une pratique ordinaire de traduction ? Qu’est-il mis en exergue par la situation de traduction radicale qui ne le serait pas autrement ?

Qu’une traduction soit radicale implique que ce dont l’ethnolinguiste dispose uniquement pour accomplir sa tâche de traduction, ce sont, conformément au principe de publicité, ses observations relatives à l’usage du langage par les locuteurs de la langue cible. L’ethnolinguiste est considéré comme étant à même d’identifier des signes d’assentiment et de dissentiment des locuteurs de la langue cible offerts en guise de réponse à des énoncés ou à des questions, d’observer les circonstances donnant lieu à ces signes, d’interagir avec ces locuteurs en cherchant notamment à susciter l’assentiment et le dissentiment ou même en encourageant la production d’énoncés. La thèse d’indétermination consiste alors à soutenir qu’aucune donnée collectée supplémentaire, aucune immersion plus profonde dans la langue cible et la culture associée, aucune observation participante plus intense ou aucun protocole ethnographique et linguistique davantage sophistiqué ne pourrait en principe lever l’indétermination de la traduction.

La pertinence et la valeur argumentatives de la traduction radicale s’apprécient alors au regard du contraste entre traduction radicale et traduction non-radicale. Dans la plupart des cas de traduction non-radicale, la disponibilité de schèmes standards de traduction (notamment de dictionnaires et de grammaires) a pour effet qu’une parenté et une affinité entre la langue source et la langue cible sont présupposées qui déterminent des formes d’équivalences entre mots et phrases dont certaines sont tenues pour des relations de synonymie. Dès lors que le problème de la détermination de la traduction est posé, cette parenté et cette affinité deviennent égarantes : « L’appartenance au continuum du bas allemand facilite la traduction du frison en anglais et l’appartenance à un continuum d’évolution culturelle facilite la traduction du hongrois en anglais. En facilitant la traduction, ces continuités encouragent une illusion de thème : l’illusion que nos énoncés si aisément mutuellement traduisibles sont diverses incarnations verbales de quelque proposition ou signification interculturelle, lorsqu’on ferait mieux de voir en eux les plus simples variantes d’un seul et même verbalisme intraculturel. La discontinuité de la traduction radicale met à l’épreuve nos significations : elle les oppose à leurs incarnations verbales ou, comme on pouvait s’y attendre, ne trouve rien à leur place » (1960, 76). Dans le cas d’une traduction non-radicale, la continuité entre langue source et langue cible oblitère la radicalité du problème que Quine cherche à soulever. Ce problème ne porte pas sur la détermination des énoncés de la langue cible qui sont équivalents à des énoncés de la langue source car précisément « toute la question porte sur ce qui compte comme équivalent » (1992, 407). La préexistence de formes d’équivalences tenues pour synonymiques a pour effet d’éluder le problème de la détermination de la traduction en même temps que celui de la justification des présupposés de la croyance en une détermination de la traduction. Par contraste, l’expérience de pensée de la traduction radicale consiste à faire fond sur une situation dans laquelle aucune des formes d’équivalences qui sont communément tenues pour synonymiques n’est présupposée. Même si « la traduction radicale est presque un miracle, qui ne sera pas accompli deux fois pour la même langue » (1987b, 345) sa pertinence et son intérêt se mesurent au regard de l’illusion que tendent à produire les cas ordinaires de traduction non-radicale. Quine conçoit donc la traduction radicale comme un dispositif conceptuel et argumentatif permettant de poser un problème et, en l’occurrence, d’y apporter une réponse. C’est jusqu’à la généralité du problème et de la thèse d’indétermination qui doit être correctement conçue : puisque la traduction radicale éclaire ce qu’il en est de toute traduction, alors si la traduction radicale est indéterminée, toute traduction doit l’être.

L’objet de l’argument d’indétermination : contre le mythe de la signification

Aussi essentiel soit le recours à la notion de traduction radicale pour l’argument d’indétermination, son objet n’est pas de défendre une thèse à propos de la traduction (1974, 493 ; 1990c, 176). Ce contre quoi l’argument est dirigé, c’est d’abord et avant tout la réification des significations comme des entités distinctes et séparées (1970/1986, 8 ; 1987a, 191 ; 1990c, 176 ;  1990/1992, 56 ; 1995a, 81-83 ; 2000c, 418 ; 2000e, 419) : « Ce contre quoi je m’insurge tout particulièrement, c’est l’idée d’une identité ou d’une communauté de sens sous le signe, ou d’une théorie de la signification qui en ferait une sorte d’abstraction supra-linguistique, dont les formes de langage seraient le pendant ou l’expression » (1958c, 139). En vertu de l’adhésion de Quine au principe frégéen du primat logique et sémantique de l’énoncé sur le mot, la critique de Quine est dirigée en premier lieu contre la notion de signification phrastique ou propositionnelle, qu’on la conçoive comme une « proposition » (au sens de Church, Montague ou Stalnaker) ou, à la manière de Frege, comme le sens [Sinn] d’un énoncé, c’est-à-dire comme une « pensée [Gedanke] » (Quine 1992, 102 ; 2000c, 418; 1990c, 176).

La conception des relations entre traduction et signification sur laquelle Quine s’appuie pour la récuser peut être explicitée de la manière suivante. La traductibilité universelle des différentes langues entre elles suggère l’existence de significations propositionnelles au sens où elle suggère l’existence d’un dénominateur commun agissant, sinon comme un opérateur de traduction, du moins comme l’invariant véhiculé et transmis par un énoncé et ses traductions qui, par là, endosse le rôle de norme et de critère à l’aune duquel évaluer la correction d’une traduction. Ainsi Alonzo Church caractérise-t-il le sens d’un énoncé ou la proposition qu’il exprime comme « ce que deux énoncés de différentes langues doivent avoir en commun pour être des traductions correctes l’un de l’autre » (Church 1956, 25).

L’indétermination de la traduction est la critique de ce que Quine appelle tantôt « mythe de la signification » (1958c ; 1970/1986, 8) tantôt « mythe du musée » (1969b, 27), à savoir le mythe selon lequel les significations sont des entités, accessibles par tous, donc publiques, étiquetées par les mots et les phrases des différentes langues, et garantissant la détermination de ce que quiconque veut dire par l’énoncé de mots ou de phrases. à la diversité des systèmes d’étiquetage correspond peu ou prou la diversité des langues. En tant qu’entités attachées à des mots et des phrases mais en droit détachables et indépendantes, les significations tiennent lieu du contenu de ce qui est dit et, en tant que tel, sont supposées satisfaire des critères d’individuation.

Si, pour deux phrases ou énoncés (d’une même langue ou de deux langues distinctes), être synonyme, c’est avoir la même signification, alors les conditions d’identité des significations doivent pouvoir être élucidées au moyen de la notion de synonymie cognitive (1970/1986, 3). Tandis que, du point de vue de Quine, élucider la notion de synonymie en termes d’identité et de différence de signification reconduit le mythe de la signification et élude le problème, élucider la notion de signification en termes de synonymie permet de mettre à l’épreuve ce mythe, notamment via le recours au dispositif conceptuel de la traduction radicale. Si la signification ne doit pas être un mythe, alors la signification comme contenu partagé par un énoncé e et ses traductions doit pouvoir être « déduite » de la relation déterminée et univoque de synonymie cognitive entre e et ses traductions. Cette « déduction » pourrait donner lieu à la construction logique (une définition par abstraction) de la signification de e comme l’ensemble des synonymes de e, c’est-à-dire comme classe d’équivalence des énoncés mutuellement traduisibles et traduisibles avec e (cette classe comprenant e). Mais même une telle construction, appuyant une notion extensionnelle de signification, est vouée à l’échec. Pour Quine, la thèse d’indétermination bloque toute déduction de la signification à partir de la synonymie cognitive intra- et interlinguistique : « La signification d’un énoncé d’une langue est ce qu’il partage avec ses traductions dans une autre langue ; j’ai donc proposé mon expérience de pensée de la traduction radicale. Elle aboutit à une conclusion négative : la thèse d’indétermination de la traduction » (1990/1992, 37 ; 1960, 32). Si le présupposé traditionnel est que la signification propositionnelle est ce qui est partagé par un énoncé et ses traductions, alors on doit pouvoir déterminer par là l’ensemble des relations synonymiques entre des énoncés et leurs traductions en même temps que les critères de correction des traductions de ces énoncés. L’une des contraintes alors est de pouvoir montrer, par transitivité et symétrie, que deux ensembles distincts d’énoncés générés au moyen de deux manuels de traduction distincts et comptant comme des traductions correctes d’un premier ensemble d’énoncés de la langue cible, sont appariés l’un à l’autre selon une relation de synonymie. Or, la thèse d’indétermination de la traduction affirme qu’il est concevable que ce ne soit pas le cas puisque deux manuels de traduction peuvent à la fois être corrects et mutuellement incompatibles.

Contrairement à ce qui est parfois avancé (Hylton 2007, 54), le mythe de la signification ne se réduit pas au mythe mentaliste d’un musée privé ou au « mythe de l’intériorité » et l’argument d’indétermination n’est pas d’abord et avant tout une critique du mentalisme ou de la variété privatiste du psychologisme (Quine 1987b, 345 ; Laugier 1992, 96-97). Ce que Quine attaque, ce n’est pas d’abord l’identification et la réduction des significations à des contenus de conscience, des représentations ou des idées (au sens des Vorstellungen frégéennes) puisque, d’après le mythe de la signification, la publicité et l’objectivité des significations sont telles que quiconque peut y accéder. Si, à la suite de Frege, Carnap ou C. I. Lewis, Quine rejette toute forme de mentalisme ou de psychologisme privatiste en matière de signification, il critique et radicalise l’anti-psychologisme de Frege. La description du mythe de la signification correspond en effet à l’image de la signification qui se dégage de conceptions comme celle de Frege ou de Husserl. En effet, à la lettre, la « sémantique non critique » (1969b, 27) attaquée par Quine implique non pas que les significations soient mentales mais que l’on considère « la sémantique d’un homme comme déterminée de quelque manière dans son esprit au-delà ce qui pourrait être implicite dans ses dispositions à un comportement manifeste » (1969b, 27). La thèse d’indétermination tient pour acquis l’anti-psychologisme frégéen en matière de signification tout en étant dirigée contre le « platonisme » qui, chez Frege, en est la contrepartie et provoque la retombée dans une forme de psychologisme. à cet égard, Quine anticipe la critique des « sémantiques subjectivistes » (Kaplan 1989, 600) dont l’anti-psychologisme frégéen est exemplaire (Putnam 1975b, 218 & 222), à savoir l’idée que signifier est une affaire psychologique individuelle de saisie de significations conçues comme des entités assignées à des expressions par un acte de l’esprit, comme si signifier par l’usage du langage consistait à étiqueter des contenus de sens. Selon l’anti-psychologisme frégéen, les entités saisies ne sont pas mentales et privées, donc non partageables, mais non-mentales et publiques, donc partageables. Or, ce « platonisme » est compatible avec la persistance d’une variété de psychologisme en matière de signification qui va à l’encontre du principe de survenance. La raison profonde en est l’« assurance de détermination » (1969b, 27) à laquelle cette variété de psychologisme doit contribuer : il doit être garanti que, par une assertion, nous signifions quelque chose de déterminé, donc que la phrase correspondante ait une signification déterminée et des conditions de vérité anticipables qui lui soient attachées. Dans une conception comme celle de Frege, la garantie de la détermination de la signification présuppose à la fois une contribution de la part de la réalité, sous la forme de significations réifiées, et une contribution de la part de l’esprit, sous la forme d’une appréhension privée de ces significations.

La thèse d’indétermination constitue également une réponse à la tentative par Carnap (1955) de relever le défi lancé par Quine dans « Two Dogmas of Empiricism » de fournir un critère de l’analyticité extensionnel et béhavioriste et, plus généralement, une réponse aux critiques d’inintelligibilité de tout concept intensionnel (analyticité, signification, synonymie, intension, attribut, etc.). De l’aveu de Carnap lui-même, l’inintelligibilité (alléguée par Quine) des concepts intensionnels, notamment de ceux d’analyticité et de synonymie, tels qu’ils sont employés ou présupposés dans les enquêtes portant sur la logique et les mathématiques, s’explique par l’absence d’un « concept pré-systématique suffisamment clair d’analyticité [et de synonymie] qui puisse être considéré comme un explicandum » (Carnap 1963, 918). Carnap s’accorde avec l’« idée fondamentale » (Carnap 1963, 918 ; Quine 1951a, 1951b, 24 et 36 & 1954, 129) de Quine : si on est à même de fournir un critère empirique des concepts intensionnels pour les langues naturelles, alors on aurait en même temps répondu aux objections de Quine en offrant un tel explicandum (Carnap 1963, 918 & 35) et partiellement justifié l’usage de ces concepts. D’où l’un des objets de « Meaning and Synonymy in Natural Languages » : relever le défi quinien en tentant de montrer qu’ « un critère empirique pour les concepts intensionnels concernant les langues naturelles peut être donné » (1963, 918). La procédure esquissée par Carnap consiste à mettre en scène le travail d’un linguiste anglophone dont l’objet est d’identifier les extensions et les intensions des termes conceptuels employés par un locuteur de langue allemande et, de là, de traduire ces termes. La situation de traduction est quasi-radicale au sens suivant : quoique la langue allemande soit apparentée à la langue anglaise, le linguiste n’est pas bilingue et le point de départ de son enquête réside dans les usages et comportements linguistiques d’un locuteur allemand. Carnap considère alors que les observations du linguiste et les procédures de questionnement contrefactuel du locuteur (1955, 38) permettent la traduction des termes conceptuels (« Pferd » / « horse ») et l’identification de leurs extensions comme de leurs intensions. Carnap conclut : « Bien que je n’aie offert ici qu’une indication grossière de la procédure empirique de détermination des intensions, je crois que cela suffit à rendre clair qu’il serait possible d’élaborer, selon la méthode indiquée, un manuel pour déterminer les intensions ou, plus exactement, pour tester des hypothèses concernant les intensions » (1955, 40). En d’autres termes, Carnap considère que toute traduction est déterminée et que la tâche d’identification des significations peut être menée à bien. La thèse d’indétermination prend le contre-pied exact de l’affirmation de Carnap. À cet égard, elle achève de fonder l’anti-intensionalisme généralisé de Quine et radicalise le propos de « The Problem of Meaning in Linguistics », dans lequel Quine soutenait encore que « [a]ussi longtemps que l’on manque d’une définition de la synonymie [...], il n’y a rien sur quoi le lexicographe puisse avoir raison ou tort » (1953a, 63 ; nos italiques). La thèse d’indétermination constitue une réponse à Carnap mais cela n’implique pas que son objet premier et unique soit de répondre à Carnap. Une telle lecture (Becker 2013, xi & 95 ; Hookway 1988, 129 ; Pagin 2014, 236 ; Ricketts 1982) irait à l’encontre des déclarations d’intention formulées rétrospectivement par Quine et ferait manquer à la fois la généralité de la critique que Quine adresse aux conceptions traditionnelles de la signification et la continuité que, sur ce point, Quine entrevoit de Frege à Carnap (cf. également Putnam 1975b, 218 & 222).

Il faut alors garder à l’esprit que si la critique de Quine est explicitement dirigée contre la notion frégéenne de sens propositionnel, c’est-à-dire de pensée, elle vise tout autant la notion de proposition développée à la suite des travaux de Church, Carnap et. Montague. Par « proposition », on entend l’intension d’un énoncé, c’est-à-dire une fonction de mondes possibles vers des valeurs de vérités. Pour un monde possible qu’elle prend pour argument, une telle fonction donne pour valeur une valeur de vérité. On dit alors qu’une proposition est un ensemble de mondes possibles, l’ensemble des mondes possibles dans lesquelles elle donne la valeur vrai comme extension. Les propositions sont donc les « porteurs » de valeurs de vérité à titre primaire, les énoncés l’étant seulement à titre secondaire. Posons que la condition d’incompatibilité entre manuels de traduction est telle que des manuels de traduction sont incompatibles si et seulement s’ils offrent des traductions qui ne sont pas synonymes (au sens ordinaire du terme). On pourrait alors accepter la notion de proposition définie en termes de mondes possibles : quoique les deux énoncés « 24 = 42 » et « 4 × 4 = 42 » ne soient pas synonymes (au sens ordinaire du terme) et qu’ils expriment, pour Frege, des pensées différentes, leur correspond une même proposition nécessaire, vraie dans tous les mondes possibles. Les propositions, ainsi conçues, pourraient alors endosser le rôle de significations propositionnelles. Cependant, cette possibilité présuppose que la notion d’incompatibilité employée dans la thèse d’indétermination soit seulement intensionnelle. Or, cette notion d’incompatibilité recouvre à la fois la notion de synonymie et la notion d’équivalence matérielle : la thèse d’indétermination affirme que deux manuels de traduction d’une langue cible pourraient être corrects eu égard au principe de survenance tout en offrant, dans d’innombrables cas, des traductions qui sont mutuellement incompatibles, i.e. qui ne sont équivalentes ni au sens de la synonymie, ni au sens de l’équivalence matérielle.

Quatre contresens répandus

Ce qui précède nous permet d’écarter un certain nombre de contresens ou de malentendus répandus sur la thèse d’indétermination qui sont autant d’obstacles à sa bonne intelligibilité (voir également Quine 1960, § 16).

Un premier contresens consiste à arguer que la thèse d’indétermination est ou implique une thèse d’incommensurabilité linguistique, à savoir une thèse d’intraductibilité, et, de là, mène à un solipsisme de la communication interculturelle. En réalité, la thèse d’indétermination n’est pas une thèse d’intraductibilité (1990d, 198 ; Imbert 1980, 411 ; Hacking 1975, 152 ; Ben Menhamen 2006, 240) : « L’indétermination signifie non pas qu’il n’y a pas de traduction acceptable mais qu’il y en a plusieurs » (1987b, 345). Elle n’exclut cependant pas les phénomènes locaux d’intraductibilité : « il y a de nombreux cas d’énoncés intraduisibles, et ils sont courants même au sein de notre propre langue. Un énoncé sur les neutrinos n’admet aucune traduction dans l’anglais de 1900 » (1992, 407 ; 1995a, 78-79). Par ailleurs, l’intraductibilité n’implique un solipsisme de la communication interculturelle qu’à présupposer que l’entrée dans une langue et une culture qui nous est étrangère repose exclusivement sur la traduction. Or, apprendre une langue est un mode d’entrée dans cette langue qui ne consiste pas à la traduire, ni ne le requiert (1995a, 80-81 ; Kuhn 2008).

Un deuxième contresens revient à interpréter la thèse d’indétermination de la traduction comme une thèse d’indétermination de la signification. La première formulation de la thèse du chapitre 2 de Word and Object a sans doute pu favoriser un tel contresens : si les énoncés de l’idiolecte d’un locuteur français peuvent être « traduits » en des énoncés français non équivalents et ce de manière correcte eu égard au principe de survenance, alors il semble que nous soyons confrontés à la possibilité qu’il n’y ait pas de « fact of the matter » quant à ce qu’un locuteur signifie par ses usages linguistiques. Autrement dit, si la traduction est objectivement indéterminée, alors les significations des phrases et mots que nous employons sont objectivement indéterminées. Nos mots et nos phrases ne seraient douées de signification que s’il y avait des faits à leur propos qui déterminent la manière dont ils doivent être employés. Mais, ajoutera-t-on, une signification indéterminée n’est pas une signification du tout. Or, de même que la thèse d’indétermination n’est pas une thèse d’incommensurabilité linguistique, elle n’est pas non plus une thèse d’impossibilité de signifier par l’emploi assertif de mots ou de phrases ou une thèse d’après laquelle nos mots et nos phrases sont dénués de signification : « Ce n’est un rejet ni de la traduction ni de la signification. J’ai questionné la réification des significations » (2000a, 409-410). La thèse d’indétermination est en réalité dirigée contre les conceptions traditionnelles de la signification : « Mes objections s’adressent principalement à Church, Carnap, Frege » (1958c, 171), « C’est bien aux théories que j’en ai : aux théories des philosophes sur la signification. Tout ce que j’ai dit là-dessus a un aspect essentiellement négatif » (1958c, 181). Elle est l’une des pièces maîtresses de la critique générale adressée par Quine aux conceptions traditionnelles de la signification. Cette critique n’est donc nullement révisionniste au sens où « elle ne recommande pas une pratique différente mais plutôt une explication philosophique différente de la pratique existante » (Ben Menhamen 2006, 240). De fait, Quine n’a aucune « réticence à refuser d’admettre des significations puisqu’[il] ne nie pas par là que les mots et les énoncés sont doués de sens » (1980, 11 ; 1958c, 139 ; Laugier 1992, 98). Croire le contraire, comme c’est le cas de Grice et Strawson (1956, 146 ; Ebbs 2011, 620), c’est à la fois commettre le « sophisme de la soustraction » selon lequel « si nous parlons d’un énoncé comme signifiant ou comme ayant une signification, alors il doit y avoir une signification que cet énoncé a et cette signification sera identique à, ou distincte de, la signification qu’a un autre énoncé » (Quine 1960, 206 ; Ebbs 1997, 68 & 2011, 621-624), et répondre aux arguments de Quine par ce contre quoi la thèse d’indétermination est dirigée. Cette thèse n’est pas « révisionniste » et « ne constitue pas un rejet général du ‘discours sur la signification, qu’il soit scientifique ou informel’ » (1986b, 429). Il faudrait donc dire que la thèse d’indétermination de la traduction n’est pas une thèse d’indétermination de la signification simpliciter mais une thèse d’indétermination de la signification telle que celle-ci est conçue dans les conceptions traditionnelles de la signification.

Le troisième contresens consiste à tenir la thèse d’indétermination comme une, sinon la, thèse centrale d’une théorie de la signification, qu’on pourra considérer comme béhavioriste, vérificationniste, ou holiste. Par « théorie de la signification », il faut entendre l’énoncé non-circulaire de conditions nécessaires et suffisantes devant être satisfaites afin que des mots et des énoncés soient doués de significations et qu’un locuteur puisse être à même de signifier par l’emploi de ces mots et de ces énoncés. Entendue de la sorte, une théorie de la signification devrait pouvoir formuler des réquisits déterminés pesant sur la possibilité de la signification. Or, comme Hilary Putnam l’a souligné (Putnam 1986, 423-424 ; Ebbs 2011, 622), les réflexions de Quine sur la signification en général et la thèse d’indétermination en particulier ne constituent aucunement une théorie de la signification mais, tout au contraire, un rejet de la nécessité, de la possibilité et de la pertinence d’un tel projet (voir infra, sections 4a & 4b).

Un quatrième contresens revient à interpréter la thèse d’indétermination comme l’exemple d’une variété cartésienne de scepticisme quant à la possibilité de connaître et de déterminer ce que les autres veulent dire par leur emploi assertif de mots et de phrases, si ce n’est dans le cas de notre langue, du moins dans le cas où ces locuteurs parlent une langue radicalement différente de la nôtre. En d’autres termes, la thèse d’indétermination mettrait au jour une lacune de principe dans la connaissance que nous pouvons avons des significations d’autrui : il y aurait un fossé entre notre compréhension de la signification d’un signe et ce que le signe signifie réellement ou ce qu’autrui veut dire par l’usage de ce signe (Conant 2012 ; Kripke 1982, 21 & 38). Autant cette interprétation semble à même de faire droit à la première affirmation qui compose la thèse d’indétermination, autant elle oblitère la seconde : quoique deux manuels de traduction puissent être dits satisfaire les conditions imposées par le principe de survenance tout en étant mutuellement incompatibles, il n’y a aucun « fact of the matter » quant à savoir lequel, et si l’un des deux, est correct. Il ne s’agit pas donc d’un problème d’accès aux significations d’autrui ou d’inscrutabilité de l’esprit d’autrui. La seconde formulation de la thèse du chapitre 2 de Word and Object aurait suffi à éviter ce contresens puisqu’elle ne s’applique pas au rapport entre deux locuteurs d’une même communauté linguistique ou de deux communautés linguistiques distinctes, mais à l’idiolecte d’un locuteur.
 

Les arguments en faveur de la thèse d’indétermination

Après Word and Object, Quine a proposé de distinguer deux manières « d’appuyer » la thèse d’indétermination (1970a, 213) : « par en bas [from below] », au moyen de l’argument d’indétermination de la référence ; « par en haut [from above] », au moyen de l’argument de la sous-détermination empirique des théories. à ces deux manières s’ajoute un troisième argument (1969c, 79-82) qui infère la thèse d’indétermination de la conjonction du holisme de la « thèse Duhem-Quine ». Au total, il faudrait donc distinguer trois arguments d’indétermination qui ont tous pour conclusion la thèse d’indétermination.

L’argument par l’indétermination de la référence

L’argument « par en bas » consiste à accorder le rôle de prémisse à la thèse d’inscrutabilité ou d’indétermination de la référence dans l’argument d’indétermination.

Conformément au principe de survenance des différences de significations sur les dispositions au comportement linguistique, Quine forge le concept pivot du chapitre 2 de Word and Object, sur la base duquel les concepts cruciaux du chapitre seront définis : le concept de signification-stimulus (1960, 32-33). La signification-stimulus d’un énoncé e pour un locuteur A est la paire ordonnée de la signification-stimulus affirmative de e (la classe de tous les stimulations qui provoqueraient A à assentir à e) et de la signification-stimulus négative de e (la classe de toutes les stimulations qui provoqueraient A à dissentir à e). La signification putative d’un énoncé est ainsi identifiable sur la base d’associations causales et non-causales entre circonstances d’énonciations et énonciations. Parmi les concepts définis en termes de signification-stimulus, deux s’avèrent centraux pour comprendre l’argument « par en bas » : le concept d’énoncé occasionnel et celui d’énoncé observationnel. Un énoncé est occasionnel (« Il y a du cuivre dans ce tube ») si et seulement si un locuteur y assentit (resp. dissentit) seulement au cas où une stimulation appropriée, c’est-à-dire appartenant à sa signification-stimulus (resp. à la signification-stimulus de sa négation), se présente dans un laps de temps déterminé, défini comme le modulus de stimulation (1960, § 9). Un énoncé est observationnel (« Il pleut ») si et seulement s’il est un énoncé occasionnel tel que les dispositions à y assentir varient de manière systématique avec les stimulations présentes (1960, § 10). à partir de The Roots of Reference (1973, 39 ; 1990/1992, 3), Quine modifiera cette définition de la manière suivante : un énoncé est observationnel si et seulement s’il reçoit l’assentiment de tous les membres de la communauté linguistique dans les mêmes circonstances. En situation de traduction radicale, la traduction des énoncés observationnels doit permettre à l’ethnolinguiste de se ménager une entrée dans la langue cible (1960, § 7-10 ; 1969c, 89 ; 1973, 37 & 41 ; 1990/1992, 5, 39 & 43 ; 1995a, 79). En effet, les énoncés observationnels « exhibent leurs significations [wear their meanings on their sleeves] » (1973, 41) dans la mesure où celles-ci ne sont aucunement tributaires de connaissances annexes non-observationnelles ou de relations logiques entretenues avec d’autres énoncés et, de ce fait, peuvent être apprises par conditionnement direct à l’aune de circonstances publiquement observables qui servent ainsi de point d’ancrage du langage dans la réalité et de mesure intersubjective de correction.

Dans Word and Object, Quine considère que

  1. La traduction des énoncés d’observation (1960, § 10) est déterminée ;

  2. La traduction des connecteurs vérifonctionnels l’est également puisque leur identification dans la langue cible est déterminée par des critères sémantiques qui incorporent les lois de la logique classique gouvernant ces connecteurs (1960, § 13) 

  3. Un énoncé étant stimulatoirement analytique (resp. contradictoire) pour un locuteur si et seulement si ce locuteur y assentirait sous toute condition stimulatoire (resp. sous aucune condition stimulatoire), les énoncés stimulatoirement analytiques (resp. contradictoires) sont identifiables et, de ce fait, doivent être traduits par des énoncés stimulatoirement analytiques (resp. contradictoires) (1960, § 12 & 14) ;

  4. étant donné deux énoncés occasionnels, leur synonymie-stimulus intrasubjective peut être établie sans que leur traduction ne soit déterminée (deux énoncés sont stimulatoirement synonymes pour un locuteur A si et seulement s’ils ont les mêmes significations-stimulus (1960, § 11 & 14)).

Ces quatre moments de la traduction radicale constituent autant de conditions que devront satisfaire les manuels de traduction alternatifs (1960, § 15).

Le célèbre exemple « Gavagai » a alors pour objet d’illustrer l’inscrutabilité de la référence en contexte de traduction radicale. Soit un ethnolinguiste remarquant que des locuteurs énoncent « Gavagai » en présence de lapins, que « Gavagai » est un énoncé observationnel, et qui se trouve justifié à considérer que la signification-stimulus de « Gavagai » est identique à celle de « Tiens, un lapin », les deux énoncés observationnels étant donc stimulatoirement synonymes. Précisons d’emblée que l’usage d’un mot à titre d’énoncé observationnel (noté « Gavagai ») est à distinguer de l’usage du même mot à titre de terme (noté « gavagai ») (1960, § 12). On pourrait considérer que la signification-stimulus de « Gavagai » et l’usage du mot à titre d’énoncé d’observation, c’est-à-dire l’« énoncé composé d’un mot [one-word sentence] », fixent la référence du même mot utilisé à titre de terme (« gavagai »), et qu’à cet égard, la synonymie stimulatoire de « Gavagai » et « Tiens, un lapin » garantit que la traduction de « gavagai » par « lapin » est déterminée. Il n’en est rien : « La synonymie stimulatoire des énoncés occasionnels ‘Gavagai’ et ‘Tiens, un lapin’ ne garantit pas même que ‘gavagai’ et ‘lapin’ soient des termes coextensifs, des termes vrais des mêmes choses » (1960, 51 ; 1969b, 30-31). En d’autres termes, « quoique déterminé, l’usage d’un mot comme énoncé occasionnel ne fixe pas l’extension de ce mot comme terme » (1960, 53, note 2). En effet, eu égard à sa signification-stimulus, « Gavagai » peut être traduit en tant que terme comme (parmi un nombre indéfini de possibilités) :

  1. Un terme général ou « sortal », c’est-à-dire comme un terme à référence divisée (« lapin », « segment temporels de lapins », « parties dépendantes ou indépendantes de lapins »),

  2. Un terme singulier concret (désignant, par exemple, la fusion méréologique des lapins) ou abstrait (désignant, par exemple, l’universel de la lapinité),

  3. Un terme de masse (« Il y a du lapin »), ou encore

  4. Une construction impersonnelle (« Il lapine »).

La signification-stimulus de « Gavagai » ne permet pas de trancher entre ces diverses possibilités de traduction et notamment de déterminer si « gavagai » est un « terme » et réfère à des objets sur le mode d’un terme général ou sur le mode d’un terme singulier. Ces diverses possibilités montrent que des synonymes stimulatoires peuvent ne pas être synonymes au sens ordinaire du terme et encore moins co-extensionnels. Plus radicalement, aux yeux de Quine, rien ne permet de trancher entre ces diverses possibilités. Le point d’appui pour l’identification des intensions dans la procédure esquissée par Carnap dans « Meaning and Synonymy in Natural Languages », à savoir l’identification des extensions des termes conceptuels (1955, 39), est donc mis à mal par l’indétermination de la référence puisqu’elle ne se réduit aucunement à une incertitude inductive ordinaire. Carnap n’a pas su distinguer entre l’usage d’un mot à titre d’énoncé observationnel et l’usage du même mot à titre de terme (1960, 35). Or, à ce stade primitif d’entrée dans une langue étrangère en situation de traduction radicale, le primat logique et sémantique des énoncés sur les termes se trouve justifié du point de vue de la procédure.

A qui objecterait que cette indétermination de principe renvoie à une lacune dans la définition de la signification-stimulus en l’espèce de l’absence de recours, d’une part, à des procédures d’ostension, d’autre part, à des procédures de questionnement des locuteurs, Quine répond de la manière suivante. Contre la première objection, il soutient que l’indétermination de la référence ne peut être levée par le recours à l’ostension pour la simple et bonne raison que la notion d’énoncé observationnel a été conçue pour circonscrire ce qui relève d’un enseignement ostensif (1969f, 313 ; 1981a, 2-3). En effet, « pointez un lapin et vous aurez pointé une phase temporelle de lapin, une partie intégrante de lapin, la fusion de lapin, et l’endroit où se manifeste la lapinité. Pointez une partie intégrante d’un lapin et vous aurez encore pointé les quatre sortes restantes de choses ; et ainsi de suite à chaque fois. Rien de ce qui n’est pas distingué dans la signification-stimulus elle-même n’est distingué par le geste de pointer […] » (1960, 53, nos italiques ; 1969b, 32 ; 1970a). La seconde objection, d’esprit carnapien (1960, 34 ; Carnap 1955, 38), consiste à avancer que l’ostension est à même de lever l’indétermination à condition d’être accompagnée par des questions relatives aux conditions d’identité du référent putatif de « gavagai » comme, par exemple, « Est-ce le même gavagai qu’avant ? » ou « Y a-t-il un ou plusieurs gavagai ? ». En d’autres termes, l’indétermination pourrait être levée dès lors qu’on considérerait l’occurrence de « gavagai » dans le contexte de constructions phrastiques complexes puisque les réponses correctes à ces questions seraient amenées à varier selon ce que « gavagai » signifie. En effet, un lapin est composé d’une pluralité de parties dépendantes de lapins, tandis que le rapport de la lapinité à ses instances est un rapport de l’un au multiple, et ce que désignerait « gavagai » entendu comme terme de masse ou construction impersonnelle ne répondrait pas aux critères d’individuation associés à un terme singulier ou à un terme général. à cette objection, Quine répond que de tels questionnements requièrent de la part de l’ethnolinguiste une maîtrise de la langue cible bien plus avancée que celle qui est la sienne à ce stade de la traduction radicale (1960, § 12 & 71-72). Sa capacité linguistique à formuler de tels questionnements est en effet tributaire de la traduction préalable de constructions de la langue cible, tenues pour synonymes des idiomes « combien de F », « est le même ... que », et, plus généralement, de la traduction préalable du système que forment les relations entre prédicat d’identité, termes singuliers et termes généraux, et pronoms relatifs. Ce système constitue l’« appareil d’individuation » ou l’« appareil référentiel » de la langue du traducteur (en l’occurrence, l’anglais). Or, Quine soutient que la traduction de l’appareil référentiel du traducteur est indéterminée au regard des conditions (1)-(4) et qu’elle engage des « hypothèses analytiques », à savoir des modes de segmentation logique des énoncés de la langue cible et de catégorisation grammaticale, conformes à (1)-(4), élaborés en vue d’identifier des constructions grammaticales et des éléments lexicaux, et de les corréler terme à terme ou contextuellement avec des éléments correspondants de la langue du traducteur. Accompagné de définitions auxiliaires, un système d’hypothèses analytiques définit un lexique et une grammaire, et détermine la formation récursive d’une infinité d’énoncés de la langue cible appariés avec des énoncés correspondants de la langue source (1960, 70). La thèse d’indétermination de la traduction peut alors être reformulée comme suit. Il est concevable que différents systèmes d’hypothèses analytiques satisfassent (1)-(4) tout en étant mutuellement incompatibles dans les traductions d’un nombre indéfini d’énoncés non-observationnels qu’on pourrait en dériver. Pour autant, il n’y a rien à propos de quoi un système d’hypothèses analytiques satisfaisant (1)-(4) puisse être dit correct ou incorrect plutôt qu’un autre satisfaisant également (1)-(4) : il n’y a rien de tel qu’une traduction correcte en un sens absolu, c’est-à-dire de manière non relative à un système d’hypothèses analytiques (1958c, 157 ; 1960b, 73).

La première partie de la thèse d’indétermination est élucidée au moyen de la notion d’ajustement compensatoire. Quine entend par là un ajustement dans la traduction des contextes d’occurrence de l’expression dont le statut logique et sémantique est indéterminé par sa signification-stimulus, de sorte que différents manuels de traductions donneraient lieu à des traductions différentes du contexte d’occurrence, toutes compatibles avec la signification-stimulus de ladite expression. Le principe de l’ajustement compensatoire est le suivant (Wright 1997, 403-404) : si F et G ont la même signification-stimulus – comme, dans l’exemple ci-dessus, « lapin » et « partie dépendante de lapin » – tout en différant du point de vue de leur statut logique et sémantique de sorte que, eu égard à un contexte d’occurrence « Φ... » – par exemple « est le même que... » – les patrons d’assentiment et de dissentiment à « Φ» et « Φ» sont, de prime abord, censés être différents, on pourra toujours effectuer des interprétations ajustées de « Φ... » telle que les conditions d’assentiment et de dissentiment de « Φ», auquel est appliqué l’ajustement compensatoire, coïncideront avec celles de « Φ», auquel l’ajustement n’est pas appliqué. Les hypothèses analytiques consistent ainsi à attribuer une catégorie logique et sémantique à « gavagai » de manière à ce que les conditions de vérité des énoncés observationnels dans lesquels il figure ne soient pas modifiées par les ajustements compensatoires des autres expressions apparaissant dans ce contexte. La traduction des énoncés observationnels est déterminée : l’application de deux systèmes d’hypothèses analytiques distincts à des énoncés observationnels n’affectent pas leurs conditions de vérité et ne donnent pas lieu à une incompatibilité mutuelle entre les traductions de ces énoncés. On peut alors rendre compte de l’indétermination de la traduction des énoncés non-observationnels (à savoir la plus grande partie des énoncés d’une langue) à partir de l’exemple « Gavagai » de la sorte : les énoncés non-observationnels dans lesquels figurent « gavagai » recevront des traductions incompatibles, c’est-à-dire ni synonymes ni équivalentes matériellement, en raison des effets conjugués des catégorisations logiques et sémantiques divergentes de « gavagai » et des ajustements compensatoires opérées dans ses contextes d’occurrence (énoncés observationnels et non-observationnels).

La seconde partie de la thèse d’indétermination tient au fait que les hypothèses analytiques « ne sont pas des fonctions déterminées du comportement linguistique » (1960, 70 & 75). De ce fait, elles ne sont pas des hypothèses au sens strict (1960, 73). Aucune confirmation ethnographique ou linguistique n’est à attendre : « Ce n’est pas que nous ne pouvons pas nous assurer qu’une hypothèse analytique est correcte mais qu’il n’y a pas même, comme c’était le cas avec ‘Gavagai’, de question objective à propos de laquelle avoir tort ou raison » (1960, 73). Un système d’hypothèses analytiques peut être alors dit « arbitraire » ou « conventionnel » en deux sens : un tel système n’est pas une « fonction déterminée du comportement linguistique » ; des systèmes alternatifs d’hypothèses analytiques conformes à (1)-(4) sont toujours en droit concevables (Ben Menahem 2006 & Imbert 1980, 410). L’élaboration d’un système d’hypothèses analytiques n’est cependant pas à notre discrétion (1960, 75) puisque, d’une part, sa fiabilité est telle qu’il doit se conformer à (1)-(4), d’autre part, les systèmes alternatifs d’hypothèses analytiques, et les schèmes référentiels et ontologiques qu’ils induisent, trouvent tous leur source dans la langue de l’ethnolinguiste. En pratique, l’indétermination et l’arbitraire qui en est la contrepartie sont oblitérés non seulement par l’existence de traditions ou de canons de traduction entre la plupart des langues mais aussi par le fait qu’il n’est de manuel traduction qui n’incorpore une partie de ce qui nous est naturel et obvie, qu’il s’agisse des catégories logiques et grammaticales ou du vocabulaire et des réalités auxquelles il renvoie. Quine décrit ainsi la méthode des hypothèses analytiques comme une projection de notre appareil référentiel ou de notre « point de vue ontologique » dans la langue et le discours traduits : « [l]a méthode des hypothèses analytiques est une manière de se catapulter dans la langue de la jungle par le momentum de la langue domestique [home language]. C’est une manière de greffer des pousses exotiques sur le vieux buisson familier, jusqu’à ce qu’on ne voit plus que l’exotique » (1960, 70). En ce sens, l’appareil référentiel et la « notion même de terme » (1960, 53) sont « paroissiaux [parochial] » : relatifs au schème conceptuel du traducteur et identifiables dans d’autres langues uniquement à la faveur d’hypothèses analytiques qui auraient pu être autres. Dès lors, Quine soutient que, contre l’alternative entre relativisme et universalisme, il n’y a aucun sens à demander « dans quelle mesure le succès des hypothèses analytiques est dû à une réelle parenté de point de vue entre les natifs et nous, et dans quelle mesure il est dû à l’ingéniosité linguistique ou à une coïncidence heureuse » (1960, 77 ; 1970b, 15 sq. ; 1970/1986, 96).

L’indétermination de la référence et l’indétermination de la traduction sont donc deux affirmations différentes. à elle seule, la première n’implique pas la seconde (1987b ; 1990/1992, 50-51 ; 1995a, 75 ; 2000c, 419) et l’exemple « Gavagai » n’avait pas pour objet d’illustrer ou d’appuyer la thèse d’indétermination (1970a, 212-213; 1990a, 374). L’indétermination de la référence implique l’indétermination de la traduction des termes puisque les expressions par lesquels il est possible de traduire « gavagai » ne sont ni synonymes ni coextensionnelles. Contre le contresens qui consiste à considérer que l’indétermination de la référence implique à elle seule l’indétermination de la traduction des énoncés, Quine a insisté sur la distinction des deux arguments. Cette distinction ne signifie cependant pas que l’argument qui conclut à la thèse d’indétermination à partir d’un système de prémisses dans lequel figure l’indétermination de la référence est rejeté par Quine (Becker 2013, 143-144). Reprenons l’exemple de « Gavagai » et la distinction centrale entre l’usage du mot à titre de terme et l’usage de ce même mot à titre d’énoncé. Cette distinction correspond (mais n’est pas tout à fait équivalente à) la distinction entre « considérer un énoncé holophrastiquement comme un tout indivis et le considérer analytiquement terme par terme » (1990/1992, 50 ; 1990a, 375). Utilisé à titre d’énoncé (comme un « one-word sentence »), « Gavagai » n’est pas un exemple d’indétermination de la traduction : il s’agit d’un énoncé observationnel dont la traduction est déterminée. L’usage de « Gavagai » à titre d’énoncé ne fixe pas la référence de « gavagai » employé à titre de terme et, a fortiori, la traduction, déterminée, de « Gavagai » ne détermine donc pas la traduction de « gavagai ». Quine fait sien le principe frégéen d’un primat logique et sémantique de l’énoncé ou de la phrase sur le mot tout en arguant que la signification-stimulus des énoncés observationnels ne détermine ni la segmentation logique et sémantique de ces énoncés et la catégorisation des expressions discernées, ni leur traduction. Si la thèse d’indétermination de la traduction concerne la signification, elle concerne d’abord et avant tout la signification des énoncés dans l’exacte mesure où Quine accorde un primat logique et sémantique à l’énoncé sur le mot (1960, § 3 & 4 ; 1990/1992, 23 & 57-58). L’indétermination de la référence suppose de considérer les énoncés observationnels d’un point de vue analytique, c’est-à-dire comme articulés et structurés logiquement, de sorte à pouvoir en réinterpréter les différentes « parties » tout en ce que ces réinterprétations ne modifient pas la valeur de vérité de ces énoncés. L’indétermination de la traduction est holophrastique car les divergences de traduction concernant les énoncés non-observationnels entre manuels de traduction alternatifs « restent inconciliables même au niveau de l’énoncé entier et sont compensées seulement par des divergences dans les traductions d’autres énoncés entiers » (1990/1992, 50). Du point de vue de Quine, l’indétermination de la référence mène à la thèse d’indétermination de la traduction à la condition de lui adjoindre la notion, distincte, d’ajustement compensatoire appliquée à l’échelle des relations entre énoncés observationnels et énoncés non-observationnels.

Distinguer l’indétermination analytique de la référence de l’indétermination holophratique de la traduction requiert de distinguer également l’indétermination de la référence qu’illustre l’exemple « Gavagai » (notée « indétermination de la référence1 ») et l’indétermination de la référence, telle qu’elle est notamment « prouvée » par les fonctions délégantes [proxy functions] (notée « indétermination de la référence2 »), dont Quine considère parfois qu’elle est indiscernable de la thèse de relativité de l’ontologie. Quoiqu’il ait pu parfois utiliser les termes « inscrutabilité de la référence » et « indétermination de la référence » dans les deux cas et de manière interchangeable, on a là deux cas distincts d’indétermination (Orenstein 2014, 167-168). La procédure des fonctions délégantes prouve l’indétermination de la référence2 en s’appliquant à un système d’énoncés appartenant à une langue dont l’appareil référentiel est acquis et maîtrisé ou dont on présuppose l’identification (ou la projection) préalable (1969b, 41). Quine considérant que l’appareil référentiel de la langue anglaise est capturé par la notation canonique quantificationnelle, une fonction délégante bijective s’applique alors de la manière suivante (1981a, 19 ; 1990/1992, 31-32 ; 1995a, 71-73. Toute fonction délégante n’est pas nécessairement bijective. Une fonction d’un ensemble D vers un ensemble D’ (notée « D → D’  ») étant une relation de D vers D’ telle que tout élément de D a un corrélat (une « image ») et un seul dans D’, alors une fonction bijective est telle que tout élément de D’ est le corrélat d’au moins un élément de D (surjection) et tout élément de D’ est le corrélat d’au plus un élément de D (injection)). Soit un ensemble d’énoncés enrégimentés dans la notation quantificationnelle ; un ensemble de prédicats n-adiques figurant dans ces énoncés symbolisés par des lettres de prédicats, par exemple « C » pour « est un chat », « M » pour « est mammifère », etc ; un ensemble de termes singuliers symbolisés par des lettres de constantes, par exemple « » pour « Robespierre », « » pour « Pilou », etc. ; et un domaine D d’objets. Une fonction délégante bijective f : D → D’ effectue une double opération : l’application bijective des objets du domaine D vers le co-domaine D’ ; la réinterprétation de (l’extension de) chacun des prédicats et de chacun des termes de telle sorte qu’ils ne s’appliquent plus aux objets de D mais à leur image dans D’. On réinterprète donc un énoncé comme « Cr » (« Robespierre est un chat ») et « (x)(Cx → Mx) » (« Tous les chats sont mammifères ») par, respectivement, « f(C)f(r) » (« le délégué de Robespierre est un délégué de chat ») et « (x)(f(C)x → f(M)x) » (« Tous les délégués de chats sont des délégués de mammifères »). Si f applique des objets de D sur leurs compléments spatio-temporels de D’, alors « f(C)f(r) » et « (x)(f(C)x → f(M)x) » se liront respectivement « Le complément spatio-temporel de Robespierre est le complément spatio-temporel d’un chat » et « Tous les compléments spatio-temporels de chats sont des compléments spatio-temporels de mammifères ». L’énoncé de départ et l’énoncé réinterprété sont matériellement équivalents : l’un est vrai si et seulement si l’autre l’est. Les fonctions délégantes opèrent ainsi une double réinterprétation : de l’« ontologie », c’est-à-dire des objets qui comptent comme les valeurs de variables (et, si les termes singuliers ne sont pas « éliminés », comme les référents des termes singuliers), de l’« idéologie », c’est-à-dire des prédicats vrais de ces objets. Les fonctions délégantes modifient ainsi l’ontologie tout en préservant à la fois la valeurs de vérité des énoncés et les relations logiques entre eux puisque les prédicats eux-mêmes ont été dûment réinterprétés. La raison en est que, premièrement, les relations logiques entre énoncés et, plus particulièrement, la relation d’implication ne dépend que de la structure logique des énoncés et celle-ci est indépendante de ce que les objets, valeurs de variables, peuvent être ; deuxièmement, les énoncés observationnels restent rivés aux mêmes patrons stimulatoires, indépendamment de ce à quoi on peut considérer que, en tant que termes, ces énoncés ou leurs parties réfèrent. De là, Quine conclut à l’indétermination de la référence2 : une variété indéfinie d’ontologies ou de schèmes de référence préserverait la vérité et la structuration logique de l’ensemble des énoncés sur lequel les fonctions de réinterprétation sont appliquées. En d’autres termes, un schème de référence est équivalent à n’importe lequel de ses schèmes de référence délégués. De même que, par elle-même, l’indétermination de la référence1 n’impliquait pas la thèse d’indétermination de la traduction, l’indétermination de la référence2 « n’implique pas l’indétermination de la traduction holophrastique puisque l’indétermination de la référence peut être contenue par le reste de l’énoncé » (2000c, 419).

L’argument par la sous-détermination empirique des théories

L’argument « par en haut » consiste à accorder le rôle de prémisse à la sous-détermination empirique des théories dans l’argument d’indétermination (1970a). (Sur la thèse de sous-détermination, voir Laugier 1992, 224-234 ; Ben Menahem 2006, 7-12, 242-254 ; Hylton 2007, chapitres 7 & 12.)

La sous-détermination des théories ou des « systèmes du monde » par l’expérience est la thèse d’après laquelle « la théorie physique est sous-déterminée par toutes les observations possibles [de sorte que] des théories physiques peuvent être en conflit tout en étant compatibles avec toutes les données possibles, même au sens le plus large. En un mot, elles peuvent être logiquement incompatibles et empiriquement équivalentes » (1970a, 209-210). En réalité, il faut distinguer deux thèses de sous-détermination (notées « TSD1 » et « TSD2 »). La TSD1 consiste à affirmer que notre « système du monde » est sous-déterminée par l’expérience. Elle est impliquée par le holisme de Quine d’après lequel un énoncé théorique ne peut être ni réfuté, ni confirmé par des expériences considérées isolément (1953b, 42 ; 1960, 21-22) puisque, moyennant des ajustements dans le système d’énoncés concerné, « n’importe quel énoncé peut être considéré comme vrai quoi qu’il puisse advenir [come what may] » (1953b, 43). De cette première thèse, à laquelle Quine a toujours souscrit, il faut distinguer la TSD2, i.e. la thèse plus forte et davantage spéculative d’après laquelle la sous-détermination empirique des théories est telle qu’on peut concevoir deux théories logiquement incompatibles quoique empiriquement équivalentes.

Deux théories sont « empiriquement équivalentes » ou « empiriquement indiscernables » en ce qu’elles ont le même « contenu empirique », c’est-à-dire impliquent les mêmes énoncés catégoriques observationnels (1981b, 28 ; 1990/1992, 16-18 ; 1975a, 234 & 239 ; 1990a, 377). Un énoncé catégorique observationnel est un énoncé conditionnel général formé à partir d’énoncés observationnels, dont la valeur de vérité n’est pas sensible à l’occasion (« Lorsqu’un peuplier pousse près de l’eau, il penche »). Deux théories T1 et T2 sont identiques si et seulement si elles sont empiriquement équivalentes et on peut effectuer une réinterprétation des prédicats de l’une qui transforme celle-ci en une théorie logiquement équivalente à l’autre. T1 et T2 sont logiquement incompatibles si et seulement si T1 implique un énoncé non-observationnel théorique ( « les neutrons ont une masse ») tandis que T2 implique sa négation (« les neutrons n’ont pas de masse »). La thèse admet donc la formulation suivante : un même ensemble d’énoncés catégoriques observationnels peut être impliqué par des théories empiriquement équivalentes mais logiquement incompatibles, et impossible à rendre mutuellement compatibles par réinterprétation des prédicats. (Pour des formulations différentes et l’évolution de Quine à ce sujet, voir 1975a, 242-243 ; 1990a, 382-386 ; 1990/1992, 97-98.)

L’argument par la sous-détermination empirique des théories paraît avoir la forme suivante : dans la mesure où la vérité de la théorie physique ou du « système du monde » est empiriquement sous-déterminée, la traduction de la théorie physique ou du « système du monde » en contexte de traduction radicale est également sous-déterminée par la traduction des énoncés observationnels et des énoncés catégoriques observationnels. Plus exactement, l’indétermination de la traduction tiendrait à ce que, étant donné deux théories T1 et T2 empiriquement équivalentes, on peut concevoir une traduction de T1 dans T2 et de T2 dans T1 préservant l’équivalence empirique de T1 et T2 mais appariant des énoncés non-observationnels théoriques de T1 et de T2 mutuellement incompatibles (1970a). L’argument semble donc passer d’une analogie (de même que les théories physiques sont sous-déterminées par toutes les observations possibles, la traduction des théories physiques est sous-déterminée par les traductions des énoncés observationnels (1969e, 302-303)) à une implication (la sous-détermination empirique des théories implique l’indétermination de la traduction).

En quoi alors l’indétermination de la traduction n’est-elle pas seulement une instance de la TSD2, autrement dit une application de la TSD2 à la traduction (Chomsky 1969, 61, 66 ; Rorty 1972) ? Quoiqu’il ait anticipé cette objection (1960, 75-76), Quine réitère sa réponse en affirmant que « l’indétermination de la traduction est additionnelle » (1969e, 303 & 1970a, 210). La différence centrale est la suivante (1987b, 345-346 & 1990/1992, 102). Tandis qu’il n’y a pas de « fact of the matter » quant à savoir laquelle de deux traductions également acceptables est correcte, la question se pose dans le cas de deux théories physiques, empiriquement équivalentes et logiquement incompatibles, même si toutes les observations possibles ne suffisent pas à trancher la question : « les faits de la nature outrepassent nos théories aussi bien que toutes les observations possibles, tandis que la sémantique traditionnelle outrepasse les faits de langage » (1987b, 346). Quine offre en réalité deux formulations sensiblement différentes de sa réponse à l’objection : (1) choisirait-on l’une de deux théories empiriquement équivalentes et logiquement incompatibles, cela ne lèverait pas l’indétermination de la traduction car il serait toujours possible de traduire cette théorie de deux manières mutuellement incompatibles (1987b, 346 & 1990/1992, 102) ; (2) à supposer que « ‘la vérité entière à propos de la nature’ soit représentable par un ensemble d’énoncés décrivant chaque détail de l’univers, passé, présent, et futur », cela laisserait toujours la possibilité de construire des manuels de traductions mutuellement incompatibles tous également corrects relativement à cette « vérité totale » (1969e, 303 ; 1960, 75-76). La réponse de Quine à l’objection corrobore donc l’idée que l’indétermination de la traduction n’est pas la conséquence d’un problème épistémique de « faits inaccessibles et de limitations humaines » (1990/1992, 102 & 1970a, 211).

L’argument par TSD2 a cependant paru insatisfaisant à Quine : d’une part, la sous-détermination empirique des théories ne constitue ni une prémisse nécessaire dans l’argument d’indétermination, ni une prémisse suffisante sauf à commettre un contresens ; d’autre part, conformément à l’esprit de l’article de 1975, « On Empirically Equivalent Systems of the World », Quine en est venu à réinterroger le contenu et la portée exacts de TSD2. Revenons brièvement sur ce dernier point. Si une théorie alternative à la nôtre est concevable et tout aussi acceptable que la nôtre au regard de son contenu empirique, alors pourquoi accepterions-nous que la nôtre soit vraie à l’exclusion de toute autre ? Quine a envisagé deux attitudes qui comptent comme deux réponses à cette question (1986a & 1990/1992, 98-101). L’attitude « œcuménique » consiste à considérer les deux théories comme également vraies, chacune pouvant être conçue comme une description différente de la même réalité. L’attitude « sectaire » consiste à arguer qu’en dépit de l’équivalence empirique, seule une des deux théories peut être vraie, la nôtre, les autres théories concevables étant soit fausses soit dénuées de sens. Tandis que l’attitude œcuménique prend appui sur l’empirisme de Quine, l’attitude sectaire s’adosse à son naturalisme (1986a, 156 & 1990/1992, 99). Le caractère hautement spéculatif de la possibilité de théories ou de systèmes du monde empiriquement équivalents et logiquement incompatibles a porté Quine à considérer que la question de l’attitude à adopter est une « question de mots », d’où son hésitation à ce sujet (1990/1992, 100-101). Pourtant, à la lettre, l’attitude œcuménique est contredite par le naturalisme de Quine et la conception de la vérité qui l’accompagne : contre la « confusion de la vérité et de la garantie empirique », Quine maintient que « la vérité est immanente et [qu’] il n’y en a pas de plus éminente. Nous devons parler de l’intérieur d’une théorie, quoiqu’elle constitue une théorie parmi d’autre » (1981a, 22 ; 1960, 24-25 ; 1995a, 67). Or, c’est précisément pour cette raison que l’argument d’indétermination ne peut se fonder sur TSD2 dans le cas où l’une des deux théories rivales est « la nôtre » : en effet, affirme-t-il, « en élaborant un manuel de traduction, là où je peux, je donnerai ma préférence à l’accord entre les natifs et moi en ce qui concerne la vérité d’un énoncé et sa traduction. Cette politique favoriserait l’attribution de notre physique plutôt que de sa rivale » (1979, 66-67 & 1986c).

L’argument par le holisme

Le troisième argument d’indétermination de la traduction est formulé comme suit par Quine : si « nous reconnaissons avec Peirce que la signification d’un énoncé dépend seulement de ce qui compte comme un témoignage empirique [evidence] en faveur de sa vérité, et si nous reconnaissons avec Duhem que les énoncés théoriques existent non en tant qu’énoncés isolés mais seulement dans des blocs plus importants de théorie, l’indétermination de la traduction des énoncés théoriques est la conclusion naturelle. Or, hormis les énoncés observationnels, la plupart des énoncés sont théoriques » (1969c, 79-81 ; 1986c, 459-460 ; 1970/1986, 5-7). Selon cet argument, les deux prémisses qui, conjointement, impliquent la thèse d’indétermination sont, d’une part, une variété de holisme, d’autre part, un vérificationnisme apparent en matière de signification (voir infra, section 4.a).

Le holisme de Quine porte sur la relation logique entre des ensembles logiquement structurés d’énoncés non-observationnels théoriques et des énoncés catégoriques observationnels. Il se caractérise par une thèse négative et une thèse positive (1953b, section 6 ; 1969c, 79-81 ; 1981c, 71-72 ; Hylton, 2007, 70 ; Verhaegh 2018, sections 4.2 & 6.3). La thèse négative consiste à affirmer que, hormis les énoncés observationnels, un énoncé « n’a par lui-même aucun contenu empirique distinct » (1969c, 79 & 82), c’est-à-dire pris isolément, de sorte qu’on ne peut ni dériver un énoncé catégorique observationnel d’un énoncé théorique seul, ni falsifier ou confirmer un énoncé théorique à la seule lumière d’un énoncé catégorique observationnel. La thèse positive consiste à affirmer que seuls des ensembles logiquement structurés d’énoncés théoriques impliquent des énoncés catégoriques observationnels. La relation d’un énoncé non-observationnel théorique à l’expérience est médiatisée par les relations qu’entretient cet énoncé avec d’autres énoncés non-observationnels théoriques.

Des deux prémisses de l’argument, la prémisse holiste est celle qui, à proprement parler, est centrale (1969c, 79-81) et, en réalité, le holisme de Quine remet en cause la « thèse de Peirce » sur la relation entre vérification, signification et expérience (voir infra 4.a). On peut reconstituer l’argument de la sorte (1969c, 80). Prenons l’exemple d’un manuel de traduction de l’anglais vers l’arunta (langue parlée par la population aborigène d’Australie arunta). Le premier moment de l’argument consiste à considérer que deux manuels de traduction de l’anglais vers l’arunta seront également acceptables ou « corrects » s’ils préservent tous deux les implications empiriques de la langue considérée comme un ensemble d’énoncés. Le second moment consiste à arguer que, étant donné le holisme de Quine, des manuels de traductions alternatifs sont corrects au sens défini tout en divergeant systématiquement dans les traductions qu’ils offrent des énoncés non-observationnels théoriques.

En quoi l’argument par la sous-détermination se distingue-t-il alors de l’argument par le holisme ? Si TSD1 semble dépendre du holisme, en quoi le holisme de Quine n’implique-t-il pas TSD2 ?

Il suit du holisme de Quine que si un énoncé catégorique observationnel impliqué par un système d’énoncés non-observationnels théoriques T1 se trouve être faux, puisque cet énoncé n’est pas impliqué par un énoncé théorique en particulier mais par T1, alors il est possible en principe de bloquer l’implication en effectuant des révisions portant sur différents énoncés ou sous-ensembles d’énoncés de T1. Puisqu’il y a plus d’une manière de réviser T1, il y a plus d’un système d’énoncés non-observationnels théoriques, T2, T3, etc., pouvant remplacer T1. On pourrait alors considérer que, comme TSD1, TSD2 est une conséquence logique du holisme : « si, face à une observation défavorable, nous sommes toujours libres de choisir parmi plusieurs modifications adéquates de notre théorie, alors on peut présumer que toutes les observations possibles sont insuffisantes à déterminer la théorie de manière unique » (1975a, 229). L’argument par le holisme impliquerait l’argument par la sous-détermination, ce dernier étant finalement redondant. Or, Quine distingue nettement le holisme de TSD2 puisque, en réalité, le premier n’implique pas la seconde et ce pour au moins trois raisons.

Premièrement, deux théories T2 et T3 peuvent être des alternatives tout à fait légitimes à une théorie T1 pour autant qu’aucune des deux n’implique l’énoncé faux qu’implique T1. Il ne s’ensuit pas cependant que soit T2 soit T3 implique la négation de l’énoncé catégorique observationnel faux. Mais si l’une des deux théories l’implique et l’autre non, alors les deux théories ne sont pas empiriquement équivalentes (Hylton 2007, 191-192) . Deuxièmement, le slogan holiste de « Two Dogmas of Empiricism » d’après lequel « [n]’importe quel énoncé peut être considéré comme vrai quoi qu’il puisse advenir [come what may] si nous opérons des ajustements suffisamment drastiques ailleurs dans le système » (1953b, 43), implique qu’un même énoncé peut être maintenu comme vrai par deux théories qui ont des implications empiriques différentes et donc ne sont pas empiriquement équivalentes. Troisièmement, on peut considérer que, outre la modification escomptée, la révision de T1 peut bloquer l’implication d’autres énoncés catégoriques observationnels vrais et que, selon la manière dont est effectué la révision dans T2 et dans T3, ce ne soient pas les mêmes implications qui se trouvent bloquées. Le holisme de Quine ne signifie nullement que la révision d’une théorie T1 donne lieu à une nouvelle théorie T2 qui implique tous les énoncés vrais qu’impliquait T1 de telle manière que T2 soit empiriquement équivalente à T1.

Portée et corollaires de la thèse d’indétermination

Prendre la mesure de la radicalité de la thèse d’indétermination requiert non seulement de ne pas se méprendre sur son objet mais également d’identifier les corollaires et, de là, la portée que Quine lui attribue. Or, ces corollaires sont intelligibles à la lumière des fonctions que les conceptions traditionnelles du langage, de la logique et de l’esprit contre lesquelles l’argument de Quine est dirigé attribuent à la notion de signification ou de sens propositionnel (sans cependant que l’ensemble de ces fonctions puisse et ait été systématiquement attribuée à un unique concept de sens propositionnel. Sur ce point, voir 1958c, 160 sq. ; 1960, § 42-43 ; 1970/1986, 2 ; Hylton 2007, 228-230). On peut distinguer les fonctions suivantes :

  1. La signification cognitive d’un énoncé. Une pensée frégéenne compte ainsi comme la signification cognitive d’un énoncé déclaratif qui l’exprime ou de ce que Quine appelle un énoncé éternel, c’est-à-dire un énoncé dont la valeur de vérité est invariable (1960, 193 & 226-227).

  2. Les « porteurs » ou « véhicules » de valeurs de vérité, c’est-à-dire ce qu’on dit vrai ou faux. Un énoncé n’est vrai ou faux qu’à titre dérivé. Une pensée frégéenne est ainsi essentiellement évaluable en termes de vérité et de fausseté en ce sens qu’elle est ce à propos de quoi se pose la question de la vérité.

  3. Ce qui, de ce fait, entre dans les relations logiques et, au premier titre, la relation d’implication (ou sa converse, la relation de conséquence logique).

  4. Les objets ou contenus des attitudes propositionnelles. Le contenu ou l’objet de l’attitude traditionnelle est marqué par le signe propositionnel « p » dans la forme « a V que p ». Pour Frege par exemple, les propositions subordonnées enchâssées dans des attributions d’attitudes propositionnelles comme « a croit que p » réfèrent à des sens propositionnels et non à des valeurs de vérité (leurs référents habituels).

Dans ce qui suit, on reviendra brièvement sur les implications de la thèse d’indétermination touchant aux lois logiques, à l’analyse et aux attributions d’attitudes propositionnelles.

Indétermination de la traduction et lois logiques

Dans Methods of Logic, Quine considère que « [l]a logique, comme n’importe quelle science, a pour tâche la poursuite de la vérité. Ce qui est vrai, ce sont certains énoncés ; et la poursuite de la vérité est l’effort pour distinguer les énoncés vrais des autres, qui sont faux » (1982, 1). Ce qui est alors posé comme tel se trouve adossé, dans le chapitre premier de Philosophy of Logic, à un argument d’impossibilité et un argument de superfluité, tous deux dirigés contre la notion de proposition. Tandis que l’argument d’impossibilité est une version de l’argument par le holisme, l’argument de superfluité consiste à avancer qu’en logique, il n’est ni besoin de « véhicules non-linguistiques de vérité » (1970/1986, 14 & 1990/1992, § 32), ni besoin de poser des « propositions » au titre de ce qui entre dans des relations d’implications. L’argumentation de Quine s’effectue sur fond d’une reprise du thème frégéen du primat du vrai en matière de logique et d’une critique de la version frégéenne de ce primat qui vise la notion de pensée comme ce à propos de quoi se pose la question de la vérité. Quine s’efforce ainsi, via l’argument d’indétermination, de désolidariser le primat du vrai en matière de logique des notions frégéennes de sens et de pensée en particulier et de toute notion de proposition ou de sens propositionnel en général.

L’effet de la thèse d’indétermination est particulièrement sensible dans le traitement quinien du problème de la formulation des lois logiques. L’argument s’appuie sur un contraste entre deux sortes de généralités (1970/1986, 11 & 1990/1992, 80). D’un côté, une généralisation comme « Tous les hommes sont mortels » ne requiert pas de montée sémantique, c’est-à-dire ne requiert pas qu’on mentionne des énoncés et des mots, pour la raison que la généralité est prise en charge par une quantification universelle sur des objets (non linguistiques) au sein de la notation logique ou du langage-objet (« pour tout x, si x est un homme, x est mortel »). De la même manière, pour formuler les lois de la physique, par exemple, aucune montée sémantique n’est nécessaire. à côté de quoi, pour formuler les lois logiques, il est nécessaire de généraliser sur les énoncés. En effet, une généralisation sur les instances substitutionnelles d’un schéma valide comme « p p » (« p ou non ») n’est pas « exprimable par une quantification directe dans le langage-objet » (1970/1986, 61). L’obliquité typique des généralités logiques est ce qui rend nécessaire le recours à l’usage d’un prédicat de vérité et à la montée sémantique que cet usage implique. Le prédicat de vérité permet d’affirmer et d’exprimer toutes les instances substitutionnelles d’un tel schéma sans les écrire : « Tout énoncé de la forme ‘p ∨ – p’ est vrai ». Or, ce recours nécessaire à la montée sémantique dans la formulation des lois logiques est principalement motivé par la thèse d’indétermination. S’il n’y a rien de tel que des propositions ou des pensées, conçues à la fois comme des sens propositionnels et des « véhicules non-linguistiques de vérité », alors il est impossible de quantifier sur des propositions ou des pensées pour formuler les lois logiques. Les lois logiques ne peuvent dorénavant plus être conçues comme des lois de la pensée entendue comme ce à propos de quoi se pose la question de la vérité. La seule alternative possible aux yeux de Quine est de considérer que les lois logiques sont des généralisations sur des expressions linguistiques.

Indétermination de la traduction et analyse

Aux yeux de Quine, la thèse d’indétermination de la traduction met à mal toute conception traditionnelle de l’analyse adossée aux notions traditionnelles de signification et de synonymie cognitives. Une telle conception fait face au paradoxe de l’analyse : « Comment une analyse correcte peut-elle être informative puisque, pour la comprendre, nous devons déjà connaître les significations de ses termes et, de là, déjà savoir que les termes qu’elle identifie sont synonymes ? » (1960, 259). Or, ce paradoxe n’est fondé qu’à présupposer que le critère de correction d’une analyse réside dans la synonymie cognitive de l’analysandum et de l’analysans. La thèse d’indétermination bloque le paradoxe de l’analyse en même temps qu’elle sape les fondements d’une telle conception traditionnelle de l’analyse.

La reconception par Quine de l’analyse logique est cependant indépendante de cette critique d’inanité des conceptions traditionnelles de l’analyse. Le problème soulevé par le paradoxe de l’analyse est en effet un faux problème qui ne se pose que parce qu’on se méprend sur l’objet d’une analyse logique (Imbert 1980, 402). Peu importe alors qu’on révise notre concept de synonymie pour empêcher que le paradoxe n’émerge : « des prétentions à la synonymie seraient en général hors de propos même si la notion de synonymie en tant que telle était dans la meilleure des formes » (1960, 161 ; Ebbs 2009, 15-16 & 2011, 623). Un tel effort semble, au contraire, reconduire et entretenir une méprise fondamentale sur l’analyse logique. Analyser ou, dans les termes de Quine, paraphraser et enrégimenter (c’est-à-dire paraphraser dans une notation logique), c’est faire retraite vers une forme d’écriture et d’expression présentant des intérêts conceptuels ou calculatoires contextuellement déterminés. Or, paraphrase et enrégimentement pourront « emprunter un chemin ou un autre selon les objectifs logiques spécifiques de chacun » (1970c, 226). Le contextualisme de Quine en matière d’analyse logique tient en définitive à ceci : toute procédure de paraphrase ou d’enrégimentement d’un énoncé est ordonnée à une finalité poursuivie dans un contexte donné de sorte qu’en principe le problème n’est jamais de déterminer l’unique analyse correcte dudit énoncé. Les hypothèses analytiques élaborées par le linguiste sont, à cet égard, paradigmatiques de ce que, pour Quine, il faut entendre par « analyse » (Laugier 1992, 186). Au finale, le réquisit d’une préservation et de mise au jour de la signification de l’analysandum est certes rendu vain par l’argument d’indétermination mais il est de toute façon superflu et non pertinent.

Indétermination de la traduction et attributions d’attitudes propositionnelles

Du point de vue de Quine, si on tient pour acquis que (1) les attributions d’attitudes propositionnelles de la forme « a V que p » sont analysables (et les attitudes propositionnelles elles-mêmes factorisables) en termes de verbes d’attitudes (« ...V que  ») et d’expressions linguistiques du contenu ou de l’objet de l’attitude, spécifié par la proposition subordonnée enchâssée (« »), (2) ce contenu est une proposition ou un sens propositionnel, (3) de telles attributions et les attitudes qu’elles reportent sont des relations, désignées par « ...V que  », qu’entretient un sujet a à l’égard du contenu (la proposition) spécifié par le complément du verbe (Donald croit que p si et seulement si Donald entretient une relation déterminée à l’égard de p), alors la thèse d’indétermination sape les fondements de cette conception relationnelle des attitudes propositionnelles et des attributions d’attitudes propositionnelles (1960, § 45 ; 1970a, 211 ; 1990/1992, § 28).

La thèse d’indétermination remet en cause le présupposé sous-jacent aux explications qui prétendent rendre compte d’une partie de la vie de l’esprit dans les termes d’une conception relationnelle des attitudes propositionnelles et des attributions d’attitudes propositionnelles : qu’on peut identifier et individuer le contenu et l’objet de ces attitudes et que la question de savoir quel est ce contenu est une question douée de sens pouvant en droit être tranchée.

Objections et réponses

Qu’elles soient exégétiques ou non, l’essentiel des discussions portant sur l’argument d’indétermination a (eu) pour objet soit d’en mettre en jour les lacunes démonstratives, soit d’en dénoncer les conséquences absurdes, soit d’en trivialiser la conclusion. Nous avons d’ores et déjà fait pièce à certaines de ces objections. Sans aucune prétention à l’exhaustivité, nous nous concentrerons, dans cette dernière section, sur trois objections majeures formulées à l’encontre de l’argument d’indétermination : la première vise le vérificationnisme en matière de signification qui soutiendrait la thèse d’indétermination ; la deuxième est dirigée contre le béhaviorisme auquel serait adossée cette thèse ; la troisième prend pour cible le dispositif méthodologique et conceptuel de la traduction radicale et cherche à en montrer le caractère non pertinent et inapproprié du point de vue anthropologique. (Concernant la critique formulée par Gareth Evans à l’encontre de l’indétermination de la référence (Evans 1975), nous renvoyons le lecteur à (Wright 1997) et, pour une défense de Quine, à (Hookway 1988, chapitre 9) et (Burge 2010, 216-223)).

Indétermination de la traduction et vérificationnisme

L’une des objections à l’encontre de l’argument d’indétermination les plus répandues consiste à avancer que la thèse d’indétermination de la traduction reposerait, implicitement ou explicitement, sur un vérificationnisme en matière de signification, qui trahirait la persistance d’un thème cher au positivisme logique dans la pensée de Quine et contribuerait à en remettre en cause le bien-fondé (Pour des références aux interprétations vérificationnistes de Quine par M. Dummett, R. Gibson, H. Putnam, C. Misak, L. Bergström ou J. Fodor & E. Lepore, voir (Raatikainen 2005)).

Cette objection s’appuie notamment sur la formulation de l’argument par le holisme qu’on trouve dans « Epistemology Naturalized » (1969c). L’une des prémisses de l’argument est en effet que « la signification d’un énoncé dépend seulement de ce qui compte comme un témoignage empirique en faveur de sa vérité » (1969c, 80 & 89 ; 1973, 38 ; 1986a, 155-156). Quine rejette par ailleurs l’idée que l’argument par le holisme et sa conclusion devraient « nous persuader d’abandonner la théorie vérificationniste de la signification » (1969c, 80). On serait alors justifié à considérer que Quine endosse un vérificationnisme en matière de signification d’après laquelle les conditions pour qu’un énoncé soit doué de signification sont identifiées aux conditions de sa vérifiabilité empirique. On peut formuler quatre éléments de réponse à l’encontre d’une telle interprétation.

Premièrement, l’accent mis par Quine sur la relation entre signification et témoignage empirique le mène en réalité à rejeter toute notion de signification d’un énoncé (Hylton 2007, 56-57 & 2013, 119, 123-126). Puisque le holisme de Quine consiste à affirmer que, hormis les énoncés observationnels, un énoncé n’a par lui-même aucun contenu empirique distinct, c’est-à-dire pris isolément, alors, il n’y a, de manière générale, rien de tel qu’un témoignage empirique qui compterait pour ou contre un énoncé individuel, pris isolément. Le holisme de Quine sape donc le présupposé atomiste sous-jacent au vérificationnisme orthodoxe en matière de signification (1970/1986, chapitre 1 ; 1986a). à ce titre, « plutôt que comme une prémisse à la vérité de laquelle Quine doit s’engager, le vérificationnisme figure dans le raisonnement de Quine comme une hypothèse temporaire qui peut être déchargée après qu’elle ait effectué son travail » (Raatikeinen 2003, 406). Dès « Two Dogmas of Empiricism », Quine avait identifié et récusé l’atomisme implicite du vérificationnisme, le qualifiant alors de « dogme du réductionnisme » (1953b, 41). Si Quine souscrit à l’un des « principes cardinaux de l’empirisme » d’après lequel « toute inculcation de la signification des mots doit ultimement reposer sur le témoignage des sens » (1969c, 75), cela ne signifie pas son adhésion à une théorie vérificationniste de la signification : la composante anti-réductionniste du holisme de Quine montre tout au contraire que la signification peut reposer sur le témoignage des sens sans s’y réduire ou y être identifiable.

Deuxièmement, même à réviser le critère vérificationniste à la lumière du holisme et à considérer qu’il y a bien une vérité du vérificationnisme orthodoxe à laquelle Quine souscrit, ce critère serait toujours inopérant (1995a, 48 & Hylton 2007, 186). Soit un nouveau critère vérificationniste de la signification : un énoncé est doué de sens s’il a un contenu empirique ou s’il joue un rôle central dans un ensemble E d’énoncés doué de contenu empirique de sorte qu’ôter cet énoncé de E priverait E d’une partie ou de la totalité de son contenu empirique. Soit un énoncé e et un énoncé catégorique d’observation c. On forme alors l’ensemble de e et du conditionnel « si e, alors c ». Par modus ponens, cet ensemble implique c. De ce fait, e joue un rôle central dans l’implication de c et, à l’aune du critère vérificationniste, doit être dit doué de sens. Mais e pourrait tenir lieu de n’importe quel énoncé (par exemple « La quadruplicité boit de la procrastination »). Ce que l’argument de Quine montre, c’est que le critère révisé rend tout énoncé doué de contenu empirique et, de là, doué de sens et n’a donc aucunement le pouvoir de discrimination escompté.

Troisièmement, même si un tel critère fonctionnait, Quine ne pourrait y souscrire (1990/1992, 16-18 ; 1995a, 48-49 ; 1995b, 467-468 ; Hylton 2007, 186). On doit en effet pouvoir accepter que, même s’ils ne contribuent pas à impliquer des énoncés catégoriques d’observation, des énoncés dénués de contenu empirique sont doués de sens, qu’il s’agisse d’énoncés relevant des mathématiques non appliquées ou des sciences sociales (1994, 225 ; 1995a, 49, 53 & 1995b, 468).

Quatrièmement, le noyau de vérité du vérificationnisme en matière de signification se ramène, selon Quine, à l’idée d’après laquelle « la sorte de signification qui est fondamentale pour la connaissance par quelqu’un de sa propre langue est nécessairement la signification empirique et rien de plus » (1969c, 80-81 & 1974, 38), à savoir ce qu’on considère parfois comme résumant le « béhaviorisme » de Quine.

L’argument d’indétermination ne repose donc pas sur une conception vérificationniste de la signification. La critique par Quine d’une telle conception et du critère du non-sens qui en forme la pièce maîtresse illustre son rejet de toute théorie de la signification ainsi que de toute conception positive du non-sens.

Indétermination de la traduction et béhaviorisme

Si la thèse d’indétermination ne s’appuie pas sur une conception vérificationniste de la signification, n’est-elle cependant pas, comme nous venons de le suggérer, la conséquence d’un point de vue béhavioriste sur le langage et la signification ? Et, si c’est effectivement le cas, alors ne doit-on pas considérer que la thèse d’indétermination requalifie rétrospectivement l’argument d’indétermination comme une reductio ad absurdum, démontrant indirectement la fausseté voire l’absurdité de la prémisse béhavoriste de départ selon le principe « le modus ponens de l’un est le modus tollens de l’autre » ? Cette critique a été explicitement formulée à l’encontre de l’argument d’indétermination (Devitt & Sterelny 1987, 158-159 ; Kripke 1982, 14-15 & 55-58 ; Searle 1987, 123) et peut revendiquer les critiques décisives formulées à l’encontre du béhaviorisme en psychologie (Merleau-Ponty 1942), en éthologie (Lorenz 1978), en philosophie de l’esprit (Geach 1957) et en linguistique (Chomsky 1959). Quine y a répondu : « Des critiques ont affirmé que ma thèse est une conséquence de mon béhaviorisme. Certains ont dit qu’il s’agit d’une reductio ad absurdum de mon béhaviorisme. Je refuse le second point mais j’accepte le premier. En psychologie, on peut être ou ne pas être béhavioriste mais en linguistique, on n’a pas le choix » (1990/1992, 37). Cette réponse semble concéder l’essentiel tout en paraissant néanmoins fidèle à la position adoptée par Quine. En effet, le principe de survenance des différences de significations sur les dispositions au comportement linguistique paraît n’être rien d’autre que l’expression d’un béhaviorisme linguistique d’après le langage est conçu comme « un complexe de dispositions présentes au comportement verbal » (1960, 27 & 29-30). Le concept fondamental du chapitre 2 de Word and Object et de toutes ses réécritures est par ailleurs le concept de signification-stimulus. La préface de l’ouvrage déduit alors la thèse d’indétermination de ce béhaviorisme linguistique allégué (1960, ix). On a pu ainsi proposer la reconstruction suivante de l’argument d’indétermination (Pagin 2000 & 2014) :

  1. Un manuel de traduction est correct si et seulement s’il est compatible avec la totalité des dispositions au comportement linguistique observable (pertinent).

  2. On peut élaborer deux manuels de traduction d’une langue tous deux compatibles avec la totalité des dispositions au comportement linguistique observable mais mutuellement incompatibles.

  3. On peut élaborer deux manuels de traduction d’une langue à la fois corrects et mutuellement incompatibles.

Cette formulation de l’argument d’indétermination rendrait explicite ce qui, dans les trois formulations examinées précédemment (section 2), demeurait implicite, à savoir la prémisse béhavioriste. Dans le même temps, elle rendrait patentes les limites qui tiennent au projet d’« examiner jusqu’à quel point on peut donner sens au langage en termes de conditions stimulatoires » (1960, 25). La thèse d’indétermination ne serait que l’effet de restrictions projetées par le béhavioriste linguistique sur son objet (Kripke 1982, 14 & 57) : de ce que seules les dispositions au « comportement linguistique observable » et les faits afférents répondent au cahier des charges béhavioriste, celui-ci inférerait indûment que la traduction est indéterminée. Or, il suffirait de lever ces restrictions pour bloquer la conclusion de l’indétermination de la traduction. En particulier, puisque le béhaviorisme linguistique est adossé à l’adoption d’une perspective à la troisième personne sur les phénomènes linguistiques, on arguera que l’adoption d’une perspective en première personne invalide les conclusions de l’argument (Searle 1987). Plusieurs éléments peuvent être rappelés en guise de réponse à cette critique (Hylton 2007, 100-103 ; Raatikainen 2005, 401-403 ; Laugier 1992, 59-82).

Premièrement, si Quine accepte effectivement que l’argument d’indétermination repose sur une prémisse béhavioriste, c’est que son béhavioriste est strictement linguistique et explicite sa compréhension du truisme d’après lequel « le langage est un art social » (1960, ix ; 1969b, 26-27 ; 1970b, 4. Sur l’influence de l’école de L. Bloomfield sur le béhaviorisme linguistique de Quine, voir Decock 2010, 376-382). La notion d’apprentissage du langage est alors centrale : chacun d’entre nous apprend son langage (sa langue « maternelle ») par observation du comportement linguistique et non-linguistique des autres membres de sa communauté linguistique en tant qu’il est publiquement accessible et par interaction avec ces membres (1960, ix ; 1969b, 26-27 ; 1990/1992, 37-38 ; 1990b, 110 ; 1990e, 291). S’« il n’y a rien dans la signification linguistique au-delà de ce qui est glané à partir du comportement manifeste dans des circonstances observables » (1990/1992, 38), en matière de langage, le béhaviorisme est requis par la chose même et non seulement à titre méthodologique (1969e, 306 ; 1970b, 3-8 ; 1990/1992, 37). On comprend alors que le scénario de traduction radicale ait pour objet d’« expose[r] la pauvreté des données fondamentales permettant l’identification des significations » (1990/1992, 46) dans la mesure où « le locuteur natif lui-même n’en a pas d’autre » (1990/1992, 38). Du point de vue de Quine, le béhaviorisme linguistique est un « empirisme externalisé », c’est-à-dire anti-mentaliste (1968, 58 ; 1969e, 306 ; 1970b, 3, 6-7).

Deuxièmement, contrairement à ce qui est parfois affirmé (Devitt and Sterelny 1999, 199 & Kripke 1982, 56), non seulement le béhaviorisme de Quine n’est pas psychologique mais il n’est pas non plus fondé sur un béhaviorisme à la Skinner ni ne consiste en la transposition d’un tel béhaviorisme depuis le domaine de la psychologie au domaine du langage. Un béhaviorisme skinnerien en matière de langage reposerait notamment sur les deux notions de conditionnement passif, de type I, (c’est-à-dire conduisant à la sélection d’un stimulus-réponse, le stimulus conditionné, par association avec un autre stimulus, le stimulus non conditionné, suscitant une réponse conditionnée), et de conditionnement opérant, de type II, (c’est-à-dire conduisant à la sélection d’un patron de comportement à la suite d’actions répétées de l’animal ou de l’humain pour résoudre un problème). Or, force est de constater que Quine n’emploie nulle part l’appareil théorique développé par Skinner (Howard 2012, 193 ; 1968, 58). Ensuite, la fonction assignée au béhaviorisme par Quine est toute différente de celle que lui assignent Skinner et les béhavioristes « radicaux » (Verhaegh 2019, section 8 ; Decock 2010, 374). Le béhaviorisme linguistique de Quine a pour objet de montrer qu’on peut offrir une description minimale de ce en quoi consiste faire usage de mots et de phrases de manière sensée et comprendre de tels usages sans recourir à des concepts mentalistes ou à un concept traditionnel de signification (1975b, 87 ; 2000b, 417 ; Ebbs 2011). Tandis que ce béhaviorisme est philosophique puisqu’il répond à un problème conceptuel, le béhaviorisme de Skinner, appliqué au langage, prétend fournir une explication causale du langage tout en étant adossé à des finalités pratiques et politiques de prédiction et de contrôle du comportement linguistique.

Troisièmement, le béhaviorisme linguistique de Quine n’a aucune prétention réductionniste. Il ne s’agit pas de réduire et d’identifier les phénomènes linguistiques à des faits de comportements et encore moins de rendre compte de la capacité à employer des mots et des phrases pour effectuer des assertions en reconduisant cette capacité directement à la relation entre stimulus, réponse et renforcement. Une telle réduction rendrait impossible de rendre compte d’autre chose que de l’assertion d’énoncés observationnels et pas même de l’assertion de tout énoncé observationnel en tant que tel (puisque, quoique tout énoncé observationnel puisse être appris par conditionnement direct, « chacun d’entre nous apprend de nombreux énoncés d’observation de manière indirecte » (1973, 42 & 1990/1992, 5)). Le principe de survenance rend l’aspect non-réductionniste du béhaviorisme de Quine manifeste : qu’il n’y ait pas de différence de significations sans différences dans les dispositions au comportement linguistique ne signifie ni n’implique que les différences de significations ne consistent qu’en des différences comportementales. En ce sens, on ne trouve aucune théorie béhavioriste de la signification chez Quine.

Quatrièmement, son béhaviorisme linguistique n’exclut en rien le recours à des concepts ne relevant pas d’un béhaviorisme strict. Aussi Quine fait-il recours à certains acquis de la psychologie de la forme ou à des concepts issus de la psychanalyse, dont le concept de principe de plaisir (1973, 47), afin de décrire l’apprentissage du langage. Il en est venu également à mettre davantage l’accent sur l’importance de la projection empathique à la fois dans l’apprentissage du langage et dans la situation de traduction radicale (1990/1992, 42-43, 62-63, 68-69 ; 2000a, 410 ; 2000c, 418). Dans « The Problem of Meaning in Linguistics », il insistait déjà sur le fait que, en situation de traduction radicale, « le lexicographe dépend d’une projection de lui-même, avec sa Weltanschauung indo-européenne, dans les sandales de son informateur Kalaba » (1953a, 63 ; 1960, 219). L’un des aspects les plus remarquables du béhaviorisme linguistique de Quine est cependant ailleurs. Contrairement à un préjugé répandu, loin que le béhaviorisme linguistique exclut toute forme d’innéisme, il en requiert une. La raison en est la suivante : en tant qu’il dépend de procédures de conditionnement et d’induction primitive, formatrices de dispositions au comportement verbal, l’apprentissage du langage présuppose, entre autre choses, un « espace inné des qualités », c’est-à-dire un ensemble de dispositions innées pré-linguistiques en vertu desquelles un enfant traitera une stimulation comme davantage similaire à une deuxième qu’à une troisième (1960, § 17 ; 1968 ; 1969e, 306 ; 1970b, 5-6 ; 1973, § 5-6). Quine rend alors compte de l’« harmonie intersubjective préétablie » des standards subjectifs innés de similarité perceptuelle en invoquant la sélection naturelle darwinienne.

Cinquièmement, contre l’objection que Chomsky oppose à toute forme de béhaviorisme en linguistique, Quine se considère à même de rendre compte de la créativité du langage, et du fait que, sur la base d’un inventaire fini (de phonèmes et de mots), un locuteur compétent d’une langue donnée est capable de produire et de comprendre un nombre potentiellement infini de phrases. La réponse de Quine à l’objection chomskyenne consiste, pour l’essentiel, à corriger deux malentendus (1969e, 304) : le béhaviorisme linguistique de Quine ne réduit pas l’apprentissage du langage à l’apprentissage d’énoncés considérés comme rivés holophrastiquement à des stimuli non-verbaux ; l’apprentissage de constructions grammaticales récursives est un aspect central de l’apprentissage du langage.

Au finale, même si la thèse de Quine est une conséquence d’une conception qu’il désigne par le terme « béhaviorisme », cette conception n’est en rien identifiable à l’une des variétés orthodoxes de béhaviorisme qui ont été critiquées de manière décisive (Raatikainen 2005, 398).

Indétermination de la traduction et point de vue anthropologique

L’idée de traduction radicale résume ce qu’on pourrait appeler l’adoption d’un point de vue anthropologique sur le problème de la signification. Ce dispositif méthodologique et conceptuel permet de poser le problème auquel répond la thèse d’indétermination. Or, on a pu considérer que le scénario de traduction radicale proposait une image déformée des ressources disponibles à l’ethnolinguiste en situation radicale et qu’à cet égard, l’applicabilité des conclusions de l’argument d’indétermination ainsi que sa portée anthropologique s’en trouvaient remises en cause (Hanks & Severi 2014, 4-5 ; voir aussi Searle 1987, 144 & Mannheim 2015, 201). C’est un tel défaut de pertinence anthropologique de la traduction radicale que vise également la critique adressée par Vincent Descombes à Quine (Descombes 2002). La traduction radicale ne serait pas radicale au bon sens et cela lui ôterait l’essentiel de sa pertinence anthropologique. Pour que la notion de traduction radicale soit pertinente anthropologiquement, encore faudrait-il envisager non pas des « comportements linguistiques observables » caractérisables à l’aune de la notion de signification-stimulus mais des actions et des transactions humaines qui se déploient et trouvent sens et intérêt sur l’arrière-plan d’« institutions du sens » qui, quoique nous paraissant étranges et nous étant radicalement étrangers, sont reconnues par nous comme proprement humaines. Quine aurait donc tort de considérer que les efforts de l’ethnolinguiste s’exercent sur, et s’appliquent à, des manifestations physiques d’individus (des émissions de sons en réponse à des caractéristiques objectives d’une situation, verbales ou non-verbales) considérées indépendamment de toute transaction et pratique sociale, c’est-à-dire indépendamment de tout monde proprement humain. En définitive, ce contre quoi est dirigée la critique de Descombes, c’est le genre de naturalisme engagé par l’expérience de pensée de la traduction radicale imaginée par Quine, à savoir un naturalisme de la première nature auquel ferait défaut toute pertinence anthropologique. à cette objection, on peut apporter deux éléments de réponse.

Tout d’abord, il n’est pas tout à fait exact que, en situation de traduction radicale, « le comportement linguistique » soit observable indépendamment de toute interaction sociale et de toute institution. Premièrement, la notion d’énoncé observationnel, par laquelle l’ethnolinguiste se ménage une entrée dans la langue et la culture de ses enquêtés, est définie en termes de consensus : un énoncé est observationnel si et seulement s’il reçoit l’assentiment de tous les membres de la communauté linguistique dans les mêmes circonstances. Deuxièmement, la méthode de l’ethnolinguiste ne revient pas à « exclure les indices comportementaux qui ne figurent pas dans les significations-stimulus » (1969f, 313). En situation de traduction radicale, l’ethnolinguiste fait en quelque sorte feu de tout bois et exploite toute pratique ou comportement qu’il est amené à observer dans l’objectif d’élaborer un manuel de traduction (1969f, 313-314 & 1990c, 176). Troisièmement, Quine est particulièrement sensible au problème de l’identification des signes d’assentiment et de dissentiment dans une langue et une culture étrangère dans la mesure même où ce problème a une dimension indissociablement linguistique et anthropologique (1960, 29-30 ; 1969f, 312 ; Laugier 1992, 25-31 ; 1974). Quoiqu’on puisse présumer qu’il n’existe aucune langue qui ne comporte pas un moyen de marquer l’assentiment (ou l’approbation) et le dissentiment (ou la désapprobation), il n’en reste pas moins que, comme Quine le reconnaît, cela n’implique nullement qu’il existe, pour chaque langue, des marqueurs fiables de l’assentiment et du dissentiment, qu’ils soient linguistiques ou non. On peut mentionner, à titre d’exemple, la remarque de Quine au sujet du terme « non ». Même un tel terme ne constitue pas un marqueur fiable du dissentiment et de la négation contradictoire : en français et anglais, il est employé pour acquiescer à une question négative tandis qu’en japonais, on emploierait non pas « non [Iye] » mais « oui [hai] » (1987a, 143-144 ; 1960, 29-30 ; 1969e, 312). De la même manière, Quine est tout à fait sensible à la variabilité culturelle et linguistique qui affecte les signes non-linguistiques d’assentiment et de dissentiment : un même mouvement de tête pourra compter tantôt comme un geste d’approbation, tantôt comme un geste de désapprobation (1960, 29-30).

Le second élément de réponse renvoie à l’objet de l’argument d’indétermination. Il s’agit d’abord et avant tout d’une attaque dirigée contre le mythe de la signification : à cet égard, la pertinence anthropologique du concept de traduction radicale qu’élabore Quine est en quelque sorte secondaire.

Conclusion

Il a souvent été remarqué que les arguments que Quine formule à l’appui de la thèse d’indétermination n’en constitue aucunement une preuve. Quine lui-même a été jusqu’à concéder que cette thèse a le statut de conjecture (1986d, 728 ; 2000c, 419 & 2000d, 420). Non seulement les arguments de Quine ne prouvent pas (au sens d’une preuve déductive) la thèse d’indétermination mais, plus encore, celle-ci « repose trop largement sur une langue pour admettre une illustration factuelle » (1990/1992, 51 ; 1960, 72) de sorte qu’elle constitue « presque un miracle » (1987b, 345). Si la thèse d’indétermination est seulement conjecturale et n’admet aucune illustration ou fondement linguistique et anthropologique, comment pourrait-elle constituer l’une des pierres angulaires de la philosophie de Quine ? On pourrait considérer que le statut hypothétique de cette thèse ne fait qu’en mettre en évidence la moindre importance dans la pensée de Quine (Hylton 2007, 5, 59, 197-204 & 221-228) et que, finalement, on lui a accordé un statut éminent pour n’avoir pas vu que l’argument principal élaboré par Quine à l’encontre des conceptions traditionnelles de la signification est un argument de superfluité (Hylton 2007, 52, 228). Par ailleurs, la faiblesse des arguments pour la thèse d’indétermination n’aurait aucune importance s’il en existait des exemples bien établis ; or, de l’aveu de Quine lui-même, ce n’est pas le cas ; donc on serait justifié à remettre en cause l’importance et l’intérêt d’une thèse dont seule la possibilité logique est avérée (Hacking 1981).

Ces deux manières de minorer l’importance de la thèse d’indétermination présupposent toutes deux que son importance ne peut dépendre que de sa vérité et sa vérité de la possibilité de la démontrer ou d’en exhiber des exemples. On pourrait répondre que les travaux des anthropologues nous offrent des exemples de traduction radicale mais aussi d’indétermination de la traduction (Severo 2014). La limite évidente d’une telle réponse est qu’en exhibant des exemples d’indétermination, on ne montre pas que toute traduction est indéterminée en principe. Plus encore, on concède le point principal, à savoir que la seule possibilité logique de la thèse d’indétermination ne suffit pas à lui conférer la radicalité critique escomptée.

En guise de réponse, on notera d’abord que si Quine a persisté à soutenir sa thèse d’indétermination alors même qu’il concédait son statut conjectural, c’est que cette concession n’entamait en rien sa portée critique. « Il suffit que l’hypothèse de l’indétermination de la traduction puisse être vraie ; il n’est pas nécessaire qu’elle doive être vraie » (Putnam 1975a, 179 ; Laugier 1992, 17) puisque l’objet de Quine est de mettre au défi les conceptions traditionnelles de la signification et du langage dans la mesure où la notion de signification et les notions afférentes y sont employées de manière non critique (Dreben 1992, 305). En d’autres termes, la thèse d’indétermination revient à retourner la charge de la preuve en attaquant un préjugé. Que l’attribution du statut de conjecture à la thèse d’indétermination ne porte pas atteinte à son importance et à sa portée critique tient pour l’essentiel à ce qu’elle met au jour un présupposé au principe des conceptions traditionnelles de la signification (la détermination de la traduction garantie par des significations réifiées), fait l’hypothèse que ce présupposé est incohérent, et lance un défi à quiconque considère ce présupposé comme cohérent, voire comme vrai. Aux yeux de Quine, à défaut d’une preuve de détermination de la traduction ou de tout autre argument du même effet, considérer qu’un énoncé et sa traduction correcte expriment tous deux une même signification, au sens où la sémantique traditionnelle conçoit les significations, pourra alors être considéré comme une pétition de principe.

Bibliographie

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Concernant les références aux articles de Quine, la pagination indiquée renvoie, quand il y a lieu, aux recueils d’essais dans lesquels ils sont reproduits.

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