Anaxagore (A)

Comment citer ?

Marmodoro, Ana (2021), «Anaxagore (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l'Encyclopédie philosophique, consulté le ..., https://encyclo-philo.fr/

Publié en mars 2021

 

 

Vie et œuvre

 Anaxagore est né env. 500–480 avant notre ère, fils de Hégésibule (ou Eubulus), originaire de Clazomènes, une grande ville grecque d'Asie mineure ionienne, sur la côte ouest de l'actuelle Turquie. Selon Diogène Laërce (voir l'article sur la doxographie de la philosophie antique) (Diels-Kranz [DK] 59 A1), Anaxagore est issu d'une famille aristocratique et propriétaire terrienne, mais abandonna son héritage pour étudier la philosophie. (Nous ignorons l’origine de sa formation philosophique). Il s’établit à Athènes (peut-être vers le milieu du cinquième siècle, peut-être plus tôt), et était un ami et protégé de Périclès, le général et leader politique athénien. Il résulte clairement de leurs drames que son œuvre était connue de Sophocle, d'Euripide et peut-être d'Eschyle; ainsi que du dramaturge comique Aristophane (Curd 2007, Sider 2005; voir Mansfeld 1979).

Il y a une controverse à propos du temps que Anaxagore passa à Athènes, où il doit avoir séjourné pendant au moins vingt ans. Concernant son arrivée, Diogène Laërce raconte qu'il arriva à Athènes pour étudier la philosophie en tant que « jeune homme ». Certains chercheurs affirment que son arrivée avait déjà eu lieu au temps l'invasion perse de 480 (O'Brien 1968, Woodbury 1981, Graham 2006), d'autres plaident pour une date plus tardive, env. en 456 (Mansfeld 1979, voir aussi Mansfeld 2011 sur le témoignage d'Aristote; il y a une bonne discussion des problèmes liés à la datation de la vie d'Anaxagore dans Sider 2005). Concernant son départ d'Athènes, Anaxagore aurait été accusé d'impiété (et peut-être de médisme, sympathie politique pour les Perses), et banni de la ville (437/6?). Les accusations contre Anaxagore peuvent avoir été autant politiques que religieuses, en raison de son étroite association avec Périclès. En raison de celles-ci, il se retira à Lampsaque (dans l'est d'Hellespont) où il mourut.

L’œuvre d'Anaxagore n’a survécu que sous la forme de dans des fragments cités par des philosophes et des commentateurs postérieurs ; nous avons également des témoignages (testimonia) sur ses opinions dans de nombreuses sources anciennes. La collection standard de textes présocratiques (à la fois des fragments et des testimonia) est H. Diels et W. Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, dans laquelle Anaxagore est identifié par le numéro 59. Le texte grec et les traductions se trouvent aussi dans Gemelli-Marciano, 2007-2010; Graham, 2010; et Laks and Most, 2016a et 2016b.

Toute discussion sur le point de vue d'Anaxagore doit être une reconstruction qui va au-delà des quelques détails que nous avons dans les citations verbatim, bien qu'informée par le témoignage des fragments et des testimonia. Malgré le fait que la quantité de texte qui a survécu jusqu’à nous est très limitée, la pensée d'Anaxagore est tellement riche que cette entrée se concentrera sur la thèse principale pour laquelle Anaxagore est connu, que « tout est dans tout » (que, comme nous verrons, il énonce en utilisant un nombre de formulations différentes.)[1]

 

Le contexte métaphysique

Anaxagore développe une cosmologie selon laquelle le monde où nous vivons provient d'un mélange cosmique (ἡ σύμμιξις ἁπάντων χρημάτων, hē symmixis hapantōn chrēmatōn) de tous les éléments ensemble. À un moment donné, le mélange est mis en mouvement par un vortex cosmique par l'intervention d'un esprit divin (νοῦς, nous). Cela se traduit dans la dispersion des éléments dans différents endroits et la formation du monde de notre expérience. Les éléments en question sont des propriétés, et plus précisément, ce que les anciens appelaient les « opposés », tels que chaud et froid, humide et sec, rugueux et lisse, etc. Le fait qu'Anaxagore considère les propriétés élémentaires comme des opposés a motivé l’interprétation, que je partage, qu'ils sont ce que nous appellerions des pouvoirs ou des dispositions[2]

Les opposés d'Anaxagore ne sont pas des types ou des universaux; ils sont plutôt particuliers (nous les appellerions « tropes »). (« Tropes » sont des propriétés particulières, dont la particularité ne dépend pas d'être instanciées dans la matière en tant que simple particulier; mais plutôt sur leur appartenance à un objet particulier. Dans le cas d'Anaxagoras, ses opposés sont primitivement particuliers.) L'opposé chaud en général est la totalité de chaleur qu'il y a dans le monde; l'obscurité est la totalité de toutes les ténèbres du monde; etc. Ce ne sont pas des fusions d'objets chauds ou d'objets sombres; ce sont des fusions de tropes de chaud et de tropes d’obscurité.(Par « fusion» j'entends ici la somme de tous les tropes de chaud il y a. Un aspect important de l'ontologie d'Anaxagore est que les propriétés ne sont pas instanciées (contrairement à comment par example les universaux d'Aristote sont) en venant à qualifier la matière ou étant inhérentes à la matière; elles sont plutôt instanciées en étant situées dans l'espace et le temps, tout comme les tropes. La matière ne figure pas du tout dans l'ontologie d'Anaxagore. Les masses « matérielles » telles que la terre et le lait sont composées par, et réductibles à, des amas de tropes situés dans des régions de l'espace. [3]  Les propriétés opposées d'Anaxagore ne sont pas matérielles, mais elles sont physiques. Cela signifie qu’Elles sont situées dans l'espace et le temps et sont soumises à la causalité physique, de différentes manières. [4] Nous pouvons comprendre leur physicalité (non matérielle), par exemple, sur l’exemple d’un champ magnétique qui est physique, mais pas matériel. Un champ est une grandeur physique qui a une valeur pour chaque région de l'espace et du temps; de même, les opposés d'Anaxagore sont des quantités physiques dans l'espace et le temps, par exemple de chaleur, d'obscurité, etc. Ce ne sont pas des quantités de matière, mais des pouvoirs physiques, qui ont une valeur dans chaque région, indiquant l'intensité de chaque propriété qui s'y trouve. Anaxagore suppose que les opposés peuvent se composer en choses, comme la terre et la chair – soutenant ainsi une première version de l'idée que les choses sont des faisceaux de propriétés. Cette masse, ainsi que d'autres constituants – les ainsi-dites «semences» (spermata) biologiques – contribuent à la composition d'individus tels que les animaux et les plantes. [5] Selon Anaxagore, l'intensité d'une propriété dans une région peut également augmenter à mesure que sa densité augmente dans cette région, à travers l'accumulation d'instances (voir infra).

Le deuxième présupposé sous-jacent important d'Anaxagore (probablement motivé par son allégeance aux principes de Parménide)[6] est que tous les changements du monde physique sont expliqués uniquement en termes de mouvement spatial dans le temps. Le changement qualitatif, la génération et la destruction sont pour lui réductibles au mouvement spatial de propriétés instanciées.[7] Cette ligne de pensée le conduit à adopter une vision du mélange extrême, c'est-à-dire à considérer qu'il y a dans tout une partie de tout. De cette façon, quelque chose peut par exemple exister sans être créée, mais simplement en dérivant d'un certain mélange.[8] La section suivante est consacrée à l'élucidation de cette thèse.

 

Mélange extrême

Anaxagore est connu (même par les métaphysiciens contemporains) pour sa position métaphysique unique à propos du mélange.[9] En ce qui concerne les opposés, il soutient ce qui est connu comme le principe de tout dans tout (TDT, voir B1; B6; B12), qui dit que,

TDT : Il y a une partie de tout dans tout.

Mais comment peut-il y avoir une partie de tout dans tou? TDT est complété dans l'ontologie d'Anaxagore par un autre principe clé, le principe de petitesse illimitée (PPI, voir B1 et B3), formulé ainsi :

PPI : Tout a des parties qui sont infiniment petites. (Autrement dit,  la plus petite partie n’existe pas).

Anaxagore aime ce paradoxe; il dit que chaque opposé élémentaire, par exemple le chaud, le sec, etc., est infiniment grand et infiniment petit (voir B1). Leur grandeur est généralement comprise comme la quantité totale de chaque opposé dans l'univers. Leur petitesse a été interprétée dans la littérature académique de deux manières différentes, à savoir en termes de très petites particules, ou de très petites proportions de chaque type de chose dans le mélange extrême de tout dans tout. Mais aucune de ces deux manières d’entendre l’affirmation d'Anaxagore ne fournit une position philosophique solide. Pour commencer, les deux interprétations supposent que ce qui est complètement mélangé sont des parties matérielles – ce qui n'est pas la position d'Anaxagore. Selon l'une des deux lectures, Anaxagore pense à des particules de matière juxtaposées ; selon l'autre, il pense aux proportions de matière dans un mélange.[10] Ces interprétations sont respectivement nommées «particulaire» et « proportionnelle ». Selon l'interprétation particulaire, les composants matériels de l'ontologie d'Anaxagore sont présents en tant que tels dans le mélange, comme des particules matérielles de taille finie qui sont trop petites pour être perceptiblement discernées. D'un autre côté, selon l'interprétation proportionnelle, la quantité totale de chaque type de composant matériel est mélangée avec les quantités totales du reste des composants, de sorte que la totalité est un mélange uniforme jusqu’au bout. Selon l'interprétation proportionnelle, les mélangeables n'existent dans le mélange que potentiellement, pas réellement, comme la vanille dans un gâteau ou le sel dans l'eau de mer. Évaluer la correspondance de chacune de ces lignes d'interprétation avec les textes n’est pas notre objet ici. D'un autre côté, le débat textuel académique a généré des arguments qui seront utiles pour faire progresser notre compréhension des vues d'Anaxagore. Les arguments pertinents sont ceux que j'appelle ici i) l'argument de la saturation; ii) l'argument de la régression de l’emboîtement; et iii) l'argument de la régression du raffinement. Ce sont tous des arguments qui montrent la difficulté conceptuelle de la structure de l'ontologie d'Anaxagore. Le but de les introduire ici est de comprendre la profondeur de la difficulté et l’enjeu de donner un sens à toutes les thèses métaphysiques d'Anaxagore dans le cadre d'une ontologie consistante unique, avant d'en introduire une explication en termes de gunks qualitatifs [le gunk est un tout dont les parties ont toutes des parties, qui admettent à nouveau des parties, et ceci indéfiniment].

L'argument de la saturation                                                                       

Cet argument est dû à Jonathan Barnes (1982) et a été développé comme une critique de l'interprétation particulaire. Barnes écrit,

«Si chaque morceau de S contient une particule de S1, … alors chaque morceau de S est entièrement composé de particules de S1 - ce qui est absurde». (1982: 255)

Dans l'esprit des principes d'Anaxagore lui-même, pour chaque partie de S, il faut qu’elle contienne une partie de S1 à son intérieur. Sur la base de quel raisonnement Barnes soutient-il donc que si chaque morceau de S contient une particule de S1, chaque morceau de S est entièrement composé de particules de S1 ?  supposons que dans un morceau de S il y ait une particule de S1. Alors soit la particule S1 sera la totalité du morceau S, c'est ce que Barnes conclut; ou la particule S1 sera une partie propre du morceau S, laissant une partie S comme reste.[11] Dans ce dernier cas, il y aura une autre particule S1 dans la partie S qui est restée, et ce sera soit la totalité de cette partie S qui est restée, ou une partie propre de celui-ci (c'est-à-dire: qui rien ne peut faire partie de lui-même), et ainsi de suite. En fin de compte, dans l'argument de Barnes, la régression s'arrête lorsqu'il n'y a plus de morceaux S restants dans les morceaux S, mais seulement des morceaux S entièrement composés de particules S1.

Mais la validité de l'argument de Barnes dépend en fait de certaines hypothèses sous-jacentes supplémentaires qu'il ne rend pas explicites. Son argument est valide si nous supposons que S n'est pas divisé à l'infini, car les particules S1 sont de taille finie; et si S se divise en parties ultimes auxquelles les particules S1 correspondent exactement, alors… (ce qui satisfait l'hypothèse initiale selon laquelle chaque morceau de S contient une particule S1).[12] En effet, l'argument de Barnes ne porte que sur des divisions finies des mélangeables, car il s'agit d'une critique de l'interprétation particulaire, qui n'envisage pas la petitesse illimitée des particules, mais seulement leur extrême petitesse. Mais contrairement à cela, Anaxagore nous dit explicitement dans PPI que toutes choses sont illimitées en petitesse. Si tel est le cas, les morceaux de S sont infiniment petits, tout comme les morceaux S1. Dans ce cas, l'argument de Barnes n'est pas valide. La condition, par hypothèse, que chaque morceau de S contienne une particule de S1 est satisfaite, même si les particules S1 sont toujours considérées comme des parties propres des morceaux de S, laissant une partie de S comme reste, ad infinitum . Dans un tel cas, la conclusion selon laquelle chaque morceau de S est entièrement composé de particules de S1 ne s’ensuit pas. Il y aura toujours des particules de S1 de plus en plus petites qui contiennent les morceaux de S comme leurs parties propres, laissant une partie propre S comme reste. L'argument de la saturation n'exclut pas en tant que tel ce type d’emboîtement d'un élément dans un autre. J'examine maintenant si un tel emboîtement peut satisfaire aux exigences de l'ontologie d'Anaxagore, avec l'argument de la régression de l’emboîtement.

L'argument de la régression de l’emboîtement

On pourrait penser que si l'on accorde à Anaxagore que tous les éléments sont illimités en petitesse, comme PPI le déclare, cela permettrait une relation d’emboîtement entre les éléments. Dans cette supposition, chaque partie d'un élément S contiendrait, non seulement une partie d'un élément S1, mais aussi une partie de chaque type d'élément qu'il y a dans l'ontologie – et selon Anaxagore, il y en a beaucoup, peut-être infiniment beaucoup. Ainsi, étant donné PPI, chaque morceau de S contiendrait des parties de S1, S2, S3, ... comme des parties propres, tout en laissant un reste S (puisqu'il s'agit d'un morceau de S), dans chaque partie de S, ad infinitum. Pourtant, un problème différent se pose maintenant, dû à la complexité de la structure des éléments contenus. La difficulté vient du fait que ce n'est pas seulement S qui contient des parties de chaque type d'élément, mais selon TDT chaque type d'élément contient des parties de chaque type d'élément. Quel type de structure émerge de l'hypothèse d'un tel emboîtement ? Une structure à peine intelligible. Exprimant ce point de vue, Hussey écrit :

«Dans tout bloc de X, il y a une « part » de Y. Soit cette « part » est présente sous la forme d'un certain nombre de paquets continus, soit non. Si non, la possibilité de se représenter une telle chose échoue déjà et il est difficile de voir comment parler de quantités peut être justifié. Mais si la « part » de Y est présente dans des paquets spatialement continus dans X, il y aura probablement des « parts » de X, et de tout le reste, dans les paquets de Y, de sorte que nous commençons une progression infinie. Cela détruit la possibilité de tracer toute frontière définie entre le X et le Y dans la masse, quels qu’ils soient les ingrédients X et Y, et cela à son tour détruit la notion de paquet avec lequel la progression infinie a commencé ». (1979 : 137, c'est moi qui souligne)

Le point de Hussey est que si des parts de chaque genre de choses étaient dans chaque part de chaque genre de choses, la configuration résultante conduirait à un tel degré de complexité structurelle que, conclut-il, nous perdrions la trace de la notion même de « unité contenue ». Si à cela nous ajoutons la clause anaxagorienne selon laquelle chaque type est infiniment petit, chaque partie infiniment petite contenant une partie propre de chaque type d'opposé, alors la structure défie la représentation: chacune des parties infiniment nombreuses et infiniment divisibles de chaque élément contient des parties de tous les nombreux types d'éléments qualitativement différents, avec un reste, et chacune de ces parties propres (contenues, infiniment divisibles) contient les parties propres des nombreux types d'éléments qualitativement différents, avec des restes, et ainsi de suite ad infinitum (verticalement et horizontalement ). Ce n'est pas une série infinie d'étapes régressives. C'est une série dans laquelle d'innombrables infinités « sont générées » à chaque étape, et dans chaque élément de chacun de ces infinis, d'autres infinis « sont générés », et ainsi de suite. Cette complexité devient incompréhensible dès les deux premières étapes du raisonnement. En raison de ce genre de considérations, il semble plausible d'exclure que telle était l'ontologie d'Anaxagore. Dans l’interprétation de l’emboîtement qui vient d'être esquissée, il n'y a rien qui puisse différencier un type d'élément d'un autre. Ainsi, le type d’emboîtement qui vient d'être envisagé compromet l'intelligibilité de toute tentative de concevoir différents types d'éléments comme constitués de tous les types d'éléments. En revanche, l'ontologie d'Anaxagore admet des éléments de natures différentes.

L'argument de la régression du raffinage                

Gareth Matthews (2002) propose une version différente du problème de l'existence de types différents dans une ontologie où tout est dans tout, au niveau des choses plutôt que des éléments. Le problème est généré par la combinaison de TDT avec un autre principe de l' ontologie d' Anaxagore, connu sous le nom de Principe de prépondérance (PP), qui nous occupera longuement dans les sections suivantes. Le principe énonce que:

PP : Une chose est si et seulement si l'opposé est prépondérant dans la constitution de cette chose (par rapport à d'autres opposés également présents dans la chose).[13]

 Ainsi, par exemple, si nous mélangeons du sel et du sucre dans de l'eau, nous obtiendrons une boisson salée s'il y a beaucoup plus de sel que de sucre dans le mélange; ou une boisson sucrée, si l'inverse est vrai. Mais comment est-ce censé fonctionner dans une ontologie gouvernée par les deux principes TDT et PPI ? Est-ce qu’il y a de la place pour PP dans une telle ontologie ? Matthews (2002 et 2005) pose le problème comme suit :

« Ma chaîne de montre est ‘le plus clairement’ d’or si, et seulement si, ma chaîne de montre contient plus d'or pur que tout autre élément qu'elle contient. Mais, s'il n'y a pas d'or pur [étant donné TDT ], ma chaîne de montre n'en contiendra pas plus qu'autre chose, comme il n'y a rien de tel ». (2002: 1)

Notez qu'ici, il ne fait pas partie de la nature de chaque ingrédient du mélange de contenir d'autres substances dans le cadre de sa constitution, comme il avait été supposé dans l'argument de la régression de l’emboîtement ci-dessus. Au contraire, d'autres choses sont mélangées à chaque type de choses comme des « impuretés». Ainsi, l'idée que Matthews propose pour résoudre le problème est que nous pouvons former le concept d'une sorte de substance pure à partir de la reconnaissance que la substance impure peut être purifiée, même si ce n'est pas complètement, du moins approximativement. Ainsi, même s'il ne sera jamais vrai qu'il y a de l'or pur, par exemple, il peut y avoir de l'or de plus en plus pur - de l'or raffiné. Le mélange est un objet doré car, bien que les raffinages successifs de l'or ne donnent jamais d'or pur, ils convergent de plus en plus vers une quantité d'or raffiné qui sera supérieure à la quantité de scories générées par le processus de raffinage. Cela nous permet de penser que la chaîne est « le plus clairement » d’or si, et seulement si, elle contient plus d'or raffiné que de scories, même si l'or raffiné n'est pas tout à fait pur. Nous appelons cela l'interprétation «raffinage». En réponse à Matthews, John Sisko (2005) soutient que selon ce raisonnement, la position qui nous reste est la suivante :

« Aucun processus de raffinage récursif – ni monadique, ni dyadique, ni raffinage récursif polyadique – ne peut être utilisé pour déterminer précisément la quantité d'or dans une barre d'or ». (2005: 244)

Ma réponse à cette ligne d'interprétation globale est que Matthews suppose que le processus de raffinage filtre la plupart (même si pas toutes) des particules d'impureté d'un ingrédient du mélange. Mais les éléments d'Anaxagore sont infiniment petits, selon PPI. Anaxagore soutient également que les éléments sont infiniment grands en quantité ; donc quand il parle de petitesse illimitée, il n’indique pas leur quantité totale, qui est infiniment grande, mais il veut dire que chaque élément est divisé en parties infiniment petites. [14] Comme nous le verrons dans ce qui suit, cela signifie que leurs parties sont aussi nombreuses que les points d'une ligne ; [15] si un mélange de g et j est comme le chevauchement d'une ligne rouge et d'une ligne verte, l’idée de raffiner la ligne rouge en filtrant la plupart des points verts hors de celle-ci ne serait pas applicable ; il y aurait toujours autant de points verts qu’au début. Ceci peut être un problème d’interne à la philosophie d’Anaxagore plutôt que celui de Matthews – comment expliquer la prépondérance des éléments dans un mélange en raison de leur petitesse illimitée ? De toute façon, il s'ensuit que le raffinage récursif de Matthews ne nous est pas utile à comprendre la prépondérance, compte tenu de la petitesse illimitée des mélangeables.

Plus généralement, la conclusion intermédiaire que nous sommes en mesure de tirer à ce stade est que nous ne pouvons pas comprendre l'ontologie d'Anaxagore, telle qu'elle est gouvernée par TDTPPI et PP, en termes d'éléments se contenant les uns les autres à l'infini, ou en quelque sorte fusionnés en un mélange uniforme dans lequel les éléments sont présents sous forme de proportions. La première ligne (que j'appelle l'interprétation proportionnée) se heurte à des problèmes d'intelligibilité, la seconde (que j'appelle l'interprétation particulaire)  à des témoignages textuels (voir Curd (2007) et Marmodoro (2017) pour un compte rendu du débat académique sur la manière dont les témoignages textuels s’inscrivent dans cette interprétation). Nous avons besoin d'un nouveau départ. Il se basera sur des témoignages textuels largement ignorés, où Anaxagore formule TDT en présentant les éléments qui composent son ontologie comme coprésents les uns aux autres, plutôt que comme contenus l’un dans l’autre.

 

Tout est dans tout

Nous avons vu qu'Anaxagore développe une ontologie d’opposés tels que le froid, le chaud, l'obscurité, le sec etc. Ils sont « toutes choses étant dans tout » (B6). Chaque opposé est égal à chaque autre opposé pour ce qui concerne sa quantité totale, étant infiniment grand, (B1); et il est égal pour ce qui concerne la petitesse de ses parties ou instances, qui sont infiniment petites (B1), et qui sont les mêmes en nombre que les parties de tous les autres opposés (B3; B6). Anaxagore, avec son flair pour les paradoxes, souligne que « le petit aussi était illimité » (B1) et égal au grand (B3). Autrement dit, ils ont une quantité infinie d'instances. Il reconnaît également que la division et la séparation des éléments, ce qui les rend plus nombreux, ne les rend pas en quantité plus grande, car diviser la totalité, par exemple du chaud, ne rend pas le chaud plus que tout le chaud qui existe dans le monde. (B5). Il reconnaît donc que la division infinie d'un opposé en parties ou instances, ce qui le rend infini en nombre, n'augmente pas la quantité totale de cet opposé, quelle qu’elle soit.

Les instances des propriétés d'Anaxagore sont uniformes. Prenez par exemple un opposé comme le chaud ; chaque partie de la propriété instanciée chaud est elle-même une instance de la propriété chaud. Autrement dit, la division de chaque élément en ses parties n’en change pas le type. [16] Rappelons maintenant que lorsque Anaxagore introduit PPI, il donne l'exemple de la propriété petit afin d'illustrer le principe : « Et du petit, il n'y a pas le plus petit, mais toujours de plus petit » (B3). Il est clair que PPI, et l'exemple qui l'illustre, fournissent une description du gunk. Pour une propriété instanciée donnée, il n'existe pas de plus petite partie de ses instances. Autrement dit, étant donnée n'importe quelle partie d'une instance, il y a une partie propre de celle-ci qui est plus petite que la partie initiale. Lorsque nous mettons cela ensemble avec l'affirmation que chaque élément est illimité dans sa petitesse (B1), nous voyons que chaque propriété opposée dans l'ontologie d'Anaxagore se divise en un nombre illimité de parties illimitées ; il comprend un nombre illimité d’instances infiniment petites. Toutes ensemble, les instances d'un opposé représentent une totalité illimitée; mais chacune de ces instances est infiniment petite. [17] La petitesse illimitée des instances des nombreux types d'opposés dans le mélange primordial crée un monde de gunk qualitatif, où ce qui est ‘gunky’ sont les propriétés instanciées. Les propriétés opposées instanciées sont les entités fondamentales de l'ontologie.[18]

Anaxagore fut le premier gunk lover dans l'histoire de la métaphysique. Il est également le seul (à ce jour) qualitative gunk lover. Il ne décrit pas simplement un monde de gunk qualitatif ; il le tire de ses principes métaphysiques. Son principe clé, comme nous l'avons vu, est qu'il y a une partie de tout dans tout, ou dans ses autres formulations, que tous les tropes qualitatifs fondamentaux sont « tous ensemble » ou « inséparables » les uns des autres. Si aucun argument pour cette conclusion n'a été entièrement conservé dans les fragments existants, nous avons cependant assez éléments pour reconstruire la pensée d'Anaxagore. Dans ce qui suit, je reconstruis deux arguments ; c'est le second qui mène à la conclusion souhaitée par Anaxagore ; mais les deux arguments nous révèlent des aspects de sa pensée. J'appelle les deux arguments a) l’argument de la relativité des opposés, et b) l’argument de la petitesse illimitée des tropes qualitatifs.

L'argument de la relativité des opposés

Anaxagore essaie de dériver l'inséparabilité générale de tous les opposés de leurs opposés respectifs, à partir de la relativité des opposés au sein d'une paire donnée. Comme nous le verrons, l'argument n’est pas généralisable comme Anaxagore le souhaite ; néanmoins, il est important, non seulement pour sa pertinence pour notre présente enquête, mais aussi parce qu'il nous permet d'examiner comment son argumentation se déroule. Son point de départ est la paire d'opposés chaud et froid. Ils sont inséparables l’un de l’autre, comme Anaxagore l'explique en utilisant le petit et le grand comme exemple (B3) : le petit est inséparable du grand, car le petit est aussi grand par rapport au plus petit. Par généralisation, Anaxagore veut montrer que tous les opposés sont inséparables de leurs opposés : le chaud est inséparable du froid, et le grand du petit, et pour des raisons similaires, chaque opposé est inséparable de son opposé, parce que chaque instance d’un opposé est au même temps une instance de l'autre opposé de la paire. Il en est ainsi parce qu'en raison de la petitesse et de la largeur illimitées des instances de paires d'opposés, il n'y a pas d'extrêmes d'intensité dans la gamme de chaque paire d'opposés, par exemple le plus lisse ou le plus rugueux n’existent pas ; il y a toujours du plus et moins. Cela fait de chaque instance d'un opposé également son opposé, par exemple le chaud est aussi froid, et vice versa, par rapport au plus ou au moins – c'est-à-dire au plus chaud et plus froid. Ainsi, Anaxagore explique que pour tous les éléments opposés dans l'ontologie, chaque instance d'un opposé est également une instance du non f opposé.

Selon cet argument, chaque instance du grand est également une instance du petit, et vice versa, car il y a toujours un plus grand et un plus petit. Cela montre que le grand est égal au petit, pour ce qui concerne le nombre de parties qu'il y a de chacun dans le monde. Chaque partie du grand est également petite, il y a toujours quelque chose de plus grand que lui, et vice versa.

Pourtant, l'argument ne produit pas la conclusion souhaitée par Anaxagore. Cela explique la coprésence des opposés avec leurs propres opposés; mais pas la coprésence de différents types d'opposés. Par conséquent, il ne peut pas non plus montrer que les instances du grand dans le monde sont du même nombre que les instances de tout autres opposés, par exemple du chaud ou du sec, etc. [19]

L'argument de la petitesse illimitée des tropes de qualité

Anaxagore nous dit que, puisqu'il n’existe rien de tel que le plus petit, rien ne peut être séparé ; au contraire, tout est ensemble.[20] Pourquoi rien ne peut-il être séparé et être seul, s'il n'y a pas de « le plus petit » ? La raison de cela nous ramène à l'essence de la métaphysique d’Anaxagore. Examinons d'abord pourquoi aucun trope qualitatif ne peut être séparé des autres. Selon la conception d'Anaxagore, l'univers commence comme un mélange de tous les éléments de l'univers – tous les opposés sont mélangés. Les choses dans cet univers, par exemple un morceau de terre, sont pour ainsi dire comme une « nuage » de parfum dans l'air; ce sont des grappes de tropes qualitatifs au milieu d'une brume de tropes qualitatifs. Il n'y a aucun principe permettant d'attribuer des parts d'opposés à une seule chose que l'on essaie de séparer du reste (par exemple, un morceau de terre du reste du mélange). Les parts des opposés qui composent par exemple le morceau de terre, ont la densité du continu, tout comme les parts des contraires mélangés avec eux et tout autour d'eux. La raison pour laquelle les parts des opposés peuplent tout si densément est le principe de la petitesse illimitée. Nous avons vu que ce principe porte Anaxagore à accepter un monde dont les constituants, les tropes qualitatifs, sont illimités en quantité et illimités en petitesse. Le fait que les parties du grand et du petit sont les mêmes en nombre résulte de la petitesse illimitée des parties du grand et du petit. Mais tous les opposés sont également illimités en quantité et en petitesse; leurs parties sont infiniment petites. Par conséquent, les parties de tous sont égales en nombre. La densité de leurs parties infiniment petites (comme nous le verrons dans ce qui suit) est la densité du continu; c'est comme la densité des parties (ou points) dans une ligne infiniment divisible, qu'Anaxagore a rencontrée dans les paradoxes de Zénon. Ainsi, l'intuition d'Anaxagore est que mélanger de parties de différents types d'opposés ensemble dans de telles densités produit un mélange qui ne peut plus être séparé, établissant des frontières entre les types ou des combinaisons de types. (Cela exigerait ce que nous appellerions aujourd’hui un super-raffinage.) C'est pour cette raison que, dans le mélange, il est impossible de séparer nettement l’une de l’autre les choses composées par les opposés.

Par conséquent, tous les opposés sont coprésents et tous ensemble, dans tout (comme le bref argument de B6 suggère): ils sont illimités en petitesse, illimités en quantité, inséparables les uns des autres, coprésents les uns aux autres.

 

Gunk qualitatif

L’idée qu'Anaxagore aurait pu être un gunk lover ante litteram a été exprimée dans le passé (par Sider (1993) et Hudson (2007)) ; mais – ce point est crucial – en termes de gunk matériel, et sans l’appui d’arguments ou d’analyse textuelle. Le caractère unique de la position d'Anaxagore a jusqu'à présent échappé à l'attention. D'après ma compréhension du système d'Anaxagore, son monde est un monde de gunk qualitatif, qui se compose en gunk matériel. Il s'agit d’une innovation d'Anaxagore et, à ma connaissance, du premier et seul exemple de ce type de gunk dans l'histoire de la philosophie. La conclusion à laquelle j’arrive selon laquelle Anaxagore introduit le gunk qualitatif repose sur le fait que ce qui est gunky dans son ontologie sont des tropes qualitatifs, les opposés, à savoir des paires de propriétés contraires; ceux-ci sont les éléments fondamentaux à partir desquels tout le reste de l'ontologie est constituée. Ce sont des propriétés instanciées, des tropes; elles ne qualifient aucune matière sous-jacente, mais plutôt constituent la matière. En outre, il y a un aspect supplémentaire à l'ontologie d'Anaxagore qui la rend si distinctive : ses opposés sont ce que nous appellerions des pouvoirs causaux. Ceci n'est pas incontesté dans la littérature académique sur Anaxagore, et comme ce n'est pas le lieu pour s’engager dans une discussion savante, je ne pousserai pas plus loin ma ligne d'interprétation, sauf pour dire que si les opposés sont effectivement des pouvoirs causaux pour Anaxagore, il détient une ontologie de power gunk. Si d'un autre côté on veut rester agnostique quant à la nature des opposés, on peut les considérer génériquement comme des propriétés, des qualités, et son ontologie comme du gunk qualitatif. Qu'est-ce que c’est donc le gunk qualitatif?

Dans l'ontologie d'Anaxagore, une propriété est physiquement délimitée par la distribution des valeurs (degrés) de la «présence» de cette propriété dans l'espace. On peut ainsi définir le gunk qualitatif en termes d'instances d'une propriété dans l'espace :

GQ : Une propriété physique instanciée est gunky si et seulement si chaque partie de ses instances dans l'espace a une partie propre où une propriété physique (du même type, pour les homéomères) est instanciée.

Nous avons vu qu'un opposé anaxagoréen est une grandeur physique qui ne qualifie pas la matière;[21] c'est-à-dire que dans son système il y a des degrés de chaleur, ou de sécheresse, etc., de valeurs variables réparties dans des régions de l'espace. Puisque pour Anaxagore les opposés sont tels que leurs parties sont uniformes, de même nature que l'ensemble, les parties propres d'une propriété instanciée dans une région de l'espace sont de la même nature que la propriété instanciée dans l'ensemble; ainsi les parties d'une instance du chaud sont des instances du chaud. Maintenant, à propos des raisons pour lesquelles Anaxagore soutient que la réalité est sans atomes. Il veut que tout puisse être extrait de tout, pour éviter d'admettre la création ex nihilo (B17) et la destruction (B3) dans son système. Par conséquent, il soutient qu'il y a une part de tout dans tout, ce qui permet que tout puisse sortir de tout, où il était déjà. Mais qu'est-ce qui permet qu'il y ait une part de tout dans tout ? Est-ce par emboîtement, par juxtaposition, par raffinement que cela est possible? Nous avons vu dans la section précédente qu'aucune de ces hypothèses n'est exempte de difficultés importantes. Je soutiens plutôt que c'est la nature gunky des éléments fondamentaux anaxagoréens, les opposés instanciés, qui leur permet d'être dans tout, par leur coprésence littérale partout. Pour progresser dans la compréhension et le traitement de la question de leur coprésence, nous devons considérer la question plus générale de la façon dont le gunk occupe l'espace. Considérons une entité gunky (que ce soit un objet matériel ou un trope). Elle aura une localisation spatiotemporelle; ses parties propres y seront également situées, de même que les parties propres des parties propres, etc. Quelles sont les différentes relations de co-localisation de ces entités? Nolan (2006: 171-172) offre un compte rendu de la co-localisation des substances gunky mélangées, en établissant une distinction entre la localisation au sense «strict» et «large»; il suggère qu'aucune des substances mélangées ne se trouve dans le mélange au sens strict, mais y est située au sens large.[22] En raison de cette distinction, il serait possible de permettre la co-localisation d’une partie gunky du mélange anaxagorien avec l’autre : les parties gunky des opposés sont co-localisées au sens large dans le mélange qui les contient toutes, mais pas co-localisées au sens strict. [23] Mais cette distinction a généré une controverse avec laquelle je ne vais pas m’engager ici, car elle va au-delà du compte rendu de la philosophie d'Anaxagore. Cette controverse concerne la métaphysique de l'espace quant à la localisation au sens strict et large.[24]

Je soutiens qu'il existe une deuxième façon d'assurer la co-localisation des opposés gunky anaxagoriens, qui ne s'appuie pas sur la différentiation (controversée) de deux manières d'être situées dans l'espace. Deux gunks opposés peuvent être mélangés en étant co-localisés dans tout l'espace dans lequel le mélange s'étend, dans le sens que chaque partie du mélange, aussi petite qu’elle soit, contient des parties des mélangeables qui la constituent, les deux opposés. Cette démarche est facilitée par le fait que l'ontologie d'Anaxagore est gunky au sens « distributif ». Les tropes des opposés ne sont pas divisibles en parties propres qui ont des parties propres, etc. à l'infini; au contraire, les tropes des opposés existent comme divisés de cette façon, comme s'ils résultaient d'une super-task achevée, c’est-à-dire une tâche qui comporte une infinité d’étapes, mais qui est de quelque façon complétée en un temps fini.[25] (Anaxagore ne pose en fait aucun processus de super-task de division infinie qui facilite le mélange dans son univers; il suppose plutôt directement un univers complètement mélangé.)

Qu'est-ce qu’il y a, dans le monde d'Anaxagore, lorsque tous les éléments fondamentaux sont infiniment petits? Quels sont les éléments constitutifs, lorsque le gunk est complètement divisé en ses parties?[26] Il ne peut pas s'agir de parties étendues, car elles ne seraient pas d'une petitesse illimitée; leur petitesse serait limitée par leur extension. Il ne peut pas s'agir de particules simples infiniment petites, car elles seraient atomiques à leur limite (c’est-à-dire qu’elles ne serait plus divisible). Il ne peut pas s'agir d'entités ponctuelles d'extension nulle, car elles seraient également des atomes limitants. [27]  Quand la division est appliquée dans le domaine de l'extension, la division répétée n'est pas un mécanisme qui peut débarrasser les parties de leur extension. Les tropes anaxagoréens gunky se rapprochent de l'extension zéro en tant que limite, mais ne deviennent pas en fait sans extension. Ils sont dispersés en parties de cardinalité Aleph-1 (c'est-à-dire la cardinalité du continu). [28] Cette réalisation nous permet de comprendre comment les tropes gunky dispersés d'Anaxagore peuvent être tous ensemble. Chaque partie du mélange contient des parties de tous les opposés, car les opposés convergent vers la co-localisation. Ils convergent, car les parties de chaque opposé sont infiniment petites. [29] Ainsi, le mélange a des parties de chaque constituant dans chaque partie. Chaque opposé est réparti sur l'ensemble de la région spatiale infinie occupée par le mélange. Sa constitution gunky de petitesse illimitée permet à chaque opposé d'être co-localisé avec les autres opposés dans chaque région du mélange, aussi petite qu’elle soit. C'est en ce sens que dans le mélange anaxagoréen tout est dans tout, et toutes choses sont réunies : les opposés sont co-localisés dans le mélange.

 

Prépondérance 

Aristote fournit un compte rendu utile du principe de prépondérance d'Anaxagore:

Les choses semblent différer les unes des autres et sont appelées par des noms différents les unes des autres à partir de ce qui est prépondérant numériquement dans le mélange des [composantes] infinies. Rien n'est purement ou dans son ensemble pâle ou foncé ou doux ou chair ou os, mais ce que chaque chose contient le plus, c’est cela que l’on croit être la nature de la chose. (Phys. 187b2-6)

Quand un opposé est prépondérant, ou lorsqu'il vient à être prépondérant dans une chose, il caractérise la chose, déterminant son profil de propriétés perceptibles. Une combinaison d'opposés prépondérants, tels que « le dense et l'humide et le froid et l'obscurité », peut se composer (modulo perception) en un type de chose comme la terre (B15). Ainsi, dans l’ontologie d’Anaxagore, le « mécanisme » métaphysique en fonction duquel les propriétés sont présentes dans le monde et en viennent à caractériser les entités est le suivant : les opposés, qui sont de types primitivement différents, sont présents partout dans le monde, primitivement divisés en parties infiniment petites ; l'accumulation des parties d'un opposé dans une région de l'espace, plus que les propriétés qui lui sont opposées, donne lieu à des intensités plus élevées de cet opposé, ce qui le rend perceptible en tant que caractéristique dans cette région (par exemple, sous forme de froid).[30] Si divers opposés deviennent prépondérants, et donc intenses (c’est-à-dire évidents) dans certaines régions, ils peuvent être perçus comme composant une sorte de substance, comme la terre.[31]

On pourrait penser que dans cette ligne de pensée, quelque chose devient plus grande parce que sa taille est augmentée par la taille des parties du grand qui sont additionnées. Mais comment une chose peut-elle acquérir plus de parties de l’opposé petit et devenir, non pas plus grande par l'addition, mais plus petite ? En abordant cette question, Anaxagore défriche des nouveaux territoires en métaphysique. Il ne pouvait pas soutenir que quelque chose devient plus petite en perdant des parties du petit, car il a besoin d'un mécanisme métaphysique qui fonctionne pour tous les opposés, pas seulement pour le petit. Mais il serait paradoxal de dire que quelque chose devient plus petite en acquérant davantage des parties du petit. Avec son flair pour les paradoxes, Anaxagore affirme ce dernier; mais, hypothèse que je suggère, il lui donne un sens particulier qui évite en fait le paradoxe. Le mécanisme métaphysique général se présente sous la forme du principe de prépondérance, qui est un principe quantitatif . Qu’est-ce que avoir plus d’un opposé comporte, pour la chose dans laquelle cet opposé se trouve ? Nous savons que les parties des opposés sont situées dans l'espace. Le mouvement des parties (tropes) des opposés peut entraîner, selon Anaxagore, l'accumulation ou l'épuisement de parties dans des régions particulières de l'espace. Je soutiens que les parties des opposés sont soit des portions de qualité, soit des faisceaux de degrés de qualité. Là où il y a accumulation de parties de chaud dans un endroit, le chaud y devient perceptible; là où il y a accumulation de douceur, la douceur y devient perceptible; et là où il y a accumulation de grand ou de petit, la grandeur ou la petitesse y deviennent perceptible. Dans tous les cas où un opposé est prépondérant, l'opposé devient perceptible, par augmentation d'intensité. C'est pourquoi Anaxagore ne fait pas face au paradoxe que Platon a soulevé, à savoir comment ajouter du petit pourrait faire en sorte que la chose devienne plus petite (Parm. 131d7-e3). Pour Anaxagore, les opposés se comportent comme les pouvoirs d'une chose, plutôt que comme des briques dans une chose, car les ajouter n'augmente pas la constitution d'une chose ; Pour Anaxagoras, les opposés se comportent comme les pouvoirs d'une chose, plutôt que comme des briques dans une chose, parce que les ajouter n'augmente pas la constitution d'une chose; au contraire, l'ajout d'opposés fait la chose d'un certain caractère. L’augmentation et la diminution de la densité d'un opposé dans une région entraînent une augmentation ou une diminution du degré de perceptibilité de cet opposé dans cette région. Comprendre les changements dans la quantité de parties des opposés comme entraînant des changements dans les degrés de cet opposé (et donc de sa perceptibilité), nous permet de comprendre pourquoi Anaxagore ne trouve pas paradoxal que plus de parties du petit rendent quelque chose plus petite. [32]

Les parties de la même taille, diffèrent-elles en intensité ? Quand Anaxagore dit: « Il n'y a pas le plus petit, mais toujours de plus petit » (B3) , cela ne s'applique-t-il qu'à la taille des parties des opposés, ou aussi au degré d'intensité des opposés ? Sont-ils infiniment petits en volume ; ou en intensité ? Ces deux facteurs varient-ils indépendamment l'un de l'autre ? Quelle est la relation entre le volume de chaque partie et le degré d'intensité de l'opposé ? Nous envisageons actuellement ce que nous pourrions appeler une double méréologie dans le système d'Anaxagore – une méréologie de la taille des parties des opposés et une méréologie des degrés des parts des opposés. Je crois qu'Anaxagore ne développe qu'une seule méréologie, de la taille des parties des opposés ; les parties sont toutes infiniment petites et peuvent se regrouper en différentes densités. Mais la méréologie de la taille des parties des opposés peut aussi expliquer la méréologie des intensités des contraires : les parties de taille infiniment petite sont infiniment petites pour ce qui concerne le degré d'intensité de l'opposé. Il s'agit du niveau de base de taille et d'intensité; des augmentations d'intensité se produisent par des augmentations de la densité de l'opposé, selon le principe de prépondérance. Alors que l'on pourrait imaginer avoir des parties d'un opposé de la même taille, mais d'intensité différente, il n'y a aucune indication de cela dans le système d'Anaxagore.

La mentalité mathématique d'Anaxagore l'amena à fonder son ontologie sur la petitesse illimitée, à savoir le gunk. Anaxagore appartient à la toute première génération de cosmologistes et de mathématiciens qui a étudié le concept de l'infini à sa naissance. Zénon d'Élée, le disciple de Parménide, généra les paradoxes de la pluralité et du changement, en utilisant des arguments de régression infinie.[33] C'est aussi le moment où les Pythagoriciens – selon les témoignages, Hippase de Métaponte (5 siècle av. J.-C.) – découvrirent les nombres irrationnels, dont la spécification nécessite une infinité de nombres entiers. Et c'est quand Démocrite calcula le volume d'un cône et d'une pyramide en utilisant une infinité de plans. Mais l'ontologie gunk d'Anaxagore peut-elle expliquer la composition, la différence et le changement des choses à travers les principes de la petitesse illimitée et de la prépondérance des opposés? La position que je veux proposer et défendre est qu'Anaxagore  avait des intuitions contradictoires à propos de l’infini, qu’il traite parfois comme dénombrable et parfois comme non nombrable, et que cette confusion l'a amené à combiner la petitesse illimitée avec la prépondérance, qui sont incompatibles.

Anaxagore utilise le principe de la prépondérance quantitative afin d'avoir un moyen d'expliquer la composition des choses, par exemple en terre ou en chair ; d'expliquer que les choses ont des propriétés différentes, par exemple qu'elles sont froides ou sèches ; et d'expliquer le changement des choses, du froid au chaud. D'une manière générale, son intuition est que la prépondérance d'une entité fondamentale, à savoir un opposé (ou une combinaison d'opposés), par exemple, la prépondérance du chaud sur les autres opposés dans un mélange, fait que ce mélange présente cette caractéristique, à savoir être chaud. Le gunk peut-il présenter une prépondérance ? Anaxagore connaissait des exemples d’infini de cardinalité Aleph-0, par exemple l'infini de la série d'entiers, mais aussi des exemples d’infini de cardinalité Aleph-1, tirés par exemple de la divisibilité infinie du continu, ou des paradoxes de Zénon.[34] Les infinis Aleph-0 permettent la prépondérance. Par exemple, comme l'a montré Euclide, il existe une infinité de nombres premiers ; pourtant, le théorème des nombres premiers nous dit qu'il y a plus de nombres premiers parmi les 100 premiers entiers que parmi n’importe quels autres 100 entiers.[35] L'infinité des nombres premiers affiche donc des régions de densité ou prépondérance plus élevée, au début de la série infinie. Il ne serait donc pas étrange pour Anaxagore d'avoir des intuitions sur la possibilité de prépondérance par rapport à l'infini. Mais si la co-localisation de tout s'explique par la petitesse illimitée, à savoir la nature gunky des contraires, et si leur gunk est une infinité de parties de cardinalité Aleph-1, une telle infinité est-elle compatible avec des variations de densité ? Est-il possible pour un opposé d'être prépondérant par rapport aux autres opposés dans n'importe quelle région de l'espace, étant donné que tous les opposés sont gunk, et distribués dans chaque région de l'espace ? Comment penser la co-localisation des opposés ? Pour Anaxagore, tous les opposés étaient primordialement partout dans son mélange cosmique, et le monde tel que nous le connaissons s'explique par la formation de prépondérances d'opposés dans des régions différentes. Chaque opposé, par exemple le chaud, était distribué partout dans des tropes infiniment petits sous forme de gunk divisé, qui a la même densité que les points d'une ligne. Telle est la densité de toutes les parties gunky des opposés coprésents dans le monde d’Anaxagore. Mais, contrairement aux infinis non-gunky (par exemple de cardinalité Aleph-0) qui peuvent varier en densité, la densité gunky ne peut pas augmenter, mais elle reste toujours un infini gunky (de cardinalité Aleph-1). Cela n'était pas clair pour Anaxagore, qui ne pouvait pas faire de distinctions nettes entre les infinis Aleph-0 et Aleph-1, ou leurs densités. Il pensait donc que le principe de prépondérance était à sa disposition pour décrire la différence de densité des opposés infiniment petits dans les différentes régions; et ainsi expliquer les degrés variables de perceptibilité des opposés dans ces régions; et la composition, la différence et le changement des choses qui en résultent dans les régions.[36]       

En conclusion, si je comprends correctement l'ontologie d'Anaxagore, il avait des intuitions sur deux aspects de l'infini. Tout d'abord, leur petitesse illimitée permet un mélange complet des opposés grâce à leur co-localisation. Deuxièmement, leur densité variable explique la différence d'intensité et le changement d'intensité des opposés. Le résultat de la combinaison de ces intuitions en un seul système est une ontologie métaphysique nouvelle et unique de gunk qualitatif. Rétrospectivement, nous pouvons renoncer à l'exigence d'une densité variable du gunk et explorer les possibilités explicatives d'une ontologie de la propriété gunk, motivant la recherche pour le développement d’ontologies du power gunk, qui peuvent offrir de nouvelles solutions aux problèmes de co-localisation; contact; emboîtement; composition; constitution; mélange; et instanciation des propriétés.
 

 

Bibliographie

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[1] Le matériel présenté ici reprend très largement, Marmodoro (2015).

[2] Cette suggestion séminale vient de de Vlastos (1950: 41-42), qui s'appuie sur Tannery (1886).

[3] Dans ce sens secondaire seulement, les propriétés instanciées qualifient le corps matériel, où la matière est réductible à des amas de tropes (plutôt que présupposée comme une primitif sous-jacent pour l'instanciation des propriétés). Dans le fragment B15 par exemple, Anaxagore écrit: « le dense et l’ humide et le froid et l'obscurité se sont réunis ici, où <la> terre est maintenant ». Cette traduction et les traductions suivantes des textes d'Anaxagore sont basées sur Curd (2007).

[4] Par exemple par le vortex cosmique, ou par l'impact d'autres opposés sur eux, etc., comme par exemple : « De la terre, les pierres sont compactées par le froid » (B16).  

[5] L’explication d'Anaxagore de comment les individus se produisent n'est pas notre préoccupation ici. Voir Marmodoro (2017), chapitre 5.

[6] Il y a une controverse sur cette question, qui est bien représentée dans les positions de Curd (2007: 54) et Palmer (2009: 227).

[7] Voir par exemple B17.

[8] La manière dont la masse, les substances et les êtres humains sont dérivés du mélange cosmique est discutée dans la section sur la prépondérance.

[9] Voir, par exemple, Ted Sider (1993: 287) et Hud Hudson (2007: 297).

[10] Curd (2007, chapitre 3) fournit un compte rendu utile du débat académique.              

[11] La partie restante sera une partie propre du morceau S original, selon le principe de supplémentation faible de la méréologie (voir par exemple Simons 1987 et Casati et Varzi 1999; et http://encyclo-philo.fr/mereologie/

[12] Si les particules de S1 ne correspondaient pas exactement aux plus petits morceaux de S, l'argument ne serait pas valable ; il y aurait des restes S sans de particules S1.

[13] Selon les mots d'Anaxagore, « chaque chose est et était le plus clairement ce qu'elle contient le plus » (B12). Anaxagore relativise en outre la prépondérance à la perceptibilité. Il y a un nombre de problèmes d'interprétation à examiner au sujet de la prépondérance que je ne peux pas aborder ici.  

[14] Pour savoir si les éléments sont réellement divisés plutôt que divisibles en parties infiniment petites, voir ci-dessous.

[15] Il ne s'agit bien sûr que d'une analogie, car les points ne font pas partie d'une ligne ; l'aspect important de l'analogie est la numérosité concerne le nombre des points, plutôt que leur statut ontologique.

[16] Pour capturer cette idée, Aristote décrit les éléments d'Anaxagore avec un terme de sa propre invention, « homéomères », dans Physique 203a19.  

[17] Que les instances infiniment nombreuses et infiniment petites de chaque élément résultent en un élément infiniment grand résonne, ou du moins correspond, avec les paradoxes de Zénon d'Élée, où la divisibilité infinie est considérée comme équivalente à une tâche sans fin.

[18] Mon interprétation peut être étendue jusqu’à incorporer les masses aussi comme éléments primitifs et fondamentaux dans l'ontologie.  

[19] Anaxagore utilise le même terme, plêthos, pour déclarer que tous les opposés sont les mêmes en plêthos ( B1) et que les parties du grand et du petit sont les mêmes en plêthos (B6). Le terme signifie « multitude », mais peut également être compris comme « quantité ». Voir la discussion dans Curd (2007: 34).  

[20] « Ni est-il possible que [quoi que ce soit] soit séparé, mais toutes les choses ont une part de tout. Puisqu'il n'est pas possible qu'il y ait le plus petit, il ne serait pas possible que [quoi que ce soit] soit séparé, ni qu’il ne vienne à l’être par lui-même, mais comme au début, maintenant aussi tout est ensemble » (B6).

[21] Des exemples qui nous sont familiers sont un champ magnétique – sans sa structure – ou des particules sans masse comme des photons.

[22] Nolan écrit: « le mélange est dans un endroit spécifique, c'est vrai, mais bien qu'ils restent mélangés, les composants ne sont pas du tout dans un endroit (au moins au sens strict) » (2006: 174).

[23] Nolan cherche à montrer que les substances sont soigneusement mélangées ; je dois souligner que le mélange des opposés d'Anaxagore n'est pas un mélange complet des mélangeables.  

[24] Parsons (2007: 203) propose la définition suivante: « Informellement, les notions sont que je suis exactement situé dans l'espace que j'occupe entièrement, et je suis faiblement situé dans mon bureau si et seulement si je suis dans mon bureau dans le sens le plus faible possible : si et seulement si mon bureau n'est pas complètement libre de moi ».  

[25] « Toutes choses étaient ensemble, illimitées en multitude et en petitesse » (B1).

[26] On pourrait même penser qu'une division complète détruirait ce qui est divisé. Alexandre d'Aphrodise entretient cette pensée: […] si les constituants ne laissent aucun reste indivis dans le mélange, ils seraient divisés jusqu’au bout, et non en parties mais en divisions, s'il n'en reste aucune particule au-delà de la division. (De Mixtione 221.34-6). John Hawthorne et Brian Weatherson considèrent la même position: « On pourrait ... penser que la matière disparaît parfois à la suite d'une séquence de coupures. […] S'il nous est permis de supposer que le gunk peut disparaître, alors il sera parfaitement cohérent de dire que rien n'est laissé à la limite de la super-coupe. » (2004: 341). Mais nous avons vu qu'Anaxagore dit explicitement qu'une division complète (illimitée) des opposés ne les détruit pas; plutôt : « Il n'y a pas le plus petit mais de plus petit » (B3).  

[27] Sider écrit « un segment de ligne est divisible à l'infini, et pourtant il a des parties atomiques: les points. Un morceau de gunk n'a même pas de parties atomiques ‘à l'infini’ ». (1993: 286)

[28] Comme nous l'avons appris d'une expérience de pensée sur une séquence complète de coupes d'un objet gunky, dans Hawthorne et Weatherson (2004: 340).

[29] La co-localisation convergente des mélangeables n'implique pas que les mélangeables partagent des parties.

[30] Nous pouvons interpréter la prépondérance comme résultante en différences purement quantitatives, c'est-à-dire en accumulation, plutôt que en différences d'intensité d'un opposé. Mais ce qui fait la différence pour notre discussion ici, comme nous le verrons maintenant, c'est que les interprétations tant en termes de quantité que d’intensité nécessitent d’une densité plus élevée de l'opposé dans la région.  

[31] Je ne discuterai pas ici les vues d'Anaxagore sur la composition des organismes. Mais à propos de la composition des masses matérielles, je voudrais faire une note concernant leur extraction du mélange. Lorsque le lait sort de la chair, les opposés qui caractérisent le lait s'agrègent de deux manières: ils deviennent prédominants sur les autres opposés dans la chair, et ils deviennent perceptibles. Ils peuvent devenir prédominants avant de devenir perceptibles, mais le lait que nous percevons est prépondérant modulo perception. Le lait et toutes les autres masses matérielles d'Anaxagore sont des agrégations d'opposés. En termes contemporains, Anaxagore est un méréologue extensionnel en ce qui concerne la matière : un morceau de matière n'est rien de plus que ses parties propres (sauf phénoménalement, pour Anaxagore); il est identique à ses parties propres.

[32] Dans le PhédonPlaton rejette l'explication selon laquelle «l'homme plus grand est plus grand par une tête, qui est petite, et [explique] que c'est une chose monstrueuse que l'on soit grand par quelque chose qui est petit» (101b).

[33] Il y a eu une controverse quant à savoir si Anaxagore a répondu aux arguments de Zénon ou vice versa. Palmer (2009) soutient qu'Anaxagore a répondu à Zénon et je suivrai cette interprétation. De plus, Palmer (2009) et Raven (1948) soutiennent qu'il y des preuves qu'Anaxagore avait une compréhension plus sophistiquée de l'infini que Zénon (Palmer 2009: 245-6).

[34] Il y a une discussion dans la littérature, sur la question de savoir si on peut trouver une confirmation dans les témoignages textuels que Démocrite faisait la distinction entre les deux types d'infini. Voir Vita V. (1984), «Démocrite et indivisibles géométriques», Boll. Storia Sci. Tapis. 4 (2), 3-23.     

[35] Voir Riemenschneider, Oswald (2008) «Simple analytic proofs of some abstract versions of the Prime Number Theorem», téléchargé de http://www.math.uni-hamburg.de/home/riemenschneider/PNTfinal.pdf le 26 Octobre 2014.

[36] Supposons par hypothèse (en suivant Graham 2004) que l'ontologie d'Anaxagore soit construite à partir des opposés fondamentaux et de la masse matérielle fondamentale,  plutôt qu’à partir seulement des opposés. L'interprétation qualitative de la masse matérielle que j'ai développée dans cette entrée s'appliquerait alors à cette ontologie comme suit. Les différents types d'opposés et de types de matière existeraient dans le mélange primordial sous forme de gunk, divisé en parties d'une petitesse illimitée. Le vortex les déplace dans le mélange en générant des prépondérances telles que le lait, l'or, la chair, etc. Ces prépondérances sont phénoménalement perceptibles en tant que telles, c'est-à-dire en tant que lait ou or ou chair, etc. La prépondérance des opposés dans les mêmes régions de l'espace a pour résultat que de telles choses sont chaudes, ou froides, ou sèches, etc. Ma préférence pour l'interprétation selon laquelle seuls les opposés sont fondamentaux est l'économie de l'ontologie, ce que par exemple Graham reconnaît aussi. Il y a aussi une deuxième raison, qui concerne les propriétés non opposées. D'après mon interprétation, toutes les propriétés sont opposées, pour Anaxagore. Ainsi, la couleur, par exemple, consiste dans les opposés sombre et clair. Mais selon l'interprétation de Graham, ce qu'il appelle les propriétés non opposées, qui sont des caractéristiques de la substance primitive et qui deviennent des caractéristiques perceptibles de la substance phénoménale (par exemple la couleur de l'ambre) par prépondérance, ne sont pas des entités dans l'ontologie anaxagorienne. De telles propriétés ne sont pas réifiées, ni réduites aux opposés, ni phénoménales. Au contraire, ce sont des propriétés de la masse matérielle primitive de l'ontologie, qui peuvent devenir des propriétés de cette matière au niveau phénoménal:  

 

Les masses phénoménales… sont… des mélanges dans lesquels un élément donné réitère ses propres propriétés au niveau phénoménal; les propriétés de la masse phénoménale ne sont pas fonction de plusieurs éléments primitifs, mais de l'expression d'un seul élément. (Graham, 2004: 4)  

 

Outre le problème interprétatif de distinguer le type de propriété des opposés du type de propriété des non-opposés chez Anaxagore, cela génère un problème explicatif et un problème métaphysique. Le problème explicatif est que nous ne pouvons pas expliquer, par exemple, ce que c’est ce que nous attribuons à l'ambre et sur quelle base nous classons l'ambre sous le jaune. Métaphysiquement, nous ne pouvons pas expliquer ce que c'est pour l'ambre d'avoir la même couleur que les yeux des personnes souffrant de jaunisse. En d'autres termes, nous ne pouvons pas expliquer ce que cela signifie, pour l'ambre, d'avoir une propriété, si les propriétés ne sont pas réifiées dans l'ontologie. Mais même si elles sont réifiées et placées au niveau fondamental, à côté des éléments fondamentaux, un autre problème se pose quant à la façon dont certains éléments primitifs de l'ontologie (par exemple la masse ambrée) sont constitués d'autres éléments primitifs (couleur jaune), bien qu'ils soient tous du même niveau de fondamentalité dans l'ontologie. Graham ecrit: « Le terme générique « qualité » est lui-même potentiellement trompeur si nous importons le bagage aristotélicien qu'une qualité est inhérente à une substance; mais nous pouvons utiliser le terme dans un sens plus neutre où il désigne ce que nous appelons (dans un sens non technique) des qualités sans impliquer nécessairement une théorie ontologique particulière. » (2004: 2). Cela présente un certain coût qui, tout compte fait, m'incline vers la lecture en termes des seules opposés de l'ontologie d'Anaxagore.